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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LVI"     ANNÉE    —    TROISIÈME    PÉRIODE 


JOMB  IJUIY.   —  1*'  HAKS    1886. 


Paris.  —  Typ.  A.  Quantin,  7,  rue  Saint-Benoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LVI«   ANNÉE    —    TROISIÈME   PÉRIODE 


TOME    SOIIANTE-QUAIOEZIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE  LA   REVUE    DES    DEUX   MONDES 

RUE      DE     l'uMIVERSITB,     45 

1886 


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LES 


ORIGINES   DE   LA  BIBLE 


HISTOIRE     ET     LÉGENDE 

(PREVIÈRE   PARTIE.) 


La  Bible  hébraïque  forme  un  volume  d'environ  douze  œnts  pages, 
qui  a  mis  près  de  dix  siècles  à  se  faire.  Les  plus  anciens  mor- 
ceaux qui  s'y  trouvent  remontent  au  moins  à  mille  ans  avant  Jésus- 
Christ.  Les  parties  les  plus  modernes  sont  peu  antérieures  à  Jésus. 

L'analyse  et  le  classement  chronologique  des  pièces  contenues 
dans  ce  volume  inappréciable  sont  une  des  plus  belles  œuvres  de 
la  critique  contemporaine.  Beaucoup  de  points  sont  douteux  encore; 
les  lignes  générales  pourtant  sont  arrêtées.  Les  travaux  de  MM.  Kue- 
nen,  Reuss,  Graf,  Wellhausen  ne  sont  pas  de  ceux  qu'on  peut  appeler 
définitifs.  Ils  sont  de  ceux  qui  précèdent  de  très  près  les  travaux  défi- 
nitifs. Une  certaine  raideur  y  décèle  encore  le  théologien.  Il  y  manque 
le  goût,  l'habitude  des  appréciations  de  littérature  comparée,  une 
pénétration  complète  de  l'Orient  et  de  l'antiquité.  Le  défaut  de 
l'exégèse  allemande,  qui  est  de  travailler  trop  habituellement  dans 
un  espace  clos  et  couvert,  sans  contact  avec  ce  qui  se  fait  en  de- 
hors de  la  théologie  protestante,  est  sensible  même  chez  ces  maî- 
tres excellens.  Jamais  un  homme  de  grande  culture  n'admettra  que 
la  page  :  «  Au  commencement,  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre,..»  soit 
l'œuvre  d'un  lévite  écrivant  à  une  époque  d'esprit  étroit.  Jamais  un 
homme  de  tact,  en  garde  contre  le  défaut  écolier  de  souligner  ce 
qu'on  croit  avoir  trouvé  de  nouveau,  n'aurait  fait  tant  de  bruit  au- 
tour de  cette  thèse  à  moitié  vraie,  à  moitié  fausse  de  la  priorité  du 


6  REVUE  DES   DEUX   MOXDES. 

Deutéronome.  Mais  quelle  pénétration  !  quelle  sagacité  à  fouiller 
tout  buisson  qui  remue  !  Quelle  habileté  à  faire  lever  des  problèmes 
que  les  chasseurs  moins  perspicaces  n'avaient  pas  aperçus  !  Cer- 
taines conclusions  ont  été  tirées  hâtivement.  Les  questions,  du  moins, 
ont  été  posées  avec  une  rare  netteté;  on  ne  les  déplacera  plus.  Bon 
gré,  mal  gré,  il  faudra  venir  au  champ  clos  que  ces  savans  maîtres 
ont  tracé. 

La  Bible  hébraïque  se  divise  en  cinq  ou  six  recueils,  ayant,  dans 
le  volume  total,  leur  unité  séparée.  Il  y  a  d'abord  la  partie  histo- 
rique ou  légendaire,  en  laquelle  la  partie  législative  est  maintenant 
intercalée.  —  Il  y  a  ensuite  le  rouleau  prophétique,  contenant  les 
pièces  d'une  douzaine  d'orateurs  ou  d'écrivains  qui  vont  de  l'an 
800  à  peu  près  jusque  vers  l'an  500  avant  Jésus-Christ.  C'est  de 
beaucoup  la  plus  importante  partie  de  la  Bible.  Si  nous  n'avions  pas 
ces  écrits,  le  plus  souvent  datés  avec  précision,  le  doute  pourrait 
envahir  toute  l'histoire  israélite.  —  Le  recueil  des  hymnes  ou 
psaumes  serait  presque  aussi  instructif,  si  les  circonstances  aux- 
quelles ces  pièces  se  rapportent  étaient  connues  ;  malheureuse- 
ment, parmi  les  cent  cinquante  morceaux  qui  composent  le  livre, 
à  peine  en  est-il  une  dizaine  qu'on  puisse  dater  avec  certitude.  — 
Le  recueil  des  écrits  sapientiaux  est  d'un  rare  intérêt  ;  mais  les 
données  chronologiques,  si  avidement  recherchées  par  la  critique 
moderne,  y  manquent  le  plus  souvent. 

La  partie  historique  de  la  Bible  est  donc,  si  on  sait  la  combiner 
avec  la  partie  prophétique,  le  grand  sillon  qu'il  faut  suivre  pour 
pénétrer  en  cette  mystérieuse  antiquité.  L'historiographie  d'Israël 
s'élève,  dans  le  désert  des  autres  histoires,  tantôt  en  colonne  d'ombre, 
tantôt  en  colonne  de  lumière.  Les  secours  ordinaires  de  la  critique, 
la  numismatique,  l'épigraphie,  manquent  ici  tout  à  fait  (1).  L'égyp- 
tologie  et  l'assyriologie  éclairent  d'une  vive  lumière  quelques  parties 
des  documens  hébreux ,  mais  ajoutent  aux  textes  historiques  de  la 
Bible  peu  de  renseignemens  directs.  La  Grèce  ne  sut  rien  de  ce 
monde,  fermé  pour  elle  et  discret  à  l'excès.  L'historiographie  Israélite 
ne  peut  donc  être  contrôlée  que  par  elle-même  ;  mais  telle  est  la  bonne 
foi  avec  laquelle  se  firent  ces  compilations  antiques ,  qu'elles  nous 
fournissent  presque  toujours  les  moyens  de  rectifier  les  change- 
mens  de  j>oint  de  vue  amenés  par  le  temps.  Un  esprit  exercé, 
lisant  d'un  bout  à  l'autre  les  livres  de  la  Bible  dits  historiques, 
arrive  à  voir,  avec  une  très  grande  vraisemblance ,  les  remanie- 
mens  guooe».sifs  que  ces  livres  ont  subis  et  les  littératures  per- 
dues dont  les  fragmens  sont  cachés  dans  leurs  substructions. 

(1)  Oo  M  poM/'de  qn«  d«ui  grandes  inscription*  hébralqu<>s  antérieures  à  la  tad- 
tiviiA. 


LES    ORIGLNES    DE   LA    BIBLE. 


I. 


Nous  possédons,  soit  dans  la  Bible,  soit  à  côté  d'elle,  trois  his- 
toires du  peuple  hébreu  plus  ou  moins  originales.  Il  faut  placer  en 
première  ligne  le  grand  ensemble  d'écrits  narratifs  qui  s'étend, 
dans  la  Bible  hébraïque,  du  premier  mot,  Bereschit,  à  la  fm  du 
deuxième  livre  des  Rois  (1),  prend  les  choses  à  la  création  et  ren- 
ferme toute  l'histoire  du  peuple  Israélite ,  comme  ce  peuple  lui- 
même  la  comprenait,  jusqu'à  l'anéantissement  du  royaume  de  Juda 
par  la  puissance  chaldéenne  (584  ans  av.  J.-C).  Bien  que  composé 
de  parties  fort  diverses,  ce  grand  ensemble,  qui  constitue  près  de 
la  moitié  de  la  Bible,  a  été  coordonné  en  un  tout,  ayant  son 
unité.  Un  dernier  éditeur  (si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi)  en  a  dis- 
posé les  parties  de  manière  à  former  un  ouvrage  à  peu  près  suivi. 
Ce  dernier  éditeur  travailla  certainement  après  l'an  560  avant  Jésus- 
Christ,  puisqu'un  fait  qui  fut  la  conséquence  de  la  mort  de  Nabucho- 
donosor,  arrivée  cette  année,  est  rapporté  dans  l'ouvrage.  D'autres 
particularités  des  textes  législatifs  font  descendre  plus  bas  encore 
cette  coordination  définitive.  Il  est  probable  que  le  précieux  en- 
semble historique  dont  nous  parlons  ne  fut  constitué  dans  sa  forme 
actuelle  qu'après  l'établissement  définitif  du  culte  dans  le  second 
temple,  vers  l'an  515  avant  Jésus-Christ.  Ajoutons  qu'après  cela, 
il  put  y  survenir  encore  bien  des  interpolations,  bien  des  addi- 
tions ,  bien  des  retouches. 

Également  dans  la  Bible  hébraïque ,  à  la  fin  du  volume ,  se 
trouve  un  autre  ensemble  historique,  composé  des  deux  livres  des 
Chroniques  (2)  et  des  livres  d'Esdras  et  de  Néhémie,  qui  en  for- 
ment la  suite.  Les  deux  livres  des  Chroniques  sont  un  abrégé  sec, 
inexact,  rédigé  au  point  de  Mie  hiérosolymite  et  sacerdotal,  des 
vieilles  histoires.  Il  convient  d'en  faire  peu  d'usage;  on  ne  saurait 
le  dédaigner,  cependant  ;  car  le  lé^te  inintelligent  qui  a  compilé  à 
Jérusalem  ce  médiocre  ouvrage  avait  entre  les  mains  quelques 
écrits  que  nous  n'avons  plus ,  ou ,  ce  qui  revient  à  peu  près  au 
même,  il  possédait  des  livres  des  Rois  plus  complets  que  les  nô- 
tres. Les  deux  livres  d'Esdras  et  de  Néhémie,  d'ailleurs,  contien- 
nent  l'histoire  au-delà  de  la  captivité  et  nous  donnent,  sur  les  res- 
taurations juives  du  vi^  et  du  v  siècles,  des  renseignemens  de 
médiocre  valeur,  mais  dont  il  faut  bien  faire  usage  faute  de  mieux. 
On  est  à  peu  près  d'accord  pour  placer  la  rédaction  des  Chroniques, 
d'Esdras  et  de  Néhémie  vers  le  temps  d'Alexandre  ou  dans  les 
derniers  temps  de  l'empire  perse  (330  ou  340  avant  J.-C.) 

(1)  Quatrième  selon  la  Valgate. 

(2)  Ce  que  les  traducteurs  grecs  appelèrent  les  Paralipomènes. 


Environ  80  ans  après  Jésus -Christ,  un  juif  rallié  aux  Flavius 
essaya  d'écrire  en  grec  une  histoire  de  sa  race.  Pour  les  parties 
anciennes,  Josèphe  n'avait  d'autres  documens  que  ceux  que  nous 
possédons  ;  en  ce  qui  concerne  ces  parties,  son  livre  est  sans  au- 
torité. Pour  l'époque  asmonéenne,  pour  celle  des  Hérodes,  pour 
les  révolutions  du  i"  siècle,  au  contraire,  les  écrits  de  Josèphe 
ont  toute  la  valeur  d'un  document  original. 

La  chaîne  historique  commençant  par  Bereschit  a  donc  une 
importance  hors  ligne.  Seule  elle  nous  fait  connaître  la  période  anté- 
rieure à  la  prisede  Jérusalem  par  lesGhaldéens,  puisque  les  Chroni- 
ques et  Josèphe  n'en  sont  guère,  pour  cette  partie,  que  des  rema- 
niemens.  Vers  le  m''  siècle  avant  Jésus-Christ,  on  divisait  cette 
grande  composition,  pour  la  commodité  des  copistes,  en  onze  vo- 
lumes ou  rouleaux,  à  peu  près  d'égale  longueur,  division  que  les 
traducteurs  grecs  alexandrins  adoptèrent  et  qui  aboutit  à  faire 
considérer  comme  des  livres  distincts  :  Genèse,  Exode,  Lévitique, 
Koml)res,  Deutéronome,  Josué,  Juges,  i^'  et  ii'^  livres  de  Samuel, 
1"  et  II*  livres  des  Rois.  En  réalité,  ce  sont  là  onze  coupures 
dans  une  grande  série,  composée  d'ouvrages  juxtaposés,  les- 
quels sont  eux-mêmes  le  produit  de  compilations  antérieures. 
Ces  divisions  répondaient  si  peu  à  des  unités  réelles  que,  dès  une 
époque  très  ancienne,  on  commit  sur  le  groupement  de  ces  titres 
une  méprise  qui  a  eu  pour  la  critique  les  conséquences  les  plus 
graves. 

De  bonne  heure,  en  efiet,  on  prit  l'habitude  de  grouper  les  cinq 
premières  sections  :  Genèse,  Exode,  Lévitique,  Nombres,  Deutéro- 
nome, sous  le  titre  particulier  de  Pentateuque.  Ces  livres  avaient 
pour  la  religion  une  importance  particulière;  ils  contenaient  toutes 
les  parties  législatives  censées  révélées  par  Dieu  à  Moïse.  On  ne 
remarqua  pas  que  la  section  qui  suivait,  savoir  Josué,  se  rattachait 
intimement  aux  cinq  coupures  qui  précèdent;  que  la  composition 
par  l'alternance  de  deux  documens  principaux  qui  caractérise  les 
cinq  '  premières  sections,  se  continue  en  Josué  ;  que  la  plume 
de  l'auteur  particulier  du  Deutéronome  se  retrouve  notoirement 
dans  des  j)arties  de  Josué.  Josué,  en  d'autres  termes,  lait  une  suite 
immi-diatc  au  Deutéronome  ;  la  vraie  coupe,  très  réelle  et  très  pro- 
fonde celle-là,  est  à  la  fin  de  Josué.  Le  livre  des  Juges  et  les  livres 
de  Samuel  obéissent  à  des  règles  de  composition  toutes  différentes. 
La  zébrure  singulière  qui  caractérise  les  six  premières  sections 
ne  s'y  retrouve  plus.  Ce  n'est  donc  pas  Pentateuque,  c'est 
Hexateuque  qu'il  aurait  fallu  dire.  Le  vrai ,  c'est  qu'en  tête  de  la 
compOHition  historique  qui  allait  de  la  création  à  la  prise  de  Jéru- 
salem, figurait  un  ouvrage  complet,  qui  a  existé  par  lui-même,  et 
qui  contenait  l'histoire  primitive  de  la  nation  au  point  de  vue  de  son 


LES    ORIGINES    DE    LA    BIBLE.  9 

pacte  avec  lahvé  (1).  A  l'origine,  lahvécrée  le  monde,  qui  s'enfonce 
tout  d'abord  dans  les  voies  d'une  civilisation  profane  et  impie.  Le  dé- 
luo'e  ne  suffit  pas  à  le  ramener  ;  lahvé  se  constitue  alors  une  tribu 
d'élection,  avec  laquelle  il  fait  un  pacte  spécial.  Il  tire  le  chef  nomade 
Abraham  de  la  Chaldée,  l'attache  à  son  culte  et  promet  de  donner 
en  retour  à  sa  postérité  la  possession  exclusive  de  la  terre  de  Cha- 
naan.  Par  suite  de  diverses  aventures,  la  famille  élue  devient  esclave 
en  Egypte.  lahvé  la  sauve  par  un  envoyé  céleste,  Moïse,  qui  lui  sert 
d'intermédiaire  pour  donner  à  la  nation  un  code  complet,  embrassant 
à  la  fois  les  choses  de  l'ordre  profane  et  celles  de  l'ordre  religieux, 
lahvé  promet  que,  quand  le  peuple  obsenera  cette  loi,  il  sera  heu- 
reux; quand  il  la  violera,  tous  les  malheurs  fondront  sur  lui.  Josué 
réalise  cette  promesse  par  une  suite  de  ^ictoires  et  de  miracles.  La 
terre  de  Ghanaan  est  conquise  et  partagée  entre  les  tribus  fidèles. 
Une  sorte  de  domesday-book  théocratique  est  établi  sous  la  sanc- 
tion divine  ;  le  pacte  entre  Israël  et  lahvé  est  fondé  à  jamais. 

Tel  est  le  li^Te,  parfaitement  complet,  qui  forme  plus  de  la  moitié 
de  la  partie  historique  de  la  Bible.  La  conquête  de  la  Palestine  en 
est  la  conclusion  et  la  raison  finale.  C'est  mutiler  l'ouvrage  que  de 
l'arrêter  à  la  mort  de  Moïse.  Cette  erreur  capitale  a  eu  une  suite 
singulière.  Le  manque  total  de  critique  qui  caractérisait  l'aniiquité 
fit  réussir,  en  ce  qui  concerne  l'auteur  de  cette  Histoire  sainte, 
ridée  la  plus  arbitraire,  la  plus  gratuite,  la  plus  contraire  aux 
textes,  l'idée  que  Moïse  en  était  l'auteur.  Une  telle  idée  n'aurait  pu 
exister  si  on  eût  pris  le  li^TO  dans  son  ensemble  ;  car  il  eût  été  trop 
fort  de  faire  raconter  à  Moïse  l'histoire  de  la  conquête  de  Josué.  En 
s'arrêtant  à  la  fin  du  Deutéronome,  au  contraire,  on  n'avait  à  ré- 
pondre qu'à  une  objection  légère  selon  les  idées  du  temps  ;  on  admet- 
tait que  le  récit  de  la  mort  de  Moïse  avait  été  ajouté  après  coup,  et 
tout  était  dit. 

Comment  le  livre  qui  commence  par  ces  mots  :  «  Au  commence- 
ment. Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre,  »  et  qui  finit  à  la  mort  de  Josué 
a-t-il  été  composé?  Quels  sont  les  élémens  qui  entrent  dans  sa 
composition?  A  quelle  date  peut-on  faire  remonter  chacun  de  ces 
élémens,  et  comment  doit-on  concevoir  les  diverses  opérations  qui 
les  incorporèrent  successivement  au  livre  vivant  d'Israël?  Tel  est, 
avec  la  question  de  la  rédaction  des  Evangiles,  le  plus  important 
problème  qu'ait  eu  à  résoudre  la  critique  moderne.  Le  problème 
du   Pentateuque,  ou,    pour  parler  plus  exactement,  de  l'Hexa- 

(1)  Qooiciue  j'aie  potir  principe  de  garder  les  transcriptions  reçues,  même  quand 
elles  sont  défectueuses,  je  m'interdis  la  Torme  Jéhovah,  forme  fabriquée  avec  les  con- 
sonnes d'un  mot  et  les  voyelles  d'un  autre  mot.  C'esi  comme  si  on  prononçait  Paris 
avec  les  voyelles  de  Lutèce.  Purèse  serait  un  barbarisme  que  l'histoire  sérieuse  de- 
vrait s'interdire. 


10  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

teuque,  peut  être  cité  comme  un  modèle  de  la  façon  dont  il  est 
permis,  sans  satisfaire  entièrement  la  curiosité  humaine,  d'arriver, 
par  des  hypothèses  successives,  à  serrer  de  près  la  vérité. 

On  ^  maintes  fois  raconté  la  marche  suivie  par  la  science  pour 
préparer  les  approches  de  ce  siège  difficile.  Le  coup  de  génie,  on 
peut  le  dire,  fut  l'intuition  de  Jean  Astruc,  médecin  et  physiologiste 
de  l'école  de  Montpellier,  qui,  sans  être  un  hébraïsant,  remarqua, 
par  une  lecture  attentive  de  la  Bible,  la  dualité  de  composition  de 
la  Genèse,  ce  fait  singulier  que  souvent  le  même  épisode  est  ra- 
conté deux  fois,  que,  dans  certains  cas  même,  comme  cela  a  lieu 
pour  le  déluge,  les  deux  récits  sont  entremêlés.  Ce  fait  devient 
l'évidence,  on  peut  le  dire,  quand  on  se  sert  d'une  édition  où 
les  deux  textes  sont  imprimés  en  caractères  différons.  Les  ma- 
tériaux superposés  apparaissent  alors,  comme  les  assises  de  marbre 
bicolores  dans  une  église  toscane  ou  ombrienne  du  moyen  âge.  Je 
prie  les  personnes  qui  auraient  quelque  doute  à  cet  égard  de  lire, 
en  même  temps  que  les  savantes  discussions  de  M.  Reuss  (1),  la 
Genèse  de  M.  François  Lenormant  (2),  où  les  enchevêtremens  des 
deux  rédactions  sont  rendus  en  quelque  sorte  sensibles  aux  yeux. 

L'observation  d'Astruc,  utilisée  par  Eichhorn,  Ilgen,  Gramberg, 
arriva  entre  les  mains  de  De  Wette  à  une  remarquable  précision. 
De  Wetie  construisit,  en  quelque  sorte,  avec  le  Pentateuque  actuel 
(auquel  il  vit  très  bien  qu'il  fallait  rattacher  Josué),  deux  Pentateu- 
ques  ayant  chacun  leur  unité.  L'un  fut  appelé  jéhoviste,  l'autre  élo- 
histe,  dénominations  peu  justifiées,  mais  que  nous  conserverons 
pour  nous  conformer  à  l'usage.  Le  système  de  De  Wette,  un  peu 
trop  simple,  fut  corrigé  par  M.  Ewald,  aux  hypothèses  duquel  on  a 
pu,  au  contraire,  reprocher  trop  de  complication;  à  tort,  peut-être, 
car  la  manière  dont  les  choses  se  sont  passées  a  été  en  fait  bien  plus 
compliquée  que  nous  ne  le  supposons,  et,  si  nous  pouvions  assister 
au  travail  latent  de  la  croissance  de  ces  sortes  de  textes,  nous  trou- 
verions que  nos  hypothèses  les  plus  compliquées  sont  encore  bien 
plus  simples  que  n'a  été  la  réalité. 

Le  tortdes  critiques  qui,  jusqu'à  M.  Ewald  inclusivement,  s'occu- 
pèrent de  la  critique  de  l'Hexatenque,  fut  de  tenir  trop  peu 
coraple  de  la  partie  législative  qui  y  est  encastrée.  C'est  en  j)oriant 
de  06  côté  une  observation  attentive  ([ue  MM.  Reuss,  Graf,  Kayser, 
Wellhauscn  virent  s'ouvrirdes  horizons  nouveaux.  Nos  critiques  fran- 
çais du  xviii"  .siècle,  qui  souvent  n'eurent  d'autre  tort  que  de  juger 
avec  l'esprit  elle  bon  sens  les  questions  obscurcies  parle  jxjdantisrae 
tbéologique,  avaient  très  bien  remarqué  que  le  Deutéronome  nous 

(I)  PaH«,  Kuidoz  ot  FUchbâebar,  1870. 
01)  PirU,  Mainoonouve,  1883. 


LES    ORIGLS'ES    DE  LA   BIBLE.  il 

représente  à  peu  près  ce  volume  de  la  loi  de  lahvé,  trouvé  à  propos 
par  le  prêtre  Helcias  (1),  et  qui  fit  une  si  forte  impression  sur  le  roi 
Josias.  Yolney,  en  particulier,  insista  sur  cette  donnée  fondamentale, 
et  proclama  qu'une  portion  considérable  de  la  Thora  devait  être 
rapportée  aux  années  qui  précédèrent  la  captivité.  La  nouvelle  école 
allemande  tira  très  bien  les  conséquences  du  fait  reconnu  par  le  bon 
sens  français  et  à  tort  mis  dans  l'ombre  par  M.  Ewald.  Une  décou- 
verte plus  originale  fut  d'apercevoir  le  vrai  caractère  de  ce  qu'on  peut 
appeler  le  code  lévitique,  comprenant  ces  lois,  pour  la  plupartecclé- 
siastiques,  qui  occupent  la  fin  de  l'Exode,  le  Lévitique  tout  entier,  une 
grande  partie  des  Nombres  et  même  de  Josué.  Ces  lois,  sauf  quel- 
ques exceptions,  sont  postérieures  à  Josias,  postérieures  mêmes  à 
la  captivité.  Elles  se  rattachent  à  un  état  de  crise  du  sacerdoce  qui 
commença  aux  essais  de  Josias  pour  centraliser  le  culte  à  Jérusa- 
lem, et  qui  arriva  à  son  paroxysme  lors  de  la  restauration  du  culte 
après  la  captivité.  Elles  supposent  une  institution  qui  n'eut  sûre- 
ment aucune  réalité  historique,  ce  tabernacle  que  Moïse  est  censé 
avoir  construit  pour  préluder,  huit  cents  ans  d'avance,  aux  idées 
sur  l'unité  du  lieu  de  culte. 

Tout  cela  a  été  aperçu  et  déduit  avec  justesse.  L'erreur  de 
MM.  Graf,  Reuss,  Wellhausen  a  été  de  vouloùr  rattacher  le  code  lévi- 
tique à  ce  qu'on  appelle  le  récit  élohiste,  et  de  faire  des  deux  textes 
réunis  un  second  Pentateuque  qui  serait  venu,  après  la  captivité,  com- 
pléter l'ancien  texte  jéhoviste.  C'est  là  une  combinaison  des  plus  mal- 
heureuses. Le  récit  élohiste  et  le  code  lé\itique  n'ont  rien  à  faire 
ensemble.  La  prétention  de  rapporter  à  une  époque  presque  rabbi- 
nique  le  récit  de  la  création,  le  mythe  de  l'arc-en-ciel,  les  mythes 
ethnographiques  de  la  Genèse,  doit  être  abandonnée.  Il  y  a  aussi 
quelque  exagération  dans  cette  assertion  de  la  nouvelle  école  que  le 
Deutéronome,  loin  d'être  une  seconde  loi,  comme  l'ont  cru  les  tra- 
ducteurs alexandrins  de  la  Bible,  est  la  première  Thora.  De  l'aveu 
même  de  ces  savans  critiques,  il  y  avait,  avant  Josias,  des  élémens 
de  Thora,  dont  le  Deutéronome  n'est  que  le  développement.  Le  mot 
de  Deutéronome,  bien  qu'inexact,  n'est  pas  aussi  faux  qu'on  le  dit. 
Le  fait  de  placer  la  législation  en  question  dans  la  plaine  de  Moab, 
au  moment  où  le  peuple  va  passer  le  Jourdain,  suppose  que  l'on 
admettait  une  législation  antérieure  promulguée  au  Sinaï.  Le  Deu- 
téronome cite  des  règlemens  plus  anciens,  en  particulier  un  petit 
code  sur  les  lépreux  que  nous  avons  dans  le  Lévitique.  La  liste 
des  choses  impures  est  plus  primitive  dans  le  LéN^i tique  que  dans  le 
Deutéronome;  le  Lévitique  enfin  diffère  essentiellement  du  Deu- 
téronome en  ce  qu'il  manque  d'unité.  Ce  sont  des  Pandectes,  qui 

(1)  U  Rois,  ch.  XXII. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  mis  un  ou  deux  siècles  à  se  former  et  à  se  recueillir,  tandis  que 
le  Deutéronome  est  un  livre  composé  en  quelques  jours  et  d'une 
seule  inspiration. 

Nous  sommes  convaincus  qu'une  étude  ultérieure  amènera  les 
critiques  à  modifier  sur  ces  deux  points  et  sur  quelques  autres 
l'opinion  de  MM.  Graf,  Reuss,  Wellhausen.  Oui,  l'Histoire  sainte 
élohiste  est  postérieure  à  l'Histoire  sainte  jéhoviste;  mais  elle  ne 
l'est  pas  d'autant  que  le  croient  ces  maîtres  éminens.  Oui,  le  code 
lévitique  est  relativement  moderne  et,  pour  les  parties  essentielles, 
jx)stcrieur  à  la  captivité  ;  mais  il  n'a  aucun  lien  avec  l'Histoire  sainte 
élohiste,  qui,  moins  mythologique  que  l'Histoire  sainte  jéhoviste,  a 
néanmoins  le  caractère  de  la  plus  belle  antiquité.  Enfin,  une  lacune 
singulière  dépare  les  travaux  de  la  nouvelle  école,  plus  habile  aux 
découvertes  du  microscope  qu'aux  larges  vues  d'horizon.  On  dirait 
que  ces  doctes  critiques  n'ont  pas  d'yeux  pour  voir,  en  sa  grosseur 
capitale,  ce  fait  :  que  le  rédacteur  jéhoviste  cite  un  écrit  antérieur, 
dont  le  caractère  peut  être  clairement  saisi  ;  c'est  le  livre  du  laschar, 
ou  livre  des  Guerres  de  lahvé,  composé  d'anciens  cantiques.  Nous 
trouvons  la  trace  de  ce  livre  dans  les  parties  jéhovistes  du  livre  des 
Nombres  ;  nous  le  retrouvons  dans  Josué  ;  selon  nous,  il  fait  le  fond 
du  livre  des  Juges,  et  il  a  fourni  les  plus  beaux  élémens  des  livres 
dits  de  Samuel. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  en  effet,  c'est  qu'autant  l'Hexa- 
teuque  est  séparé  des  livres  qui  le  suivent  par  sa  composition  en 
matériaux  alternans,  autant  la  fin  des  Nombres  et  certaines  parties 
de  Josué  offrent  d'analogie  pour  les  sources  avec  les  Juges  et  les 
récits  héroïques  des  livres  dits  de  Samuel.  Le  livre  des  Juges  presque 
tout  entier  nous  offre  à  la  surface  le  terrain  que,  dans  les  plus  an- 
ciennes parties  du  Pentateuque,  nous  ne  trouvons  qu'en  filon  et  en 
sous-sol.  C'est  ce  qu'on  aurait  vu  plus  tôt,  si,  au  lieu  d'être  culti- 
vées par  des  théologiens ,  ces  études  eussent  été  entre  les  mains 
de  savans  habitués  au  grand  air  de  l'épopée  et  des  chants  populaires. 
On  eût  reconnu  alors  qu'avant  la  rédaction  du  récit  jéhoviste,  livre 
essentiellement  religieux,  il  y  eut  un  épos  national,  contenant  les 
chants  et  les  récits  héroïques  des  tribus.  Ce  livre  s'arrêtait,  selon 
toute  apparence,  à  l'avènement  de  David,  à  la  fin  de  sa  jeunesse 
aventureuse,  quand  les  brigands  de  Sicéleg  sont  tous  casés  et  que 
les  folles  aventures  des  âges  antérieurs  font  place  à  des  soucis 
beaucoup  plus  pacifiques  et  à  des  calculs  plus  positifs. 

Avec  David,  en  effet,  nous  entrons  dans  l'histoire  véritable,  l'his- 
toire documentée.  Les  règnes  de  David  et  de  Salomon,  les  règnes 
parallèles  des  rois  de  Juda  et  d'Israël  eurent  leurs  annales,  rédigées, 
selon  les  procédés  de  l'historiographie  orientale,  par  des  soferim  ou 
niazkirim^  gens  do  plume  attitrés.  De  maigres  extraits  nous  sont  par- 


LES   ORIGINES    DE   LA   BIBLE.  13 

venus  de  cette  grande  œuvre  originale  dans  les  livres  des  Rois  ;  ils  y 
sont  combinés  avec  un  élément  d'un  tout  autre  ordre,  dont  l'influence 
se  fait  sentir  aussi  dans  l'Hexateuque  :  nous  voulons  parler  de  ces  com- 
positions destinées  à  relever  le  caractère  des  prophètes,  à  présenter 
leur  rôle  par  le  côté  thaumaturgique  et  terrible,  et  à  les  mettre  en  tout 
au-dessus  de  la  royauté.  C'était  l'analogue  des  Kisas  el-Anbia,  dont 
se  délectent  encore  les  musulmans,  des  Vies  de  saints  de  bas  étage, 
chères  aux  populations  crédules.  Moïse,  ayant  été  un  prophète  et 
certes  le  premier  des  prophètes,  eut  sa  Vie,  comme  Samuel,  comme 
Gad,  comme  tant  d'autres,  et,  dans  la  dernière  compilation  de  l'Hexa- 
teuque, il  en  fut  tenu  compte  ;  c'est  ce  qui  explique  certaines  répé- 
titions, de  l'Exode  en  particulier,  pour  l'intelligence  desquelles  la 
combinaison  binaire  du  jéhoviste  et  de  l'élohiste  ne  suffît  pas. 

Cette  énumération  des  élémens  constitutifs  de  la  partie  narrative 
de  la  Bible  hébraïque  resterait  obscure,  si  l'on  s'en  tenait  au  mode 
d'exposition  analytique  que  nous  avons  suivi  jusqu'ici.  L'esprit  du 
lecteur  sera  satisfait,  nous  le  croyons,  si  nous  prenons  maintenant 
le  mode  d'exposition  inverse,  c'est-à-dire  si  nous  cherchons  à 
exposer,  siècle  par  siècle,  les  états  que  traversèrent  ces  traditions 
légendaires  et  ces  récits  historiques,  qui  font  encore  aujourd'hui 
notre  admiration  et  notre  charme. 


II. 

L'ne  question  préalable  doit  être  posée  :  A  quelle  époque  l'écri- 
ture commença-t-elle  à  être  d'un  usage  commun  en  Israël?  ^Soiis 
disons  :  d'un  usage  commun  ;  car  une  distinction  est  ici  nécessaire. 
Un  peuple  peut  avou*  durant  des  siècles  l'écriture,  sans  pour  cela 
en  faire  un  usage  littéraire.  En  est-il  un  exemple  plus  convaincant 
que  celui  des  Latins  et  des  populations  italiotes,  dont  l'alphabet  est 
plus  archaïque  que  celui  des  Grecs,  et  qui  pourtant  n'ont  com- 
mencé d'avoir  une  littérature  que  vers  200  ans  avant  Jésus-Christ? 
Cela  dépend  tout  à  fait  des  substances  sur  lesquelles  on  écrit,  de  la 
cherté  de  ces  substances,  des  facilités  qu'on  a  pour  se  les  procurer. 
En  admettant  l'hypothèse  vraisemblable  selon  laquelle  l'écriture  al- 
phabétique aurait  été  créée  en  Egypte  vers  le  temps  des  Hyksos,  les 
Israélites  purent  en  avoir  connaissance  dès  leur  venue  dans  les  ré- 
gions méditerranéennes,  et  néanmoins  ne  s'en  servir  d'abord  que  très 
rarement.  A  l'époque  patriarcale,  non-seulement  on  ne  sent  pas  trace 
d'écriture;  mais  on  voit  des  usages  qui  en  supposent  l'absence,  mo- 
numens  mégalithiques,  iad  (main),  gilgal,  tas  de  pierre,  monceaux  de 
témoignage.  L'époque  des  Juges  paraît  avoir  continué  sous  ce  rap- 
port l'âge  patriarcal.  L'histoire  résidait  dans  la  tradition  orale  et  les 
cantiques,  ou,  pour  mieux  dire,  d'histoire  réelle,  il  n'y  en  avait  pas. 


l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Une  règle  générale  de  critique,  en  effet,  c'est  qu'il  n\  a  pas 
d'histoire  proprement  dite  avant  l'écriture.  La  mémoire  historique 
du  peuple  est  toujours  très  courte.  Le  peuple  ne  se  souvient  que 
des  fables.  Le  mythe  est  l'histoire  des  temps  où  l'on  n'écrit  pas. 
Peu  féconds  en  créations  mythologiques,  les  Hébreux  y  suppléaient 
par  des  monumens  anépigraphes,  destinés  à  servir  d'avertisse- 
mens  à  l'avenir.  Les  noms  donnés  à  certains  lieux,  à  certains  arbres 
doués  d'une  longue  vie,  tels  que  les  térébinthes,  étaient  aussi  des  of  A 
(signes)  ou  moninienta  à  leur  manière.  Les  fêtes,  certaines  coutumes 
avaient  enfui  la  prétention  d'être  des  aides-rnémoire,  des  garde-sou- 
venirs. Mais  tout  cela  était  vacillant,  prêtait  à  toutes  les  confusions. 

Les  chants  populaires  constituaient  un  témoignage  bien  plus 
ferme.  L'usage  des  Hébreux  et  des  peuples  congénères  était,  à  pro- 
pos des  événemens  importans,  surtout  des  batailles,  d'en  frapper 
en  quelque  sorte  la  médaille  par  un  cantique  rythmé,  que  le  peuple 
chantait  en  chœur,  et  qui  restait  plus  ou  moins  dans  les  sou- 
venii's.  C'est  ainsi  que  chaque  tribu  arabe,  sans  nulle  écriture, 
gardait  le  Divan  entier  de  ses  poésies.  La  mémoire  arabe  antéis- 
lamique,  à  laquelle  on  eût  vainement  demandé  un  renseigne- 
met  historique  précis,  conserva,  jusqu'aux  missions  littéraires  des 
lettrés  de  Bagdad,  cent  cinquante  ans  après  Mahomet,  le  trésor  poé- 
tique énorme  du  Kitab  el-Agani,  des  Moallakat  et  des  autres  com- 
positions du  même  genre.  Les  tribus  touaregs  présentent  de  nos 
jours  des  phénomènes  analogues.  Israël  possédait  ainsi  une  très 
belle  littérature  non  écrite,  comme  la  Grèce  a  tenu,  pendant  trois 
ou  quatre  cents  ans,  tout  le  cycle  homérique  dans  sa  mémoire.  On 
peut  dire,  en  effet,  que  la  littérature  non  écrite  de  chaque  race  est 
ce  qu'elle  produit  de  plus  parfait  ;  les  compositions  réfléchies  n'éga- 
lent jamais  les  éclosions  littéraires  spontanées  et  anonymes.  Plus 
tard,  ces  chants,  recueillis  par  l'écriture,  formeront  le  joyau  de  la 
poésie  hébraïque.  Les  plus  célèbres  pages  de  la  Bible  sortiront  de 
ces  voix  d'enfans  et  de  femmes,  qui,  après  chaque  victoire,  rece- 
vaient le  vainqueur  avec  des  cris  de  joie,  au  son  du  tanibom'in. 

Bien  que  tout  ce  que  l'on  raconte  des  compositions  littéraires  de 
David  et  de  Salomon  appartienne  à  la  légende,  il  n'est  pas  douteux 
qu'on  ail  beaucoup  écrit  sous  le  règne  de  ces  princes.  Nous  n'avons 
aucun  monument  de  l'écriture  hébraïque  de  ce  temp^  ;  mais  l'in- 
scription moabite  de  Mésa,  qui  est  au  Musée  du  Louvre,  est  à  peine 
postérieure  de  cent  ans  à  Salomon.  Or  le  pays  de  Moab  n'était  en 
rien  supérieur,  à  cette  é|)oque,  à  Israël.  Le  sèphcr,  registre  ouvert 
qui,  dès  le  temps  de  Samuel,  est  censé  avoir  été  déposé  dans  l'arche 
ou  à  ctiUi  d'elle,  reste  dans  la  pénombre  (1).  On  n'en  saurait  par- 

'\)  Le  chafiitre  au  pr«mi«r  litrt  d«  SanuoI  où  il  en  «si  pu-M  ne  fut  rédige  qae 
H.  u  tiiiin  urd. 


LES   ORIGINES    DE   LA   BIBLE.  15 

1er  avec  quelque  assurance.  Mais  le  règne  de  David  laissa  des  souve- 
nirs miMtaires  d'un  étonnant  caractère  de  réalité,  dont  quelques 
lambeaux  sont  venus  jusqu'à  nous  (1).  Le  règne  de  Salomon 
laissa  des  pages  administratives  (2)  qu'il  est  plus  difficile  de  re- 
connaître dans  la  prose  effacée  des  histoires  postérieures.  On  réci- 
tait quelques  chants  dont  David  était  censé  l'auteur  (3),  mais  que 
sans  doute  il  n'écrivit  pas.  Salomon  fit  probablement  compiler 
des  maschal  et  des  schîr,  plutôt  qu'il  n'en  composa  lui-même.  Ce 
qui  paraît  sûr,  c'est  que,  vers  l'époque  de  la  mort  de  Salomon,  il 
y  avait  des  divans  de  poésies  lyriques  et  paraboliques,  des  recueils 
de  proverbes,  des  récits  militaires,  des  listes  ou  registres,  œuvres 
des  soferim  et  des  mazkirim  de  la  cour.  Il  y  avait  surtout  de  nom- 
breux toledot,  ou  généalogies,  bases  de  la  future  histoire  primitive 
de  la  nation. 

Cette  littérature  des  temps  de  Da^  id  et  de  Salomon  avait  un  ca- 
ractère presque  exclusivement  profane.  Le  piétisme  Israélite,  œuvre 
des  prophètes,  n'était  pas  encore  né.  Certes  lahvé  n'était  point 
absent  des  cantiques  de  cette  époque  reculée,  pas  plus  que  les 
dieux  ne  sont  absens  des  poèmes  homériques  ;  mais  le  but  n'était 
ni  l'édification  ni  la  propagande  ;  c'étaient  des  œuvres  laïques, 
comme  on  dirait  aujourd'hui,  dont  l'unique  but  était  de  confier  à 
l'écriture  un  trop  plein  dont  la  mémoùe  était  déjà  surchargée. 

Dans  les  âges  antiques,  la  littérature  la  plus  importante  n'était  pas 
toujours  celle  qu'on  écrivait  ;  c'était  celle  que  la  nation  tenait  dans 
ses  souvenirs.  N'existait-il  pas,  dès  le  temps  de  David  et  de  Salo- 
mon, un  commencement  d'Histoire  sainte,  un  commencement  de 
rédaction  des  souvenirs  héroïques  de  la  nation?  Le  canevas  de 
l'Hexateuque  n'était-il  pas  déjà  tracé  par  écrit?  Le  vieux  fonds 
d'idées,  probablement  babyloniennes,  que  le  peuple  portait  comme 
le  fond  le  plus  ancien  de  son  bagage  traditionnel,  n'était-il  pas  en 
partie  fixé  par  l'écriture?  Cela  est  possible,  cela  n'est  pourtant  pas 
probable.  Les  règnes  de  Da\id  et  de  Salomon  furent  des  époques 
de  progrès,  de  civilisation,  non  des  retours  vers  le  passé  patriarcal. 
Les  prophètes,  qui  vivaient  de  ces  souvenirs,  furent  réduits  à  un 
rôle  secondaire.  Ils  ne  retrouvèrent  leur  importance  qu'après  la 
mort  de  Salomon,  quand  les  Ephraïmites  et  les  tribus  du  Nord, 
chez  lesquels  esprit  de  tribu  \"ivait  encore  énergiquement,  tournè- 
rent le  dos  à  Jérusalem,  au  temple,  à  la  royauté  qui  s'organisait 
au  Sud  sur  la  base  de  l'hégémonie  de  la  tribu  de  Juda, 


(1)  Surtout  les  notes  sur  les  gibhorim.  II  Sam.  iïiii,  8  et  suiv. 

(2)  La  liste  des  préfets,  la  carte  de  géographie  da  chap.  x  de  la  Genèse,  etc. 

(3)  Par  exemple,  l'élégie  sur  la  mort  de  Jonatha»,  le  dire  sur  la  mort  d'Abner. 


16  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


III. 


Au  premier  coup  d'œil,  les  tribus  du  Nord,  en  se  séparant  du 
centre  brillant  de  Jérusalem,  portèrent  un  coup  mortel  à  leur 
propre  développement.  Mais  l'histoire  d'Israël  est  en  tout  si  particu- 
lière que  ce  qui  semble  ailleurs  une  décadence  est  ici  une  condi- 
tion de  progrès.  L'esprit  israélite,  contrarié  par  Salomon,  reprit  le 
dessus  arec  une  élasticité  extrême.  Les  prophètes,  qui  avaient  dé- 
clamé contre  les  travaux  de  Jérusalem  et  amené  la  sécession,  furent 
maîtres  du  royaume  nouveau.  On  se  mit  à  réchauffer  les  anciennes 
traditions,  à  les  rapprocher,  à  établir  entre  elles  un  ordre  déter- 
miné. La  mémoire  jusque-là  s'était  chargée  de  ce  soin  ;  on  com- 
mença à  éprouver  le  besoin  d'écrire  ces  récits  et  de  les  coordonner 
selon  un  plan  suivi.  L'usage  de  l'écriture  s'était  fort  répandu  sous 
David  et  sous  Salomon;  mais  on  ne  l'avait  pas  encore  appliquée  aux 
traditions  orales.  Ces  traditions  se  défendaient  par  leur  notoriété. 
On  n'écrit  pas  ce  que  tout  le  monde  sait  par  cœur.  La  rédaction 
de  pareilles  données  ne  se  fait  que  quand  la  mémoire  éprouve  déjà 
quelque  fatigue  et  commence  à  fléchir. 

Voilà  pourquoi,  d'ordinaire,  la  rédaction  d'un  ensemble  de  tradi- 
tions orales  n'est  pas,  à  l'époque  où  elle  a  lieu,  un  fait  aussi  capital 
que  nous  sommes  portés  à  nous  l'imaginer.  Le  livre  qui  n'est  que  la 
rédaction  d'un  vieux  fond  traditionnel  n'est  jamais,  au  moment  où  il 
est  écrit,  un  événement  de  sensible  importance.  Les  gens  au  cou- 
rant de  la  tradition  ne  s'en  ser\'ent  pas  et  affectent  même  un  certain 
dédain  pour  ces  sortes  d'aide-mémoire;  les  maîtres  s'en  soucient 
peu.  Il  en  fut  ainsi  pour  les  Évangiles,  pour  les  Talmuds,  devenus 
plus  tard  des  livres  d'une  si  haute  importance,  et  dont  l'apparition 
ne  fit  aucune  sensation,  parce  que  la  génération  où  ils  parurent  en 
savait  d'avance  le  contenu. 

Les  traditions  orales  d'Israël  étaient  de  plusieurs  sortes.  A  l'ar- 
riôre-plan  flottaient,  dans  un  lointain  indécis,  les  récits  d'origine 
babylonienne  ou  harranienne,  ces  mythes  sur  l'histoire  primitive 
et  le  déluge  que  les  Hébreux  avaient  emportés  avec  eux  de  leur 
ancien  séjour.  Les  souvenirs  d'Our-Casdim  et  du  roi  mythique 
Ab-Orham  {Putcr  Orrhtimus) ,  combinés  avec  ceux  d'un  ancêtre 
supposé,  Abram  (le  haut  père),  fournissaient  la  vio  fabuleuse  d'un 
patriarche,  qui  était  déjà  censé  parcourir  en  nomade  le  pays  de 
Chanaan.  La  biographie  anecdotique  de  deux  autres  patriarches, 
Isaac  et  Jacob,  et  des  fils  de  ce  dernier,  en  particulier  d'un  prétendu 
Joseph  (1),  qui  traversait,  en  Egypte,  les  plus  piquantes  aventures, 

(I    Ce  Mot  Ik  «l'aociens  nom*  de  Iribus.  La  forme  pleine  étail  Jacob-cl,  Joscph-cl. 
La  furme  Jacob-«l  a  été  tiftialûe  dans  les  leilei  hiéroglypliiqucs  de  l'ivgypto.  La  forme 


LES   OWGDTES    DE   LA  BIBLE.  17 

lormait  le  fond  de  la  période  suivante.  L'imagination  israélite,  tou- 
jours eni\Tée  des  parfums  de  la  vie  nomade,  groupa  autour  de  ces 
noms  tout  ce  qu'elle  avait  de  charme  et  de  poésie.  L'histoire  %Taie, 
quoique  étrangement  mêlée  de  fables  encore,  commençait  avec  le  sé- 
jour des  tribus  Israélites  sur  les  confins  de  l'Ég^-pte.  La  protection 
particulière  de  lahvé  sur  Israël  se  montrait  en  la  manière  dont  il 
tira  son  peuple  de  la  captivité  et  le  fit  subsister  dans  le  désert.  La  vie 
du  chef  légendaire  qui  guida  le  peuple  en  cette  épreuve,  Mosé, 
commençait  à  se  dessiner,  et  sûrement  le  miracle  y  tenait  déjà 
une  très  grande  part  ;  mais  l'idée,  à  ce  qu'il  semble,  n'était  encore 
venue  à  personne  que  ce  Mosé  eût  été  en  quoi  que  ce  soit  législa- 
teur et  qu'aucune  loi  divine  lui  eût  été  révélée. 

Les  souvenirs  d'Israël  prenaient  un  degré  particulier  de  précision 
et  de  réalité  à  partir  du  moment  où  le  peuple,  après  avoir  traversé 
le  désert,  s'approchait  du  pays  de  Chanaan.  Ici,  la  tradition  orale 
s'épaulait  de  documens  positifs,  savoir  de  chants  populaires  conser- 
vés dans  la  mémoire  des  tribus.  Les  plus  anciens  de  ces  chants  se 
rapportaient  à  la  source  de  Beër,  au  sud  de  Moab,  et  à  la  prise  d'Hé- 
sébon.  Le  souvenir  direct  de  la  circonstance  où  ces  chants  avaient 
été  composés  était  le  plus  souvent  perdu  ;  mais  le  contenu  des  chan- 
sons fournissait  des  élémens  pour  recomposer  un  préambule  histo- 
rique, quelquefois,  il  est  vrai,  très  fautif. 

De  cette  double  série  de  traditions  résultèrent  deux  écrits  qui  se 
laisaient  suite  ou  que,  peut-être,  l'on  considérait  comme  un  seul 
livre.  Les  idées  d'alors  sur  l'identité  des  ouvrages  n'étaient  nulle- 
ment celles  de  notre  temps.  L'un  de  ces  écrits  fut  une  sorte  d'his- 
toire patriarcale,  première  base  de  ce  que  nous  appelons  la  Ge- 
nèse, qui  a  été  absorbée  par  les  rédactions  postérieures.  Ce  livre 
n'absorba-t-il  pas  lui-même  des  élémens  écrits  antérieurs?  C'est  ce 
qu'on  ne  saurait  dire  et  ce  qu'il  serait  peu  intéressant  de  savoir, 
puisque  ces  documens  antérieurs  auraient  été  à  peu  près  contempo- 
rains de  la  rédaction  du  livre  lui-même  et  que  la  question  d'unité 
d'auteur,  en  de  telles  conditions,  n'a  pas  beaucoup  de  sens.  Le  li\Te 
dont  nous  parlons,  autant  qu'on  peut  l'entrevoir  à  travers  les  rema- 
niemens  des  siècles  suivans,  n'offrait  pas  essentiellement  le  carac- 
tère d'un  livre  sacré.  11  n'avait  pas  de  tendance  religieuse  précise, 
bien  que  la  préférence  de  lahvé  pour  Israël  y  éclatât  déjà.  L'ob- 
jet voulu  avant  tout  était  l'intérêt  et  le  charme  de  la  narration.  Les 
temps  primitifs  de  l'humanité  y  étaient  racontés,  bien  qu'on  puisse 
douter  qu'il  y  fût  question  de  la  création  et  du  déluge.  Ces  pre- 


Joseph-el  a  été  trouvée  récemment  dans  ces  mêmes  textes  par  un  jeune  savant  du 
plus  grand  mérite,  M.  William  N.  Groff.  {Revue  égyptohgique^  TV,  p.  95  et  suiv.) 
T(HfB  uxiv.  —  1886.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mières  pages  paraissent  avoir  offert  beaucoup  d'analogie  avec  les 
fables  phéniciennes  conservées  dans  les  lambeaux  de  Sanchonia- 
thon.  De  là  venaient  tant  de  passages  qui  restèrent  inintelligibles 
pour  les  rédacteurs  d'un  âge  plus  moderne,  et  qui  sont  comme 
des  trous  obscurs  dans  le  texte  actuel  de  la  Bible;  par  exemple, 
le  IV®  chapitre  de  la  Genèse,  si  analogue  aux  mythes  phéniciens  sur 
les  premiers  inventeurs;  ce  chant  de  Lamech  à  ses  femmes,  pro- 
blème des  plus  singuliers;  le  récit  (retouché)  sur  l'amour  des  fils 
de  Dieu  pour  des  filles  des  hommes  et  sur  les  géans  qui  sortent 
de  ce  commerce  ;  l'épisode  de  Tivi'esse  de  Noé  et  de  la  malédic- 
tion de  Cham  ou  Ghanaan,  et  la  cantilène  ethnographique  qui  s'y 
rattache;  le  chapitre  xiv  de  la  Genèse,  sorte  de  fenêtre  ouverte 
sur  la  plus  haute  antiquité;  le  chapitre  xv  du  même  livre,  premier 
récit  de  l'alliance  de  lahvé  et  d'Abram,  plein  d'énigmes,  et  où 
le  sacrifice  d'Abram  est  raconté  avec  une  étrange  sauvagerie. 

On  peut  rapporter  à  la  même  source  le  très  curieux  chapitre  xx  de 
la  Genèse,  contenant  l'aventure  d'Abraham  chez  Abimélek;  on  reconnaît 
la  trace  du  même  document  dans  ce  qui  concerne  Ismaël,  dans  le 
récit  du  sacrifice  d'Isaac,  puis  d'une  manière  presque  continue  dans 
l'histoire  d'Isaac,  et  dans  toute  cette  légende  de  Jacob,  empreinte 
d'un  cachet  si  frappant  de  mythologie,  de  sublimité  grossière, 
d'idéalisme  concret.  L'étonnante  beauté  de  cette  partie  de  la  Ge- 
nèse vient  tout  entière  du  vieux  narrateur  oublié  du  x®  siècle.  Le 
fleuron  du  livre  était  ce  charmant  roman  de  Joseph,  le  plus  ancien 
des  romans  et  le  seul  qui  n'ait  pas  vieilli.  Le  plan  général  et  les 
parties  essentielles  de  ce  délicieux  récit  existaient  déjh,  parfoite- 
ment  caractérisés,  dans  la  plus  ancienne  rédaction  des  dires  légen- 
daires du  Nord. 

En  quel  état  la  légende  de  Moïse  figurait-elle  en  ce  récit  primitif? 
C'est  ce  qu'il  est  d'autant  plus  difficile  de  conjecturer  que  nous  ne  sa- 
vons pas  au  juste  si  les  mentions  de  Moïse  se  trouvaient  dans  le  livre 
des  Légendes  patriarcales,  ou  dans  le  livre  des  Guerres  de  Kihvé  dont 
nous  j)arIcroiis  bientôt,  ou  dans  les  deux.  Le  singulier  passage  où 
lahvé  rencontre  Moïse  dans  une  des  gorges  du  Sinaï,  veut  le  tuer 
t^t  ne  lâche  prise  que  quand  Sippora  a  circoncis  son  fils,  apparte- 
nait sajis  doute  au  plus  ancien  texte.  La  théophanie  du  Sinaï  était 
peut-être  l'occasion  d'un  renouvellement  de  l'alliance  de  lahvé  et 
de  son  ()eu[)le.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qtie  le  caractère  céraunien  de 
lalivé  était  fortement  accustî.  La  foudre,  l'éclair,  le  nuage  sombre,  la 
le,  Bont  déjà,  en  ces  vieilles  i)ages,  raccompaguement  indis- 
'l)le  des  apparitions  de  lahvé. 

l.u  livre  était  essentiellement  un  livre  israélite,  dans  le  sens  que 
K;  vchisiiuî  des  dix  tribus  avait  consacré.  Le  but  qu'on  s'y  j)ropo- 
.•>ail  «Uiii  do  faire  valoir  Icslégeiulus  Israélites  du  .Nord,  d'expliquer 


LES   ORIGINES   DE  LA   BIBLE.  19 

d'une  façon  relevée  Torigine  des  lieux  saints  israélites.  Joseph,  le 
père  d'Éphraïm  et  de  Manassé,  est  partout  exalté  ;  Ruben  paraît  in- 
tentionnellement ménagé.  Béthel  est,  aux  yeux  de  l'auteur,  le  -vTai 
sanctuaire  d'Israël,  et  un  récit  est  destiné  à  établir  le  devoir  qu'ont 
tous  les  descendans  de  Jacob  d'y  payer  la  dîme.  Sichem  est  le 
centre  de  la  famille  d'Israël.  La  région  transjordanienne  de  Galaad 
et  les  déserts  du  côté  de  Gérare  et  de  Beërseba  avaient  leur  place 
dans  les  récits  du  conteur.  Le  pays  de  Juda,  au  contraire,  était,  ce 
semble,  à  peine  mentionné.  L'auteur  affectionnait  les  légendes  lo- 
cales ;  il  les  connaissait  à  fond,  et,  s'il  a  peu  de  chose  à  dh*e  sur  Juda, 
c'est  qu'évidemment  il  tournait  un  peu  volontairement  le  dos  à  ce 
pays.  Il  est  difficile  de  ne  pas  voir  une  intention  malveillante  dans 
la  légende  de  Tamar,  où  Juda  est  si  complètement  sacrifié,  et  où  la 
famille  de  ce  patriarche,  censée  issue  du  rapt  d'une  Ghananéenne, 
est  présentée  comme  souillée  par  tous  les  crimes.  En  religion,  les 
idées  de  l'auteur  étaient  très  larges.  Déjà  se  dessine  l'antipathie 
contre  les  terajjhim,  les  idoles  et  les  amulettes  des  païens.  Mais  on 
ne  remarque  aucune  tendance  vers  la  centralisation  du  culte.  Les 
autels  à  lahvé  s'élèvent  de  tous  côtés  sans  que  l'auteur  voie  là  autre 
diose  que  le  témoignage  d'une  légitime  piété. 

Le  Livre  des  légendes  israélites  a  été  le  commencement  de  la 
Bible,  surtout  de  la  Bible  telle  que  les  poètes  et  les  artistes  l'enten- 
dent. Les  écrits  plus  anciens  du  temps  de  David  et  de  Salomon  n'ont 
été  sauvés  que  grâce  à  ces  récits  uniques,  en  leur  genre,  où  l'em- 
preinte de  la  légende  populaire  est  en  quelque  sorte  à  fleur  de  coin 
et  auxquels  on  ne  peut  comparer  que  l'Homère  des  Grecs.  Si  nous 
possédions  l'œuvre  entière  du  conteur  de  Béthel  ou  de  Sichem, 
nous  verrions  sans  doute  que,  dans  son  écrit,  résida  tout  le  secret 
de  la  beauté  hébraïque,  qui  a  séduit  le  monde  à  l'égal  de  la  beauté 
grecque.  Cet  inconnu  a  créé  la  moitié  de  la  poétique  de  l'hu- 
manité. Ses  récits  sont  comme  un  souffle  du  printemps  du  monde. 
Leur  fraîcheur  exquise  n'est  égalée  que  par  leur  grandiose  crudité. 
L'homme,  quand  ces  pages  étranges  furent  écrites ,  vivait  encore 
dans  le  mythe.  Les  aperceptions  sur  le  monde  divin  étaient  à  l'état 
d'hallucination.  Les  multiples  élohim  remplissaient .  l'air,  à  l'état 
de  souilles  mystérieux,  de  bruits  inconnus,  de  terreurs  paniques. 
L'homme  avait  encore  avec  eux  des  luttes  nocturnes ,  d'où  il  sor- 
tait blessé.  Élohim  apparaît  triple,  et  les  fils  de  Dieu  ont  avec  les 
femmes  des  embrassemens  féconds.  La  morale  est  à  peine  née  ;  les 
volontés  dÉlohim  sont  capricieuses,  parfois  absurdes.  On  atteint  le 
ciel  avec  une  échelle  ou  plutôt  une  pyramide  à  échelons.  Des  mes- 
sagère vont  sans  cesse  de  la  terre  à  l'empyrée.  Les  théophanies  et 
les  angélophanies  sont  fréquentes.  Les  songes  sont  des  révélations 
célestes,  des  visions  de  Dieu. 


20  REYDE  DES   DECX   MONDES. 

Cet  écrit  primitif  donna  le  ton  à  ceux  qui  suivirent,  un  ton  qui 
n'est  ni  celui  de  l'histoire,  ni  celui  du  roman,  ni  celui  du  mythe,  ni 
celui  de  l'anecdote,  et  auquel  on  ne  peut  trouver  d'analogie  que  dans 
certains  récits  arabes  antéislamiques.  Le  tour  de  la  narration  hé- 
braïque, juste,  fin,  piquant,  naïf,  rappelant  l'improvisation  haletante 
d'un  enfant  qui  veut  dire  à  la  fois  tout  ce  qu'il  a  vu,  était  fixé  pour 
toujours.  On  en  retrouvera  la  magie  jusque  dans  les  agadas  de  dé- 
cadence. Les  évangiles  rendront  à  ce  genre  le  charme  conquérant 
qu'il  a  toujours  eu  sur  la  bonhomie  aryenne,  peu  habituée  à  tant  d'au- 
dace dans  l'affirmation  des  fables.  On  croira  la  Bible,  on  croira  l'Évan- 
gile, à  cause  d'une  apparence  de  candeur  enfantine,  et  d'après  cette 
fausse  idée  que  la  vérité  sort  de  la  bouche  des  enfans  :  ce  qui  sort, 
en  réalité,  de  la  bouche  de  l'enfant,  c'est  le  mensonge.  La  plus  grande 
erreur  de  la  justice  est  de  croire  au  témoignage  des  enfans.  Il  en  est 
de  même  des  témoins  qui  se  font  égorger.  Ces  témoins,  si  fort  prisés 
par  Pascal,  sont  justement  ceux  dont  il  faut  se  défier. 

IV. 

A  côté  de  l'idylle  ou,  si  l'on  veut,  du  roman  patriarcal,  il  y  avait 
la  tradition  héroïque,  celle-ci  bien  plus  près  de  l'histoire  et  qui 
n'était  en  quelque  sorte  que  la  continuation  de  la  légende  des 
Pères.  Caleb  et  Josué  étaient  à  la  tête  de  ce  cycle  nouveau,  qui 
se  rattachait  ainsi  directement  à  la  délivrance  censée  accomplie 
par  Moïse.  Ici,  les  élémens  traditionnels  abondaient.  Israël  pos- 
sédait un  riche  écrin  de  chants  populaires,  remontant  à  deux  ou 
trois  siècles,  et  se  rapportant  le  plus  souvent  à  un  fait  historique 
dont  le  souvenir  direct  s'était  perdu.  Parfois  le  chant  populaire 
contenait  des  indications  suffisantes  pour  reconstruire  le  récit  du 
fait;  parfois  ces  indications  manquaient  ou  prêtaient  au  malen- 
tendu ;  alors  c'était  l'imagination  des  âges  postérieurs  qui  y  sup- 
pléait. Le  Kitab  el-Agani  des  Arabes  est  le  typ3  de  ces  sortes  de 
compilations,  où  des  chants  longtemps  gardés  par  la  tradition  orale 
sont  enchâssés  dans  un  texte  en  prose,  qui  les  explique.  Le  prin- 
cipe, en  pareil  cas,  est  que  la  pièce  en  vers  est  antérieure  à  sou 
préambule  en  prose,  lequel  n'en  est  que  le  développement,  le  com- 
mentaire souvent  erroné. 

Les  plus  anciens  chants  nationaux  d'Israël  remontaient  à  l'ori- 
gine môme  de  la  vie  nationale,  à  ce  moment  où  les  Beni-Israël, 
émancipés  de  l'Egypte,  essayaient  de  sortir  du  désert,  et  contour- 
naient du  côté  de  l'Arnon,  le  i)ays  de  Moab.  Le  chant  de  Beër,  le 
chant  sur  ta  prise  d'Hésébon,  se  perdent,  comme  des  étoiles  du  matin, 
dans  les  rayons  d'un  soleil  levant  historique.  Les  petits  masrhul 
de  fialaam  s'y  rattachaient  de  très  près.  Le  chant  sur  la  bataille 


LES   ORIGINES   DE   LA   BIBLE.  21 

de  Gabaon  ne  nous  est  connu  que  par  un  vers,  qui  donna  lieu  à 
l'interprétation  la  plus  singulière.  Le  beau  cantique  de  Débora,  au 
contraire,  nous  a  été  ccwiservé  dans  son  intégrité.  Enfin  l'élégie  sur 
la  mort  de  Jonathas  et  le  début  de  l'élégie  sur  la  mort  d'Abner, 
sont  cités  avec  un  nom  d'auteur  ;  ils  sont  donnés  comme  de  Da\id. 
Sur  ces  sept  ou  huit  exemples,  trois  sont  rapportés  par  citation 
expresse  à  deux  livres,  l'un  intitulé  :  Sépher  miUiamot  lahvé,  «  le 
\\yve  des  guerres  de  lahvé,  »  l'autre  Sépher  hay-yuschar,  livre  du 
lusc/uir  ou  laschir,  titre  dont  le  sens  est  tout  à  fait  douteux.  Ces 
deux  li^Tes  étaient  composés  pour  la  plus  grande  partie  de  chants 
populaires.  C'étaient  ou  deux  livres  se  complétant  l'un  l'autre,  ou 
un  même  ouvrage  sous  deux  titres  différens.  Pour  la  commodité 
de  l'exposition  nous  adopterons  cette  seconde  hypothèse,  dont 
l'inexactitude,  si  inexactitude  il  y  a,  serait  de  peu  de  consé- 
quence. 

Les  citations  du  laschar  et  du  Sépher  milhamot  lahvé  se  trou- 
vant dans  des  parties  très  anciennes  de  THexateuque  (i),  qui  peu- 
vent avoir  été  écrites  vers  le  viii*  ou  le  ix^  siècle,  il  faut  en  conclure 
que  le  Sépher  milhamot  lahvé,  ou  Sépher  hay-yaschar,  fut  écrit  au 
x^  siècle  au  moins,  à  la  fin  même  de  la  période  dont  il  s'agissait 
de  recueillir  les  chants  et  les  souvenirs. 

C'est  le  propre,  en  effet,  des  grands  âges  héroïques  que  d'ordi- 
naire l'on  commence  à  se  passionner  pour  eux  quand  ils  sont  déjà 
bien  finis.  La  génération  héroïque  meurt  toujours  sans  écrire. 
Mais  elle  a  raconté  ses  prouesses  à  une  génération  souvent  très 
pacifique,  qui  attache  d'autant  plus  de  prix  à  ces  récits  épiques 
qu'elle  n'a  pour  la  vertu  guerrière  qu'une  admiration  toute  litté- 
raire. Les  rudes  soudards  de  David  devaient  avoir  de  longues  his- 
toires à  conter.  La  vie  d'aventures  de  David,  traversée  comme  par 
un  fil  d'argent  par  l'amitié  de  Jonathas ,  offrait  aux  conteurs  des 
épisodes  charmans.  Une  loule  de  chants  et  d'anecdotes  du  temps 
des  Juges,  de  Saûl  et  de  la  jeunesse  de  David  allaient  périr.  C'est 
alors,  selon  nous,  qu'un  ou  plusieurs  scribes  du  Nord,  de  Silo,  par 
exemple,  recueillirent  cette  riche  moisson  poétique,  qui  s'étendait 
sur  trois  ou  quatre  siècles,  depuis  les  premières  approches  de  l'Ar- 
non,  au  sortir  du  désert,  jusqu'à  l'avènement  de  David.  David  était 
le  dernier  de  ces  héros  aventureux  qui  avaient  déployé  un  courage 
tout  profane  au  nom  de  lahvé.  Depuis  qu'il  fut  devenu  roi,  il  cessa 
de  payer  de  sa  personne  et  de  s'exposer  dans  les  batailles.  Nous 
pensons  donc  que  la  bataille  de  Gelboé  et  l'élégie  sur  la  mort  de 
Jonathas  occupaient  les  dernières  pages  du  livre,  dont  les  membres 
épars  se  trouveraient  ainsi,   en  petite  partie  dans  les  livres  des 

(l)  Nombres,  xu,  14  et  suiv.  ;  Josué,  x,  13. 


22  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Nombres  et  de  Josué,  en  proportion  considérable  dans  le  livre  des 
Juges  et  dans  la  première  moitié  des  livres  dits  de  Samuel. 

Tout  porte  à  supposer  que  le  livre  des  anciennes  chansons  héroï- 
ques des  Hébreux  fut  écrit  dans  les  tribus  du  ÎNord  bien  plutôt  qu'à 
iérusalem.  Le  livre  avait  le  caractère  franc,  libre,  un  peu  barbare, 
sobre  et  ferme,  de  tout  ce  qui  vient  du  royaume  d'Israël.  Ce  qui 
est  presque  décisif,  c'est  que,  dans  la  partie  du  livre  relative  à 
l'époque  des  Juges,  il  n'était  presque  pas  question  de  Juda;  les 
aventures  héroïques  se  rapportaient  surtout  aux  tribus  du  Nord. 
Les  parties  messéantes  de  l'histoire  de  Da\id,  ce  qui  concerne  son 
singulier  entourage  dans  la  caverne  d'Adullam,  son  sé'jour  chez 
Akis,  ses  brigandages  avoués,  ses  campagnes  contre  Israël,  se  com- 
prennent aussi  beaucoup  mieux  chez  un  narrateur  du  Nord,  pour 
lequel  David  n'était  qu'un  aventurier  hardi,  que  chez  un  narrateur 
de  Jérusalem  ou  d'Hébron,  pour  lequel  David  était  le  fondateur  de 
l'hégémonie  de  Juda.  Peut-être,  à  vrai  dire,  la  rédaction  du  livre  des 
héros  fut-elle  double,  comme  cela  eut  lieu  plus  tard  }X)ur  l'Histoire 
sainte.  Il  y  eut  peut-être  la  rédaction  du  Nord  et  la  rédaction  du 
Sud  ;  on  pourrait  même  supposer  que  Sépher  milhamot  lahvé  fut  le 
titre  de  l'une  d'elles  ;  Sépher  hay-ya^cJmr,  le  titre  de  l'autre.  Mais, 
à  cette  limite,  toutes  les  suppositions  deviennent  arbitraires  ;  il  vaut 
mieux  ne  pas  trop  s'y  arrêter. 

On  comprend  qu'un  pareil  livre,  écrit  à  un  point  de  vue  simple- 
ment héroïque,  ait  dû  paraître  scandaleux  à  une  époque  d'ortho- 
doxie, oîi  le  cohen  et  le  nabi  conquirent  une  im})ortance  qu'ils 
n'avaient  pas  eue  dans  les  âges  reculés.  En  usant  comme  ils  de- 
vaient du  vieux  livre  épique,  les  historiographes  d'Israël  y  firent  s;ms 
doute  de  nombreuses  coupures  ou  retouches.  Mais  les  soucis  de 
l'apologétique  n'étaient  pas,  à  cette  époque,  fort  rigoureux.  Les  his- 
toriographes laissèrent  échapper,  surtout  dans  la  partie  des  Juges, 
une  foule  de  détails  qui  prouvaient  avec  la  dernière  évidence  que 
la  législation  supposée  de  Moïse  n'existait  pas  à  cette  époque.  De  la 
sorte,  l'histoire  hébraïque,  telle  qu'elle  nous  est  parvenue,  s'est 
trouvée  renfermer  sa  propre  réfutation.  D'une  part,  elle  nous  aflirme 
que  Moïse,  avant  l'entrée  d'Israël  en  Chanaan,  lui  donna  une  légis- 
lation complète  ;  de  l'autre,  elle  nous  raconte  une  foule  d'histoires 
pOBtérietires  à  l'entrée  d'Israël  en  Chanaan,  qui  supposent  notoi- 
rement (jue  cette  législation  n'existait  pas. 

Moïse  et  Josué  étaient-ils  nommés  dans  le  Sépher  tmlhamot 
lahrè  ou  dans  le  laachar?  Cela  est  certain  j>our  Josué.  Le  vers  du 
chant  sur  la  bataille  de  Gabaon  (Josué,  chap.  x),  extrait  du  /</- 
âchar,  semble  suftposer  que  Josué  était  nommé  dans  le  récit  en 
prose.  Les  aventures  de  Caleb,  qui  était  évidemment  un  des  héros 
du  Stp/ur  mUliainot,  ne  sont  guère  séparables  de  celles  de  Josué. 


LES   ORIGLXES   DE   LA    BIBLE.  23 

Quant  à  Moïse,  il  est  bien  remarquable  qu'il  ne  figure  pas  dans  le 
chant  de  Beër,  chant  qui  paraît  avoir  été  l'origine  des  récits  où 
Moïse  fait  sourdre  l'eau  avec  sa  baguette.  A  Beër,  nous  voyons 
seulement  figurer  les  sarim,  u  les  chefs  »,  et  les  nobles  du  peuple, 
creusant  le  sable  avec  leurs  bâtons.  Ce  qui  est  bien  plus  gi-ave, 
c'est  que,  dans  l'épisode  de  Balaam  qui  suit,  et  que  nous  suppo- 
sons extrait  en  grande  partie  du  Sépher  milhamot  lahvé.  Moïse 
n'est  pas  nommé,  bien  qu'il  soit  censé  encore  \ivânt  quand  Ba- 
iaam  entre  en  scène,  et  qu'il  eût  toute  raison  de  figurer  en  une  telle 
histoire.  Nous  n'oserions  cependant  pas  conclure  de  là  que  Moïse  ne 
figurait  pas  dans  le  Sépher  milhamot  ou  dans  le  laschar  comme 
chef  militaire  et  libérateur  du  peuple.  Le  récit  de  l'exploration  de 
Chanaan  ne  se  comprend  pas  bien  sans  un  chef  de  la  nation,  supé- 
rieur à  Josué  et  à  Caleb.  Mais,  sûrement,  Moïse  n'avait  pas  dans  le 
laschar  le  caractère  d'homme  de  Dieu  et  de  législateur  inspiré  qu'il 
revêtit  depuis.  Peut-être  les  noms  des  stations  du  désert  faisaient- 
elles  partie  de  cet  ancien  document?  Les  épisodes  étranges  ou  idyl- 
liques, de  Jahvé  voulant  tuer  Moïse,  du  hatan  damim  ou  époux  de 
sang,  de  Moïse  chez  Jélhro,  de  ses  rapports  avec  le  cohcn  madianite 
Raguël  et  sa  fille  Sippora,  sont  peut-être  aussi  de  la  même  prove- 
nance. Certains  détails  de  ces  ^^eux  récits  purent  sembler  obscurs 
à  ceux  qui  les  rédigèrent  et  devinrent  bientôt,  pour  la  tradition, 
des  énigmes  tout  à  fait  inexplicables. 

Bien  que  !e  Sépher  milhamot  lahvé  et  le  laschar  aient  dû  se 
perdre  de  très  bonne  heure,  on  peut  dire  cependant  que  les  deux 
livres  ont  été  conservés  dans  leurs  parties  essentielles.  Le  ton  gé- 
néral de  ces  compositions  nous  est  représenté  surtout  par  le  livre  des 
Juges,  et  là  est  la  cause  du  caractère  particulier  qui  fait  sailhr  si 
fortement  ce  livre  dans  l'ensemble  du  volume  biblique.  Ce  n'est  ni 
l'histoire  ad  iiarrandum,  ni  l'histoire  ad  probandum  ;  c'est  l'histoire 
ad  delectandum,  comme  le  Kitab  el-Agani,  le  Kitab  al-ikd,  le 
livre  des  Journées  des  Arabes,  et  les  autres  écrits  du  même  genre, 
si  nombreux  en  arabe.  C'est  l'histoire  anecdotique  d'un  âge  devenu 
légendaire.  C'est  la\ie  héroïque,  peinte  en  \"ue  d'un  siècle  qui  l'aime 
encore,  par  le  récit  d'une  série  d'aventures  possibles  seulement 
dans  une  vie  brillante  et  libre.  L'auteur  voulait,  avant  tout,  inté- 
resser un  peuple  agricole  et  guerrier.  Le  tour  de  toutes  ses  anec- 
dotes est  militaire  et  idyllique.  Il  aime  les  ruses  de  guerre,  les 
exploits  surprenans,  les  détails  de  la  vie  pastorale  ou  rustique. 
Jamais  un  trait  gauche  ou  de  faux  goût:  jamais  un  trait  piéliste 
ou  de  religion  réfléchie;  toujours  le  caractère  de  la  plus  belle  anti- 
quité. La  conscience  humaine  a,  dans  ces  récits,  la  même  limpidité 
que  dans  la  poésie  épique  des  Grecs.  L'homme  n'a  pas  encore  un 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moment  fait  retour  sur  lui-même,  ni  trouvé  qu'il  avait  droit  de  se 
plaindre  de  la  vie  ou  des  dieux. 

Israël  n'eut  jamais  d'attachement  réel  pour  la  royauté.  La  vie  en 
famille  sans  gouvernement  fut  toujours  son  idéal.  L'autorité  se  pré- 
sente d'ordinaire  en  Orient  comme  une  gêne.  On  se  complut  ainsi 
dans  les  souvenirs  d'un  état  social  parfois  féroce  et  dur,  mais  tou- 
jours noble,  où  l'on  croyait  avoir  été  heureux,  et  où,  en  tout  cas, 
on  avait  été  jeune  et  libre.  On  se  représentait  ce  temps  comme  une 
époque  de  gaieté,  de  bonheur  intermittent,  de  mœurs  pures,  où 
l'individu,  maître  sur  sa  terre,  à  l'abri  des  abus  de  la  monarchie, 
vivait  dans  l'état  le  plus  voisin  de  l'état  parfait,  qui,  pour  l'Israélite, 
était  l'état  nomade  primitif.  Un  cycle  de  délicieuses  pastorales  se 
broda  sur  ce  fond  aimable  et  serein.  Le  livre  des  Guerres  de  lahvé 
absorba  presque  toutes  ces  anecdotes  ;  le  livre  des  Juges  hérita  de 
cette  flore  poétique,  que  le  souffle  piétiste  des  âges  postérieurs  ne 
ternit  pas.  Les  épisodes  développés  de  Gédéon,  de  Jephté,  de  Sam- 
son,  l'histoire  de  Mika,  le  lévite  d'Ephraïm,  sont  d'admirables  ta- 
bleaux, simples  et  grands,  venus  sans  retouches  de  la  haute  anti- 
quité jusqu'à  nous,  absolument  parallèles  aux  plus  beaux  récits 
homériques.  Une  foule  d'épisodes  du  même  genre  qui  remplissaient 
le  laschar  sont  perdus.  D'autres  furent  fabriqués  postérieurement 
et  rattachés  à  Bethléhem  et  à  la  famille  de  David. 

Une  charmante  veine  romanesque  fut  ainsi  créée.  L'histoire  roma- 
nesque a  besoin  d'une  atmosphère  lumineuse  qui  noie  ses  contours 
dans  une  sorte  de  mirage.  De  même  que,  chez  les  Arabes,  toute 
anecdote  placée  sous  Haroun  al-Raschid,  et  qu'au  moyen  âge,  toute 
historiette  arrivée  «  du  temps  du  roi  Jean,  »  recevait  de  là  un  carac- 
tère particulier  de  liberté  et  de  franche  allure  ;  de  même  il  suffisait 
d'écrire  en  tête  d'un  récit  :  «  Or  il  arriva,  du  temps  que  les  Juges 
jugeaient  en  Israël. . .  »  ou  bien  :  «  C'était  une  vieille  coutume  en  Israël 
du  temps  des  juges...  »  pour  que  l'esprit  fût  tout  d'abord  préparé 
aux  idylles  et  aux  récits  dégagés  de  piétisme.  Toutes  les  licences 
étaient  couvertes,  si  l'on  terminait  les  passages  un  peu  choquans  au 
point  de  vue  de  la  piété  moderne  par  celte  formule  :  a  Et  en  ce 
temps-là,  il  n'y  avait  pas  de  roi  en  Israël  ;  chacun  faisait  ce  qui  lui 
plaisait.  »  Le  livre  de  Ruth  nous  est  resté  comme  la  perle  de  cet 
étal  littéraire  où  il  sulïit  de  présenter  la  réalité  telle  qu'elle  est  pour 
que  tout  soit  inondé  de  chauds  et  doux  rayons.  Pas  une  ombre  d'ar- 
rière-pensée littéraire,  un  grain  de  la  plus  innocente  fiction  suffi- 
siiijt  à  l'idéal.  Ruth  et  Booz  sont  frappés  pour  l'éternité,  à  côté  de 
Nausicaa  et  d'Alcinous.  IMus  l'humanité  s'éloignera  de  la  vie  primi- 
tive, plus  elle  se  plaira  en  ces  contrastes  charmans  de  pudeur  et  do 
naïveté,  dans  ces  mœurs  à  la  fois  simples  et  fines,  où  l'homme, 


LES   ORIGINES   DE   LA   BIBLE.  25 

sans  obéira  aucune  autorité  supérieure,  ni  loi,  ni  cité,  ni  roi,  ni 
empereur,  ni  religion,  ni  prêtre,  a  vécu  plus  noble,  plus  grand  et 
plus  fort  que  quand  mille  conventions  l'ont  enserré  et  que  des 
siècles  de  disciplines  successives  l'ont  pétri. 

11  est  bien  probable  que,  dans  le  livre  hébreu  primitif,  les  canti- 
ques étaient  plus  nombreux  dans  le  texte  actuel  de  la  Biole.  Les 
histoires  de  Gédéon,  de  Sarason,  surtout  celle  de  Jephté,  devaient 
avoir  des  parties  en  vers  que  le  récit  actuel  a  fait  disparaître.  Ce  qui 
n'a  pas  changé,  c'est  le  tour  de  l'anecdote,  cette  façon  d'aiguiser  un 
récit,  de  le  rendre  vif,  parlant,  saisissant.  C'est  ici  le  don  spécial 
du  narrateur  biblique.  L'hébreu  n'a  pas  de  rythme  narratif.  Le  pa- 
rallélisme, seul  mécanisme  poétique  de  l'hébreu,  ne  convient  qu'au 
genre  lyrique  et  parabolique.  De  là  cette  particularité  que  les  com- 
positions analogues  à  l'épopée  chez  les  Sémites,  tels  que  YAgûni, 
sont  écrites  non  en  un  mètre  continu,  mais  en  une  prose  mêlée  de 
vers.  Le  récit  en  prose  tire  tout  son  ornement  du  tour  heureux  de 
la  phrase  et  surtout  des  détails,  toujours  arrangés  de  manière  à 
mettre  en  vedette  l'idée  principale. 

Ce  talent  de  l'anecdote  est  aussi  ce  qui  a  fait  le  succès  des  con- 
teurs arabes.  C'est  par  laque  le  récit  sémitique  a  lutté  sans  désavan- 
tage contre  l'entraînement  charmant  de  Vcpos  grec.  Au  moyen  de  sa 
métrique  savante,  Vépos  grec  atteint  à  une  majesté  que  rien  n'égale. 
Mais  la  narration  sémitique  a  bien  plus  de  piquant.  Elle  a  l'avantage 
de  n'avoir  pas  de  texte  arrêté.  La  donnée  fondamentale  seule  était 
fixée  ;  la  forme  était  abandonnée  au  talent  de  l'improvisateur.  Vépos 
aryen  n'a  jamais  eu  cette  liberté.  Son  vers  fut  toujours  d'une  facture 
trop  savante  pour  pouvoir  être  abandonné  au  caprice  du  rapsode.  Le 
conteur  sémitique,  au  contraire,  Yantari,  par  exemple,  comme  le 
cantistori  de  Naples  et  de  Sicile,  brode  sur  un  cadre  donné.  Cela  est 
sensible  surtout  dans  l'histoire  si  épique  de  Samson,  histoire  qui  nous 
est  parvenue  en  une  dizaine  de  pages,  tandis  que  évidemment  cha- 
cun des  épisodes  frappans  ou  burlesques  qui  la  composent,  déve- 
loppés par  les  conteurs,  remplissait  des  soirées  et  des  nuits.  En  fait 
de  récits  hébreux,  nous  n'avons  guère  que  des  canevas.  La  matière 
sur  laquelle  on  écrivait  (bandes  de  cuir,  planchettes,  papyrus)  n'ad- 
mettait pas  les  longs  et  souvent  charmans  bavardages  qu'une  litté- 
rature se  permet  quand  la  matière  à  écrire  est  devenue  commune 
et  à  bon  marché. 

L'homme  rêve  toute  sa  vie  des  têtes  de  jeunes  filles  qu'il  a  vues 
de  quinze  à  dix-huit  ans.  Une  race  vit  éternellement  de  ses  souve- 
nirs d'enfance,  ou  de  ceux  que  des  siècles  d'adoption  lui  ont  en 
quelque  sorte  inoculés.  Bien  que  séparées  par  un  abîme  au  point  de 
vue  de  l'ethnographie  et  de  la  géographie,  les  tribus  hellènes  et  les 
tribus  israèlites,  à  l'époque  des  Juges,  portaient  au  front  les  mêmes 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

caractères  d'enfance  poétique.  L'Hellène  croit  à  des  forces  divines 
plus  nombreuses,  plus  radicalement  distinctes  que  l'Israélite;  le 
dieu  grec  est  plus  identifié  avec  son  liiéreus  que  le  dieu  israélite 
avec  son  cohen;  l'idée  du  dieu  protecteur  est  encore  plus  forte  chez 
l'Hellène  que  chez  l'Israélite;  le  dieu  de  l'Israélite  est  plus  suscep- 
tible de  devenir  le  dieu  universel  que  tel  ou  tel  des  dieux  grecs, 
même  Zeus  ;  on  sent  que  Zeus  ne  réussira  pas  à  tuer  ses  parèdres, 
tandis  qu'on  arrivera  sans  trop  de  peine  à  se  figurer  que  lahvé  n'a 
pas  de  parèdre.  Mais  la  théologie  générale,  de  part  et  d'autre,  est 
peu  différente  :  l'intervention  divine  dans  les  choses  humaines  et 
naturelles  est  conçue  comme  une  sorte  de  jet  continu.  L'idée  du 
sacrifice  est  à  peu  près  la  même.  Les  idées  sur  les  oracles  sont  iden- 
tiques. Le  serment,  surtout  le  serment  d'extermination,  le  hrrem, 
sont  plus  terribles  chez  les  Israélites  et  renferaient  un  germe  de  fana- 
tisme. Les  sacrifices  humains  sont,  de  part  et  d'autre,  à  l'état  de 
reste  sporadique  d'un  mal  antérieur.  Le  culte  diffère  peu;  pas  de 
temples;  presque  pas  d'ustensiles  de  culte;  le  sacrifice  ne  se  sépare 
pas  du  festin  religieux,  et  réciproquement  tout  festin  est  un  sacri- 
fice ;  la  part  des  dieux  ne  manque  jamais  d'y  être  faite. 

La  morale  surtout  se  ressemble.  L'état  général  du  monde  est  le 
brigaïKlage,  la  guerre  de  tous  contre  tous.  Les  instincts  de  douceur 
et  d'humanité  qui  sont  au  fond  des  grandes  races  inspirent  cependant 
quelques  règles  dont  les  dieux  ont  souci.  Les  dieux  veulent  le  bien 
très  faiblement;  cependant  ils  le  veulent,  et  il  y  a  des  crimes  qu'ils 
punissent.  Ces  punitions  ont  lieu  ici-bas  ;  les  âmes  des  morts  sont 
sous  terre,  dans  des  lieux  sombres,  menant  une  vie  morne  et 
triste,  fort  ressemblante  au  néant.  On  réussit  quelquefois  à  les  évo- 
quer de  là.  Y  a-t-il  une  différence  dans  leur  sort,  selon  qu'ils' ont 
été  plus  ou  moins  criminels,  plus  ou  moins  innocens?  La  tendance 
vers  l'idée  de  récompense  et  de  châtiment  d'outre-tombe  est  bien 
plus  prononcée  chez  les  Hellènes  que  chez  les  Israélites.  On  sent 
que,  quand  l'idée  de  la  justice  s'éveillera,  l'Israélite  voudra  que  cette 
juîitice  s'exerce  ici -bas,  et  que  l'Hellène  se  consolera  bien  plus  faci- 
lement des  iniquités  du  monde  avec  les  rêves  du  P/iédou. 

Israël  a  donc  eu  son  recueil  épique  comme  la  Grèce,  dans  ce 
livre  primitif  des  chants  et  des  gestes  héroïques,  dont  certaines  par- 
ties, conservées  dans  les  livres  postérieurs,  ont  fait  la  fortune  lit- 
téraire de  la  liible.  Répondant  à  un  môme  idéal,  la  Bible  et  Homère 
ne  HO  sont  pas  sup[)laiiiés.  Ils  restent  les  deux  pôles  du  monde 
poétique  ;  les  arts  plastiques  continueront  indéfiniment  d'y  prendre 
leurs  sujets;  car  le  déUiil  matériel,  sans  lequel  il  n'y  a  point  d'art, 
y  est  toujours  noble.  Les  héros  do  ces  belles  histoires  sont  des 
udolesceus,  saius  et  forts,  peu  superstitieux,  passionnés,  simples 
cl  grands.  Avec  les  récils  exquis  de  l'âge  patriarcal,  ces  anecdotes 


LES   ORIGINES    DE   LA   BIBLE.  !i/ 

héroïques  du  temps  des  Juges,  ont  fait  le  charme  de  la  Bible.  Les 
narrateurs  des  époques  postérieures,  les  romanciers  hébreux,  les 
agadistes,  même  les  narrateurs  chrétiens,  les  évangélistes  par 
exemple,  prendront  tous  leurs  couleurs  sur  cette  palette  magique. 
Les  deux  grandes  sources  de  la  beauté  inconsciente  et  imperson- 
nelle ont  été  ainsi  ouvertes  à  peu  près  en  même  temps  chez  les 
Aryens  et  chez  les  Sémites,  vers  900  ans  avant  Jésus  -  Christ. 
Depuis,  on  en  a  vécu.  L'histoire  littéraire  du  monde  est  l'histoire 
d'un  double  courant  qui  descend  des  homérides  à  Virgile,  des  con- 
teurs bibliques  à  Jésus  ou,  si  Ton  veut,  aux  évangélistes.  Ces  vieux 
contes  des  tribus  patriarcales  sont  restés,  à  côté  de  l'épopée 
grecque,  le  grand  enchantement  des  âges  suivans,  formés  pour  l'es- 
thétique d'un  limon  moins  pur. 

Arrêtons-nous  pour  aujourd'hui  à  cette  première  étape  littéraire  d'Is- 
raël. Nous  venons  de  voir  les  souvenirs  légendaires  de  l'âge  patriarcal 
et  les  souvenirs  héroïques  de  la  conquête  deChanaan,  du  temps  des 
Juges  et  de  la  royauté  naissante,  se  fixer,  vers  900  ans  avant  Jésus- 
Christ,  en  deux  écrits  dont  nous  possédons  encore  des  parties  éten- 
dues. Ces  deux  écrits  paraissent  avoir  été  rédigés  dans  les  tribus  du 
Nord,  probablement  en  quelqu'une  des  ailles  antiques  d'Éphraïm. 
L'un  (1)  racontait  l'histoire  mythologique  de  l'humanité  primitive, 
puis  celle  d'Abraham,  d'Isaac,  de  Jacob,  de  Joseph;  nous  le  voyons 
percer  en  quelque  sorte  sous  le  texte  actuel,  souvent  alangui,  de  la  Ge- 
nèse. L'autre  était  le  lasrhar  ou  le  livre  des  Guerres  de  lahvé,  l'épopée 
de  la  nation,  expressément  citée  dans  l'Hexateuque  et  dans  les  livres 
dits  de  Samuel.  Ces  œuvres  exquises  et  parfaites,  à  la  manière  des 
poèmes  homériques  de  la  Grèce,  n'étaient  point  encore  des  li^Tes 
sacrés.  Quoiqu'ils  fussent  l'émmente  expression  du  génie  d'Israël, 
ce  n'étaient  pas  des  livres  tellement  propres  à  ce  peuple  que  les 
nations  congénères,  tels  que  Moab,  Édom,  Ammon,n'en  eussent  de 
semblables.  Il  y  a  peut-être  eu  un  Sépher  miUwmol  Milkom,  un 
Sépher  miUiamot  Kumosch,  Ammon  et  Moab  ayant  eu  leurs  souve- 
nirs héroïques  comme  Israël,  et  ayant  eu,  comme  Israël,  l'habitude 
de  rattacher  ces  souvenirs  à  leur  dieu  national.  Comment  ces  récits 
idylliques  et  guerriers  d'une  petite  nation  syrienne  sont-ils  devenus 
le  livre  sacré  de  tous  les  peuples?  C'est  ce  qu'il  s'agit  maintenant 
d'expliquer.  Nous  touchons  ici  au  nœud  même  de  l'histoire  d'Israël, 
à  ce  qui  constitue  son  rôle  à  part,  à  ce  qui  le  range  parmi  les  unica 
de  l'histoire  de  l'humanité. 

Ersest  Renan. 

(1)  Cest  le  docament  que  les  critiqacs  allemands  désignent  par  la  lettre  B. 


LES 


DAMES  DE   CROIX-MORT 


DERNIÈRE     PARTIE     (1). 


X. 

Les  deux  mois  qui  s'écoulèrent  après  cette  première  arrivée, 
suivie  de  beaucoup  d'autres,  car  les  invités  se  succédaient  par  sé- 
ries, firent  toujours  à  Edmée  l'eflet  d'un  rêve.  Elle  put  se  figurer 
qu'elle  avait  dormi  et  que,  pendant  son  sommeil,  tout  ce  défilé 
de  figures  nouvelles  s'était  déroulé  dans  un  décor  dressé  pour  la 
circonstance,  car  elle  ne  reconnaissait  plus  le  château  où  elle  avait 
été  élevée,  tant  son  aspect  était  changé. 

Pendant  soixante  jours,  c'avait  été  un  mouvement,  un  bruit, 
une  fièvre  qui  n'avaient  plus  cessé  et  qui  gagnaient  les  choses 
elles-mêmes.  Car,  comme  par  enchantement,  d'un  jour  à  l'autre, 
les  meubles  se  déplaçaient  selon  la  fantaisie  des  habitans  momen- 
tanés de  Croix-Mort.  Et  le  piano  fut  successivemenl  traîné  dans  les 
quatre  coins  du  grand  salon.  Du  matin  au  soir,  on  remuait,  on  par- 
iait, on  chantait,  on  courait,  on  galopait,  chassant,  se  promenant, 

(1)  Voyez  U  nevuf  du  15  Janvier  et  du  !•»  février. 


LES   DAMES    DE    CROIX-MORT.  29 

dansant,  jusqu'à  deux  heures  du  matin  quelquefois,  après  avoir  battu 
la  plaine  et  les  bois,  faisant  tout  excepté  se  reposer.  11  fallait  que 
ces  gens-là  fussent  de  fer  pour  supporter  une  pareille  existence,  et 
Edmée  comprenait  que  sa  mère,  en  un  an,  y  eût  perdu  sa  beauté, 
sa  fraîcheur,  sa  santé  et  parût  devoir  en  être  fatiguée  jusqu'à  la 
fin  de  sa  \de.  Du  reste,  Régine  ne  se  mêlait  plus  activement  aux 
ébats  de  la  bande  joyeuse  ;  elle  suivait  de  loin,  regardant  les  au- 
tres, en  voiture  quand  ils  étaient  à  cheval,  assise  quand  ils  dan- 
saient, écoutant  quand  ils  chantaient  ou  causaient  ;  car  ce  n'étaient 
pas  tous  de  brillans  et  inutiles  fantoches. 

M"^  de  Croix-Mort,  au  travers  du  brouillard  de  ses  souvenirs  un 
peu  confus  et  emmêlés,  se  rappelait,  debout  devant  le  piano, 
une  charmante  lemme,  très  brune  avec  des  yeux  comme  des  dia- 
mans  noirs,  artiste  consommée,  chantant,  accompagnée  par  le  grand 
compositeur  Roudaire,  l'auteur  des  Bohémiens.  Elle  les  entendait 
tous  deux  emportés  par  l'inspiration,  disant  l'admirable  duo  : 

Enfans  de  Bohême,  à  travers  l'espace 

Notre  caprice  nous  conduit, 
Nous  suivons  l'amour  qui  sourit  et  passe. 

L'oiseau  qui  chante  et  qui  s'enfuit. 

Et  à  son  oreille  la  voix  chaude  et  passionnée  de  Roudaire,  conduite 
avec  un  art  prodigieux,  résonnait,  pendant  que  les  vocalises  de  la 
chanteuse  tombaient  égrenées  comme  des  perles  sonores  au  fond 
d'un  vase  de  cristal.  Elle  voyait  le  large  front,  la  barbe  grisonnante 
du  musicien,  et  ses  yeux  fixes  levés  vers  le  plafond,  comme  en 
extase  devant  une  vision. 

Elle  avait  alors  des  instans  de  doute.  Ravie  par  cette  musique 
sublime,  elle  se  demandait  si  ces  hommes  et  ces  femmes  qui  se 
dépensaient  dans  une  existence  de  plaisirs  incessans,  n'étaient  pas 
les  vrais  sages,  se  procurant  des  jouissances  délicieuses  par  leur 
intimité  avec  les  artistes  fameux.  Mais  il  lui  suffisait  de  raisonner 
un  instant  pour  comprendre  que  les  charmeurs  qu'elle  entendait 
n'étaient  que  des  oiseaux  de  passage,  qui  se  posaient,  pour  quel- 
ques heures,  devant  cette  brillante  compagnie,  et  retournaient  en- 
suite au  calme  de  leur  travail.  C'était  pour  eux  une  débauche,  tan- 
dis que,  pour  ceux  qui  les  entouraient,  c'était  l'ordinaire  de  la  vie. 

Ces  hôtes  d'un  jour  s'éloignaient,  et  le  prestige  qui  avait  retenu  et 
arrêté  tous  ces  viveurs  dans  une  immobilité  admirative,  cessant 
d'agir,  les  cavalcades  recommençaient  à  animer  les  grandes  allées 
de  la  forêt,  mêlant  aux  verdures  sombres  des  taillis  le  rouge  des  ha- 
bits et  le  bleu  des  amazones.  Le  cor  retentissait  pour  le  rallye-pa- 


30  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

per^  et  des  lunchs  se  dressaient  sur  les  pelouses  des  carrefours, 
arrosées  de  vin  de  Champagne.  Et  la  gaîté  montait  jetant  ses  éclats  de 
rire  qui  troublaient  la  paix  des  ramiers  dans  les  branches. 

D'autres  fois,  c'étaient  des  battues  dont  les  coups  de  feu  rou- 
laient comme  si  on  eût  fait  les  grandes  manœuvres.  Et  Billet,  sanglé 
dans  son  uniforme  vert  à  passepoils,  coiffé  de  sa  cape  de  céré- 
monie, rouge,  hargneux,  passait,  criant  après  ses  traqueurs 
qui  marchaient  mal,  vrai  troupeau,  laissant  le  gibier  forcer  au 
lieu  de  le  pousser  au  bout  des  fusils  des  invités  de  «  mon- 
sieur le  baron.  »  Le  soir,  vingt  personnes  à  dîner,  les  hommes 
en  cravate  blanche,  les  femmes  décolletées  ;  la  grande  salle  à 
manger  flamboyante  de  lumières,  étincelante  d'argenterie,  et  les 
domestiques  graves  faisant  leur  service  silencieux,  dans  l'odeur 
des  mets  exquis  et  des  vins  de  choix.  Et  après,  pour  clore  la  jour- 
née exténuante,  la  valse  qui  mettait  ces  danseuses  belles,  parées, 
joyeuses,  aux  bras  de  ces  cavaliers,  tournant  avec  des  jarrets 
infatigables  et  souriant  avec  des  regards  caressans.  Les  maris,  dans 
le  petit  salon,  jouaient  au  poker  ou  au  bézigue  chinois,  se  relan- 
çant ou  se  rubiconnant  avec  placidité,  pendant  que  les  jeunes  gens 
disaient  des  douceurs  à  leurs  femmes. 

Au  travers  de  ce  tumulte,  de  cette  furie,  Edmée  se  glissait  calme, 
aidant  sa  mère,  se  tenant  sur  la  réserve,  ne  dansant  pas,  traitée 
poliment  mais  avec  indifférence,  comme  une  personne  de  peu  d'in- 
térêt, tâchant  de  résister  à  l'étourdissement  de  ce  va-et-vient,  de  ce 
brouhaha,  et  laissant  passer  ce  flot  turbulent  sans  se  livrer  à  lui. 
Le  château  semblait  être  devenu  une  auberge  élégante  et  mondaine. 
Tous  les  trois  ou  quatre  jours,  les  figures  changeaient  et  on  y 
entendait  successivement  parler  avec  tous  les  accens.  Puis,  un 
beau  matin  de  novembre,  la  source  sembla  tarie,  les  arrivans  se 
firent  plus  rares,  toutes  les  amitiés,  toutes  les  connaissances,  toutes 
les  relations  avaient  épuisé  leurs  contingens  d'invités  possibles, 
et  Croix-Mort  se  montra  vide,  silencieux,  sans  le  papillotement, 
rétincellement,  le  pétillement  de  la  veille,  comme  au  lendemain 
d'une  fête  une  carcasse  de  feu  d'artifice  tiré. 

Le  froid,  cette  année-là,  avait  été  très  précoce.  Les  gelées 
avaient  fait  tomber  toutes  les  feuilles  et  les  taillis  se  dressaient 
noirs,  balayés  par  l'âpre  bise  qui  secouait  les  branches  mortes 
avec  un  bruit  lugubre.  Les  pelouses  jaunissaient  et  les  massifs  se 
dé|)Ouillaient  de  leurs  fleurs.  La  pluie  tombait  souvent,  glacée  et 
piquante.  Et  les  cheminées  du  château  flambaient,  ganiies  de 
grosses  souches  de  pommiers,  réservées  pour  le  feu  des  maîtres. 
Après  celte  animation  excessive,  le  silence  morne  du  château,  la 
gravité  sombre  do  la  nature,  devaient  paraître  plus  saisissantes. 


LES   DA3IES    DE   CROIX-MORT.  31 

Une  sorte  d'oppression  pesa  sur  M.  et  M'^^  d* Avères,  et  même  sm* 
Edmée,  Les  yeux  et  les  oreilles,  à  la  longue,  s'accoutument  au 
mouvement  et  au  bruit.  Et  le  brusque  changement  cause  de  la 
stupeur.  Une  sensation  de  vide  se  produit.  On  cherche  autour  de 
soi  avec  inquiétude.  Il  manque  quelque  chose.  L'habitude,  sans 
qu'on  s'en  doutât,  s'était  imposée,  et  ce  qui,  au  début,  paraissait 
insupportable,  trouble  à  la  fin  par  son  absence.  Dans  cette  vaste 
demeure,  les  trois  habitans  étaient  perdus.  Ils  se  cherchaient,  ainsi 
qu'après  un  naufrage,  des  sur^ivans  dispersés,  sur  un  îlot  désert. 

M'"^  d' Avères  et  Edmée  reprirent  promptement  leur  équilibre. 
Elles  organisèrent  leur  existence  et  rencontrèrent  dans  ce  calme 
absolu  des  satisfactions  très  vives.  Mais  Fernand,  pendant  quelques 
jours,  fut  comme  un  corps  sans  âme.  On  eût  dit  un  chien  égaré 
qui  met  le  nez  au  vent  pour  tâcher  de  retrouver  la  trace  de  son 
maître.  C'était  le  plaisir,  ce  maître,  qui  pour  longtemps  s'était  éloi- 
gné. Cependant  il  parut  prendre  aussi  son  parti  de  la  sohtude.  Il 
chercha  à  distribuer  sa  \ie  de  façon  à  en  remplir  les  instans.  Il  ex- 
prima le  désir  de  voir  sa  femme  et  M"°  de  Croix-Mort  s'associer  à 
ses  passe-temps,  et  il  le  demanda  de  façon  si  gracieuse,  qu'il  eût 
été  difficile  de  lui  répondre  par  un  refus. 

Sa  manière  d'être,  vis-à-vis  d'Edmée  en  particulier,  se  modifia 
sensiblement.  Il  lui  témoigna  de  grands  égards,  il  eut  des  petits  soins 
déhcats,  des  attentions  câlines,  comme  s'il  avait  à  cœur  de  se  bien 
faire  venir  d'elle.  II  s'approchait  de  lajeune  fille  quand  elle  se  trouvait 
au  salon,  s'installait  auprès  de  sa  chaise  et  faisait  des  frais  de  con- 
versation. Il  ne  perdait  jamais  une  occasion  de  lui  adresser  un 
compliment.  Tout  ce  que  M^'^  de  Croix-Mort  faisait  ou  disait  lui  sem- 
blait bien.  Il  avait  avec  elle  une  familiarité  caressante  qui  tenait  à 
la  fois  du  frère  et  de  l'amoureux.  M'"*"  d" Avères  trouvait  cette  inti- 
mité charmante,  elle  était  ravie  de  ce  qu'elle  appelait  l'amabilité  de 
son  mari  et  grondait  Edmée,  qui  accueillait  ces  hommages  avec 
une  froideur  confinant  à  l'hostilité. 

—  Ma  chère,  tu  n'es  pas  raisonnable,  disait  Régine  ;  tu  ne  tiens 
pas  compte  à  Fernand  des  efforts  qu'il  fait  pour  obtenir  que  tu  le 
traites  avec  bienveillance.  Tes  attitudes  maussades  sont  fort  dépla- 
cées. Tu  es  en  âge  de  comprendre  qu'il  faut  oublier  le  passé  et  te 
défaire  de  tes  préventions.  Quels  griefs  as-tu  contre  M.  d'Ayères? 
Que  lui  reproches-tu  maintenant?  N'est-il  pas  aimable? 

Edmée,  poussée  dans  ses  derniers  retranchemens,  fronçait  son 
noir  sourcil  et,  l'air  dur,  répondait  : 

—  Il  l'est  trop  :  cela  me  déplaît. 

—  Tu  ne  peux  clianger  son  caractère,  et  faire  qu'un  homme 
dont  la  galanterie  a  occupé   toute   la  vie  cesse  subitement  d'être 


32  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

galant  et  devienne  compassé  et  froid.  II  pourrait  parfaitement  ne 
tenir  aucun  compte  d'une  petite  fille  telle  que  toi,  et  quand  il  se 
donne  la  peine  de  tenter  ta  conquête,  tu  t'ingénies  à  le  re- 
buter ! 

M"*  de  Croix-Mort  baissait  le  nez  sur  son  ouvrage  et  ne  disait  plus 
rien.  Elle  pensait,  au  fond  d'elle-même,  que  le  beau  Fernand  s'oc- 
cupait beaucoup  trop  d'essayer  de  lui  plaire.  Il  y  avait  dans  ses 
allures  une  pointe  de  hardiesse  qui  l'inquiétait.  Cependant,  pour 
donner  satisfaction  à  sa  mère,  elle  s'efforçait  de  se  montrer  moins 
sauvage.  Elle  ne  se  retirait  plus  le  soir  de  bonne  heure,  ainsi 
qu'elle  en  avait  pris  l'habitude.  Elle  restait  au  salon  et  dessinait 
sur  son  album,  suivant  le  caprice  de  son  imagination,  avec  une 
facilité  extraordinaire. 

—  Vous  avez  vraiment  des  dispositions  très  heureuses,  lui  dit 
un  soir  M.  d'Ayères,  et  il  faudra  que  vous  preniez  des  leçons  d'un 
bon  maître,  cet  hiver,  à  Paris. 

Edmée  rougit  un  peu,  et  sans  lever  la  tête  : 

—  Il  n'y  a  qu'une  difficulté  à  cela,  dit-elle,  c'est  que  je  compte 
rester  à  Croix-Mort,  comme  j'ai  fait  l'année  dernière. 

Ce  fut  un  concert  d'exclamations  et  de  protestations.  Comment  ! 
disait  Fernand,  elle  songeait  encore  à  se  séparer  des  siens  et  à  se 
cloîtrer  dans  cette  thébaïde  !  Mais  c'était  impossible.  Il  fallait  songer 
à  l'avenir  et  ne  pas  végéter  dans  ce  coin  de  province.  Elle  réflé- 
chirait et  reviendrait  sur  sa  détermination.  Sa  place  était  auprès 
de  sa  mère.  Il  se  ferait,  quant  à  lui,  un  plaisir  de  la  mener  dans 
le  monde,  où,  charmante  comme  elle  l'était,  elle  aurait  beaucoup 
de  succès.  N'était-il  pas  son  cavalier  naturel? 

Et  rien  qu'à  la  pensée  de  cette  intimité  dont  il  parlait,  Edmée 
se  sentait  prise  d'une  insurmontable  répugnance.  A  ses  côtés,  dans 
un  appartement  de  Paris,  quand  elle  ne  se  trouvait  pas  assez  sé- 
parée de  lui  dans  les  vastes  espaces  de  Croix-Mort,  était-ce  pos- 
sible? 

Il  s'était  approché  d'elle  sous  prétexte  de  la  raisonner,  il  lui  avait 
pris  la  main.  Elle  avait  voulu  la  lui  retirer,  mais  il  la  tenait  serrée 
dans  la  sienne.  Il  parlait  à  demi-voix  et  son  souflle  lui  caressait 
l'oreille.  Elle  ressentit  un  soudain  malaise.  Il  y  avait  dans  l'atti- 
tude de  M.  d'Ayères  vis-à-vis  d'elle  quelque  chose  de  louche  qui 
la  froissait.  Elle  ne  se  rendait  pas  un  compte  exact  de  ses  sensa- 
tions, mais  elle  éprouvait  une  appréhension  vague.  Elle  se  leva 
brustjuement,  pour  se  dégager,  et  ayant  dit  bonsoir  à  sa  mère,  elle 
se  relira. 

Cependant,  afin  de  se  donner  un  peu  de  liberté,  M'"  de  Croix-Mort 
avait  recommencé  ses  promenades,  et  une  de  ses  première  sorties 


LES    DA5IES    DE   CROIX-MORT.  33 

avait  été  pour  son  cher  curé.  Elle  était  allée  au  presbytère,  et  le 
brave  homme  avait  fait  un  accueil  enthousiaste  à  celle  qu'il  appelait 
la  fille  du  bon  Dieu.  Auprès  du  sage  et  doux  \ieillard,  Edmée  res- 
pirait à  l'aise,  elle  vivait  sans  arrière-pensée,  et  chassait  de  son 
esprit  les  inquiétudes  qui  la  troublaient  trop  souvent.  Elle  arrivait 
après  le  déjeuner,  trouvait  son  ami  en  train  de  lire  son  bréviaire, 
et  l'arrachait  à  sa  pieuse  occupation.  Il  relevait  un  peu  plus  haut 
sa  soutane  sur  le  côté  pour  ne  pas  se  crotter  dans  les  chemins  dé- 
trempés, se  coiffait  de  son  large  chapeau  et  partait  avec  la  jeune 
fille  sur  les  routes,  causant  comme  autrefois,  visitant  les  pamTes 
et  retrouvant  sa  joie,  qui  avait  été  si  lamentablement  troublée  par 
les  réceptions  d'automne.  Comment  en  effet  attirer  ce  simple  et  digne 
prêtre  au  milieu  de  cette  fête  continuelle  ?  Gomment  mêler  le  sacré  au 
profane?  Le  bonhomme,  qui  ne  dédaignait  pas  les  menus  recher- 
chés, en  avait  pâti,  mais  il  avait  prié  pour  le  salut  de  tous  ces  lous, 
et  leur  avait  pardonné  le  tort  qu'ils  lui  faisaient.  Il  plaisantait  main- 
tenant Edmée  sur  sa  participation  au  «  sabbat,  »  C'était  sa  petite  ven- 
geance. 

—  Avez-vous  compromis  gravement  votre  salut,  ma  fille?  lui 
demandait-il. 

—  Mais  non,  monsieur  le  curé,  répondait  M"*  de  Croix-Mort  avec 
tranquillité.  Tout  ce  qui  s'est  passé  au  château  était  fi'ivole,  mais 
nullement  coupable. 

—  Cependant,  les  gens  du  pays  disent  qu'aux  chasses  il  y  avait 
des  dames  qui  s'habillaient  en  hommes...  Est-ce  possible! 

—  Avec  des  jupes,  monsieur  le  curé,  avec  des  jupes  un  peu  courtes 
pour  être  plus  à  l'aise,  mais  tout  cela  très  convenable,  je  vous 
assure... 

—  Il  n'en  est  pas  moins  certain,  ma  chère  demoiselle,  qu'il  r 
avait  là  une  absence  de  retenue  et  un  manque  de  modestie  très 
choquans...  Les  femmes  ne  doivent  pas  faire  besogne  d'hommes... 

Edmée  alors  souriait  malicieusement  et,  pour  embarrasser  son 
\-ieil  ami: 

—  Et  Jeanne  d'Arc,  monsieur  le  curé?.. 

—  Oh!  Jeanne  d'Arc î  s'écriait  l'abbé  Levasseur,  Jeanne  d'Arc, 
c'était  pour  le  salut  de  la  France!..  Et  guerroyer  contre  l'ennemi 
national,  par  ordre  des  saints  du  paradis,  est-ce  la  même  chose, 
je  vous  le  demande,  que  de  massacrer  d'innocentes  bêtes?.. 

—  Très  bonnes  à  manger? 

--  Très  bonnes  à  manger,  je  le  confesse,  avouait  gaîment  le 
curé...  Ah!  mon  enfant,  vous  raillez  les  faiblesses  de  ma  misérable 
nature...  La  gourmandise  est  un  grand  péché  !..  Un  péché  capital 

TOÎIK  LXXIV.    —   1886.  o 


SA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  trop  de  gens  commettent  et  dont  le  bon  Dieu,  il  faut  l'espérer^ 
aura  l'indulgence  de  les  absoudre... 

Et  causant,  disputant,  riant,  le  vieillard  et  la  jeune  fille  passaient 
leur  après-midi,  allant  de  maison  en  maison,  pour  encourager  les 
souffrans  et  secourir  les  malheureux. 

Souvent,  en  rentrant,  Edmée  rencontrait  Billet,  qui,  avec  son  nez 
de  limier,  avait  eu  vent  de  sa  sortie  et  la  guettait  sur  la  bordure 
des  bois.  Il  s'approchait  comme  par  hasard,  et  quand  elle  lui  disait 
qu'elle  revenait  d'une  promenade  avec  le  curé,  il  arrondissait  le 
dos  et  grognait  comme  un  sanglier.  Un  jour,  il  lui  fit  une  véritable 
scène  de  jalousie. 

—  Vous  n'auriez  pas  tant  seulement  l'idée  de  faire  un  tour  avec 
moi  !  Toutes  vos  amitiés  sont  pour  «  ce  petit  noir  »  qui  ne  vous  a 
pas  soignée,  mignotée  plus  que  moi,  quand  vous  étiez  petite... 
Mais  c'est  la  religion  qui  fait  ça...  Ces  prêtres  donnent  aux  chrétiens 
un  philtre  pour  se  les  attacher  !.. 

—  Que  lu  es  bête.  Billet!  dit  Edmée  en  frappant  amicalement  sur 
la  joue  hâlée  du  garde.  Tu  sais  bien  que  je  vais  voir  les  pauvres 
avec  l'abbé,  et  que  le  lien  qui  nous  attache  l'un  à  l'autre,  c'est  celui 
de  nos  petites  charités  communes.  Je  l'aime,  c'est  vrai,  car  c'est 
lui  qui  m'a  instruite,  et  il  a  été  très  bon  pour  moi  quand  j'étais 
enfant,  mais  je  ne  l'aime  pas  plus  que  toi,  vieux  loup-garou... 

—  Alors  ça  va  bien!  répondit  le  sauvage,  les  paupières  mouillées. 
Ah!  c'est  que,  voyez-vous,  votre  Jean  Billet  se  ferait  casser  les  os 
pour  vous,  avec  plaisir...  Et  si  jamais  quelqu'un  s'avisait  de  vous 
contrarier,  faudrait  me  le  dire  ! 

Une  soudaine  suffocation  serra  le  cœur  d'Edmée.  Elle  fixa  sur  le 
garde  ses  yeux  inquiets,  se  demandant  s'il  avait  lu  dans  sa  pensée, 
pour  répondre  ainsi  directement  à  ses  intimes  préoccupations. 

—  Que  veux-tu  dire  par  là?  fit-elle.  Est-ce  que  quelqu'un,  à  ta 
connaissance,  songe  à  me  tourmenter? 

—  C'est  bon,  "marchez!  Je  suis  là,  et  j'ai  la  vue  très  nette,  ré- 
pondit Billet,  sans  vouloir  s'expliquer. 

Il  lui  lanra  un  regard  tendre  de  chien  dévoué,  of  jetant  sa 
pétoirc  sur  son  épaule,  il  reprit  le  chemin  de  sa  maison. 

Cependant,  les  sorties  de  M""  de  Croix-Mort  eurent  le  don  de  con- 
trarier M.  d'Ayères.  Il  en  parla  à  Régine,  qui  reprocha  doucement  à 
sa  fille  de  se  séparer  d'eux  et  d'avoir  l'air  de  s'échapper  i)our  courir 
la  campagne  toute  seule. 

—  h'  vais  rendre  visite  à  mon  vieil  ami  au  presbytère,  cst-co 
donc  mal  ? 

—  Certes  non  ;  si  tu  veux  le  voir,  nous  l'inviterons  à  diner  le 
dimanche  :  je  crois  qu'il  sera  sensible  à  cette  attention. 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  35 

—  Moi,  j'en  suis  sûre,  dit  Edmée,  heureuse  à  l'idée  des  sa- 
tisfactions innocentes  que  la  table  du  château  allait  causer  au  brave 
homme.  Mais  ces  promenades  que  je  fais  avec  lui  sont  bonnes  pour 
moi...  Je  suis  peu  sortie  depuis  longtemps,.,  et  la  marche  m'est 
agréable. 

Alors  Fernand  tourna  la  difficulté  en  proposant  l'équitation.  Il  lui 
était  revenu  que  la  jeune  fille  autrefois  montait  bravement  à  cru  les 
poulains  de  la  ferme.  Il  déclara  qu'il  aurait  grand  plaisir  à  escorter 
ces  dames,  car  Régine  voudrait  certainement  être  de  la  partie. 
Il  ne  s'agissait  plus  de  chevauchées  furieuses,  semblables  à  celles 
qui  foulaient  quelques  semaines  auparavant  les  routes  de  la  forêt, 
mais  d'un  exercice  sage  et  modéré.  M"''  d'Ayères  n'osa  pas  refuser, 
et,  qui  sait?  peut-être  fut-elle  satisfaite  de  revoir  avec  son  mari  ces 
bois  qu'ils  avaient  parcourus  si  tendrement  ensemble.  Elle  n'avait 
rien  découvert  d'inquiétant  dans  ce  subit  engouement  de  Fernand 
pour  Edmée.  Elle  ne  se  rendit  pas  compte  qu'il  recommençait  avec 
la  fille  le  même  jeu  qu'avec  la  mère.  Son  esprit  resta  fermé  aux 
soupçons,  elle  n'eut  aucune  clairvoyance.  Elle  songeait  si  peu  au 
mal,  qu'en  signalant  à  son  attention  les  étranges  manœuvres  du 
beau  Fernand  on  l'eût  indignée,  mais  non  édifiée. 

Quant  à  lui,  il  n'avait  pas  des  vues  très  nettes  sur  la  route  oili 
il  s'était  engagé.  L'attraction  qu'il  subissait  était  instinctive  et 
irraisonnée.  Emporté  par  cette  habitude,  en  lui  invétérée,  de  s'oc- 
cuper de  la  femme  aussitôt  qu'il  s'en  trouvait  une  à  sa  portée,  il 
courtisait  Edmée,  sans  arrière-pensée,  parce  qu'elle  était  jeune, 
charmante,  mais  principalement  parce  qu'elle  faisait  tout  pour  le 
rebuter.  11  n'y  avait  pas  l'apparence  d'un  calcul,  et  c'était  son  ex- 
cuse dans  les  coquetteries  auxquelles  il  se  livrait.  Il  suivait  la  pente 
de  sa  nature,  et  si  on  lui  eût  dit  brusquement  :  «  Mais  allez- vous 
donc  essayer  de  troubler  le  cœur  de  cette  enfant?  »  il  eût  protesté 
avec  horreur. 

Il  y  a  vraiment  comme  un  voile  sacré  qui  enveloppe  la  jeune  fille 
et  la  défend  contre  le  cynisme  des  pensées  et  la  hardiesse  des 
actes.  Fernand  avait  décidé  froidement  la  conquête  de  Régine,  il  en 
avait  fait  un  divertissement  de  roué  inoccupé,  et  une  spéculation 
de  viveur  ruiné.  Yis-à-vis  d'Edmée,  il  éUait  pur  de  toute  prémédi- 
tation. H  se  laissait  entraîner  par  un  sentiment  teaidre  qu'il  ne  son- 
geait pas  à  analyser,  prenant  pour  de  l'amitié  ce  qui  était  déjà  de 
l'amour.  Ce  Lovelace  de  profession  agissait  en  cette  circonstance 
avec  naïveté.  Use  brûlait  lui-même  peu  à  peu,  sans  s'en  apercevoir, 
à  la  flamme  qu'il  avait  coutume  d'allumer  si  habilement.  Le  feu 
était  en  lui  et  devait  y  couver  sourdement  jusqu'au  jour  où  une 
circonstance  imprévue  le  ferait  éclater  dévorant  et  terrible. 


36  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


XI. 


La  première  sortie  à  cheval  eut  lieu  sans  incident.  M™®  d'Ayères 
et  sa  fille  firent  avec  entrain  le  tour  du  parc  sous  la  conduite  de 
Fernand  et  rentrèrent  au  bout  de  deux  heures.  Le  mouvement  et 
le  grand  air  avaient  donné  des  couleurs  à  Régine.  Son  mari  lui  adressa 
des  complimens  et  elle  fut  ravie.  Mais,  le  lendemain,  elle  se  sentit 
très  mal  à  l'aise  et  dut  comprendre  que  ces  fatigues  n'étaient  plus 
de  son  âge.  Elle  engagea  avec  un  peu  de  tristesse  sa  fille  à  monter 
seule,  lui  promettant  de  la  suivre  en  voiture,  ce  qui  reviendrait  au 
même  et  serait  beaucoup  plus  confortable  ;  cependant  il  arriva  que 
la  voiture  ne  put  passer  par  les  plus  jolis  chemins  et  que  la  pro- 
menade se  trouva  dérangée. 

—  Je  vois  bien  que  je  suis  une  gêne  pour  vous,  dit  M™*^  d'Ayères. 
C'est  un  grand  malheur  de  ne  pas  rester  toujours  jeune...  Que 
veux-tu,  ma  chère  enfant?  nous  n'allons  plus  du  même  pied... 
Sortez  tous  les  deux  et  laissez-moi  dans  mon  fauteuil,  puisque  me 
voilà  presque  impotente. 

Mais  M"®  de  Croix-Mort  déclara  d'un  ton  si  ferme  qu'elle  resterait 
avec  sa  mère,  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  d'insister,  et  l'exercice  du 
cheval  cessa  brusquement.  Fernand,  qui  souffrait  le  plus  de  cette 
interruption,  ne  manifesta  pourtant  aucun  dépit.  Il  accepta  tran- 
quillement la  privation  et  resta  à  la  maison,  ne  paraissant  pas  s'en- 
nuyer et  causant  avec  une  libeHé  d'esprit  complète.  Même  il  s'oc- 
cupait moins  d'Edmée,  comme  si  son  empressement  n'avait  été 
qu'un  caprice  passager.  La  jeune  fille  en  éprouva  de  l'allégement 
et  ne  put  se  retenir  de  lui  en  savoir  gré.  Elle  reprit  un  peu  de  con- 
fiance et  se  dit  que,  peut-être,  ses  défiances  étaient  mal  fondées.  Elle 
se  laissa  aller  à  parler  avec  un  peu  plus  d'abandon  et  ne  montra 
plus  à  M.  d'Ayères  cette  figure  glacée  et  revêche  qu'elle  se  com- 
posait jusque-là  à  son  intention. 

Pour  couper  la  longueur  des  soirées,  il  s'était  mis  en  tête 
d'apprendre  à  M"*  de  Croix-Mort  à  jouer  au  billard.  Elle  avait 
toujours  refusé,  mais  enfin  elle  s'y  prêta  d'assez  bonne  grâce. 
Régine  s'installait  sur  un  divan  au-dessous  du  tableau  et,  armée 
d'une  petite  badine,  marquait  les  points.  Progressivement  l'intimité 
de  la  vie  de  famille  s'établissait  entre  eux.  Les  inquiétudes  d'Edmée 
s*endormaieNt,et  Fernand,  avec  elle,  se  conduisait  en  c;tmarade,  ni 
plus  ni  moins.  L'œil  le.  plus  vigilant  n'aurait  rien  trouvé  à  critiquer 
dans  ses  paroles  ou  dans  ses  allures.  Il  était  bon  enfant,  erijoué, 
gracieux.  .Mais  éuiit-ce  criminel  à  lui  de  se  montrer  charmant? 

Le  temps,  comme  s'il  eût  voulu  se  mettre  à  l'unisson,  était  de- 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  37 

venu  plus  clément.  Un  tardif  été  de  la  Saint-Martin  rassérénait  le 
ciel.  L'air  âpre  et  sec  s'adoucissait,  et  les  oiseaux,  trompés  par  cette 
tiédeur,  chantaient  dans  les  massifs.  Un  après-midi,  Régine,  voyant 
son  mari  inoccupé  et  rêveur,  dit  à  Edmée  : 

—  Il  fait  très  beau  aujourd'hui  ;  vous  devriez  monter,  autour  de 
la  terrasse;  cela  dégourdirait  vos  chevaux  qui  s'ennuient  à  l'écurie. 

Si  Fernand  avait  saisi  la  balle  au  bond  et  manifesté  le  désir 
de  donner  suite  à  cette  proposition.  M"®  de  Croix-Mort  eût  proba- 
blement réfléchi  et  certainement  refusé.  Mais  il  parut  si  étonné,  si 
indécis,  il  mit  si  peu  d'empressement  à  accepter,  que  la  prudence 
de  la  jeune  fille  ne  fut  pas  alarmée.  Poussée  par  sa  mère,  elle  se 
laissa  entraîner  et  consentit  à  faire  un  tout  petit  tour,  le  long  de  la 
pièce  d'eau,  sous  les  fenêtres  du  salon. 

Un  quart  d'heure  après,  ils  longeaient,  au  pas,  la  berge  de  la 
rivière,  elle  devant,  lui  en  serre-file,  taciturne  et  comme  endormi. 
Elle  le  regarda  plusieurs  fois,  par-dessus  son  épaule,  étonnée  de  le 
voir  si  absorbé,  lui  que  le  cheval  rendait  toujours  gai.  Elle  donna 
un  léger  coup  de  houssine  à  sa  jument,  qui  prit  le  trot,  et  elle  gagna 
un  peu  d'avance. 

Il  ne  la  suivit  pas,  gardant  son  allure  lente,  comme  s'il 
oubliait  qu'il  avait  pour  mission  d'escorter  la  jeune  fille.  Elle,  se 
sentant  libre,  et  ne  craignant  plus  de  s'abandonner  à  sa  fougue,  cou- 
rait vivement,  sans  se  préoccuper  de  son  compagnon,  se  réjouissant 
même  de  le  perdre.  Elle  passa  ainsi  le  pont  de  la  Divonnette  et 
s'engagea  dans  le  parc.  Une  allée  montante ,  bordée  de  hauts  et 
noirs  sapins,  s'ofi"rait  à  elle;  piquant  sa  monture,  elle  s'y  lança  au 
galop.  xVrrivée  sur  le  plateau,  elle  s'arrêta,  pendant  que  sa  jument 
broutait  d'une  bouche  gourmande  les  herbes  du  carrefour. 

Bien  souvent,  elle  était  venue  là  s'asseoir  en  attendant  Billet, 
laissant  errer  ses  yeux  sur  l'immensité  des  plaines,  semées  de  bou- 
quets de  bois,  et  coupées  de  ruisseaux,  dont  le  courant,  frappé  pa. 
le  soleil,  brillait  entre  les  bordures  de  joncs.  Jamais  le  paysage 
qui  s'étendait  à  ses  pieds  ne  l'avait  si  profondément  charmée. 
Un  laboureur,  suivant  à  pas  lents  le  sillon  brun,  se  courbait  sur 
sa  charrue,  traînée  par  quatre  vigoureux  chevaux,  dont  la  sueur 
fumait  dans  l'air.  On  l'entendait  les  exciter  d'un  cri  bref  pendant 
qu'ils  tendaient  leurs  jarrets,  tirant  à  plein  collier.  Au  bord  d'un 
monticule  de  marne,  tout  blanc,  des  puisatiers  descendaient  une 
banne  au  moyen  d'un  tourniquet  de  bois,  et,  dans  le  fond  du  val- 
lon, à  la  lisière  des  bois,  les  moutons  gardés  par  un  petit  berger,  qui 
faisait  claquer  son  fouet  pour  se  distraire,  s'éparpillaient  dans  l'herbe 
jaune  et  rare.  Le  village  de  Clairefont  dressait  le  clocher  de 
son  église  au  milieu  de  la  verdure  des  jardins,  égayée  par  les  toits 
rouges  des  maisons.  Et,  le  long  d'un  grand  mur  gris,  un  vigneron 


88  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

passait  la  revue  des  échalas  de  sa  vigne.  C'était  un  admirable 
tableau  baigné  d'une  lumière  dorée.  Une  paix  profonde  s'en  déga- 
geait, faite  de  la  tranquillité  vigoureuse  de  la  terre  et  de  la  sécu- 
rité vaillante  de  ceux  qui  la  travaillaient. 

Edmée,  enfermée  depuis  quelques  jours,  s'imprégna  délicieuse- 
ment des  beautés  de  ce  paysage  frais  et  reposé.  Elle  resta  long- 
temps immobile,  caressée  par  le  vent  qui  venait  de  la  vallée.  Un 
bruit  soudain  l'arracha  à  sa  contemplation.  Elle  se  détourna  avec 
ennui,  et  vit  M.  d'Ayères  montant  au  grand  trot  l'allée  qu'elle  avait 
suivie  pour  gagner  le  plateau.  Elle  fut  contrariée  de  ne  pouvoir 
échapper  plus  longtemps  h  sa  surveillance  importune,  et  moitié 
désir  d'être  seule,  moitié  envie  de  jouer  un  tour  à  son  compagnon, 
elle  rassembla  les  rênes  et  lança  sa  jument  dans  la  ligne  circulaire 
qui  rejoignait  le  pont  de  la  Divonnette.  Son  voile  détaché  flottant 
derrière  elle,  M"^  de  Croix-Mort  allait,  sur  un  sol  élastique  et  doux, 
fait  de  terre  de  bruyère  couverte  de  mousse.  Elle  ne  pensait  déjà 
plus  à  Fernand  quand  elle  l'aperçut  sur  sa  gciuche  dans  une  allée 
transversale,  tout  près  de  la  rejoindre,  ayant  pris  le  raccourci.  Elle 
ne  voulut  pas  se  laisser  rattraper  et  continua  sans  ralentir  son 
allure.  Il  lui  fit  signe  d'arrêter  et  lui  cria  : 

—  Vous  êtes  déraisonnable;  votre  jument  va  vous  emballer... 

Elle  courait  toujours,  ne  cravachant  pas  sa  monture,  mais  l'exci- 
tant sournoisement  de  la  voix,  enfiévrée  par  la  rapidité  de  son 
train,  qu'elle  tâchait  d'augmenter  encore.  Fernand,  la  voyant  pas- 
ser ainsi  ardente  à  le  fuir  et  à  le  braver,  céda  à  un  mouvement  de 
vanité  et  voulut  la  gagner  de  vitesse,  la  devancer  et  l'arrêter.  Le 
cheval  qu'il  avait,  ce  jour-là,  était  une  bête  de  sang,  très  vigou- 
reuse. Debout  sur  ses  étriers,  le  corps  en  avant,  avec  l'aplomb 
d'un  homme  qui  a  beaucoup  monté  en  steeple-chase,  il  l'embar- 
qua au  galop  de  course.  La  distance  ne  tarda  pas  à  diminuer 
entre  eux. 

Alors,  en  l'entendant  approcher,  en  le  découvrant  lancé  sur  ses 
traces,  Edmée  sentit  en  elle  une  peur  soudaine,  comme  si  la  pour- 
suite qu'elle  subissait  eût  été  sérieuse  et  menaçante.  Dans  sa  tête 
échauflée  par  le  mouvement,  des  idées  bi/arres  surgirent.  Elle 
s'imagina  qu'elle  était  fugitive,  traquée  par  des  ennemis  farouches, 
et  qu(;  sa  liberté  dépendait  de  la  rapidité  de  sa  fuite.  Qu'elle  arrivât 
au  pont  la  première  et  elle  était  sauvée  :  là  elle  trouverait  protec- 
tion et  asile.  Mais  qu'elle  se  laissât  atteindre,  elle  était  perdue.  L'im- 
pression nerveuse  qu'elle  ressejitait  semblait  s'être  communiquée  à 
.sa  monture,  qui,  les  naseaux  fumans,  l'œil  saillant  et  elfaré,  la 
lêlc  basse  et  la  bouche  écumante,  commençait  à  ne  plus  obéir  à  la 
bride. 

M.  d'Ayères,  plus  calme,   s'effrayait  de   la   violence  de  cette 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  39 

course,  et,  jugeant  la  jument  d'Edmée  emportée,  n'osait  pas  crier 
de  peur  de  l'exciter  davantage,  ils  allaient  si  vite  qu'il  voyait,  au 
bout  de  la  route,  approcher,  comme  s'il  était  venu  à  eux,  le  pont 
étroit  et  glissant  de  la  Divonnette.  Il  se  dit  :  Elle  ne  pourra  pas 
s'arrêter,  et  si,  par  malheur,  sur  les  planches,  sa  bête  bronche, 
elle  va  se  briser  devant  moi.  Il  faut  à  tout  prix  que  je  la  coupe 
avant  la  rivière.  Il  était  maintenant  derrière  elle,  la  tête  de  son 
cheval  à  la  croupe  de  la  jument.  Il  donna  de  l'éperon,  serra  les 
genoux,  dans  un  effort  qui  lui  fit  gagner  quelques  mètres,  et,  de  la 
main  droite,  saisit  la  bride  d'Edmée.  Elle  pâlit  de  colère  et  de 
crainte ,  et  lui  cria  : 

—  Laissez-moi! 

Lui,  rouge,  la  respiration  haletante,  répondit: 

—  Vous  ne  savez  plus  ce  que  vous  faites  I 

—  Je  le  sais  très  bien!  répliqua-t-elle  exaspérée...  Je  vous  dé- 
tends de  m'arrèter!.. 

Ils  étaient  l'un  près  de  l'autre,  courant  encore,  mais  à  une  allure 
moins  vive:  elle  le  défiant  du  regard  et  le  menaçant  de  la  voix,  lui 
tenant  toujours  la  bride  et  se  refusant  à  la  lâcher.  En  un  instant, 
devant  cette  ténacité,  M^^de  Groix-Mort  sentit  sa  terreur  se  doubler 
de  toute  sa  haine  ;  elle  se  vit  au  pouvoir  de  celui  qu'elle  redoutait 
et  exécrait.  Elle  voulut  se  dégager,  et,  levant  sa  cravache,  elle 
en  fouetta  avec  rage  la  main  qui  l'empêchait  de  fuir  : 

—  Edmée!  cria-t-il,  —  et,  d'une  brusque  saccade,  coupant  la  bouche 
de  la  jument,  il  l'arrêta  sur  place.  La  jeune  fille,  déplacée  par  la  se- 
cousse, quitta  sa  selle  et  faillit  tomber,  mais  d'un  bras  vigoureux  il 
la  retint.  Etourdie,  les  yeux  obscurcis,  près  de  s'évanouir,  elle  de- 
meura une  seconde  sans  force  et  sans  pensée,  appuyée  à  l'épaule 
de  Fernand ,  se  cramponnant  instinctivement  à  lui.  Sa  chevelure 
noire  s'était  détachée  et  se  répandait  autour  d'elle,  l'enveloppant 
d'un  parfum  pénétrant  et  doux.  Lui  la  regardait,  s'enivrant  de  sa 
beauté,  de  sa  jeunesse,  oubliant  où  il  était,  ce  qu'elle  était,  et,  ne 
comprenant  plus  rien,  si  ce  n'est  que  le  corps  charmant  qui  pal- 
pitait contre  sa  poitrine  était  celui  d'une  femme  adorable,  et  obscu- 
rément adorée.  Il  perdit  la  tête,  ses  lè\res  plongèrent  dans  les 
masses  sombres  de  ces  cheveux  embaumés,  et,  murmurant  de 
vagues  paroles,  il  serra  Edmée  sur  son  cœur. 

Elle  ouvrit  les  yeux,  se  vit  dans  les  bras  de  Fernand,  le  repoussa 
avec  violence,  et,  sautant  à  terre,  se  mit  à  courir  de  toutes  ses 
forces  vers  la  Divonnette,  affolée,  trébuchant  dans  la  traîne  de  son 
amazone,  et  jetant  des  plaintes  inarticulées.  Arrivée  au  parapet  du 
pont,  elle  dut  s'arrêter  :  elle  étouffait.  Elle  s'appuya,  comprimant 
d'une  main  son  cœur  bondissant  d'épouvante  et  de  dégoût.  Il  la 


àO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivit  lentement,  comme  accablé.  Elle  lui  cria  d'une  voix  entre- 
coupée : 

—  Ne  m'approchez  pas  ! 

—  Kdmée!  dit-il,  marchant  toujours,  je  vous  en  supplie!.. 

—  Si  vous  faites  un  pas  de  plus,  je  me  précipite  ! 

Penchée  en  dehors  du  pont,  elle  allait  exécuter  sa  menace.  Il 
s'arrêta.  Ils  restèrent  en  présence,  terrifiés  tous  deux,  lui  de  ce 
qu'il  avait  osé,  elle  de  ce  qu'elle  avait  subi.  Ln  pas  rapide,  dans 
le  taillis,  les  tira  de  leur  stupeur.  La  jeune  fille  eut  une  exclama- 
tion de  joie  en  reconnaissant  Billet,  qui  s'avançait  à  travers  bois, 
selon  sa  coutume.  En  apercevant  W^^  de  Croix-Mort  et  M.  d' Avères, 
la  figure  du  sauvage  se  rembrunit,  et  il  fît  des  enjambées  doubles  : 

—  Oh  !  oh!  serait-ce  vous,  mademoiselle  Edmée,  qui  avez  appelé 
il  n'y  a  qu'un  instant?  demanda-t-il  en  examinant  le  désordre  dans 
lequel  sa  chère  maîtresse  se  présentait.  Et,  comme  Edmée,  craignant 
de  parler,  tant  elle  avait  honte  de  ce  qui  s'était  passé,  ne  répondait 
pas,  il  poursuivit  : 

—  Qu'a-t-il  donc  pu  vous  arriver  à  cheval,  avec  M.  le  baron,  qui 
est  si  bon  cavalier? 

Fernand  reprit  le  premier  son  sang-froid,  et,  voulant  couper  court 
aux  questions  du  garde  : 

—  La  jument  de  M^'"^  de  Croix-Mort  s'est  emportée,  dit-il,  et  a 
failli  la  jeter  dans  la  Divonnette. 

—  La  voilà  bien  tranquille,  à  cette  heure,  fit  le  sauvage,  en  mon- 
trant d'un  regard  la  bête  couverte  de  sueur  qui  tirait  les  feuilles 
des  branches  au  bord  du  chemin.  Pas  moins  qu'elle  est  en  écume. 
C'est-ilen  l'arrêtant  que  vous  vous  êtes  fait  cette  belle  égratignure? 
dit-il  à  Fernand,  dont  la  main  était  zébrée  d'une  balafre  rouge  et 
profonde  comme  un  coup  de  sabre. 

—  Oui,  c'est  en  l'arrêtant,  répondit  Edmée  avec  eflort. 

—  Eh  bien  !  vous  n'y  alliez  pas  de  main  morte  !  fit  IJilIet  avec  un 
accent  tellement  ironique  que  M.  d'Ayères  tressaillit.  Mais  voilà  votre 
che\al  qui  passe  au  droit  du  pont...  Vous  pourriez  remonter  dessus, 
peut-être,  sans  vous  commander,  monsieur  le  baron,  pour  aller 
avertir  au  château...  Car  madame  n'aurait  qu'à  prendre  peur  en 
voyant  mademoiselle  rentrer  si  j)âle...  Je  la  ramènerai  en  tenant  la 
bête  par  la  bride.  Et  ne  craignez  point,  avec  moi  il  ne  lui  arrivera 
ri(  II. 

reriiaiid  lii  un  signo  de  tête,  .sans  parler  ;  il  iravers;i  la  rivière, 
reprit  son  cheval,  et  partit  au  |)elit  trot. 

En  le  voyant  s'éloigner,  M'""  de  Croix-Mort  poussa  un  soupir,  et, 
l)lême,  se  laissa  tomber  sur  une  des  grosses  bornes  qui  flanquent, 
de  chaque  côté,  l'entrée  du  pont.  lUllet  lui  prit  son  mouchoir,  des- 


<yr"     '.:S^, 


:n,  a.j..i   u . 


Msrs  1886  delà  Ibvae  les  Demi  Mondes 


ACTUELLEMENT 

)        06,  Rue  p\  Lazare. 

f^A  PARTIR  DU   15    AVRIL 

II,  Rue  de  Châteaudun 

ÀR^ft^- — - 

Envoi  franco  sur  demande  des  CataMues 
illustrés  Devis  el  Dessins. 


OBSERVATIONS  IMPORTANTES 


Ce  nouveau  Tarif  ne  donne  qu'un  faible  aperçu 
de  notre  fabrication. 

Nous  envoyons,  gratis  et  franco  sur  demande 
affranchie,  les  différents  Fascicules  de  notre  Album 
dénommés  comme  suit  : 

I.  GRILLAGES  &  ACCESSOIRES 

C  O  M  P  R  EN  A  N  T 

Les  Grillages  mécaniques  à  simple  torsion. 

Les  Grillages  mécaniques  à  deux  torsions,'  - 

Les  Grillages  mécaniques  à  trois  torsions,  galva- 
nisés après  fabrication. 

Les  Fils  de  fer,  Raidisseurs,  Clous  doubles,  etc; 

Les  Espaliers  et  Contre-Espaliers  et  leurs  acces- 
soires. Les  Ronces  artificielles,  Cordes  en  fil  de  fer,  etc. 

Clôtures  à  bestiaux,  Clôtures  de  chasses,  de  Parcs, 
de  jardins,  de  Chemins  de  fer,  etc.  Les  Poulaillers, 
Volières,  Cages,  Faisanderies,  Châssis  grillagés, 
Garde-Feux,  et  tous  les  Objets  en  grillages.  Toiles 
métalliques,  Claies  à  passer,  etc.,  etc. 

Enfin,  tous  les  Objets  et  Articles  dans  lesquels 
le  Grillage  est  employé. 

OBSERVATION.  —  Nous  traitons  à  forfait 
pour  toutes  ces  fournitures  ainsi  que  pour  la  pose 
lorsqu'elle  est  nécessaire. 


II.   SERRURERIE  D'ART 

COMPREXAXT    : 

Les  Serres  de  toutes  formes  avec  leurs  accessoires,  tels  que  : 

Chauffage,  Vitrerie,   Claies,   Paillassons,   etc. 

Les  Châssis  de  couches  et  les   Bâches, 

Les  Jardins  d'hiver,   Verandahs,   etc. 

Les   Marquises  en   far. 

Les  Ponts  et  Passerelles   en   fer. 

Grilles  en   fer   plein   en   fer   creux,    en   fer  rustique. 

Grilles   légères  pour  Clôtures   intérieures. 

Balcons  en  fer  et  en  fonte. 

Rampes  d'Escaliers,   Échelles   en  fer, 

Râteliers   en   fer   plein   ou   creux. 

Chenils  et   tous   Ouvrages  en   fer. 

OBSERVATIONS.  —  Nous  étudions  et  nous  envovons 
gratis  et  franco  des  Devis  et  des  Prix  à  forfait  pour  tous 
les  projets  qui  nous  sont  soumis,  et  nous  traitons  également 
à  forfait  pour  toutes  les  fournitures  ci-dessus   et  la   pose. 


m.  AMEUBLEMENTS,  OUTILS 

et     .A.C  c  e  ss  oix*  e  s     ejoiix*     «J  a  i*  ci  i  33.  s 

COMPRENANT    : 

Les  Pompes, 

Les  Tondeuses  de  gazon, 
Bêches,   Râteaux,    Fourches   américaines,  etc.. 
Seaux  en   tôle  et  en   zinc, 
Bordures  de  gazon,    Porte-Parapluies, 
Meubles  de  Jardins,  Tables,  Chaises,  Fauteuils,  Bancs,  etc. 
Carton   bitumé.   Bacs, 
Coupes  en  fonte.   Boules  panoramas, 
Suspensions,   Jardinières, 

Grilles,  Gratte-Pieds,  Arceaux  en  fer  de  toutes  sortes  et  du 
modèle  de  la  Ville,  brevetés  s.  g.  d.  g. 

ARTICLES  DE  CAVES,  Porte-Bouteilles, 
Paniers  à  Bouteilles,   Porte-Fûts,    etc.,   etc. 


E.  BEUZELIN  &  C^  %««  St-'Lamre.  86.  —  Paris. 


TARIF  DES  GRILLAGES 

Mécaniques  à  triple  torsion,  Galvanisés 

MAILLES  DE   13  "»/... 


Pour  Volières 

Parcs  à  Huîtres 

etc. 


N»»  des  Fils 


HAUTEURS 


0.50 


1.65 


Pour  Volières 

et 
Pigeonniers 

Châssis  de  Fenêtres 

et  de 
Combles  vitrés 


N«»  des  Fils 


0.50 


0.90 
1.00 


0.60 

1.05 
1.20 

0.70 

1.25 
1  40 

MA 

HAUTEURS 

0.80  1.00 


l.iO 
1.60 


1.75 
2.00 


LLES  DE   19  "/n 


Pour  Volières 

et 
Faisanderies 


1.20 


2.10 
2.40 


N»'  de»  KiU 

»       5 
•       8 

>       8 


0.50 

0.50 
0.58 


HAUTEURS 

0.60  0.80 


0.70 
0.85 


0.80 
().lt5 
1.15 


1.00 

1 .00 
1.15 
l.iO 


1.20 

1.20 
1.40 


E.  BEUZELIN  &  C^  nue  St-^La^are,  86.  ~  Paris. 

MAILLES  DE  22  "/n  ^ 


Pour  ^À 

Faisanderies 

et 
tous  Châssis 


N»s  des  Fils 


0.50 


0.46 
0.55 


HAUTEURS 
0.65  0.80  1.00 


0.60 

0.70 


0.75 
0.«5 


0.92 
1.05 


i  ..20^ 


1.10 
1.35 


MAILLES  DE  25  ■^t. 


Spéciale 

pour 

Faisanderies 


N""  des  Fils 

.  6 
»  8 
»    10 


HAUTEURS 


0  20 


0.25 


0.33 


0.30 


0.50 


0.38 

0.46 


0.65 


0.50 
0.60 


0.80 


0.60 
0.75 
0.92 


1.00 


0.75 
0.92 
1.15 


1.20 


0.90 
1.15 


1.50 


1.15 
1.40 

»  • 


MAILLES  DE  31  ™/n 


Pour  Poulailliers 

Pigeonniers 

et 

Clôtures 

de  Chasses 


N<»  des  Fils 

l  6 
»  8 
»     10 


0.50 


0.28 
0.38 


HAUTEURS 
0.60  0.80  J.OO 


0.35 
0.45 
0.60 


0.45 
0.60 
0.80 


0.57 
0.75 
!.00 


1.20 


0.90 


E.  BEUZELIN  &  C^  Uue  St-%a^are.  86.  —  Paris. 


MAILLES  DE  34  "'/m 


Spéciale  pour 
Clôture  à  Lapins 

garantissant 

contre  le  passage 

de  ce  gibier 


N»»  des  Fils 

»  6 
»  8 
»    10 


0.50 


0.2/ 
0.33 


0.65 


0.35 
0.43 
0.57 


HAUTEURS 

0.80  4.00 


0.45 
0.53 
0.70 


0.55 
0.66 
0.87 


1.20 


0.65 
0.80 
1.05 


1.50 


0.80 
1.00 
1.30 


Pour  Clôtures 
de  Chasses 


MAILLES  DE  37  ""/n 


N"'  des  Fib 

0      8 
o      10 


0.50 

0.24 
0.28 
0.35 


0.65 

0.31 
0.36 
0.15 


HAUTEURS 
0.80  1.00  1.20 


0.40 
0.44 
0.56 


O.i-H 
0.55 
0.70 


0.58 
0.66 
0.85 


1.50 

• 
0.83 
1.05 


1.83 

» 
1.00 
1.30 


E.  BEUZELIN  &  C^  nue  St-'Lcuare,  86.  —  Paris. 

MAILLES  DE  41   "•/« 


La  plus  employée 

pour 

Clôtures  de  Chasses 

mais 
sans  garantie 

de  passage 
des  Lapereaux 


.N"s  des  Fils 


6 

8 

10 

12 


0.50 


0.18 
0.-24 
0.28 


0.65 


0.23 
0.32 
0.36 


0.80 


HAUTEURS 
1.00        1.20 


0.28 
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O.U 
0.53 


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0..53 
0.72 
0.83 
1.00 


1.83 


0.64 
0.88 
1.00 


2.00 


0.70 
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1.10 
1.32 


MAILLES  DE  51  "An 


jjo»  des  Fils 


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8 

10 

12 


0.50 


0.21 
0.27 


0.65 


0.28 
0.35 


0.80 


0.26 

o.a4 

0.43 

0.50 


HAUTEURS 

.00        1.20 


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0.63 
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1.83 


0.77 


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0.25 


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0.30 
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0.38 
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0.45 
0.60 


1.50 


0.57 
0.75 


1.83 


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LES    DAilES    DE    CROIX-MORT.  41 

cendit  le  tremper  dans  le  courant  et  revint  lui  mouiller  les  tempes. 
Il  parlait  doucement,  lui  tapotant  les  mains  et  lui  donnant  l'assu- 
rance que  «  ça  ne  serait  rien  pour  cette  fois.  » 

—  Seulement,  ajouta-t-il  avec  un  accent  profond,  quand  il  la  vit 
ranimée,  ne  sortez  plus  jamais  seule  avec  cet  homme-là,  car  il  ar- 
riverait malheur  à  vous  peut-être,  à  lui  sûrement. 

—  Mais  Billet,  que  crois-tu  donc?  s'écria  Edmée,  bouleversée  à 
l'idée  que  le  garde  avait  assisté  à  la  scène. 

—  Je  ne  crois  que  ce  que  vous  m'avez  dit,  déclara-t-il.  Mais  je 
vous  avais  aperçue  quand  vous  êtes  sortie  et  je  tournais  dans  la 
coupe  pour  vous  souhaiter  le  bonjour  au  passage...  J'ai  entendu 
votre  voix  quand  vous  avez  crié.  Elle  était  si  effrayante  que  j'ai 
pensé  qu'on  vous  égorgeait...  Alors  j'ai  allongé  mes  jambes...  Et 
voilà!..  C'est  heureux  que  je  vous  aie  trouvée  bien  vive,  encore 
qu'un  brin  effarouchée!.. 

Il  fit  le  gros  dos,  et  remonta  d'un  mouvement  brusque  la  bre- 
telle de  sa  pétoire.  Puis,  prenant  M"''  de  Croix-Mort  par  la  taille,  il 
la  plaça  sur  sa  selle,  et,  tirant  la  jument  derrière  lui,  il  se  dirigea 
vers  le  château.  Sur  le  perron,  M™^  d' Avères,  seule,  attendait  pleine 
d'inquiétude.  En  voyant  sa  fille,  elle  courut  à  elle.  Edmée,  pour 
éviter  un  nouvel  interrogatoire,  prit  un  air  riant,  et  aidée  par  Billet 
sauta  vivement  à  terre. 

—  Tranquillisez -vous,  ma  mère,  dit-elle,  j'ai  eu  plus  de  peur  que 
de  mal... 

—  Grâce  à  Fernand  ! 

—  Oui,  ma  mère,  grâce  à  lui... 

—  Tu  es  un  peu  imprudente,  ma  chérie,  et  ces  chevaux  sont  si 
stupides!..  Décidément  il  ne  faudra  plus  recommencer...  Je  ne 
vivrais  pas,  tout  le  temps  que  tu  serais  dehors. 

Edmée  monta  dans  sa  chambre  et  s'y  enferma.  Là  elle  put  pleu- 
rer à  son  aise  et  soulager  son  cœur  ulcéré.  Toute  la  force  de  carac- 
tère qu'elle  avait  eue  pour  dissimuler  devant  Billet,  et  devant  sa 
mère,  était  tombée,  et  elle  se  sentait  faible  comme  une  enfant. 
L'épouvante  la  prenait,  à  la  pensée  qu'il  allait  falloir  affronter  la  vue 
de  cet  homme,  dont  le  souvenir  la  faisait  trembler.  Se  retrouver  en 
sa  présence,  supporter  son  regard,  non  pas  pendant  quelques  in- 
stans,  non  pas  une  seule  fois,  pour  en  être  après  délivrée  à  jamais; 
non,  mais  s'asseoir  tous  les  jours  avec  lui  à  la  même  table,  dans  le 
même  salon,  le  rencontrer  dans  les  escaliers,  les  couloirs,  seule  à 
seul,  et  être  exposée  peut-être  de  nouveau  à  ses  audaces.  Voilà  ce 
qui  attendait  la  jeune  fille.  Elle  se  tordit  les  mains,  désespérée. 
Était-ce  possible  qu'un  tel  supplice  lui  fût  réservé? 

Elle  chercha  ardemment  le  moyen  de  s'y  soustraire,  et  ne'réus- 
sit  pas  à  le  découvrir.  N'étaient-ils  pas  rivés  à  une  même  chaîne 


42  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

indestructible  :  celle  de  la  famille?  Sa  mère  était  là,  qui  les  rap- 
prochait implacablement.  11  était  l'époux,  et  elle  était  la  fille.  L'éloi- 
gncment  de  l'un  ou  de  l'autre,  telle  était  la  seule  solution.  Une  rup- 
ture nette  et  irréparable  des  liens  qui  les  attachaient?  Mais  comment 
amener  cette  rupture  sans  briser  le  cœur  de  sa  mère?  Quel  coup  à 
lui  porter  que  la  dénonciation  de  celui  par  qui  elle  avait  déjà  tant 
souflért!  Oh!  tout  plutôt  que  d'apprendre  une  telle  infamie  à  la 
pauvre  femme!  D'ailleurs  comment  la  lui  apprendre,  de  quels 
termes  user  pour  expliquer  cette  monstruosité,  dont  la  pensée 
seule  lui  soulevait  le  cœur?  Et,  reprise  de  colère,  Edmée  rêvait  des 
vengeances  atroces  pour  punir  le  misérable.  La  bouche  crispée  par 
un  sourire  de  haine,  les  yeux  méchans  sous  ses  sourcils  noirs,  elle 
regrettait  de  n'avoir  pas  eu  à  sa  portée  une  arme  pour  châtier 
l'infamie  surplace,  en  foudroyant  l'infâme.  Mais  il  vivait!  Et  pour 
se  défendre  contre  lui  elle  se  heurtait  à  mille  difficultés.  La  seule 
ressource  qui  lui  restât  était  de  quitter  la  maison, pour  se  réfugier 
dans  un  couvent,  ou  d'amener  sa  mère  à  repartir  pour  Paris. 

Le  couvent?  Sous  quel  prétexte?  On  la  savait  peu  pratiquante. 
Inventer  subitement  une  vocation  r«^ligieuse,  c'était  bien  invrai- 
semblable. Et  à  quels  commentaires,  à  quelles  suppositions,  à  quels 
commérages  n'allait-elle  pas  donner  prise?  Une  fille  de  son  âge 
renonçant  brusquement  au  monde,  ne  serait-ce  pas,  pour  le  moins, 
la  preuve  qu'elle  souff'rait  d'un  amour  contrarié,  ou  qu'elle  était 
malheureuse  chez  sa  mère? 

C'était  sa  vie  livrée  à  la  curiosité  publique.  Déjà  elle  entendait 
les  propos  de  tous  ces  oisifs  qui  avaient  défilé,  pendant  l'automne, 
à  Croix  Mort.  Quel  aliment  pour  leurs  caquetages  mondains!  Et  du 
reste,  au  couvent,  elle  y  serait  morte.  La  vie  claustrale,  les  cellules 
nues  et  froides,  les  adorations  prolongées  dans  les  chapelles,  le 
bercement  des  orgues,  les  cantiques  béatement  chantés,  toute  cette 
pompe  solennelle  et  vide  du  culte  la  glaçait  d'avance.  Elle  ne  pour- 
rait pas  s'y  plier,  et  dans  la  pieuse  maison  elle  entrerait  avec 
une  âme  révoltée. 

Alors  quoi?  Obtenir  de  Fernand  qu'il  rentrât  sur-le-champ  à 
Paris,  lui  demander  ce  départ  comme  une  grâce?  Se  faire  suppliante, 
quand  elle  aurait  du  se  montrer  implacable?  Quelle  amortiune  et 
quelle  honte  1 

La  cloche  du  dîner,  retentissant  à  ses  oreilles  comme  uu  glas 
sinistre,  la  troubla  dans  ses  orageuses  méditations.  L'instant  était 
arrivé  de  se  composer  un  visage  de  marbre,  pour  supjwrter  les  re- 
gards de  l'être  abhorré.  Elle  raffermit  son  cœur  tremblant,  et,  irré- 
solue quanta  l'avenir,  mais  décidée  quant  au  présent,  elle  descen- 
dîL 

Sa  mère  lui  demanda  anectueusemenl  si  elle  <uil  remise  de  ses 


LES    DAMES    DE    CROIÎ-MORT.  43 

émotions.  Lui,  ne  dit  pas  un  mot,  et  ne  leva  point  les  yeux  sur  elle. 
Il  demeura  sombre  et  absorbé  pendant  tout  le  repas.  M^^  d' Avères, 
sans  se  douter  des  précipices  qu'elle  côtoyait,  le  plaisanta,  en  riant 
sur  son  mutisme,  disant  qu'il  était  dans  ses  lunes.  Il  répondit 
évasivement,  sembla  faire  effort  pour  vaincre  sa  torpeiu*,  mais  ne 
put  y  parvenir.  Aussitôt  sorti  de  table,  il  disparut  sur  la  terrasse, 
et  se  mit  à  fumer  en  marchant  à  grands  pas,  suivant  son  habitude. 
Edmée  le  voyait,  la  tête  basse,  passer  et  repasser  devant  la  fenêtre. 
A  quoi  pouvait-il  penser?  A  quelles  monstrueuses  espérances  se 
livrait-il?  Il  paraissait  courbé  comme  sous  un  poids  trop  lourd  : 
jcelui  de  son  infamie.  Il  l'était  en  effet.  Cette  surprise,  plus  rapide 
que  la  foudre,  qui  avait  mis,  pendant  un  instant,  AF''  de  Croix-Mort 
dans  ses  bras,  avait  déchiré  le  voile  qui  depuis  un  mois  envelop- 
pait son  esprit. 

Des  sentimens  divers  se  heurtèrent  en  lui.  Il  éprouva  de  la 
pitié,  de  la  honte,  de  la  colère,  mêlées  à  une  sorte  de  volupté 
atroce.  Il  se  dit  qu'il  était  dénaturé,  et,  en  même  temps,  il 
pensa  qu'Edmée  était  adorable.  Il  se  condamna  et  s'excusa 
à  la  fois.  Un  conflit  terrible  se  produisit  entre  ses  remords  et  ses 
désirs.  Tout  ce  qui  restait  de  pur  et  de  généreux  en  lui  se  révol- 
tait, et  tout  ce  que  la  vie  mauvaise  qu'il  avait  menée  y  avait  déve- 
loppé de  malsain  et  de  pervers,  cédait  à  une  épouvantable  ivresse. 
Le  bon  et  le  mauvais  ange  se  disputaient  encore  cette  âme  troublée 
et  combattaient  à  armes  égales.  Une  parole  émue  prononcée  par 
Edmée,  une  larme  chaste  coulée  de  ses  yeux,  pouvaient,  à  cette 
heure  décisive,  faire  tomber  à  genoux,  repentant  et  terrassé,  ce 
malheureux,  flottant,  sans  volonté,  entré  ses  vertus  natives  et  ses 
vices  acquis. 

Il  rentra  au  bout  de  vingt  minutes  grelottant  de  fièvre  plutôt 
que  de  froid,  et  vint  se  placer  près  de  la  cheminée,  les  yeux  bais- 
sés, avec  l'attitude  d'un  condamné  qui  attend  l'exécution  de  son 
arrêt.  M'^'  de  Croix-Mort  était  assise  près  de  sa  mère  devant  la 
table,  travaillant,  et  son  aiguille  tremblait  dans  ses  doigts,  pen- 
dant que  son  cœur  battait  à  gros  coups  dans  sa  poitrine.  M™""  d' Avères, 
depuis  quelque  temps,  avait  la  manie  de  ne  pas  pouvoir  rester  plus 
d'une  heure  sans  bouger,  prétendant  que  l'immobilité  prolongée 
lui  donnait  des  fourmis  dans  les  jambes.  Fernand  connaissait  cette 
particularité,  et  il  guettait  le  moment  où  Régine,  pour  se  dégour- 
dir, ferait  un  petit  tour  dans  la  galerie  voisine. 

Edmée  frémit  en  voyant  sa  mère  se  lever.  Elle  comprit  qu'elle 
allait  rester  seule  et  fut  sur  le  point  de  sortir  à  sa  suite.  Fernand 
fit  un  mouvement  rapide  pour  l'en  empêcher,  et  comme  elle  allait 
crier,  terrifiée  : 

—  Je  vous  en  suppUe,  Edmée,  dit-il,  sur  le  ton  de  la  prière,  ne 


hh  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

VOUS  éloignez  pas...  Il  faut  que  je  vous  parle,  et  si  je  n'y  parviens 
pas  ce  soir,  je  sens  que  c'est  fini  à  jamais. 

—  Que  voulez-vous  donc?  demanda-t-elle,  en  reprenant  un  peu 
de  fermeté. 

—  Rien  que  votre  pitié... 
Elle  le  foudroya  du  regard. 

—  Méritez-vous  autre  chose  que  du  mépris? 

—  Vous  me  haïssiez  déjà,  dit-il  douloureusement,  ce  sera  donc 
à  peu  près  la  même  chose. 

—  Quels  sentimens  autres  pouvais-je  avoir,  reprit-elle  avec  em- 
portement, pour  vous,  qui  avez  apporté  ici  le  trouble,  et  la 
crainte?  Avant  de  vous  connaître,  ma  mère  était  bien  portante, 
paisible,  heureuse.  Elle  est  maintenant  malade,  soucieuse  et  déso- 
lée. Moi  je  n'avais  ni  chagrins  ni  inquiétudes,  vous  m'avez  fait  con- 
naître les  tristesses  et  les  amertumes.  Et  ce  n'était  pas  assez,  vous 
avez  su  vous  rendre  à  ce  point  odieux,  que  je  ne  vais  point  oser 
vivre  dans  cette  maison,  qui  porte  mon  nom,  si  vous  ne  la  quittez 
pour  n'y  plus  revenir. 

Le  sang  monta  au  visage  de  Fernand,  et  sa  pâleur  se  marbra  de 
taches  rouges. 

—  N'ai-je  donc  rien  à  attendre  de  vous  que  de  la  violence  et  de 
la  colère  ?  fit-il.  Je  suis  horriblement  malheureux.  Je  souiïre  plus 
qu'il  ne  m'est  possible  de  le  dire.  Si  vous  saviez  ce  que  j'éprouve 
pour  vous  !  C'est  plus  que  de  l'attachement,  c'est  une  adoration 
surhumaine.  Dites-moi  une  parole  moins  dure  !  Laissez-moi  espé- 
rer que  vous  me  pardonnerez  ! 

La  figure  d'Edmée  prit  une  expression  de  haine  implacable,  et 
les  dents  serrées,  les  yeux  étincelans,  elle  cria: 

—  Jamais  ! 

—  Vous  avez  tort,  murmura  Fernand  d'une  voix  sourde  ;  avec 
un  peu  de  bonté  vous  feriez  de  moi  ce  que  vous  voudriez. 

—  Je  veux  ne  rien  faire  de  vous,  reprit  M"'  de  Croix-Mort  avec 
fureur; je  veux  ne  plus  vous  voir,  ne  plus  vous  entendre  !  Je  don- 
nerais ma  vie  de  bon  cœur  pour  pouvoir,  d'un  mot,  vous  anéantir. 
Si  vous  n'êtes  pas  le  dernier  des  misérables  et  des  lâches,  partez 
demain,  emmenez  ma  mère  et  ne  reparaissez  jamais  devant  moi  !.. 
\  consentez-vous? 

11  agita  la  tète  en  riant  d'un  rire  sinistre,  comme  s'il  devenait 
fuu,  et  répéta  lugubrement  : 

—  Vous  avez  tort  I 

—  C'est  bien  î  dit  Kdmée  avec  énergie,  puisque  je  n'ai  pu  réveil- 
ler en  vous  un  dernier  reste  d'honneur,  je  n'ai  plus  qu'à  faire 
ap|)el  à  votre  prudence.  Je  vous  préviens  donc  que  je  me  défen- 
drai contre  vous,  comme  si  j'avais  aiïaire  à  un  bandit,  et  je  vous 


LES   DAMES   DE  CROIX-MORT.  45 

déclare  qu'à  partir  de  cet  instant,  si  vous  osez  seulement  m'adres- 
ser  la  parole,  je  vous  soufflette  devant  ma  mère  ! 

Le  pas  de  M"®  d' Avères,  qui  revenait,  se  fit  entendre.  Elle  fre- 
donnait avec  abandon,  sans  un  soupçon  de  l'horrible  scène  qui  avait 
lieu  à  quelques  pas  d'elle,  de  l'autre  côté  de  la  porte.  Edmée 
n'honora  même  pas  Fernand  d'un  suprême  regard  de  menace,  et 
embrassant  sa  mère,  elle  se  retira  dans  son  appartement. 

XII. 

A  partir  de  ce  jour,  elle  se  tint  sur  ses  gardes.  C'était  la  guerre, 
et  elle  était  décidée  à  la  soutenir  avec  toute  la  violence  qui  était 
en  elle.  Moins  emportée,  plus  adroite,  elle  eût  pu,  comme  Fernand 
le  lui  avait  dit,  obtenir  beaucoup  de  lui.  Elle  serait  arrivée  à  le 
dominer  et  à  le  dompter.  Mais  elle  avait  agi  dans  le  sens  où  la 
poussait  sa  nature.  Elle  subissait  ainsi  les  conséquences  fatales  de 
son  caractère  indépendant,  fier  et  ombrageux.  Lorsqu'elle  était  enfant, 
déjà,  elle  n'avait  pas  su  captiver  sa  mère  par  des  douceurs  et  des 
tendresses.  Elle  s'était  montrée  sauvage,  froide,  réservée  et  avait 
détourné  d'elle  la  frivole  et  sentimentale  Régine.  Au  moment  du 
mariage,  elle  s'était  révoltée  et  avait  lutté  avec  une  hardiesse  inat- 
tendue. Maintenant,  par  son  implacable  rigueur,  elle  achevait  de 
pousser  dans  la  mauvaise  voie  un  insensé,  qu'un  élan  de  chaude  et 
miséricordieuse  générosité  pouvait  ramener  au  bien. 

Elle  eut  cependant  des  accès  de  désespoir  affreux.  Enfermée 
toute  la  journée  dans  son  «  laboratoire,  »  elle  n'avait  plus  le  goût 
du  travail  et  ne  touchait  point  à  ses  pinceaux.  Étendue  sur  un 
divan,  les  yeux  fixes,  elle  tournait  et  retournait,  sous  toutes  ses  faces, 
son  horrible  situation,  sans  arriver  à  une  solution  favorai>!e.  Tou- 
jours devant  elle,  comme  un  insurmontable  obstacle,  se  trouvait 
sa  mère,  à  qui  elle  voulait,  tant  que  ce  serait  possible,  épargner 
l'écrasante  révélation  de  leur  malheur  commun. 

Elle  n'avait  découvert  que  ce  moyen  de  défense  :  la  claustration. 
Elle  descendait  pour  déjeuner,  pour  dîner,  et,  après  chaque  repas, 
remontait  s'enfermer.  A  l'abri  derrière  un  verrou,  elle  respirait.  Mais 
ce  parti-pris  d'isolement  devait  fatalement  étonner  et  inquiéter 
Régine.  Brusquement  la  jeune  fille  cessait  de  paraître  au  salon, 
n'adressait  plus  la  parole  à  M.  d'Ayères,  après  s'être  laissée  aller, 
avec  lui,  à  une  intimité  amicale.  11  y  avait  là  matière  à  réflexions, 
et  Edmée  pleine  d'angoisse  prévoyait  que  sa  mère  les  ferait. 

Très  heureusement  ce  fut  à  Fernand  que  Régine  demanda  d'a- 
bord des  éclaircissemens.  En  proie  à  une  irritation  qu'il  avait  été 
obligé  de  dissimuler,  celui-ci  ne  sut  pas  garder  son  sang-froid,  H  se 
répandit  en  plaintes  araères  sur  l'existence  misérable  qu'il  menait, 


46  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

entre  une  femme  vaine  et  évaporée,  et  une  fille  revêche  et  muette. 
II  maudit  le  temps  qui  était  sombre,  le  château  qui  était  lugubre, 
et  se  montra  si  accablé  que  Régine,  désolée,  lui  proposa  do  retour- 
ner, dès  le  lendemain,  à  Paris.  Elle  croyait  lui  complaire.  Mais 
il  refusa  aigrement.  Elle  ne  sut  que  pleurer,  et  redoubla  par 
ses  larmes  l'exaspération  dont  il  lui  cachait  les  véritables  causes. 
Il  fut  brutal,  lui  parla  durement,  et,  la  voyant  s'éterniser  dans  ses 
excuses  et  ses  lamentations,  il  la  quitta,  blême  de  colère,  pour  ne 
pas  céder  à  l'envie  folle  de  lui  faire  du  mal. 

Alors  M'"®  d'Ayères  s'adressa  à  Edmée  et  la  questionna  sur  les 
motifs  de  sa  soudaine  sauvagerie.  La  jeune  fille  joua  l'étonnement  : 
elle  prétendit  ne  pas  comprendre  les  observations  de  sa  mère.  Elle 
était  comme  à  l'ordinaire.  Peut-être,  ayant  un  travail  qui  l'intéres- 
sait beaucoup,  se  mêlait-elle  un  peu  moins  que  par  le  passé  à 
la  yie  commune.  Mais  si  chacun  dans  le  château  savait  s'occuper 
comme  elle,  il  n'y  aurait  point  de  désœuvrement,  partant  point 
d'ennui.  Sa  ressource  à  elle  était  la  peinture.  M.  d'Ayères  avait  la 
chasse  et  la  promenade.  De  quoi  se  plaignait-il  ? 

Elle  s'exprima  avec  une  modération  et  un  tact  extrêmes,  fai- 
sant effort  pour  se  maîtriser  et  ne  pas  laisser  échapper  les  brû- 
lantes paroles  qui  lui  montaient  aux  lèvres.  Elle  parvint  à  trom- 
per les  inquiétudes  de  sa  mère  et  à  lui  donner  la  conviction 
que  les  fermens  de  discorde  ne  venaient  point  d'elle.  Alors 
Régine  n'hésita  plus,  et  cessant  toute  dissimulation,  elle  ouvrit 
son  cœur  à  sa  fille.  Elle  lui  confia  le  tourment  que  lui  causait 
la  farouche  tristesse  de  Fernand.  Elle  lui  laissa  entrevoir  un  coin 
du  mystérieux  abîme  de  douleurs  où  son  cœur  était  plongé  ;  elle 
supplia  Edmée  de  l'aider  à  s'assurer  non  pas  le  bonheur,  mais  un 
peu  de  tranquillité.  C'était  sa  jeune  figure  qui  était  le  charme  du 
foyer.  Depuis  qu'elle  s'en  éloignait,  tout  devenait  maussade  et  dé- 
solé. Elle  lui  demanda,  comme  une  preuve  de  sa  tendresse,  de  vivre 
un  peu  moins  à  l'écart,  disant  que  tout  en  irait  mieux  à  l'instant 
môme.  M""  de  Croix-Mort,  sans  sourciller,  s'entendit  adresser 
cette  formidable  requête.  Ainsi,  il  fallait  qu'elle  s'offrît  en  appât 
à  celui  qu'elle  fuyait  de  toutes  les  forces  de  sa  chasteté  offensée. 
Et  cela  par  amour  filial.  Le  cœur  soulevé  de  dégoût,  mais  le  front 
calme,  elle  consentit.  Elle  reçut,  avec  une  âpre  joie,  les  caresses  d«' 
sa  mère,  pénétrée  de  reconnaissance,  ot  pour  ménager  la  sécurité  de 
la  pauvre  femme,  elle  risqua  de  compromettre  la  sienne. 

Sa  réappirilion  au  salon  détendit  les  nerfs  crispés  de  Fernand. 
Un  fugitif  rayon  de  joie  éclaira  son  front.  Il  ne  pouvait  rien  espérer, 
mais  il  était  heureux  de  revoir,  même  froide  et  menaçante,  celle  à. 
qui  il  pensait  sans  cesse.  Il  s'asseyait  loin  d'elle,  prenait  un  livre 
dont  il  tournait  lentement  les  feuillets,  puis  il  renversait  la  uMc  peu 


LES    DA3iES    DE   CROIX-MORT.  h7 

4  peu  sur  le  dossier  de  son  siège,  et  feignait  de  s'endormir.  Mais 
il  était  bien  éveillé,  et  Edmée  sentait  ses  yeux  qui  pesaient  sur 
elle,  fixes  et  persistans  comme  l'idée  qui  l'obsédait.  Plusieurs  fois. 
dans  la  glace  de  sa  table  à  ouvrage,  sans  qu'il  pût  s'en  douter,  elle 
l'avait  furtivement  observé,  et  l'expression  de  son  visage  l'avait 
elïrayée.  Il  ne  la  perdait  pas  de  vue  un  instant,  son  regard  la  sui- 
vait, l'enveloppait  et,  par  momens,  semblait  la  caresser. 

L'existence  de  iF^  de  CroLx-Mort  devint  réellement  intolérable. 
Elle  ne  cessait  de  craindre,  sans  savoir  exactement  quoi.  Transes 
continuelles  et  vagues,  que  tout  faisait  naître  et  alimentait.  Quand, 
par  hasard,  en  descendant  l'escalier,  elle  entendait  derrière  elle  un 
pas,  elle  s'élançait,  sautant  les  marches  pour  être  plus  tôt  arrivée, 
au  risque  de  se  rompre  les  jambes.  Il  y  avait,  dans  le  couloir  du 
premier  étage,  entre  sa  chambre  et  le  palier,  un  recoin  sombre 
devant  lequel  elle  ne  passait  jamais  sans  qu'une  horrible  peur  lui  fît 
perler  la  sueur  au  front.  Un  homme  aurait  pu  facilement  s'y  cacher, 
et  elle  redoutait  toujours  d'en  voir  sorth*  Fernand,  comme  une 
apparition  terrible.  La  nuit,  pendant  ses  longues  insomnies,  l'oreille 
tendue,  elle  percevait  des  bruits  furtifs,  des  frôlemens  suspects 
dans  la  galerie  qui  longeait  son  appartement.  Elle  retenait  sa  res- 
piration pour  mieux  écouter  et,  derrière  sa  porte,  elle  croyait  dis- 
tinguer le  murmure  de  vagues  soupirs.  Avant  de  se  coucher,  elle 
prenait  la  précaution  de  regarder  si  le  verrou  ou  la  serrure  de 
sa  porte  n'avaient  pas  été  dévissés.  Elle  appréhendait  tout,  et 
prenait  ses  précautions,  prête  à  se  défendre,  s'il  le  fallait,  jusqu'à 
la  mort. 

Cependant,  malgré  tout  son  courage,  elle  ne  vivait  plus,  et  com- 
mençait à  maigrir  et  à  changer.  Cette  continuelle  tension  d'esprit 
sur  un  sujet  aussi  affreux  était  la  plus  douloureuse  des  tortures. 
Dissimuler,  mentir  et  se  défier,  elle,  la  loyauté,  la  franchise  et  la 
confiance  mêmes  ;  ne  valait-il  pas  mieux  un  éclat  qui  mît  fin  à  cette 
lutte  sourde  et  basse?  Mais  quand  cette  terminaison,  allégeante  et 
effroyable  à  la  fois,  se  produirait-elle?  Le  mois  de  décembre  com- 
mençait, et  il  n'était  pas  question  de  départ.  Faudrait-il  passer 
tout  l'hiver  à  supporter  ce  blocus,  hideux? 

Les  seuls  instans  de  répit  que  connût  Edmée,  le  bon  curé  les  lui 
procurait  en  venant  dîner  le  dimanche.  En  sa  présence,  elle  se  ra- 
nimait, le  sourire  reparaissait  sur  ses  lèvres  pâlies  et  ses  yeux  re- 
prenaient leur  expression  calme  et  candide.  Plusieurs  fois  déjà  elle 
s'était  sentie  entraînée  à  tout  lui  confier.  C'eût  été  un  tel  soulage- 
ment pour  elle  de  s'épancher  dans  le  cœur  de  ce  vieillard  qui  l'ai- 
mait si  tendrement!  Alors  elle  l'emmenait  sur  la  terrasse  la  voLx 
tremblante,  la  démarche  fébrile,  et  à  mesure  que  l'instant  de  par- 
ler approchait,   son   pas   se  ralentissait,  sa  parole  devenait  traî- 


48  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

liante.  Elle  avait  honte,  comme  si,  de  cette  passion  dont  elle 
était  l'objet,  quelque  chose  d'infamant  eût  rejailli  sur  elle.  Le  brave 
homme  lui  disait  : 

—  Qu'avez -vous,  ma  chère  demoiselle?  Vous  êtes  agitée?.. 
Est-ce  que  tout  ne  va  pas  à  votre  gré?  Il  y  a  quelque  temps  que 
vous  ne  m'avez  fait  la  laveur  de  venir  me  prendre,  pour  courir  les 
chemins. 

Elle  répondait  évasivement,  pensant  à  autre  chose  qu'elle  ne 
pouvait  pas  encore  se  décider  à  dire,  et  retenant  les  mots  de  cet 
horrible  aveu  qui  devaient  lui  brûler  les  lèvres  au  passage.  Enfin,  un 
jour,  son  cœur  trop  plein  éclata  en  sanglots  convulsifs,  qui  cau- 
sèrent au  vieillard  une  stupéfaction  énorme.  Devant  cette  enfant, 
qui  avait  pris  son  bras  pour  ne  point  tomber,  et  qui  suffoquait,  se- 
couée par  une  crise  nerveuse,  il  resta  effaré,  les  yeux  ronds,  bal- 
butiant : 

—  Ma  fille,  ma  chère  petite!..  Voyons  Edmée,..  qu'y  a-t-il? 
Dois-je  appeler  M'"'  votre  mère?.. 

>r'*  de  Croix-Mort  retrouva  son  énergie  pour  lancer  un  «  non  »  tel- 
lement net,  que  le  curé  pressentit  quelque  mystérieuse  et  terrible 
aventure.  Le  prêtre,  instantanément,  reparut  tout  entier,  ferme  et 
grave,  avec  des  paroles  encourageantes  et  miséricordieuses  à  la 
bouche,  prêt,  au  nom  de  son  divin  Maître,  à  consoler  ou  à  ab- 
soudre. Ils  descendirent  lentement  jusqu'au  bord  de  la  pièce  d'eau 
et  s'arrêtèrent  sur  le  banc  de  l'embarcadère.  Les  bateaux,  au  bout 
de  leur  chaîne,  se  balançaient,  pleins  de  feuilles  tombées  des  saules 
de  la  rive.  Les  cygnes  nageaient,  sauvages  et  fiers,  à  la  surface  des 
eaux.  Edmée  se  rappela  avec  tristesse  le  jour  où  elle  les  avait 
regardés,  prenant  la  résolution  de  rester,  comme  eux,  isolée  et 
sévère,  dans  sa  mélancolique  pureté.  JN 'était-elle  pas  en  quelque 
sorte  atteinte,  cette  pureté,  par  les  désirs  dégradans  qu'elle  sen- 
tait s'agiter  autour  d'elle?  Des  larmes  coulèrent  de  nouveau  sur  ses 
joues,  et  le  bon  curé  se  demanda  avec  épouvante  si  une  telle  dou- 
leur pouvait  être  contenue  dans  un  cœur  innocent. 

—  Dites-moi  tout,  mon  enfant,  fit-il  en  étouffant  un  soupir.  Ici, 
comme  au  confessionnal,  vous  pouvez  être  sûre  du  secret... 

Edmée  devina  le  soupçon  qui  se  glissait  dans  l'esprit  de  son 
ami;  elle  rougit,  leva  sur  lui  des  yeux  pleins  de  candeur,  et, 
reprenant  un  peu  de  courage  : 

—  C'est  un  conseil  que  j'ai  à  vous  demander,  mon  père,  dit-elle, 
et  non  une  confession  que  j'ai  à  vous  faire...  Je  ne  me  re|)roche 
rien...  Et,  si  vous  me  voyez  si  troublée,  c'est  (pi'à  bout  de  réso- 
lution, je  ne  sais  à  quoi  me  retenir  et  vers  qui  me  tourner. 

Et  tout  d'un  trait,  sans  hésiter,  sans  faiblir,  avec  une  clarté 
terrible,  elle  révéla  au  vieillard  l'effroyable  vérité.  Il  l'écoula  dans 


LES    DAAIES    DE    CROIX-MORT.  49 

un  silence  accablé.  Lui,  le  confident  de  toutes  les  pensées  mau- 
vaises et  de  toutes  les  actions  coupables,  il  n'avait  point  osé  pres- 
sentir un  si  désespérant  et  si  redoutable  mystère.  Que  dire  à  cette 
enfant,  doublement  frappée,  puisqu'à  sa  propre  injure  s'ajoutait 
celle  de  sa  mère?  Que  risquer  pour  la  défendre  et  la  préserver?  Il 
resta  en  proie  à  une  torpeur  pleine  d'angoisses,  pendant  laquelle  il 
crut  entendre  des  rires  de  démons  narguant  le  ciel,  et  triomphant 
déjà  de  l'œuvre  infâme  commencée. 

—  Notre  misérable  humanité  a  la  faute  pour  point  de  départ,  et 
le  crime  souille  son  origine,  dit-il  enfin,  d'une  voix  triste.  Le  mal 
est  en  nous,  et  nous  n'y  succombons  que  trop  aisément.  Mais  il  y  a 
des  degrés  dans  l'impureté,  et  je  ne  pensais  pas  qu'un  homme  pût 
descendre  si  bas...  Pauvre  enfant!  Combien  je  vous  plains  pour  un 
tel  malheur,  et  combien  je  vous  admire  pour  tant  de  courage  !  Vous 
êtes  vraiment  une  sainte,  et  l'iniquité  se  trouvera  désarmée  devant 
vous. 

Il  fut  pris  d'attendrissement,  et,  serrant  le  bras  de  la  jeune  fille 
avec  force  : 

—  Il  est  impossible  que  le  ciel  vous  abandonne.  Il  y  a,  soyez-en 
sûre,  des  obstacles  suprêmes  que  Dieu  sait  susciter  à  propos.  Nous 
l'implorerons  de  tout  notre  cœur  et  il  vous  défendra,  ma  chère  et 
douce  enfant...  Mais  il  ne  faut  pas  compter  exclusivement  sur  la 
Providence...  Je  serais  un  fou,  si  je  ne  vous  engageais  point  à 
prendre  des  mesures  de  sûreté...  Vous  savez  combien  je  vous 
aime,  je  crois  pouvoir  vous  servir  autrement  qu'en  priant  pour 
vous...  N'êtes -vous  pas  d'avis  qu'il  faudrait  ou\Tir  les  yeux  à 
M™®  d'Ayères?..  Voulez-vous  que  je  lui  parle?.. 

ilais  Edmée,  qui  prenait  tant  de  précautions  depuis  si  longtemps 
pour  tout  cacher  à  la  baronne,  supplia  le  curé  de  n'en  rien  faire. 

—  Ne  pensez-vous  pas,  cependant,  qu'elle  puisse  vous  prêter  un 
secours  efficace? 

—  Non,  je  n'ai  aucun  secours  à  attendre  d'elle.  Je  la  connais  si 
faible  et  si  facile  à  démoraliser!  Par  ce  malheureux,  elle  a  déjà 
bien  souffert  sans  se  révolter.  Je  ne  puis  pas  vous  dire  tout  ce  que 
j'ai  surpris  ou  deviné,  pendant  les  deux  mois  d'agitations  et  de 
fêtes  qui  ont  précédé  ces  tristes  semaines...  On  ne  se  défiait  pas 
de  moi...  On  parlait  et  on  agissait  sans  se  gêner.  Si  vous  sanez 
que  d'humiliations  et  d'outrages  a  subis  ma  pauvre  mère!..  Parmi 
ces  femmes  qui  ^^vaient  sous  son  toit,  s'asseyaient  à  sa  table,  la 
cajolaient,  l'embrassaient,  il  s'en  trouvait  qui  avaient  été,  ou  étaient 
ses  rivales...  J'ai  honte  d'avoir  à  répéter  de  telles  choses...  Mais  on 
en  plaisantait  ouvertement.  Et  elle,  monsieur  l'abbé,  ne  l'ignorait 
•pas,  j'en  suis  sûre,  car  il  y  avait  des  jours  où  elle  dévorait  la  den- 

TOMB  LXUT.  —  1886.  4 


50  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

telle  de  son  mouchoir,  en  affectant  de  sourire...  Et  elle  endurait 
tout!  Que  voulez-vous  qu'elle  fasse  pour  moi,  n'ayant  rien  su  faire 
pour  elle?  Non!  non!  Je  lui  épargnerai  cette  torture...  Je  respec- 
terai sa  dernière  illusion,  et  je  ne  lui  apprendrai  ce  qui  se  passe 
que  le  jour  où,  pour  moi,  il  n'y  aura  plus  de  refuge  que  dans  ses 
bras. 

Ils  se  turent  l'un  et  l'autre,  réfléchissant  laborieusement.  Le 
prêtre  admirait  le  courage  de  cette  enfant,  et,  les  yeux  troubles, 
cherchait,  autour  de  son  beau  front,  le  nimbe  d'or  qu'on  voit  aux 
vierges  martyres. 

—  Et  à  lui,  voulez-vous  que  je  lui  parle?  reprit-il.  Qui  sait  si,  à 
la  pensée  que  je  connais  son  détestable  dessein,  il  ne  rougira  pas 
de  lui-même?..  Les  yeux  d'un  honnête  homme  sont  un  bit-n  puis- 
sant miroir...  Dans  les  miens,  il  se  verra  pervers  et  haïssable,  et 
peut-être  s'amendera-t-il  ? 

Edmée  hocha  la  tête  d'un  air  de  doute  : 

—  Essayez,  mon  père,  dit-elle,  quoique  je  n'espère  pas  que  vous 
réussissiez.  Si  je  me  suis  confiée  à  vous  aujourd'hui,  c'est  que  je  me 
sentais  à  bout  de  forces.  Vous  m'avez  toujours  témoigné  de  l'affec- 
tion, et  vous  m'avez  connue  si  petite,  si  tranquille  et  si  heureuse, 
que  j'ai  pensé  que  vous  me  prendriez  en  pitié... 

—  Ah!  chère  enfant  du  bon  Dieu,  s'écria  le  vieillard  en  pleu- 
rant, que  ne  puis-je  détourner  sur  moi  toute  votre  peine,  et  vous 
rendre  la  paix  et  l'espérance  !  J'offrirais  avec  joie  ce  sacrifice  à  mon 
Maître.  Je  lui  demanderai  de  m'inspirer  des  paroles  convaiucantes. 
Et,  demain  matin,  quand  vous  me  verrez  arriver, partez,  allez  m'at- 
tendre  à  lacure...  Dès  que  l'entretien  aura  pris  fin,  je  viendrai 
vous  y  retrouver...  Jusque-là,  ayez  confiance... 

Lentement,  sans  parler  davantage,  ils  se  levèrent  et  regagnèrent 
le  château,  s'efforçant  d'imposer  à  leur  visage  soucieux  un  masque 
d'indifférence. 

Dans  le  jardin  du  presbytère,  Edmée,  le  lendemain,  se  prome- 
nait tristement.  Elle  suivait  les  j)lates  -  bandes ,  veuves  de  leurs 
fleurs,  que  le  bedeau,  en  même  temps  fossoyeur,  cultivait  avec  la 
même  bêche  qui  lui  servait  à  creuser  les  tombes.  Au  fond,  adossée 
au  mur  du  cimetière,  s'arrondissait  une  tonnelle  à  laquelle,  en  été, 
une  vigne  vierge  grimpait,  étalant  ses  feuilles  pourprées.  lîien  sou- 
vent la  jeune  fille  s'était  assise  là,  avec  le  vieux  verrier  son  maître, 
qui  rcîposait  maintenant  sous  le  gazon  vert ,  à  côté  de  l'église  qu'il 
avait  restaurée  et  embellie.  Pendant  qu'ils  causaient,  le  vieillard 
racontait  à  l'enfant  quelque  histoire  naïve,  le  curé  marchait  à 
l'ombre  i\u  njur,  lisant  son  bréviaire.  Que  d'heures  paisibles  s'étaient 
écoulées  aiasi,  bien  lointaines  déjà!  Heureux  souvenirs,  cliers  à  se 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  51 

rappeler,  remplacés  maintenant  par  d'autres  qui  lui  serraient  le 
cœur. 

Elle  s'arrêta  sous  le  berceau,  dépouillé  de  sa  verdure,  au  bois 
gris  duquel  pendaient  encore  des  pampres  séchés  par  le  vent  d'hiver, 
et  elle, se  laissa  aller  à  l'illusion  de  ce  passé  reparu.  Elle  se  voyait 
encore  toute  petite  ;  sa  bonne  Rosalie  venait  de  l'amener  pour  pren- 
dre sa  leçon,  et,  en  attendant  que  l'abbé  Levasseur  se  montrât 
sur  le  seuil  de  la  sacristie,  son  livre  à  la  main,  elle  écoutait  dans 
l'atelier  le  vieux  père  qui,  avec  un  diamant,  coupait  des  losanges 
de  verre.  Une  joie  douce  était  en  elle.  Tout  lui  paraissait  beau  et 
bon.  Elle  se  sentait  entourée  d'affection.  En  rentrant,  n'allait-elle 
pas,  à  Croix-Mort,  retrouver  sa  mère,  étendue  sur  un  canapé,  inac- 
tive et  souriante,  qui  l'embrasserait?  Elles  dîneraient  toutes  les  deux 
dans  le  tète-à-tête  habituel,  et  le  soir,  les  yeux  lourds  de  sommeil, 
elle  irait  dormir  tranquille  dans  sa  chambre,  sous  la  blancheur  des 
rideaux,  sans  préoccupation  autre  que  celle  de  ne  pas  oublier  sa 
prière.  Tout  ce  qui  faisait  ombre  dans  son  esprit  n'existait  pas  ;  les 
craintes  :  fantômes  :  les  menaces  :  chimères.  Elle  pouvait  respirer 
librement,  tout  lui  faisait  fête  :  les  êtres  et  les  choses,  et,  devant 
ses  regards,  il  n'y  avait  que  du  bleu. 

La  porte  du  jardinet,  en  s'ouvrant,  la  tira  de  son  rêve  ;  elle  vit, 
sombre  comme  sa  destinée,  le  prêtre  s'avancer  vers  elle,  et  ses  illu- 
sions d'un  instant,  ainsi  qu'une  troupe  d'oiseaux  effarouchés,  s'en- 
volèrent pour  ne  plus  revenir.  Le  bon  curé  prit  la  main  d'Edmée  et 
la  serra  silencieusement.  Côte  à  côte,  ils  marchèrent.  Lui,  ne  se 
hâtant  pas  de  donner  des  nouvelles  qu'il  jugeait  désolantes  ;  elle, 
trouvant  inutile  d'interroger,  étant  sans  espérance. 

Enfin,  le  vieillard  poussa  un  soupir,  qui  ne  soulagea  pas  son 
cœur  oppressé,  et,  se  tournant  vers  M"®  de  Croix-Mort  : 

—  J'ai  vu  ce  malheureux,  dit-il,  et  je  suis  encore  épouvanté  de 
ce  qu'il  m'a  fait  entendre.  Pendant  une  heure,  je  l'ai  retenu  près 
de  moi,  essayant  de  le  raisonner,  de  l'adoucir,  de  l'apitoyer.  En 
proie  à  une  sorte  de  délire,  il  n'a  pas  paru  me  comprendre.  Si  je 
ne  le  connaissais  sobre,  je  l'aurais  cru  ivre,  tant  sa  figure  décom- 
posée était  effrayante...  Il  a  répondu  à  mes  paroles  de  douceur  par 
des  violences  sans  nom,  maudissant  le  ciel  et  la  terre,  accusant  le 
sort  et  se  répandant  en  blasphèmes...  Cet  homme,  mon  enfant,  a 
l'enfer  dans  le  cœur...  Il  se  plaint  de  souffrir  horriblement,  et  je 
crois  qu'il  dit  vrai...  Il  a  eu  des  accens  de  douleur  déchirans,  il  a 
versé  des  larmes,  que  le  feu  de  son  visage  a  instantanément  sé- 
chées.  Les  démons  doivent  être  ainsi;  il  m'a  fait  peur!.. 

—  Et  de  quoi  se  plaint-il?  demanda  Edmée  d'une  voix  calme. 
Peut-il  chercher  la  cause  de  sa  souffrance  ailleurs  qu'en  lui-même  ? 
Quel  sang  vicié  a-t-il  dans  les  veines?  Quel  cerveau  travaillé  par  la 


62  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

démence  porte-t-il  dans  sa  tête?  Quelle  dépravation  raffinée  est  la 
sienne?  Peut-on  découvrir  en  lui  rien  qui  soit  encore  humain?  C'est 
une  bête  féroce,  écumante  et  rugissante,  que  vous  venez  de  me  dé- 
crire, et  non  un  homme.  A  la  lutte  engagée  entre  lui  et  moi,  voyez- 
vous  une  fin  qui  ne  soit  pas  tragique?  Faudra-t-il  que  je  me  tue 
pour  lui  échapper? 

—  Ne  parlez  point  ainsi,  ma  chère  fille,  dit  le  prêtre.  Se  donner  la 
mort  est  un  crime,  et  vous  n'en  viendrez  jamais  là...  M'étant  assuré 
que,  par  la  douceur,  je  n'obtenais  rien  de  cet  insensé,  j'ai  usé  de  ri- 
gueur. Je  l'ai  menacé...  Je  lui  ai  fait  entendre  que,  s'il  vous  poussait 
à  bout,  vous  prendriez,  pour  vous  mettre  à  l'abri,  tous  les  moyens 
dont  on  peut  disposer...  J'ai  été  jusqu'à  prononcer  le  mot  de  jus- 
tice. Était-il  hors  d'état  de  raisonner,  ou  bien  n'a-t-il  pas  ajouté 
foi  âmes  paroles?  Il  s'est  emporté  en  nouvelles  invectives  et  ne  m'a 
pas  ménagé  moi-même...  Je  l'ai  pourtant  connu,  quand  il  était  en- 
fant... comme  vous...  Mais  il  a  tout  oublié...  Il  n'a  paru  reprendre 
un  peu  de  lucidité  que  quand  je  lui  ai  tracé  le  tableau  de  vos 
angoisses  et  de  votre  désespoir...  Sa  colère  a  cessé  et  il  est  resté  un 
instant  abattu  ;  puis  il  m'a  dit  : 

—  Faites-lui  savoir  que  je  désire  lui  parler,  la  voir  sans  témoin... 
Il  faut  que  je  m'explique  avec  elle...  Sur  moi  son  pouvoir  est  sans 
bornes...  Elle  le  sait  bien.  Le  tout  est  qu'il  lui  plaise  d'en  user... 
Demandez-lui  si  elle  y  consent.  En  cinq  minutes,  on  arrange  bien 
des  choses... 

—  Je  lui  ai  répondu  que  je  ne  pensais  pas  que  vous  y  consentiriez, 
que  c'était  à  lui  qu'il  appartenait  de  vous  donner  des  gages  de  son 
bon  vouloir,  et  que  le  premier  et  le  plus  précieux  consisterait  dans 
son  départ. 

Alors,  il  a  ricané  : 

—  Elle  veut  m'éloigner.  Elle  veut  que  je  parte,  avec  la  pensée 
qu'elle  me  méprise  et  me  hait?..  Elle  sait  bien  que  je  ne  pourrais 
pas  vivre  ainsi,  et  qu'elle  serait  promptement  débarrassée  de  moi... 
Voilà  ce  qu'elle  rêve  ! 

—  Peut-elle  rêver  autre  chose?  ai-je  dit. 
Il  m'a  regardé  fixement  : 

—  Soit.  Mais  je  ne  serai  pas  sa  dupe. 

Il  m'a  fait  un  signe  de  tête,  a  répété  :  Non!  Pas  sa  dupe!..  Et 
s'est  retiré.  Que  prétend-il?  Que  signifie  son  langage  obscur?  Se 
repenl-il  de  ce  qu'il  a  fait?  Veut-il  s'en  excuser?  Serait-ce  habile  à 
vous  d'aIVronter  un  entretien  avec  lui?  Serait-ce  périlleux?  Je  n'ose 
vous  donner  un  conseil...  Je  suis  un  pauvre  homme,  dont  la  vie 
s'est  écoulée  sans  secousses  et  sans  péripéties...  Je  n'ai  aucune 
expérience  des  subtilités  du  vice.  Tout  ce  que  je  sais  et  vois, depuis 
vingt-qualre  heures,  me  bouleverse  et  m'époiivante.  Je  crois  au- 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  53 

joiird'hui  avoir  eu  affaire  à  un  fou  plutôt  qu'à  un  être  jouissant  de 
son  bon  sens...  Je  redoute  pour  vous  les  plus  grands  dangers  et  je 
ne  sais  comment  vous  défendre. 

Edmée  sourit  avec  résignation. 

—  Je  prendrai  le  parti  de  ne  plus  mettre  le  pied  dehors,  de  ne 
plus  m'éloigner  de  ma  mère,  et  enfin,  à  toute  extrémité,  je  ferai 
appel  à  la  protection...  Mais,  quant  à  céder,  en  quoi  que  ce  soit, 
aux  exigences  que  vous  venez  de  me  faire  connaître,.,  comme  vous 
l'avez  fort  sensément  dit ,  je  m'y  refuse. 

La  jeune  fille  sortit  du  jardin  sous  la  conduite  du  curé,  qui  l'ac- 
compagna jusqu'à  la  grille  du  château,  et  ne  se  sépara  d'elle 
qu'après  s'être  assuré  qu'elle  n'avait  rien  à  craindre. 

Cependant,  M""^  d'Ayères,  si  peu  défiante  qu'elle  fût,  commen- 
çait à  éprouver  plus  que  de  l'étonnement  en  voyant  l'altitude  que 
Fernand  et  Edmée  consersaient  obstinément  en  présence  l'un  de 
l'autre.  Si  sa  fille  ne  s'était  jamais  départie  de  l'hostilité  qu'elle 
avait  manifestée,  dans  les  premiers  temps,  à  M.  d'Ayères ,  sa  froi- 
deur, son  silence,  n'auraient  pas  eu  besoin  d'explication.  Mais,  pen- 
dant quelques  semaines,  des  rapports,  sinon  agréables,  au  moins 
supportables,  s'étaient  établis  entre  eux.  Une  certaine  familiarité 
donnait  l'illusion  de  la  camaraderie  entre  cette  grande  fille  et  ce 
jeune  mari;  puis,  au  moment  oîi  Régine  se  réjouissait  déjà  de 
voir  régner  la  bonne  harmonie,  subitement  la  discorde  avait  reparu. 
Et  non-seulement  on  ne  pouvait  pas  espérer  qu'elle  cessât,  mais 
encore  on  devait  craindre  qu'elle  s'accentuât  de  jour  en  jour.  Pour- 
quoi? Que  s'était-il  passé?  Elle  s'interrogeait  sans  trouver  une  ré- 
ponse suffisante,  tout  restait  obscur,  mystérieiLx,  inexplicable. 

Elle  se  promit  de  les  observer,  mais  elle  ne  put  les  rencontrer 
ensemble.  Ils  se  fuyaient,  ou  plutôt,  elle  le  remarqua,  Edmée  fuyait 
Fernand.  Déjà,  quelques  jours  auparavant,  elle  avait  fait  une  ten- 
tative pour  les  rapprocher.  Pendant  quelque  temps,  M''^  de  Croix- 
Mort,  triomphant  de  sa  répugnance  visible,  avait  paru  au  salon, 
mais  elle  restait  des  heures  entières  sans  desserrer  les  dents,  et  ne 
montrait  un  peu  d'abandon  que  quand  Fernand  s'éloignait.  Régine 
connaissait  la  fermeté  du  caractère  de  sa  fille,  elle  la  savait  fidèle 
aux  engagemens  pris.  Pour  qu'elle  ne  tînt  pas  la  promesse  qu'elle 
lui  avait 'faite  de  mieux  accueillir  M.  d'Ayères,  il  fallait  qu'elle  eût 
un  motif  sérieux  et  récent.  Cette  antipathie  si  profonde  s'était  ma- 
nifestée à  la  suite  de  la  dernière  sortie  à  cheval.  Mais  ils  ne  vou- 
laient pas  en  convenir,  niant,  l'un  et  l'autre,  qu'il  y  eût  quelque 
chose  entre  eux,  essayant  de  donner  le  change  sur  leurs  véritables 
sentimens,  mais  ne  pouvant  y  par\'enir. 

Une  grande  tristesse  s'empara  de  Régine.  Vieillie  presque  instan- 
tanément, après  être  restée  si  longtemps  charmante,  elle  voyait  clair 


bll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  ses  actes  et  se  reprochait  amèrement  d'avoir  sacrifié  sa  fille  à 
son  mari.  Elle  eût  voulu  les  grouper,  tous  les  deux,  autour  d'elle  et 
réparer  son  injustice  par  des  bontés  constantes.  Elle  avait  rêvé  de 
se  faire  adorer  par  Edmée  et  d'attacher,  à  la  jeune  fille,  Fernand 
comme  un  frère  aîné.  Toujours  sentimentale,  elle  échafaudait  un 
roman  et  suivait  le  cours  séduisant  de  son  heureuse  fiction,  pendant 
que  la  destinée  travaillait  à  lui  préparer  une  terrible  réalité. 

XIII. 

En  rentrant  du  presbytère,  M"^  de  Croix-Mort  trouva  sa  mère  au 
salon,  à  demi  couchée,  près  du  feu.  Elle  l'embrassa,  l'enveloppant 
de  la  fraîcheur  saine  qu'elle  rapportait  du  dehors.  M™^  d'Ayères 
attira  sa  fille  par  la  taille,  la  contraignit  à  s'asseoir  sur  le  bord  du 
canapé,  et,  la  tenant  de  près,  sûre  qu'elle  ne  pourrait  pas  lui  échap- 
per, comme  elle  faisait  quand  une  question  un  peu  trop  précise  l'em- 
barrassait, elle  la  regarda  silencieusement,  l'interrogeant  du  re- 
gard. 

Edmée  avait  beaucoup  pâli,  l'ovale  de  son  visage  s'allongeait, 
accentuant  la  fermeté  de  son  menton  volontaire.  Les  veilles  avaient 
tracé  un  cercle  noir  autour  de  ses  yeux,  mais  leur  expression  can- 
dide n'avait  pas  changé.  M"°®  d'Ayères  lui  prit  la  main  et,  la  gardant 
dans  la  sienne  : 

—  Eh  bien  !  mon  enfant,  dit-elle  avec  tristesse,  tu  ne  veux  donc 
rien  me  dire?  Tu  n'as  donc  pas  confiance  en  moi?  Tu  sens,  pourtant, 
que  je  t'aime  et  que  je  soufl're  de  te  voir  tourmentée  et  malheu- 
reuse. Voyons,  ma  chère  petite,  ouvre  ton  cœur.  Qu'y  a-t-il? 

M""  de  Croix-Mort  devint  livide ,  des  larmes  brillèrent  dans  ses 
yeux,  son  cœur  lui  fit  mal,  comme  si  on  le  lui  tordait  dans  la  poi- 
trine, mais  elle  répondit  avec  fermeté  : 

—  Il  n'y  a  rien,  ma  mère,  ne  vous  troublez  pas...  S'il  y  avait 
quelque  chose,  je  vous  le  dirais. 

—  Mais  tu  ne  comprends  donc  pas  que  tu  m'agites  encore  plus  en 
essayant  de  me  calmer?..  Tes  paroles  sont  pleines  de  sous-enten- 
dus... Voyons,  parle-moi  franchement...  Je  te  le  demande,  je  te 
l'ordonne...  Vas-tu  me  désobéir? 

Edmée  embrassa  la  pauvre  femme,  lui  prodigua  les  plus  tendres 
assurances,  mais  resta  muette.  Elle  voulait  se  taire  jusqu'à  ce  qu'il 
lui  devhit  impossible  de  garder  le  silence  et,  soutenue  par  une 
force  d'âme  extraordinaire,  elle  exécutait  ce  qu'elle  avait  résolu. 

Le  dliior  se  passa  comme  d'habitude;  Fernand  causa  avec  une 
animation  factice  qui  était  très  pénible.  Après  le  repas,  il  disparut 
pour  aller  (umcr,  et  M'"'  d'Ayères  et  Ëdmée  montèrent  dans  leurs 
appai'temeos. 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  65^ 

Il  était  neuf  heures.  Le  ciel,  qui  avait  menacé  pendant  toute  la 
la  journée,  chargé  de  nuages  gris,  bas  et  lourds,  se  fondait  en  neige. 
Un  silence  étouffant  s'étendait  dans  la  nuit,  et  les  flocons  blancs, 
que  pas  un  souffle  d'air  ne  faisait  voltiger,  tombaient  droits,  pres- 
sés, lugubres,  comme  s'ils  avaient  hâte  de  couvrir  la  terre  de  leur 
épais  linceul. 

Après  avoir  fait ,  suivant  son  habitude ,  quelques  tours  dans  sa 
chambre,  allant  de  la  cheminée  à  la  fenêtre,  et  de  la  fenêtre  à  la 
table.  M™^  d' Avères  s'assit,  prit  un  roman  commencé,  et  essaya  de 
lire.  Elle  se  couchait  très  tard,  ayant  un  mauvais  sommeil.  Au  bout 
de  quelques  pages,  son  livre  s'abaissa  sur  ses  genoux  et,  les  yeux 
fixés  sur  le  feu,  qui  brûlait  rouge,  elle  s'absorba  dans  une  sérieuse 
méditai  ion. 

Le  tic-t<ic  de  la  pendule  la  berçait  de  son  bruit  monotone  pen- 
dant que,  sur  les  taillis  du  parc,  la  neige  tombait  sans  répit, 
lente  et  active,  douce  et  écrasante.  Elle  se  rappehiit  qu'autrefois, 
Edmée,  toute  petite,  aimait  à  courir  sur  ce  tapis  immaculé,  disant 
que  la  neige  était  une  amie.  Et,  dans  ses  joies  fougueuses,  l'enfant 
se  roulait  au  plus  épais,  ainsi  qu'un  jeune  loup.  Billet  lui  avait  fa- 
briqué un  traîneau,  garni  de  peaux  de  renards,  et,  durant  des  heures, 
le  sauvage,  fumant  de  sueur,  tirait  l'équipage  pour  amuser  sa  chère 
demoiselle.  Souvent,  dans  une  ornière,  le  traîneau  versait,  et  alors 
les  éclats  de  rire  d'Edmée  partaient  comme  des  fusées.  Régine  les 
entendait  distinctement,  et  un  soupir  gonflait  son  cœur. 

Puis  la  neige  disparaissait,  et  le  parc  se  montrait  tout  verdoyant. 
W-  de  Croix-Mort  était  grande,  elle  passait,  sérieuse,  avec  des  accès 
soudains  de  folâtre  gaieté.  Sa  mère  pensait  qu'il  faudrait  un  jour 
la  marier.  Et  justement  un  jeune  homme  élégant  se  présentait, 
souriant  dans  sa  barbe  d'or.  C'était  Fernand,  ce  bel  inconnu.  Régine 
n'allait-elle  pas  songer  aussitôt  à  sa  fille?  Ce  charmant  voisin  n'était- 
il  pas  amené  par  la  Providence?  Aussi,  en  mère  avisée,  préparait- 
elle  de  longue  main  l'accord  désiré.  Elle  rapprochait  peu  à  peu  les 
deux  jeunes  gens,  elle  invitait  M.  d'Ayèresde  loin  en  loin,  et,  d'un 
regard  attendri,  elle  le  suivait,  marchant  avec  Edmée  sur  la  ter- 
rasse... Quel  avenir  exquis  cette  union  lui  préparait  !  Des  petits- 
enfans  qui  courraient  autour  d'elle,  joues  roses  et  cheveux  blonds, 
babillant  et  riant.  Grand'mère  encore  charmante,  avec  quel  orgueil 
elle  les  promènerait,  fière  qu'on  pût  les  prendre  pour  ses  enfans, 
à  elle,  et  orgueilleuse  de  dire  :  «  Non,  non,  ils  sont  à  ma  fille  :  je 
suis,  moi,  leur  aïeule!..  » 

Soudain  le  décor  changeait  encore  une  fois,  et  le  salon  de  Croix- 
Mort  apparaissait.  Les  mêmes  personnages  s'y  trouvaient  réunis, 
elle,  Edmée  et  Fernand,  mais  contraints,  glacés,  hostiles,  évitant  de 
se  regarder,  ne  se  parlant  jamais.  Plus  d'intimité,  plus  de  ten- 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dresse,  point  de  petits  anges,  charme  et  douceur  du  foyer.  La  réa- 
lité sans  voile,  vue  dans  toute  son  horreur  :  un  mari  las  du  mariage 
et  souffrant  sans  se  plaindre,  une  enfant  farouche,  dévorée  d'une 
haine  inexplicable.  Voici  ce  qui  était,  ce  qu'elle  avait  fait,  elle, 
Régine,  par  sa  folie,  ce  qu'elle  regrettait  amèrement  et  ne  pourrait 
jamais  réparer. 

Elle  pleura,  dans  la  solitude  de  sa  chambre,  puis,  peu  à  peu,  un 
apaisement  se  fit  en  elle,  et  elle  s'assoupit.  Il  était  minuit,  quand 
elle  se  réveilla  en  sursaut,  avec  une  violente  impression  de  ter- 
reur. Sa  lampe  avait  baissé,  le  feu  s'éteignait  dans  la  cheminée.  Elle 
écouta  anxieusement  et  entendit  une  plainte,  un  long  soupir,  et 
une  sorte  de  piétinement  dans  la  galerie  qui  conduisait  à  la  chambre 
de  sa  fille.  Elle  prêta  l'oreille,  et  ne  distingua  plus  rien. 

Des  idées,  qui  ne  lui  étaient  jamais  venues,  s'imposèrent  à  son 
esprit,  et  le  troublèrent  gravement.  Elle  conçut  de  subits  soupçons, 
elle  eut  des  doutes  qu'elle  voulut  éclaircir  sur-le-champ.  Et,  sans 
lumière,  étouffant  le  bruit  de  ses  pas,  elle  ouvrit  sa  porte  et 
sortit. 

Une  obscurité  complète  régnait.  Elle  marcha  à  tâtons,  silencieuse 
et  attentive.  Elle  avait  parcouru  plus  de  la  moitié  de  la  galerie,  lors- 
qu'à son  approche,  devant  la  chambre  d'Edmée,  une  ombre,  qui 
semblait  agenouillée,  se  leva  et  disparut.  M""®  d'Ayères  s'arrêta 
tremblante.  Qu'est-ce  que  cela  signifiait?  Elle  voulait  continuer 
sa  marche,  mais  craignait  de  donner  l'éveil  en  parlant,  en  appe- 
lant. Il  fallait  cependant  qu'elle  entrât  chez  sa  fille.  Là  était  le 
mystère  :  elle  le  devinait,  elle  en  avait  maintenant  la  certitude. 

Brusquement,  elle  retourna  en  arrière.  Un  moyen  existait  pour 
elle  d'arriver  auprès  d'Edmée,  sans  jeter  l'alarme  dans  le  château. 
Un  balcon  régnait  d'un  bout  à  l'autre  de  la  façade  du  premier  étage. 
M*"*  d'Ayères  revint  dans  sa  chambre,  s'enveloppa  d'un  manteau, 
ouvrit  sa  croisée,  et  marchant  dans  la  neige  déjà  épaisse,  elle  ga- 
gna la  fenêtre  de  la  jeune  fille.  Elle  vit  la  chambre  faiblement  éclai- 
rée, et  aperçut  une  forme  confuse,  debout,  auprès  de  la  cheminée. 
Elle  frappa  du  doigt  contre  le  carreau,  sans  obtenir  de  réponse.  Elle 
redoubla,  heurtant  du  poing,  cette  fois.  La  forme  se  mit  à  courir, 
comme  en  proie  à  une  terreur  folle. 

Alors  une  rage  de  terminer  cette  aventure  s'empara  de  Régine  : 
elle  ébranla  la  fenêtre,  disant . 

—  Edmée,..  c'est  moi,.,  ouvre! 

Dans  les  efforts  qu'elle  faisait  une  vitre  se  brisa,  tombant  sans 
bruit  sur  le  tapis...  Elle  passa  sa  main  par  l'ouverture,  ouvrit  et 
entra  vivement...  Un  cri  d'appel  déchirant  retentit  dans  la  chambre: 

—  Au  secours I  à  moi,  maman!  à  moi! 

Et  M"'  de  Crow-Mort,  les  yeux  hagards,  apparut  à  Régine, 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  57 

Les  deux  femmes  restèrent  en  présence,  bouleversées  l'une  et 
l'autre.  Enfin  Edmée  retrouva  un  peu  de  sang-froid;  elle  porta 
sa  main  à  son  front,  pour  essuyer  une  sueur  glacée  et  balbutiant  : 

—  Ah!  c'était  vous,  ma  mère?.. 

—  Oui,  c'était  moi...  Mais  tu  m'appelais...  Et  tu  as  été  épou- 
vantée à  ma  vue... 

—  Je  ne  m'attendais  pas  à  vous  voir  arriver  par  là...  J'ai  eu 
peur...  ^'est-ce  pas  naturel? 

—  Non,  car  tu  criais  :  «  Au  secours!  »  Contre  qui  donc? 

Le  visage  de  M''®  de  Croix-Mort  se  contracta;  elle  baissa  la  tête, 
et  s'assit  sans  répondre. 

—  Toujours  ce  mutisme!  reprit  M^^d'Ayères  avec  colère...  Tu 
te  caches  de  moi?..  Tu  dissimules?..  C'est  donc  que  tu  fais  le  mal. 

La  jeune  fille,  à  ces  mots,  se  dressa,  une  flamme  passa  dans 
ses  yeux,  et  prenant  sa  mère  par  le  bras  avec  force  : 

—  Vous  me  soupçonnez,  moi!.,  moi?..  Eh  bien  !  puisque  vous 
voulez  savoir, . .  ne  parlez  pas,  attendez,  et  vous  verrez! 

Elles  se  tinrent  debout,  silencieuses,  évitant  de  se  regarder, 
comme  si  elles  craignaient  de  lire  leurs  impressions  sur  leur  visage. 
Un  assez  long  temps  s'écoula,  puis,  dans  la  galerie,  un  bruit  de 
pas  furtifs  glissa,  s'arrêta  derrière  la  porte,  et  des  soupirs  entre- 
coupés d'appel  :  «  Edmée!  »  Edmée!  arrivèrent  à  leurs  oreilles. 

Elles  écoutaient,  l'une  avec  une  horrible  tristesse,  maintenant 
qu'elle  ne  craignait  plus  rien,  l'autre  avec  une  stupeur  indicible. 
La  mère  eut  un  geste  d'interrogation.  La  fille,  sans  parler,  ouvrit  la 
porte  de  son  cabinet  de  toilette,  montra  un  fauteuil  placé  au-dessous 
d'un  œil-de-bœuf,  très  étroit  et  assez  élevé,  qui  prenait  jour  sur  la 
galerie.  M™^  d' Avères  monta  vivement,  se  pencha  vers  l'ouverture, 
avec  une  affreuse  curiosité,  et  aussitôt  étouffa  un  cri.  Dans  celui 
qui,  à  la  porte  de  cette  chambre  virginale,  appelait  en  gémissant, 
elle  avait  reconnu  son  mari. 

Ce  fut  rapide  comme  un  éclair.  Le  souvenir  de  tous  les  incidens 
douloureux  qui  avaient  marqué  ces  dernières  semaines  lui  revin- 
rent. Elle  comprit  ce  qui  lui  paraissait  inexplicable,  elle  se  rendit 
compte  du  supplice  qu'Edmée  endurait  héroïquement,  sans  une 
plainte,  sans  un  soupir,  et,  accablée  par  tant  de  générosité,  elle  se. 
courba  prête  à  s'agenouiller,  criant  avec  désespoir  : 

—  Pardon,  mon  enfant!..  Oh!  pardon!  pardon! 

M"®  de  Croix-Mort  releva  sa  mère,  la  serra  contre  sa  poitrine. 
Et  toutes  deux  restèrent  pétrifiées,  ne  pleurant  pas,  ne  bougeant 
pas,  pleines  d'horreur.  C'était  un  tableau  fantastique  que  celui  de 
cette  chambre  à  peine  éclairée,  dont  la  fenêtre  mal  close  laissait 
entrer  la  neige  glaciale,  et  au  milieu  de  laquelle  ces  deux  femmes 
se  tenaient  enlacées,  comme  pour  se  défendre  mutuellement  contre 


58  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  malheur.  La  mère  retrouva  la  première  le  sentiment  de  la  réa- 
lité ;  elle  se  dégagea  des  bras  de  sa  fille,  et  à  voix  basse  : 

—  Tu  n'as  que  trop  souffert  jusqu'ici,  ma  pauvre  enfant.  C'est 
mon  tour  maintenant...  Laisse-pioi  faire  et  ne  crains  plus  rien; 
prends  le  chemin  que  j'ai  suivi  pour  venir...  Enferme-toi  dans  ma 
chambre,  et  n'ouvre  qu'à  moi. 

Elle  la  poussa  sur  le  balcon,  et  marcha  d'un  pas  ferme  vers  la 
porte  d'entrée.  Elle  tira  les  verrous,  tourna  la  clé  et  sortit  dans  la 
galerie.  Une  sourde  exclamation  retentit,  suivie  aussitôt  d'un  bruit 
de  voix  irritées  et  violentes  qui  s'éloignaient;  puis  le  silence  se  fit. 
Edmée,  rompue  comme  si  elle  avait  supporté  une  lutte  terrible,  les 
tempes  battantes,  le  cœur  sur  les  lèvres,  se  dirigea  vers  la  chambre 
de  sa  mère,  y  pénétra  par  la  fenêtt  e  restée  entre-bâillée,  et  anéan- 
tie se  laissa  tomber  sur  le  canapé,  sans  force  et  sans  pensée. 

Combien  de  temps  resta-t-elle  ainsi,  dans  un  engOLirdissement 
qui  lui  parut  bienfaisant,  elle  n'aurait  pu  le  dire. 

La  voix  de  sa  mère  l'appelant  la  tira  de  sa  prostration.  Elle  se 
leva,  chancelante,  alla  ouvrir  la  porte,  et  revint  s'asseoir,  sans  une 
question. 

M"'"  d' Avères,  très  pâle,  mais  résolue,  s'approcha  d'elle,  et,  fris- 
sonnante encore  de  la  scène  dont  elle  apportait  l'angoisse  sur  son 
visage,  elle  dit  sourdement  : 

—  11  partira  demain.  Tu  ne  le  reverras  pas! 

Puis,  en  proie  à  une  émotion  qu'elle  ne  put  vaincre,  criant  et  pleu- 
rant à  la  fois  : 

—  0  créature  stupide  et  funeste,  mauvaise  mère  que  j'ai  été  I 
Tout  ce  que  tu  endures  de  mal,  c'est  moi  qui  en  suis  cause.  Com- 
ment i)ourrai-je  jamais  obtenir  que  tu  me  pardonnes?  Que  faire 
pour  racheter  mes  fautes?  J'ai  brisé  ton  cœur,  j'ai  empoisonné  ton 
esprit,  sali  ta  pensée!  Car  c'est  moi,  moi  seule  qui  me  juge 
responsable  des  épreuves  qu'il  t'a  fallu  subir!  Ce  misérable,  qui 
a  apporté  l'infamie  dans  notre  maison,  c'est  moi  qui  l'ai  accueilli... 
Et  je  l'ai  sacrifiée  à  lui,  j'ai  commis  cette  folie  de  croire  que  j'avais 
le  droit  de  recommencer  à  vivre,  quand  tout  mon  avenir,  le  seul 
honnête,  pur  et  bon,  eût  dû  être  en  toi.  C'est  Dieu  qui  m'a  frap- 
pée. Oh  !  bien  cruellement,  mais  avec  justice  1  Et  maintenant  que 
vais-jo  devenir,  accablée  sous  le  fardeau  d'un  tel  remords?  le  cœur 
dévoré  |)ar  la  crainte  que  tu  n'oublies  jamais? 

Elle  étouffait,  prise  d'une  crise  de  nerfs  qui  lui  tordait  tous  les 
membres.  Edmée  dut  la  soigner,  la  calmer,  la  plaindre,  elle,  la 
victime.  Elle  mesura  toute  la  faiblesse  de  cette  pauvre  âme.  Elle 
lui  sut  gré  de  l'énergie  qu'elle  avait  montrée ,  se  retrouvant 
mère  à  cette  heure  suprême,  et  réunissant  toutes  ses  forces  pour 
défendre  son  enfant.  Elle  lui  pardonna  ses  tortures  passées,  rien 


LES   DASTES   DE   CROEL-MORT.  59 

que  pour  cet  instant  de  courage.  Elle  se  promit  de  consacrer  sa 
\ie  à  la  consoler  et  à  lui  rendre  la  paix  de  l'esprit.  Écoutant  ses 
soupirs,  la  berçant  dans  ses  bras,  elle  arriva  à  l'endormir,  et  tomba 
elle-même  la  tête  sur  l'oreiller  trempé  de  larmes,  brisée  par  la  fa- 
tigue et  Téraotion. 

Elles  se  réveillèrent  toutes  deux  en  entendant  un  cheval  piaffer 
dans  la  cour.  Elles  coururent  à  la  fenêtre,  et,  dans  le  demi-jour 
terne  et  jaune  d'une  matinée  d'hiver,  elles  virent  M.  d'Ayères  des- 
cendre les  marches  du  perron.  Il  jeta  un  regard  sur  la  façade  du  châ- 
teau, mit  une  valise,  qu'il  portait  à  la  main,  dans  la  voilure,  et 
monta.  Un  coup  de  vent  souleva  un  nuage  de  neige,  et,  quand  l'ho- 
rizon se  fut  éclairci,  au  tournant  du  chemin,  celui  qui  leur  avait  fait 
tant  de  mal  avait  disparu. 

Les  premiers  jours  qui  suivirent  ce  départ  semblèrent  délicieux  à 
Edmée.  Elle  retrouva  le  calme  et  la  sécurité.  Ses  exigences  envers 
la  destinée  n'étaient  pas  grandes  :  elle  demandait  seulement  le  droit 
de  vivre  tranquille.  Eije  ne  souhaitait  même  pas  d'être  heureuse, 
elle  ne  croyait  pas  que  ce  fût  possible.  Avec  mélancolie  elle  se  di- 
sait qu'il  y  a  des  êtres  qui  naissent  voués  à  la  souffrance,  comme 
d'autres  à  la  joie,  et  son  ambition  se  bornait  à  obtenir  le  seul  repos. 
Sa  mère,  qui,  soutenue  par  ses  nerfs,  s'était  d'abord  montrée  ferme 
et  vaillante,  n'avait  pas  tardé  à  tomber  dans  l'abattement.  Elle  s'était 
affaissée,  moralement  et  physiquement.  Elle  ne  descendait  plus  de  sa 
chambre,  et  restait  des  heures  étendue,  les  yeux  fixes,  à  ressasser  ses 
chagrins.  Elle  n'osait  rien  dire,  mais  sa  fille  lisait  au  fond  de  ses  yeux 
l'amer  regret  de  la  vie  passée.  Dans  un  demi-sommeil  favorable  à 
la  rêverie,  elle  évoquait  les  souvenirs  de  fête.  Et  les  ritournelles 
de  danse  chantaient  à  son  oreille.  Qui  sait?  Peut-être  regrettait-elle 
l'homme  fatal,  le  beau  Femand  à  la  barbe  d'or  qu'elle  avait  chéri^ 
même  infidèle,  comme  si  elle  trouvait  une  secrète  satisfaction  d'or- 
gueil à  le  voir  triompher  en  amour. 

Un  après-midi,  au  retour  d'une  promenade,  Edmée,  en  entrant 
chez  sa  mère,  lui  vit  les  yeux  rouges.  Elle  s'informa  doucement, 
mais  n'obtint  que  des  réponses  vagues.  Elle  insista.  Alors,  avec  des 
larmes,  la  pauvre  femme  avoua  qu'elle  avait  reçu  une  lettre  de  son 
mari.  Il  était  souffrant,  désolé,  il  suppliait.  La  ^^e  lui  paraissait 
impossible...  Il  ne  savait  que  devenir...  Tout  ce  qu'il  avait  méconnu 
et  outragé  lui  faisait  défaut  cruellement...  Et,  de  pleurer  de  plus 
belle,  fort  attendrie  par  les  lamentations  de  l'exilé.  M'""  de  Croix- 
Mort,  très  sombre,  fit  quelques  pas  sans  parler,  puis  s'arrêtant  de- 
vant sa  mère,  la  lèvre  ironique  et  la  voix  âpre  : 

—  Eh  bien!  dit-elle,  allez  le  retrouver,  s'il  vous  manque!.. 

Elle  se  repentit  aussitôt  de  sa  vivacité.  Sa  mère  s'indigna,  pro- 
testa. Sa  place,  désormais,  devait  être  auprès  d' Edmée.  11  n'y  avait 


60  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

plus  rien  de  commun  entre  elle  et  ce  malheureux.  Pourtant,  tout 
en  le  condamnant,  elle  ne  pouvait  se  défendre  de  le  plaindre.  Et  sa 
rigueur  n'excluait  pas  la  pitié. 

A  la  suite  de  cet  incident,  la  jeune  fille  éprouva  de  secrètes  in- 
quiétudes. Elle  redouta  de  voir  un  jour  sa  mère  faiblir  :  peut-être 
le  temps  achèverait-il  l'œuvre  de  pardon  déjà  commencée? Mais  quoi 
qu'il  advînt,  pour  elle,  aucune  transaction  ne  serait  jamais  accep- 
table, et  elle  prit  la  résolution,  le  jour  où  Fernand  reparaîtrait,  de 
s'éloigner  pour  toujours. 

XIV. 

Après  la  scène  violente  qui  avait  précédé  et  déterminé  son  dé- 
part, Fernand  s'était  trouvé  en  proie  à  un  désordre  d'esprit 
inexprimable.  Les  nerfs  surexcités,  le  cerveau  exalté,  il  passa 
le  reste  de  la  nuit  à  se  promener,  essayant  de  réfléchir  et  ne 
parvenant  pas  à  fixer  sa  pensée  qui  tourbillonnait  dans  sa  tête 
comme  une  feuille  emportée  par  le  vent  d'orage.  Il  était  partagé 
entre  la  honte  d'avoir  été  découvert  et  la  rage  de  se  sentir  do- 
miné. U  avait  baissé  la  tète  sous  les  sanglans  reproches  que  lui 
adressait  cette  femme,  qu'il  considérait  comme  si  faible  et  si  vaine. 
Lui,  le  maître,  qui  osait  tout,  le  tyran  qui  ne  connaissait  d'autre 
loi  que  son  caprice,  il  était  resté  sans  force,  sans  résistance,  devant 
un  pauvre  être  dédaigné,  subitement  fortifié  par  le  sentiment  du 
devoir.  La  vertu,  la  morale,  des  mots  qui  le  faisaient  rire,  l'avaient 
arrêté,  lui  le  cynique.  Gomment  cela  avait-il  pu  se  faire? 

Et,  comme  le  serpent  écrasé  sous  le  talon  de  la  femme,  il  se  ré- 
voltait, furieux  de  son  impuissance.  Tout  s'écroulait  autour  de  lui. 
La  famille,  où, après  les  désordres  de  sa  jeunesse,  il  avait  trouvé  le 
refuge,  le  port  de  salut,  brusquement  le  rejetait.  Et  il  se  voyait 
lancé  de  nouveau  à  travers  les  tourmentes  de  la  vie.  Un  dégoût  plus 
profond  s'empara  de  lui,  une  lassitude  plus  complète  l'accabla.  Il 
se  sentit  vide,  fourbu,  fini.  Il  se  jugea  inutile  à  lui-même,  nuisible 
aux  autres,  et  se  demanda  s'il  ne  valait  pas  mieux  en  arriver,  tout 
de  suite,  au  dénoûment  forcé  de  l'intrigue  humaine.  Il  s'arrêta  de- 
vant sa  glace,  sourit  amèrement  à  ce  désespéré  qui  le  regardait 
avec  des  yeux  caves,  et,  avisant  une  place  entre  ses  deux  sourcils, 
au  milieu  de  son  front,  il  se  dit  qu'elle  semblait  faite  pour  y  loger 
une  balle.  N'était-ce  pas  le  plus  simple,  le  plus  raj»ide,  le  plus 
digne  moyen  de  sortir  de  tous  ses  embarras?  Chacun  y  trouverait 
son  compte.  Lui  qui  serait  dans  l'immobilité  éternelle;  ces  pauvres 
femmes  qui  respireraient  onlin.  délivrées  de  la  crainte  et  de  l'hor- 
reur qu'il  leur  inspirait. 

Il  prit  un  revolver  dans  le  tiroir  de  sa  table,  le  tourna  machina- 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  61 

lement  entre  ses  doigts,  l'approcha  de  son  visage.  Un  pas  qui  ébranla 
le  plancher,  au-dessus  de  sa  tête,  l'arrêta  dans  Texécution  de  son  des- 
sein. Les  domestiques  du  château  se  levaient.  Il  jeta  un  coup  d'oeil 
sur  la  pendule,  elle  marquait  six  heures.  La  nuit  s'était  écoulée  dans 
ces  agitations,  le  jour  allait  venir.  Il  se  figura  en  un  instant,  au  bruit 
du  coup  de  feu,  tout  le  monde  accourant  effaré,  le  tumulte,  les  cris, 
sa  femme  et  Edmée  éclaboussées  de  son  sang,  et  le  scandale  ajou- 
tant une  horreur  de  plus  à  celle  de  cette  fin  tragique. 

Il  reprit  possession  de  lui-même  et  résolut  de  leur  épargner  cette 
dernière  épreuve.  Il  avait  promis  de  s'éloigner  :  il  fallait  d'abord 
tenir  sa  promesse.  Il  s'en  irait  assez  loin  pour  que  son  identité  ne 
pût  pas  être  établie,  et  ayant  rendu  la  liberté  à  ses  deux  victimes, 
il  aurait  acquitté  envers  elles  son  effroyable  dette.  Il  se  sentit  un 
peu  soulagé  par  cette  résolution  généreuse.  Il  sonna  pour  ordonner 
qu'on  attelât,  fit  faire  une  valise,  et  partit  pour  Paris. 

Paris  a  une  atmosphère  spéciale,  qui  n'est  probablement  pas  com- 
posée d'une  proportion  d'oxygène  et  d'azote  semblable  à  celle  de 
l'air  ordinaire,  car  la  vie  y  est  plus  ardente,  plus  entraînante  que 
partout  ailleurs.  Cet  air  grise  et  surexcite  fortement  ceux  qui  ne 
sont  pas  habitués  à  le  respirer.  Il  est  l'élément  essentiel  de  l'activité 
de  ceux  dont  les  poumons  sont  faits  à  sa  combustion  dévorante.  Le 
Parisien,  éloigné  pour  un  temps  de  Paris,  languit  et  s'affaiblit.  Aus- 
sitôt qu'il  rentre  dans  la  zone  oîi  l'action  de  cet  air  particulier  se 
fait  sentir,  sa  vivacité  reparaît,  ses  idées  se  modifient,  il  redevient 
lui-même. 

Fernand,  à  son  insu,  subit  cette  loi.  Quand  il  aperçut,  à  l'horizon, 
la  masse  grise,  hérissée  de  toits  inégaux,  surmontée  de  cheminées 
énormes,  enveloppée  d'un  brouillard  de  fumée,  qui  annonce  Paris, 
quand  il  traversa  les  chantiers  du  chemin  de  fer,  sillonnés  de  loco- 
motives sifflant  et  traînant  les  wagons  pleins  des  approvisionnemens 
nécessaires  à  deux  millions  d'êtres  vivans,  une  agitation  fébrile 
s'empara  de  lui,  il  se  sentit  impatient  d'arriver.  Lui  qui,  en  par- 
tant se  disait  :  Je  fais  la  première  étape  du  voyage  dont  on  ne  re- 
vient pas,  il  salua  Paris  avec  la  joie  d'un  touriste  en  déplacement 
de  plaisir. 

Quand  il  foula  du  pied  le  trottoir,  il  eut  un  moment  de  ravisse- 
ment. Il  alla  devant  lui,  le  nez  au  vent,  portant  sa  valise  à  la  main, 
sans  songer  à  prendre  une  voiture.  Il  fut  grisé  complètement  par 
le  mouvement  et  le  tumulte,  et  se  surprit,  au  bout  d'un  instant, 
arrêté  au  coin  d'une  rue,  à  regarder  des  femmes  monter  en  om- 
nibus. 

Il  pensa  :  Je  perds  la  tête,  et  hélant  un  fiacre,  il  se  fit  conduire 
au  cercle.  Il  ne  pouvait  descendre  chez  lui  :  l'appartement  n'était 
pas  en  état ,  et   ses  domestiques  étaient  restés  à  Croix-Mort.  Au 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

troisième  étage  du  cercle,  des  chambres  sont  mises  à  la  disposition 
des  membres  qui  habitent  la  campagne.  Là,  au  moins,  il  était  sûr 
de  trouver  un  service  bien  fait  et  tout  le  confort  qu'il  aurait  vaine- 
ment cherché  à  Thôtel. 

Il  déjeuna,  s'habilla,  passa  chez  son  homme  d'affaires,  fit  un  tour 
aux  Champs-Elysées,  distribua  quelques  coups  de  chapeau,  el  à 
cinq  heures,  il  rentra.  Il  fut  accueilli  chaleureusement  par  ses  ca- 
marades, annonça  qu'il  traversait  seulement  Paris,  puis,  tout  en 
causant,  s'anima,  se  reprit  à  ce  train  d'existence  qu'il  avait  si  long- 
temps mené,  dîna  gaîment,  et  à  neuf  heures  se  retrouva  dans  un 
fauteuil,  à  une  première  représentation  des  Variétés.  Il  n'y  avait  pas 
beaucoup  plus -de  douze  heures  qu'il  s'était  promis  à  lui-même  de 
ne  pas  survivre  au  naufrage  de  sa  vie  conjugale,  et  il  était,  dans  la 
chaleur  d'une  salle  de  spectacle,  sous  la  clarté  resplendissante  du 
lustre,  écoutant  les  flons-flons  de  l'orchestre,  et  applaudissant  les 
chansons  de  la  diva  à  la  mode. 

En  sortant  du  théâtre,  il  retourna  au  cercle  à  pied.  Il  faisait  un 
froid  sec.  Pas  de  neige  comme  à  Croix-Mort.  Il  suivit  les  boule- 
vards, en  fumant  son  cigare,  rencontra  quelques  amis,  se  laissa  en- 
traîner par  eux,  soupa,  joua,  gagna  beaucoup  et,  à  quatre  heures 
du  matin,  se  coucha,  brisé  de  fatigue,  mais  radicalement  guéri  de 
son  envie  de  mourir. 

En  se  réveillant  à  dix  heures,  dans  cette  chambre  du  cercle,  il 
eut  un  instant  de  surprise.  Il  ne  se  reconnaissait  pas.  La  mémoire 
lui  revint.  Il  éprouva  une  sourde  douleur,  en  se  rappelant  la  scène 
tragique  de  la  nuit  précédente,  puis  il  constata,  avec  un  mauvais 
orgueil,  qu'il  avait  eu  la  force  de  secouer  son  accablement,  et  de 
résister  aux  conseils  découragés  du  désespoir.  Il  se  dit  :  J'avais 
trop  tôt  douté  de  moi  :  la  petite  bête  n'est  pas  encore  morte.  La  vie 
me  réserve  encore  des  sensations,  je  n'ai  pas  tout  épuisé,  je  ne 
suis  pas  aussi  usé  que  je  le  croyais.  Puisque  «  elles  »  m'ont  chassé, 
je  les  oublierai. 

Il  fit  tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  obtenir  ce  résultat  d'étouffer 
sa  pensée,  et  se  livra  aiLX  excès  de  son  existence  d'autrefois.  Il 
voulait  s'étourdir  et  y  réussit  par  intervalles.  Mais  il  eut  des  re- 
tours de  raison  terribles.  L'attrait  que  cette  rentrée  dans  le  monde 
(le  plaisir  lui  avait  offert  disparut  prorai)tement,  et  il  se  traîna 
sombre,  las,  exaspéré,  se  répandant  en  railleries  violentes  contre 
les  autn^s  et  contre  lui-même,  commettant  des  excentricités  qui, 
au  milieu  du  désordre  même  des  nuits  de  fête,  jetaient  ses  amis 
dans  la  stupeur.  Il  avait  des  gaîtés  frénétiques,  criant,  cassant 
tout,  puis  s'abandonnait  à  des  tristesses,  dont  rien  ne  pouvait  le 
distraire.  11  faisait  lu  cour  aux  jolies  filles,  les  comblait  de  prôsens, 
et  les  renvoyait  brusquement  avec  des  invectives.  On  eût  dit  un 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  63 

damné  s'agitant  dans  ses  fers  brûlans,  sans  pouvoir  arriver  à  les 
rompre. 

Pendant  ses  orgies,  quand  il  avait  bu  avec  fureur,  et  qu'il  croyait 
son  esprit  anéanti  par  ^i^Tesse,  il  voyait  apparaître  soudain  l'image 
d'Edmée  pure,  douce  et  mélancolique.  Il  se  levait  alors,  sans  dire 
un  mot,  et,  suivait  le  fantôme  dans  la  solitude,  dans  le  silence, 
maudissant  son  misérable  sort,  mais  trouvant  une  volupté  doulou- 
reuse à  ne  penser  qu"à  celle  qui  le  haïssait. 

Il  eut  beau  employer  son  temps  de  façon  à  n'avoir  pas  une  minute 
inoccupée,  il  ne  put  secouer  le  joug  de  celte  obsession.  Éloigné  de 
Croix-Mort,  il  y  était  présent  par  la  pensée.  Il  accompagnait  Edmée 
dans  les  allées  du  parc,  il  la  voyait  à  cheval,  svelte  et  gracieuse,  ga- 
lopant devant  lui,  et  son  cœur  battait  à  se  briser.  Puis,  c'était  le 
salon,  et  les  deux  femmes  assises  près  de  la  table,  travaillant,  éclai- 
rées par  la  lampe.  L'illusion  était  si  complète,  qu'il  croyait  entendre 
leur  voix. 

Il  tomba  dans  une  mélancolie  désespérée,  ne  sortant  plus  et  res- 
tant des  journées  entières,  immobile,  à  contempler  l'apparition  qu'il 
se  plaisait  à  évoquer.  Ce  fut  alors  qu'il  écrivit  à  Régine  les  lettres 
navrées  qui  la  troublèrent  si  profondément. 

Après  quinze  jours  de  vie  furieuse,  employée  à  se  duper  lui-même, 
il  avait  compris  que,  désormais,  loin  de  Croix-Mort,  il  ne  pouvait  pas 
vivre.  Il  mit  son  imagination  à  la  torture  pour  trouver  une  issue 
possible  à  cette  situation,  au  bout  de  laquelle  il  se  heurtait  sans 
cesse  à  l'aversion  invincible  d'Edmée.  L'héroïsme  le  plus  éclatant, 
le  dévoûment  le  plus  sublime,  rendrait-il  son  amour  moins  ignomi- 
nieux, et  ferait-il  possible  l'impossible?  Il  connaissait  trop  bien  la 
jeune  fille  pour  espérer  qu'elle  deviendrait  infâme.  Et,  d'ailleurs, 
si  elle  l'était  devenue,  eût-il  continué  à  l'aimer?  N'était-ce  pas  sa 
fierté  farouche  qui  l'affolait?  Blasé,  corrompu,  vicié,  il  avait  soif  de 
cette  fraîche,  suave  et  inattaquable  virginité.  Cette  neige  inacces- 
sible le  tentait  :  il  eût  voulu  y  vautrer  sa  boue. 

II  avait  atteint  l'eitrême  limite  de  l'irritation  cérébrale.  Un  effort 
de  plus,  et  le  peu  de  lucidité  qui  lui  restait  serait  étouffé  par  la 
démence  furieuse.  11  vivait  inconscient  de  ses  actes,  se  laissant  en- 
traîner au  hasard  des  rencontres,  et  suivant  ses  amis,  dans  leurs 
parties,  comme  un  corps  sans  âme.  La  bizarrerie  récente  de  son 
caractère  avait  été  remarquée.  Les  changemens  brusques  que  son 
humeur  subissait  :  une  gaîté  bruyante  succédant  à  une  morne  tris- 
tesse, un  abattement  soudain  remplacé  par  une  verve  fantasque, 
n'étaient  pas  faits  pour  étonner  des  gens  qui  faisaient  de  la  déraison 
la  loi  de  leur  existence  ;  cependant  la  dernière  boutade  de  Fernand 
fut  assez  forte  pour  laisser  une  trace  dans  leur  esprit;  plus  tard  on 
s'en  souvint,  et  elle  servit  à  expliquer  bien  des  choses. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  fut  le  soir  de  la  Noël,  à  un  réveillon,  que  se  produisit  l'inci- 
dent. Repris  d'une  rage  de  s'amuser,  comme  aux  premiers  temps 
de  son  arrivée  à  Paris,  Fernand  passa  la  nuit  au  bal  de  l'Opéra,  qui, 
à  cette  époque,  était  encore  très  brillant  et  très  suivi.  Là,  dans  les 
loges  ou  dans  les  couloirs ,  il  montra  un  entrain  qu'on  ne 
lui  connaissait  plus,  plaisanta,  intrigua,  et,  vers  trois  heures  du 
matin,  s'en  alla,  en  joyeuse  compagnie,  souper  à  la  Maison-d'Or. 
Quelques-unes  des  plus  jolies  filles  et  des  plus  avenantes  actrices 
de  Paris  se  trouvaient  là.  Il  s'assit  entre  Fanny  Mangin  et  Cécile 
Letourneur,  et,  pendant  toute  la  première  partie  du  souper,  co- 
queta  avec  elles  de  la  façon  la  plus  gaie  et  la  plus  libre.  Puis  la 
fête  s'anima,  le  Champagne  versé  à  flots  tourna  les  têtes,  et  on 
commença  à  divaguer  follement. 

La  conversation  tomba  sur  les  femmes,  et  un  des  convives,  écri- 
vain d'une  grande  valeur,  en  veine  de  paradoxe,  entreprit  de  dé- 
montrer qu'il  n'y  avait,  en  amour,  d'enviable  que  le  plaisir.  Il  dé- 
veloppa sa  thèse  avec  une  abondance  d'argumens  qui  pétillaient 
étincelans,  comme  les  fusées  d'un  feu  artifice.  Lancé  à  fond  de 
train,  il  proclama  la  supériorité  de  l'amour  libre,  et,  au  mi- 
lieu des  applaudissemens  frénétiques,  il  divinisa  la  courtisane. 
11  la  montra  trônant,  redoutée  et  adorée,  sur  les  ruines  de  la 
société  et  de  la  famille,  étendant  son  influence  sur  tout  :  hommes 
et  choses,  enchaînant  à  ses  pieds  les  souverains,  sur  lesquels  elle 
régnait  par  les  sens,  corrompant  dans  l'intérêt  de  son  influence  les 
hommes  d'état  réputés  austères,  trafiquant  des  monarchies  et  des 
républiques,  vendant  les  secrets,  achetant  les  consciences,  ayant 
enfin,  sous  son  oreiller  impur,  le  sceptre  du  monde. 

Il  y  eut  alors  des  hourras  et  des  trépignemens,  des  appels,  des 
exclamations, au  milieu  desquels  Fernand,  très  calme  en  apparence, 
se  leva.  On  crut  qu'il  allait  renchérir,  et  broder,  sur  ce  thème 
échevelé,  des  variations  plus  diaboliques  encore,  mais  d'une  voix 
vibrante,  il  s'écria  : 

—  Vous  êtes  tous  idiots  ou  insensés  d'applaudir  !  Il  n'y  a  de 
puissant  que  la  vertu  et  de  triomphant  que  la  chasteté  I  Regardez 
les  créatures  qui  sont  autour  de  vous,  et  que  vous  payez  pour  vos 
l)laisirs.  Elles  sont  les  esclaves  de  votre  fantaisie.  Une  poignée  de 
louis  et  vous  leur  ferez  lécher  la  boue  sur  le  parquet.  Klranges 
souveraines  qui  sont  aux  gages  de  Monsieur  Tout  le  monde  !  Elles 
ont  la  puissance  du  mal,  soit!  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Faire 
le  mal  ?  Rien  n'est  plus  facile  !  Mais  faire  le  bien,  voilà  la  difficulté! 

li  éclata  d'un  rire  lugubre. 

—  Dis  donc,  tu  sais,  cria  Fanny  î^langin,  tu  étais  plus  drôle,  tout 
à  l'heure.  A  '*"'t"  luMiro-ci,  la  morale  est  courbée.  Il  ne  faut  pas  la 
réveiller  ! 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  65 

—  Laissez  donc,  fit  un  convive,  d'Ayères  est  tout  chose,  depuis 
quelques  jours  ;  il  doit  s'être  toqué  d'une  ingénue. 

—  Une  ingénue?  dit  Cécile  Letourneur,  il  n'y  en  a  plus!  J'ai  été 
la  dernière.  Et  j'ai  valu  cent  mille  francs,  qu'a  fort  bien  encaissés 
ma  respectable  mère. 

—  C'est  ^Tai  que  tu  es  amoureux,  mon  gros?  reprit  Fanny.  Est- 
elle gentille,  ta  petite  ?  Comment  s'appelle-t-elle  ?  Tu  nous  la  mon- 
treras ? 

A  ces  mots,  Fernand  devint  pâle  comme  un  mort.  Il  lui  sembla 
qu'une  main  sacrilège  venait,  en  la  touchant,  de  profaner  son  idole. 
Il  prit  son  veire,  le  lança  à  la  volée  sur  la  table,  où  il  se  brisa,  et 
du  regard  et  de  la  voix,  jetant  l'insulte  à  ces  viveurs  qui  l'entou- 
raient, amusés  par  sa  colère  : 

—  Ramassis  de  brutes  et  de  drôlesses,  cria-t-il  les  dents  ser- 
rées, vous  me  soulevez  le  cœur  de  dégoût!  Et  je  ne  subirai  pas 
l'abjection  de  rester  une  seconde  de  plus  au  milieu  de  vous  ! 

Un  concert  de  voix  irritées  ou  moqueuses  s'éleva  autour  de  Fer- 
nand qui,  froidement,  se  dirigeait  vers  la  porte.  Avant  qu'il  eût 
gagné  le  couloir,  il  entendit  Fanny  Mangin  s'écrier  : 

—  En  voilà  encore  un  mal  poii  ! 
Et  Cécile  Letourneur  qui  ajoutait  : 

—  Eh  bien  î  vrai,  il  est  fêlé,  ce  coco-là  !  A  sa  santé,  mes  enfans  ! 
il  en  a  besoin. 

Quoique  tous  ceux  qui  venaient  d'assister  à  cette  scène  eussent 
pu  attester  qu'il  avait  agi  en  état  de  folie,  ou  d'ivresse,  M.  d'Ayères 
était  parfaitement  de  sang-froid.  11  s'en  allait  écœuré,  ainsi  qu'il 
l'avait  dit.  Au  plus  beau  moment  de  la  fête,  à  l'heure  où,  dans  les 
têtes,  toutes  les  cervelles  sautaient, comme  les  bouchons  du  vin  de 
Champagne,  il  avait  vu  l'image  d'Edmée  pâle  et  triste  se  dresser, 
pareille  à  un  blanc  fantôme,  et  en  un  instant  il  avait  regardé  avec 
d'autres  yeux  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Les  visages  surexcités 
des  hommes,  les  épaules  nues  des  femmes,  les  bras  s'égarant  au- 
tour des  tailles  et  les  lèvres  cherchant  la  chair,  tout  ce  spectacle  de 
la  débauche  galante,  qui  s'était  tant  de  fois  t,iiért  à  lui,  l'avait 
révolté.  11  avait  senti  les  injures  monter  à  sa  bouche,  et,  avec  une 
âpre  satisfaction,  il  les  avait  laissées  déborder. 

Maintenant  c'était  bien  fini  :  il  n'y  avait  plus  pour  lui  d'illusion 
possible.  Il  se  sentait  incapable  de  rester  un  jour  de  plus  à  Paris. 
A  la  vie  abrutissante  qu'il  menait,  il  préférait  les  tortures  de  l'iso- 
lement. Il  aimait  mieux  se  concentrer  dans  sa  monstrueuse  ten- 
dresse, dût-il  y  trouver  la  démence  ou  la  mort.  Il  voulait  revoir 
le  pays  où  Edmée  vivait,  respirer  le  même  air  qu'elle,  se  cacher, 

TOltE  LXXIV.  —   1886.  5 


66  REVUE   DES   DEUX   MOiNDES. 

épier  et,  peut-être,  arriver  à  la  voir  de  loin,  sans  qu'elle  s'en  dou- 
tât, car  il  ne  voulait  ni  l'effrayer  ni  la  tourmenter. 

Il  partit  le  jour  même.  Avec  une  grande  prudence,  il  prit  un 
billet  pour  une  station  plus  éloignée,  de  six  lieues,  que  celle  où  on 
s'arrêtait  habituellement  pour  aller  à  Croix-Mort.  Là  il  était  abso- 
lument inconnu.  Il  descendit  à  l'auberge,  dîna  et  dans  un  mauvais 
cabriolet  à  peine  suspendu,  par  une  nuit  très  noire,  il  se  fit  conduire 
à  deux  kilomètres  de  La  Vignerie.  A  pied  il  gagna  sa  maison,  ré- 
veilla son  vieux  jardinier,  lui  ordonna  de  ne  pas  souffler  mot  de 
son  arrivée,  et,  tranquille  comme  il  ne  l'avait  pas  été  depuis  long- 
temps, il  attendit  le  jour. 

XV. 

Les  semaines  qui  venaient  de  s'écouler  devaient  compter  pour 
Edmée  parmi  les  plus  heureuses.  Ce  bonheur  était  bien  relatif. 
Mais,  après  des  agitations  aussi  violentes  que  celles  par  lesquelles, 
en  si  peu  de  temps,  il  lui  avait  fallu  passer,  le  calme  et  la  sécu- 
rité lui  procurèrent  un  repos  moral  précieux.  Elle  reprit  sa  vie 
pure  et  douce.  Elle  chassa  de  son  esprit  les  pensées  odieuses  qui 
l'avaient  hantée,  elle  eut  le  droit  de  ne  plus  prévoir  l'infaoïie,  elle 
perdit  l'expérience  du  mal,  elle  sentit  avec  délices  s'épanouir, 
de  nouveau,  son  innocence. 

Le  seul  point  noir  qu'elle  découvrît  dans  le  ciel,  était  la  tris- 
tesse lassée  de  sa  mère.  M™®  d'Ayères  mangeait,  dormait,  marchait, 
parlait,  et  cependant  on  ne  pouvait  assurer  qu'elle  vécût.  Elle  ac^ 
complissait  automatiquement  tous  les  actes  de  l'existence,  mais 
la  volonté  était  absente.  Elle  se  laissait  faire,  comme  un  véritable 
enfant,  ne  disant  jamais  :  Non,  et  ne  disant  non  plus  jamais  :  Oui. 

Une  indifférence  complète  était  en  elle  pour  tout  ce  qui  l'entourait: 
êtres  et  choses.  Une  seule  petite  case  restait  ouverte  dans  son  cer- 
veau :  celle  du  souvenir.  Sans  cesse,  elle  se  remémorait  cette  année 
dévorante  et  exquise,  passée  à  Paris  dans  le  tourbillon  des  plai- 
sirs, aux  côtés  de  ce  beau  garçon  qui,  lui,  était  reparti  vers  le 
pays  des  fêtes. 

Dans  le  grand  salon  de  Croix-Mort,  à  demi  couchée,  selon  sou 
habitude,  pendant  que  sa  fille  travaillait  auprès  d'elle,  Régine 
voyait,  comme  dans  un  mirage,  l'allée  des  Champs-Elysées,  l)ordée 
do  chaque  côté  par  les  marronniers  aux  branches  frissounautes 
sous  le  vent  d'hiver,  suivie  [tav  les  promeueui's  allant  d'un  {mis 
rapide  et  sonore  sur  l'asphalte  du  trottoir,  et  encombrée  d'équi- 
{)ages  mbntatit  en  files  serrées  vers  le  Bois.  Elle  était,  elle,  dans 
son  coupé,  clmudement  piiv<'loî>p(''o  de  fourrures,  elle  se  laissait 


LES    DASTES    DE   CROIX-MORT.  67 

bercer  par  le  mouvement  ondulenx,  et  par  le  roulement  doux  de  la 
voiture.  Elle  reconnaissait,  au  passage,  des  figures  de  connaissance, 
et  elle  saluait  en  souriant.  Sa  seule  préoccupation  était  la  recherche 
de  ce  qui  pourrait  lui  plaire.  Le  soir,  elle  dînait  en  grande  céré- 
monie et  après,  elle  allait  au  bal.  Et  elle  entendait  le  discret  cli- 
quetis du  service,  le  murmure  étouffé  des  conversations,  dans  la 
salle  à  manger  sombre,  concentrant  toutes  ses  lumières  sur  la  table 
éclatante  de  cristaux,  d'argenterie  et  de  fleurs.  Les  robes  décolle- 
tées, entremêlées  d'habits  noirs,  opposaient  leurs  couleurs,  les  éven- 
tails palpitaient  sur  les  poitrines  comme  des  ailes  d'oiseaux  éna- 
mourés, et  les  têtes  s'agitaient,  nobles  et  gracieuses,  dans  un 
scintillement  de  diamans.  Puis,  c'était  l'entrée  dans  les  salons  en- 
combrés d'in\ités,  graves,  parlant  avec  des  airs  de  mystère,  dans 
les  embrasures  de  portes,  pendant  que  les  sonorités  de  l'orchestre 
arrivaient,  par  bouffées  chantantes  :  refrains  de  l'opérette  en  vogue, 
salués  au  passage.  Et,  au  bras  d'un  valseur,  elle  s'élançait,  les 
yeux  vagues,  la  respiration  coupée,  tournant  avec  passion,  pour 
mettre  le  comble  à  cet  étourdissement  qui  était  sa  ^ie. 

Tout  à  coup,  Edmée  se  levait  et  faisait  grincer  une  chaise  sur  le 
parquet.  Régine  omTait  les  yeux,  et  toute  la  vision  charmante  s'éva- 
nouissait. Comme  si  on  baissait  le  rideau  d'un  théâtre,  le  décor, 
les  personnages,  tout  disparaissait.  Et  elle  se  retrouvait  dans  le 
salon  froid  et  triste  du  vieux  château,  seule  avec  sa  fille.  Alors  sa 
tête  tombait  sur  sa  poitrine,  ses  regards  s'éteignaient,  et  elle  avait 
la  sensation  épouvantée  de  l'ensevelissement,  sans  espoir,  dans  ce 
lugubre  tombeau. 

Edmée  avait  d'abord  tenté  de  relever  le  moral  de  sa  mère.  Elle 
s'était  ingéniée  à  la  distraire,  lui  faisant  la  conversation,  la  pro- 
menant, s'efforçant  de  la  reprendre.  Mais  M™*  d'Ayères  répondait  à 
peine,  se  laissait  conduire  d'un  pas  indifférent,  et  n'essayait  même 
pas  de  cacher  l'ennui  morne  qui  la  rongeait. 

Elle  n'avait  qu'un  instant  de  bon  dans  la  journée,  celui  où  elle 
lisait  le  journal  qui  lui  parlait  de  Paris,  lui  racontait  les  cancans  du 
monde,  les  bruits  de  coulisses,  lui  décrivait  les  bals  et  les  repré- 
sentations. Elle  éprouvait  là  des  satisfactions  de  prisonnier  à  qui 
on  parle  de  la  liberté.  Et  toujours,  dans  ses  yeux,  qui  cherchaient  à 
voir  au-delà  de  l'horizon,  Edmée  découvrait  le  regret  de  l'affreuse 
existence  qui  avait  fait  de  cette  femme  saine  et  intelligente  tme 
pauvre  créature  brisée  et  atrophiée. 

Il  avait  fallu  qu'elle  en  prît  son  parti,  et  elle  s'était  résignée  à 
vivre  sans  penser  à  l'avenir,  ne  cherchant  pas  à  savoir  ce  qui  arri- 
verait le  lendemain,  jouissant  du  calme  présent.  Elle  avait  repris  le 
chemin  des  bois,  qui  ofiraient  un  cadre  sévère  et  sombre  à  sa  mé- 
lancolie. Elle  attelait,  ainsi  que  par  le  passé,  sa  petite  voiture,  et, 


68  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

traînée  par  le  vieux  poney,  elle  s'en  allait,  avec  le  curé,  visiter  les 
villages  des  environs,  suivie  d'un  concert  de  bénédictions,  et  son- 
geant tristement  lorsqu'on  lui  souhaitait  un  bonheur  égal  à  sa 
bonté. 

Quand,  en  compagnie  du  vieux  prêtre,  elle  passait  par  une  route 
difficile,  dans  les  ornières  de  laquelle  le  petit  cheval  tirait  en 
soufflant,  aussitôt  Billet  apparaissait,  comme  s'il  fût  sorti  d'un 
mystérieux  affût ,  et,  d'un  bras  auquel  rien  ne  résistait,  l'hercule 
poussait  voiture  et  cheval  hors  du  mauvais  pas. 

On  eût  dit  que  le  sauvage  redoublait  de  surveillance  autour  de 
M"®  de  Croix-Mort.  Il  ne  se  montrait  pas  toujours ,  mais  il  rôdait 
incessamment,  dans  un  rayon  de  cinq  cents  pas,  lorsque  sa  chère 
maîtresse  était  en  campagne.  Souvent,  en  entendant  les  taillis  cra- 
quer, le  curé  se  troublait  et  jetait  à  sa  compagne  un  coup  d'œil 
alarmé.  Mais  Edmée  souriait  : 

—  C'est  Jean,  monsieur  le  curé,  qui  fait  sa  ronde.  Voulez-vous 
que  je  le  siffle?..  Vous  allez  voir!.. 

Elle  arrondissait  les  lèvres  et  poussait,  en  vraie  fille  des  bois 
qu'elle  était,  un  strident  coup  de  sifflet.  Au  bout  d'un  instant,  le 
garde  se  montrait  à  la  lisière,  sa  cape  de  drap  à  la  main,  joyeux 
d'être  appelé,  et  s'attachant  aux  promeneurs,  ainsi  qu'un  chien  qui 
s'est  échappé  et  qui  craint  d'être  renvoyé  à  la  niche. 

Cependant,  le  curé  n'était  pas  sans  inquiétudes.  Il  n'osait  pas 
faire  part  de  ses  appréhensions  à  la  jeune  fille.  Il  la  voyait  impas- 
sible et  espérait  qu'elle  avait  oublié.  Mais  quelquefois,  dans  son 
j  i'gard  rencontré,  il  découvrait  une  lueur  subite,  semblable  à  celle 
(l'un  phare  éclairant  la  nuit,  qui  trahissait  l'éveil  de  la  pensée.  Il 
comprenait  alors  qu'Edmée  ne  voulait  pas  parler  de  celui  qu'elle 
haïssait  si  profondément,  mais  que  le  feu  de  ses  rancunes  couvait 
toujours  ardent. 

D'autres  indices  auraient  pu  assurer  la  conviction  du  vieillard. 
Jamais  M"'  de  Croix-Mort  n'allait  du  côté  de  La  Vignerie.  Quand 
elle  approchait  des  bois,  qui  entouraient  cette  maison  maudite,  une 
ombre  s'étendait  sur  son  visage,  elle  devenait  silencieuse  et  grave, 
comme  si  elle  passait  le  long  d'un  cimetière.  En  effet,  n'était-ce 
]).is  là  qu'étaient  ensevelies  toutes  ses  illusions  et  toutes  ses  espé- 
rances? Jamais  elle  ne  prononçait  le  nom  d'Ayères,  même  pour  dé- 
r  'gner  sa  mère,  en  parlant  à  des  étrangers.  Elle  disait  «  madame  » 
tout  court.  Enfin,  elle  ne  se  présentait  plus  à  confesse,  craignant, 
sans  doute  non  pas  d'avouer  les  sentimens  violens  qui  s'agitaient 
en  elle,  mais  de  remuer,  par  l'aveu»  toutes  ses  colères. 

Le  curé,  deux  fois  par  semaine  maintenant  dînait  au  château  ; 
il  ne  parvenait  pas  non  plus  à  tirer  la  baroime  de  son  atonie.  Elle 
le  recevait  avec  une  indifférence  nonchalante,  écoutait  la  conver- 


LES    DAilES    DE   CROIX-MORT.  69 

sation  sans  y  prendre  part  et  ne  s'animait  que  quand  l'abbé  Levas- 
seur,  cédant  au  désir  de  M"*  de  Croix-Mort,  consentait  à  faire  une 
partie  de  cartes.  On  jouait  alors  à  l'écarté,  et  très  cher.  Le  vieux 
prêtre  disa't  à  Edmée  : 

—  Mon  enfant,  vous  me  faites  commettre  de  gros  péchés. ^ Je 
m'anime,  je  désire  le  gain... 

—  Bah!  c'est  pour  vos  pauvres,  monsieur  le  curé  ;  le  but  sauve 
l'acte.  Laissez-vous  aller... 

Et  quand  elle  avait,  avec  beaucoup  de  bonheur,  ramassé  les 
enjeux  de  tout  le  monde,  elle  mettait  l'argent  dans  la  main  de  son 
ami.  au  moment  du  départ  : 

—  Tenez,  monsieur  le  curé,  et  demain  matin,  pendcint  que  vous 
y  serez,  faites  pénitence  pour  moi. 

Le  vieillard  serrait  le  bras  de  la  jeune  fille  et  la  regardait,  avec 
des  yeux  pleins  d'affectueuse  admiration,  en  se  demandant  ce  que 
pouvait  bien  avoir  à  se  reprocher  cet  nnge  égaré  sur  la  terre. 

Le  surlendemain  de  la  Noël ,  aprè-  un  dîner  excellent ,  le  brave 
homme  était  installé  devant  la  table  de  jeu  et  faisait  la  partie  de  la 
baronne.  Il  était  adossé  à  la  cheminée  et  avait,  en  face  de  lui,  une 
fenêtre  donnant  sur  la  terrasse.  Edmée,  assise  près  de  sa  mère, 
travaillait,  en  attendant  le  moment  de  remplacer  le  perdant.  Pen- 
dant que  M™*  d' Avères  battait  les  cartes,  le  curé  regardait  machi- 
nalement du  côté  de  cette  lenêtre,  dont  les  rideaux,  par  hasard, 
étaient  relevés. 

Tout  à  coup  il  pâlit,  ses  mains  se  mirent  à  trembler  si  fort,  que 
les  cartes,  froissées,  firent  entre  ses  doigts  un  bruit  sec,  et  ses 
yeux  restèrent  fixes.  Appuyée  contre  la  vitre,  il  avait  cru  voir,  dia- 
bolique et  menaçante,  la  tète  de  Fernand.  Ses  regards  et  celui  de 
l'apparition  s'étaient  croisés,  et  tout  avait  disparu.  Le  curé,  troublé, 
commença  à  jouer  tellement  mal,  écartant  à  contre-sens  et  faisant 
école  sur  école,  que  M"*  de  Croix-Mort  lui  dit  : 

—  Mon  bon  abbé,  ce  soir  vous  n'êtes  pas  au  jeu  :  je  crois  que 
nous  ferons  mieux  d'arrêter  la  partie. 

M.  Levasseur  ne  répondit  pas.  11  surveillait  la  croisée,  cherchant 
vainement,  sur  son  fond  noir,  la  figure  terrible.  11  se  disait  :  a  Se  ait-il 
de  retour?  Est-il  venu  rôder  autour  du  château?  Quels  projets  cette 
Sun  eillance  mystérieuse  annonce-t-elle?  Comment  m'assurer  de  ce 
que  je  redoute?  » 

11  prétexta  une  grande  fatigue,  et,  à  dix  heures,  chaudement  en- 
veloppé dans  son  manteau,  il  prit  le  chemin  du  presbnère.  sous  la 
conduite  du  jardinier,  qui  l'accompagnait  toujours  jusqu'à  la  place 
de  l'église,  avec  une  lanterne.  Il  faisait,  ce  soir-là,  un  clair  de  lune 
superbe,  et  il  était  tombé  de  la  neige.  On  y  voyait  comme  en  plein 
jour.  Le  prêtre,  arrivé  à  la  grille,  dit  à  son  compagnon  : 


70  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

—  J'ai  oublié  quelque  chose  dans  le  vestibule,  il  faut  que  je 
retourne. 

—  Si  M.  le  curé  veut,  j'irai?.. 

—  Non,  vous  ne  sauriez  pas  trouver...  Attendez-moi  une  minute 
seulement. 

Il  se  dirigea,  seul,  vers  le  château,  marchant  avec  précipitation.  Il 
voulait  avoir  la  preuve  qu'il  n'avait  pas  rêvé  en  croyant  reconnaître 
le  visage  de  M.  d'Ayères  derrière  le  carreau.  S'il  était  venu,  ses  pas 
devaient  être  marqués  dans  la  neige,  sur  la  terrasse.  Le  cœur 
battant,  plein  d'anxiété,  le  vieillard  s'avançait  avec  précaution  pour 
n'être  pas  aperçu,  craignant  les  questions.  Il  tourna  heureusement 
le  château,  suivit  les  plates-bandes,  et,  avec  saisissement,  sur  le 
tapis  blanc  et  glacé,  découvrit  les  traces  d'un  pied  fin,  soigneu- 
sement chaussé.  Elles  venaient  des  profondeurs  du  parc,  s'arrê- 
taient au  bas  de  la  fenêtre,  où  la  neige,  piétinée,  révélait  une 
station  prolongée,  et  s'éloigr-  ient  dans  la  direction  du  pont  de  la 
Divonnette. 

Le  curé  resta  immraobile,  se  demandant  ce  qu'il  devait  faire.  Son 
premier  mouvement  fut  d'entrer  au  château  et  de  prévenir  M"*  de 
Croix-Mort.  Mais  toutes  les  lumières  étaient  déjà  éteintes  au  rez-de- 
chaussée.  Ces  dames,  montées  dans  leurs  chambres,  s'étonneraient, 
interrogeraient  ;  il  faudrait  tout  dire  à  la  baronne,  en  même  temps 
qu'àEdmée.  La  précaution  n'était-elle  pas  pire  que  le  danger? 

L'abbé  Levasseur  se  dirigea,  de  nouveau,  vers  la  grille  lente- 
ment, réfléchissant,  et  prit  la  résolution  de  se  présenter  avant  le  dé- 
jeuner, le  lendemain, pour  avertir  la  jeune  fille  de  rester  chez  elle. 
Jamais  Edmée  ne  sortait  dans  la  matinée.  Il  rentra  au  presbytère 
très  agité,  passa  une  nuit  affreuse ,  se  leva  au  petit  jour,  dépêcha 
sa  messe  et,  comme  neuf  heures  sonnaient,  il  arriva  au  château. 
Ce  fut  son  compagnon  de  la  veille,  le  jardinier,  qui  le  reçut.  Il  s'ar- 
rêta de  balayer  la  neige,  qui  rendait  glissantes  les  marches  du  per- 
ron et,  saluant  le  curé: 

—  Si  c'est  Mademoiselle  que  vous  cherchez,  monsieur  le  doyen, 
là  v'ià  qui  s'en  va  par  le  parc... 

Le  curé  pâlft,  ses  oreilles  bourdonnèrent:  il  eut  un  fatal  pressen- 
timent. En  une  seconde,  il  vit  la  terrible  figure  collée  à  la  vitre, 
ses  yeux  pleins  de  passion  menaçante,  les  emi>i*einles  de  pieds 
marquées  dans  laneige,  et,  sur  cette  même  route,  suivie  par  le  mau- 
vais; homme,  la  trace  des  pas  légers  de  la  fille  du  bon  Dieu. 

11  dit: 

—  Y  a-t-il  longtemps  qu'elle  est  partie? 

—  Pas  seulement  cinq  minutes,  mais  elle  mai'chait  bien,  car  elle 
est  pressée. 

—  Où  va-treile  donc? 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  71 

—  A  l'orée  du  bois,  chez  la  Thibaude,  qui  s'est  laissée  accoucher 
cette  nuit,  avant  terme...  Elle  est  malade,  et  on  est  venu  drès  le 
matin  quérir  Mademoiselle. 

Le  curé  n'écoutait  déjà  plus.  Il  avait  retroussé  sa  soutane  dans 
sa  ceinture  et,  allongeant  le  pas,  il  courait,  plutôt  qu'il  ne  marchait, 
à  la  suite  de  la  jeune  fille,  s'arrêtant  aux  caiTefours  du  bois,  et  ap- 
pelant :  «  Edmée  !  »  sans  obtenir  de  réponse. 

Il  était  sorti  du  parc  et,  maintenant,  il  suivait  une  route  de 
forêt  ;  sur  la  neige  boueuse  et  foulée  il  ne  reconnaissait  plus 
la  trace  de  M"®  de  Croix -Mort.  Avait -elle  passé  par  le  grand 
chemin  ou  s'était-elle  jetée  dans  une  traverse?  Le  vieillard  regar- 
dait de  tousses  yeux,  et  sur  les  sentiers  frayés  par  les  bûcherons  et 
les  ramasseurs  de  bois  mort,  il  ne  découvrait  aucun  indice  qui  pût 
le  guider.  Il  poussait  des  cris.  Le  silence  lourd  et  étouffé  des  éten- 
dues cotonnées  de  neige  absorbait  ses  appels,  et  rien  ne  répondait. 

M^'®  de  Croix-Mort,  comme  le  jardinier  l'avait  dit  au  curé,  s'était 
éloignée  d'un  bon  pas.  Elle  se  rendait  chez  une  pauvre  femme,  qui 
faisait  des  journées  au  château  et  dont  le  mari  était  un  de  ces  ré- 
tameurs ambulans  qui  courent  les  campagnes,  en  tirant  à  bras  une 
petite  voiture.  Portant  sous  son  manteau  sa  boîte  de  pharmacie, 
elle  se  hâtait.  Le  parc  s'étendait  tout  blanc  devant  elle.  Elle  passa 
la  Divonnette,  qui  n'était  pas  encore  gelée,  et  des  roseaux  de  la- 
quelle, avec  un  cri  aigu,  s'envolèrent  des  canards  sauvages,  et  s'en- 
gagea dans  la  forêt.  Elle  marchait  depuis  une  demi-heure  environ, 
quand  il  lui  sembla  entendre  craquer  les  branches  dans  le  taillis. 
Elle  s'arrêta  une  seconde,  et  dit  à  voix  haute  : 

—  Est-ce  toi,  mon  vieux  Billet? 

Le  bruit  cessa,  et  la  figure  épanouie  du  garde  ne  se  montra  pas 
à  la  bordure  du  gaulis.  C'est  quelque  chevreuil  qui  broute  l'écorce 
des  bouleaux,  pensa  Edmée;  et  elle  repartit  vivement,  pour  rega- 
gner le  temps  bien  court  qu'elle  venait  de  perdre. 

Elle  allait  sur  la  neige  épaisse,  silencieusement,  comme  sur  un 
tapis,  prêtant  l'oreille,  avec  une  préoccupation  vague.  Un  nouveau 
craquement  dé  branche  brisée  se  fit  entendre,  dans  la  même  direc- 
tion. Edmée,  ime  seconde  fois,  s'arrêta  et  cria  : 

—  Billet! 

Sa  voix  se  perdit  dans  l'épaisseur  du  fourré  muet.  Alors  elle 
fut  prise  de  terreur.  Qui  donc  ainsi  la  suivait  sous  bois?  Qui 
donc  se  cachait,  sans  répondre  à  son  appel?  Elle  était  connue  de 
tous  les  ouvriers  de  la  forêt.  Était-ce  quelque  rôdeur,  quelque  bra- 
connier? Mais,  sur  la  garderie  de  Billet,  personne  n'eût  osé  mettre 
le  pied. 

Elle  accéléra  sa  marche,  qui  prit  une  allure  de  fuite.  Tout  était 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

morne ,  sourd  et  désert,  et  le  long  du  chemin ,  elle  distinguait  le 
froissement  des  branches,  produit  par  la  poursuite  de  celui  qui  s'at- 
tachait silencieusement  à  elle.  Un  flot  de  sang  lui  monta  au  visage, 
et  sa  respiration  devint  haletante.  Elle  avait  peur.  Mais,  résolue  et 
vigoureuse,  elle  lança  un  regard  autour  d'elle,  pour  se  rendre  compte 
de  l'endroit  où  elle  se  trouvait.  Elle  s'était  engagée  dans  le  chemin 
qui  mène  à  La  Vieuville.  Sur  la  gauche,  s'étendait  la  plaine,  où  elle 
serait  en  vue,  ayant  l'espace  autour  d'elle.  Un  sentier  y  aboutissait. 
Elle  s'y  jeta  et,  pour  gagner  la  lisière,  elle  se  prépara  à  courir. 
Elle  avait  sauté  le  petit  fossé  du  chemin,  quand  une  ombre  noire, 
sortant  du  taillis,  se  dressa  soudainement. 

Les  pieds  de  M"^  de  Croix-Mort  restèrent  cloués  au  sol;  elle  poussa 
une  exclamation,  fit  un  geste  d'horreur  :  elle  venait  de  reconnaître 
Fernand. 

Dix  pas  à  peine  les  séparaient  l'un  de  l'autre.  Ils  se  regardèrent  : 
elle,  tremblante,  eflarée,  devant  ce  spectre;  lui,  sombre  et  blême, 
comme  épouvanté  de  ce  qu'il  tentait.  Ses  mains  se  levèrent  sup- 
pliantes et,  s'inclinant,  il  se  laissa  tomber  à  genoux  dans  la  neige  du 
sentier,  murmurant  avec  un  sanglot  : 

—  Edmée!..  Oh!  Edmée!.. 

Elle  poussa  un  cri  de  terreur  et,  se  retournant,  elle  s'élança  au 
hasard,  se  sauvant  de  toutes  ses  forces,  ne  criant  pas,  réservant 
son  souille  pour  prolonger  sa  fuite.  Il  la  suivit,  implorant  toujoui's, 
balbutiant  des  paroles  qui  ne  parvenaient  pas  jusqu'à  elle.  Et,  s'ani- 
mant  par  la  poursuite  même,  il  s'efforçait  de  la  rejoindre.  Mais  la 
peur  donnait  des  ailes  à  la  jeune  fille,  et  la  distance  s'agrandissait 
entre  elle  et  son  eflroyable  chasseur.  Elle  revenait  sur  ses  pas, 
entendant  le  monstre,  qui  courait,  répéter  d'une  voix  étranglée  et 
rauque : 

—  Edmée,..  par  pitié!..  Edmée!.. 

Son  cerveau  s'embrasait,  sa  poitrine  lui  paraissait  près  d'éclater. 
Mais  une  force  surhumaine  l'emportait. 

Elle  avait  encore  gagné  du  terrain,  lorsqu'en  traversant  une  clai- 
rière, elle  glissa  sur  la  mousse  gelée  et  tomba  rudertient  sur  le  sol. 
Elle  se  sentit  perdue  et,  pensant  au  seul  être  dont  elle  pût  attendre 
un  secours,  elle  cria  avec  un  accent  désespéré  : 

—  Billet!  Billet! 

Fernand  répondit  à  cet  appel  déchirant  par  un  ricanement  de  fou, 
et  franchit  l'espace  qui  le  séparait  de  la  jeune  fille.  Il  n'eut  pas  le 
temps  d'approcher.  Bondissant  du  fourré  sur  la  route,  Billet  venait 
de  paraître.  D'une  main,  il  prit  Fernand  par  l'épaule  et  le  fit  reculer, 
de  î'Hutre  il  saisit  Edméeet  la  releva.  Alors, en  se  voyant  découvert, 
le  misérable  perdit  tout  à  fait  la  tête.  Son  visage  se  décomposa,  ses 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  73 

dents  grincèrent  et,  avec  une  horrible  imprécation,  il  se  rua  sur  le 
garde.  Billet  soutint  le  choc  et,  jetant  loin  de  lui  sa  pétoire  qui  l'em- 
barrassait, il  ceintura  son  adversaire,  criant  : 

—  Mamzelle  Edmée,  n'ayez  pas  peur,  je  le  tiens  bien...  Gagnez 
au  large  !.. 

Mais  M"^  de  Croix-Mort,  épuisée,  demeura  immobile,  ne  pouvant 
plus  faire  un  pas  et  regardant,  terrifiée,  les  deux  hommes  qui  lut- 
taient, en  poussant  des  grognemens  d'ours  aux  prises.  Billet  était 
d'une  vigueur  athlétique,  mais  la  rage  décuplait  les  forces  de  Fer- 
nand.  II  réussit  à  déplanter  le  sauvage,  le  souleva  et,  enlacés,  ils 
roulèrent  tous  deux  dans  la  neige.  Le  hasard  de  la  chute  avait  favo- 
risé Fernand  :  il  était  maintenant  sur  Billet,  et,  avec  une  joie  fé- 
roce, le  tenant  par  le  cou,  il  tâchait  de  l'étrangler.  Le  garde  fit  un 
effort  pour  se  relever,  il  donna  un  %"iolent  coup  de  reins,  mais  ne 
réussit  pas  à  se  dégager.  Sa  gorge  ne  laissait  plus  passer  qu'un 
râle  sourd.  Il  lança  à  la  jeune  fille  un  regard  d'angoisse  et  de  déses- 
poir. Edmée,  affolée,  chercha  une  arme,  une  pierre,  un  bâton,  au- 
tour d'elle,  aperçut  le  fusil,  tombé  au  bord  du  fossé,  le  saisit  avec 
un  cri  de  triomphe,  et  braquant  le  canon  sur  Fernand  : 

—  Lâchez-le,  cria-t-elle,  ou  je  vous  tue! 

Il  ne  répondit  pas,  et  resserra  l'étreinte  sous  laquelle  agonisait 
le  garde.  Un  nuage  de  flamme  passa  devant  les  yeux  de  la  jeune 
fille,  un  coup  de  feu  éclata,  et  celui  qu'elle  haïssait,  foudroyé,  roula 
sur  la  neige  ensanglantée. 

XVL 

Lorsque,  après  six  semaines  de  maladie,  M'^  de  Croix-Mort  reprit 
connaissance,  elle  vit,  auprès  de  son  lit,  sa  mère  en  grand  deuil,  et 
sa  bonne  Rosalie  habillée  de  noir.  On  lui  apprit  qu'elle  avait  eu  une 
fièvre  cérébrale.  Elle  voulut  questionner,  mais  on  lui  imposa  si- 
lence. Il  fallait  qu'elle  se  reposât,  qu'elle  ne  pensât  à  rien,  qu'elle 
vécût  d'une  vie  animale,  sous  peine  de  rechute.  Elle  resta,  pendant 
plusieurs  jours,  plongée  dans  une  sorte  de  somnolence,  s'efforçant 
de  vaincre  la  torpeur  qui  l'accablait  et  n'y  réussissant  pas,  ayant  de 
la  difiiculté  à  soulever  ses  bras  amaigris  et  cherchant  ses  idées  dans 
sa  tête  \4de,  comme  au  fond  d'un  puits  immense.  Une  préoc- 
cupation continuelle  l'agitait,  celle  de  savoir  ce  que  Billet  était 
devenu. 

Chaque  fois  qu'elle  prononçait  son  nom,  sa  mère  se  mettait  à 
pleurer  et  à  gémir.  Et  Rosalie,  prenant  un  air  sévère,  disait  : 

—  Mademoiselle,  vous  faites  de  la  peine  à  votre  chère  maman. 
Alors  Edmée  se  taisait,  pensant  :  Pourquoi  ne  veulent-ils  pas 

me  répondre?  Que  me  cache-t-on?  Un  tableau  unique  était  devant 


7Â  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ses  yeux.  Celui  de  Billet  luttant^  dans  la  neige,  avec  Fernand  et, 
violet,  étranglé,  près  de  mourir,  q,uand  la  détonation  d'une  arme  à 
feu  retentissait...  Elle  entendait  le  coup,  voyait  la  flamme, et  c'était 
tout.  Api'ès  elle  cherchait...  Rien!  Elle  se  débattait  dans  une  obscu- 
rité impénétrable.  Le  mauvais  homme  devait  être  mort,  puisque  au- 
tour d'elle  on  portait  le  deuil,  mais  qu'advenait-il  de  Billet? 

Vers  le  commencement  de  mars,  le  soleil  reparut,  l'air  devint 
plus  doux,  et  le  médecin  permit  qu'on  levât  la  malade.  Elle  fut  por- 
tée devant  la  fenêtre,  et  revit  avec  joie  la  terrasse,  l'étang  sur 
lequel  nageaient  les  beaux  cygnes,  et  les  masses  sombres  des 
arbres  du  parc.  Sa  mère  était  assise  auprès  d'elle,  et  parcourait 
un  journal....  Soudain  elle  laissa  échapper  une  lamentation  étoufi'ée, 
pâlit  et,  rejetant,  avec  horreur,  la  feuille  imprimée,  elle  sortit  en 
se  cachant  la  figure  dans  son  mouchoir. 

Edmée,  étonnée,  regarda  ce  journal  tombé  à  quelques  pas  d'elle. 
Elle  soupçonna  qu'il  devait  contenir  le  mot  de  l'énigme  qu'elle  cher- 
chait. Elle  se  souleva  avec  effort,  fit  quelques  pas  en  chancelant, 
ramassa  la  feuille,  regagna  sa  chaise-longue  et  se  mit  à  lire...  Sou- 
dain ses  yeux  furent  attirés  invinciblement  par  ce  nom  :  Billet... 
Et,  en  tête  de  l'article  Tribunaux,  elle  lut  les  lignes  suivantes  : 
«  La  semaine  prochaine,  viendra  devant  la  cour  d'assises  l'affaire  du 
garde  Jean  Billet ,  accusé  d'avoir  assassiné  son  maître,  M.  le  baron 
d'Ayères.  » 

Edmée  se  dressa  sur  ses  pieds,  en  poussant  un  cri  qui  attira 
la  baronne  et  Rosalie...  Alors,  les  yeux  étincelans,  montrant  le  jour- 
nal : 

—  Vous  avez  lu  ce  qui  est  annoncé  là?  dit-elle,  en  s'adressant  à 
sa  mère. 

Et  comme  celle-ci  reculait  gémissante  et  éplorée  : 

—  Qu'on  aille  me  chercher  un  magistrat,  reprit  M"*  de  Croix- 
Mort.  Je  ne  laisserai  pas  condamner  un  innocent...  Non!  non!  ce 
n'est  pas  Jean  Billet  qui  est  coupable  de  ce  meurtre...  Voilà  la  main 
qui  a  frappé! 

Et,  tragique,  elle  secoua  sa  main,  comme  si  elle  l'eût  vue  avec 
effroi,  toute  dégou.ttante  de  sang. 

M"*  d'Ayères  j>oussa  un  cri  de  détresse  et  s'enfuit.  Rosalie  vou- 
lut calmer  W*  de  Croix-Mort,  mais  ne  put  y  parvenir.  A  délaut  d'un 
magistrat,  Edmée  voulait  qu'on  lui  amenât  l'abbé  Levasseur.  Elle 
le  réclamait  avec  une  telle  violence,  qu'il  fallut  céder,  et  aller  le 
lui  chercher. 

Le  vieillard  vint,  vers  le  soir»  et  trouva  la  jeune  ûUe  dans  une 
horrible  agitation.  Il  dut  lui  raconter  tout  ce  qui  s'était  passé  :  la 
rencontre  qu'il  avait  faite  de  Billet,  la  portant  évanouie  dims,  ses 
bras,  l'aveu  sponiané  du  sauvage,  déclarant  qu'il  venait  de  tuer 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  /O 

M.  d'Ayères,  l'arrestation,  et  la  persistance  avec  laquelle  il  s'était 
chargé  lui-même,  pendant  l'instruction. 

Le  crime  n'avait  eu  aucun  témoin,  la  présence  de  W^  de  Croix- 
Mort  ayant  été  dissimulée  par  le  garde.  Des  bûcherons  déposaient 
avoir  trouvé  le  cadavre  de  M.  d'Ayères,  en  travers  du  chemin  de 
Glairefont,  et,  tout  près,  le  fusil  de  Billet,  dont  un  coup  seulement 
était  déchargé.  Le  curé  avait  imité  la  discrétion  terrible  du  pré- 
tendu meurtrier.  Il  avait  compris  que  le  dévoué  serviteur  voulait,  au 
prix  même  de  sa  vie,  écarter  de  M''^  de  Croix-Mort  tout  soupçon 
infamant.  Et,  bourrelé  de  remords,  vingt  fois  sur  le  point  de  par- 
ler, il  avait  cependant  gardé  le  silence. 

Edmée  avait  écouté  le  curé,  sans  prononcer  un  seul  mot.  Quand 
il  eut  fini,  elle  secoua  la  tête,  des  larmes  coulèrent  sur  ses  joues. 

—  Et  vous  avez  permis  une  telle  injustice?  dit-elle  douloureuse- 
ment. Vous  avez  cru  que  je  consentirais  à  accepter  un  pareil  sacri- 
fice?.. Pauvre  Billet,  si  bon,  si  fidèle!  Allons,  c'est  à  moi  de  répa- 
rer le  mal  qu'il  s'est  fait  volontairement.  Appelez  ma  mère...  Qu'on 
prépare  une  voiture...  Vous  me  conduirez  vous-même,  mon  cher 
curé,  chez  le  procureur  général. 

—  Mais,  mon  enfant,  dans  l'état  de  faiblesse  où  vous  êtes,  c'est 
risquer  votre  santé. 

—  Billet  risquait  bien  sa  tête. 

—  Vous  n'aurez  jamais  la  force  de  faire  une  si  longue  route... 

—  Dieu  me  la  donnera. 

Et,  devant  sa  mère,  immobile  et  muette  d'horreur,  Edmée  partit 
avec  le  prêtre. 

Le  soir  même,  une  ordonnance  de  non-lieu  était  rendue  en  faveur 
de  Billet.  L'affaire,  après  une  discrète  enquête,  fut,  sur  l'avis  du 
garde  des  sceaux,  heureusement  étouffée.  Les  circonstances  dans 
lesquelles  le  baron  d'Ayères  avait  trouvé  la  mort  furent  connues 
dans  le  monde  judiciaire,  mais  l'énergie  et  la  sincérité  que  M'^'^  de 
Croix-Mort  avait  montrées  lui  concilièrent  toutes  les  sympathies. 

La  jeune  fille,  si  gravement  atteinte  moralement  et  physiquement, 
se  rétablit  avec  peine.  Elle  languit  longtemps,  faible  et  pâle.  11 
semblait  que  la  source  de  ses  forces  fût  épuisée.  Quand  on  la  revit, 
dans  le  pays,  ses  cheveux  étaient  devenus  tout  blancs.  Entre  elle 
et  sa  mère,  au  premier  abord,  il  n'y  avait  guère  de  différence. 

Les  deux  femmes  continuèrent  à  vivre  à  Croix-Mort,  ne  sortant 
jamais  que  le  dimanche,  pour  aller  à  l'église,  tristes,  froides,  silen- 
cieuses, et  séparées  toujours  par  l'ombre  inquiétante  du  beau 
garçon  à  la  barbe  d'or. 

Georges  Ohnet. 


T  I K  Y  N  T  H  E 


LES  FOUILLES  EN  PAYS  CLASSIQUE 


Tirynthe,  le  palais  préhistorique  des  rois  de  Tirynthe,  par  Henri  Schliemann. 

Paris,  1885. 

Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  une  femme  d'esprit,  bien 
connue  des  lecteurs  de  la  Bévue,  disait  plaisamment  :  «  Tirynthe 
est  un  petit  tas  de  grosses  pierres.  »  Il  est  vrai  qu'elle  fit  amende 
honorable  et  retira  son  expression  ;  car  presque  toutes  les  anciennes 
acropoles  de  la  Grèce  sont  petites  et  fortifiées  de  grosses  pierres. 
Celle  ci,  d'ailleurs,  avait  eu  d'assez  hautes  destinées,  un  grand 
renom  :  c'est  là  qu'était  né  Hercule,  dieu-soleil,  héros  destructeur 
des  monstres  et  des  brigands.  A  l'époque  où  cette  aimable  dame 
tenait  un  propos  si  injurieux  pour  le  berceau  d'Héraclès,  on  n'allait 
pas  aisément  d'ici  à  Tirynthe.  De  Paris,  nous  mettions  trois  jours 
pour  gagner  Marseille;  huit  ou  neuf,  de  Marseille  au  Pirée,  en 
touchant  à  Malte.  Du  Pirée  on  pouvait,  en  douze  heures,  se  rendre 
à  Nauplie,  et  do  là,  à  cheval,  on  atteignait  Tirynthe,  A  présent,  on 
va  de  Paris  à  Athènes  en  moins  de  quatre  jours,  par  Hrindisi  ;  bien- 
tôt les  navires  traverseront  l'isthme  de  Corinthe,  et  cette  ville,  où 
tout  le  monde  n'allait  pas,  sera  un  lieu  de  passage.  Déjà  à  (iOi  inthe 
est  une  station  du  chemin  do  fer  qui  vient  d'Athènes,  par  Eleusis 
et  M(^^;a^e,  et  qui,  se  continuant  jusqu'à  Nauplie,  passe  au  pied  de 
Tirynthe.  Le  voyage  est  court,  facile  et  charmant.  Si  l'état  de  paix 
se  rétablit  chez  les  Orientaux  et  si  les  Hellènes  réussissent  à  com- 


LES    FOUILLES    DE   TIRY^THE.  77 

bler  les  vides  de  leurs  revenus  publics  et  privés,  la  Grèce  sera 
bientôt  sillonnée  de  chemins  de  fer  ;  on  pourra  visiter  sans  peine 
tous  les  «  tas  de  grosses  pierres  »  que  ses  anciens  habitans  ont 
laissés. 

I. 

Sous  la  domination  des  Turcs,  les  recherches  locales,  en  pays 
classique,  étaient  bien  malaisées.  On  ne  trouvait  dans  ces  pro- 
vinces ni  sécurité,  ni  moyens  de  vivre.  Cet  état  de  choses  existe 
encore  dans  les  pays  au  nord  de  la  Grèce  et  dans  l'Asie-Mineure. 
En  1879,  pendant  les  trois  mois  que  j'assistai  M.  Schliemann  dans 
ses  fouilles  de  Troie,  nous  travaillions  sous  la  garde  de  soldats  bien 
armés  et  nous  vi%-ions  en  grande  partie  de  conserves  ;  cela,  à  deux 
pas  des  Dardanelles,  à  quelques  heures  de  Constantinople.  Les 
Asiatiques  qui  avaient  servi  dans  la  dernière  guerre,  et  que  le 
gouvernement  turc  avait  licenciés,  n'avaient  point  regagné  leurs 
foyers;  ils  s'étaient  répandus  par  petits  groupés  dans  les  provinces 
d'Europe  et  d'Asie;  là,  ils  tenaient  les  campagnes  dans  la  terreur 
et  pillaient  les  boutiques,  en  pleine  ville  de  Smyrne,  en  plein  jour. 
Avec  l'indépendance,  la  Grèce  n'avait  pas  conquis  du  premier  coup 
la  sécurité  ;  mais  elle  l'obtint  peu  à  peu,  en  proportion  de  sa  pro- 
spérité croissante  et  de  l'action  du  pouvoir  central  dans  les  pro- 
vinces. Aujourd'hui,  elle  est  un  des  pays  du  monde  où  les  savans 
trouvent  le  plus  de  facilités  pour  leurs  travaux. 

Barthélémy,  dans  son  Voyage  du  jeune  Anacharsi^,  sans  avoir 
vu  la  Grèce,  en  avait  admirablement  préparé  l'étude.  L'expédition 
de  Morée,  comparable  à  l'expédition  d'Égj'pte,  accomplit  une  grande 
tâche.  Outre  la  carte  topographique  du  Péloponèse  et  de  quelques 
îles,  elle  établit  ce  qu'on  nomme  en  langage  technique  la  syno- 
nymie, c'est-à-dire  la  correspondance  exacte  des  anciens  noms  et 
des  noms  modernes  pour  les  montagnes,  les  cours  d'eau,  les  villes, 
les  villages.  Par  là  elle  donna  une  base  à  toute  recherche  ulté- 
rieure d'archéologie  et  d'histoire.  Cet  énorme  travail  fut  si  bien 
fait  que  depuis  lors  presque  rien  n'a  été  changé  dans  les  résultats 
obtenus  par  elle.  Si  je  rappelle  ici  rœu\Te  magnifique  de  l'expédi- 
tion de  Morée,  c'est  parce  que  les  érudits  de  nos  jours  font  parfois 
trop  aisément  le  sacrifice  de  leurs  devanciers.  Cette  mission  fran- 
çaise avait  en  outre  donné  l'exemple  et  démontré  l'importance  des 
fouilles.  Elle  avait  peu  de  temps  et  peu  d'argent  à  y  consacrer  : 
d'ailleurs,  ce  genre  de  recherches  s'écartait  du  but  qui  lui  avait  été 
assigné.  Cependant  elle  fouilla  dans  la  petite  plaine  triangulaire 
d'Olympie  ;  elle  avait  moins  pour  objet  d'y  découvrir  des  monu- 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

mens  que  de  constater  l'existence  en  ce  lieu  désert  d'un  site  cé- 
lèbre et  l'épaisseur  de  l'alluvion  produite  jadis  par  la  débâcle  du 
lac  de.Phéiiéos.  D'après  elle,  cette  alluvion  avait  dû  ensevelir  les 
édifices  sacrés;  c'est  ce  qui  fut  vérifié.  Ainsi,  l'expédition  fi'ançaise 
avait  donné  le  mouvement;  elle  avait  dégagé  heureusement  un 
angle  du  temple  de  Jupiter  et  assuré  d'avance  le  succès  des  fouilles 
opérées  par  une  mission  allemande  dans  ces  dernières  années. 

En  18/i7,  quand  fut  installée  l'école  d'Athènes,  créée  l'année 
précédente,  on  ne  pratiquait  pas  encore  de  fouilles  dans  les  pays 
grecs  ;  on  avait  seulement  déblayé  et  réparé  quelques  édifices  chan- 
celans.  Les  artistes,  les  historiens,  les  érudits  faisaient  des  voyages 
de  reconnaissance  comme  en  font  à  présent  les  touristes  et  les 
amateurs.  On  s'en  tenait  aux  restes  d'antiquité  visibles  à  la  sur- 
face du  sol;  on  n'allait  pas  au-dessous.  Ce  procédé  élémentaire 
pouvait  néanmoins  fournir  une  assez  belle  moisson;  car,  outre 
l'aspect  des  lieux,  qui  ne  change  pas,  et  la  géographie,  qui  tient 
tant  de  place  dans  l'histoire,  des  ruines  imposantes,  des  édifices 
presque  entiers  et  souvent  peu  connus  s'offraient  au  voyageur.  Le 
comte  de  Stakelberg  avait  publié  un  beau  travail  sur  le  temple  de 
Phigalie  et  donné  un  exemple  fécond.  Le  colonel  Leake  avait  publié 
des  descriptions  précises,  signalé  une  foule  de  ruines  importantes 
et  tracé  les  routes  pour  y  parvenir.  Seulement,  en  bon  Anglais,  il 
avait  fait  ses  voyages  au  galop  et  dévoré  l'espace.  Il  fallait  moins 
de  fougue  et  plus  de  patience  pour  mener  à  bien  une  étude  appro- 
fondie sur  quelque  point  que  ce  fût. 

L'Lcole  française  d'Athènes  fut  le  lieu  où  se  firent,  pour  la  pre- 
mière fois,  des  études  de  ce  genre,  c'est-à-dire  d'un  caractère  réel- 
lement scientifique.  On  peut  le  dire  sans  rien  ôter  à  la  valeur  des  tra- 
vaux de  Lenormant  oud'OttfriedMuller,nià  celle  de  grandes  œuvres 
comme  le  Jupiter  olympien  de  Quatremère  de  Quincy.  Ce  bel  ou- 
vrage était  fait,  en  grande  partie,  avec  les  textes  des  anciens  au- 
teurs; il  contenait  beaucoup  d'hypothèses  qui,  depuis  lors,  ont 
été  contredites  par  les  faits.  L'établissement  en  Grèce  d'une  admi- 
nistration régulière,  imbue  des  principes  de  la  civilisation,  permit 
au  gouvernement  français  de  créer  dans  Athènes  un  centre  d'études 
permanent.  Quand  nous  y  arrivâmes  au  printemps  de  1847,  la  villa 
Médicis  nous  avait  déjà  devancés,  et  nous  trouvâmes  le  savant  et 
regretté  architecte  Paccard  occupé  à  relever  dans  tous  ses  détails 
le  Parlhénon.  Peu  après,  il  envoya  à  Paris  une  œuvre  d'archéolo- 
gie qui  était  en  même  temps  une  œuvre  d'art;  car  elle  faisait  con- 
naître dans  sa  réalité  le  plus  parfait  des  monumens  antiques  et  en 
donnait  une  belle  et  judicieuse  restauration.  La  Ikcue  des  Deux 
Monde»  en  rendit  compte  dans  un  article  qui,  après  quarante  ans, 


LES    FOUILLES    DE    TIRYNTHE.  79 

n'est  pas  encore  oublié  et  qui  attira  l'attention  par  la  nouveauté 
des  faits  qu'il  révélait.  Alors,  en  effet,  nos  lecteurs  apprenaient  que 
ces  édifices  athéniens,  qiiadrangulaires  et  en  apparence  rectilignes 
et  verticaux,  ne  contenaient  pas  de  lignes  droites  et  se  composaient 
d'un  tissu  de  lignes  courbes  et  de  colonnes  inclinées.  Là  aussi  était 
résolue  par  les  faits  la  question  si  controversée  de  l'architecture 
peinte  :  l'examen  minutieux  de  Paccard  venait  de  démontrer  que 
ces  beaux  marbres  blancs  étaient,  en  effet,  ornés  de  vives  couleurs 
et  rehaussés  d'or,  sinon  dans  leur  totalité,  au  moins  dans  leurs  par- 
ties essentielles.  Peu  après  paraissait  rou\Tage  anglais  de  Penrose 
sur  les  mesures  du  Parthénon. 

La  restauration  de  Paccard,  immédiatement  suivie  de  celles 
de  rBrechthéum  par  Tétaz  et  des  Propylées  par  Desbuisson,  fit 
une  révolution  dans  les  idées.  Depuis  cette  époque,  notre  \-iIla 
Médicis  envoie  tous  les  ans  un  de  ses  pensionnaires  à  l'École 
d'Athènes  et  chaque  année  voit  naître  un  travail  nouveau  fait  sur 
le  modèle  de  l'œmTe  de  Paccard.  Malheureusement,  ces  études  de 
haute  valeur  s'entassent  à  notre  tcole  des  beaux-arts  sans  profit 
pour  le  public,  qui  ne  les  voit  pas.  Pourquoi  n'en  forme-t-on  pas 
un  musée?  Il  serait  incomparable  et  ferait  le  plus  grand  honneur 
à  la  France.  J'émettrai  aussi  le  vœu  que  nos  pensionnaires  ne  re- 
commencent pas  sans  fin  ce  qui  a  été  bien  fait  par  leurs  devanciers. 
C'a  été  pour  nous  une  graude  joie  quand  nous  avons  vu  ceux  de  ces 
dernières  années  diriger  leurs  efforts  vers  des  monumens  en  dehore 
d'Athènes,  par  exemple,  vers  Délos  et  OFyBOpie.  H  est'  vrai  que, 
jusque-là,  nos  architectes  avaient  suivi  l'ancienne  voie,  qu'ils  rele- 
vaient les  édifices  apparens  et  ne  faisaient  pas  de  fouilles.  Du  jour 
où,  par  des  déblaiemens,  d'intéressantes  constructions  antiques  ont 
été  rendues  à  la  lumière,  ils  ont  couru  les  étudier.  Qu'a-t-il  fallu 
pour  cela?  Une  seule  chose  :  de  l'argent. 

Il  y  a  quinze  ans,  à  l'époque  de  la  guerre  allemande,  on  n'avait 
fait  en  pays  gi-ecque  de  très  petites  fowilles;  les  restes  d'antiquité 
visibles  à  la  surface  du  sol  avait  presque  tous  été  relevés.  Depuis 
quelque  temps,  on  ne  fouillait  guère  que  les  tombeaux  ;  on  y  trou- 
vait des  bijoux  précieux,  des  vases  et  d'autres  objets  mobiliers,  qui 
avaient  été  ensevelis  avec  les  morts.  Vainement  des  inscriptions  fu- 
néraires portaient-elles  des  imprécations  contre  les  violateurs  de 
sépultures  :  on  n'en  avait  souci.  Ces  morts  étaient  si  vieux  !  il  ne 
restait  plus  rien  de  leurs  familles  ni  de  leurs  lois  ;  qui  pouvait  ré- 
clamer? Et  puis  les  choses  qu'ils  rendaient  aux  vivans  a^^ient  une 
valeur  vénale  aussi  bien  qu'un  intérêt  scientifique.  On  aidait  donc 
les  tombeaux  ;  il  y  avait,  il  y  a  encore  une  classe  d'hommes  habiles 
à  en  découvrir  les  emplacemens  ;  armés  d^me  baguette  de  fer  ter- 


80  REVUE  DES   DEUX   MONDES, 

minée  en  vis,  ils  sondent  facilement  le  sol  et  sentent  le  couvercle 
de  pierre  ;  la  pioche  et  la  pelle  font  le  reste.  La  Grèce,  les  îles,  les 
côtes  d'Asie,  Rhodes,  Chypre  ont  été,  avant  1870,  remuées  et  trop 
souvent  ravagées ,  sous  prétexte  d'archéologie ,  par  la  passion  du 
lucre. 

La  Société  archéologique  d'Athènes,  voyant  approcher  l'ère  des 
grands  travaux,  avait  conçu  le  projet  de  déblayer  la  ville  sainte  de 
Delphes,  déjà  touchée  par  M.  Wéscher.  Elle  avait  pour  cela  orga- 
nisé une  loterie;  mais  celle-ci  n'avait  pas  eu  le  succès  qu'on  espé- 
rait et  la  Société  dépensait  petitement  le  revenu  de  la  somme  recueil- 
lie. Par  le  fait,  en  1870,  les  grandes  fouilles  sur  le  sol  grec  n'étaient 
pas  commencées. 

Pendant  les  premières  années  de  ma  direction  à  l'École  d'Athènes, 
je  ne  perdais  aucune  occasion  de  faire  entendre  au  gouverne- 
ment impérial  que  la  matière  allait  manquer  à  l'étude,  que  tous 
les  faits  visibles  étaient  maintenant  connus,  que  les  découvertes 
nouvelles  étaient  dues  au  hasard  ou  à  des  spéculateurs,  et,  dans 
tous  les  cas,  très  bornées.  L'empire  n'aimait  pas  beaucoup  la  Grèce  ; 
il  s'intéressait  peu  à  ses  antiquités  ;  sur  la  fin,  il  avait  de  grands 
besoins  et  n'était  point  disposé  à  faire  des  sacrifices  pour  un  genre 
d'études  dont  il  ne  sentait  pas  l'importance.  Cependant  j'avais  pu 
obtenir  une  très  petite  somme  à  prendre  sur  le  reliquat  du  budget 
de  l'École;  avec  ces  2,000  francs,  MM.  Gorceix  et  Mamet  avaient 
commencé  à  déblayer  des  habitations  préhistoriques  à  Santorin, 
l'ancienne  Théra  ;  ils  en  avaient  rapporté  une  collection  de  vases  et 
d'autres  objets  du  plus  haut  intérêt  ;  cette  collection  est  conservée 
à  l'École  française.  Mais  nous  étions  alors  si  mal  en  fonds  que,  sur 
les  2,000  francs,  ces  messieurs  avaient  dû  payer  leur  voyage,  leur 
séjour  et  les  indemnités  aux  propriétaires  de  vignes. 

Le  temps  de  la  guerre  fut  perdu.  Après  la  guerre,  l'assemblée 
nationale,  sur  la  proposiiion  de  M.  Thiers  et  de  M.  Jules  Simon, 
alors  ministre,  décida  la  construction  de  notre  école  à  Athènes.  Peu 
après,  sur  ma  demande  appuyée  par  M.  Simon  et  M.  Barthélémy 
Saint-Ililaire,  M.  Thiers  créa  l'école  archéologique  do  Rome;  elle 
lut  d'abord  une  succursale  de  l'école  d'Aihèncs;  elle  prospère 
aujourd'hui  dans  son  indépendance.  Dans  le  même  temps,  je  dé- 
blayai l'escalier  pôlasgique  de  l'acropole  d'Athènes,  connu  sous  le 
nom  d'escalier  de  Pan,  et  aussitôt  après  un  nouveau  reliquat  de 
2,000  francs  fut  employé  à  Délos,  où  M.  Lebèguo,  membre  de 
l'école,  niit  au  jour  le  temple-caverne  d'Apollon.  C'étaient  là  sans 
doute  du  petites  fouilles;  elles  n'avaient  pas  remué  beaucoup  de 
terre,  puisque  lo  déblai  revient  à  tant  lo  mètre  cube  et  que  nous 
n'élioos  pas  riches.  Elles  n'étaient  rien  en  comparaison  de  celles 


LES    FOUILLES   DE  TIRYMHE.  81 

d'Egypte  ou  d'Assyrie.  Mais  elles  prouvaient  par  des  résultats  frap- 
pans  que  le  sous-sol  de  la  Grèce  devait  être  exploré  et  qu'on  avait 
lu  certitude  de  ne  perdre,  à  le  remuer,  ni  son  temps  ni  son  argent. 

A  cette  époque,  se  continuaient  sur  une  foule  de  points  en  Occi- 
dent d'autres  recherches,  très  fructueuses  en  Danemark,  en  Suisse 
et  en  Italie,  et  qualifiées  de  préhistoriques.  En  France,  l'empire 
avait  créé,  pour  l'histoire  de  César,  une  collection  d'antiquités  qui 
furent  réunies  à  Saint-Germain-en-Laye.  Grâce  à  l'activité  et  à  la 
science  solide  de  son  directeur,  M.  Al.  Bertrand,  ancien  membre 
de  l'école  d'Athènes,  la  collection  gallo-romaine  devint  bientôt  un 
musért  préhistorique.  Ce  musée  est  aujourd'hui  l'un  des  plus  im- 
portans,  sinon  le  premier  de  toute  l'Europe.  Le  moment  était  donc 
venu  où  les  pays  grecs  devaient  être  fouillés  à  leur  tour.  C'est  le 
docteur  Schliemann  qui  le  premier  y  fit  de  grands  déblaiemens. 
Gomme  la  Bévue  en  a  fait  connaître  en  leur  temps  les  résultats,  nous 
n'avons  pas  à  revenir  sur  les  fouilles  de  Troie  et  de  Mycènes;  Nous 
devons  toutefois  consigner  ici  que  celles  de  Troie  ont  été  reprises 
en  1879,  avec  ma  collaboration  et  celle  du  docteur  Virchow.  Leurs 
nouveaux  résultats  sont  exposés  en  anglais  dans  l'ouvrage  intitulé 
llîos  publié  en  1880,  et  en  français  dans  une  édition  récemment 
parue  chez  M.  Didot.  Quatre  autres  grandes  fouilles  ont  été  entre- 
prises sur  le  sol  grec,  sans  parler  de  celles  de  M.  A.  de  Rothschild 
à  Milet.  Ce  sont  celle  d'Olympie,  faite  par  les  Allemands  avec  des 
fonds  prélevés  sur  l'indemnité  de  guerre  ;  celle  d'Eleusis,  par  la 
société  archéologique  d'Athènes;  celle  de  Délos,  par  l'École  fran- 
çaise avec  la  collaboration  de  notre  Académie  de  France  à  Rome; 
enfin  celle  de  Tirynthe  par  le  docteur  Schliemann. 

Les  résultats  de  ces  vastes  et  coûteuses  excavations  sont  doubles. 
Elles  rendent  à  la  lumière  des  constructions  cachées  sous  terre  ou 
totalement  inconnues,  même  aux  anciens.  En  second  lieu,  elles 
enrichissent  nos  collections  d'une  foule  d'oeuvres  d'art  et  d'objets 
usuels,  qui  nous  font  pénétrer  dans  la  vie  d'antiques  généiations, 
quelquefois  même  de  peuples  entièrement  disparus.  Qui  connais- 
sait, autrement  que  de  nom  ou  par  les  livres,  les  Phéniciens,  les 
Pélasges,  les  Troyens,  les  rois  de  Mycènes  et  tant  d'auires?  Nos 
musées  nous  montrent  aujourd'hui  les  armes  qu'ils  ont  tenues,  les 
ustensiles  dont  ils  se  sont  servis,  les  parures  dont  ces  rois  ou  leurs 
femmes  ont  orné  leurs  vêtemens,  leurs  doigts  et  leurs  cheveux.  Le 
pic  rencontre  aussi  quelquefois  la  maison  du  pauvre.  A  Santorin, 
feu  Gorceix  (1)  en  a  dégagé  trois  ;  elles  avaient  été  ensevelies  sous 
plusieurs  mètres  de  pierres  ponces  lancées  par  le  volcan  qui  fit 

(1)  M>  Gorceix  est  mort  directeur  de  l'école  des  mines  au  Brésili 

TOME  LXXIV.  —  1886.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effondrer  cette  île,  vers  le  xvi*  siècle  avant  Jésus-Christ.  Leur  mo- 
bilier, qui  n'était  pas  somptueux,  consistait  en  quelques  vases  de 
terre;  il  y  avait  aussi  de  l'orge  et  des  lentilles,  une  petite  scie  de 
bronze  et  de  la  paille  pour  nouiTir  une  chèvre,  dont  on  a  retrouvé 
les  os.  Tout  cela  est  d^un  grand  intérêt  pour  nous  modernes,  qui 
deviendrons  anciens  à  notre  tour  et  dont  les  générations  à  venir 
chercheront  sous  terre  les  habitations  et  le  mobilier. 

II. 

Disons  maintenant  d^ns  quelles  conditions  s'opèrent  ou  doivent 
s'opérer  les  déblaiemens,  quand  on  veut  qu'ils  produisent  tout 
leur  fruit.  Je  parle  surtout  des  pays  classiques  où  plusieurs  civili- 
sations se  sont  succédé  ;  car  la  fouille  des  tumuli  de  la  France,  par 
exemple,  ne  permet  en  général  aucune  hésitation  ;  il  n'y  a  rien  au- 
dessus  d'eux,  rien  au-dessous.  On  les  perce  d'une  tranchée  ou  d'un 
puits  ;  on  nettoie  leur  cavité  intérieure,  quand  elle  existe  et,  d'or- 
dinaire, le  travail  est  terminé.  II  n'en  est  pas  ainsi  dans  le  Levant. 
Là,  un  site  choisi  par  une  antique  population  a  le  plus  souvent  été 
adopté  par  celles  qui  l'ont  successivement  remplacée.  Gomme 
l'usage  des  caves  sous  les  habitations  est  tt-ès  moderne,  on  ne  dé- 
blayait pas.  Les  nouvelles  constructions  s'établissaient  sur  les  débris 
des  constructions  ruinées.  Ainsi  le  sol  allait  s'exhaussant  à  chaque 
guerre,  à  chaque  incendie  total  ou  partiel  d'une  cité.  A  la  fin, 
c'est-à-dire  quand  la  conquête  musulmane  eut  fait  dé  l'Orient  un 
désert,  le  sol  des  anciennes  villes  se  trouva  composé  de  couches 
superposées  dans  un  ordre  chronologique,  répondant  à  autant  de 
périodes  du  passé.  Cet  état  des  lieux  est  celui  que  nous  trouvons 
aujourd'hui  ;  il  est  général  ef  ne  souffre  que  peu  d'exceptions. 

En  présence  d'un  sol  ainsi  constitué,  la  situation  du  savant  se 
complique.  Il  est  clair  que  son  rôle  n'est  pas  terminé  tant" qu'il  n'a 
pas  traversé  toutes  les  couches  et  atteint  le  sol  vierge,  c'est-à-dire 
la  couche  naturelle  et  non  remuée  sur  laquelle  la  population  pre- 
mière s'est  établie.  S'il  s'arrête  à  l'un  des  étages,  il  fait  comme  une 
personne  qui  prendrait  l'histoire  de  France  à  la  bataille  de  Pavie, 
sans  se  préoccuper  dos  événemens  qui  l'ont  précédée  et  provoquée. 
Un  examen  attentif  montre  qu'une  couche  trouve  le  plus  souvent 
son  explication  dans  celle  qui  est  au-dessous  d'elle  ;  celle-ci  repré- 
sente les  habitations  et  le  mobilier  d'hommes  qui  ont  été  en  guerre 
avec  ceux  do  la  couche  placée  au-dessus  et  qui  ont  été  vaincus  et 
supplantés  par  eux.  Mais  quand  une  population  en  subjugue  une 
autre, elle  ne  la  détruit  i)as,elle  l'asservit;  elle  ne  supprime  pas  ses 
habitudes,  ses  inventions,  elle  y  ajoute  les  siennes.  C'est  à  la  longue 


LES   FOUILLES    DE    TffiYNTHE.  83 

seulement  que  la  population  subjuguée  oublie  ses  propres  usages 
et  adopte  ceux  du  vainqueur;  encore  est-ce  toujours  incomplète- 
ment. Dans  les  fouilles,  une  couche  donnée  représente  donc  deux 
choses  :  l'état  de  la  population  dont  les  habitations  détruites  avaient 
déjà  formé  la  couche  placée  au-dessous  et,  en  outre,  ce  que  les  vain- 
queurs y  avaient  ajouté  quand  ils  ont  été  ruinés  à  leur  tour.  Ce  prin- 
cipe est  absolu.  Ainsi,  on  voit  telle  forme  de  vase,  tel  procédé  de 
fabrication,  se  continuer  d'une  couche  à  une  autre  et  quelquefois  se 
perpétuer  dans  toutes  les  couches.  Mais  chacune  de  celles-ci  offre 
un  élément  nouveau  apporté  par  le  vainqueur.  Dans  les  deux  cou- 
ches troyennes  inférieures  une  certaine  espèce  de  vases  noirs  ne  se 
rencontre  pas;  elle  apparaît  dans  la  troisième  couche,  mêlée  avec  les 
vases  des  deux  premiers  étages  ;  elle  signale  l'arrivée  sm'  cette  col- 
line d'hommes  survenus  tout  à  coup  et  qui  y  ont  séjouiné  quelque 
temps. 

Je  présente  les  faits  au  lecteur  dans  leur  plus  grande  simplicité 
et  tels  que  nous  les  avons  plusieurs  fois  constatés.  Admettons  qu'il 
en  soit  toujours  ainsi  et  que  la  succession  historique  des  couches 
soit  claire  et  régulière,  comme  il  vient  d'être  dit.  On  va  donc,  par 
des  fouilles  opérées  sur  beaucoup  de  points,  cré«r  autant  de  col- 
lections où  les  objets  provenant  d'une  même  couche  seront  mis  en- 
semble et  où  les  groupes  seront  disposés  dans  l'ordre  de  superpo- 
sition locale  où  on  les  a  trouvés.  Supposons  un  musée  établi  dans 
ces  conditions  et  de  telle  sorte  que  les  groupes  d'objets  identiques, 
provenant  de  sites  différeus,  soient  placés  à  la  même  hauteur  sur 
une  tablette  horizontale  ;  cela  formera  un  damier  ;  on  aura  devant 
soi,  dans  le  sens  vertical,  la  succession  des  produits  pour  chacim 
des  sites  fouillés;  dans  le  sens  horizontal,  leur  existence  simulta- 
née dans  plusieurs  sites.  Cet  agencement  du  musée  présentera  le 
tableau  historique  d'un  grand  nombre  de  populations,  avec  leurs 
synchronismes  démontrés  par  l'identité  des  produits.  Tel  serait  l'idéal 
d'un  musée  des  anti\{ues  si  l'histoire  de  l'humanité  s'était  déroulée 
avec  la  simplicité  d'allure  que  nous  supposons.  A-t-on  du  moins, 
dans  la  formation  de  nos  musées  et  dans  les  livres  qui  les  reprodui- 
sent, marché  vers  cet  idéal?  Oui,  sans  aucun  doute.  La  création 
d'étages  archéologiques  est  un  principe  partout  adopté.  Ces  degrés 
portent  le  nom  d'âges  et  sont  caractérisés  par  la  présence  ou  l'ab- 
sence de  certains  produits  :  on  distingue  les  âges  de  la  pierre,  du 
bronze,  du  fer,  et  dans  chacun  d'eux  des  subdivisions  et  des  périodes 
de  transition.  Mais  il  n'est  pas  démontré  que  chacun  de  ces  âges 
ait  régné  simultanément  dans  tous  les  pays,  parce  que  les  commu- 
nications entre  peuples  ont  été  longtemps  difficiles  ou  impossibles  et 
que  la  civilisation  n'a  pas  marché  du  même  pas  sur  toute  la  terre. 


84  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

En  outre,  la  régularité  a  été  brisée  dans  l'histoire  aussi  souvent  que 
dans  la  géologie.  Il  y  a  eu  des  populations  sédentaires ,  comme 
celles  de  l'Inde,  qui  se  sont  développées  sans  changer  de  place; 
d'autres,  comme  les  Phéniciens  et  les  Pélasges,  ont  joui  d'une  mobi- 
lité extrême,  se  sont  portées  dans  toutes  les  directions  et  ont  laissé 
partout  des  traces  de  leur  passage. 

Nous  savons  d'ailleurs  que,  dans  le  commerce  primitif,  le  transport 
des  marchandises  se  faisait  de  deux  manières  :  de  proche  en  proche 
ou  par  des  voyages  directs.  Pour  élever  des  pierres  au  haut  d'un  édi- 
fice en  construction,  nos  maçons  font  la  chaîne  le  long  d'une  grande 
échelle,  ou  bien  ils  emploient  un  treuil  qui  tire  d'un  seul  coup  les 
matériaux.  A  Mycènes,  on  a  trouvé  de  l'ambre;  l'analyse  chimique 
a  démontré  qu'il  provenait  de  la  Baltique;  des  découvertes  multi- 
pliées ,  en  Suisse ,  en  France ,  en  Danemark  et  ailleurs ,  ont  fait 
connaître  les  routes  de  terre  suivies  par  l'ambre  du  nord  jus- 
qu'au Golfe-Adriatique,  où  la  navigation  venait  le  recevoir.  Ce  com- 
merce usait  donc  des  deux  moyens  de  transport.  Les  objets  fabriqués 
sur  quelque  point  de  la  Méditerranée  étaient  colportés  directement 
par  navires  vers  d'autres  points.  Les  anciens  auteurs  nous  ont  appris, 
par  exemple,  que,  dans  les  temps  dits  héroïques  et  nommés  provi- 
soirement préhistoriques,  les  Ph»^niciens  et  ensuite  les  Pélasges  ac- 
complissaient de  grands  voyages  sur  mer  et  faisaient  passer  d'une 
escale  à  une  autre  une  foule  d'objets  de  consommation,  des  vases, 
des  étoffes,  des  tapis,  des  métaux,  des  bijoux  et  des  ornemens  de 
toute  sorte.  Durant  des  siècles  nombreux,  ces  habiles  et  hardis  ma- 
rins n'ont  pas  seulement  parcouru  la  Méditerranée;  ils  en  sont  même 
sortis  par  le  détroit  de  Cadix  et,  s'aventurant  sur  les  grandes  va- 
gues de  l'océan,  ils  ont  fait  de  fréquentes  visites  sur  les  rivages  ex- 
térieurs de  l'Afrique  et  de  l'Europe. 

Le  curieux  qui  fait  des  fouilles  et  des  collections  est  obligé  détenir 
compte  de  cette  diffusion  du  commerce.  Supposez  Paris  détruit  par 
une  guerre  et  enseveli  sous  ses  débris.  Deux  ou  trois  mille  ans 
après,  des  amateurs  y  font  des  fouilles;  ils  déblaient  le  quartier  des 
boulevards  et  y  trouvent  une  quantité  de  vases  et  d'autres  objets 
chinois  ;  ils  en  concluent  que  Paris  a  été  occupé  un  temps  par  les 
Chinois,  et  peut-être  en  partie  construit  par  eux.  En  y  regardant 
de  plus  près  et  en  s'informant,  ils  reconnaîtront  peut-être  que 
c'étaient  là  des  articles  de  commerce,  importés  sur  de  grands  navires 
par  un  canal  unissant  la  Méditerranée  à  la  Mer-Rouge;  il  pourra 
arriver  qu'ils  apprennent  le  nom  de  ce  canal  et  que  leurs  fouilles, 
tombant  sur  un  certain  tombeau,  leur  découvrent  que  l'auteur  du 
canal  portait  le  nom  de  Lesseps.  Alors,  le  mystère  étant  éclairci, 
rhy|x>thè80  de  l'occupation  de  Paris  par  les  Chinois  sera  reléguée 


LES    FOUILLES    DE   TIRYNTHE.  85 

dans  la  nombreuse  et  décevante  catégorie  des  illusions.  Qui  sait 
même  si  un  curieux  d'alors,  un  Botta,  un  Rawlinson,  un  Schmidt, 
ne  rencontrera  pas  sous  des  décombres  quelque  salle  de  la  biblio- 
thèque Sainte-Geneviève  ou  de  la  Nationale?  Il  en  déchiffrera  ingé- 
nieusement les  volumes,  comme  nous  faisons  de  ceux  d'Assurba- 
nipal  ;  il  lira  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  constatera,  dans  le 
présent  article,  que  la  fausse  hypothèse  d'une  occupation  de  Paris 
par  les  Chinois  avait  été  prévue.  Un  tel  oubli,  dira-t-on,  est  im- 
possible, puisque  l'humanité  possède  l'imprimerie.  Peut-être;  mais 
au  temps  de  Touthmès  III,  ou  d'Agaraemnon,  ou  même  de  Gygès, 
on  ne  la  possédait  pas,  et  la  Méditerranée  était  sillonnée  de  colpor- 
teurs. On  ne  doit  donc  pas  conclure  des  objets  mobiliers  trouvés  en 
un  lieu  aux  hommes  qui  l'ont  habité,  ni  aux  constructions  élevées 
par  eux.  L'île  de  Syra,  au  lieu  de  nous  livrer  quelques  poteries 
phéniciennes,  en  serait  couverte,  que  cela  ne  démontrerait  pas  l'oc- 
cupation de  Syra  par  les  Phéniciens  ;  cela  prouverait  seulement  que 
les  Phéniciens  y  écoulaient  abondamment  leurs  produits. 

On  voit  combien  se  complique  la  situation  de  l'archéologue  quand 
il  fouille  un  sol  classique,  et  de  quelle  prudence  il  doit  s'armer 
dans  le  classement  des  objets  qu'il  rencontre  et  dans  la  définition 
des  étages  qu'il  traverse.  A  un  autre  point  de  vue,  son  rôle  est. 
encore  plus  délicat.  Voici,  par  exemple,  un  homme  qui  vient  eri 
Asie-Mineure  explorer  un  site  fameux.  D'après  l'histoire,  ce  site  a 
vu  passer  de  nombreux  envahisseurs  qui  l'ont  occupé  tour  à  tour. 
Ils  y  ont  sans  doute  laissé  des  traces  de  leur  présence  ;  une  couche 
de  débris  devra  porter  témoignage  pour  chacun  d'eux.  L'archéo- 
logue fait  un  sondage,  il  creuse  un  puits;  il  examine  avec  le  plus 
grand  soin  la  terre  qu'il  en  retire  et  les  restes  qu'elle  contient. 
Déjà  les  faits  indiqués  par  la  tradition  se  laissent  entrevoir  ;  il  peut 
déblayer  le  sol,  presque  sur  du  succès.  La  pioche  et  la  pelle,  les 
brouettes  et  les  tombereaux  se  mettent  en  mouvement.  A  la  sur- 
face sont  des  restes  byzantins;  on  n'y  regarde  pas,  on  les  ôte;  Ii 
première  couche  se  dégage. 

C'est  une  couche  hellénique  avec  quelques  débris  romains  ;  on 
enlève  les  terres,  on  démolit  les  murs  de  maison  et  l'on  fait  place 
nette  pour  descendre  à  une  deuxième  couche.  Celle-ci  est  traitée 
de  même  et  donne  une  nouvelle  moisson;  c'est  l'étage  de  la  belle 
période  hellénique,  du  temps  d'Alexandre  et  des  républiques  qui 
avaient  précédé  son  expédition;  on  y  trouve  non-seulement  des  ob- 
jets portatifs,  grecs  et  étrangers,  mais  aussi  des  murs  de  maison, 
des  restes  de  remparts  et  de  temples.  S'arrêtera-t-on  à  ce  niveau  ? 
Non,  sans  doute,  puisque  le  principe  est  de  pénétrer  Jusqu'au  sol 
vierge,  déjà  atteint  par  le  puits.  On  descendra  donc  et  l'on  ôtera 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  cela  des  bâtisses,  intéressantes  peut-être,  mais  qui  font  obs- 
tacle au  déblaiement.  On  atteint  alors  une  couche  antérieure  au 
viu^  siècle;  les  outils  et  les  armes  y  sont  de  bronze  ou  de  pierre 
dure,  les  parures  d'ôr,  les  maisons  de  pierres  non  taillées,  de  boue 
et  de  briques  séchées  au  soleil  ;  c'est  l'âge  héroïque  avec  son  luxe 
et  sa  grossièreté.  Pourtant  il  y  a  encore  quelque  chose  au-dessous, 
qu'il  ne  faut  pas  laisser  inexploré.  Mais  si  je  démolis  les  construc- 
tions de  l'âge  héroïque,  quelle  garantie  les  savans  auront-ils  de  la 
sincérité  de  mon  travail  ?  Je  dois  les  conserver,  au  moins  dans  la 
mesure  du  possible  et  n'en  détruire  que  ce  qu'il  faudra  pour  faire 
apparaître  le  plus  bas  des  étages,  celui  qui  repose  sur  le  rocher. 

Cette  fois  la  fouille  est  terminée.  Mais  quelle  responsabilité  pèse 
désormais  sur  celui  qui  l'a  faite!  Auparavant,  la  terre  de  la  colline 
contenait  et  sauvait  de  la  destruction  deux  classes  d'antiquités  éga- 
lement précieuses,  des  objets  mobiliers  et  des  constructions  ;  pour 
avoir  les  premiers,  il  a  sacrifié  les  secondes  ;  il  a  démoli  les  habita- 
tions des  hommes  et  leurs  remparts  pour  en  retirer  leurs  poteries, 
leurs  armes  et  leurs  bijoux.  Ces  objets  sont  réunis  en  collections  et 
savamment  distribués  dans  les  vitrines  d'un  musée;  mais  le.  voya- 
geur qui  vient  plus  tard  visiter  ces  ruines,  qu'il  croit  rendues  à  la 
lumière,  n'y  trouve  plus  que  des  excavations,  avec  quelques  petits 
murs  que  le  temps  aura  bientôt  effacés.  Il  se  retire,  disant  avec 
Lucain  :  etiam  periere  ruinœ. 

Il  est  vrai,  diront  nos  érudits  ;  mais,  grâce  à  ces  sacrifices  iné- 
vitables, nous  possédons  d'admirables  collections,  qui  vont  grossis- 
sant de  jour  en  jour  et  par  lesquelles  nous  pouvons  résoudre  des 
problèmes  que  l'histoire  n'avait  pas  même  entrevus.  En  outre, 
l'histoire  est  souvent  hypothétique  ou  mensongère  ;  elle  ne  repré- 
sente que  l'opinion  des  historiens  ;  souvent  les  faits  qu'elle  raconte 
sont  controuvés.  Quand  nous  voyons  avec  quelle  peine  nous  parve- 
nons à  saisir  la  vérité  dans  les  faits  qui  nous  sont  contemporains, 
quelle  défiance  ne  devons-nous  pas  avoir  devant  ceux  que  les  histo- 
riens d'autrefois  nous  racontent?  Au  contraire,  l'archéologie,  ap- 
puyée sur  les  collections,  donne  une  suite  de  faits  réels  qui  linisseni 
par  former  une  chaîne  et  un  réseau  et  se  substituent  aux  ficti.  i 
do  l'histoire.  Un  jour  viendra  où  les  musées  seront  nos  vériiapi. 
bibliothèques  historiques. 

Cet  argument  est  vrai  et  autorise  dans  une  certaine  mesure  le 
sacrifice  de  petites  constructions  gênantes,  sans  lequel  on  ne  pour- 
rait atteindre  aux  restes  les  plus  profonds  et  les  plus  curieux  de 
l'ancienne  humanité.  Cette  recherche  est  nécessaire  à  la  science; 
car,  au-delà  de  ces  couches  profondes,  il  n'y  a  plus  que  les  dépôts 
géologiques,  l'homme  des  cavernes,  l'homme  quaternaire  et,  s'il 


LES   FOrilLES    DE    TIRIINTHE.  87 

nV  a  pas  ici  d'illusioa,  Thomme  des  dépôts  tertiaires.  Cela  forme 
dans  la  science  un  enchaînement  admirable.  Si  l'un  des  anneaux 
manquait,  la  déduction  scientifique  serait  interrompue.  Les  couches 
profondes  explorées  par  les  archéologues  appartiennent,  en  effet,  à 
l'âge  du  bronze  et  se  relient  à  l'âge  de  la  pierre  polie  et  par  lui  aux 
premiers  tâtonnemens  de  l'humanité. 

II  faut  donc  détruire.  C'est  une  question  de  mesure.  Il  faut  con- 
server en  collection  systématique  tous  les  objets  mobiliers  ou  trans- 
portables. Mais  ni  les  particuliers  ni  les  états  ne  doivent  oublier  que 
ces  objets  eux-mêmes  sont  moins  en  sûreté  chez  nous  que  sous  terre 
et  que  nos  collections  sont  exposées,  sinon  condamnées  d'avance  à 
la  destruction.  Rappelons-nous  Alexandrie  :  César  brûlant  le  Musée, 
Omar  la  bibliothèque.  En  1871,  les  Tuileries  brûlaient  et  le  Louvre 
allait  prendre  feu  ;  si  la  flamme  avait  poussé  vers  lui,  les  collections 
disparaissaient  pour  jamais.  Les  incendiants  ne  reprendront-ils  pas 
un  jour  leur  sinistre  besogne?  Qui  garantira  contre  leur  criminelle 
folie  tant  de  trésors  accumulés?  Qui  sauvera  Berlin  et  son  musée 
Schliemann  dans  la  grande  et  peut-être  prochaine  lutte  où  tous  les 
ressorts  de  l'Europe,  trop  fortement  tendus  par  l'Allemagne,  se  dé- 
banderont? Et,  si  un  jour,  la  Grèce  commençait  seule  contre  la 
Turquie  une  lutte  inégale,  que  deviendraient  l'or  et  le  bronze  de 
Mycènes  et  cette  masse  énorme  d'antiquités  que  la  nouvelle  Athènes 
contient?  Les  Perses  civilisés  ont  brûlé  la  -ville,  en  ont  détruit  les 
édifices  sacrés;  que  sera-ce  des  Osmanlis  et  des  bachi-bouzouks? 

Enfin,  ni  les  villes,  ni  les  états  ne  sont  éternels  ;  un  jour  à  venir, 
il  ne  restera  plus  rien  de  l'antiquité.  Notre  science  même  en  aura 
préparé  la  destruction.  Nous  n'avons  qu'un  seul  moyen  d'en  sauver 
au  moins  le  souvenir;  c'est  de  la  publier  par  la  photographie  et 
par  tous  les  procédés  que  la  presse  met  entre  nos  mains.  Ce  n'est 
point  par  des  publications  de  grand  luxe  qu'il  faudrait  la  reproduire, 
mais  par  des  moyens  moins  coûteux  et  plus  populaires,  qui  répan- 
draient des  images  exactes  dans  le  monde  entier.  Gela  est  néces- 
saire aujourd'hui  à  cause  de  la  difi"usion  de  la  science  et  du  nombre 
croissant  des  personnes  qui  s'intéressent  à  ses  résultats.  Je  ne  fais 
que  poser  ici  la  question,  sans  essayer  de  la  résoudre. 

Mais  j'appelle  l'attention  du  lecteur  sur  une  autre  face  des  études 
archéologiques  ;  je  veux  dire  sur  l'interprétation  des  monumens. 
Aujoiud'hui,  chacun  donne  la  sienne  ;  quand  on  a  soulevé  un  coia 
du  voile,  on  s'imagine  apercevoir  tout  ce  qu'il  cache.  Des  livres, 
d'apparence  savante,  sont  pleins  d'hypothèses  et  d'erreurs  nées  de 
la  précipitation  ;  ces  erreurs  se  répandent,  car  il  est  plus  difficile 
de  les  dissiper  que  de  les  produire.  L'interprétation  des  choses  an- 
tiques exige  avant  tout  une  grande  mémoire  et  une  faculté  supé- 


88  RE>UE   DES    DEUX   MONDES. 

rieiire  d'analyse  et  de  synthèse,  qualités  plus  rares  qu'on  ne  le 
pense.  Il  faut  ensuite  établir  en  nombre  infini  des  comparaisons 
entre  les  objets  réunis  dans  les  collections  publiques  et  privées  ou 
laissés  sur  place.  Pour  les  siècles  les  moins  reculés,  on  est  soutenu 
par  l'histoire  ;  pour  les  siècles  précédons,  on  est  aidé  par  les  tradi- 
lions;  au-delà,  le  savant  n'a  plus  à  compter  que  sur  sa  science  ac- 
(juise,  ses  efforts  personnels  et  sa  sagacité.  Mais  alors  l'esprit  de 
système  et  les  idées  préconçues  menacent  de  fausser  les  interpré- 
tations. Ainsi,  c'est  aujourd'hui  une  mode  en  Allemagne  (car  la 
science  allemande  est  sujette  à  cette  maladie  intermittente  de  la 
mode)  d'amplifier  le  rôle  des  Phéniciens  et  de  voir  partout,  non- 
seulement  des  poteries,  mais  aussi  des  constructions  phéniciennes. 
Quand  on  aura  attribué  aux  Phéniciens  tout  le  possible  et  qu'il  sera 
manifestement  faux  de  leur  attribuer  quelque  chose  de  plus,  alors 
il  se  produira  un  revirement,  on  leur  retirera  une  grande  partie  de 
ce  qu'on  leur  confère  aujourd'hui  et  l'on  y  reconnaîtra  la  main  d'au- 
tres races  d'hommes  ou  d'autres  peuples. 

On  a  beaucoup  de  latitude,  quand  on  a  franchi  dans  le  passé  les 
limites  de  l'histoire.  Certainement  les  archéologues  futurs  qui  fouil- 
leront Paris  et  qui  attribueront  aux  Chinois  le  quartier  des  boule- 
vards, s'efforceront  d'étayer  leur  opinion  sur  des  faits  pris  en 
d'autres  lieux.  Par  des  fouilles  bien  conduites,  ils  découvriront  des 
chinoiseries  dans  d'autres  quartiers.  De  riches  curieux,  même  de 
jeunes  érudits  défrayés  par  leurs  gouvernemens,  creuseront  la  terre 
sur  les  emplacemens  de  Lyon,  de  Marseille  et  d'autres  villes  ;  ils  y 
trouveront  des  œuvres  d'art  chinoises  et  fixeront  les  étapes  suivies 
par  les  Chinois  pour  arriver  jusqu'ici.  Puis  ces  fouilles  si  curieuses 
se  multiplieront  ;  tous  les  pays  d'Kurope  offriront  des  résultats 
analogues  et  l'on  triomphera  en  disant  que  les  Chinois  ont  joué  par- 
tout un  premier  rôle  dans  notre  civilisation.  C'est  faux,  mais  pro- 
bable ;  car  c'est  ce  qui  se  passe  en  ce  moment  pour  les  Phéni- 
ciens. 

Les  études  comparatives  et  sans  parti-pris  d'archéologie  et  d'his- 
toire, l'analyse  des  légendes  et  des  mythes,  la  recherche  de  leurs 
origines  et  de  leur  signification,  dominent  toute  interprétation  des 
faits  et  en  retour  reçoivent  souvent  des  faits  une  lumière  inatten- 
due. Ces  recherches  sont  elles-mêmes  éclairées  par  l'analyse  com- 
parative des  langues.  En  effet,  les  mythes  et  les  légendes  font  pour 
ainsi  dire  toute  l'histoire  et  la  philosophie  des  temps  antéhistori- 
(jucs,  connue  ils  en  sont  la  religion.  Les  noms  et  les  termes  em- 
ployés dans  les  mythes  étaient  originairement  des  noms  communs 
et  des  termes  de  la  langue  vulgaire,  ayant  chacun  sa  signification. 
Comme  il  n'y  avait  pas  alors  d'écriture,  des  figures  symboliques  on 


LES    FOUILLES    DE   TIRYNTHE.  89 

tenaient  lieu  et  l'on  plaçait  ces  figures,  peintes,  gravées  ou  sculp- 
tées, sur  une  multitude  d'objets.  Ce  sont  ces  objets  que  les  fouilles 
profondes  rendent  à  la  lumière,  bijoux,  vases,  pesons  de  fuseau, 
ustensiles  divers,  pierres  tumulaires,  peintures  murales.  Les  figures 
de  divinités  et  les  tracés  symboliques  s'y  rencontrent  en  nombre 
immense.  Leur  interprétation  exige  la  connaissance,  non  empirique, 
mais  scientifique,  des  langues  et  des  myihologies,  surtout  des  lan- 
gues, car  ce  sont  elles  qui  donnent  la  signification  des  symboles. 
Sans  pousser  plus  loin  cette  analyse,  le  lecteur  comprendra,  au 
point  où  les  études  archéologiques  sont  parvenues,  quelle  étendue 
de  connaissances  cette  science  exige.  Certainement  en  cela  elle  ne  le 
cède  point  à  l'histoire  naturelle,  dont  les  musées,  depuis  si  longtemps 
en  voie  de  formation,  occupent  aujourd'hui  de  si  vastes  espaces. 
Rien  ne  se  ressemble  mieux,  quant  à  la  méthode  et  à  la  disposi- 
tion, que  la  collection  d'antiquités  du  Louvre  et  le  muséum  du  Jar- 
din des  Plantes.  Mais,  de  même  que  les  animaux  exposés  au  mu- 
séum sont  des  formes  inertes  dont  l'interprétation  est  fournie  par 
la  physiologie  comparée,  de  même,  les  antiquités  du  Louvre  re- 
quièrent une  interprétation  dont  la  mythologie  comparée  et  la  lin- 
guistique fournissent  les  élémens.  Il  faut  conclure  de  là  qu'un 
archéologue  peu  versé  dans  l'étude  des  mythes  et  des  langues 
sera  exposé  à  commettre  les  plus  graves  erreurs  et  pourra  se 
contenter  du  rôle  de  collectionneur  expérimenté. 


IIL 


Étudions,  comme  un  exemple  instructif,  les  intéressantes  décou- 
vertes faites  à  Tirynthe  par  le  docteur  Schliemann  ou  avec  des  fonds 
qu'il  a  fournis.  Mais  rappelons-nous  d'abord  que,  suivant  les  idées 
qui  viennent  d'être  exposées,  il  a  été  le  premier  à  promulguer  et  à 
faire  prévaloir  deux  principes  essentiels  et  parfaitement  justes  :  c'est 
que  les  plus  anciens  restes  de  terres  cuites  sont  antérieurs  aux  plus 
anciennes  constructions  et  plus  durables  qu'elles;  en  second  lieu, 
que  dans  les  fouilles  il  faut  descendre  jusqu'au  sol  vierge.  Nos  lec- 
teurs connaissent  depuis  longtemps  ce  chercheur  persévérant;  ils 
savent  que  chaque  année  il  consacre  une  partie  notable  de  ses  re- 
venus à  quelque  recherche  archéologique.  Il  dirige  les  travaux  ; 
quand  il  en  est  empêché  ou  quand  il  se  défie  de  sa  compétence,  il 
demande  le  concours  d'autres  personnes  ;  il  se  charge  ensuite  de 
la  publication  en  Angleterre,  en  Amérique,  en  Allemagne  et  en 
France,  des  résultats  obtenus.  Ses  livres  ne  reproduisent  [)•»?  toutes 


90  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

les  antiquités  découvertes,  mais  seule  meut  les  plus  caractéristi- 
ques ;  ils  sont  accompagnés  de  cartes,  de  vues  perspectives,  de 
coupes  et  de  plans.  Si  par  un  accident  ses  collections  étaient  dé- 
truites, ses  livres  en  conserveraient  du  moins  les  images  les  plus 
importantes  et  les  descriptions.  Sa  première  publication  des  anti- 
quités troyennes  contenait,  dans  un  gros  atlas  de  photographies, 
presque  tous  les  objets  trouvés  ;  mais  ces  photographies  étaient 
mauvaises,  l'ensemble  en  était  fort  coûteux;  il  s'en  tint  donc  à 
l'autre  système,  qui  a  été  suivi  dans  le  volume  de  Tirynthe, 

Les  fonds  de  ce  riche  Américain  ont  été  appliqués  en  beaucoup 
d'endroits,  à  Ithaque,  à  Athènes,  à  Marathon,  à  Orchomène  de 
Béotie,  mais  surtout  à  Troie,  à  Mycènes  et  à  Tirynthe.  A  Marathon, 
il  n'a  rien  ti'ouvé.  A  Athènes,  il  a  seulement  démoli  la  tour  floren- 
tine d'Acciaioli,  qui  couvrait  l'aile  droite  des  Propylées.  Ithaque 
semble  n'avoir  conservé  que  de  bien  faibles  traces  de  la  légende 
d'Ulysse.  Le  déblaiement  d'Orchomène  n'a  été  que  commencé.  C'est 
donc  à  Troie,  à  Mycènes  et  à  Tirynthe  que  ses  grandes  fouilles  ont 
eu  Jieu.  La  Revue  a  rendu  compte  en  leur  temps  des  deux  pre- 
mières. Je  rappellerai  seulement  que  celles  de  Troie  ont  été  plu- 
sieurs fois  reprises  et  ont  fourni  de  nouveaux  et  précieux  documens. 
Les  objets  recueillis  à  Troie  ne  s'élèvent  pas  aujourd'hui  à  moins 
de  vingt  mille,  dont  les  pesons  de  fuseau,  plus  ou  moins  ornés  de 
gravures,  forment  le  tiers.  La  masse  de  la  collection  troyenne  est  à 
Berlin,  où  elle  figure  sous  le  nom  de  musée  Schliemann.  Celle  de 
Mycènes,  ayant  été  tirée  d'un  sol  appartenant  à  l'état  grec,  est  res- 
tée à  Athènes,  conformément  à  la  loi.  C'est  la  plus  riche  des  col- 
lections locales  par  la  quantité  de  parures  d'or  dont  les  sque- 
lettes mycéniens  étaient  couverts.  C'est  celle-là  surtout  que  les 
Turcs  pilleront  et  détruiront  s'il  leur  arrive  un  jour  de  reprendre 
Athènes. 

Pour  recueillir  tant  d'objets,  précieux  à  plusieurs  titres,  et  com- 
poser ces  belles  collections  qui  font  laire  un  pas  à  la  science,  notre 
archéologue  a  toujours  poussé  ses  explorations  jusqu'au  sol  vierge. 
Il  a  rencontré  la  succession  de  couches  signalée  ci-dessus.  Pour 
pénétrer  à  la  seconde,  il  a  dû  enlever  la  première,  puis  la  seconde 
pour  atteindre  la  troisième,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  rocher.  Il  a 
donc  beaucoup  détruit.  S'il  n'avait  laissé  des  massifs  inexplorés  et 
ce  qu'en  terme  du  métier  on  nomme  des  témoins,  on  ne  voit  pas 
ce  qui  aurait  survécu  do  ces  anciennes  cités,  sauf  les  petits  murs 
des  premiers  habitans.  Mais  était-il  possible  d'agir  autrement?  Le 
lecteur  jugera.  Jusqu'aux  temps  helléniques  et  récens,  les  maisons 
étaient  dépourvues  de  fondations  solides  ;  on  les  élevait  sur  des 
décotDbres.  Ce  sol  mouvant  provenait  des  terrasses  et  des  murs  de 


LES   FOUILLES   DE    TTRYNTHE.  91 

pisé  des  habitations  antérieures,  dont  la  partie  basse  seulement  était 
faite  de  pierres  hourdées  de  boue.  Entre  ces  petits  murs  anciens  et  le 
pied  des  maisons  nouvelles,  il  y  avait  une  couche  épaisse  et  meuble 
de  décombres.  Comment  plonger  dans  ces  matières  dépour\'ues  de 
cohésion  sans  que  les  bâtisses  supérieures  s'écroulent?  Toute  per- 
sonne qui  visitera  le  site  des  anciennes  villes  explorées  se  rendra 
compte  de  cette  impossibilité  en  regardant  de  face  les  tranches  ver- 
ticales des  massifs . 

Les  trois  citadelles  xi-dessus  nommées  appartiennent  à  l'âge  du 
bronze.  Elles  sont  donc  antérieures  aux  poèmes  d'Homère,  même 
à  Y  Iliade,  qui  parle  du  fer  en  plusieurs  endroits.  Les  chants  de 
l'Iliade  sont  de  dates  postérieures  à  l'invasion  dorienne.  que  l'on 
place  généralement  au  xii^  siècle  avant  Jésus-Christ.  Mais  les  évé- 
nemens  chantés  dans  V Iliade  (ceux  du  moins  qui  ne  sont  pas  des 
fnjlhes)  ont  eu  lieu  avant  cette  invasion.  Ces  trois  citadelles  et  la 
période  du  bronze  à  laquelle  elles  appartiennent  sont  par  consé- 
quent plus  anciennes  que  l'invasion  des  Doriens.  De  combien  l'ont- 
elles  précédée?  C'est  ce  que  l'examen  scientifique  des  collections  dira 
peut-être.  11  dira  aussi,  je  pense,  quelle  race  d'hommes,  quel  peuple 
a  fabriqué  les  objets  qu'elles  renferment  ;  il  distinguera ,  s'il  y  a 
lieu,  les  diverses  provenances  et  les  produits  de  l'industrie  locale. 
J'avoue  que,  sur  tous  ces  points,  je  considère  comme  prématurées 
beaucoup  d'assertions  émises  dans  le  présent  volume  ;  et  quelques- 
unes  peuvent  déjà  être  tenues  pour  erronées.  Il  est  "VTai  que  ces 
inductions  hasardées  ne  doivent  pas  être  portées  au  seul  compte 
du  docteur  Schliemann.  Sur  les  quatre  cents  pages  dont  se  compose 
le  volume  de  Tirynihe ,  cent  soixante-cinq  seulement  sont  de  lui  ; 
il  y  a  quarante-cinq  pages  de  tables  ;  le  reste  a  été  rédigé  par  des 
architectes  ou  érudits  allemands.  Ainsi  l'omTage  est  le  résultat 
d'une  collaboration,  où  les  auteurs  n'ont  pas  toujours  été  d'accord 
entre  eux.  Quant  aux  faits,  àls  ont  été  certainement  bien  observés 
et  reproduits  avec  exactitude.  Les  fouilles  de  Tir^nthe  se  faisaient 
en  pays  civilisé,  sous  les  yeux  des  Grecs,  amoureux  jaloux  de  ce 
que  leurs  ancêtres  ont  laissé,  au  bénéfice  des  musées  grecs  et  sous 
la  surveillance  éclairée  d'un  inspecteur  que  j'ai  vu  à  l'œuvre  à  Dé- 
los,  de  feu  Stamatakis.  Les  fouilles  ont  été  bien  faites  et  le  volume 
imprimé  en  donne  fidèlement  les  produits.  Quant  aux  interpréta- 
tions, elles  ne  doivent  pas  s'improviser,  ni  surtout  être  inspirées  par 
un  esprit  de  système. 

Ceux  de  nos  lecteurs  qui  n'ont  pas  vu  la  Grèce  voudront  savoir 
ce  que  c'est  que  Tirynthe,  lieu  qui  n'a  pas  la  célébrité  de  Mycènes 
ou  de  Troie.  La  plaine  d'Argos  s'ouvre  vers  le  sud.  En  venant  de 
la  mer,  on  a  sur  la  droite  le  port  de  Nauplie  ;  sur  la  gauche,  le 


92  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

marais  de  Lerne;  sur  la  gauche  aussi,  à  quatre  kilomètres  du 
rivage,  on  voit  la  citadelle  d'Argos  ;  au  fond  de  la  plaine,  on  aper- 
çoit Mycènes,  qui  domine  le  passage  conduisant  à  Corinthe.  Tirynthe 
est  sur  la  route  de  Nauplie  à  Mycènes,  non  loin  du  rivage.  C'est  une 
petite  colline  isolée,  haute  de  vingt  mètres  environ  et  couronnée 
par  une  fortification  cyclopéenne.  L'enceinte,  allongée  du  sud  au 
nord,  est  longue  d'environ  trois  cents  mètres.  Les  pierres  dont  elle 
est  formée  pèsent  de  trois  à  quatre  mille  kilogrammes  ;  ce  sont  les 
plus  gros  blocs  que  l'on  rencontre  dans  les  nwirailles  de  ce  genre, 
et  c'est  par  leur  masse  qu'ils  avaient  étonné  également  les  anciens 
et  les  voyageurs  modernes.  Un  autre  fait  attirait  l'attention  :  c'était 
une  galerie  régnant  dans  l'épaisseur  du  mur  oriental  et  percée  de 
six  ouvertures.  Cette  galerie  et  ces  baies  ont  une  forme  ogivale; 
mais  ce  ne  sont  pas  en  réalité  des  ogives,  puisqu'elles  n'ont  pas  de 
clé  de  voûte  et  que  leur  forme  aiguë  provient  du  rapprochement* 
progressif  des  pierres  à  chaque  assise.  Dans  l'enceinte,  on  ne  remar- 
quait à  la  surface  aucune  ruine;  on  voyait  seulement  que  le  sol 
était  formé  de  débris.  Après  des  sondages  qui  avaient  ramené  du 
fond  quelques  objets  anciens  et  fait  connaître  l'épaisseur  du  rem- 
blai, M.  Schliemann  entreprit,  en  I88/1,  sous  la  surveillance  du 
gouvernement  hellénique,  le  déblaiement  général  de  l'enceinte  et 
le  dégagement  des  murs.  Ce  travail  fut  repris,  l'année  suivante,  par 
lui-même  et  par  ses  collaborateurs  allemands.  Il  a  été  très  bien 
fait.  Voici,  en  résumé,  ce  qu'il  a  fourni  à  la  science. 

Le  long  du  mur  oriental  monte,  du  nord  au  sud,  un  chemin  qui 
bientôt  s'engage  entre  deux  fortes  murailles  et  franchit  une  porte 
analogue  à  la  fameuse  Porte-aux -Lions  de  Mycènes.  La  rami)e  atteint, 
vers  le  sud,  le  haut  de  l'acropole,  et,  tournant  à  droite,  pénètre 
dans  l'enceinte  par  un  propylée.  Parlons  d'abord  de  la  fortification; 
car  on  annonce  sur  ce  point  des  laits  qui  vont  bouleverser  beau- 
coup d'idées,  s'ils  se  vérifient.  Jusqu'à  présent  on  avait,  avec  les 
auteurs  anciens,  regardé  ces  murs,  dits  cyclopéens,  comme  formés 
de  blocs  choisis  (c'est  l'expression  grecque),  mais  non  travaillés, 
posés  les  uns  sur  les  autres  par  assises  irrégulières,  sans  mortier 
d'aucune  sorte.  On  croyait,  en  outre,  que  les  vides  laissés  aux 
angles  de  ces  blocs  avaient  été  simplement  remplis  par  des  pierres 
plus  petites.  Tout  cela  était  une  illusion  qui  durait  depuis  plus  de 
deux  mille  ans.  Les  blocs,  paraît-il,  ont  été  détachés  d'unt'  mon- 
tagne voisine,  taillés,  même  sciés,  quoique  bien  durs.  En  outre, 
ils  ont  été  unis  par  un  mortier  de  terre  rouge  délayée,  qui  joignait 
en  mémo  temps  les  petites  pierres  de  remplissage.  Ce  mortier  ne 
s'aperçoit  pas  du  dehors,  mais  on  le  distingue  dans  la  profondeur 
des  jointures.  Ces  faits  ont  besoin  d'être  vérifiés  ;  nous  attendrons 


LES   FOUILLES    DE   TIRYXTHE.  93 

qu'ils  aient  été  de  nouveau  et  plusieurs  fois  constatés  par  des  per- 
sonnes compétentes,  car  ils  étaient  inattendus  et  ils  intéressent 
l'histoire  de  i'arcliitecture.  Nous  les  signalons  aux  voyageurs. 

Le  mur  qui  fait  face  au  sud  n'a  pas  moins  de  seize  à  dix-sept 
mètres  d'épaisseur  ;  il  a  été  dégagé.  On  a  trouvé  dans  sa  masse  un 
escalier  descendant  à  une  galerie  semblable  à  celle  de  l'est,  éclai- 
rée à  son  extrémité  par  une  sorte  de  meurtrière  ;  elle  est  percée  de 
cinq  portes  donnant  dans  cinq  chambres  sans  fenêtre,  qui  paraissent 
avoir  été  des  magasins  pour  l'usage  de  la  citadelle.  Par  un  déblaie- 
ment, on  s'est  assuré  que  la  galerie  de  l'est,  déjà  connue,  et  ses 
six  ouvertures,  donnaient  également  dans  des  chambres  noires 
ménagées  dans  l'épaisseur  du  rempart.  Voilà  donc  un  problème 
résolu.  Des  tours  ou  saillies  du  rempart  contiennent  aussi  des 
chambres  obscures,  dont  l'usage  est  incertain.  Le  rempart  de  l'ouest 
présente  en  outre  une  forte  saillie  en  ligne  courbe  ;  on  y  a  déblayé 
une  petite  porte  avec  un  long  escalier  sinueux,  analogue  à  l'escalier 
de  Pan  de  l'acropole  d'Athènes  ;  c'était  la  sortie  de  derrière  de  la 
fortification.  Ensuite,  le  mur  se  continue  vers  le  nord  et  enceint 
toute  la  colline. 

Revenons  au  propylée.  La  surface  de  l'acropole  est  partagée 
naturellement  en  trois  gradins  ou  plateaux,  dont  le  plus  élevé  est 
celui  du  sud;  le  point  culminant  est  sur  ce  dernier.  Le  propylée 
donne  entrée  sur  ce  plateau  supérieur.  C'est  un  mur  en  double  T, 
percé  d'une  porte  et  orné  en  avant  et  en  arrière  de  deux  colonnes 
H  H.  L'ensemble  était  couvert  d'un  toit  ou  d'une  terrasse.  On  entre 
par  cette  porterie  sur  une  esplanade,  dont  le  mur  de  la  fortification 
lorme  le  côté  sud.  Sur  le  côté  nord  de  cette  place  est  un  second 
propylée  plus  petit  que  le  premier,  mais  élevé  sur  le  même  plan. 
On  passe  entre  ses  colonnes  et  l'on  pénètre  dans  une  cour  carrée. 
A  droite,  en  entrant  dans  la  cour,  on  voit  les  restes  d'un  grand 
autel  dans  Taxe  d'un  édifice  placé  en  face,  au  nord.  Cet  édifice 
quadi-angulaire,  plus  profond  que  large,  est  sur  le  plan  ordinaire 
des  temples  grecs  :  des  degrés,  un  pronaos  orné  de  colonnes,  un 
vestibule  ou  première  salle,  enfin  une  salle  fermée  ou  naos.  Celle-ci 
avait  sa  charpente  soutenue  vers  le  milieu  par  quatre  colonnes  en 
carré,  comme  la  salle  postérieure  du  Parthénon.  Au  milieu,  entre 
les  colonnes ,  est  un  espace  circulaire  que  l'on  a  pris  pour 
un  foyer,  mais  qui  a  pu  être  affecté  à  un  tout  autre  usage. 
Autour  de  l'édifice  règne  un  couloir  qui  l'isole  sur  trois  côtés.  A 
droite  est  un  autre  édifice  semblablement  disposé,  mais  plus  petit, 
plus  simple  de  plan,  sans  communication  directe  avec  le  premier 
et  pourvu  d'une  cour  sur  le  devant.  A  droite  et  à  gauche  de  ces 
deux  bâtimens  existaient  des  pièces  beaucoup  plus  petites  ou  dé- 


9A  RETUE   DES    DEUX  MONDES. 

pendances,  enchevêtrées  les  unes  auprès  des  autres  et  d'un  accès 
souvent  difficile. 

Voici  quelques  renseignemens  sur  ces  constructions.  Leurs  murs 
ont  à  peu  près  un  mètre  de  haut  ;  ils  sont  en  pierres,  unies  par  de 
la  boue  ;  les  jambages  des  portes  et  les  arêtes  sont  taillés.  Au-des- 
sus d'un  mètre,  les  murs  étaient  en  larges  briques  de  pisé,  pa- 
reilles à  celles  de  Troie.  Toutes  les  colonnes  étaient  en  bois  et 
portées  sur  une  pierre  aplanie  et  saillante.  Les  portes,  formées 
de  madriers,  roulaient  sur  un  sabot  de  bronze  dans  une  cavité 
du  seuil  ;  un  de  ces  sabots  a  été  retrouvé.  Nous  ignorons  ce  qu'é- 
taient les  toitures,  si  elles  étaient  inclinées  ou  en  terrasse  ;  nous 
savons  seulement  qu'elles  n'avaient  pas  de  tuiles,  car  il  ne  s'en 
est  pas  trouvé  dans  les  déblais,  et  c'est  un  principe  admis  que 
les  terres  cuites  sont  indestructibles.  Outre  ses  colonnes,  l'édifice 
principal  était  orné  intérieurement  de  peintures  murales  ;  on  en  a 
exhumé  un  fragment  représentant  un  taureau  à  la  course,  sur  le 
dos  duquel  survient  un  homme,  qui  s'appuie  d'un  genou  et  saisit 
la  corne  de  sa  main  droite.  Ces  peintures  étaient  exécutées  au  pin- 
ceau sur  un  enduit  de  chaux  pure,  sans  mélange  de  sable  :  pro- 
cédé curieux,  signalé  pour  la  première  fois  en  1870  à  Santorin  par 
MM.  Gorceix  et  Mamet  et  dont  l'école  française  à  Athènes  conserve 
des  spécimens.  Les  cours  en  avant  des  deux  principaux  édifices 
étaient  ornées  d'abris,  que  les  auteurs  du  volume  qualifient  de  por- 
tiques, terme  un  peu  ambitieux. 

En  somme,  toutes  les  constructions  intérieures  de  Tirynthe  étaient 
grossières,  peu  consistantes  et  peu  durables.  Si  les  blocs  de  la  for- 
tification étaient  dressés  et  travaillés  à  la  scie,  on  s'étonne  que  les 
habitations  fussent  si  médiocres,  que  l'on  se  contentât  de  piliers  de 
bois  et  de  murs  faits  de  terre  délayée  avec  de  la  paille.  Les  prétendus 
palais  des  vieilles  acropoles  asiatiques  n'étaient  pas  plus  luxueux; 
mais  les  murs  d'enceinte  étaient  faits  aussi  de  pierres  brutes,  sans 
aucune  trace  de  l'outil;  il  n'y  avait  pas  de  contradiction.  11  y  a 
donc  ici,  au  moins  dans  les  apparences,  un  contraste  qui  demande 
à  être  étudié.  En  voici  un  autre,  qui  peut  s'expliquer  sans  doute  : 
les  plans  sont  supérieurs  à  l'exécution.  Les  propylées  de  Tirynthe, 
si  grossiers  qu'ils  fussent,  étaient  faits  sur  un  plan  fort  heureux  ; 
ce  plan  était  si  naturel  et  si  bien  conçu  dans  sa  simplicité,  qu'il  est 
par  essence  identique  à  celui  des  Propylées  d'Athènes,  opuvre  d'un 
des  plus  grands  architectes  de  l'antiquité.  Les  deux  édifices  princi- 
paux, surtout  le  plus  vaste,  offrent  aussi  un  plan  qui  se  retrouA'B 
dans  tout  le  monde  hellénique,  à  toirtes  les  époques  de  l'art  ;  c'est 
celui  des  temples.  Enfin,  les  hangars  ou  abris  autour  des  espaces 
découverts  sont  du  même  type  que  les  portiques  des  temps  posté- 


LES    FOUILLES   DE   TIRITNTHE.  95 

rieurs  et  en  contiennent  l'idée  mère.  On  voit,  par  ces  exemples, 
que  l'art  devançait  le  métier  ;  l'architecte  concevait  des  plans  que 
la  main-d'œuvre  ne  réalisait  qu'imparfaitement.  C'est  cette  insuffi- 
sance de  l'exécutant  et  de  l'outil  qui  probablement  explique  aussi 
la  première  de  ces  contradictions.  On  faisait  le  nécessaire  pour 
construire  une  forteresse  solide  et  impossible  à  escalader.  Quant 
aux  constructions  intérieures,  on  y  consacrait  moins  de  temps  et  de 
dépenses;  on  s'y  contentait  du  bois,  de  la  brique  crue  ou  mal  cuite 
et  des  terrasses,  c'est-à-dire  de  matériaux  médiocres,  sauf  à  les  re- 
hausser par  des  enduits  et  par  des  peintures  appropriées. 

Les  fouilles  de  Tirjnthe  ont  sans  doute  été  bien  faites.  Je  regrette 
pourtant  qu'on  ait  fait  disparaître  de  l'acropole  une  petite  église  by- 
zantine déjà  ruinée.  Comme  les  chrétiens  d'autrefois  bâtissaient 
ordinairement,  sinon  toujours,  leurs  chapelles  «ur  les  points  déjà 
consacrés  par  des  reb'gions  païennes,  celle-ci  était  l'unique  témoi- 
gnage qu'un  ancien  culte  eût  existé  sur  cette  acropole.  A  quel  saint 
cette  chapelle  était-elle  dédiée?  C'est  encore  un  point  qu'il  eût  été 
bon  d'élucider,  s'il  est  possible;  car  le  saint  moderne  répond  le 
plus  souvent  à  l'ancienne  divinité  du  lieu.  Ici  nous  la  connaissons, 
cette  divinité  :  c'était  Hercule  ;  la  tradition  le  faisait  naître  à  Tirv  nthe  ; 
c'est  d'ici  qu'il  partait  pour  accomplir  ses  travaux.  Il  y  a  là  toute 
une  légende  des  plus  curieuses,  légende  qui  se  lie  à  une  grande 
portion  de  la  mythologie  gi^ecque  et  revêt  dans  tous  ses  détails  un 
caractère  solaire  bien  marqué.  Nous  ne  voulons  pas  entraîner  nos 
lecteurs  dans  les  dédales  infinis  des  anciens  mythes.  Nous  rappelle- 
rons seulement  que  toutes  les  histoires  locales  de  la  Grèce  com- 
mencent par  des  légendes  mythologiques  ;  les  dieux  païens  sont  les 
personnifications  des  forces  de  la  nature,  de  ses  phénomènes,  de  ses 
lois;  les  héros  ou  demi-dieux  sont  des  formes  secondes  des  grandes 
divinités.  C'est  là  un  principe  de  science  qui  semblait  n'avoir  plus 
besoin  de  démonstration.  Si  l'on  veut  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur 
les  légendes  de  Tirynthe,  on  peut  étudier  les  tableaux  généalogiques 
dont  le  savant  Heyne  a  fait  suivre  son  édition  d'Apollodore.  On  y 
verra  que  Persée,  petit-fils  du  Jour,  est  un  personnage  solaire, 
comme  Hercule;  que  son  oncle  Prœtus,  prétendu  fondateur  de  Ti- 
rynthe, est  un  mythe  solaire.  On  s'assurera,  par  une  simple  analyse 
linguistique,  que  les  Cyclopes  sont  des  êtres  dérivés  du  dieu-soleil 
et  que  la  Lycie,  d'où  ils  sont  venus,  est  le  même  séjour  de  la  lumière 
que  celui  où  Persée  voyageait  sur  un  cheval  ailé.  Ces  forts  Cyclopes, 
nous  savons  leurs  noms  :  ils  s'appelaient  Argès,  Stéropès  et  Brontès, 
ce  qui  veut  dire  en  bon  grec  Éclair,  Foudre  et  Tonnerre.  S'ils  ont 
été  des  hommes  réels,  il  faut  avouer  que  leurs  parrains  leur  avaient 
agréablement  choisi  des  noms  ;  à  moins  que  ceux  de  Tirynthe  n'en 
aient  porté  d'autres,  comme  Poh^hème  l'Illustre,  Hyperbios  le 


96  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Très-fort.  Ce  sont  là  de  charmantes  frivolités,  comme  les  Grecs  en  sa- 
vaient dire.  Mais  comment  est-il  possible,  au  point  où  en  est  la 
science,  qu'on  ait  pris  ces  légendes  à  la  lettre  et  qu'on  ait  examiné 
sérieusement,  en  comparant  les  vieilles  constructions,  si  les  Gy- 
clopes  de  Tirynthe  étaient  réellement  venus  de  chez  les  Lyciens 
d'Asie-Mineure  ? 

M.  Schliemann  permettra  aussi  à  ses  lecteurs  de  ne  pas  voir  des 
palais  dans  les  constructions  supérieures  de  Tirynthe.  Il  sait,  comme 
nous,  que  VOdyssée  est  un  roman  et  la  demeure  d'Alcinoiis  un  pa- 
lais des  Mille  et  Une  nuits.  Quant  à  V Iliade,  est-ce  donc  un  évan- 
gile? Non,  puisqu'elle  contient  des  erreurs,  par  exemple,  au  sujet 
du  fer.  C'est  un  procédé  empirique,  et  qui  n'a  rien  de  scientifique 
en  lui-même,  de  recueillir  çà  et  là  des  textes  dans  les  épopées  et 
ailleurs  et  de  les  grouper  de  manière  qu'ils  s'appliquent  à  des  ruines 
données.  Car  on  les  adapterait  aussi  bien  à  un  palais  de  Pompéi, 
même  à  une  grande  maison  de  Paris  ou  de  Berlin.  Je  n'attache  au- 
cune importance  aux  dénominations  données  par  les  collaborateurs 
de  M.  Schliemann  aux  constructions  de  Tirynthe.  Pour  eux,  le  plus 
grand  édifice,  c'est  le  mégaron  des  hommes,  l'autre  est  le  mégai-on 
des  femmes,  les  petites  pièces  éloignées  sont  le  mykhos  ou  lieu  re- 
tiré, affecté  à  différons  usages.  Enfin,  on  construit  par  ce  procédé 
tout  un  système  d'interprétation,  dans  lequel  une  seule  chose  ne 
trouve  pas  de  place  :  cette  chose  oubliée ,  c'est  le  dieu.  Mais  où 
donc  en  Grèce  sont  les  acropoles  dépourvues  de  dieu  ?  Il  y  avait  des 
temples,  des  autels,  des  sanctuaires  sur  les  montagnes  et  les  col- 
lines, aux  sources  des  ruisseaux,  le  long  des  rivières,  sur  les  pro- 
montoires, dans  les  ports,  partout  enfin.  Hercule  seul,  à  deux  pas 
de  Lerne,  eût  été  omis  aux  lieux  mêmes  où  il  avait  eu  son  berceau  ! 
Cela  n'est  point  conforme  au  génie  grec,  et  la  chapelle  démolie  est 
une  preuve  qu'un  culte  avait  existé  sur  l'acropole  tirynthienne.  Plus 
on  y  pense,  plus  on  se  persuade  que  le  bâtiment  central,  dont  le 
plan  est  celui  d'un  temple,  dont  les  murs  sont  plus  épais  que  tous 
ceux  des  salles  voisines  et  dans  lequel  on  a  trouvé  une  peinture 
murale  figurant  un  homme  qui  maîtrise  un  taureau,  était  bien  ce 
temple  d'Hercule,  exigé  par  les  idées  religieuses  des  anciens.  L'édi- 
fice voisin  était  aussi  un  temple;  les  salles  existant  à  droite  et  à 
gauche  pouvaient  servir  au  culte,  aux  seigneurs  peut-être,  à  leur 
famille  et  même  aux  défenseurs  de  la  citadelle.  Mais  que  l'acropole 
ait  été  occupée  par  un  prince  et  qu'un  hobereau  ait  pris  la  place 
d'un  dieu,  cela  est  difficile  à  accepter. 

Je  n'appellerai  plus  l'attention  du  lecteur  que  sur  un  point  ca- 
pable de  soulever  aussi  la  controverse.  Depuis  longtemps,  personne 
n'admeltiiit  plus  la  réalité  des  Cyclopes  et  l'on  nommait  pélasgiques 
les  forteresses  qu'on  avait  qualifiées  auparavant  de  cyclopéennes. 


LES    FOUILLES    DE    TIRYNTHE.  97 

Comme  les  Pélasges  avaient  occupé  la  Grèce  et  les  îles  avant  l'arri- 
vée de  leurs  congénères  aryens,  les  Hellènes,  on  pensait  que  ces 
Pélasges  avaient  dû  se  fortifier  dans  le  pays,  soit  les  uns  contre  les 
autres,  soit  contre  les  envahisseurs  venant  de  la  mer.  Beaucoup  de 
traditions  locales  appuyaient  cette  induction;  à  Athènes  même,  la  pri- 
mitive enceinte  de  l'acropole  portait  le  nom  de  Pélasgicon.  Le  nom 
de  ces  Pélasges  ou  Pélasdes  se  lisait,  sous  la  forme  de  Pelesta,  dans 
des  inscriptions  hiéroglyphiques  du  temps  deThoutmès  III,  plusieurs 
sièicles  avant  la  guerre  troyenne.  On  les  retrouvait  au  temps  de 
Ramsès  II,  du  grand  Sésostris,  à  la  tête  d'une  vaste  confédération 
de  peuples  ar^^ens,  répandus  dans  la  Grèce,  sur  les  rivages  d'Asie 
et  dans  les  îles.  On  savait  qu'aux  temps  héroïques  les  Pélasges 
avaient  pris  un  grand  empire  sur  la  mer,  qu'ils  y  avaient  fait  con- 
currence aux  Phéniciens  et  avaient  fini  par  les  supplanter.  On  savait 
que,  sous  le  nom  de  Philistins,  en  1254,  les  Pélasges  crétois  avaient 
anéanti  Sidon  et  que  Tyr,  seconde  capitale  des  Phéniciens,  n'avait 
été  fondée  qu'en  1209.  Enfin  lors  de  l'invasion  dorienne,  un  peu 
postérieure  aux  faits  de  V Iliade,  les  Phéniciens  n'occupaient  plus 
que  trois  îles,  Thasos,  Milo  et  Théra.  Les  peuples  de  race  aryenne 
l'avaient  emporté  sur  tous  les  points. 

D'autre  part,  on  avait  toujours  vu  dans  les  Phéniciens  un  peuple 
de  marchands  faisant  le  commerce  par  mer.  Ils  avaient  des  comp- 
toirs sur  tous  les  rivages  de  la  Méditerranée  ;  M.  Schliemann  prend 
la  peine  d'énumérer  tous  leurs  établissemens.  On  se  défiait  d'eux, 
parce  qu'ils  trompaient  sur  la  marchandise  et  enlevaient  les  o-ar- 
çons  et  les  filles  ;  Homère  en  est  témoin.  Ils  n'étaient  pas  conqué- 
rans  et  ne  pénétraient  guère  dans  l'intérieur  des  terres.  A  quoi 
bon?  Les  hommes  recevaient  de  main  en  main  les  produits  loin- 
tains et  l'échange  se  faisait  sur  les  bateaux.  Les  Phéniciens  ne  col- 
portaient pas  seulement  les  produits  de  leur  pays  ;  ils  faisaient  une 
sorte  de  cabotage  d'un  port  à  un  autre,  de  sorte  qu'à  l'extrémité 
de  leur  course  ils  n'avaient  pour  ainsi  dire  plus  de  marchandises 
phéniciennes  dans  leur  navire.  Même  dans  les  pays  où  ils  sont  de- 
meurés le  plus  longtemps,  les  fouilles  mettent  au'^jour  des  produits 
dont  l'origine  phénicienne  est  bien  difficile  à  démontrer.  Ainsi  l'île 
de  Kimolos  a  fourni  à  celle  de  Théra  des  poteries  qui  n'ont  rien 
d'asiatique  et  dont  les  analogues  se  trouvent  aussi  ailleurs.  Il  se 
peut  que  ses  vases  aient  été  transportés  par  des  navires  phéniciens  ; 
mais  ils  ont  pu  l'être  aussi  bien  par  des  Pélasges,  même  avant 
l'époque  reculée  où  Théra  s'effondra  sous  la  mer.  C'est  pourquoi, 
en  matière  de  provenance  et  jusqu'à  plus  ample  informé,  le  scep- 
ticisme est  la  première  vertu  de  l'archéologue. 

Supposons  néanmoins,  ce  qui   n'est  pas,   que  les  poteries  de 

TOME  LXXIV.    —  1886.  7 


98  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Théra,  de  Rhodes,  de  Cypre,  de  Tirynthe  et  de  cent  autres  sites 
méditerranéens  soient  d'origine  phénicienne.  Le  pkis  qu'on  en 
puisse  conclure,  c'est  que  le  commerce  phénicien  était  fort  étendu 
et  que  la  Phénicie  avait  de  grandes  fabriques  de  poterie.  Mais  de 
la  présence  de  ces  vases  sur  tant  de  points  conclure  que  les  Phé- 
niciens ont  occupé  tous  ces  pays  et  qu'ils  y  ont  construit  les  forte- 
resses dites  cyclopéennes,  c'est  conclure  sans  preuve  et  franchir  un 
abîme  ;  car  c'est  un  principe  de  critique  en  ces  matières,  que  des 
objets  mobiliers  on  ne  peut  passer  aux  constructions  et  d'un  com- 
merce local  déduire  la  possession  de  la  contrée.  On  doit  pousser  le 
doute  encore  plus  loin  :  les  Phéniciens  auraient  par  exemple  occupé 
la  Sicile  et  y  auraient  bâti  une  forteresse  dans  le  genre  cyclopéen, 
en  déduira-t-on  qu'ils  ont  bâti  toutes  les  forteresses  du  même 
genre?  Ce  raisonnement  du  particulier  au  général  est  inadmissible  ; 
il  rappelle  ce  voyageur  qui,  ayant  été  mordu  d'un  chien  sur  les 
bords  de  l'Ilissus,  en  concluait  que  l'ilissus  est  tout  infesté  de 
chiens  et  qu'il  n'y  faut  pas  aller  ;  en  réalité,  l'Ilissus  est  garni  de 
lauriers-roses  et  de  fleurs. 

Il  est  donc  probable  que,  même  après  les  heureuses  fouilles  de 
ces  deux  dernières  années,  Tirynthe  continuera  d'être  tenu  pour 
une  forteresse  pélasgique  et  les  Phéniciens  pour  des  marchands 
colporteurs,  non  pour  des  constructeurs  de  forteresses.  Il  foudra 
bien  tôt  ou  tard  que  les  hypothèses  hasardées,  qui  alternent  comme 
les  saisons,  soient  enfin  soumises  à  l'examen  de  savans  à  la  fois 
archéologues  et  linguistes,  versés  également  dans  la  connaissance 
des  langues  sémitiques ,  des  langues  aryennes  et  des  choses  de 
l'Egypte.  Ils  pourront  donner  le  vrai  sens  des  mythes  et  des  lé- 
gendes et  rendre  à  chaque  race  d'hommes,  à  chaque  peuple,  ce  qui 
lui  appartient  légitimement  dans  le  passé.  Alors  ces  savans  feront 
œuvre  de  science.  Mais  tant  qu'on  ne  regardera  qu'un  côté. des 
choses,  on  courra  le  plus  grand  risque  de  se  tromper  par  exclu- 
sion. Nous  pouvons  déjà  dire,  à  l'encontre  de  ceux  qu'on  nomme 
«  scmitisans,  »  que  presque  tous  les  mythes  et  les  légendes  des 
pays  grecs  sont  d'origine  aryenne  et  s'expliquent  par  les  langues, 
les  mythes  et  les  légendes  de  la  race  aryenne.  On  alfronte  les  plus 
grandes  chances  d'erreur  si  l'on  s'écarte  de  ce  principe.  Encore 
faut-il  que  les  «  aryanisans  »  prennent  la  peine  de  tirer  parti  de 
leur  savoir  et  appliquent  la  linguistique  à  la  mythologie,  comme  on 
a  appliqué  l'algèbre  à  la  géométrie  pour  le  plus  grand  iH'iH'fice  de 
toutes  les  sciences. 

Pour  toutes  ces  raisons,  beaucoup  d'assertions  énusos  dans  le 
livre  de  Tirynthe  sont  ou  contestables  ou  tout  à  fait  inadmissibles. 
Le  principal  auteur  n'en  a  pas  moins  fait  nue  œuvre  aussi  louabl< 
que  les  précédentes.  Ses  collaborateurs  et  sans  doute  aussi  lui- 


LES    FODILLES    DE   TIRYNTHE.  99 

même  ont  cru  rendre  à  la  lumière  un  palais  homérique  comme  celui 
d'Alcinoos;  ils  en  ont  été  si  persuadés  qu'ils  l'ont  annoncé  dans  le 
titre  même  de  leur  ouvrage.  L'interprétation  est  toujours  libre  tant 
que  la  démonstration  n'est  pas  faite,  et  nous  croyons  qu'ils  se  sont 
trompés,  qu'il  n'y  a  pas  là  une  demeure  princière,  mais  un  groupe 
de  constructions  afférentes  au  culte  héroïque  d'Hercule.  Pour  nous, 
le  mythe  servant  de  base  à  ce  culte  est  solaire  ;  les  princes  tinn- 
thiens  et  les  cyclopes  appartiennent  à  la  m^^hologie.  De  plus,  le 
mythe  argien  d'ilercule  est  étranger  aux  religions  sémitiques.  Ni  la 
forteresse,  ni  les  édifices  intérieurs  ne  sont  Toeuvre  des  Phéniciens  ; 
nous  croyons  avec  l'antiquité  que  les  murs  ont  été  élevés  par  les 
Pélasges  et  que  les  autres  constructions  l'ont  été  soit  par  les  Pé- 
lasgès,  soit  même  par  les  Hellènes.  Nous  n'affirmons  rien  néan- 
moins et  nous  nous  tenons  sur  la  réserve  jusqu'à  ce  que  ces  diffi- 
ciles problèmes  soient  méthodiquement  élucidés. 

Mais  nous  louons  sans  réserve  M.  Schliemann,  non  seulement  de 
ce  qu'il  continue  chaque  année  de  consacrer  à  ces  recherches  coû- 
teuses une  partie  de  ses  revenus,  mais  de  ce  qu'il  a  soin  d'en  pu- 
blier les  résultats  dans  d'excellentes  conditions  typographiques.  Sa 
passion  avouée  pour  Homère  l'a  conduit  à  porter  ses  efforts  sur  les 
villes  que  les  lettres  et  les  arts  de  la  Grèce  ont  le  plus  illustrées. 
Troie  et  Mycènes  sont  les  points  culminans  de  l'épopée  antique  ;  on 
ne  les  connaissait  pas,  on  les  supposait  tout  autres  qu'elles  n'étaient 
en  réalité.  Aujourd'hui  on  les  connaît.  A  Mycènes,  on  a  même  re- 
trouvé dans  leurs  tombeaux  toute  une  famille  de  princes  et  de 
princesses  avec  leurs  armes,  leurs  diadèmes  et  leurs  parures.  Les 
fouilles  de  Tirynthe  étaient  un  complément  naturel  de  celles  de 
Mycènes  ;  elles  ont  résolu  certains  problèmes  d'architecture  primi- 
tive ;  elles  ont  mis  l'Argolide  en  rapport  avec  plusieurs  autres  points 
de  l'ancien  monde,  notamment  avec  les  îles  de  l'Archipel  et,  par 
elles,  avec  l'orient  de  la  Méditerranée.  Elles  ont  établi  par  une 
preuve  nouvelle  que  l'âge  appelé  héroïque  est  celui  que,  dans  une 
autre  branche  d'études,  on  appelle  l'âge  du  bronze.  Réunies  à 
d'autres  fouilles,  exécutées  ailleurs  et  sans  le  concours  de  M.  Schlie- 
mann, elles  permettent  de  penser  que  cet  âge,  fort  ancien  en 
Egypte,  a  duré  en  Grèce  jusqu'à  l'invasion  dorienne,  et  de  suppo- 
ser que  la  supériorité  mihtaire  des  Dorions  fut  due  à  l'usage  du 
fer,  qu'ils  connaissaient.  Ainsi  se  forme  un  réseau  de  faits  qui, 
dans  quelques  années,  se  changera  en  une  histoire  suivie.  Chaque 
découverte,  petite  ou  grande,  est  comme  une  de  ces  innombrables 
épingles  que  les  dentellières  disposent  sur  leur  métier;  l'ouvrage 
qui  en  sort  est  une  merveille. 

Emile  Buçnoçf. 


LES 


SOCIÉTÉS  SECRÈTES  CHEZ  LES  ARABES 


ET 


LA  CONQUÊTE  DE  L'AFRIQUE  DU  NORD 


II  n'y  a  pas  dans  le  mondé  arabe  d'institution  politique  qui  n'ait 
pour  base  la  religion.  L'école  et  le  tribunal  sont  dans  la  mosquée; 
le  peuple  ne  se  compose  pas  de  citoyens,  mais  de  fidèles  ;  les  hordes 
qui  s'opposent  à  nos  conquêtes  ne  recrutent  pas  des  volontaires, 
mais  des  croyans  ;  la  guerre  ne  fait  pas  de  ces  croyans  des  soldats, 
mais  des  fanatiques  ;  c'est  l'étendard  seul  du  Prophète  qui  peut 
conduire  à  la  victoire  un  musulman.  Ainsi,  les  sociétés  secrètes 
auxquelles  nous  avons  consacré  cette  étude  et  dont  l'action  poli- 
tique est  pour  nous  si  importante  à  connaître,  pourraient  toutes, 
sans  exception,  être  prises  pour  les  institutions  les  plus  louables  ; 
elles  sont  toutes  des  ordres  pieux,  des  congrégations  charitables. 

Ces  ordres  prennent  de  jour  en  jour  un  développement  plus 
étendu.  Tandis  que,  par  tous  les  points  du  littoral,  l'Europe  envahit 
avec  éclat  l'Afrique,  l'entame  bruyamment  par  le  rivage,  le  flot  du 
fanatisme  se  pousse  silencieusement  au  cœur  même  de  ce  continent 
immense  et  le  submerge  déjà  en  grande  partie  ;  deux  conquêtes 
rivales  s'y  avancent  simultanément,  mais  par  des  moyens  bien  dif- 
fôicns  :  nous  montons  à  l'assaut;  l'islam,  au  contraire,  se  répand 
comme  fait  l'huile  sur  une  étoffe. 

Les  sociétés  secrètes  organisent  la  propagande  :  elles  s'en  char- 
gent, elles  luttent  entre  elles  h  qui  réussira  le  plus  vite  ;  elles  ont 
chacune  leurs  voles,  leurs  caravanes,  leurs  mandataires,  et  si  ce 


LES    SOCIETES    SECRÈTES    CHEZ    LES   ARABES.  101 

n'est  pas  l'une,  c'est  l'autre  qui  a  converti  déjà  la  plupart  des  peu- 
ples païens  des  régions  équatoriales.  Il  convient  donc  de  les  con- 
naître, quelles  que  soient  dans  l'avenir  nos  ambitions  coloniales,  qu'il 
s'agisse  pour  nous  de  continuer  à  conquérir  ou  simplement  de  con- 
server. —  Un  séjour  de  plusieurs  années  dans  l'Afrique  du  isord  m'a 
permis  sinon  d'arriver  à  ce  résultat,  —  ces  sociétés  ne  sont  complète- 
ment connues  de  personne,  —  au  moins  de  dégager  d'un  véritable 
chaos  de  faits  quelques  idées.  Les  sectes  dont  il  s'agit,  sectes  sans 
nombre,  sont  insaisissables;  elles  n'ont  pas  de  frontières:  leurs 
adeptes  sont  presque  toujours  occultes  vis-à-vis  de  nous  et  souvent 
nomades  ;  elles  se  manifestent  par  intermittences,  se  propagent 
irrégulièrement,  traversent  des  déserts,  semblent  se  perdre,  puis  re- 
paraissent à  l'improviste  sur  un  point  éloigné  ;  elles  se  fondent  avec 
d'autres,  se  croisent,  se  ramifient,  déguisent  leurs  doctrines,  chan- 
gent de  nom. 

Pour  présenter  ces  quelques  idées  avec  une  utilité  pratique,  dans 
l'espoir  que  nos  officiers  et  nos  administrateurs  en  Afrique  pourront 
en  tirer  parti  dans  leurs  relations  avec  les  Arabes,  nous  établirons 
dans  cette  étude,  au  risque  de  nous  attirer  des  critiques,  une  clas- 
sification. Celle  que  nous  avons  adoptée  est  très  simple,  elle  se  ré- 
sume en  peu  de  lignes  :  classer  oblige  à  des  sacrifices  ;  nous  avons 
élagué,  dans  cette  forêt  vierge  d'ordres  qui  se  sont  entés  les  uns  sur 
les  autres,  ceux  qui  nous  paraissent  les  moins  importans.  Après  ce 
premier  travail  négatif  et  qui  ne  se  trahit  au  lecteur  que  par  l'ab- 
sence d'un  très  grand  nombre  de  pages  remplies  de  noms  arabes, 
nous  allons  jusqu'à  réduire  toutes  les  sectes  à  une  seule  :  les  ka- 
drya.  —  Nous  arriverons  ainsi  aux  dérivés  des  kadrya,  dérivés  plus 
connus  que  la  secte  mère  et  plus  influons  :  à  cet  ordre  célèbre  des 
chadelya-derkaoua,  puis  aux  taïbya  répandus  surtout  au  Maroc, 
aux  aïssaoua  connus  des  voyageurs,  aux  rahmanya  dont  la  filiation 
est  incontestable,  et  pour  finir,  suivant  une  énumération  chronolo- 
gique, aux  tidjanya  nos  alliés  et  aux  senoussya  nos  adversaires  les 
plus  nombreux  et  les  plus  redoutés. 

Cette  classification  a  l'inconvénient  de  n'être  pas  parfaite  :  mais 
sans  cette  classification,  le  sujet  aurait  l'inconvénient  d'être  incom- 
préhensible, ce  qui  est  pire.  Les  lecteurs  qui  voudraient  des  don- 
nées plus  complètes,  les  plus  sûres  et  les  plus  consciencieuses  qui 
aient  été  publiées  sur  ce  sujet,  les  trouveront  dans  un  ouvrage  de 
M.  le  commandant  Rinn  (1).  J'ai  puisé  dans  ce  livre  le  complément 
et  la  confirmation  des  renseignemens  que  j'avais  recueillis.  Ces  ren- 


(1)  Marabouts  et  Khouan.  —  Étude  snr  l'islam  en  Algérie,  par  Louis  Rinn,  chef  de 
bataillon  d'iafanierie  hors  cadres ,  chef  du  service  central  des  affaires  indigènes  à 
Alger,  1  vol.  in-8",  1884;  Adolphe  Jourdan.  Ace  Tolame  est  jointe  ane  carte. 


102  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

seignemens  pour  la  plupart  m'ont  été  fournis  par  un  de  nos  officiers 
les  plus  distingués  de  l'armée  d'Afrique,  M.  le  commandant  Goyne, 
dont  bien  des  voyageurs  ont  éprouvé  l'inépuisable  bienveillance  et  le 
savoir  si  étendu,  par  M.  le  commandant  du  génie  L.  Breton,  offi- 
cier supérieur  qui  faisait  tant  honneur  à  notre  armée,  et  par  l'infor- 
tuné consul  général  d'Allemagne  à  Tunis,  l'explorateur  Nachtigal, 
qui  vient  de  mourir  à  la  peine  et  que  nous-mêmes,  Français,  avons 
p'euré. 

I. 

Les  excès  des  premiers  khalifes  avaient  provoqué  dans  l'islam  des 
schismes  au  développement  desquels  les  musulmans  restés  ortho- 
doxes durent  s'opposer  de  toutes  leurs  forces  et  par  tous  les  moyens 
en  leur  pouvoir.  Déjà,  comme  s'ils  prévoyaient  ces  divisions,  les  dis- 
ciples mêmes  du  Prophète  s'étaient  unis  en  formant  une  association 
mystique  qui  est  la  base  des  ordres  religieux  et  qui  est  bien  connue 
sous  le  nom  de  soufisme  :  la  traduction  la  plus  exacte  de  ce  mot 
est  l'ascétisme. 

«  Le  soufisme,  dit  M.  Rinn,  n'est  ni  un  système  philosophique, 
ni  une  secte  religieuse,  c'est  une  manière  de  vivre  dans  un  état  de 
pureté  parfaite;  il  ne  comporte  ni  dogme  ni  règle  fixe,  ni  raison- 
nement, ni  démonstration,  il  n'est  ni  musulman,  ni  chrétien,  ni 
indien.  »  —  «  Il  ne  s'apprend  pas  de  tel  ou  tel,  mais  de  la  faim  et 
du  renoncement.  »  C'est  le  mysticisme  poussé  jusqu'à  l'anéantisse- 
ment en  Dieu  :  saint  Antoine,  saint  Siméon  Stylite  sont  des  sou- 
fistes.  11  y  a,  bien  entendu,  dans  le  soufisme  tous  les  degrés,  depuis 
la  contemplation,  l'extase,  jusqu'à  l'hystérie,  comme  il  y  a  parmi 
ses  adeptes  des  rêveurs,  des  paresseux,  des  saints,  des  malades, 
des  fous. 

Les  croisades  fortifièrent  l'union  des  orthodoxes  et  les  détermi- 
nèrent peut-être  à  organiser  leur  propagande.  C'est,  en  effet,  à  la 
fin  du  XI*  siècle  que  Sidi  Abd-el-Kader  el  Djilani  fonda  son  ordre. 
(470  de  l'hégire,  1077-78  de  J.-C).  Sa  doctrine  n'eut  toutefois  aucun 
caractère  militant. 

Abd-el-Kader  el  Djilani  ou  Ghilani  était  un  saint,  un  de  ces 
hommes  qui  font  croire  en  Dieu  parce  que  chez  eux  la  bonté,  la  mi- 
séricorde et  la  piété  sont  surhumaines.  11  consacra  ce  qui  n'était  à 
ses  yeux  qu'un  j)assage  dans  ce  monde  à  consoler  ses  semblables 
et  à  donner.  Plus  de  tristesse  que  de  bonheur  lui  semblait  être  le 
partage  de  la  vie  terrestre  ;  l'espoir  le  conduisit  à  celle  conclusion, 
qui  est  celle  du  pessimisme  aujourd'hui  :  le  bonheur  est  dans  l'oubli 
de  l'existence.  Pour  arriver  à  cet  oubli  en  môme  temps  que  pour  se 
préparer  le  chemin  du  ciel,  il  se  fit  le  propagateur  ardent  du  sou- 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  103 

fisme  ;  le  nombre  de  ses  disciples  et  des  partisans  de  sa  doctrine 
en  Asie,  dans  l'Inde  et  dans  tout  l'Orient  est  incalculable. 

Les  bases  qu'il  adopta  pour  fonder  son  ordre  sont  restées  celles 
qui  ont  servi  à  ses  successeurs.  Toutes  les  sectes  ont,  à  peu  de 
chose  près,  depuis  lors,  le  même  mode  de  constitution,  sont  orga- 
nisées suivant  les  mêmes  principes,  et  observent  les  mêmes  règles 
générales  que  celles  des  Kadrya,  avec  autant  de  divergences  pour- 
tant qu'il  en  peut  exister  entre  les  apôtres  d'une  même  doctrine 
quand  ces  apôtres  se  multiplient  avec  le  temps  dans  le  monde  en- 
tier, et  qu'il  devient,  par  conséquent,  chaque  jour  plus  difficile  de 
savoir  s'il  ne  se  cache  pas  derrière  des  hommes  pieux  des  intri- 
gans.  Bien  des  sectes  ont  été  inspirées  ainsi  par  des  ambitions  po- 
litiques et  ont  dégénéré  en  instrumens  de  tyrannie  ou  de  résis- 
tance. 

La  première  préoccupation  d'un  chef  d'ordre  est  de  rester  ortho- 
doxe, de  ne  pas  paraître  fonder  un  schisme  ou  se  rattacher  à  un 
schisme  existant,  car  les  mécontens  que  soulève  infailliblement  son 
apparition  ne  manqueront  pas,  s'il  n'y  prend  pas  garde,  de  para- 
lyser l'effet  de  sa  propagande  en  le  dénonçant  comme  schismatique 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  ouahbite,  comme  on  disait,  chez  nous, 
schismatique  ou  calviniste.  Âbd-el-Kader  el  Djilani  affirma  la  correc- 
tion de  sa  foi  ;  il  établit  ce  que  les  musulmans  ont  appelé  sa  chaîne 
d'or,  c'est-à-dire  une  filiation  qui  faisait  remonter  la  source  de  son 
enseignement  jusqu'à  Mohammed.  Ainsi,  chaque  fondateur  publie 
sa  chaîne,  la  généalogie  de  ses  ancêtres  spirituels,  qu'il  transmet  à 
son  successeur.  Chaque  nouveau  chef  ajoute  son  nom  au  commen- 
cement de  cette  liste  qui  figure  en  tête  des  brevets  donnés  aux  mem- 
bres de  l'ordre,  à  ceux  qu'on  appelle  khouan,  frères,  par  exemple  : 
«  Moi,  l'impuissant  et  le  faible,  le  pauvre  devant  Dieu,  le  serviteur 
des  pauvres,  si  Sliman  el  Kadri  ben  Sidi  Moustapha  Sliman  beu 
Sidi...,  fils  de...,  fils  de...,  fils  de  l'étoile  polaire  de  l'existence,  de 
la  perle  blanche  du  guide  dans  la  religion,  du  préféré  de  Dieu,  de 
l'imam,  l'étoile  des  étoiles,  le  pôle  des  pôles,  l'axe  du  monde,  le 
recours  suprême  des  affligés,  le  refuge,  le  Sauveur,  l'élu,  le  choisi, 
le  meilleur,  l'intermédiaire  obligé  entre  le  monde  et  le  ciel,  Sidi 
Abd-el-Kader  el  Djilani,  dont  le  cheik  fut  l'étoile  des  savans,..  dis- 
ciple de,.,  ainsi  jusqu'au  père  des  hommes,  Adam,  lequel  fut  créé 
avec  de  la  boue.  » 

J'ai  entre  les  mains  une  de  ces  énumérations  d'une  calligraphie 
remarquable  et  qui  ne  mesure  pas  moins  de  deux  mètres  de  petit 
texte  :  le  khouan  porte  ce  brevet  roulé  dans  un  étui  de  fer-blanc 
avec  son  chapelet  et  quelques  reliques.  M.  Rinn  reproduit  un  de 
ces  arbres  généalogiques. 

Souvent,  pour  ajouter  plus  de  force  à  cette  chaîne,  le  fondateur  se 


104  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

donne  comme  inspiré  de  Dieu  :  il  a  été  témoin  d'un  miracle,  il  a 
été  choisi  pour  recevoir  d'en  haut  «  la  révélation  ;  »  mais  les  mu- 
sulmans éclairés  ne  se  contenteraient  pas  de  cette  investiture  divine 
invoquée  par  un  novateur  qui  ne  ferait  pas  connaître  les  origines 
scientifiques  de  sa  doctrine.  La  révélation  augmente  le  prestige  du 
chef  de  secte,  la  chaîne  seule  le  justifie  :  elle  est  la  base  de  son 
enseignement,  son  acte  de  foi. 

En  même  temps  que  la  chaîne,  le  fondateur  rédige,  s'il  ne  l'a  pas 
reçu  directement  par  la  révélation,  ce  qu'on  appelle  un  deker  ou 
dikr,  —  une  formule,  une  courte  prière  qui  distinguera  son  ordre 
entre  tous,  qui  permettra  aux  adeptes  de  se  reconnaître  les  uns  les 
autres  :  c'est  un  signe  ou  un  mot  de  ralliement,  tel  que  :  a  II 
n'y  a  pas  d'autre  Dieu  que  Dieu,  »  ou  simplement  :  «  Dieu  !  »  ré- 
pété un  certain  nombre  de  fois.  Le  plus  souvent,  le  deker  contient 
plusieurs  invocations  laconiques  combinées  de  telle  sorte  que  toute 
confusion  soit  impossible.  Aussi,  on  ajoutera  aux  mots  précédens 
qu'il  faudra  dire  cent  fois  ceux-ci  :  «  Je  demande  pardon  à  Dieu,  le 
souverain  maître,  la  justice!  »  puis,  «  Dieu  me  voit.  »  On  devra 
prononcer  ces  mots  dans  des  postures,  avec  des  intonations  rigou- 
reusement déterminées.  Un  deker  est  généralement  composé  au- 
jourd'hui de  dekers  empruntés  à  d'autres  sectes  et  modifiés  :  c'est, 
avec  la  chaîne,  un  moyen  d'aiïirmer  cette  orthodoxie  dont  il  ne  faut 
pas  s'écarter.  Senoussi  passe  pour  avoir  adopté  quarante  et  même 
soixante-quatre  dekers  différons.  —  Le  deker  ne  se  confond  pas 
avec  la  prière. 

Avant  même  d'avoir  arrêté  la  forme  de  son  deker  et  tous  les 
anneaux  de  sa  chaîne,  le  fondateur  peut  commencer  ses  prédica- 
tions :  s'il  réussit,  si  sa  parole  trouve  de  l'écho,  il  s'entoure  de 
fidèles  auxquels  il  communique  ses  plans  d'organisation;  il  con- 
struit généralement,  sur  le  produit  des  offrandes  et  des  quêtes,  ou 
il  s'approprie  une  zaouïa,  mosquée,  séminaire,  école,  maison  mère 
de  l'ordre,  où  il  se  fixe,  d'où  il  donne  ses  directions  tout  en  y  con- 
tinuant son  enseignement.  Les  succursales  se  multiplient  en  pro- 
portion de  l'importance  de  la  confrérie  et  conservent  ce  nom  si 
répandu  de  zaouïa.  Le  chef  prend  le  titre  de  grand-maître  ou 
cheik  et  désigne  souvent,  de  son  vivant,  son  successeur,  lequel 
devient  «  le  khalifa  du  cheik,  »  ou,  par  extension  même,  le  cheik. 
Si  ce  successeur  est  très  jeune,  il  lui  choisit  des  tuteurs,  des  maî- 
tres, de  façon  à  ce  que  l'ordre  ait  toujours,  en  même  temps  qu'un 
chel ,  un  directeur  effectif  et  capable.  Dans  certains  cas,  le  cheik 
confie  aux  jnokuddcms,  réunis  en  assemblée,  l'élection  de  ce  suc- 
cesseur. Les  mokaddems  sont  les  apôtres,  les  envoyés,  les  ministres 
du  cheik  :  c'est  avec  eux  surtout  que  sont  en  rapport  les  khouans, 
à  eux  qu'ils  paient  leurs  cotisations,  apportent  les  offrandes,  de- 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  105 

mandent  la  baraka,  l'absolution  et  la  bénédiction  du  cheik.  Le  mo 
kaddem  enseigne  la  doctrine  de  l'ordre,  reçoit  le  serment  de  dis^ 
crélion  et  d'obéissance  des  membres  postulans;  il  leur  révèle  le 
deker,  les  initie.  Comme  le  cheik,  il  se  fixe,  s'il  n'est  pas  mokad- 
dem  missionnaire,  dans  une  zaouïa  ;  les  services  qu'il  peut  rendre 
sont  en  proportion  de  son  influence  ;  éloquent  et  savant,  il  n'est 
pas  rare  de  lui  voir  acquérir  une  popularité  qui  fait  de  lui  un  véri- 
table chef;  d'autres  mokaddems  subalternes,  si  les  khouans  sont 
nombreux,  le  secondent  dans  sa  mission.  Une  ou  plusieurs  fois 
chaque  année ,  dans  certaines  villes  une  fois  par  semaine,  le  cheik 
réunit  les  mokaddems  dans  des  assemblées  où  il  examine  leur 
administration,  leurs  comptes,  nomme  ou  répudie  un  membre, 
approuve  ou  blâme.  L'assemblée  dissoute,  les  mokaddems  agissent 
sur  les  khouans  dans  le  sens  et  dans  la  mesure  qui  leur  sçnt  pres- 
crits, leur  portent  des  chapelets,  des  amulettes  que  certains  d'entre 
eux  mettent  sans  scrupule  aux  enchères  et  vendent  au  plus  offrant 
dans  l'intérêt  commun  ;  puis  ils  reprennent  leur  propagande. 

Dans  la  plupart  des  ordres,  les  femmes  sont  admises  comme  les 
hommes.  On  les  initie  à  part;  leur  affiliation  n'en  est  pas  moins 
complète.  Elles  sont  désignées  sous  le  nom  de  kJioiuitat,  sœurs  : 
une  sœur  peut  exercer,  pendant  la  minorité  ou  l'absence  du  cheik, 
une  sorte  de  régence. 

L'initiation,  dont  nous  n'avons  parlé  qu'à  peine,  change  de  forme, 
comme  le  deker,  avec  chaque  secte,  et  souvent  même  dans  chaque 
branche  d'une  secte.  Elle  est  quelquefois  précédée  d'un  noviciat  et 
rendue  très  lente,  très  compliquée  ;  les  néophytes  ne  l'obtiennent 
que  par  degrés.  La  première  des  conditions  imposée,  après  les 
épreuves  très  variables  du  jeûne,  des  veilles,  de  la  mortification  et 
des  prières,  est  le  serment  d'obéissance,  obéissance  passive,  ab- 
solue :  ((  être  entre  les  mains  du  cheik  comme  le  cadavre  entre  les 
mains  du  laveur;  »  et,  en  effet,  le  cheik  fait  disparaître,  comme 
autant  de  souillures  morales,  le  raisonnement,  l'initiative,  la  pen- 
sée de  l'être  qui  se  livTe  à  lui  ;  être  qui  devient  entre  ses  mains 
non  pas  un  cadavre,  mais  un  instrument  aveugle  que  le  fanatisme 
peut  conduire  à  l'excès  du  bien  ou  du  mal,  et  dont  on  doit  être 
maître  d'user  et  d'abuser  :  les  kadryas  n'ont  jamais  prêché  la 
guerre  contre  les  chrétiens  ni  multiplié  les  quêtes  et  les  contribu- 
tions ruineuses,  mais  ils  ont  toujours  demandé  à  leurs  adiiérens 
l'esprit  de  renoncement  qui  fortifie  la  discipline.  Le  frère  doit  mé- 
priser la  souffrance,  dédaigner  la  grandeur  et  les  richesses,  être 
prêt  à  la  mort;  la  charité,  l'esprit  d'union  envers  ses  semblables 
lui  sont  commandés:  «  Mon  enfant,  dit  le  cheik,  tu  serviras  tes 
frères  avec  dévoûment;  aime  ceux  qui  les  aiment,  déteste  ceux 
qui  les  haïssent  ;  car  vous  ne  formez  tous  qu'une  seule  et  même 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

âme.  »  L'égalité,  comme  la  concorde,  doit  régner  entre  tous  les 
serviteurs  d'une  même  cause,  entre  ceux  qui  veulent  arriver  à  Dieu 
par  le  même  chemin,  «  la  tarika,  Vouera,  la  voie,  »  celle  que  con- 
naît et  enseigne  le  cheik  ;  «  recevoir  l'ouerd ,  »  signifie  être  initié. 

Pour  anéantir  ainsi,  chez  un  homme  vivant,  l'égoïsme  et  l'indé- 
pendance, il  ne  suffit  pas  de  sermons  ;  la  nature  se  révolterait  dans 
l'inaction  ;  il  faut  tourner  tous  les  désirs  du  croyant  vers  un  but  et 
appliquer  chaque  effort  de  son  âme  et  de  son  corps  à  la  poursuite 
de  ce  but  :  l'espoir,  l'éblouissement  des  promesses  de  la  vie  future 
peuvent  seuls  soutenir  sa  volonté  dans  cette  lutte  contre  ses  in- 
stincts, l'absorber  en  une  préoccupation  supérieure  au-dessous  de 
laquelle  il  n'est  rien.  L'expression  de  cette  espérance  est  la  prière  : 
à  elle  seule  elle  fortifie  nos  illusions  et  trompe  notre  activité  au 
point  de  ravir  l'homme  à  lui-même  ;  elle  devient  l'acte  capital  de 
la  vie  ;  elle  exalte  et  console  ;  elle  est  le  recours,  le  soulagement, 
la  force;  elle  assure  le  pardon:  «  elle  efface  les  péchés  comme 
l'eau  fraîche  éteint  le  feu  ardent.  »  Le  novice  doit  apprendre  des 
prières  sans  nombre,  et  qu'on  lui  enseigne  plus  abstraites  au  fur  et 
à  mesure  qu'il  est  plus  instruit;  non  pas  de  longues  oraisons, 
mais  le  plussouventde  courtes  phrases,  —  «  la  foi  est  d'autant  plus 
pure  que  la  prière  est  plus  simple,  »  —  quelques  paroles  dont  le 
croyant  se  pénètre  et  qu'il  répétera  depuis  cent,  cinq  cents,  mille, 
jusqu'à  dix  mille  fois  par  jour.  En  les  disant,  il  devra  observer  dans 
son  attitude  des  règles  strictes  pour  provoquer  plus  vite  ce  délire 
de  l'épuisement  qui  lui  fait  perdre  connaissance  ou  qui  se  manifeste 
par  quelque  cri  de  transport  comme  celui-ci  :  «  Mon  Maître,  il  n'y  a 
de  divinité  que  toi  ;  pardonne-moi  !  Que  ta  louange  soit  proclamée  1 
J'étais  une  créature  inique  :  0  Dieu!  ô  Grand!  ô  Immense!  ô  Sage! 
ô  Savant  !  qui  entends,  qui  vois,  qui  as  la  volonté  !  0  puissant  !  ô 
vivant!  ô  miséricordieux!  ô  clément!  0  toi  qui  es  Lui,  Lui,  Lui! 
0  Lui!  0  premier!  ô  dernier!  0  toi  qui  parais,  qui  es  caché!  Que 
le  nom  de  mon  Maître  soit  de  plus  en  plus  béni  I  » 

La  prière  doit  être  un  élan  de  l'homme  vers  Dieu  :  «  Élevez  votre 
âme  jusqu'à  Dieu  en  la  purifiant;  ne  demandez  pas  à  Dieu  de  des- 
cendre dans  votre  âme,  »  telle  est  la  belle  formule  des  sectes  mys- 
tiques; il  ne  faut  pas  attendre  Dieu,  mais  aller  à  lui  par  la  vertu, 
par  l'effort  de  toute  notre  vie;  car  «  notre  cœur,  disent  les  sou- 
fites,  quand  il  ne  sera  plus  enchaîné  par  les  passions,  montera  vers 
Dieu.  »>  Aussi  la  prière  est-elle  rarement  intéressée  :  l'homme  qui 
s'est  voué  à  Dieu  s'abandonne  à  lui  ;  il  n'appelle  sa  miséricorde 
que  sur  ses  frères. 

11  va  de  soi  que  des  principes  aussi  purs  souffrent  de  fréquentes 
altérations,  et  que  la  prière  très  égoïste,  la  requête  franchement 
naïve,  trouvent  leur  place  dans  les  oraisons;  je  n'en  veux  pour 


LES  SOCIÉTÉS  SECRÈTES  CHEZ  LES  ARABES.  107 

preuve  que  cette  invocation  :  «  Mon  Dieu,  ne  me  donnez  que  des 
enfans  mâles  et  faites  que  mes  bestiaux  ne  produisent  que  des 
femelles  1  »  De  même,  le  caractère  élevé  des  règles  que  la  plupart 
des  chefs  d'ordre  ont  laissées  après  eux  n'empêche  pas  toujours  la 
discorde  de  se  mettre  entre  les  disciples,  et  ces  disciples  ou  leurs 
mandataires  de  commettre  de  graves,  de  honteux  abus. 

Le  budget  de  chaque  secte  est,  comme  on  pense,  des  plus  arbi- 
traires :  nul  ne  connaît  le  détail  des  dépenses  ;  et,  quant  aux  re- 
cettes, il  en  est  d'elles  comme  de  l'impôt  en  Orient,  elles  sont  trop 
souvent  perçues  par  bien  des  mains.  Chaque  frère  doit  sa  cotisa- 
tion ou  ziara,  une  somme  fixe  dont  le  paiement  est  obligatoire  pour 
tous.  Il  arrive  que  plusieurs  mokaddems,  parmi  lesquels  il  faut 
renoncer  à  savoir  quels  sont  les  imposteurs,  se  présentent  pour  la 
réclamer  ;  en  outre,  ils  demandent  aux  fidèles,  sous  forme  de  difja 
ou  hiidia,  des  dons,  des  offrandes  sans  fin.  Ces  quêtes  ont  été  pous- 
sées à  un  tel  excès,  en  Algérie,  que  M.  Albert  Grévy  avait  cru  devoir, 
mais  en  vain,  les  interdire  en  les  assimilant  à  des  actes  de  men- 
dicité. 

En  principe,  les  cotisations  doivent  être  levées  avec  discrétion 
et  envoyées  scrupuleusement  à  la  maison  mère,  à  Bagdad,  par 
exemple,  s'il  s'agit  des  kadryas.  On  comprend  que,  dans  un  si  long 
trajet,  il  reste  de  l'argent  en  route,  s'il  est  vrai  surtout,  comme 
disaient  avec  philosophie  les  Tunisiens,  que  les  percepteurs  de  de- 
niers publics  aient  tous  un  trou  dans  la  main , 

II. 

Les  chadelya  ou  chedoulya  sont  les  dérivés  les  plus  directs,  les 
plus  purs  des  kadrya  :  ils  ont  conservé  de  la  doctrine  tout  ce 
qu'elle  avait  de  mystique  et  d'élevé.  Si  Ahsen  ali  Chadeli,  né  au 
Maroc  en  571  de  l'hégire  (1175  de  J.-C),  avait  eu  pour  maître  un 
élève  d'Abou  Médian,  leqpiel  fut  l'ami  et  le  disciple  d'Abd-el-Kader- 
el-Djilani.  Cet  Abou  Médian  avait  déjà  répandu  dans  tout  le  sud  de 
l'Espagne,  à  Séville,  à  Gordoue,  puis  dans  le  Maghreb,  à  Bougie, 
l'enseignement  de  son  vénéré  contemporain;  Chadeli  n'était  âgé 
que  de  vingt-deux  ans  quand  la  mission  de  continuer  sa  propa- 
gande lui  fut  confiée.  Très  populaire  à  Tunis,  où  il  fit  ses  débuts, 
puis  au  Caire,  où  il  s'établit,  sa  vie  fut  un  pèlerinage  presque  inin- 
terrompu ;  il  mourut  sur  le  chemin  de  La  Mecque,  quelques  jour- 
nées avant  d'atteindre  Souakim,  à  Homaïthara,  où  son  tombeau, 
comme  celui  d'Abd-el-Kader  à  Bagdad,  attire  chaque  année  de  nom- 
breux fidèles.  Depuis  sa  mort,  dit  M.  Rinn,  ses  doctrines  sont  invo- 
quées par  presque  tous  les  ordres  modernes ,  et  sa  notoriété  est 
telle  que  souvent  les  musulmans  le  désignent  comme  la  souche 


lOS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'ordres  qui  existaient  avant  lui.  Ses  [nombreux  adeptes  devin- 
rent autant  de  chefs  de  groupes  qui  ont  pris  soit  son  nom,  soit 
celui  de  son  maître,  soit  le  leur  même  :  ainsi,  les  disciples  si  nom- 
breux de  Mouley  el  Arbi  ben  Ahmed  ed  Derkaoui,  continuateurs, 
après  six  cents  ans,  du  chadelisme,  se  sont  appelés  derkaoua.  Il  en 
résulte  une  grande  confusion  à  laquelle  il  faut  prendre  garde  :  les 
derkaoua  sont  des  chadelya,  lesquels,  comme  les  madanya,  sont 
des  kadrya.  On  les  réunit,  toutefois,  sous  la  dénomination  très 
juste  de  «  sectes  mystiques  »  ou  «  sectes  mystiques  pures,  »  par 
opposition  à  quelques-unes  de  celles  que  nous  énumérerons  plus 
tard  et  qui  ont  modifié  plus  ou  moins  profondément  les  règles  de 
l'ordre  originel. 

Le  premier  devoir  des  kadrya  était  la  simplicité,  la  bienfaisance; 
celui  de  leurs  continuateurs  est  l'abnégation,  l'éloignement  des 
honneurs  :  «  éviter  la  société  des  grands,  des  hommes  qui  exer- 
cent le  pouvoir;  »  vivre  hors  de  toute  ambition  terrestre,  étranger 
aux  intérêts  politiques.  Ils  reprennent  les  traditions  qui  leur  ont  été 
léguées  et  les  raffinent  ;  ils  simplifient  sensiblement  le  culte  et  rédui- 
sent le  plus  possible  ses  manifestations  extérieures  :  l'idéal  du  pieux 
derkaoua  est  la  contemplation  de  Dieu  dans  l'isolement,  par  la  ré- 
flexion, s'il  en  est  capable,  ou  par  les  prières  prolongées.  Par  la 
force  de  l'hallucination,  ce  cœur  qui  s'éloigne  du  monde  se  trans- 
forme, il  est  celui  qui  prie,  il  est  la  mosquée,  il  est  Dieu  même. 

Ces  différentes  branches  d'un  même  ordre  sont  donc,  au  point  de 
vue  de  notre  occupation  de  l'Algérie,  respectables  et  inodensives  : 
malheureusement  rien  n'empêche  un  derkaoua  de  s'affilier  à  d'au- 
tres sectes  dont  les  tendances,  adroitement  déguisées  à  ses  yeux, 
sont  ambitieuses  et  militantes.  On  me  citait  ainsi  la  secte  mystique 
de  Si  Moussa  bou  Amar,  ami  de  Senoussi  :  il  recruta  la  plupart  de 
ses  adeptes  parmi  les  derkaoua  de  la  province  de  Gonstantine  et 
de  la  régence,  et  n'en  fut  pas  moins  un  de  nos  ennemis  les  plus 
acharnés.  Nous  verrons  dans  quelle  mesure  il  a  contribué  à  l'orga- 
nisation des  senoussya.  Il  fut  en  Algérie  le  promoteur  de  la  révolte 
de  1838  et  de  l'insurrection  de  18A8-A9,  qui  ne  se  termina  qu'avec 
sa  mort.  La  résistance  terrible  qu'il  nous  opposa,  retranché  au  Zi- 
ban,  dans  cette  oasis  de  Zaalcha,  dont  le  siège  est  célèbre,  montre 
assez  à  quels  excès  héroïques  le  mysticisme  pur  peut  conduire  ;  il 
avait  avec  lui  937  hommes  :  937  hommes  périrent.  —  De  notre 
côté,  nous  avions  perdu  4,000  soldats.  —  Sidi  Moussah  avait  consti- 
tué une  administration  occulte  de  sa  secte  sur  des  bases  très  sim- 
ples, mais  qui  accusaient,  en  même  temps  qu'une  haine  profonde 
des  chrétiens,  une  rare  habileté  :  cette  administration  était  pareille 
à  la  nôtre;  où  nous  nommions  un  caïd,  Sidi  Moussah  envoyait 
un  cheik,  chef  spirituel  et  politique,  dont  la  mission  devait  tout  au 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES   CHEZ   LES   ARABES.  109 

moins  neutraliser  celle  du  caïd  officiel  :  parfois  ce  cheik  n'était  autre 
que  le  caïd  lui-même,  dont  nous  avions  ignoré  en  l'investissant  les 
redoutables  attaches.  Cette  secte,  très  surveillée,  ne  compte  d'ail- 
leurs que  peu  d'adhérens,  et  toutes  les  ramifications  des  chadelya, 
heureusement,  ne  se  sont  pas  écartées,  comme  elle,  des  règles  paci- 
fiques de  cet  ordre  :  celles  que  nous  allons  faire  connaître  ont  pris 
toutefois  un  développement  et  une  indépendance  qui  nous  obligent 
à  donner  à  chacune  d'elles  sa  place  à  part. 

L'ordre  des  taïbya,  dont  les  doctrines  sont  restées  chadeliennes, 
mais  se  sont  accentuées  dans  un  sens  peu  favorable  au  monde  chré- 
tien, passe  pour  avoir  une  organisation  supérieure  à  celle  de  tous 
les  autres  ;  comptant  peu  d'adhérens  en  Algérie,  si  ce  n'est  dans  la 
province  d'Oran,  et  encore  moins  en  Tunisie,  il  doit  son  origine  à 
des  considérations  politiques  plus  qu'à  une  conviction  religieuse  :  il 
a  été  constitué  au  Maroc  pour  venir  en  aide  au  gouvernement  du 
sultan. 

Le  chérif  d'Ouazzan,  Mouley  Taïeb,  qui  fonda  l'ordre  dans  la  se- 
conde partie  du  xvii^  siècle  (1089  de  l'hégire,  1678-79  de  J.-C), 
descend  de  Mouley  Idi'is  ben  Abdallah  ben  Haam,  fils  du  calife  Ali 
ben  Abou  Taleb  et  fondateur  de  la  dynastie  marocaine  des  Idricites. 
Il  releva  de  sa  popularité  et  de  son  prestige  l'autorité  fort  compro- 
mise du  sultan  son  parent  ;  grâce  à  son  appui,  celui-ci  put  gouver- 
ner des  sujets  jusqu'alors  à  demi  rebelles.  De  son  côté,  le  sultan 
exagérait  à  dessein  le  pouvoir  spirituel  du  chérif;  pour  donner  à  la 
multitude  une  marque  éclatante  de  sa  déférence,  il  l'éleva  à  ses  cô- 
tés, s'inclina  devant  lui,  alla  jusqu'à  recevoir  de  ses  mains  l'investi- 
ture. Ces  concessions  étaient  habiles  :  elles  étaient  nécessaires;  au- 
cun pouvoir  n'eût  pu  se  maintenir  au  Maroc  si  le  despotisme  de  la 
foi  n'avait  pas  abaissé  devant  le  trône  des  hordes  belliqueuses  qui 
ne  demandaient  qu'à  tenir  le  pays  en  état  d'anarchie,  et  changé  des 
barbares  non-seulement  en  croyans ,  mais  en  sujets.  Propager  la 
discipline  d'un  seul  et  même  ordre  au  Maroc,  c'était  modifier  en- 
tièrement les  mœurs  de  ses  habitans,  substituer  au  désordre  l'es- 
prit de  soumission;  c'était  le  moyen  non-seulement  d'obtenir  la 
paix,  mais  de  percevoir  des  impôrs,  de  constituer  l'état.  Avec  quelle 
perfection  Mouley  Taïeb  sut  grouper  ses  fidèles,  en  faire  un  corps 
qu'il  pût  pénétrer  tout  entier,  sur  lequel  il  maintînt  l'action  la  plus 
directe,  la  surveillance  la  plus  absolue  !  A  la  tête  de  l'ordre,  le  ché- 
rif, le  grand-maître,  préside  une  assemblée  générale  où  se  réunis- 
sent autant  de  khalifas  qu'il  y  a  de  groupes  dans  l'ordre  :  ces  groupes 
sont  de  véritables  circonscriptions  délimitées  comme  des  districts 
territoriaux.  Dans  l'assemblée  générale  se  discutent  les  affaires  de 
la  congrégation  ;  le  chérif  donne  ses  instructions.  Des  mokaddems 
sont  envoyés  même  à  l'étranger  :  une  zaouïa,  fondée  à  Taroudant, 


IJO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recrute  les  jeunes  gens  qui  présentent  les  signes  auxquels  devra  se 
reconnaître  le  mahdi  et  les  prépare  à  pouvoir  jouer,  le  moment 
venu,  le  rôle  de  rédempteur,  dont  la  politique  arabe  n'est  que  trop 
portée  à  se  servir. 

On  comprend  le  secours  qu'un  pouvoir  respecté  comme  celui  des 
descendans  de  Mouley  Taïeb  peut  prêter  au  souverain;  mais  on 
comprend  aussi  les  dangers  d'un  pareil  secours.  Le  jour  où  un  suc- 
cesseur du  chérif  ne  se  trouva  plus  lié  au  sultan  par  les  devoirs 
d'une  parenté  étroite,  il  n'en  resta  pas  moins  indépendant  et  tout- 
puissant  à  côté  du  trône.  —  Nous  avons  vu  le  chérif  d'Ouazzan  en 
donner  la  preuve  la  plus  surprenante  en  sollicitant  récemment  la  fa- 
veur d'être  inscrit  comme  protégé  français  par  notre  ministre  à  Tan- 
ger. Le  grand-maître  des  Mouley  Taïeb  ne  s'est  pas  contenté  de  la 
force  qu'il  tenait  de  l'importance  de  son  ordre  :  par  une  combinai- 
son hardie,  il  a  confié  la  défense  de  cet  ordre  à  la  nation  chrétienne 
dont  l'influence  au  Maroc  est  prépondérante. 

A-t-il  agi  sagement?  Oui,  s'il  fait  accepter,  comme  cela  semble 
être,  son  plan  par  ses  coreligionnaires,  s'il  ne  provoque  pas  la  dis- 
corde parmi  eux  et  la  formation  d'une  secte  dissidente  réaction- 
naire. 

Quanta  nous, en  l'accueillant,  nous  nous  sommes  concilié  officiel- 
lement le  chef  d'une  secte  puissante,  qui  pouvait,  s'il  nous  avait  été 
hostile  ou  s'il  avait  été  dirigé  contre  nous  par  quelque  agent  étranger 
militant,  comme  il  en  a  existé  à  Tunis  et  ailleurs,  nous  créer  à  notre 
frontière  algérienne  de  grands  embarras.  Ce  danger  prévenu,  nous 
avons  tout  intérêt,  à  présent,  à  atténuer  le  plus  possible  les  désac- 
cords dont  la  conduite  du  chérif  ne  peut  manquer  d'être  le  germe, 
soit  dans  sa  secte  même,  soit  à  la  cour  du  sultan,  soit  dans  les  chan- 
celleries des  légations  de  Tanger.  —  C'est  à  la  condition  que  nous 
ne  la  laisserons  pas  devenir  une  cause  de  troubles  et  de  conflits 
que  la  naturalisation  de  Sidi  el  Hadj  Abdel  Slam  aura,  pour  la  tran- 
quillité du  Maroc  et  de  l'Algérie,  d'heureuses  conséquences. 

C'est  surtout  dans  leur  mosquée  de  Kairouan  qu'on  peut  voir  les 
aïssaoua,  dont  les  jongleries  sont  célèbres.  Très  nombreux  en  Algé- 
rie et  en  Tunisie,  sans  influence,  on  les  considère  généralement 
comme  inoflensifs  :  ils  se  tiennent  à  l'écart  de  la  politique  et  se 
montrent  plutôt  favorables  qu'hostiles  puisqu'ils  nous  laissent  par- 
tout assister  à  leurs  cérémonies.  Us  dérivent  des  chadelya,  dont  ils 
ont  altéré  les  doctrines  par  des  pratiques  barbares  empruntées  à 
des  ordres  orientaux,  à  l'ordre  des  saadya  notamment,  dont  le  cheik 
avait  le  privilège,  au  Caire,  de  passer  à  cheval  sur  les  fidèles  éten- 
dus à  terre  lors  de  la  fête  du  Doleh.  —  Mahmed  ben  Aissa  fonda 
son  ordre,  au  xvi*  siècle,  au  Maroc,  à  Mequinez;  c'était,  à  l'origine, 
(Kl  ordre  soufique  pur;  les  musulmans  éclairés,  ses  chefs  eux- 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  111 

mêmes  condamnent  les  exercices  auxquels  il  s'est  peu  à  peu  abaissé, 
mais  qui  n'en  font  pas  moins  une  impression  yive  sur  le  vulgaire. 

Les  rahmanya,  dont  la  formation  ne  date  pas  d'un  siècle  et  qui, 
seuls  parmi  les  sectes  que  nous  aurons  énumérées  n'ont  pas  avec 
les  kadrya  une  filiation  bien  établie,  ont  pris  surtout  à  l'est  d'Alger, 
dans  la  province  de  Constantine  et  en  Tunisie  un  développement 
considérable.  Ils  dérivent  de  l'ordre  des  kbelouatya,  secte  ancienne 
dont  une  branche,  bien  connue  en  Egypte,  les  hafnaouia,  est  d'ori- 
gine chadelienne.  Nous  sommes  porté  à  croire  que  Si  .\bd-er-Rah- 
man,  surnommé  bou  Kobrin  et  fondateur  de  l'ordre  qui  porte  son 
nom,  était  affilié  à  celui  de  Ghadeli;  en  tout  cas,  j'ai  entendu  dési- 
gner du  nom  de  kadrya  les  rahmanya  en  Tunisie. 

Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  la  propension  qu'a  cet  ordre  à  se 
multiplier  dans  la  régence  et  son  caractère  peu  favorable  aux  chré- 
tiens :  il  y  a  donc  lieu  de  le  surveiller  si  nous  ne  pouvons  nous  le 
concilier.  Il  est  déjà  très  divisé.  Les  rivalités  s'y  entretiennent  d'elles- 
mêmes  :  la  branche  de  Si  Youssef  bou  Adjar  domine  au  Kef,  à  la 
Kessera,  en  Rroumirie,dans  la  moitié  du  cercle  de  La  Galle,  la  moi- 
tié des  cercles  de  Soukaras  et  de  Tebessa,  tandis  que  la  branche  de 
Si  Ali  ben  Azouz  occupe  le  Djerid,  les  Ziban:  si  l'une  de  ces  frac- 
tions se  soulève,  nous  pouvons  lui  opposer  l'autre  ou,  tout  au  moins, 
nous  assurer  son  abstention.  Nous  avons  fait  cette  épreuve  en  Al- 
gérie ;  rien  ne  montre  mieux  l'intérêt  qu'ont  nos  administrateurs  à 
connaître  la  constitution  des  ordres  religieux.  En  1865,  seuls,  les 
affiliés  de  Si  Ali  ben  Azouz  ont  agité  le  sud  ;  ils  ont  laissé  faire  sans 
eux,  dans  le  Nord,  l'insurrection  de  1871,  à  laquelle  les  gens  de  Si 
Youssef  bou  Hadjar  ont  pris  une  part  si  considérable. 

Sans  ces  divisions,  le  danger,  qu'il  ne  faut  pas  méconnaître,  se- 
rait grave,  car  les  rhamanya  ont  une  organisation  qui  les  rendrait, 
sous  une  direction  habile  et  unique,  très  redoutables  :  leur  discipline 
est  plus  stricte  encore  que  dans  les  autres  ordres;  ils  ont  des  peines, 
des  récompenses,  des  distinctions  hiérarchiques  comme  s'ils  faisaient 
partie  d'une  armée. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  ouled-sidi-cheikh,  dérivés  connus  en 
Algérie  des  chadelya  ;  nous  rappellerons  toutefois  leur  nom,  parce 
que,  eux  aussi,  sont  partagés  en  deux  fractions  irréconciliables  ou 
soffs. 

IlL 

Avec  le  temps,  la  discorde  s'est  donc  mise  non-seulement  entre 
ces  dilîérens  ordres,  mais  entre  les  principales  familles  d'une  même 
secte. —  S'il  y  a  pour  nous  dans  ce  fait  un  avantage  dont  nous  devons 
user,  les  musulmans  clairvoyans  ont  pu  y  voir  la  menace  d'une  désa- 


112  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

grégation  des  forces  de  l'islam.  Arrêter  ou,  s'il  était  possible,  pré- 
venir cette  désagrégation,  plus  d'un  pieux  personnage  en  a  eu  la 
pensée  :  deux  hommes  y  consacrèrent  leur  existence.  L'un,  qui  vint 
trop  tôt  pour  le  succès  de  son  œu^TO,  était  Mohammed  Tidjanf;  l'autre, 
qui  parut  au  contraire  à  l'heure  même  du  péril,  au  lendemain  de 
Navarin  et  de  la  prise  d'Alger,  fut  le  cheik  Senoussi. 

Nous  ne  chercherons  pas  de  point  de  comparaison  entre  les  doc- 
trines de  ces  deux  réformateurs  :  reliées  par  la  chaîne  à  un  point 
de  départ  identique,  elles  sont  aussi  différentes  l'une  de  l'autre  par 
leurs  effets  que  la  nuit  du  jour;  la  seconde  est  le  contraire  de  la 
première  :  celle  de  Tidjani  fait  face  à  la  civilisation  qui  envahit 
l'Orient,  par  la  tolérance,  un  pacte  d'indépendance  et  de  bonne  ami- 
tié ;  celle  de  Senoussi  oppose  à  l'expansion  du  génie  occidental  la 
retraite,  la  concentration,  la  résistance  obstinée.  Si  toutes  ces  dé- 
nominations n'étaient  pas  aussi  éphémères,  nous  dirions  que  les  tid- 
janya  sont  les  opportunistes  et  les  senoussya  les  intransige  ans  de 
l'islam.  Or,  ce  sont  les  intransigeans  qui  ont  en  Afrique  la  majo- 
rité :  leur  nombre  ne  cesse  de  s'accroître,  tandis  que,  chaque  jour, 
il  faut  l'avouer,  les  opportunistes  perdent  du  terrain. 

Rien  n'est  plus  facile  malheureusement  que  de  comprendre  cette 
évolution  des  esprits  ;  rien  n'est  plus  difficile  que  d'en  changer  le 
cours. 

Tous  deux  inspirés  par  cette  pensée  supérieure  de  resserrer 
l'union  des  musulmans,  Tidjani  et  Senoussi,  devaient  chercher  l'un 
et  l'autre  le  moyen  d'attirer  à  eux  les  sectes  qui  se  partageaient 
les  fidèles ,  par  conséquent  s'écarter  le  moins  possible  des  doc- 
trines déjà  acceptées,  et,  ces  doctrines  ayant  entre  elles  des  diver- 
gences sensibles,  en  trouver  une  qui  conciliât  toutes  les  autres. 
Dans  ce  dessein,  les  deux  fondateurs  firent  preuve  de  l'éclectisme 
le  plus  large.  Chacun  d'eux  a  pris  soin  de  composer  son  deker  de 
telle  sorte  que  toute  secte  importante  pût  y  retrouver  les  élémens 
du  sien.  En  outre,  par  la  chaîne,  ils  se  rattachèrent  avec  une  scru- 
puleuse correction  aux  maîtres  les  plus  orthodoxes. 

Cet  éclectisme  nécessaire  est,  avec  leur  origine  chadelienne,  le 
seul  trait  commun  aux  deux  chefs. 

Tandis  que  Senoussi  arrivait  à  n'admettre  aucune  concession,  à 
frapper  d'une  sorte  d'excommunic.-Uion  le  khédive,  le  sultan  de 
Constantinople,  sans  doute  aussi  le  bey  de  Tunis  et  tous  les  Turcs 
qui  se  compromettaient  dans  le  commerce  des  chrétiens,  Tidjani 
donnait  à  sa  doctrine  un  caractère  qui  en  fait  presque  une  religion 
nouvelle  :  l'éloignement  du  monde,  la  résiguation  aveugle,  l'oubli 
de  soi-même  n'en  sont  pas  la  base  ;  elle  est,  au  contraire,  pleine 
d'indulgence  et  de  consolations  ;  elle  s'adresse  à  ceux  qui  n'ont  pas 
fait  à  l'avance  le  sacrifice  de  leur  vie  terrestre  et  leur  dit  :  «  Espé- 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES   CHEZ   LES   ABABES.  113 

rez,  Dieu  ne  vous  a  point  abandonnés  ;  il  est  tout-puissant,  mais  il 
est  miséricordieux  ;  faites  le  bien  pour  attirer  sur  vous  les  effets  de 
sa  bonté,  et,  si  vous  souffrez,  appelez-le,  il  vous  entendra.  » 

La  prière  des  tidjanya  pourrait  se  résumer  dans  cette  belle  pa- 
role chrétienne  :  «  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi ,  vous  qui  m'avez 
créé!  » 

Un  jour,  racontent-ils  dans  leurs  entretiens  pieux,  Moïse  refusa 
d'entendre  un  malheureux  pécheur  qui  se  repentait  et  qui  l'avait 
imploré  soixante  et  dix  fois.  Alors  Dieu  lui  dit  :  «  Eh  quoi  !  tu  n'as 
pas  eu  pitié  d'un  coupable  qui  t'a  crié  :  «  Grâce  !  »  soixante-dix  fois! 
S'il  m'avait  invoqué  une  seule  fois,  je  l'aurais  exaucé.  Tu  as  été 
sans  compassion  pour  lui  parce  que  tu  ne  l'as  pas  créé  î  » 

Dieu  aime  toutes  ses  créatures  :  il  ne  fait  rien  que  pour  leur 
bien  ;  «  s'il  tolère  un  pouvoir,  c'est  parce  que  ce  pouvoir  est  né- 
cessaire; »  c'est  donc  à  Dieu  seul  à  savoir  s'il  doit  laisser  vivre  en 
bonne  intelligence  ou  séparer  les  musulmans  et  les  chrétiens. 

Cette  doctrine,  qui  rendait  possible  entre  l'Orient,  l'Afrique  et 
l'Occident  une  fusion  devenue  aujourd'hui  si  improbable,  eut  à  la 
fin  du  siècle  dernier  un  succès  tel  qu'elle  éveilla  la  susceptibilité 
des  Turcs  maîtres  de  l'Algérie  et  attira  sur  Tidjani,  ses  disciples  et 
ses  successeurs,  des  persécutions  ;  ils  durent  se  retirer  dans  le  Sa- 
hara, vers  le  Soudan,  à  Tombouktou,  au  Sénégal,  où  leur  enseigne- 
ment se  propagea  rapidement. 

Le  fondateur  de  l'ordre,  Si-Ahmed-ben-Salem,  était  né  à  Aïn- 
Mahdi,  près  de  Laghouat,  dans  le  quartier  des  Tidjini  ou  Tidjani, 
d'où  il  tient  son  nom.  Il  fit  très  jeune  des  études  brillantes  à  Fez  et 
pouvait,  à  seize  ans,  continuer  les  cours  de  son  père;  le  sultan  du 
Maroc  le  combla  de  biens  et  d'honneurs.  Gomme  Abd-el-Kader-el- 
Djilani,  dont  il  est,  en  somme,  le  véritable  héritier  spirituel,  Tid- 
jani s'adressait  aux  faibles  ;  il  eut  très  vite  de  nombreux  affiliés.  La 
règle  qu'il  leur  imposait  n'était  pas  rigoureuse  :  il  simplifiait  leur 
culte,  le  dépouillait  de  ce  qu'il  avait  dans  les  autres  sectes  de  mvs- 
tique  et  d'abstrait  (aussi  ne  classe-t-on  pas  son  ordre  parmi  les 
sectes  mystiques  pures),  les  fidèles  n'avaient  même  pas  à  s'adres- 
ser à  Dieu  directement,  à  Dieu  invisible,  lointain  :  il  suffisait  qu'ils 
invoquassent  le  cheik  ;  celui-ci  transmettait  leur  prière  à  Dieu ,  il 
se  faisait  l'intermédiaire  entre  eux  très  humbles  et  lui  Très-Haut;  il 
recevait  les  plaintes,  il  répandait  la  grâce  ;  car  seul  le  cheik  a  le 
pouvoir  d'être  entendu  de  Dieu  ;  c'est  à  lui  seul  que  Dieu  parle,  à 
lui  seul,  —  et  à  ses  descendans,  —  qu'il  a  donné  la  baraka,  le  droit 
de  bénir  et  d'absoudre  en  son  nom.  La  conséquence  de  cette  inter- 
position était  celle-ci  :  «  Quiconque  a  fait  du  bien  au  cheik,  à  ses 
parens,  à  ses  descendans,  à  ses  serviteurs  est  digne  de  la  baraka  ; 

TOME  LXXIV.  —  1886.  8 


lia  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  seul  but  qu'ait  à  poursuivre  le  croyant  est  donc  de  se  gagner  la 
bienveillance  du  dispensateur  des  bienfaits  divins  :  un  chrétien  peut 
y  réussir  comme  un  musulman.  » 

Tidjani  s'était  ainsi  donné  un  pouvoir  exorbitant,  difficile  à  con- 
server. Ses  successeurs,  dignes  de  respects,  assure-t-on,  sont  en- 
traînés par  la  logique  même  de  leur  doctrine  à  des  abus  dont  on  a 
pu  tirer  parti  contre  eux,  et  l'ordre  tombe  en  décadence  :  il  est  juste 
4e  dire  que  nous  avons  contribué  dans  une  large  part  à  hâter  cette 
décadence.  Nous  ignorions,  cela  est  naturel,  en  entrant  en  Algérie, 
l'appui  que  nous  pouvions  trouver  dans  la  modération  des  tidjanya  : 
nous  les  avons  vus  cependant  refuser  de  s'associer  contre  nous  au  fu- 
neste Mo  ussali-bou-Ahmar  ;  ils  soutinrent  contre  Abd-el-Kader  à  Aïn- 
Mahdi  ce  long  siège  dont  il  faut  lire  le  récit  dans  le  charmant  livre  de 
M.  Léon  l'»oches  (1)  et  luttèrent  jusqu'à  la  dernière  extrémité  plutôt 
que  de  passer  dans  le  camp  de  l'émir  ;  ils  facilitèrent  à  nos  explora- 
teurs l'accès  du  Soudan  ;  plus  d'une  mission  militaire  ou  scienti- 
fique a  dû  son  salut  à  leur  influence.  Nous  ne  leur  en  témoignâmes 
pas  moins  et  trop  souvent  des  défiances  qui  les  obligèrent  à  multi- 
plier si  publiquement  les  témoignages  de  leur  bon  vouloir  qu'ils  se 
sont  déconsidérés  aux  yeux  des  musulmans  algériens  :  encore  un 
peu  et  nous  les  aurons  réduits  au  rôle  d'auxiliaires  du  clergé  offi- 
ciel. Un  grand  tact,  allié  à  de  l'esprit  de  suite,  est  nécessaire  dans 
notre  attitude  vis-à-vis  d'une  congrégation  qui  pourrait  rendre  en- 
core des  services  à  la  cause  française. 

En  Tunisie ,  les  tidjanya  ont  trouvé  un  terrain  qui  convenait  à 
merveille  à  leur  développement  et  se  sont  propjigés  au  milieu  de 
ces  populations  tranquilles  d'autant  mieux  qu'ils  n'avaient  pas  à  se 
concilier  d'autorités  européennes.  Les  beys  et  les  princes  de  leur 
entourage  ont  toujours  eu  soin  de  laisser  libre  une  propagande 
dont  ils  sont  les  premiers  à  profiter  puisqu'elle  est  antirévolution- 
naire ;  le  bey  actuel  est  tidjanien,  mais  discrètement,  et  il  aura  tou- 
jours l'habileté,  assez  élémentaire  d'ailleurs,  de  ne  pas  proclamer 
ce  titre  assez  haut  pour  détacher  do  la  secte  tous  les  esprits  indé- 
pendans.  —  En  Algérie,  j'ai  peur  qu'on  ne  s'amuse  «  à  se  faire 
tidjanien.  »  Quelques  officiers  des  affaires  indigènes  rompus  à  la 
langue  et  aux  mœurs  arabes ,  convaincus  avec  raison  qu'ils  ne 
sauraient  être  mêlés  trop  intimement  à  la  vie  d'un  peuj)Ie  au  mi- 
lieu duquel  ils  garantissent  la  sécurité  de  nos  colons,  ont  profilé 
des  relations  qu'ils  se  sont  créées  durant  leurs  longs  séjours  dans  les 
oasis,  loin  de  tout  centre  européen,  pour  se  lier  avec  les  cht'fs  les  plus 
imjiortans  de  l'ordre  :  ils  leur  ont  rendu  des  services;  en  échange, 
ceux-ci  leur  ont  donné  les  bénéfices  de  l'affiliation^  Cette  affiliation  a 

(1)  Trente-deux  ant  à  travers  l'islam. 


LES   SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ   LES    ARABES.  11& 

des  avantages  :  purement  politique,  favorable  à  l'établissement  de 
notre  influence,  elle  est  louable  et  habile,  mais  à  la  condition  d'être 
rare.  Si  elle  devenait  une  tradition,  elle  serait  non -seulement  très 
ridicule,  mais  très  maladroite  :  elle  attii^erait  sur  nous  et  sur  les 
tidjanya  la  risée  générale. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  davantage  sur  cet  ordre  :  elles  ne 
sont  que  trop  évidentes,  les  causes  de  son  impopularité  et  de  son 
insuccès  dans  le  monde  arabe.  Encore  n'avons-nous  pas  montré  un 
dernier  point  faible  de  son  organisation  :  tolérans  comme  ils  le  sont 
pour  les  chrétiens,  les  tidjanya  n'ont  pas  su  faire  aux  musulmans 
une  concession  capitale  sur  laquelle  Senoussi,  au  contraire,  a  établi 
en  partie  sa  doctrine  :  leur  ordre  est  exclisif;  quiconque  s'y  enrôle 
cesse  d'appartenir  à  une  autre  secte.  Être  tidjanien,  c'est  n'être  plus 
que  tidjanien. 

IV. 

A  l'inverse ,  Senoussi,  qui  s'est  bien  gardé  de  se  compromettre 
par  des  relations  officielles  avec  les  autorités  françaises  ou  euro- 
péennes, a  ouvert  sou  ordre  à  tous  les  musulmans.  Le  croyant  qui 
vient  à  lui  n'est  pas  obligé  d'abandonner  la  secte  ou  les  sectes  dont 
il  était  membre  :  des  kadrya,  des  rahmanaya,  des  taïbya,  des  der- 
kaoua  sont  senoussya;  ils  n'ont  pas  à  faire  le  sacrifice  de  leurs 
affiliations  antérieures  et  des  avantages  de  toute  nature  qu'ils  peu- 
vent en  tirer;  s'ils  sont  mokaddems,  ils  conservent  leur  titre  et  leurs 
privilèges  :  en  un  mot,  ils  ne  changent  ni  de  doctrine,  ni  même  de 
nom  ;  leur  adhésion  au  senoussisme  peut  être  à  peu  près  plato- 
nique ;  c'est  à  peine  s'ils  s'aperçoivent  qu'ils  entrent  dans  une  secte 
nouvelle  ;  ils  y  retrouvent  en  eiTet  leur  deker,  la  plupart  de  leurs 
prières  et  de  leurs  pratiques  pieuses,  avec  ce  seul  changement 
qu'elles  sont  devenues  plus  austères  et  que,  si  le  nouvel  élu  s'y 
conforme,  il  est  insensiblement  conduit  par  un  rigorisme  sévère  à 
l'éloignemeut  du  monde  chrétien.  Mais  il  y  est  conduit  prudem- 
ment, d'étape  en  étape,  comme  s'il  y  arrivait  de  lui-même,  en  sorte 
que ,  entré  dans  la  secte  pour  y  fortifier  l'enseignement  religieux 
qu'il  a  déjà  reçu,  le  doux  chadelien ,  par  exemple ,  devient  notre 
ennemi  déclaré.  Il  appartient  réellement  dès  lors  à  une  secte  qui 
n'est  plus  la  sienne,  qui  diffère  de  toutes  les  autres,  mais  qui  re- 
crute d'autant  plus  sûrement  ses  membres  qu'elle  semble  ne  rien 
exiger  d'eux. 

La  vie  de  Mohammed  Senoussi  sera  certainement  écrite  :  consacrée 
tout  entière  à  l'édification  de  son  œuvre,  elle  est  faite  pour  exciter 
l'admiration  et  la  piété  chez  les  croyans;  elle  est  remplie  d'inci- 


116  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

dens,  d'actes  courageux,  désintéressés,  dont  le  récit  se  répand  dans 
l'intérieur  de  l'Afrique  avec  les  caravanes,  ou  dans  les  villes,  et  que 
les  Arabes  se  répètent  sous  la  lente  ou  dans  les  cafés  pour  la  glori- 
fication de  leur  race  et  l'humiliation  des  chrétiens. 

Il  naquit  en  1792,  en  Algérie,  chez  les  Medjahères,  tribu  des 
environs  de  Mostaganem.  Ses  parens  étaient  Marocains,  d'origine 
chérifienne,  descendans,  par  conséquent,  d'Hassen,  fils  de  Fathma 
Zara,  la  fille  unique  de  Mahomet.  Il  remplissait  ainsi  la  première 
des  conditions  exigées  de  celui  qui  doit  être  ou  qui  doit  engendrer 
le  Messie  (Mahdi)  et  avait  droit  au  turban  vert.  —  A  Fez,  où  il  fit, 
comme  Tidjani  et  tant  d'autres,  ses  études,  il  brilla  de  1822  à  1830 
par  l'étendue  de  son  érudition  et  son  éloquence;  ses  qualités  de 
dialectique  étaient  telles  que  toutes  les  discussions  religieuses  qu'il 
eut  à  soutenir  se  terminèrent  pour  lui  victorieusement;  il  com- 
mença dès  cette  époque  à  écrire  plusieurs  ouvrages  qui  ont  été 
conservés.  Quand  il  quitta  le  Maroc  pour  venir  vivre  à  Laghouat  de 
ses  leçons,  il  était  affilié  aux  mouley-taïeb,  aux  kadrya  et  aux 
chadelya-derkaoua,  dont  la  doctrine  mystique  l'avait  particuliè- 
rement attiré.  Il  avait  retrouvé  dans  cette  oasis  son  condisciple 
Moussa-bou-Ahmar  ;  l'exaltation  de  celui-ci  eut  sur  lui  une  influence 
qui  contribua  vraisemblablement  à  lui  créer  parmi  les  tidjanya,  dont 
il  avait  pris  le  deker,  des  inimitiés  telles  qu'il  dut  quitter  Laghouat. 

Du  jour  de  son  départ  commence  la  première  partie  de  sa  vie 
apostolique  :  sa  réputation  de  sainteté  et  de  sagesse  était  déjà  si 
grande  que,  réfugié  à  vingt-deux  lieues  de  Laghouat,  chez  les 
Ouled-^aïl,  à  Messad,  où  il  arrivait  pourtant  en  étranger  et  sans  res- 
sources, il  reçut  en  mariage  la  fille  d'un  des  chefs  de  la  tribu,  — 
qu'il  ne  tarda  pas  d'ailleurs  à  abandonner.  —  C'est  de  Messad  qu'il 
entreprit  le  pèlerinage  de  La  Mecque  :  il  laissa  pour  y  continuer 
son  enseignement  en  son  absence,  dans  la  zaouïa  qu'il  avait  fon- 
dée, quelques  élèves  dont  les  noms  sont  connus.  Il  gagna  d'abord 
Bou-Saada,  puis,  lentement,  par  la  province  de  Constantine,  il  passa 
en  Tunisie. 

Là,  à  Gabès,  on  raconte  un  incident  de  son  voyage  qui  explique 
peut-être  comment  les  populations  de  l'Arad  sont  restées  jusqu'au- 
jourd'hui, malgré  les  troubles  qui  ont  suivi  notre  occupation,  réfrac- 
tairesàsa  propagande  (1).  Senoussi  séjourna  pendant  quelque  temps 

(1)  Deux  familles  seulement  sont  affiliées,  depuis  de  longues  années,  anx  seoous- 
tya  (lantt  toute  cette  province:  celle  de  Si-cl-Hadj-ol-Ali-ol-lIabib  et  celle  do  Si-Moham- 
med-ben-Choik,  le  premier  bacli  muplili,  le  second  auli  do  l'Arad  ;  mais  elles  n'ont 
aucune  délégation  du  cbcik  et  ne  peuvent  conférer  l'oucrd.  —  Les  indigènes  de  l'Arad 
•ont  rahmanya  et  surtout  alssaoua  :  ils  aiment  les  clianls,  les  danses,  les  divertisse- 
ment et  ne  s'accommoderaient  pa<  de  pratiques  sévères. 


LES    SOCIÉTÉS   SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  117 

à  Sidi  Boulbaba;  une  sécheresse  affreuse  désolait  le  pays  depuis 
sept  années,  les  populations  le  supplièrent  d'intenenir  en  leur 
faveur  auprès  de  Dieu.  Il  se  retira  et  resta  trois  jours  en  prière  : 
alors  une  pluie  abondante  tomba.  Le  muphti  de  l'Arad,  qui  était  à 
cette  époque  Si  Mohammed  Trabelsi,  voyant  la  stupeur  des  Arabes, 
les  réunit  et  s'écria  :  «  Vous  êtes  dans  l'admiration  !  Pauvres  d'es- 
prit, ne  comprenez-vous  pas  qu'il  s'est  joué  de  vous?  Un  derviche  ne 
commande  pas  à  la  pluie;  celui-ci  est  un  imposteur.  »  Les  Arabes, 
applaudirent  leur  muphti;  Senoussi  partit  aussitôt,  et  ne  chercha 
jamais  à  fonder  de  zaouïa  dans  un  milieu  si  peu  crédule.  Il  n'en 
continua  pas  moins  son  voyage  avec  succès,  descendit  en  Tripoli- 
taine,  traversa  la  Gyrénaïque  et  vint  enfin  au  Caire,  où  il  demeura. 

Ce  voyage  eut-il  pour  effet  de  déterminer  sa  vocation,  ou  suivit-il 
au  contraire  ce  long  chemin  d'étape  en  étape  pour  préparer  l'exé- 
cution d'un  dessein  déjà  mûri?  De  ces  deux  hypothèses  qui  peuvent 
du  reste  se  concilier,  la  seconde  est  la  plus  probable.  Il  ne  négli- 
gea aucune  occasion  de  se  créer  sur  son  passage  des  relations  qui 
devaient  lui  être  précieuses  plus  tard  et  d'étudier  sur  place  quel 
milieu  serait  le  plus  favorable  à  l'éclosion  et  au  développement  d'un 
ordre  comme  celui  qu'il  rêvait  déjà. 

Le  fanatique  Si  Moussah  bou  Ahmar  avait  été  son  compagnon  à 
Fez  et  à  Laghouat;  Si  Ahmed  ben  Dris,  de  La  Mecque,  l'initia  à 
l'ordre  des  khadirya,  dont  il  était  le  chef,  ordre  d'ascètes,  d'hallu- 
cinés, de  mystiques,  très  hostiles  au  pouvoir,  et  dont  les  membres 
vivaient  à  l'écart,  dans  le  silence,  en  contemplation.  Ben  Dris  était 
devenu  populaire  par  son  intransigeance  et  par  les  persécutions 
dont  il  avait  été  l'objet  :  resté  orthodoxe,  il  n'avait  pas  pu  être  traité 
par  Mehemet-Ali  comme  un  ouahbite,  mais  il  s'était  fait  exiler  du 
Caire,  puis  de  La  Mecque.  Senoussi  devait  être  séduit  par  un  pareil 
maître  :  aussi  prit-il  son  deker,  et  le  choisit-il  entre  tous  comme 
sien,  après  avoir  obtenu  toutefois  qu'il  le  modifiât  suivant  ses  idées; 
à  sa  mort,  il  devint  son  successeur  en  Egypte,  malgré  l'opposition 
des  héritiers  légitimes,  qui  lui  disputaient  la  direction  et  réussirent 
à  diviser  l'ordre  en  deux  sectes. 

Senoussi  était  arrivé  au  Caire  au  moment  où  les  réformes  de 
Mehemet-Ali  soulevaient  encore  les  discussions  religieuses  les  plus 
ardentes  ;  il  n'avait  pas  manqué  de  se  signaler  parmi  les  orateurs 
les  plus  violens  et  de  se  déclarer  ouvertement  contre  la  politique 
civilisatrice  du  khédive.  Son  opposition  eut  ce  double  résultat  de 
lui  aliéner  le  clergé  orthodoxe  qui  s'était  groupé  autour  du  trône 
et  de  le  faire  expulser  d'Egypte. 

La  Mecque  etMédine,  où  il  se  rendit  alors,  et  qui  étaient  en  somme 
le  but  de  son  pèlerinage,  ne  pouvaient  qu'exalter  son  fanatisme  ;  il 


118  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  manqua  pas  en  effet  d'y  continuer  ses  polémiques  et,  détail  im- 
portant, il  s'y  lia  avec  tous  les  chefs  d'ordre  de  l'extrême  Orient 
dont  il  prit,  suivant  son  système,  les  différons  dekers.  C'est  à  La 
Mecque  sans  doute,  entre  deux  exils  de  ce  cheik,  qu'il  connut  Ben 
Dris.  Il  ne  réussit  pas  plus  que  lui  à  s'y  maintenir  et  il  prit  le  parti 
de  fonder  dans  le  désert,  au  Djebel-Koubis,  une  zaouïa  où  il  espérait 
attirer  et  grouper  autour  de  lui  les  mécontens.  Mehemet-Ali  n'avait 
pas  hésité  à  ordonner  au  Caire  et  dans  toute  l'Egypte  le  massacre 
des  ouahbites,  celte  Saint-Barthélémy  de  l'islam;  il  n'était  pas 
homme  à  tolérer  longtemps  dans  son  voisinage  un  ennemi,  fût-il 
orthodoxe;  il  sut  lui  rendre  le  séjour  dans  sa  retraite  impossible  : 
les  haines  religieuses  l'y  poursuivirent  et  sa  vie  même  fut  menacée, 
Senoussi  se  décida  à  revenir  sur  ses  pas.  Il  eut  l'audace  de  traver- 
ser le  Caire  où  ses  nouvelles  prédications  avaient  fait  grand  bruit  : 
il  y  rencontra  cette  fois  des  chefs  d'ordres  de  l'Afrique  occidentale, 
du  Maroc  etde  l'Algérie,  qui,  loin  de  le  trahir,  l'accueillirent  avec  en- 
thousiasme et  acceptèrent  son  deker.  Alors  seulement,  après  plus 
de  dix  ans,  il  mit  à  profit  les  relations  et  les  appuis  qu'il  s'était 
ménagés  ;  il  tourna  les  yeux  en  arrière,  cherchant,  parmi  les  pays 
qu'il  avait  traversés,  quel  milieu  était  à  la  fois  le  plus  sûr  et 
le  plus  accessible  à  la  contagion  de  sa  doctrine.  Il  choisit  les  côtes 
abandonnées  de  la  Gyrénaïque,  débarqua  à  Benghazi,  et,  de  ce 
port,  descendant  vers  le  sud-est,  il  fonda  au  Djebel-Laghdar  la  pre- 
mière zaouïa  de  l'ordre  des  senoussya  ;  à  dater  de  ce  jour,  com- 
mence la  seconde  période  de  sa  vie  (18Ù3).  L'apostolat  était  ter- 
miné,- il  devait  consacrer  les  dernières  années  qui  lui  restaient  à 
l'organisation  de  l'ordre. 

Plus  tard  il  se  trouva  encore  trop  près  de  la  mer  et,  sa  propa- 
gande s'étant  répandue  comme  si  le  vent  en  eût  dispersé  partout 
les  germes  féconds,  il  s'établit  dans  la  môme  direction  sud-est, 
mais  à  trente-deux  jours  de  marche  de  Benghazi,  au  désert,  près 
des  oasis  de  Syouah,  en  un  point  appelé  Djarboub. 

Nul  choix  ne  pouvait  être  meilleur  :  les  po[)ulations  au  milieu 
desquelles  il  allait  s'isoler  du  monde  chrétien,  loin  de  toute  sur- 
veillance et  de  tout  contrôle,  étaient  à  la  fois  denses  et  disposées  à 
recevoir  son  enseignement  ;  bien  plus,  et  c'est  encore,  —  un  libre 
accès  s'ouvi'ant  à  toutes  les  sectes  de  l'islam,  —  une  des  conce|>- 
tions  les  plus  intelligentes  de  Senoussi,  il  se  mettait  ainsi  en  com- 
munication directe  avec  toute  la  moitié  nord  de  l'Afrique,  avec  la 
Haute  et  la  Basse-Egypte,  avec  le  Soudan,  l'Algérie,  le  Sénégal  et 
le  Maroc,  par  les  caravanes  qui  traversent  continuellement  Syouah 
et  vont  soit  à  l'est,  jusqu'au  Caire,  soit  au  sud  à  Murzuk,  au  Tibesti, 
au  Ouadaï,  au  pays  d'Aïr,  au  Bornou,  soit  à  l'ouest  en  Tripolitaine 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES   CHEZ    LES    ARABES.  119 

et  bien  au-delà,  par  Rhadamès,  Rhat,  Insalah,  au  Niger,  à  Tom- 
bouktou.  Oq  cite  de  lui  ce  trait  habile  qui  fait  comprendre  la  rapi- 
dité de  son  succès  :  une  caravane  menait  à  un  marché  quelconque 
une  troupe  d' esclaves  noirs  amenés  du  Ouadaï.  Senoussi,  qui  déjà 
disposait  de  ressources  considérables,  les  acheta  :  il  les  convertit, 
en  consacra  une  partie  au  service  de  la  zaouïa;  quant  aux  autres, 
il  les  avait  instruits,  transformés,  il  les  renvoya  libres  dans  leur 
pays.  Le  résultat  se  devine  :  ces  missionnaires  indigènes  répandi- 
rent ardemment  sa  propagande;  en  peu  de  temps  le  Ouadaï  entier 
fut  musulman  et  senoussi,  depuis  le  plus  humble  des  nègres  jus- 
qu'au roi  du  pays.  Or  le  Ouadaï  est  de  beaucoup  le  plus  guerrier 
des  états  du  Soudan,  il  domine  ses  voisins  par  la  terreur;  il 
nous  est  fermé.  Le  docteur  Nachtigal  qui  est  resté  plusieurs 
années  au  Bornou  et  au  Bagirmi,  deux  royaumes  limitrophes,  n'a 
pu  y  pénétrer  (1869)  qu'à  la  condition  d'y  passer  seulement,  et  non 
sans  danger,  après  d'interminables  négociations,  grâce  à  sa  qualité 
de  médecin  et  aux  services  qu'il  avait  rendus  au  souverain  du  Bor- 
nou, l'aUié  du  sultan  du  Ouadaï. 

11  va  sans  dire  que  les  habitans  de  la  Gyrénaïque,  du  Fezzan  et 
des  pays  touaregs  furent  les  premiers  à  accueillir  la  nouvelle  doc- 
trine; elle  flattait  trop  leurs  goûts  nomades  et  leur  indépendance 
pour  ne  pas  les  séduire.  Prêcher  la  retraite  à  des  vagabonds  ou  à 
des  peuples  que  le  désert  sépare  des  autres  hommes,  c'était  prê- 
cher des  convertis.  Nous  verrons  en  outre  comment  Senoussi  sut 
mettre  d'accord  sa  propagande  et  leurs  intérêts  matériels,  ména- 
ger à  la  fois  leurs  goûts  dans  ce  monde  et  leurs  espérances  dans 
l'autre. 

S'agit-il  de  ceux  qui  vivent  côte  à  côte  avec  les  chrétiens,  à 
ceux-là  il  tient  un  autre  langage, il  ne  leur  dit  pas  :  «Fermez  vos 
portes  !  »  puisque  le  seuil  en  est  déjà  franchi,  il  dit  à  ceux  qui  se 
plaignent,  aux  musulmans  sincères  ou  aux  ambitieux  déçus  :  «  Venez 
à  moi.  »  Il  a  retenu  l'organisation  occulte  de  son  ami  Si  Moussah 
bou  Ahmar  et  son  système  d'administration  parallèle  à  la  nôtre. 
Autant  que  possible,  il  cherche  à  limiter  en  Algérie,  mais  discrè- 
tement ;  ses  expériences  en  Egypte  l'ont  rendu  sage  ;  il  ne  donne 
prise  à  aucune  répression.  Ses  envoyés  n'en  ont  pas  moins  pour 
mission  de  recruter  le  plus  possible  de  fidèles,  de  leur  faire  quit- 
ter leur  pays.  Senoussi  aurait  voulu  organiser  l'émigration  des 
Algériens  vers  le  sud,  faire  de  notre  nouvelle  colonie  le  désert  que 
trouvèrent  en  Russie  les  armées  de  Napoléon.  Aux  croyans  qu'il 
espère  décider  à  le  rejoindre,  à  ceux  qui  hésitent,  il  crie  par  la  voix 
de  ses  mokaddems  ces  paroles  men;içantes  :  «  Quittez  votre  pavsî 
Est-ce  que  la  terre  de  Dieu  n'est  point  vaste?  Celui  qui  quittera  sa 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patrie  pour  suivre  la  «  voie  »  de  Dieu  trouvera  sur  cette  terre  des 
asiles  nombreux  et  commodes,  mais,  si  vous  restez  dans  le  pays 
des  infidèles  quand  il  vous  serait  possible  d'en  sortir,  si  vous  y 
restez  parce  que  vous  tenez  peu  à  nous,  alors  nous  nous  rencon- 
trerons le  jour  où  ni  les  richesses  ni  les  enfans  ne  serviront  de 
rien!  »  Et  il  ajoute,  sans  doute  pour  ceux  qu'effraie  la  longueur 
du  trajet  sur  un  sol  aride,  sous  un  ciel  brûlant  :  «  Aux  premiers 
d'entre  les  émigrés  Dieu  a  préparé  des  jardins  au-dessous  desquels 
coulent  des  fleuves  !  » 

Senoussi  s'est  bien  rendu  compte  qu'il  était  plus  facile  de  con- 
quérir un  terrain,  fùt-il  immense,  que  de  regagner  celui  qui  était 
déjà  tombé  en  notre  pouvoir.  Aussi  l'avons-nous  vu  se  tourner 
vers  le  sud;  il  eut  bien  vite  entre  les  mains  les  autorités  des  vi- 
layets  turcs  autour  de  Tripoli,  par  conséquent  aucun  obstacle 
ne  fut  apporté  à  son  action  :  il  l'exerça  librement  dans  un  pays 
où  les  Européens  sont  en  infime  minorité  :  à  Benghazi,  c'est  à 
peine  si  un  chrétien,  un  consul  ose  sortir;  à  Tripoli,  le  danger 
n'est  pas  continuel,  mais  il  existe.  Quant  à  pénétrer  à  Djarboub,  nul 
autre  qu'un  musulman  ne  saurait  y  songer  ;  encore  est-il  soumis, 
avant  d'y  être  admis,  à  des  épreuves  et  à  un  minutieux  interroga- 
toire. Des  villes  comme  Rhut  et  Rhadamès,  où  nous  pouvions  pé- 
nétrer, sont  devenues  inaccessibles.  M"®  Tinné,  Dournaux-Dupéré, 
nos  missionnaires,  ont  été  massacrés  pour  avoir  voulu  tenter  cette 
entreprise.  Le  colonel  Flatters  et  sa  mission  furent  victimes  d'un 
complot  qui  reçut  son  mot  d'ordre  à  Djarboub.  Nul  ne  peut  donc 
essayer  aujourd'hui  d'entraver  ou  de  contrôler  sur  place  les  pro- 
grès des  senoussya  et,  s'ils  n'ont  pas  réussi  à  dépeupler  l'Algérie, 
au  moins  se  sont-ils  assuré  le  libre  accès  des  contrées  qu'ils  nous 
ont  fermées. 

Comment  ont-ils  profité  de  ce  libre  accès?  Gomment  ont-ils  établi 
et  développé  leurs  relations  avec  le  Soudan?  Ce  n'est  pas,  à  coup 
sûr,  en  libérant,  comme  nous  le  leur  avons  vu  faire  une  fois,  des 
convois  d'esclaves  :  le  moyen  eût  été  coûteux  et  peu  pratique.  Au 
contraire,  Senoussi,  contemporain  des  philanthropes  occidentaux 
qui  poursuivaient  la  suppression  de  la  traite,  pouvait  constater 
l'immense  impopularité  de  leurs  tentatives  en  Afrique,  la  constater 
et  en  tirer  parti  ;  il  vit  successivement  fermer  les  marchés  de  l'Al- 
gérie, de  Tunis,  de  Tripoli  ;  il  comprit,  ce  dont  nous  ne  nous  dou- 
tions pas,  que  cette  fermeture  coupait  net  les  routes  du  Soudan 
aux  centres  européens,  par  conséquent  éloignait  de  nous  et  isolait 
les  peuples  que  nous  voulions  civiliser.  Ces  peuples,  généralement 
doux,  se  seraient  ouverts  à  notre  influence,  si  nous  avions  pu  ne 
pas  bouleverser  leurs  usages  et  ménager,  au  moins  au  début,  leurs 


LES  SOCIÉTÉS    SECBÉTES    CHEZ   LES   ARABES.  121 

intérêts;  ils  nous  auraient  laissés  pénétrer  chez  eux  comme  nous 
les  aurions  laissés  venir  à  nous  :  les  empêcher  d'amener  avec  leurs 
caravanes  la  principale  de  leurs  marchandises  équivalait  à  une  pro- 
scription. Les  caravanes  ont  des  routes  trop  longues  à  faire  pour 
pouvoir  être  di\isées  en  diverses  catégories  :  on  les  charge  de  tous 
les  produits  d'un  pays;  on  ne  confie  pas  à  l'une  des  esclaves,  à 
l'autre  l'ivoire,  la  gomme  et  les  plumes  ;  ce  serait  doubler  les  frais 
généraux.  Les  conducteurs  qui  veillent  sur  le  chargement  des  cha- 
meaux et  le  défendent  contre  les  pillards  veillent  aussi  sur  les  es- 
claves; ceux-ci,  s'ils  sont  robustes,  portent  les  fardeaux;  une  mar- 
chandise porte  l'autre;  s'ils  sont  fatigués  ou  malades,  ils  peuvent 
trouver  dans  le  convoi,  à  mesure  que  les  outres  se  iident,  une 
monture  qui  permet  de  ne  pas  les  abandonner  en  chemin.  Notre 
philanthropie  est  donc  très  louable,  —  nous  en  pourrions  mon- 
trer d'autres  effets  fort  tristes,  —  mais  il  est  certain  qu* elle  a 
détourné  de  nous  tout  le  commerce  de  l'Afrique.  Nos  oasis,  où 
affluaient  les  nègres,  se  sont  dépeuplées  :  Ouargla,  qui  comptait 
10,000  habitans,  n'en  a  plus  que  2,000. 

Senoussi  n'eut  pas  de  peine  à  interpréter  contre  nous  les  senti- 
mens  généreux  qui  apportaient  dans  les  mœurs  du  Soudan  une 
révolution  aussi  brusque,  à  exciter  la  rancune  et  l'animosité  chez 
tous  ceux  que  nous  lésions,  —  chez  les  esclaves  mêmes,  car  le  seul 
résultat  de  nos  sympathies  pour  eux  fut  de  leur  fermer  le  pays  du 
monde  où  ils  étaient  le  mieux  traités,  et  de  les  renvoyer  par  des  routes 
beaucoup  plus  longues  chez  des  peuples  barbares  ;  nous  fîmes,  en 
outre,  baisser  leur  valeur,  ils  furent  donc  plus  malheureux.  Senoussi 
se  fit  l'allié  des  marchands  d'esclaves,  il  se  servit  de  leurs  caravanes 
comme  du  moyeu  de  pénétration  le  plus  pratique.  A  chaque  convoi 
il  adjoignait  un  mokaddem  ;  tandis  que  le  marchand  achetait  les 
nègres,  le  mokaddem  convertissait  les  peuples  et  fondait  une  école. 
En  outre,  dans  une  pensée  de  charité  ou  par  politique,  il  eut  soin, 
sur  ces  grandes  routes  du  désert  semées  de  squelettes,  de  creuser 
des  puits,  de  construire  d'humbles  zaouïas,  où  chacun  laissait  en 
offrande  quelques  dattes  qui  pouvaient  sauver  de  la  taim  celui  qui 
viendi'ait  après  lui,  ses  provisions  épuisées.  Ainsi  il  devint  à  la  fois 
le  maître  et  le  bienfaiteur  des  principales  voies  d'accès  au  centre 
de  l'Alrique.  11  n'en  fallut  pas  davantage,  —  avec  les  prédications 
de  ses  mokaddems,  dont  le  plus  connu,  El-Hadj-Ahraed-el-Touati,  fut 
plus  tard  le  tuteur  de  ses  fils,  —  pour  que  les  populations  fussent 
converties. 

On  ne  saurait  évaluer  en  chiffres  les  résultats  de  cette  propa- 
gande. Quelques  anciennes  lignes  de  caravanes  sont  restées 
entre  les  mains  des  tidjanya  :  ceux-ci  avaient,  on  se  le  rappelle, 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

adopté  dans  l'ouest  les  mêmes  procédés  de  pénétration,  mais  ces 
lignes  mènent  à  Laghouat,  El-Goléa,  marchés  fermés  comme  Ouar- 
gla;  elles  sont  donc  bien  moins  fréquentées  que  celles  où  les  se- 
noussya  s'avancent  et  régnent  sans  conteste.  Tout  moyen  est  bon 
à  ces  derniers  pour  supplanter  leurs  rivaux,  déraciner  leurs  doc- 
trines du  sol  où  ils  apportent  la  leur.  De  même,  ils  n'épargnent 
rien  pour  se  concilier  les  personnages  puissans  de  l'islam.  Aussi 
habiles  à  prêcher  au  centre  de  l'Afrique  qu'à  intriguer  dans  les  sé- 
rails de  Constantinople  et  des  grandes  villes  d'Orient,  ils  entre- 
tiennent des  agens  secrets,  des  femmes  même  qui  surveillent,  en- 
tourent, circonviennent  quiconque  a  le  pouvoir  de  les  aider  ou  de 
leur  nuire;  ils  recrutent  ainsi,  par  la  persuasion  ou  par  la  menace, 
nombre  d'adhésions  ;  ils  s'assurent,  en  tout  cas,  une  neutralité  qui 
leur  permet  d'exercer  impunément  leur  action  panislamique.  Le 
sultan,  contre  lequel  en  fait  cette  action  s'exerce,  n'a  pas  manqué 
de  chercher  à  en  atténuer  les  effets.  A  l'instigation  de  son  directeur 
spirituel,  un  des  membres  les  plus  fanatiques  et  les  plus  actifs  du 
senoussisme,  il  n'a  rien  trouvé  de  mieux,  pour  se  défendre  d'une 
secte  qui  pouvait  lancer  contre  lui  l'anathème,  que  d'en  faire  par- 
tie. Quelle  est  la  part  de  la  prudence  dans  cette  affiliation?  quelle 
est  celle  de  la  conviction?  Le  cheik  Mohamed-Zaffur  seul  sans  doute 
le  sait.  En  tout  cas,  nous  avons  une  preuve  de  plus  de  la  facilité 
avec  laquelle  les  senoussya  s'insinuent  dans  tous  les  milieux,  aussi 
bien  dans  ceux  qu'ils  veulent  conquérir  ou  reprendre  que  là  où  ils 
cherchent  seulement  à  se  faire  tolérer. 

Un  dernier  fait  marque  mieux  encore  le  succès  de  leur  propa- 
gande :  aujourd'hui,  pour  les  croyans  de  l'ouest  et  du  Soudan  qui 
vont  en  pèlerinage  à  La  Mecque,  la  zaouïa  de  Djarboub  est  deve- 
nue une  station  presque  obligatoire.  Si  bien  que,  dans  l'espoir 
d'arrêter  ce  dangereux  courant,  nous  organisons  en  Algérie  des  pè- 
lerinages directs  par  mer.  M.  Duveyrier  rapporte  que  plus  d'un 
musulman  considère  la  zaouïa  de  Senoussi  comme  le  but  de  son 
voyage,  et  ne  va  pas  plus  loin.  Djarboub  est  aujourd'hui  une  ville; 
6,000  à  7,000  habitans  y  sont  fixés  comme  dans  une  forteresse. 
Le  chef  politique  et  religieux  de  l'ordre  peut  y  recevoir  en 
toute  sécurité  ses  mokaddems,  y  tenir  des  assemblées  analogues  à 
celles  des  taïbya.  Les  habitans  mettent  en  commun  leurs  biens  et 
leur  travail;  les  esclaves  cultivent  les  terres  dont  le  produit  est 
partagé  entre  la  zaouïa  et  les  fidèles,  suivant  les  charges,  la  dignité, 
l'induence,  les  apports  de  chacun.  La  môme  organisation  est  adop- 
tée dans  les  zaouïas  secondaires  ;  mais  une  troisième  part  y  est 
faite  :  celle  qui  doit  être  envoyée  à  la  zaouïa  mère.  C'est  à  Djar- 
boub qu'est  le  trésor  de  Tordre,  trésor  immense,  disent  les  Arabes; 


LES   SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  123 

là  aussi  que  sont  les  canons,  les  fusils,  les  munitions;  là  pourtant 
n'est  point  le  cœur  du  senoussisme,  car  on  s'y  attend  toujours, 
malgré  la  distance,  à  quelque  tentative  de  l'Occident,  et,  suivant 
-ce  système  qui  consiste  à  faire  le  vide  autour  des  chrétiens,  on  y 
est  prêt  à  fuir  devant  eux  d'un  jour  à  l'autre  ;  une  police  que  les 
Arabes  eux-mêmes,  —  et  ils  sont  nos  maîtres  sur  ce  point,  —  qua- 
lifient d'incomparable  est  sans  cesse  en  observation  ;  des  troupeaux 
de  méharis  sont  rassemblés  dans  l'oasis  et  transporteraient,  à  la 
première  alerte,  le  chef  de  l'ordre,  les  armes,  les  trésors  chez  les 
senoussya  du  Soudan. 

Senoussi  vécut  assez  longtemps  pour  achever  son  œuvre  et  la 
laisser  quand  il  mourut,  en  1859,  déjà  complète  à  ses  successeurs. 
Ceux-ci  lui  élevèrent  avec  ses  disciples,  dans  la  zaouïa  mère  de  cet 
ordre  où  l'architecture  est  en  grand  honneur,  un  tombeau  monu- 
mental, disent  les  pèlerins,  et  que  ceux  de  Ghadelioud'Abd-el-Kader 
sont  loin  d'égaler.  Deux  fils  recueillirent  son  héritage  :  à  l'aîné  il 
avait  eu  soin  de  donner  le  nom  de  mahdi,  qu'il  se  refusa  sagement 
à  prendre  pour  lui-même.  S'il  avait  commis  cette  faute,  il  aurait 
soulevé  dès  le  début  les  rivalités  qu'il  s'était  donné  pour  mission 
de  faire  disparaître  ;  il  se  contenta  de  réunir  en  un  même  corps  des 
forces  éparses,  et  pour  y  arriver  dans  la  mesure  qu'il  atteignit,  il 
n'eut  pas  trop  d'une  vie  entière  de  persistance  et  de  tribulations. 
Cheik-el-Mahdi,  tel  est  le  nom  de  son  fils,  hérite  à  la  fois  de  ces 
forces  et  de  son  prestige.  S'il  est  lui-même  un  homme  habile  ou 
savant,  sa  puissance  peut  devenir  une  arme  formidable,  car  tout 
est  préparé  pour  que  les  Arabes  voient  en  lui  l'élu  de  Dieu  ;  il  a 
reçu  l'éducation  qu'exige  ce  rôle,  il  réunit  les  signes  qui  feront 
reconnaître  des  hommes  le  Messie, —  les  yeux  bleus,  une  loupe  entre 
les  deux  épaules,  une  dent  d'or,  son  cheval  est  issu  de  Borak,  etc. 
11  dépend  donc  de  lui  de  choisir  ou  de  différer  le  jour  du  soulève- 
ment général.  «  11  attend  l'heure,  »  disent  les  musulmans,  et  dans 
leur  pensée  cette  heure  est  proche,-  nous  venons  d'entrer  dans  le 
XIII*  siècle  de  l'hégire:  les  premières  années  de  ce  sièc'e  doivent 
être  marquées,  suivant  les  prédictions,  par  une  renaissance  de  l'is- 
lam ;  celui  que  Dieu  devait  créer  dans  ce  dessein  est  donc  né  ;  en 
vain  un  agitateur  a-t-il  profité  des  fautes  du  gouvernement  en  Egypte 
pour  se  présenter  à  sa  place;  la  voix  du  faux  mahdi  n'a  été  enten- 
due qu'autour  de  lui  :  «  Il  a  vaincu  les  Anglais,  non  parce  qu'il  était 
fort,  mais  parce  qu'ils  étaient  faibles;  ils  se  sont  détruits  eux- 
mêmes,»  tel  est  le  langage  des  senoussya  ;  car,  s'ils  laissaient  s'élever 
en  dehors  d'eux  un  libérateur,  l'œuvre  de  cohésion  qu'ils  ont  en- 
treprise s'effondrerait,  à  moins  qu'ils  ne  se  résignent  à  marcher 
devant  lui;  mais  non;  ce  libérateur  est  dans  leur  sein:  El-Mahdi- 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ben-Senoussi  a  protesté  contre  son  rival  du  Soudan  égyptien  ;  aucun 
autre  prophète  que  lui  ne  peut  surgir  aujourd'hui. 

Pour  ne  rien  perdre  de  l'autorité  que  l'héritage  paternel  et  ses 
prédictions  lui  donnent  dans  le  monde  arabe,  Gheik-el-Mahdi  vit 
dans  la  retraite  à  Djarboub,  on  ne  le  voit  presque  jamais.  Un  Arabe 
de  son  âge  et  qui  lui  ressemble  reçoit  le  plus  souvent  pour  lui  les 
fidèles.  Il  demeure  ainsi  mystérieux,  jusqu'à  ce  que  Dieu  dise  :  «  11 
est  temps  !  » 

On  ne  s'inquiète  donc  pas  sans  raison  en  France  de  voir  chaque 
jour  grossir  les  rangs  de  cet  ordre  des  senoussya.  On  peut  s'en 
inquiéter  en  Europe,  car  si  le  mouvement  qu'attendent  les  Arabes 
se  produit  jamais,  quiconque  a  de?  intérêts  en  Afrique  ou  en  Orient 
verra  ces  intérêts  atteints.  Nous  pouvons  nous  trouver,  en  effet, 
aux  prises  avec  une  hostilité,  sourde  aujourd'hui,  déclarée  demain. 
Cette  hostilité  ne  sera  pas  agressive,  elle  ne  viendra  pas  braver  le 
canon  de  nos  forts,  elle  fuira  devant  nos  soldats,  mais  elle  existera 
comme  un  immense  refuge  où  nous  ne  pourrons  pas  pénétrer, 
d'où  nous  serons  épiés,  tourmentés,  lassés  :  elle  constituera  en  un 
mot  pour  les  nations  européennes  établies  dans  le  nord  de  l'Afrique 
un  voisinage  insupportable  ;  en  d'autres  termes,  elle  ruhiera  le 
commerce  et  nous  coûtera  beaucoup  d'hommes  et  d'argent,  comme 
en  ont  déjà  tant  coûté  des  insurrections  plus  restreintes  à  la  France, 
à  l'Angleterre,  aux  Pays-Ba.>.  Telles  sont,  croyons-nous,  d'ici  long- 
temps du  moins,  les  conséquences  extrêmes  et  les  plus  sombres 
que  puisse  faire  craindre  la  fusion  des  ordres  musulmans  ortho- 
doxes dans  l'ordre  des  senoussya. 

Le  péril  est  assez  sérieux  pour  commander  notre  attention  ;  il 
ne  faut  pas  toutefois  l'exagérer. 

La  centralisation  a  ses  avantages,  mais  nous  n'avons  pas  parlé 
de  ses  faiblesses  ;  elles  sont  nombreuses  :  nos  administratem's  en 
Algérie  et  en  Tunisie  doivent  s'appliquer  à  les  bien  connaître.  Nous 
nous  en  servirons  pour  nous  défendre,  comme  les  musulmans  ont 
profilé  de  nos  fautes  pour  nous  combattre.  D'abord,  le  lien  qui 
tend  à  unir  toutes  les  sectes,  quelle  est  sa  force?  Si  un  musulman 
qui  devient  senoussi  reste  attaché,  comme  il  lui  est  permis,  à  une 
autre  confrérie,  jusqu'à  quel  point  obéira-t-il  au  signal  qui  lui  or- 
donnerait de  prendre  les  armes  ?  Consent-il  seulement  à  observer 
les  pratiques  ordinaires  de  son  nouvel  ordre,  à  vivre  dans  une 
abstinence  rigoureuse,  à  proscrire  de  sa  maison  le  luxe,  les  diver- 
lisseraens,  les  danses,  la  musique,  à  se  priver,  suivant  la  règle,  de 
café,  de  tabac?  J'en  doute  pour  un  bien  grand  nombre  :  le  sultan, 
par  exemple,  n'admet-il  pas  avec  le  ciel  dos  senoussya  quelques 
accommodcmens  ?  Gela  est  probable,  et  pour  bien  d'autres  cela  est 


LES    SOCIÉTÉS    SECBÉTES    CHEZ    LES    ARABES.  125 

certain.  Le  lien  du  senoussisme  est  donc  pour  beaucoup  d'adhérens, 
ou  trop  étroit  et  il  est  pénible,  ou  trop  lâche  et  il  est  illusoire.  Dans 
notre  pensée,  il  est  souvent  de  pure  forme  :  se  faire  senoussi  peut 
être  une  démonstration  platonique,  une  manière  de  faire  du  zèle 
religieux,  de  se  gagner  le  ciel  par  des  intentions;  c'est  une  con- 
cession que  les  timides  ou  les  habiles  font  auxagensqui  les  effraient; 
chacun  marque  ainsi  sa  fidélité  aux  dogmes  de  l'islam  et  son  anti- 
pathie pour  les  chrétiens  ;  mais  ces  démonstrations  suffisent-elles 
pour  engager  le  nouvel  élu  à  s'armer  pour  la  guerre  sainte  ?  Dans 
le  Soudan,  cela  est  très  possible  ;  mais  en  Algérie,  au  Maroc,  en 
Tunisie,  en  Egypte,  dans  les  pays  où  les  indigènes  ont  avec  les 
Européens  des  intérêts  communs,  nous  ne  le  croyons  guère.  Nous 
avons  vu  Senoussi  compter  si  peu  "sur  le  concours  des  musulmans 
qui  vivent  avec  nous  qu'il  leur  a  prêché  l'émigration.  L'affiliation 
au  senoussisme  dans  les  états  riverains  de  la  Méditerranée  est  donc 
plus  honorifique  qu'effective.  On  tient  à  faire  partie  d'une  secte 
dont  les  tendances  sont  pures,  comme  les  Anglais  se  font  inscrire 
dans  les  sociétés  de  tempérance  ;  on  déclare  la  guerre  aux  abus,  on 
ne  prend  pas  les  armes.  —  Eu  outre,  en  admettant  que  les  popu- 
lations qui  nous  touchent  tombent  d'accord  pour  se  soulever,  cet 
accord  sera-t-il  durable  ?  Rien  n'est  moins  probable.  Nous  savons 
combien  sont  nombreux  dans  ces  sectes  multiples  les  germes  de 
division  que  Senoussi  a  voulu  arracher  ;  a-t-il  assez  complètement 
réussi  pour  que  la  discorde  ne  vienne  par  mutiler  l'insurrection? 
On  peut  en  douter.  Enfin,  il  existe  un  dernier  point  faible,  incer- 
tain du  moins,  dans  cette  organisation  immense  :  le  chef  est-il  à  la 
hauteur  de  sa  mission  ?  Que  prépare-t-il  dans  sa  retraite  ?  Pourquoi 
n'a-t-il  pas  mis  à  profit  tant  de  circonstances  favorables  qui  lui 
fournissaient  l'occasion  de  lever  l'étendard  sacré,  après  1870,  pen- 
dant les  dernières  insurrections,  quand  nous  étions  en  même  temps 
aux  prises  avec  les  gens  de  Bou-Hamama  dans  la  province  d'Oran 
et  les  dissidens  tunisiens  réfugiés  en  Tripolitaine,  quand  l'Egypte 
au  nord  et  au  sud  était  troublée?  Les  Arabes  convaincus  disent 
qu'il  fait  porter  par  d'autres  que  lui  les  premiers  coups  et  qu'il  se 
réserve  pour  le  jour  où  nous  serons  plus  faibles  ;  cela  est  possible, 
bien  qu'il  risque, avec  ce  calcul,  espérons-le,  d'attenire  longtemps. 
Mais  on  dit  aussi  qu'il  se  cache  pour  vivre  à  son  aise  dans  la  dé- 
bauche et  que  son  abstention  n'a  d'autre  cause  qu'une  âme  pusilla- 
nime et  un  caractère  amolli.  S'il  en  est  ainsi,  à  ce  corps  puissant 
du  senoussisme  manque  une  tête  :  la  place  que  le  chef  actuel  n'oc- 
cupe pas  peut  être  disputée  par  un  autre  :  double  germe  d'affai- 
blissement. 

L'envahissement  du  panislamisme  qui  nous  menace  rencontrera 


126  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

donc,  en  dehors  nnême  de  nos  résistances,  de  sérieux  obstacles,  ne 
l'oublions  pas;  mais,  la  part  une  fois  faite  aux  faiblesses  de  ces 
ordres  disséminés  sur  un  terrain  sans  limites,  ce  que  nous  devons 
nous  rappeler  avant  tout,  c'est  qu'à  nos  côtés,  derrière  nous,  se 
groupent  sous  un  même  chef  des  populations  plus  ou  moins  hos- 
tiles, innombrables,  inaccessibles.  Cette  impression  doit  dominer 
toutes  les  autres. 

Tels  sont,  croyons-nous,  les  élémens  de  la  question  des  sociétés 
secrètes,  en  d'autres  termes,  des  ordres  religieux  ;  nous  les  avons  réu- 
nis en  assez  grand  nombre  pour  arriver  à  une  conclusion  pratique. 
Nous  avons  reconnu  aussi  exactement  que  possible  le  siège  et 
l'étendue  du  mal.  Il  nous  reste  à  chercher  le  remède.  Ce  remède 
existe,  il  doit  être  trouvé  ;  mais,  comme  après  un  diagnostic  com- 
pliqué les  médecins  les  plus  consciencieux  ne  s'entendent  pas 
sur  le  traitement  à  prescrire,  de  même,  après  tant  d'efforts  et  d'é- 
tudes faites  par  nos  officiers,  nous  en  sommes  encore  réduits  en 
Afrique  à  une  politique  de  tâtonnemens. 

La  ligne  de  conduite  à  suivre,  croyons-nous,  devrait  être  celle-ci  : 
d'une  part,  ne  cherchons  pas  k  nous  faire  d'illusions  et  rendons- 
nous  compte  que  l'Afrique  centrale  est,  ou  sera  entièrement  con- 
quise par  les  musulmans,  kadrya,  chadelya,  derkaoua,  senoussya 
ou  autres.  L'Europe  entretiendra  ou  créera  des  colonies  sur  le  lit- 
toral. Ces  colonies  seront  comme  des  îles,  entre  la  mer  et  un  conti- 
nent hostile:  à  cela  nul  remède.  Nous  perdrions  notre  peine  à  vou- 
loir convertir  les  peuples  encore  vierges  ;  en  nous  obstinant  à  en 
faire  des  chrétiens,  nous  aurons  la  guerre,  nous  les  repousserons 
dans  l'intérieur.  Continuons  à  leur  envoyer  nos  missionnaires,  à 
ouvrir  des  comptoirs,  à  multiplier,  suivant  la  conclusion  de  M.  Rinn, 
les  chemins  de  fer,  mais  uniquement  pour  nous  faire  connaître, 
dissiper  les  préjugés  répandus  contre  nous,  amener  insensible- 
ment à  nous  les  commerçans  et  les  producteurs  indigènes  par  l'ap- 
pât du  gain  et  la  confiance  dans  nos  relations.  —  D'autre  part, 
tout  en  cherchant  à  sortir  le  plus  possible  de  cet  isolement  dont 
nous  nous  rendons  compte,  ne  négligeons  rien  pour  organiser  la 
défense,  c'est-à-dire  garantir  à  notre  colonisation  la  paix  et  la  sé- 
curité. Ayons  aux  frontières  de  nos  colonies  quelques  hommes  de 
tact  qui  soient  au  courant  de  tous  ces  détails  de  l'organisa- 
tion religieuse  des  musulmans  et  qui  en  connaissent  bien  les 
vices.  Que  ces  hommes  ne  soient  pas  changés  trop  souvent,  qu'ils 
transmettent  du  moins  à  leurs  successeurs  les  résultats  de  leurs 
expériences;  qu'ils  se  mettent,  comme  font  aujourd'hui  les  officiers 
des  affaires  arabes,  on  communication  constante  avec  les  indigènes; 
entrés  ainsi  dans  les  mœurs  des  habitans,  ils  devraient  avoir  pour 


LES    SOCIÉTÉS    SECRÈTES    CHEZ    LES    ARABES.  127 

instructions  catégoriques  de  ne  pas  favoriser  ouvertement  les  ordres 
religieux  qui  sont  bien  disposés  pour  nous,  mais  surtout  de  ne  pas 
combattre  ceux  qui  nous  sont  hostiles.  Une  politique  habilenégligerait 
ceux  (jui,  nous  étant  acquis,  n'ont  guère  de  crédit  chez  les  Arabes,  et 
ferait  des  avances  aux  autres.  Le  procédé  contraire,  nous  l'avons  vu, 
déconsidère  ceux  qui  nous  ser\"ent  et  rend  populaires  nos  ennemis. 
Pour  préciser,  et  bien  que  ce  système  de  défense  ne  soit  pas  de  tous 
le  plus  moral,  réservons  nos  faveurs  pour  nos  adversaires. —  Il  est 
facile  d'entretenir  par  quelques  concessions  les  espérances  de  ceux 
que  leur  faiblesse,  ou  la  cupidité  ont  fait  passer  dans  notre  camp 
et  qu'il  ne  faut  pas  désappointer;  ils  trouvent  d'ailleurs  dans  notre 
équité,  dans  la  tranquillité,  la  liberté  de  conscience  dont  nous  de- 
vons les  laisser  jouir,  des  conditions  d'existence  bien  supérieures 
à  celles  que  leur  offre  l'insoumission.  Bornons-nous  à  être  justes 
pour  eux,  cela  est  suffisant.  Quant  aux  sectes  qui  menacent  de  se 
fondre  toutes  ensemble  contre  nous,  leur  témoigner  du  mécontente- 
ment est  chose  puérile,  puisque  nous  ne  faisons  que  fortifier  et  pré- 
cipiter ainsi  leur  union.  Si  nous  en  attirons  au  contraire  à  nous 
par  de  l'argent,  par  des  avantages,  des  honneurs  même,  les  princi- 
paux chefs,  non-seulement  nous  obtenons  des  abstentions,   mais 
nous  semons  autant  de  germes  de  division  parmi  eux  que  nous 
faisons  de  faveurs.  Rien  ne  dure  longtemps  dans  ces  organisations 
religieuses;  en  combien  de  sectes  indépendantes  se  sont  disséminés 
les  kadrya?  Nous  réduirions  ainsi  le  corps  du  senoussisrae  en  une 
poussière  inoffensive,  si  nous  nous  attachions  à  y  introduire  déli- 
bérément la  discorde  et  la  déconsidération. 

Dixiser,  déconsidérer,  ne  pas  combattre  :  tel  est  le  sens  général 
des  instructions  à  donner  aux  fonctionnaires  qui  sont  aux  prises 
avec  les  fanatiques,  n'employer  nos  soldats  qu'à  repousser  des  in- 
cursions ou  à  les  punir,  si  le  châtiment  est  opportun,  s'il  n'exige 
pas  des  sacrifices  disproportionnés  avec  l'offense  ou  le  préjudice. 
Une  telle  politique  confiée  à  quelques  hommes  habiles,  froids,  équi- 
tables, comme  nous  pouvons  en  recruter  heureusement  beaucoup 
en  Algérie,  ne  serait  peut-être  pas  glorieuse,  mais  elle  serait  sage; 
et  je  ne  partage  pas  sur  ce  point  l'avis  du  commandant  Rinn,  qui  la 
croirait  indigne  d'un  grand  pays.  Nous  devons,  il  est  vrai,  c'est  notre 
ambition,  notre  fierté  en  Afrique,  donner  l'exemple  de  la  justice  et 
de  la  bonne  foi,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  être  dupes  et  jouer 
les  don  Quichotte,  préférer  à  une  politique  préventive  efficace  les 
expéditions  héroïques,  mais  folles,  qui  consistent  à  poursuivre  pen- 
dant des  semaines,  en  plein  désert,  un  ennemi  insaisissable.  Nos 
soldats  ne  sont  pas  des  volontaires,  notre  budget  de  la  guerre  doit 
être  ménagé,  et  toutes  les  fois  qu'il  est  possible  de  remplacer  une 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ces  expéditions  par  l'envoi  d'un  agent  de  discorde,  nous  ne  de- 
vons pas  hésiter  à  nous  servir  de  cet  agent.  II  faut  avoir  le  courage 
de  le  dire,  ne  pas  craindre  de  passer  pour  peureux  :  le  temps  est 
fini  des  guerres  d'Afrique;  que  nos  officiers  s'en  convainquent, 
qu'ils  en  prennent  leur  parti;  sinon,  dans  l'oisiveté  des  postes 
avancés,  comment  ne  seront-ils  pas  à  chaque  instant  tentés  de  se 
mettre  en  campagne  et,  pour  employer  un  mot  élastique  et  funeste, 
de  réprimer  des  coramencemens  d'agitation? 

Cette  répression  où  nos  jeunes  gens  se  lancent  comme  des  che- 
vaux de  course  longtemps  retenus,  ces  razzias  célèbres,  dont  le 
récit  a  fait  battre  nos  cœurs,  sont,  en  effet,  d'entraînantes  parties  1 
Avec  quelle  joie,  quand  on  a  forcé  depuis  longtemps  le  dernier  lièvre 
et  la  dernière  gazelle  de  la  plaine,  on  monte  à  cheval  à  la  poursuite 
d'une  troupe  d'Arabes!  Oui,  c'est  un  sport  enivrant,  mais  c'est  un 
sport  ;  non  pas  inoffensif  toutefois,  car  la  répression,  si  elle  n'est 
pas  absolument  nécessaire,  a  le  plus  souvent  pour  effet  de  boule- 
verser les  tribus  et  de  les  jeter  malgré  elles  dans  une  insui'rection 
véritable. —  Ce  n'est  pas  sans  regret  que  nous  signalons,  après  bien 
d'autres,  ce  danger,  car  rien  n'est  sympathique  comme  l'ardeur  de 
nos  officiers  d'Afrique,  rien  ne  fait  aimer  davantage  notre  incorri- 
gible caractère,  rien  ne  fait  mieux  voir  tout  ce  que  nous  avons  con- 
servé de  chaleur  et  de  vitalité,  —  mais,  encore  une  fois,  si  nous 
voulons  faire  en  Algérie  de  la  politique  solide  et  non  du  roman  de 
chevalerie,  ne  craignons  pas  qu'on  doute  de  notre  courage,  éta- 
blissons notre  autorité  non  sur  des  victoires  stériles,  mais  par  la 
division  ;  la  tactique  n'est  pas  nouvelle  :  Divîde  iit  imperes. 

Le  rôle  d'un  officier  qui  entreprendrait  ainsi  la  désagrégation  des 
forces  de  l'islam  serait  un  des  plus  nobles  et  des  plus  utiles  qu'un 
homme  puisse  remplir  pour  son  pays  :  rôle  obscur  et  qui  exige  un 
certain  renoncement  ;  il  peut  tenter  pourtant  ceux-là  même  qui  tien- 
nent à  l'éclat,  ceux  qui  ne  manqueraient  pas  une  occasion  de  braver 
la  mort,  «  qui  perdraient  la  vie  avec  joie,  »  comme  dit  Pascal, 
«  pourvu  qu'on  en  parle  ;  »  car  celui  qui  pénétrera  pour  les  désunir 
au  sein  des  sociétés  secrètes  y  pourra  trouver  la  fin  tragique  à  la- 
quelle tant  de  missionnaires  de  la  politique,  de  la  science  et  de  la 
religion  ont  dû  d'être  connus. 


P.    d'EsTOURNELLES   DE   CONSTANT. 


UNE 


INVASION    PRUSSIENNE 

EN    HOLLANDE    EN    1787 


Arc  h  i-  es  des  affaires  étrangères.  —  Archives  royales  des  Pays-Bas  (1). 

Au  mois  d'octobre  1787,  la  république  des  Provinces-Unies  fut 
brusquement  envahie  et  facilement  occupée  par  les  Prussiens  mal- 
gré les  menaces  répétées  et  les  protestations  solennelles  du  gou- 
vernement français.  L'événement  accompli,  la  cour  de  Versailles 
déclara  ne  «  conserv^er  aucune  vue  hostile  relativement  à  ce  qui 
s'était  passé.  » 

Le  rapide  succès  des  soldats  prussiens  causa  une  émotion  pro- 
fonde dans  l'Europe  entière.  La  joie  fut  grande  à  Londres  et  à  Ber- 
lin. A  Vienne,  l'empereur  François-Joseph  ne  sut  pas  cacher  ses 
impressions.  «  La  France  est  tombée.  Je  doute  bien  qu'elle  se  re- 
lève. »  Presque  au  même  moment,  M.  de  La  Fayette,  écrivant  à 
Washington,  lui  annonçait  les  «  funestes  nouvelles  de  Hollande.  » 
«  On  doit  en  accuser  l'indécision  de  notre  ministère,  les  bévues  de 
son  représentant,  la  friponnerie  d'un  aventurier  poltron,  le  rhin- 
grave  de  Salm.  » 

L'empereur  d'xAutriche  et  M.  de  La  Fayette  n'étaient  pas  les  seuls 
à  constater  le  déplorable  effet  produit  dans  le  monde  paria  con- 

(1)  Les  dépêches  de  sir  James  Harris  ont  été  publiées  dans  le  tome  ii  de  ses  Dia- 
ries  and  Correspondence,  par  son  petit-fils  lord  Malmesbury. 

TOME  LXXIV.  —  1886.  a 


130  RE7UE    DES    DEUX    MONDES. 

duite  imprévoyante  et  la  résignation  ùidle  de  la  cour  de  France. 
Une  république  alliée  du  royaume,  protégée  par  un  traité  formel 
d'alliance  ofl'ensive  et  défensive,  avait  pu  être  attaquée  en  pleine 
paix.  Le  duc  deBrunsvrick,  à  la  tête  de  20,000  hommes,  s'était  em- 
paré en  quinze  jours  des  sept  provinces,  sans  déclaration  de  guerre, 
au  mépris  du  droit  des  gens;  et  le  premier  ministre  M.  de  Brienne, 
prélat  très  peu  religieux,  ne  retrouvait  sa  charité  chrétienne  que 
po*H"  âccq^ter  hum^jlement  un  sanglant  outrage. 

M.  de  Brienne  n'était  pas  seul  responsable  de  cet  abaissement. 
Un  pays  divisé  et  troublé,  une  armée  affaiblie  et  désorganisée,  un 
trésor  obéré  et  appauvri,  telles  étaient  les  causes  premières  d'une 
politique  indécise  et  déjà  faussée  par  les  idées  révolutionnaires. 
En  Europe,  tous  les  esprits  clairvoyans  le  comprirent  et  devinèrent 
la  crise  qui  devait  renverser  la  vieille  monarchie.  Eu  France  même, 
l'opinion  publique  n'avait  pas  accueilli  sans  indignation  une  humi- 
liation nationale.  Mirabeau  protesta  avec  éloquence  contre  l'oubli 
de  traditions  glorieuses,  et  les  apôtres  encore  timides  de  la  révolu- 
tion se  trouvèrent  encouragés  par  les  preuves  trop  évidentes  d'une 
iaiblesse  qui  devait  perdre  le  pouvoir  royal  après  en  avoir  com- 
promis la  dignité. 

Il  n'est  peut-être  pas  sans  intérêt,  dans  les  circonstances  pré- 
sentes, de  rappeler  un  incident  assez  peu  connu,  mais  dont  les  con- 
séquences furent  graves.  Si  l'histoire  doit  sans  cesse  être  refaite, 
ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'elle  est  mal  faite,  mais  parce  qu'elle 
est  sans  cesse  oubliée. 

I. 

Sir  James  Harris,  ministre  d'Angleterre  à  La  Haye,  écrivait  le 
•2  lévrier  1785,  au  marquis  de  Carmarthen,  secrétaire  d'état  de  sa 
majesté  britannique  pour  les  affaires  étrangères  :  «  L'existence  des 
Pays-Bas  a  toujours  été  considérée  comme  essentielle  aux  intérêts 
de  rEuroj)e  en  général,  et  à  ceux  de  l'Angleterre  en  particulier.  » 
Et  le  marquis  de  Vérac,  ambassadeur  de  sa  majesté  très  chrétienne 
auprès  des  états-généraux,  recevait  au  mois  d'avril  1786,  de  M.  de 
Vergennes,  ministre  des  affaires  étrangères  à  Versailles,  une  dépêche 
ainsi  conçue:  «  Le  roi  considère  les  intérêts  de  la  ré])ub!ique 
comme  les  siens  propres  ;  il  prend  et  prendra  de  tout  temps  la  part 
la  plus  sincère  et  la  plus  active  à  sa  tranquillité  et  à  son  indé- 
I)endance  tant  intérieure  qu'extérieure.  » 

Les  diplomates  français  et  anglais,  qui  constataient  avec  tant  de 
netteté,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  le  rôle  utile  de  la  Hollande  dans 
l'équilibre  européen,  ne  manquaient  pas  à  la  politique  ancienne  et 


IXE    INVASION   PRUSSIENNE   EV   HOLLANDE.  151 

traditionnelle  de  leurs  pays.  La  situation  géographique  des  Pays- 
Bas,  leurs  richesses  proverbiales,  leurs  flottes  nombreuses  et  bien 
équipées,  leurs  colonies  étendues  et  prospères  attiraient  et  justi- 
fiaient l'attention  des  grandes  puissances.  La  constitution  compli- 
quée des  provinces,  leur  jalousie  réciproque,  l'ambition  des  sta- 
thoudei-s  facilitaient  le  rôle  actif  des  ministres  de  la  France  et  de 
l'Angleterre. 

Une  série  de  fédérations,  agissant  les  unes  sur  les  autres  par  des 
rouages  savamment  construits,  mais  toutes  jalouses  de  leur  indé- 
pendance et  de  leur  souveraineté  :  tel  était  en  résumé  l'état  de 
choses  établi  le  23  janvier  1579,  et  connu  dans  l'histoire  sous  le  nom 
d'union  d'Utrecht.  Les  états-généraux,  formés  de  députés  représen- 
tant les  sept  provinces  et  nommés  par  elles,  étaient  souverains  sur 
tous  les  points  intéressant  l'ensemble  du  pays.  C'étaient  eux  qui 
déclaraient  la  guerre  et  qui  faisaient  la  paix,  qui  envoyaient  des 
ambassades  et  recevaient  les  ministres  des  autres  puissances,  qui 
votaient  les  impôts  et  administraient  les  finances  dans  leur  rapport 
avec  l'ensemble  de  la  confédération,  et  pour  subvenir  aux  frais  de 
l'armée,  de  la  marine,  de  la  diplomatie. 

Les  états  provinciaux,  composés  de  membres  délégués  par  les  villes 
ou  par  la  noblesse,  étaient  souverains  pour  tout  ce  qui  regardait 
Tadministration  de  la  province,  pour  régler  ses  recettes  et  ses  dé^ 
penses,  mais  sans  avoir  plus  le  droit  de  diriger  les  aflhires  inté- 
rieures de  chaque  ville  que  les  états-généraux  n'étaient  autorisés 
à  se  mêler  des  affaires  intérieures  de  chaque  province.  Les  conseils 
ou  régences  des  villes  comprenaient  des  membres  généralement 
nommés  à  v ie  et  qui  se  recrutaient  souvent  eux-mêmes.  C'étaient 
eux  qui  nommaient  à  tous  les  emplois,  distribuaient  toutes  les 
charges,  établissaient  les  budgets,  jouissaient,  dans  la  plupart 
des  cas,  du  pouvoir  exécutif  et  judiciaire,  qu'ils  confiaient  à  des 
bourgmestres  et  échevins  pris  dans  leur  sein  ou  parmi  les  familles 
patriciennes. 

Est-il  besoin  de  dire  que  cette  machine  politique  était  trop  com- 
pliquée pour  ne  pas  être  sujette  à  de  fréquens  et  graves  accidens? 
Tout  était  ou  pouvait  devenir  matière  à  conflit  entre  tant  de  souve- 
rainetés distinctes.  Cependant,  comme  pourajouteràde  si  nombreuses 
causes  de  difficultés  et  de  désunion,  la  constitution  reconnaissait  m 
autre  pouvoir  encore  et  donnait  au  stathouder  un  rôle  imparfaitement 
défini  dans  le  maniement  des  affaires  publiques.  Les  républiques  pas 
plus  que  les  monarchies  ne  peuvent  se  passer  de  soldats  pour  les 
défendre  et  de  généraux  pour  conduire  ces  soldats  à  la  bataille. 
La  naissance  des  princes  d'Orange,  leurs  alliances  avec  les  maisons 
royales  de  l'Europe,  leurs  talens  militdres,  leur  courage,  les  dési- 


132  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gnaient  à  rattention  de  leurs  concitoyens.  C'est  ce  que  les  signa- 
taires de  l'union  d'Utrecht  avaient  bien  compris.  Mais  il  eût  fallu 
déterminer  d'une  manière  précise  les  devoirs  et  les  droits  du  sta- 
thouder,  établir  avec  netteté  sa  part  dans  le  gouvernement  et  fixer 
ses  prérogatives.  Des  circonstances  fâcheuses  ou  de  coupables  né- 
gligences ne  le  permirent  pas,  et  pendant  deux  siècles  les  Pays-Bas 
turent  troublés  par  des  luttes  de  parti  toujours  violentes  et  parfois 
sanglantes.  D'un  côté,  le  stathouder,  s'appuyant  sur  l'armée  et  sur 
six  des  provinces,  suivi  par  la  majorité  de  la  noblesse,  adoré  par 
la  populace,  protégé  par  l'Angleterre.  De  l'autre,  la  province  de 
Hollande,  alliée  naturelle  et  héréditaire  de  la  France,  gouvernée 
par  une  aristocratie  municipale  riche  et  puissante,  soutenue  par  la 
marine  qu'elle  favorisait,  suivie  par  un  bataillon  de  villes,  entre 
lesquelles  se  distinguait  Amsterdam. 


II. 


«  Vous  êtes  heureuse,  ma  nièce,  vous  allez  vous  établir  dans  un 
pays  où  vous  trouverez  tous  les  avantages  attachés  à  la  royauté 
sans  aucun  de  ses  inconvéniens.  »  Telles  furent,  raconte-t-on,  les 
dernières  paroles  adressées,  au  mois  d'octobre  1767,  par  Frédéric 
le  Grand,  roi  de  Prusse,  à  sa  nièce  Frédérique-Sophie-Wilhelmine, 
qui  venait  d'épouser  Guillaume  V,  stathouder  des  Pays-Bas.  Une 
révolution  profonde  s'était,  en  effet,  opérée  dans  les  provinces 
vers  le  milieu  du  xviir  siècle.  Le  stathoudérat,  supprimé  en  1702 
après  la  mort  de  Guillaume  III,  et  sous  l'influence  du  vieux  parti 
aristocratique,  avait  été  rétabli  en  17A7,  à  la  suite  de  l'invasion 
française  et  des  troubles  qu'elle  avait  amenés.  Bien  plus,  le  16  no- 
vembre de  cette  même  année,  les  états  de  Hollande  et  de  Westfrise, 
«  comprenant  que  la  république  ne  pouvait  exister  sans  un  chef 
éminent,  »  avaient  déclaré  cette  dignité  héréditaire  dans  la  maison 
d'Orange-Kassau,  au  profit  des  descendans  légitimes  des  deux  sexes 
du  stathouder  Guillaume  IV.  «  Par  cette  révolution,  dit  Voltaire,  les 
Pays-Bas  devinrent  une  sorte  de  monarchie  mixte.  »  Mirabeau  va 
plus  loin.  «  Maintenant  des  femmes  allaient  devenir  généralissimes 
par  droit  de  naissance,  et  les  Bataves,  ces  fiers  Balayes,  courbèn^nt 
la  tête  sous  le  plus  fatal  désordre,  sous  la  prérogative  la  plus  humi- 
hanle  de  la  monarchie  môme  illimitée.  »  Malgré  Voltaire  et  malgré 
Mirabeau,  les  patriciens  hollandais  et  avec  eux  la  cour  de  France, 
s'obstinèrent  à  ne  voir  dans  M.  le  prince  de  Nassau-Dietz  (jue  le 
u  premier  citoyen  et  le  premier  serviteur  de  la  république.  » 

Mais  la  jeune  ju'incesse  prussienne  qui  venait  de  s'unir  à  Guil- 


UNE    LNVASION    PRDSSIENNE    K\    HOLLANDE.  133 

laume  V  n'entrait  pas  dans  ces  distinctions  constitutionnelles.  Nièce 
d'un  grand  roi,  élevée  dans  un  état  où  la  monarchie  était  absolue 
malgré  la  philosophie  de  son  souverain,  elle  croyait  très  sincère- 
ment monter  sur  le  trône  et  n'eût  peut-être  pas  consenti  sans 
cette  conviction  à  devenir  la  femme  du  stathouder.  Le  musée 
royal  de  La  Haye  possède  deux  portraits  de  la  princesse  d'Orange 
peints  à  deux  époques  différentes.  Dans  le  premier,  la  princesse,  toute 
jeune  encore,  par^t  un  peu  naïve  sans  beaucoup  de  franchise  et 
quelque  peu  raide  sans  beaucoup  de  tenue.  C'est  une  Allemande 
assez  gauche,  bien  élevée  et  mal  habillée,  qui  ne  sait  pas  porter 
encore  ses  vêtemeus  de  femme  et  qui  semble  gênée  par  la  grande 
robe  verte  que  vient  de  lui  mettre  une  de  ses  dames  d'atours.  Dans 
le  second,  œuvre  remarquable  de  Tischbein,  les  années  sont  ve- 
nues, la  princesse  n'est  plus  une  enfant,  ses  traits  se  sont  formés  ; 
elle  est  devenue  belle,  d'une  beauté  sévère,  mais  non  sans  charmes. 
Son  visage  impérieux  et  digne  a  de  la  grandeur,  mais  on  y  devine 
plus  d'autorité  et  d'obstination  que  de  douceur  et  de  bonté.  C'est  une 
femme  et  une  mère,  qui  a  vécu  et  qui  a  souffert,  qui  croit  con- 
naître les  hommes  et  qui  les  méprise.  Elle  semble  contempler,  non 
sans  dédain,  le  portrait  qui  fait  face  au  sien  et  qui  représente  son 
mari.  Successeur,  mais  non  descendant  des  héros  qui  avaient  servi 
la  république,  tout  en  voulant  l'asservir,  le  prince  d'Orange  avait 
pu  remplir  leurs  charges  sans  hériter  de  leurs  vertus.  Sir  James 
Harris,  ministre  d'Angleterre  et  serviteur  passionné  de  la  cause 
orangiste,  affirme  dans  une  dépêche  «  qu'il  est  impossible  de  voir, 
sans  être  frappé  jusqu'à  l'abattement,  le  manque  d'énergie  et  de 
vigueur  d'esprit  du  stathouder.  Un  tel  homme  ne  peut  gagner  à 
aucun  jeu.  »  Frédéric  II  lui-même  s'étonne  de  u  l'entêtement  et 
de  l'imbécillité  »  de  son  neveu.  La  femme  du  stathouder  «  ne  pro- 
nonce jamais  son  nom  qu'avec  l'apparence  du  respect,  mais  ne  se 
fie  pas  plus  en  lui  que  lui  en  elle  »  et  va  jusqu'à  dire  à  sir  James 
Harris  dans  un  moment  d'abandon  :  «  Il  peut  m'arriver  de  souhaiter 
au  prince  des  vertus  qu'il  n'a  pas  et  de  désirer  le  voir  privé  de  beau- 
coup de  défauts,  mais  je  cache  ces  sentimens  dans  mon  cœur.  » 
«  Il  faut  prendre  l'esprit  de  son  état,  »  écrivait  un  jour  Frédéric  II 
à  Voltaire  ;  Guillaume  V  ne  sut  jamais  prendre  l'esprit  de  son  éiat. 

L'éducation  du  prince  l'avait  mal  préparé  à  remplir  son  rôle. 
Orphelin  à  trois  ans  par  la  mort  de  son  père,  il  avait  été  élevé 
par  sa  mère,  Anne  d'Angleterre,  gouvernante  légale  des  provinces 
pendant  la  minorité  de  son  fils.  Passionnément  attachée  à  sa  con- 
trée natale,  la  fille  de  George  II  avait  tout  fait  pour  maintenir  et 
grandir  aux  Pays-Bas  l'influence  britannique. 

Quand,  eu  1776,  M.  de  La  Vauguyou  fut  envoyé  à  La  Haye  par  la 
cour  de  Versailles,  la  France  pouvait  encore  compter  dans  les  pro- 


f3â  RK7UE    DES    DEUX    MONDES. 

vinces  quelques  amitiés  fidèles  à  d'anciens  souvenirs,  elle  n'avait 
plus  de  partisans.  Le  duc  de  La  Vauguyon,  intelligent,  énergique 
et  modéré,  mit  tout  son  honneur  à  reconstituer  un  parti  français  et 
il  y  réussit.  Sa  maison  devint  le  centre  d'un  véritable  groupe,  et  tous 
ceux  qui  regrettaient  de  ne  voir  dans  le  stathouder  qu'un  vice-roi 
de  l'Angleterre  aux  Pays-Bas,  les  patriotes,  comme  ils  s'appelèrent, 
apprirent  à  venir  chercher  chez  lui  des  conseils  et  des  instructions. 
Quand,  en  1779,  la  guerre  éclata  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
si  les  Pays-Bas  restèrent  neutres,  ce  fut  grâce  à  l'habileté  et  à  la 
prudence  de  M.  de  La  Vauguyon.  Quand,  plus  tard,  le  gouvernement 
britannique  déclara  brusquement  la  guerreaux  Provinces-Unies,  l'am- 
bassadeur de  France  sut  flatterie  sentiment  national, qui  se  réveilla 
comme  dans  toutes  les  crises.  Moins  adroit  et  plus  indolent,  Guil- 
laume V  rendit  facile,  par  sa  négligence  et  sa  mauvaise  volonté, 
les  attaques  et  les  accusations  du  parti  qui  lui  était  contraire.  Les 
pati'iotes  répétèrent  partout,  qu'en  apprenant  la  victoire  remportée 
le  5  août  1781,  au  Doggerbank,  par  la  flotte  hollandaise,  le  premier 
mot  du  stathouder  aurait  été  :  «  J'espère  du  moins  que  les  Anglais 
n'ont  rien  perdu.  »  Les  prétentions  soulevées  par  l'empereur  d'Au- 
triche, au  sujet  de  la  possession  de  Maestricht  et  de  la  libre  naviga- 
tion de  l'Escaut,  vinrent  donner  au  duc  de  La  Vauguyon  une  nou- 
velle occasion  de  fortifier  {e  parti  français  aux  Pays-Bas.  Sur  les 
avis  de  Catherine  II  et  les  menaces  de  la  cour  de  France,  Joseph 
céda  sur  la  question  de  l'Escaut.  Pour  renoncer  à  Maestricht,  «  pot- 
de-vin  du  marché,  »  d'après  Vergennes,  il  reçut,  suivant  l'expres- 
sion du  grand  Frédéric,  un  «  pourboire  »  de  dix  millions,  dont  le 
gouvernement  français  prit  la  moitié  à  sa  charge.  Mais  ce  ne  fut  pas 
M.  de  La  Vauguyon  qui  termina  cette  aflaire.  Il  fut  rappelé  de  La 
Haye  et  envoyé  en  Espagne  comme  ambassadeur,  avant  d'avoir  pu 
conclure  le  traité  d'alliance  entre  la  France  et  les  Pays-Bas,  qu'il 
préparait  depuis  longtemps  et  qu'il  jwuvait  à  bon  droit  regarder 
comme  son  œuvre  propre. 

Le  10  novembre  1785,  ce  traité  d'alliance  fut  enfin  signé  à  Ver- 
sailles. Les  puissances  contractantes  promettaient  «  de  se  maintenir 
et  conserver  mutuellement  en  la  tranquillité,  paix  et  neutralité,  ainsi 
que  la  possession  actuelle  de  leurs  ét<its,  domaines,  franchises  et 
libertés.  »  Si  les  circonstances  l'exigeaient,  la  puis.sance  requise  de- 
vrait assister  son  alliée,  «  mémo  de  toutes  ses  forces.  »  Le  succès 
était  grand  pour  la  France,  M.  de  Vergennes  et  les  pittn'ofcs.  Malgré 
quelques  hésitations,  le  ministre  n'avait  cessé  de  déclarer  que  l'al- 
liance hollandaise  «  était  de  toutes  les  alliances  possibles  la  plus 
nvanlagouse  et  la  moins  sujette  à  inconvénirns.  »  et  «  qu'i-lle  était 
universellement  considérée  comme  l'un  des  événemens  les  plus  im- 
porUuïs  du  règne  de  Louis  XVI.  » 


UNE    INVASION'    PP.LSîilENNE    EN    HOLLANDE.  135 


III. 


La  France  et  l'Angleterre  ont  ce  malheur  qiie  leurs  agens  diplo- 
matiques se  combattent  alors  même  que  leurs  chefs  d'état  s'enten- 
ient.  Dans  tous  les  pays  du  monde,  les  représantans  français  et 
anglais  sont  naturellement  portés  à  une  jalousie  réciproque.  Riva- 
lité d'influence  et  de  position,  rivalité  de  fortune,  rivalité  de  cour 
:t,  pour  tout  dire,  rivalité  d'antichambre  même.  «  Je  n'écrirais 
p'us  jamais  une  dépêche,  si  je  recevais  l'ordre  de  plaire  à  la  France, 
de  l'approuver  ou  de  coopérer  aves  elle,  »  écrivait,  dans  un  mou- 
\ement  d'enthousiasme  gallophobe,  sir  James  Harris,  nommé  à 
la  légation  d'Angleterre  à  La  Haye,  au  moment  même  où  M.  de  La 
Vauguyon  quittait  l'ambassade  de  France.  Sir  Jamies  Harris  eût  temi 
parole.  Il  avait  pour  la  vérité  le  ferme  respect  qui  caractérise  la 
race  anglaise.  Partisan  dévoué  de  Fox,  il  n'avait  consenti  à  accep- 
ter le  poste  de  La  Haye,  sous  le  ministère  Pitt,  que  sur  l'avis  formel 
Je  ses  amis  politiques.  Le  grand  homme  qui  gouvernait  alors  l'An- 
-leterre  ne  croyait  pas  que,  pour  bien  servir  son  pays,  il  fût  néces- 
saire de  penser  comme  lui  sur  toutes  les  questions  d'ordre  inté- 
rieur. Il  s'était  fait  honneur  en  donnant  cette  marque  de  confiance 
à  un  adversaire  :  sir  James  Harris  se  fit  honneur  également  par  la 
manière  dont  il  remplit  sa  mission. 

M.  de  Vérac,  le  nouvel  ambassadeur  du  roi  auprès  des  états,  n'a- 
vait pas  l'activité  hardie  de  sir  James  Harris  ;  c'était  un  épicurien, 
aussi  aimable  qu'instruit,  et  qui  ne  manquait  pas  de  certaines  qua- 
lités de  représentation.  Quant  aux  affaires,  insouciant,  paresseux, 
négligent,  non  sans  une  certaine  faconde,  il  se  passionnait  volon- 
tiers pour  une  cause,  quitte  à  ne  rien  tenter  pour  la  faire  triompher. 
Sir  James  Harris  et  le  marquis  de  Vérac  se  trouvaient,  par  le  fait, 
chefs  des  deux  pajtis  qui  se  disputaient  les  Pays-Bas.  C'était  au  mi- 
nistre de  l'Angleterre  que  les  slathoudériens  s'adressaient  dans 
toutes  les  crises  ;  c'était  auprès  de  l'ambassadeur  de  France  que  les 
patriotes  venaient  chercher  conseil  et  protection,  malgré  leur  indé- 
pendance ombrageuse.  M.  de  Bleiswyck,  grand  pensionnaire  ' de 
Hollande,  devenu  patriote  par  crainte,  s'efforçait  de  servir  la  cause 
de  ses  nouveaux  amis,  sans  se  brouiller  avec  personne.  MM.  van 
Berckel,  de  Gyzelaer,  Gevaerts,  pensionnaires  d'Amsterdam,  Dor- 
drecht  et  Haerlem  montraient  plus  de  courage,  mais  moins  d'habi- 
leté. C'était  en  parlant,  sans  cesse,  de  son  propre  courage  et  de  sa 
propre  habileté,  que  le  rhiiigrave  de  Salm  était  parvenu  à  fixer  l'at- 
tention publique.  Frédéric  111,  wild  et  rhingrave  de  Salm-Kyrburg, 
avait  rang  parmi  celte  foule  de  petits  souvei^ns  qui,  placés  entre 


136  REVUE    DES    «EUX    MONDES. 

la  France  et  d'Allemagne,  servaient  tour  à  tour  dans  les  armées 
françaises  et  les  armées  allemandes.  Une  jeunesse  très  agitée,  mar- 
quée par  un  duel  fâcheux  où  son  rôle  laissa  fort  à  désirer,  ne  sem- 
blait pas  le  destiner  à  la  vie  publique  ;  mais  l'ambition  lui  vint 
avec  râp:e,  sans  lui  faire  perdre  le  goût  des  plaisirs.  Ce  Gil  Blas 
princier,  moins  honnête  que  son  modèle,  devint  un  personnage  po- 
litique. Actif,  vanheux,  menteur,  très  habile  à  masquer  des  des- 
seins malhonnêtes  sous  le  jargon  philosophique  alors  à  la  mode,  il 
se  croyait  propre  à  tous  les  rôles  et  se  tenait  prêt  à  toutes  les  tra- 
hisons. Commandant  pour  les  états  de  Hollande  une  légion  levée 
en  Allemagne;  agent  du  stalhouder,  à  Berlin  en  1785,  il  devenait, 
en  1786,  agent  diplomatique  des  patriotes  à  Versailles.  Il  obtenait 
du  roi  de  France  un  don  de  /iOO,000  livres  avec  le  grade  de 
maréchal  de  camp,  et  dirigeait  en  Hollande  un  nouveau  parti  com- 
posé de  démagogues  tout  fiers  d'avoir  un  prince  à  leur  tête. 

J'ai  parlé  du  rhingrave  comme  agent  stathoudérien  auprès  de  la 
cour  de  Prusse.  Guillaume  V,  efl'rayé  des  progrès  constans  des  pa- 
iriotcs,  troublé  par  les  accusations  de  trahison  dirigées  contre  lui, 
s'était  décidé  à  faire  appel  à  son  oncle  et  à  implorer  son  secours. 
Frédéric  le  Grand  répondit  «  par  beaucoup  d'observations  mais  peu 
de  promesses  »  à  la  demande  du  j)rince  d'Orange.  Le  roi  de  Prusse 
pensait  plus  souvent  à  la  Bavière  qu'à  son  neveu  et  désirait  rester 
en  bons  rapports  avec  la  France.  «  La  cour  de  Versailles  l'a  mis 
à  l'aise  quant  à  l'échange  de  la  Bavière,  écrivait  sir  James  Harris. 
Je  suis,  quant  à  moi,  fort  disposé  à  croire  que  la  France  et  la 
Prusse  se  comprennent  secrètement  et  qu'elles  sont  camarades. 
Elles  se  disent,  comme  les  médecins  de  Molière  :  «  Passez-moi  la 
rhubarbe  etje  vous  passerai  le  séné,  »et  la  France  déclare  :  «  Prusse, 
laissez-moi  tranquille  en  Hollande,  et  vous  n'aurez  rien  à  craindre  en 
Bavière.  »  L'influence  française  est  au  point  culminant. 

Détruire  cette  influence,  la  remplacer  par  l'action  de  la  Grande- 
Bretagne, tel  fut  le  but  suprême  poursuivi  par  sir  James  Harris.  Son 
plan  de  campagne  fut  vite  arrêté.  Il  iiillait  donner  au  parti  oran- 
giste  une  impulsion  ])lus  vive  et  plus  nette;  amener  un  accord  sur 
les  affaires  des  Pays-Bîis  entre  la  cour  de  Londres  et  colle  de  Ber- 
lin. Pour  réveiller  le  courage  du  parti  stathoudérien,  ce  ne  fut  pas  au 
prince  et  à  ses  amis  que  s'adressa  le  ministre  d'Angleterre;  car  «ja- 
mais mortels  ne  furent  composés  d'argile  aussi  inanimée,  aussi  déiuiée 
du  feu  de  Prométhée.  »  11  résolut  dentrer  en  relations  consuuites  et 
suivies  avec  la  princesse  elle-même.  «  Elle  m'a  parlé,  avec  beau- 
coup de  sagesse  et  de  bon  sens,  de  sa  situation,  écrit-il.  Ma  seule 
crainte  est  de  perdre  le  prince  pendant  (pie  je  tourne  autour  de  la 
princesse.  II  est  si  jaloux,  non  de  sa  vertu,  mais  de  son  bon  sens 
et  de  son  autorité,  qu'il  n'irait  |)as  au  paradis  s'il  devait  y  arriver 


UNE    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLVNDE.  137 

grâce  à  elle.  »  Pour  amener  l'entente  entre  l'Angleterre  et  la  Prusse, 
sir  James  Harris  n'eut  pas  recours  au  ministre  de  Prusse  à  La  Haye, 
M.  de  Thulemeyer,  qu'il  regardait  comme  vendu  à  la  France;  il 
s'adressa  à  M.  Ewart,  secrétaire  de  l'ambassade  d'Angleterre  à 
Berlin,  qui,  sous  la  direction  apparente  de  lord  Dalrymple,  titulaire 
du  poste,  menait  effectivement  les  affaires.  »  Si  l'Angleterre  et  la 
Prusse  sont  d'accord,  la  république  et  la  maison  d'Orange  peuvent 
être  sauvées,  »  disait  sir  James  Harris  le  5  septembre  1785. 

Le  jour  même  où  le  ministre  d'Angleterre  écrivait  ces  lignes, 
s'était  passé  à  La  Haye  un  malheureux  incident  qui  devait  ag- 
graver encore  la  situation  très  critique  de  Guillaume  V.  La  popu- 
lace orangiste  de  la  ville  s'était  soulevée,  sans  que  le  stathouder, 
commandant  de  la  garnison,  prît  aucune  mesure  pour  faire  marcher 
les  troupes  contre  les  séditieux.  Le  conseil  député  des  états  de 
Hollande,  représentant  légal  du  souverain,  en  l'absence  des  états, 
avait  dû  donner  l'ordre  aux  soldats  de  dissiper  les  émeutiers.  Le 
prince  se  plaignit  avec  aigreur  de  ce  qu'il  appela  une  usurpation. 
Les  états  approuvèrent  la  conduite  de  leurs  délégués.  Guillaume  V, 
irrité,  se  décida  à  quitter  La  Haye  avec  sa  famille.  La  princesse 
d'Orange  eut  avant  son  départ,  avec  sir  James  Harris,  une  conver- 
sation longue  et  précise.  «  Le  sort  de  la  maison  d'Orange  va  se 
décider  vite,  lui  dit-elle  ;  ni  intervention,  ni  secours  ne  peuvent 
nous  sauver.  Je  quitte  La  Haye,  pour  n'y  revenir  peut-être  jamais. 
Je  crois  au  prince  trop  d'élévation  pour  qu'il  accepte  le  rôle  d'un 
stathouder  en  peinture.  »  La  maladresse  des  amis  de  Guillaume  V 
allait  faciliter  encore  la  tâche  de  ses  adversaires.  Le  17  mars  1786, 
une  nouvelle  émeute  fomentée  par  les  agens  stathoudériens  éclata 
dans  les  rues  de  La  Haye.  La  populace  s'efforça  de  jeter  à  l'eau  deux 
des  principaux  patriotes,  MM.  de  Gyzelaer  et  Gevaerts,  qui  ne  du- 
rent la  vie  qu'à  leur  courage.  Les  états  de  Hollande,  pressés  par  les 
événemens,  conférèrent  «  provisoirement  »  le  commandement  de 
la  garnison  de  La  Haye,  à  leur  conseil  député.  Le  27  juillet  1786, 
malgré  les  efforts  des  cours  de  Londres  et  de  Berlin,  unies  dans 
cette  circonstance,  la  question  était  détinitivement  tranchée.  A  la 
majorité  de  10  voLx  contre  9,  le  commandement  de  La  Hâve  était 
enlevé  au  prince  stathouder,  en  faveur  duquel  3  voix  seulement 
se  déclarèrent  d'une  manière  précise.  Guillaume  V,  en  recevant  cette 
nouvelle,  se  livra  à  un  violent  accès  de  colère.  \\  prit  son  chapeau, 
le  jeta  par  terre  et  le  foula  aux  pieds. 

«  11  n'y  a  pas  lieu  de  craindre  que  Sa  Majesté  prussienne  fasse 
plus  qu'elle  n'a  fait  jusqu'à  présent,  déclarait  au  printemps  de  1786 
M.  de  Vergennes  au  marquis  de  Vérac.  Ce  prince  ne  sacrifiera 
point  sa  politique  et  ne  compromettra  point  ses  forces  pour  pro- 
curer quelque  avantage  au  stathouder.  »  Les  patriotes  triomphaient. 


138  REVUE,    DES    DEKX    U<>Xl>ES. 

Le  succès  de  leur  cause  et  l'abaissement  du  stathouder  étaient  à  leurs 
yeux  assurés.  Au  moment  même  où  la  cause  orangiste  paraissait 
vaincue,  oîi  tout  espoir  semblait  défendu  à  Guillaume  V,  se  passait 
un  événement  qui  devait  relever  son  parti  et  déjouer  tous  les  pro- 
jets de  ses  adversaires.  Le  22  août  1786,  sir  James  Harris  faisait 
partir  en  grande  hâte  d'Helvoët  un  paquebot  qui  devait  porter  au 
marquis  de  Carmarthen  la  nouvelle  de  la  mort  du  grand  Frédéric. 
«  11  est  très  douteux,  disait  quelques  heures  plus  tard  sir  James 
Harris,  en  revenant  sur  cet  événement,  que  son  successeur  j)uisse 
continuer  le  rôle  qu'il  a  tenu  avec  tant  d'éclat  pendant  tant  d'années. 
Les  jeunes  filles  les  plus  modestes  sont  devenues  des  femmes  ga- 
lantes, et  les  plus  sages  héritiers  présomptifs  sont  devenus  les  plus 
faibles  des  rois.  »  Frédéric-Guillaume  11  ne  devait  ])as  démentir  une 
prédiction  que  sir  James  Harris  n'eût  peut-être  pas  consenti  à  si- 
gner quelques  mois  plus  tard. 

IV. 

Dès  son  avènement  au  trône,  le  nouveau  roi  crut  devoir  prendre 
dans  les  affaires  de  Hollande  un  ton  différent  de  celui  qu'avait  em- 
ployé son  oncle.  Cinq  jours  après  la  mort  du  grand  Frédéric,  il  écri- 
vait au  baron  de  Goltz,  son  ambassadeur  à  Paris,  pour  le  prier 
d'attirer  l'attention  de  la  cour  de  France  «  sur  la  résolution  aussi 
illégale  que  hardie  »  prise  par  les  états  de  Hollande  au  sujet  du 
commandement  de  La  Haye.  La  France  et  la  Prusse  agissant  d'ac- 
cord ne  pourraient-elles  pas  faire  changer  cette  mesure?  Le  roi  en 
aurait  la  plus  grande  obligation  au  roi  de  France,  «  et  ne  manque- 
rait pas  de  lui  en  témoigner  en  toute  occasion  une  reconnaissance 
aussi  parfaite  que  sincère.  »  La  lettre  de  créance,  adressée  le  2  sep- 
tembre par  Frédéric-Guillaumeaux  états  générauxdes  Provinces-Unies 
pour  accréditer  auprès  d'eux  le  comte  de  Goertz,  était  encore  phis 
nette,  et  le  roi  ne  craignait  j)as  de  parler  «  des  oppressions  inouïes 
que  le  prince  avait  dû  souffrir  si  irmocemment.  »  Les  déclarations 
de  Frédéric-Guillaume  II,  comme  les  récriminations  de  son  beau- 
frère  restèrent  inutiles  ;  les  états  de  Hollande  ne  revinrent  pas  sur 
leur  première  décision. 

Quelques  jours  avant  la  mort  du  grand  Frédéric,  sir  James  Harris 
avait  écrit  à  M.  Ewart.  «  Tout  prouve  l'utilité  de  l'attente;  »  mais 
la  politique  sage  et  j)rudente  recommandée  par  le  ministre  d'Angle- 
terre ne  pouvait  convenir  au  stathouder,  ni  aux  orangistes. 

L'effort  constant  des  princes  d'Orange  avait  tendu  à  réduire  l'auto- 
rité souverainedes  provinces  et  des  villes.  En  1074,  à  la  suite  de  l'iu- 
Tasion  française, Guillaume  H I,  grâce  àde  savantes  combinaisons  et  à 
des  mesures  violentes,  était  parvenu  à  s'eaiparer  du  droit  de  nommer 


UNE    INVASION    PRUSSIENNE   EN    HOLLANDE.  139 

les  magistrats  municipaux  dans  la  Gueldre,  TUtrecht  et  l'Overj  ssel, 
sous  prétexte  de  punir  ces  trois  provinces  de  leur  trop  faible  résis- 
tance à  l'ennemi.  Ce  droit  du  stathouder,  connu  sous  le  nom  de  rè- 
glement de  1(57 A,  très  contesté  et  contraire  au  texte  même  de  la 
charte  fondamentale  des  Provinces-Unies,  rencontrait  de  la  part 
des  pafrioies  une  opposition  toujours  vive,  parfois  acharnée.  Les 
états  de  Gueldre,  effrayés  par  le  nombre  et  le  ton  des  adresses  qui 
lem* étaient  présentées,  supprimèrent  la  liberté  delà  presse, et  inter- 
dirent aux  bourgeoisies  d'adresser  en  corps  des  pétitions  au  souve- 
rain. Cette  résolution  fut  reçue  avec  indignation.  La  petite  ville  d'EI- 
burg  alla  jusqu'à  refuser  de  la  publier;  Hattem,  une  autre  bien  petite 
ville,  protesta  avec  éclat  contre  la  nomination  comme  échevin  d'un 
des  gardes  du  corps  du  stathouder.  La  réponse  de  Guillaume  V  ne 
se  fit  pas  longtemps  attendre.  Dans  les  premiers  jours  de  septembre 
1786,  il  donna  l'ordre  aux  troupes  de  châtier  les  villes  rebelles. 
Elburg  et  Hattem,  occupées  par  les  soldats  orangistes,  furent  aus- 
sitôt livrées  au  pillage.  Les  états  de  Hollande,  sur  la  nouvelle  de  ces 
événemens,  s'adressèrent  au  stathouder  pour  lui  déclarer  que  «  s'il 
ne  se  désistait  pas  de  ses  mesures  violentes,  ils  seraient  forcés  de 
le  suspendre  de  toutes  ses  charges.  »  —  «  La  conduite  des  états 
de  Hollande  me  parait  de  la  plus  grande  sagesse,  »  écrivait  le 
11  septembre  M.  de  Vergennes.  Dans  la  province  d'Utrecht  comme 
dans  celle  de  Gueldre,  le  règlement  de  1674  devait  servir  de  pré- 
texte iiux  premières  hostilités.  Le  7  août  1786,  en  présence  d'un 
nombreux  concours  d'habitans  et  d'étrangers  venus  pour  assister  à 
un  spectacle  aussi  curieux  que  nouveau,  la  bourgeoisie  d'Utrecht 
avait  destitué,  par  une  décision  solennelle,  les  conseillers  qui  s'op- 
posaient à  ses  revendications,  et  installé  en  grande  pompe  le  col- 
lège des  commissaires  destinés  à  protéger  ses  intérêts.  Les  états  de 
la  province  ne  virent  pas  d'un  œil  indifférent  cette  révolution  paci- 
fique. ((  Je  crois,  écrivait  sir  James  Harris,  le  12  septembre,  que 
la  conférence  entre  les  états  de  Gueldre  et  ceux  d'Utrecht  se  ter- 
minera par  la  résolution  d'attaquer  sans  hésiter  la  ville  d'Utrecht.  » 
En  présence  des  préparatifs  belliqueux  du  stathouder,  les  états 
de  Hollande  ordonnèrent  aux  troupes    entretenues   par   eux  de 
quitter  les  autres  provinces  et  de  se  réunir  pour  leur  propre  dé- 
fense. La  Hollande  contribuait  pour  près  60  pour  100  aux  dépenses 
militaires  de  l'Union.  Les  états  généraux  décidèrent  qu'elle  avait 
droit  à  rappeler  douze  régimens  sur  son  territoire.  Le  vendredi 
22  septembre,  les  états  de  Hollande  prenaient  une  mesure  plus 
grave  encore  en  «  suspendant  provisionnellement  M.  le  prince  de 
Nassau  de  ses  fonctions  de  capitaine  général  de  la  province.  »  M.  de 
Goertz,  ministre  extraordinaire  de  Prusse  à  La  Haye,  déclara  haute- 
ment que  la  résolution  des  états  était  «  une  insulte  faite  à  son 


iâO  REVLE    DES    DEUX    MOxNDES. 

maître.  »  Ses  émissaires  répandaient  le  bruit  «  que  100,000  Prus- 
siens étaient  prêts  à  fondre  sur  la  république.  »  M.  de  Goertz  s'était 
trop  hâté.  Frédéric-Guillaume  ne  voulait  pas  encore  la  guerre.  A  son 
retour  de  Silésie,  «  il  réprimanda  en  termes  très  raides  et  sévères 
son  ministre  à  La  Haye  d'avoir  employé  des  expressions  plus  fortes 
que  ses  instructions  ne  l'y  autorisaient.  »  —  «  Le  triomphe  du  parti 
français  est  complet,  »  déclare  à  ce  moment  sir  James  Ilarris.  La 
princesse  d'Orange  seule  continuait  à  croire  que  son  frère  lui  vien- 
drait en  aide.  «  Elle  se  dit  assurée  de  son  appui  quand  même  cet 
appui  demanderait  des  mesures  violentes,  et  ne  craint  pas  de  dé- 
clarer que  le  temps  de  faire  des  sacrifices  n'est  pas  encore  venu.» 
La  cour  de  France,  pas  plus  que  le  roi  de  Prusse,  ne  désirait  la 
guerre.  M.  de  Vergennes  voulut  tenter  un  dernier  effort  pour  paci- 
fier les  Provinces-Unies.  Ln  peu  inquiet  de  l'insuffisance  du  mar- 
quis de  Vérac,  il  envoya  en  mission  spéciale  à  La  Haye  un  des  pre- 
miers commis  de  son  ministère,  M.  de  Rayneval,  vétéran  des  affaires 
étrangères  et  qui  devait  fonder  une  famille  de  diplomates.  La  tâche 
de  M.  de  Rayneval  n'était  pas  facile.   Il  fallait  que,  sans  froisser 
M.  de  Vérac,  il  entrât  en  relations  directes  avec  les  chefs  du  parti 
républicain;  qu'il  se  mît  en  rapport  avec  lestathouder  sans  inquiéter 
les  patriotes,  et  qu'il  négociât  avec  M.  de  Goertz  sans  éveiller  l'at- 
tention de  sir  James  Harris.  II  fallait  surtout  qu'il  parvînt  à  assurer 
l'existence  de  cette  république  des  Pays-Bas,  qui  devait,  dans  la 
pensée  de  Vergennes,  être  les  Etats-Unis  d'Europe.  Le  ministre  qui 
avait  soutenu  avec  fermeté  contre  la  puissance  britannique  la  cause 
des  colonies  révoltées  voulait,  dans  l'ancien  monde  comme  dans  le 
nouveau,  opposer  à  l'Angleterre  une  république  riche  et  prospère, 
amie  de  la  France  et  son  alliée  naturelle.  Ce  n'était  pas  là  une  en- 
treprise sans  grandeur,  mais  il  manquait  aux  Pays-Bas  un  général 
Washington. 

Sir  James  Harris  n'apprit  pas  sans  inquiétude  l'arrivée  à  La  Haye 
de  M.  de  Rayneval.  «  Il  me  semble,  écrivait-il  à  Pitt,  que  la 
France  fait  partout  de  si  formidables  enjambées,  que  son  influence 
devient  si  grande  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  même  dans 
celles  où  jusqu'à  i)résent  nous  avons  tout  à  dire,  que  nous  ne  pou- 
vons ctrc  trop  actifs  dans  notre  opposition  contre  elle.  »  Pitt 
répondit  à  sir  James  Harris  en  lui  recommandant  la  prudence.  — 
A  lierlin  môme,  l'influence  française  semblait  remporter.  L'un  des 
conseillers  de  Frédéric-Guillaume,  M.  de  Finck,  affirmait  à  notre  mi- 
nistre M.  d'Esterno  «  que  le  roi  son  maître  avait  ])révenu  les  désirs 
de  la  France.  La  princesse  de  Nassau  doit  savoir  qu'il  ne  marchera 
pas  un  régiment,  pas  même  un  soldat  prussien,  pour  cette  alVairo. 
—  «A  La  Haye,  d'après  sir  James  Ilarris,  lu  comte  de  Goertz  j)Iiai 
le  genou  à  la  Franco  et  se  jcUiit  corps  perdu  aux  piods  du   sieur 


LISE    LVVASION    PRCSSIENNE    EN    HOLLANDE.  I4l 

Rayneval.  »  11  consentait  à  remettre  lui-même  à  la  princesse  d'Orange 
la  lettre  dans  laquelle  Rayneval  avait  tracé  les  bases  d'un  accord, 
■et  se  croyait  obligé  d'insister  sur  la  nécessité  d'une  entente.  D'après 
l'at^ent  de  M.  de  Yergennes,  la  première  clause  du  contrat  devait 
être  l'évacuation  d'Elburg  et  d'Hattem  par  Guillaume  V.  Le  désar- 
mement opéré  par  les  états  de  Gueldre  et  d'Utrecht  amènerait  la 
Hollande  à  adopter  les  mêmes  mesures,  et  la  charge  de  capitaine 
igénéral  pourrait  être  rendue  au  prince.  La  princesse  prit  lecture 
de  la  lettre  de  Rayneval  et  conseilla  au  ministre  de  Prusse  de  ne  pas 
la  communiquer  tout  entière  à  son  mari.  Malgré  cette  réserve, 
malgré  les  conseils  de  M.  de  Goertz,  le  stathouder  parut  décidé  à 
ne  pas  céder.  Wilhelmine  de  Prusse  fit  savoir  à  M.  de  Goertz  qu'elle 
voulait,  avant  de  répondre,  connaître  l'avis  de  Frédéric-Guillaume. 
Il  eût  mieux  valu  pour  le  prince,  comme  pour  la  princesse,  que  la 
réflexion  fût  plus  longue  ou  les  conseils  de  Frédéric-Guillaume  plus 
précis.  Ils  eussent  peut-être  hésité  à  envoyer  la  lettre  que  la  femme 
du  stathouder  adressa,  le  l^""  décembre  1786,  au  comte  de  Goertz. 
Malgré  des  réticences  assez  maladroites  et  un  assez  grand  abus 
des  termes  de  droit,  c'était  un  refus  formel  de  consentir  à  toute 
concession  avant  que  la  charge  de  capitaine  général  eût  été  rendue 
au  prince.  Ai-je  besoin  de  dire  la  colère,  l'indignation  même  de 
M.  de  Rayneval  en  recevant  communication  de  cette  pièce,  dont  il 
«'eut  connaissance  que  le  3  janvier?  Il  écrivait  sur  l'heure  à  Yer- 
gennes :  «  Un  prince  de  Nassau,  qui  a  la  morgue  ou  l'imbécillité  de 
faire  traiter  ses  affaires  par  sa  femme,  qui  se  refuse  de  la  manière 
la  plus  indécente  aux  conseils  de  son  beau-frère  roi  de  Prusse,  qui 
rejette  les  moyens  de  conciliation  que  lui  a  proposés  le  roi  de  France, 
tout  cela  me  semble  le  comble  de  la  démence.  »  M.  de  Vergénnes 
donna  l'ordre  à  Rayneval  de  quitter  La  Haye.  «  Quel  que  soit  l'évé- 
nement pour  le  stathouder,  et,  selon  moi,  il  ne  peut  être  qu'infini- 
ment fâcheux,  nous  le  verrons  avec  autant  de  tranquillité  que  d'iii- 
différence.  »  Dans  une  seconde  lettre  datée  du  même  jour,  Vergenne^ 
allait  jusqu'à  dire  :  «  Au  surplus,  monsieur,  avant  de  quitter  la 
Hollande,  vous  voudrez  bien  assurer  les  patriotes  de  toute  l'estime 
du  roi,  des  vœux  qu'il  fait  pour  que  leur  cause  triomphe,  parce 
qu'il  la  regarde  comme  inséparable  du  bien-être  de  leur  patrie.  » 
Quelques  mois  auparavant,  M.  de  Vergennes  avait  déclaré  dans  une 
dépêche  longuement  motivée,  que  le  roi  ne  pouvait  pas  et  ne  devait 
pas  être  chef  de  parti.  Les  circonstances  avaient  été  plus  fortes  que 
la  volonté  un  peu  indécise  du  ministre.  Frédéric  le  Grand  écrivait 
jadis  à  son  frère  le  prince  Henri  :  «  La  fortune  m'est  revenue.  Eii- 
yoyez-moi  les  meilleurs  ciseaux  que  vous  pourrez  trouver  pour  qii 
je  lui  coupe  les  ailes.  »  Les  patriotes  ne  surent  pas  user  d'un  moyeu 
aussi  énergique. 


14*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


«  j'y  ai  fait  l'impossible.  »  Telle  fut  la  réponse  adressée  par  le 
roi  de  Prusse  au  comte  de  Finck,  qui  lui  demandait  d'envoyer  au 
stathouder  des  conseils  de  prudence.  Frédéric-Guillaume  avait  été 
jusqu'à  ajouter  de  sa  propre  main  au  bas  d'une  dépêche  pour 
M.  de  Gœrtz  :  «  Si  le  prince  d'Orange  continue  à  suivre  la  même 
marche,  il  se  perdra  infailliblement.  » 

Guillaume  V  n'espérait  i)lus  son  salut  que  de  la  guerre  civile. 
Jamais  la  république  n'avait  été  plus  troublée,  et  Técheveau  de  la 
constitution  n'avait  jamais  été  embrouillé  d'une  manière  plus  inex- 
tricable. Dans  la  province  de  Gueldre,  le  stathouder,  appuyé  sur 
la  majorité  des  états,  se  trouvait  maître  presque  absolu.  Dans  la 
province  d'iîtrecht,  une  scission  s'était  opérée  dans  les  états  mêmes. 
La  majorité  des  membres  de  la  noblesse  et  du  clergé,  réunis  dans 
la  petite  ville  d'Amersfoort,  rendaient  des  édits  sous  la  protection 
des  troupes  orangistes.  Les  députés  des  villes,  rejoints  bientôt  par 
quelques  membres  des  autres  ordres,  siégeaient  à  Utrecht,  où  les 
corps  de  bourgeoisie  se  préparaient  à  les  défendre.  La  province  de 
Hollande  restait  sous  la  dépendance  des  patriotes,  mais  la  minorité 
stathoudérienne,  trop  faible  pour  agir,  était  assez  forte  pour  entra- 
ver, et  retardait  tous  les  préparatifs  de  résistance.  Aux  états-géné- 
raux, les  forces  des  deux  partis  se  trouvaient  presque  égales  ;  la 
majorité  penchait  tour  à  lour  dans  l'un  et  l'autre  sens,  donnant 
raison  un  jour  aux  patriotes  pour  approuver  le  lendemain  le  sta- 
thouder, et  déclarer  légales  les  décisions  contradictoires  prises  par 
le  stathouder  ou  les  patriotes. 

L'importance  prépondérante  de  la  Hollande  dans  la  république 
n'en  rendait  pas  moins  probable  le  succès  des  républicains.  M.  de 
Vergennes  avait  le  droit  d'y  croire;  il  ne  vécut  jkis  assez  longtemps 
pour  assister  à  leur  défaite. 

Le  15  février  1787,  les  ambassadeurs  des  l'roviiicr^  auprès  de 
la  cour  de  France  écrivaient  à  leurs  hauts  coinmeltans  :  «  Le  sei- 
gneur comte  de  Vergennes  a  vu  son  état  empirer  si  soudainement, 
qu'hier  au  soir  vers  les  trois  heures,  il  a  rendu  l'esprit,  regretté 
jjur  tous  avec  raison.  Le  roi  a  désigné  pour  son  successeur  le  comte 
de  Montmorin,  ancien  ambassadeur  près  la  cour  d'Espagne.  » 

M.  de  Vergennes  n'était  pas  un  grand  homme  d'état;  il  man- 
(juait  de  ces  dons  supérieurs  (jui  placent  au  premier  rang  et  fout 
leH  Hichelieu  ou  les  Pitt,  Il  n'avait  ni  beaucouj)  do  largeur  dans  les 
vues,  ni  beaucoup  de  hardiesse  dans  l'exécution  ;  mais  ses  (jualités 
étaient  sérieuses,  et  l'on  no  saurait  méconuiiître  ses  services  sans 
injustice.  Intelligent,  instruit,  modéré,  il  avait  un  sentiment  pro- 


UNE    INVASION   PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  143 

fond  de  la  dignité  monarchique  et  savait  parler  au  nom  du  roi,  sans 
arrogance,  comme  sans  faiblesse.  Trop  prudent  et  trop  sage  pour 
lancer  la  France  dans  les  aventures,  il  ne  se  fût  pas  résigné  à  lui 
voir  jouer  le  rôle  d'un  état  sans  allié  et  sans  inQuence,  et  les  meil- 
leurs éloges  qu'on  puisse  lui  donner  se  trouvent  dans  les  dépê- 
ches des  diplomates  étrangers. 

M.  de  Montmorin,  que  la  confiance  personnelle  de  Louis  XYl 
avait  désigné  pour  succéder  à  Yergennes,  arrivait  au  pouvoir  dans 
les  meilleures  intentions.  Les  intérêts  français  étaient  particulière- 
ment engagés  dans  les  affaires  des  Pays-Bas,  il  résolut  de  leur  con- 
sacrer des  soins  tout  spéciaux.  Le  roi  devait  soutenu*  la  province 
de  Hollande,  son  alliée  constante  et  fidèle.  C'était  en  assurant  à  la 
Hollande  la  majorité  dans  les  états-généraux  que  l'on  pouvait  ser- 
vir le  plus  utilement  sa  cause  :  «  Vous  offrirez  aux  patriotes  votre 
concours,  disait  Montmorin  à  Vérac  dans  l'une  de  ses  premières 
dépêches.  Le  roi  vous  autorise,  monsieur,  à  faire  dans  cette  voie 
tout  ce  qui  pourra  dépendre  de  vous.  » 

Ce  n'était  plus  seulement  dans  la  salle  des  états-généraux  que  la 
lutte  était  eng.igée.  Guillaume  V  avait  échoué  dans  un  projet  de 
coup  d'état  contre  Amsterdam.  H  résolut  de  s'en  venger  sur  Utrecht. 
Pour  masquer  ses  intentions,  il  adressa  au  greffier  des  états-géné- 
raux une  lettre  où  il  protestait  de  son  amour  pour  la  paix.  Tous 
les  bruits  que  l'on  faisait  courir  sur  ses  préparatifs  belliqueux  étaient 
inexacts.  «  Tout  cela  était  une  pure  invention,  une  fausseté  insigne; 
rien  n'était  vrai.  »  Le  9  mai  1787,  au  matin,  la  nouvellie  de  la 
marche  en  avant  des  stathoudériens  se  répandit  à  Utrecht.  Le  con- 
seil se  rassembla  aussitôt  et  résolut  de  repousser  la  force  par  la 
force.  De  tous  côtés,  les  volontaires  s'offrirent  pour  marcher  contre 
l'ennemi.  M.  d'Averhoult,  Français  d'origine,  l'un  des  plus  jeunes 
conseillers  de  la  ville,  accepta  le  commandement  de  ses  défenseurs. 
Le  combat  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Les  stathoudériens  faibli- 
rent bientôt  devant  le  tir  serré  de  leurs  adversaires.  Leur  retraite 
se  changea  en  déroute.  Otîiciers  et  soldats  prirent  la  fuite,  laissant 
de  nombreux  cadavres,  abandonnant  armes  et  bagages.  Les  bour- 
geois couchèrent  sur  le  champ  de  bataille  et  poursuivirent  le  lende- 
main matin  un  ennemi  qui  ne  se  trouva  plus. 

L'effet  produit  par  ces  événemens  fut  considérable.  Les  états  de 
Hollande  résolurent  de  se  porter  au  secours  d'Ctrecht.  En  envahis- 
sant le  territoire  d'une  ville  souveraine,  le  stathouder  avait  manqué 
à  ses  devoirs  constitutionnels.  Par  ce  fait,  l'acte  d'union  se  trou- 
vait rompu.  Le  rhingrave  de  Salm,  revenu  d'une  mission  à  Ver- 
sailles, fut  dirigé  sur  Utrecht  avec  sa  légion.  Le  général  van  Rvssel, 
commandant  le  «  cordon  militaire  »  qui  défendait  la  Hollande,"reçm 
l'ordre  de  marcher  en  avant. 


lÛâ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  cour  de  France  blâma  la  précipitation  des  patriotes  :  «  Ce  n'est 
pas  la  cour  de  Berlin  que  je  calcule,  écrivait  Rayneval,  je  calcule  la 
faiblesse,  la  fragilité  des  moyens  des  patriotes.  »  Pour  remédier  à 
Ifi  faiblesse  de  ces  moyens,  le  cabinet  français  ne  reculait  pas  de- 
vant les  sacrifices  pécuniaires  :  «  Nous  regardons  la  chose  comme 
assez  importante  pour  ne  pas  craindre  de  répandre  2  millions,  et 
même  le  double,  si  cette  somme  était  nécessaire,  »  disait  M.  de 
Montmorin  dans  une  lettre  au  chevalier  de  Bourgoing  qu'il  venait 
d'envoyer  en  Hollande  pour  aider  et  contrôler  Vérac. 

Sir  James  Harris  cependant  n'épargnait  rien  pour  décider  son 
gouvernement  à  combattre  la  politique  française.  Le  19  mai,  il 
reçut,  sur  sa  demande,  l'autorisation  de  quitter  La  Haye  pour 
venir  plaider  la  cause  des  orangistes  auprès  du  roi  son  maître.  Le 
*23  mai,  après  un  dîner  chez  le  grand  chancelier,  sir  James  Harris  fut 
appelé  à  défendre  ses  opinions  devant  le  cabinet  britannique.  11  les 
résuma  avec  habileté.  «  Le  mal  est  plus  grand,  le  remède  moins 
difficile  qu'on  ne  croit.  La  France  ne  s'aventurera  pas  dans  une 
guerre.  Elle  n'a  ni  armée,  ni  revenu,  ni  ministère.  »  Le  26  mai,  le  roi 
George  HI  reçut  un  mémoire  par  lequel  ses  ministres  lui  deman- 
daient «  humblement  »  de  venir  en  aide  aux  orangistes  :  «  H  serait 
utile  d'avancer  dans  ce  dessein,  sous  forme  de  prêt  ou  autrement, 
une  somme  ne  dépassant  pas  20,000  livres  sterling.  »  George  IH  ne 
consentit  qu'avec  peine  à  cette  dernière  demande  :  «  Je  m'y  résigne 
à  regret,  après  la  funeste  expérience  que  j'ai  faite  du  secours  donné 
par  moi  à  la  cause  des  Corses.  Le  ministère  m'avait  promis  de  me 
restituer  les  fonds;  il  n'en  a  jamais  trouvé  le  moyen,  ce  qui  m'a 
donné  l'air  d'un  dissipateur  aux  yeux  du  parlement  ;  mais  je  me 
fie  en  l'honneur  de  M.  Pitt.  » 

Sir  James  Harris  ne  s'arrêta  pas  à  recueillir  les  lauriers  qui  lui 
étaient  dus.  Le  l'^'  juin,  il  était  de  retour  à  La  Haye,  rendant  le 
courage  aux  orangistes,  que  son  départ  avait  désolés. 

Le  désordre  matériel  augmentait  tous  les  jours  dans  la  répu- 
blique. L'esprit  d'indiscipline  avait  atteint  les  soldats  eux-mêmes  ; 
les  hommes  mécontens  de  leur  chef  passaient  au  service  de  l'adver- 
saire, et  ce  double  courant  de  déserteurs  ajoutait  au  trouble  général. 
Le  rhingrave  apprenait  «  par  hasard,  »  que  trois  compagnies  du  ré- 
giment de  Stuart  s'étaient  révoltés.  Les  canonniers  de  Gorcum 
avaient  suivi  leur  exemple  et  gagné  le  cam[)  stiUhou dérien.  Quelle 
pouvait  être  l'olxMssance  des  soldats,  alors  que  Frédéric  de  Salm, 
donnant  le  premier  l'exemple  de  la  révolte,  adressait  aux  compa- 
gnies bourgeoises  d'Amsterdam  d'amers  reproches  contre  les  délé- 
gués dos  états?  «  Si  les  bourgeois  voulaient  s»»  rallier  sous  ses  éten- 
dards, ils  pouvaient  être  assurés  d'un  plein  triomphe  contre  leurs 
onnomis.  »  A  l'extérieur,  l'horizon  devenait  aussi  menaçant;  et  M.  de 


CNE   INVASION    PRUSSIENNE   EN    HOLLANDE.  145 

Montmorin  parlait  dans  une  lettre  de  «  l'humeur  exaltée  du  roi  de 
Prusse.  »  Un  fait  semblait  certain,  quelle  que  fût  l'humeur  du  roi 
de  Prusse,  c'est  qu'il  fournissait  indirectement  des  secours  à  son 
beau-frère.  On  pouvait  remarquer  tous  les  jours,  sur  la  frontière  de 
Gueldre,  Tarrivée  de  paysans  prussiens  qui  venaient  demander  du 
service  dans  l'armée  orangiste.  Par  un  effet  soudain  de  la  grâce, 
ces  paysans,  au  bout  de  quelques  heures,  prenaient  une  attitude 
militaire  et  connaissaient  mieux  l'exercice  que  lem's  camarades. 

Le  moment  était  venu  de  prendre  des  mesures  énergiques.  Le 
7  juin,  les  députés  d'Amsterdam  proposèrent  aux  états  de  Hollande 
de  sauver  la  république  par  une  résolution  virile.  Les  états  nomme- 
raient une  commission  de  cinq  membres  pris  dans  leur  sein  ;  cette 
commission  recevrait  les  pouvoirs  les  plus  étendus.  C'était  des  dic- 
tateurs qu'il  s'agissait  de  créer,  mais  l'hésitation  n'était  pas  possible. 
La  proposition  d'x\msterdam  fut  adoptée.  Le  16  juin,  M.  de  Vérac  an- 
nonçait à  Montmorin  la  nomination  de  la  commission  souveraine. 
M.  Camerling devait  y  siégerau  nom  d'Haarlem,  M.  Block  pour  Leyde, 
^Lvan  Toulon  pour  Gouda,  M.  van  Foreest  pour  Alkmaar  ;  Amsterdam 
avait  pour  représentant  M.  Jean  de  Witt.  Ce  dernier  avait  été  choisi 
malgré  sa  jeunesse  (il  n'avait  pas  trente-deux  ans).  L'on  avait  pensé, 
pour  remplir  ce  poste,  à  M.  deVisscher,  aussi  conseiller  de  la  ville,  qui 
plaisait  fort  aux  démocrates.  Le  rhingrave  de  Salm  s'indigna  de  ne 
pas  le  voir  nommé  :  «  L'exclusion  de  l'honnête  de  Visscher  de  la 
commission  est  un  fait  certain  de  l'esprit  qui  y  régnera,  »  écri- 
vait-il. Cette  commission  n'est  autre  chose  qu'une  fabrique  du  pen- 
sionnariat  qui  a  formé  violemment  le  projet  de  m'exclure  de  toute 
sorte  d'affaires.  Montrez  ma  lettre  à  tous  nos  véritables  amis,  aver- 
tissez-les du  danger  commun...  Je  me  circonscrirai  dans  les  murs 
d'Utrecht,  j'y  périrai.  »  —  Tandis  que  le  rhingrave  se  vantait  fort 
de  ses  sentimens  démocratiques  et  de  son  héroïsme  futur,  il  ne 
négligeait  ses  rapports  ni  avec  la  cour  de  Versailles,  ni  même  avec 
les  orangistes.  Le  voisinage  des  troupes  staihoudériennes  lui  per- 
mettait d'entrer  en  conférences  avec  les  familiers  de  Guillaume  V. 
Le  comte  de  Callemberg  venait  souvent  le  voir.  On  assure  que  le 
rhingrave  lui  dit  en  jour  en  le  congédiant  :  «  Croyez  que  je  n'ai  pas 
tellement  le  goût  du  citron  que  je  ne  m'accommode  très  bien  aussi 
de  l'orange.  »  Auprès  de  M.  de  Bourgoing  il  tenait  un  tout  autre 
langage  :  «  Le  seigneur,  prince  d'Orange,  a  mis  ma  tête  à  prix. 
Lne  bande  de  fripons  rôde  autour  de  moi  pour  m'assassiner  ou 
m'enlever.  »  «  M.  de  Salm  voudrait  tout  commander,  la  partie  poli- 
tique comme  la  militaire,  écrivait  Bourgoing  à  Montmorin.  Son 
inquiète  activité  nous  prépare  bien  des  embarras.  » 

Le  premier  acte  de  la  commission  souveraine  des  états  eût  dû 

TOMB   LIXIY.    —  i886.  10 


146  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

être  de  révoquer  le  rhingrave.  Elle  avait  commencé  sa  tâche  ingrate 
malgré  les  récriminations  de  cet  ofiicier.  Après  une  réunion  à  Zwam- 
merdam,  elle  avait  choisi  pour  sa  résidence  le  château  de  Woerdcn. 
Partout  on  la  reçut  avec  grand  respect.  Les  étudians  de  Leyde  vou- 
lurent se  charger  du  soin  de  lui  former  une  garde  d'honneur.  Sous 
l'impulsion  des  commissaires,  la  confiance  sembla  renaître.  Le  gou- 
vernement anglais,  désormais  tout  dévoué  à  la  cause  orangiste,  sentit 
le  besoin  de  hâter  les  événemens  :  «  Le  moment  semble  venu  où  k- 
coup  décisif  doit  être  frappé  !  »  écrivit  lord  Garmarthen  à  sir  James 
Harris. 

YI. 

Le  25  juin,  sir  James  Harris  annonçait  à  la  cour  de  Londres  le 
projet  formé  par  la  princesse  d'Orange  de  rentrer  à  La  Haye  pour 
se  mettre  à  la  tête  du  parti  :  «  Si  par  sa  présence  la  princesse  amène 
les  députés  à  se  conduire  comme  des  hommes ,  je  la  regarderai 
comme  un  ange.  »  Le  29,  le  ministre  d'Angleterre  écrivait  sur  un 
ton  bien  différent:  «  Les  craintes  que  j'appréhendais  ne  se  sont  que 
trop  vérifiées,  la  princesse  d'Orange  a  été  arrêtée,  hier,  ])rès  de 
Gouda  par  un  détachement  de  corps  francs.  »  Sir  James  Harris  ne 
se  trompait  pas. 

Le  jeudi  28  juin,  Wilhelmine  de  Prusse  avait  quitté  Nimègue  en 
carrosse,  suivie  de  plusieurs  voitures  contenant  les  gens  de  sa  mai- 
son. A  deux  lieues  de  Schonhoven,  une  troupe  de  corps  francs 
ou  volontaires  patriotes  parut  sur  la  route.  Le  lieutenant  qui  la  coni- 
mandait  pria  le  carrosse  de  s'arrêter.  Ordre  avait  été  donné  de  ne 
laisser  passer  aucun  équipage  considérable  sans  en  référer  à  l'au- 
torité supérieure.  Il  devait  prévenir  le  général  van  Ryssel  et  la  coni- 
mission  deVVoerden.  En  attendant  le  retour  du  courrier,  Wilhelmine 
de  Prusse  désira  se  reposer  dans  une  maison.  La  princesse  et  les 
})ersonnes  de  qualité  qui  se  trouvaient  auprès  d'elle  occupèrent 
une  chambre  ;  le  reste  de  sa  suite  fut  introduit  dans  la  pièce  voi- 
sine. L'officier  de  cor])s  francs  crut  ne  pas  devoir  se  retirer,  i>ar 
politesse.  Cependant,  la  commission  de  AVoerden  avait  été  préve- 
nue. MM.  de  Witt,  Block  et  van  Foreest  se  rendirent  en  hâte  au- 
près de  la  princesse  pour  lui  exprimer  leur  regret  et  lui  demander 
un  récit  de  l'aventure.  La  princesse  ré])ondit  qu'elle  désirait  se 
rendre  à  La  Haye;  elle  faisait  ce  voyage  dans  les  meilleures  inten- 
tions pour  rétablir  la  concorde,  en  assurant  au  prince  son  époux 
les  privilèges  qui  lui  aj)partenaient.  M.  de  Witt  demande  à  Son  Al- 
tesse royale  la  permission  d'observer  que,  dans  l'état  d'efferves- 
cence et  môme  d'hostilité  générale,  une  telle  demande  aurait  un 
résultat  contraire  à  celui   (ju'elle  en  attendait.  Les  émoutiers  ne 


UNE    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  1A7 

prendraient-ils  pas  pour  excuse  la  présence  de  son  altesse  royale  ? 
La  commission  regrettait  de  ne  pouvoir  lui  laisser  continuer  son 
voyage  sans  en  référer  aux  états.  Son  altesse  royale  était  libre  de 
retourner  à  Nimègue.  La  princesse  déclara  qu'elle  attendrait  la 
réponse  des  états.  Elle  se  résolut  à  passer  la  nuit  à  Schonhoven. 
Une  garde  d  honneur  lui  fit  escorte  :  MM.  de  \yittetvaii  Toulon  l'ac- 
compagnèrent pour  tout  lui  faciliter.  Il  était  près  de  minuit  quand 
on  atteignit  la  ville.  Wilhelmine  de  Prusse  écrivit  sans  tarder  au 
greffier  des  états  pour  se  plaindre  du  relard  apporté  à  ses  projets. 
Digne  dans  le  ton  et  modérée  dans  la  forme,  sa  lettre  rendait  hom- 
mage à  la  conduite  des  commissaires  :  les  convenances  envers  elle 
avaient  été  scrupuleusement  observées,  et  particulièrement  par 
M.  de  Witt,  qui  avait  été  l'orateur  de  la  commission. 

Le  vendredi,  à  huit  heures  du  matin,  les  messages  de  la  prin- 
cesse parvenaient  à  La  Haye.  La  confusion  y  était  grande  parmi 
les  orangistes.  Tous  ceux  qui  étaient  dans  le  secret  s'étaient  ren- 
dus, la  veille  au  soir,  à  la  maison  du  bois  où  devait  descendre  la 
princesse.  Sir  James  Harris ,  obligé  de  dîner  à  l'ambassade  de 
France,  n'avait  pu  les  accompagner  :  «  Il  n'y  eut  personne  dans 
la  société  qui  ne  remarquât  le  trouble  dont  il  était  agité.  »  En  ren- 
trant chez  lui,  il  reçut  la  nouvelle  de  l'incident  de  Schonhoven  et 
s'occupa  des  mesures  à  prendre.  Tous  ses  efforts  furent  inutiles  : 
les  amis  les  plus  "dévoués  semblaient  stupéfaits  ou  terrifiés.  Les 
états  de  Hollande  entrèrent  en  séance  pour  avoir  connaissance  des 
lettres  de  la  princesse.  La  discussion  ne  fut  terminée  que  vers 
cinq  heures  de  l'après-midi.  L'ordre  donné  par  la  commission  sou- 
veraine fut  pleinement  approuvé. 

Le  bruit  se  répandit  soudain  à  La"  Haye  que  le  rhingrave  de 
Saim  marchait  sur  Schonhoven  pour  s'emparer  de  la  princesse  et 
la  garder  comme  otage.  Sir  James  Harris  pria  le  baron  de  Kinckel 
de  se  rendre  auprès  de  la  princesse  pour  la  supplier  de  retourner 
en  Gueldre.  Wilhelmine  de  Prusse  avait  déjà  quitté  Schonhoven 
quand  M.  de  Kinckel  la  rejoignit.  En  s'approchant  de  ISimègue,  la 
princesse  fut  reçue  avec  enthousiasme  aux  cris  mille  fois  répétés 
de  :  a  Vive  Orange  !  »  —  «  Les  patriotes  eux-mêmes  arboraient  les  cou- 
leurs stathoudériennes.  La  foule  devint  presque  impénétrable.  Le 
dimanche  fut  un  jour  de  joie  et  de  dévotion  (1).  » 

Sir  James  Harris  ne  partageait  pas  cette  satisfaction.  II  ne  voyait 

que  les  suites  immédiates  de  cette  tentative  avortée  :  «  Mon  cher 

lord,  écrivait -il  au  marquis  de  Garmarthen,  échec  à  la  reine,  et, 

'  dans  deux  coups,  échec  et  mat  :  voilà,  je  le  crains,  l'état  de  notre 

jeu  !  —  L'incident  peut  être  bon,  répondit  lord  Garmarthen  :  si  le 

(1)  Récit  de  M.  de  Kinckel. 


1A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roi  de  Prusse  n'est  pas  le  plus  vil  et  le  plus  misérable  des  rois,  il 
ressentira  cet  affront,  coûte  que  coûte  !  » 

D'après  M.  de  Vérac,  les  commissaires  de  Woerden  avaient  sauvé 
la  république,  les  patriotes,  l'ambassadeur  lui-même  :  «  La  Haye 
devait  être  le  théâtre  de  l'émeute  la  plus  sanglante  :  soixante-seize 
maisons  avaient  été  d'abord  dévouées  au  pillage,  et,  dans  la  suite, 
ce  nombre  avait  été  porté  à  trois  cents.  Celle  que  j'habite  était  pla- 
cée en  tête.  »  Dans  sa  réponse,  datée  du  9  juillet,  M.  de  Montmo- 
rin  blâmait  «  la  grande  légèreté  de  la  princesse.  Je  présume  que 
l'on  sera  trop  sage  à  Berlin  pour  approuver  sa  conduite.  »  Tel 
était  aussi  l'avis  du  rhingrave  :  «  Je  sais  à  ne  pouvoir  m'y  tromper 
que  la  Prusse  ne  songe  nullement  à  prendre  parti  dans  notre  que- 
relle. » 

Frédéric-Guillaume  «  était  en  partie  de  plaisir  dans  une  maison  de 
chasse  »  quand  arriva  le  courrier  de  Hollande.  Ses  ministres  n'osè- 
rent pas  le  déranger  pour  lui  envoyer  les  dépêches.  Il  rentra  en  ville 
le  lendemain.  Le  roi  ne  témoigna  pas  grande  émotion  en  apprenant 
u  l'arrestation  »  de  sa  sœur,  il  avait  été  prévenu  de  son  projet  au 
moment  de  la  mise  à  exécution  :  «  Je  souhaite  que  tout  cela  tourne 
bien,  »  avait-il  écrit  à  M.  de  Hertzberg.  Le  roi  de  Prusse  était  trop 
occupé  à  «  faire  représenter  des  opéras  en  l'honneur  de  M""*  sa 
fille  et  de  M"*  de  Voss,  sa  dame  de  compagnie  »  pour  se  sentir  très 
troublé  en  apprenant  que  cela  avait  mal  tourné.  M.  de  Thulemeyer, 
ministre  de  Prusse  à  La  Haye,  n'en  leçut  pas  moins  l'ordre  de  de- 
mander «  l'élargissement  »  de  la  princesse,  qu'on  croyait  «  encore 
détenue.  »  Le  comte  de  Goltz  eut  mission  d'obtenir  pour  ces  récla- 
mations l'appui  de  la  cour  de  Versailles.  M.  de  Finck  s'empressa 
d'instruire  de  ces  décisions  M.  de  Falciola,  chargé  de  France  à 
Berlin  en  l'absence  du  comte  d'Esterno  :  «  Que  dites-vous  de  l'es- 
clandre des  patriotes?  L'injure  est  trop  grave  pour  qu'on  ait  pu  dif- 
férer d'en  demander  satisfaction,  a  Le  mémoire  envoyé  par  Fré- 
déric-Guillaume à  M.  de  Goltz  contenait  un  dramatique  récit  des 
outrages  que  sa  sœur  avait  dû  subir  :  »  On  a  mis  la  princesse 
dans  une  auberge,  on  l'a  séparée  de  sa  suite  ;  on  a  mis  des  gardes 
avec  des  épées  nues  devant  et  même  dans  sa  chambre.  Je  ne  puis 
regarder  cet  attentat  énorme  contre  une  personne  respectable  qui 
me  lient  de  si  près  que  comme  uji  affront  personnel  fait  à  moi- 
même.  » 

Aux  réclamations  insolentes  du  roi  de  Prusse  comme  aux  repro- 
ches hautains  du  stalhouder  les  états  de  Hollande  ne  pouvaient  faire 
qu'une  seule  réponse  :  «  Tout  cela,  pour  autant  que  Leurs  Nobles 
et  Grandes  Puissances  en  sont  informées,  s'est  passé  d'une  ma- 
nière très  décente.  »  Le  seul  point  litigieux  qui  resta  prouvé  fut 
celui-ci  :  l'oflicier  de  corps  francs  qui  avait  cru  devoir  interrompre 


UNE    INVASION    PRDSSIENXE    E.\    HOLLANDE.  1A9 

le  voyage  de  la  princesse  était  un  bon  bourgeois,  qui  ne  connais- 
sait guère  le  monde  et  pas  du  tout  l'étiquette.  Pour  honorer  la 
femme  du  stathouder,  la  première  citoyenne  de  la  rîpnbliqne,  il 
avait  gardé  son  épée  à  la  main  comme  il  l'eut  fait  à  la  parade.  Les 
commissaires  de  Woerden,  dès  leur  arrivée,  avaient  fait  cesser  cette 
infraction  involontaire  aux  règles  de  cour.  Était-ce  un  outrage  au 
droit  des  gens,  un  aflVont  au  roi  de  Prusse,  un  véritable  casus 
belli?  Les  patriotes  ne  le  croyaient  pas,  le  roi  de  France  ne  l'ad- 
mettait ])as.  Mais  Frédéric-Guillaume  ne  craignait  pas  les  patriotes 
et  redoutait  beaucoup  moins  la  France  depuis  qu'il  connaissait  le 
succès  des  démarches  de  sir  James  Harris.  L'incident  de  Schonho- 
ven  lui  parut  un  prétexte  utile.  11  s'en  empai'a  avec  colère  et  le 
maintint  par  réflexion.  Sur  la  nouvelle  de  «  l'attentat  des  commis- 
saires de  ^Voerden,  »  le  roi  de  Prusse  avait  donné  l'ordre  à  ceux 
de  ses  généraux  qui  se  trouvaient  en  Westphalie  de  se  tenir  prêts 
à  marcher.  Sur  l'assurance  que  l'Angleterre  irait  jusqu'au  bout, 
les  ordres  de  mobilisation  furent  maintenus.  Le  10  juillet,  l'armée 
prussienne  était  prête  à  entrer  en  campagne.  Le  duc  de  Brunswick 
devait  la  commander. 

Tant  que  durèrent  les  préparatifs  militaires,  la  cour  de  Prusse 
parut  disposée  à  admettre  les  offres  de  médiation  commune  que  lui 
faisait  le  gouvernement  français.  Le  cabinet  de  Berlin  se  montra  très 
touché  de  cette  proposition.  «  Cela  a  surpassé  leurs  espérances,  di- 
sait Falciola  à  Montmorin.  Ils  m'ont  fait  répéter  la  lecture  jusqu'à 
trois  et  quatre  fois.  »  Sir  James  Harris  lui-même  crut  que  la  colère 
du  roi  de  Prusse  finissait  par  s'épuiser  et  qu'il  en  viendrait  à  dire 
«  qu'il  ne  voulait  pas  déranger  ses  propres  affaires  pour  arranger 
celles  d'autrui.  »  L'événement  devait  démentir  cette  assertion. 

Le  21  juillet,  Falciola  écrivait  à  Montmorin  pour  lui  annoncer  la 
mobilisation  des  troupes  prussiennes.  Le  chargé  d'affaires  de  France 
venait  d'en  recevoir  la  nouvelle  d'un  des  ministres,  du  comte  de 
Finck  lui-même.  La  veille  encore,  M.  de  Finck  avait  nié  l'existence 
de  tout  rassemblement.  Falciola  ne  sut  répondre  à  cette  ouverture 
qu'en  insistant  sur  le  caractère  pacifique  des  manœuvres  ordon- 
nées par  Louis  XVI  au  camp  de  Givet.  h  Elles  n'ont  d'autre  objet 
que  l'exercice  du  soldat.  —  Il  faut  toujours  dire  cela,  »  répliqua, 
non  sans  sourire,  M.  de  Finck. 

Le  cabinet  britannique,  entraîné  par  l'argumentation  pressée  de 
sir  James  Harris,  n'avait  pas  tardé  à  déclarer  à  la  cour  de  France 
tout  l'intérêt  qu'il  prenait  à  la  question  hollandaise.  Dès  le  29  juin, 
M.  Eden,  écrivant  à  Montmorin,  lui  annonçait  que  l'escadre  anglaise 
venait  de  recevoir  l'ordre  de  mettre  à  la  voile.  La  France  n'avait  rieu 
à  craindre  de  ces  évolutions  navales.  «  Sa  Majesté  a  reçu  avec  plai- 
sier  et  confiance  l'assurance  que  vous  nous  avez  donnée,  répondit 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Montinorin,  le  2  juillet,  et  elle  est  persuadée  que  votre  cour  n'en 
prendra  pas  moins,  monsieur,  dans  celle  que  j'ai  ordre  de  vous 
donner,  qu€  le  rassemblement  de  dix  k  douze  mille  hommes  que  Sa 
Majesté  se  pro[)ose  d'ordonner  n'a  {)our  objet  que  l'instruction  des 
troupes.  »  Le  mois  de  juillet  se  passa  à  échanger  d'un  ton  assez 
belliqueux  des  complimens  assez  pacifiques.  Lord  Carmarthen  voulut 
arriver  à  des  conclusions  plus  précises.  Dans  une  très  longue  dé- 
pèche, datée  du  27  juillet,  il  donna  l'ordre  au  duc  de  Dorset,  alors 
à  Paris,  de  représenter  ((  sur-le-champ  »  au  gouvernement  français, 
«  dans  les  termes  les  plus  amicaux  et  en  même  ten)ps  les  plus  éner- 
giques, combien  il  serait  impossible  à  Sa  Majesté  de  continuer  à  évi- 
ter tout  autre  préparatif  si  l'on  ne  recevait  sur-le-champ,  de  la  part 
de  la  France,  l'assurance  qu'elle  ne  fait  dans  ses  ports  aucime  es- 
pèce de  préparatifs,  et  à  un  degré  quelconque,  au-delà  de  ceux  qui 
se  font  ordinairement  pour  l'état  de  paix.  »  Le  ton  de  l'Angleterre 
était  trop  menaçant  pour  permettre  les  illusions. 

Le  20  juillet ,  sir  James  Hurris  expédiait  un  courrier  à 
M.  Ewart,  secrétaire  de  l'ambassade  d'Angleterre  à  Berlin,  pour 
lui  apprendre  les  résolutions  définitives  de  la  cour  de  Londres. 
L'Angleterre,  en  cas  de  guerre,  soutiendrait  la  Prusse  jusqu'au  bout. 
Quarante  vaisseaux  de  ligne  appuieraient  la  démonstration  du  duc 
de  Brunswick.  Le  28  juillet,  M.  Lwart  répondait  à  sir  James  Harris 
par  l'assurance  positive  que  la  Prusse  se  décidait  à  marcher.  «  Votre 
courrier  est  arrivé  au  moment  le  plus  critique,  alors  qu'une  infâme 
intrigue  allait  tout  incliner  à  Potsdam  en  faveur  de  la  France.  » 
Presque  au  même  instant,  la  princesse  d'Orange,  mêlée  plus  que 
jamais  à  tous  les  détails  de  la  politique,  écrivait  au  grelïier  des  états 
et  au  principal  député  de  chaque  province  pour  les  informer  que  le 
ministre  de  Prusse  à  La  Haye,  M.  de  Thulemeyer,  «  avait  inexacte- 
ment rapporté  les  sentimens  de  son  maître,  que  le  roi,  son  frère, 
bien  loin  de  vouloir  exclure  l'Angleterre ,  désirait  ardemment 
qu'on  l'invitât  à  la  médiation.  »  Dans  une  note  destinée  à  passer 
sous  les  yeux  de  sir  James  ilarris,  elle  ajoutait  cette  phrase 
significative  :  «  La  numière  franche  et  ouverte  dont  votre  cour 
s'est  expliquée  à  Berlin  a  produit  lu  plus  grand  eiïet,  et  je  ne  sau- 
rais assez  vous  en  remercier.  »  Déjà  l'on  annonçait  à  Nmiègue  l'ar- 
rivée du  duc  de  Brunswick,  qui  venait  pour  s'entendre  avec  la  prin- 
cesse sur  tous  les  détails  de  l'expédition  militaire.  «  Le  feld-maré- 
chal  |)uraît  tranquille,  écrivait  d'Allemagne  Mirabeau;  mais  c'est  le 
sommeil  du  lion.  »  Quant  à  (luillaume  V,  l'on  ne  parlait  guère  de 
lui.  Il  guerroyait  contre  les  états  de  Hollande.  L'on  savait  seulement 
que,  dans  un  accès  de  colère  violente,  il  avait  été  jusqu'à  dire  à 
w  femme  :  «  Je  ne  suis  entouré  ici  (jue  de  traîtres,  et  vous  êtes  la 
première  de  tous,  madame.  » 


UNE    INVASION    PRCSSrENNE   E\    HOLLANDE.  151 

L'accord  était  complet  entre  la  Prusse  et  l'Angleterre.  Le  traité 
d'alliance  offensive  et  défensive,  qui  devait  être  signé  au  mois  d'oc- 
tobre ,  était  arrêté  en  principe.  Par  sa  tenace  obstination ,  par  sa 
volonté  ferme  et  raisonnée,  par  son  courage,  sir  James  Han-is  était 
parvenu  à  ses  fins.  Ce  n'est  pas  le  courage,  assurément,  qui  man- 
quait aux  négociateurs  français,  lis  ne  savaient,  par  malheur,  ni  ce 
qu'i's  voulaient,  ni  ce  qu'ils  pouvaient.  M.  de  Loménie  de  Brienne, 
nommé  contrôleur  général  et  bientôt  principal  ministre,  avait  porté 
dans  l'administration  des  finances,  puis  dans  la  politique  générale, 
tout  le  désordre  de  sa  \-ie  privée.  Quand  on  voulut  presser  les  arme- 
mens  de  Givet,  Ton  découvrit  que  les  sommes  réservées  pour  cet 
objet  étaient  déjà  dépensées  ;  ïes  émissaires  envoyés  par  le  duc  de 
Brunswick  purent  revenir  en  disant  que  le  camp  était  désert  et  que 
l'on  y  cherchait  en  vain  des  soldats  français.  La  cour  de  France  ne 
se  plaignit  pas  moins  des  préparatifs  militaires  faits  en  Westphalie  : 
(t  Le  roi  vous  autorise  à  rappeler  l'intérêt  que,  jusqu'à  présent,  il 
n'a  cessé  de  prendre  à  la  prospérité  de  la  monarchie  prussienne, 
écrivait  Montmorin  à  Falciola,  et  de  faire  entendre  que,  si  le  roi  de 
Prusse  ne  fait  aucun  cas  de  cet  intérêt,  nous  serons  forcés,  quoique 
à  regret,  de  changer  de  conduite  et  de  système.  Le  roi  n'abandon- 
nCTa  jamais  la  Hollande,  dans  aucun  état  de  cause,  lorsqu'il  sera 
question  d'agression  étrangère.  » 

M.  de  Montmorin  ne  se  flattait  déjà  pins  d'imposer  sa  manière 
de  voir  au  gouvernement  prussien.  «  Quelque  précipitée  et  quelque 
inconsidérée  que  soit  la  conduite  du  roi  de  Prusse ,  écrivait-il  le 
20  août,  le  roi  pense  qu'il  est  d'une  nécessité  absolue  d'en  prévenir 
les  effets,  sans  })erdre  de  temps  à  discuter  si  les  plaintes  de  ce 
monarque  sont  bien  ou  mal  fondées.  »  Dans  cet  état  de  choses,  la 
cour  de  France  conseillait  aux  états  de  Hollande  d'autoriser  le  voyage 
à  La  Haye  de  la  princesse  d'Orange,  et  de  l'inviter  à  s'y  rendre  dès 
que  la  sécurité  publique  le  permettrait.  Le  texte  même  de  la  réponse 
à  faire  au  roi  de  Prusse  était  envoyé  de  Versailles.  Le  courrier  du 
20  août  apportait  à  l'ambassadeur  de  France  une  nouvelle  plus  grave 
que  le  conseil  donné  aux  états.  Le  roi  avait  ordonné  son  retour  en 
France.  «  Je  ne  vous  dissimulerai  pas  qu'il  a  également  résolu  que 
vous  ne  retourneriez  pas  à  La  Haye.  Sa  Majesté  a  disposé  de  l'am- 
bassade de  Hollande  envers  M.  le  comte  de  Saint-Priest.  »  Le  coup 
était  dur  pour  Vérac;  il  était  terrible  pour  les  patriotes.  Rappeler 
l'ambassadeur  dans  ces  circonstances,  c'était  condamner  la  Hollande 
et  le  parti  républicain.  La  cour  de  France  avait  enfin  compris  que 
l'accord  de  l'Angleterre  et  de  la  Prusse  était  absolu. 

Le  8  septembre,  malgré  la  résistance  prolongée  d'Amsterdam,  les 
états  de  Hollande  se  décidèrent  à  une  dernière  démarche  pacifique, 
et  adressèrent  à  la  cour  de  Prusse  la  réponse  rédigée  par  le  cabinet 


152 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


de  Versailles.  Le  jour  même,  avant  midi,  la  lettre  des  états  fut  com- 
muniquée à  M.  de  Thulemeyer,  pour  être  envoyée  à  Berlin.  Un  cour- 
rier partit  le  soir  pour  cette  ville.  Le  9  septembre,  à  huit  heures  du 
matin,  le  ministre  prussien  se  rendit  chez  le  grand  pensionnaire  et 
lui  demanda  de  convoquer  l'assemblée  pour  le  lendemain.  La  ré- 
ponse das  états  n'avait  pas  paru  satisfaisante  au  roi  son  maître, 
qui  faisait  déposer  un  ultimatum.  Le  roi  réclamait  des  excuses 
nettes,  complètes,  absolues;  la  révocation  formelle  des  «  résolutions 
injustes  et  erronées  »  prises  à  l'occasion  du  voyage  de  la  princesse  ; 
le  châtiment  sur  sa  réquisition  «  de  tous  ceux  qui  avaient  participé 
aux  offenses  contre  son  auguste  personne  ;  »  l'invitation  à  son  al- 
tesse royale  de  se  rendre  de  suite  à  La  Haye.  Ces  décisions  devaient 
être  prises  dans  le  délai  de  quatre  jours.  «  Tout  le  monde  paraît 
persuadé  que  le  mémoire  de  M.  de  Thulemeyer  a  été  fabriqué  à 
Clèves  entre  M™'  la  princesse  et  M.  le  duc  de  Brunswick,  »  disait 
à  Montmorin  M.  Gaillard,  chargé  d'affaires  de  France  en  l'absence 
de  l'ambassadeur.  «  Les  grandes  inondations  peuvent  s'effectuer 
en  six  heures,  à  ce  que  m'ont  appris  M.VLPaulus  et  de  Witt,  membres 
de  la  commision  de  Woerden.  » 

Le  12,  les  états  déclarèrent  qu'on  ne  pouvait  entrer  en  délibéra- 
tion sur  la  note  de  M.  de  Thulemeyer.  L'envoi  à  Berlin  de  deux  dé- 
putés chargés  de  conférer  avec  le  roi  de  Prusse  fut  résolu.  Un  der- 
nier espoir  semblait  réservé  aux  patriotes.  La  Porte  venait  de  rompre 
avec  la  Russie  et  la  guerre  se  rallumait  en  Orient.  «  Voilà  une  nou- 
velle série  qui  s'ouvre  dans  le  Levant,  et  qui  pourra  donner  à  pen- 
ser à  Sa  Majesté  prussienne,  écrivait  Montmorin  à  Bourgoing  ;  nous 
nous  ressouviendrons  du  fond  qu'on  peut  faire  sur  elle.»  —  «  L'opi- 
nion du  roi  est  que  les  états  de  Hollande  ont  fait  tout  ce  qu'il  était 
possible  d'exiger  d'eux  pour  apaiser  le  roi  de  Prusse,  disait  le  mi- 
nistre à  Gaillard.  Si  ce  prince,  au  mépris  des  réflexions  les  plus  sé- 
rieuses sur  ce  qu'il  va  entreprendre,  fait  avancer  ses  troupes  pour 
entrer  dans  la  province  de  Hollande,  Sa  Majesté  est  résolue,  comme 
allié,  d'aller  au  secours  de  cette  province.  »  Les  troupes  prussiennes 
avaient  envahi  le  territoire  des  Provinces-Unies  quand  Montmorin 
écrivait  ces  lignes.  Les  pensionnaires  venaient  de  se  décider  à  quit- 
ter La  Haye,  oîi  ils  couraient  risque  d'être  massacrés  par  les  oran- 
gistes. 


vn. 

Le  12  septembre,  le  duc  de  Brunswick  avait  donné  l'ordre  de 
marche  :  les  troupes  prussiennes  s'étaient  ébranlées  ;  le  duc,  resté 
l'un  des  derniers  à  Wesel,  avait  passé  le  Khin  dans  la  soirée,  sur 
un  pont  de  bateaux,  et  s'était  avancé  sur  Clèves.  Do  nombreux 


LKE    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  153 

ofTiciers  anglais,  russes,  raecklembourgeois  servaient  comme  volon- 
taires dans  son  état-major.  Les  princes  régnans  de  Saxe-Weimar  et 
d'Anhalt  avaient  obtenu  l'autorisation  de  l'accompagner.  Le  13,  la 
province  de  Gueldre  était  envahie  :  l'armée  d'occupation  se  présen- 
tait comme  amie  :  elle  venait  rétablir  Tordre  public,  sauver  les 
Pays-Bas  de  l'anarchie,  rendre  au  stathouder  les  privilèges  qui  lui 
appartenaient.  La  princesse  d'Orange,  suivie  de  ses  dames  d'hon- 
neur et  de  son  escorte,  s'avançait  au-delà  de  Nimègue  pour  rece- 
voir ses  libérateurs.  Les  officiers  prussiens  portaient,  par  cour- 
toisie, la  cocarde  orange  au  chapeau  ;  ils  étaient  accueillis  par  la 
foule  aux  cris  de  :  «  Vive  Orange!  »  Le  vieux  chant  de  Guillaume 
de  Nassau  retentissait  de  toutes  parts,  le  temps  était  magnifique, 
la  victoire  était  assurée.  L'expédition  semblait  une  partie  de  plaisir, 
pour  ne  pas  dire  une  fête  de  famille.  La  journée  du  lA  fut  accordée 
au  repos.  Les  soldats  avaient  fait  la  veille  une  marche  forcée  ;  ils 
devaient  s'assurer  du  pain  et  des  fourrages  pour  trois  jours.  On 
venait  d'apprendre  la  nouvelle  que  la  commission  de  Woerden  avait 
donné  Tordre  de  rompre  toutes  les  digues,  de  défoncer  tous  les 
chemins  :  bientôt  la  Hollande  serait  sous  Teau. 

Quelles  mesures,  en  dehors  de  l'inondation,  la  Hollande  pouvait- 
elle  opposer  aux  forces  de  Frédéric-Guillaume  jointes  à  celles  de 
son  beau -frère?  Les  commissaires  de  Woerden  avaient  travaillé 
sans  relâche  à  développer  les  moyens  de  défense,  mais  la  bonne 
volonté  ne  supplée  pas  aux  connaissances  professionnelles.  11  eût 
fallu  remettre  la  direction  de  la  lutte  à  un  véritable  homme  de 
guerre.  L'on  avait  pensé  à  M.  de  La  Fayette,  qu'on  eût  prié  de 
commander  un  corps  de  20,000  volontaires.  Il  se  voyait  déjà  «  placé 
à  la  tête  de  toutes  les  forces  militaires  des  provinces  républicaines.» 
L'affaire  n'aboutit  pas,  par  suite  de  a  la  friponnerie  du  rhingrave.  » 
A  défaut  de  La  Fayette,  les  commissaires  de  Woerden  demandaient 
des  canonniers  à  la  cour  de  France.  Le  maréchal  de  Ségur,  alors 
ministre  de  la  guerre,  était  trop  grand  partisan  de  l'alliance  hollan- 
daise pour  se  refuser  à  cette  prière.  Deux  cents  canonniers,  sans 
armes  et  sans  uniformes,  reçurent  Tordre  de  se  rendre  par  déta- 
chemens  en  Hollande  et  de  se  mettre  au  service  de  la  commission. 
MM.  de  Bellonet  et  Bosquillon  de  Frescheville,  capitaines  en  premier 
au  cor])S  royal  du  génie,  partirent  en  même  temps  pour  La  Haye. 
M.  de  Ternant,  oflicier  général  très  distingué,  se  trouvait  déjà  en 
Overyssel  pour  y  organiser  la  résistance. 

M.  de  Ségur  et  son  collègue  de  la  marine,  M.  de  Castries,  ne  se 
contentaient  pas  de  ces  mesures.  Ils  désiraient  l'intervention  active 
de  l'armée  française  et  faisaient  préparer  des  plans  dé  campagne. 
La  difficulté  dominante,  outre  la  pénurie  du  trésor  et  l'insouciance 
de  M.  de  Brienne,  était  la  distance.  Givet  se  trouvait  à  quarante 


154  KK VI  E    DES    DIXX    MONDE;?. 

lieues  de  la  frontière.  Dans  un  mémoire  envoyé  sur  la  demande 
du  cabinet  français,  M.  Paulus,  l'un  des  patriotes  les  plus  distin- 
gués, résumait  la  marche  à  suivre.  Il  fallait  envoyer  qiumlo  ritius 
20,000  hommes  en  Hollande  par  Gorcum.  Un  second  corps,  de 
plus  de  20,000  hommes,  envahirait  la  Westphalie,  puis  reviendrait 
sur  Utrecht,  obligeant  le  duc  de  Brunswick  à  diviser  ses  forces  et 
le  plaçant  entre  trois  feux,  si  l'on  comptait  la  petite  armée  hollan- 
daise, forte  de  10,000  hommes  environ.  Un  troisième  corps,  de 
10  à  12,000  hommes,  embarqué  à  Dunkerque,  débarquerait  à 
Helvoetet  s'emparerait  de  cette  place  et  de  La  Brille.  «  Si  tout  cela 
se  fait  promptement,  la  Hollande  sera  délivrée  des  troupes  prus- 
siennes; si  cela  ne  se  fait  pas,  elle  est  perdue.  »  Gela  ne  devait 
pas  se  faire,  et  la  Hollande  était  perdue.  L'inlluence  de  M.  de  Lo- 
ménie  de  Brienne  l'avait  emporté.  MM.  de  Ségur  et  de  Gastries  se 
retiraient  du  ministère,  et  l'on  s'efforçait  à  Versailles  d'oublier  les 
patriotes,  tout  en  gardant  rancune  au  roi  de  Prusse. 

Le  21  septembre,  M.  de  Montmorin  sonnait  le  glas  funèbre  de 
la  cause  républicaine  dans  une  lettre  à  Saint-Priest,  que  les  événe- 
mens  retenaient  à  Bruxelles,  a  Le  printemps  peut  et  doit  nous  don- 
ner des  forces  qui  nous  manquent  quant  à  présent.  L'idée  d'une 
diversion  dans  les  états  du  roi  de  Prusse  me  paraît  absolument 
impraticiible.  »  G'était  trop  compter  sur  la  bonne  volonté  du  duc 
de  Brunswick  que  d'attendre  le  printemps  jx)ur  rechercher  les  facul- 
tés qui  manquaient  à  la  France.  La  dernière  ressource  employée 
par  les  patriotes  devait  leur  faire  défaut,  comme  les  secours  de 
leur  allié  :  les  digues  et  les  écluses  étaient  rompues,  mais  la  mer 
n'avançait  pas;  elle  avait  couvert  des  plaines  fertiles,  elle  ne  bar- 
rait pas  la  route  à  l'invasion.  Le  duc  de  Brunswick  avait  calculé  sur 
les  quartiers  de  la  lune  la  date  précise  de  son  entrée  en  campagne. 
Si  le  courrier  chargé  de  porter  à  Berlin  la  dernière  réponse  des 
états  de  Hollande  avait  pu  faire  en  quelques  heures  une  traite  qui 
demandait  quelques  jours,  c'est  qu'il  fallait  profiter  des  basses  ma- 
rées. Le  général  de  Pfaii,  qui  a  doimé,  en  1791,  sur  cette  tournée 
des  armées  prussiennes,  un  récit  très  complet  et  très  détaillé,  digne 
d'être  comparé  aux  dernières  publications  du  grand  état-major  alle- 
mand, fait  remarquer  avec  soin  cette  preuve  de  la  prudence  du 
duc  de  Brunswick.  U  insiste,  non  sans  lourdeur,  sur  l'exactitude 
géométrique  de  ses  opérations  militaires.  Ces  éloges  sont  mérités. 
Pendant  qu'on  se  livrait  au  simulacre  de  négociations  pacifiques,  le 
duc  d<*  Brunswick  combinait  tous  ses  mouvemens  avec  la  précision 
d'un  homme  de  gueire  qui  serait  mathématicien.  Grâce  à  de  «om- 
breux espioirs  partout  ré[)andus,  grâce  surtout  aux  renseignemeas 
minutieux  que  j)0uvait,'ut  lui  donner  la  princ(«se  d'Orange  et  les 
olliciers  du  stathouder,  il  régl'îi  dins  I.  -<  nmindres  détails  l'ordre 


13E    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  155 

et  la  marche  de  ses  troupes,  préparait  les  approvisionnemens,  orga- 
nisait les  magasins  et  les  hôpitaux.  Envelopper  dans  un  mouvement 
rapide  la  province  de  Hollande  et  la  ville  d'Utrecht,  leur  couper 
tout  secours  possible,  s'emparer  de  toutes  les  places  fortes  du  cor- 
don, réunir  contre  Amsterdam  toutes  les  troupes  envoyées  d'abord 
dans  des  directions  diverses,  tel  était  son  projet  primitif,  tel  fut  le 
plan  qu'il  exécuta.  Son  armée,  divisée  en  trois  corps,  s'ébranla 
comme  pour  la  parade.  Elle  était  forte  de  20.000  hommes  environ. 
Le  duc  s'était  réservé  le  commandement  de  la  première  division, 
arec  le  général  Knobelsdorf  sous  ses  ordres.  La  seconde  colonne 
avait  à  sa  tête  le  général  Gaudi.  Le  troisième  corps  obéissait  au 
général  Lottum. 

Pour  bien  comprendre  la  marche  du  duc  de  Brunswick,  la  rapi- 
dité, la  sécurité  de  ses  mouvemens,  il  faut  se  rappeler  que  la  Hol- 
lande, bien  que  très  peuplée,  n'occupe  qu'une  étendue  peu  consi- 
dérable ;  que  toutes  les  grandes  villes,  très  rapprochées,  sont  mises 
en  communication  par  des  canaux,  par  des  routes  sans  nombre; 
que  la  distance  entre  Rotterdam  et  La  Haye  n'est  que  de  cinq 
lieues,  qu'elle  n'est  que  de  trois  lieues  entre  La  Haye  et  Leyde,  de 
sept  lieues  entre  Leyde  et  Haarlem.  de  cinq  lieues  entre  Haarlem 
et  Amsterdam  ;  qu'entre  Utrecht  et  Amsterdam  même,  Ton  n'a  que 
huit  lieues  à  parcourir. 

Le  15  septembre,  après  un  repos  d'un  jour,  l'armée  reprit  sa 
marche  en  avant ,  les  différens  corps  d'armée  se  dirigèrent  vers  les 
quartiers  qui  leur  étaient  assignés.  Les  soldats  avaient  une  con- 
fiance absolue  dans  leur  général,  une  foi  aveugle  dans  le  succès. 
Le  temps,  jusqu'alors  fort  beau,  se  mit  à  la  pluie;  les  routes  de- 
vinrent plus  difficiles;  raison  de  plus  pour  terminer  rapidement  une 
promenade  militaire  qui  devait  donner  de  la  gloire.  Le  16  sep- 
tembre, une  nouvelle  se  répandit  qui  mit  le  comble  à  leur  en- 
thousiasme :  le  rhingrave  de  Salm  avait  abandonné,  dans  la  nuit,  la 
ville  d' Utrecht,  qu'il  devait  défendre,  et  semait  partout  sur  sa  route 
le  désordre  et  la  confusion.  Utrecht  était  livré  à  l'anarchie.  Les 
coiys  franc»  erraient  au  hasard  ;  les  bourgeois  brisaient  leurs  armes, 
affolés  par  la  colère  et  par  la  crainte;  seuls,  quelques  officiers 
français,  aidés  de  miliciens  peu  nombreux ,  s'efforçaient  d'orga- 
niser une  résistance  inutile.  «  Le  prince  d'Orange  est  entré  dans 
la  ville  au  matin,  écrivait  sir  James  Harris.  11  s'est  emparé  le  même 
jour  de  Montfort  et  de  l'entrée  du  canal.  La  province  d' Utrecht  tout 
entière  est  entre  ses  mains.  »  Le  18  septembre,  M.  de  Saint-Priest 
voyait  arriver  à  Anvers  un  sieur  Leclercq.  major  du  régiment  do 
prince  de  Salm  dans  l'empire,  qui  lui  annonçait  la  retraite  préci- 
pitée du  rhingrave  :  «  On  a  abandonné  toute  l'artillerie  à  Woerden. 
La  commission  de  Leurs  Grandes  Puissances  partait  aussi  pour 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Amsterdam.  J'ai  appris  à  Rotterdam  que  Gorcum  était  rendu.  » 
A  La  Haye,  on  attendait  l'arrivée  des  Prussiens  pour  le  lendemain; 
la  populace  parcourait  les  rues,  chamarrée  de  rubans  orange,  insul- 
tant les  passans  qui  n'arboraient  pas  ce  signe  de  joie.  Le  grand- 
pensionnaire,  M.  de  Bleiswyck,  appelait,  à  sept  heures  du  matin, 
le  chargé  d'affaires  de  France  pour  s'entendre  avec  lui  ;  mais  son 
discours  «  portait  sur  des  principes  si  contradictoires,  »  que  son 
interlocuteur  l'accusait  «  de  perdre  la  tête  ou  de  tâcher  d'ajuster 
sa  conduite  sur  les  circonstances.  » 

M.  de  Bleiswyck  n'était  pas  le  seul  à  perdre  la  tête,  et  bien  des 
gens  se  préparaient  à  ajuster  leur  conduite  sur  les  circonstances. 
L'évacuation  soudaine  et  inattendue  d'Utrecht  ;  la  fuite  du  rhin- 
grave;  la  reddition,  au  premier  feu,  de  Gorcum,  qui,  bien  défendu, 
eût  pu  tenir  trois  semaines,  et  qui  couvrait  la  Hollande;  des  coups 
si  brusques,  si  répétés,  si  terribles,  avaient  troublé  toutes  les 
âmes.  Amsterdam  seul  restait  debout  dans  ce  désastre.  On  y  pré- 
parait tout  pour  la  résistance.  Le  rhingrave  de  Salm  se  présenta 
devant  la  ville  ;  on  lui  en  ferma  les  portes  comme  à  un  traître.  H 
disparut  soudain  de  la  scène  sans  que  l'on  pût  savoir  où  il  avait 
caché  sa  honte.  Utrecht  eût  pu  résister  trois  semaines  d'après  M.  de 
Bellonet,  l'un  des  officiers  français  envoyés  pour  le  délendre.  Le 
rhingrave  l'avait  abandonné  sans  combattre.  Revêtu,  grâce  à  ses 
intrigues,  d'un  commandement  suprême,  qu'il  feignit  de  n'accepter 
qu'à  regret,  il  avait  préparé,  de  longue  main,  une  retraite  qui  res- 
semblait trop  à  une  trahison.  Dès  le  mois  d'août,  le  bruit  s'était 
répandu  que  les  commissaires  de  Woerden,  soucieux  seulement  du 
sort  de  la  Hollande,  avaient  envoyé  au  rhingrave  Tordre  formel 
d'évacuer  Utrecht.  La  commission  avait  protesté  contre  ces  alléga- 
tions. Le  13  septembre,  le  rhingrave  lui  donna  connaissance  de  la 
marche  en  avant  de  l'armée  prussienne.  Les  circonstances  étaient 
critiques;  les  communications  entre  Ltrecht  et  Woerden  devien- 
draient bientôt  impossibles,  un  général  en  chef  ne  pouvait  attendre 
sans  cesse  des  instructions  qui  ne  lui  parviendraient  pas  peut-être. 
Le  rhingrave  de  Salm  insista ,  il  paria  de  se  retirer.  Les  commis- 
saires, vu  le  danger  pressant,  lui  remirent  une  sorte  de  blanc- 
seing,  non  daté,  qui  lui  j)ermettrait  de  se  diriger  suivant  les  cas. 
Le  rhingrave  n'attendit  pas  pour  s'en  servir.  11  se  retira  sans  com- 
battre, et  sa  retraite  précipitée  se  changea  bientôt  en  déroute.  «  11 
est  impossible  do  concevoir  et  d'exécuter  un  projet  comme  notre 
évacuation  d'Utrecht,  a  dit  M.  de  Frescheville,  l'un  des  olïiciers 
envoyés  en  Hollande  ;  on  nous  a  laissés,  nous  autres  Français,  dans 
la  ville  sans  nous  faire  marcher  et  sans  relever  les  postes.  » 

La  joie  des  siathoudérieus  n'était  pas  moins  grande  que  le  trouble 
des  patriotes,  mais  le  désordre  n'y  perdait  rien.  M.  de  Valence,  l'un 


INE    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  157 

des  attachés  du  comte  de  Saint-Priest,  qui  avait  pu  pénétrer  jus- 
qu'à Rotterdam,  «  rencontrait  dans  les  chemins  des  troupes  de 
paysans  les  parcourant  avec  des  lusils  et  le  sabre  dans  la  main, 
criant  sans  cesse  :  «  Vive  le  prince  d'Orange  1  »  Son  courrier,  en 
venant  de  La  Haye,  voyait  beaucoup  de  maisons  pillées  et  n'arri- 
vait qu'en  descendant  plusieurs  fois  de  cheval,  en  buvant  avec  le 
peuple  et  se  couvrant  de  rubans  orange.  «  A  Delft ,  il  y  avait  beau- 
coup plus  de  meurtres  et  de  pillage  qu'à  Rotterdam.  »  Partout,  les 
clochers,  les  maisons,  les  vaisseaux  même  étaient  décorés  de  pa- 
villons stathoudériens.  «  Son  Altesse  le  prince  d'Orange  est  entré  à 
La  Haye  aujourd'hui  à  deux  heures,  écrivait  sir  James  Harris  le 
20  septembre  ;  ses  chevaux  ont  été  dételés  à  un  mille  de  la  ville.  H 
a  été  traîné  par  des  troupes  de  bourgeois  orangistes.  »  —  «  Je  ne 
puis  vous  exprimer  mes  sentimens  en  ce  jour,  le  plus  beau  certai- 
nement que  je  voie  jamais,  ajoutait  le  lendemain  sir  James  Harris. 
Les  acclamations  et  les  bénédictions  qui  me  suivent  quand  je  pa- 
rais dans  les  rues,  la  reconnaissance  de  la  classe  supérieure,  l'atta- 
chement de  la  garnison,  m'ont  vraiment  accablé.  Je  ne  suis  guère 
versé  dans  le  mode  sentimental,  mais  mes  yeux  se  sont  mouillés 
de  pleurs  quand  j'ai  rencontré  le  prince.  »  Le  jour  même  de  son 
entrée  à  La  Haye,  Guillaume  V  accordait  à  l'envoyé  de  George  HI 
une  demi-heure  d'entretien  particulier  et  lui  peignait,  dans  «  les 
termes  les  plus  énergiques,  »  sa  gratitude  envers  l'Angleterre. 
Quant  aux  affaires  de  Hollande,  Son  Altesse  trouvait  qu'il  fallait 
tirer  de  la  circonstance  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner  et  obliger 
Amsterdam  à  la  raison. 

La  révolution  était  complète.  Comme  toute  révolution,  elle  avait 
ses  côtés  hideux.  Les  mauvaises  passions  de  la  foule  se  donnaient 
libre  carrière,  on  ne  cherchait  pas  à  les  arrêter.  L'armée  prus- 
sienne continuait  sa  marche  victorieuse  à  travers  le  pays,  moins 
brutale  dans  ses  agressions  que  les  stathoudériens  soulevés  sur 
son  passage.  Le  duc  de  Brunswick  s'étonnait  lui-même  de  trouver 
une  résistance  si  faible.  En  parcourant  les  murs  de  Gorcum,  il  dé- 
clarait que  la  place  eût  dû  tenir  pendant  longtemps.  A  Gorcum, 
comme  partout  ailleurs,  les  conseils  de  régence  étaient  changés 
dès  l'arrivée  des  troupes.  Les  magistrats  orangistes  prenaient  la 
place  des  patriotes  et  se  hâtaient  de  modifier  leur  députation  aux 
états.  Cette  mesure  politique  s'exécutait  comme  un  mouvement  mi- 
litaire, elle  faisait  partie  du  plan  d'invasion.  Le  17,  iSieupoort  et 
Schonhoven  étaient  occupés  sans  combat;  les  républicains  les  plus 
compromis  s'étaient  retirés,  l'on  faisait  de  tous  côtés  des  prison- 
niers ;  des  détachemens,  sans  officiers,  venaient  se  jeter  sur  les 
avant-gardes  prussiennes,  qui  les  désarmaient  sans  lutte. 


158  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

La  colonne  du  général  Gaudi  trouvait  les  approches  de  Vianen 
abandonnées,  les  routes  défoncées  et  les  ponts  détruits;  le  général 
van  Eben,  chargé  d'enlever  la  ville,  voyait  avant  d'y  arriver  le  dra- 
peau orange  flotter  sur  les  murs  de  la  citadelle.  Quelques  grena- 
diers, avec  deux  pièces  de  campagne,  s'emparaient  d'une  frégate  qui 
croisait  sur  le  grand  canal  ;  le  capitaine  chargé  de  la  défense  cédait 
sans  même  tirer  un  coup  de  canon;  et  les  soldats,  improvisés  ma- 
rins, remplaçaient  les  matelots  hollandais  qu'on  internait  à  Vianen. 
La  division  du  comte  Lottum  rencontrait  plus  de  diflicultés.  Par- 
venue rapidement  jusqu'à  Amesfoort,  elle  occupait  Soest  et  Soes- 
dijck.  Hilversum,  défendu  un  moment  par  les  patriotes,  était  pris 
sans  grand  combat  ;  mais  Woerden  opposait  une  résistance  plus  vive. 
«  Nous  avons  tellement  canonné  les  Prussiens  qu'ils  ont  disparu  au 
point  du  jour,  »  écrivait  le  19  septembre  au  matin,  M.  de  Fresche- 
ville  à  Gaillard.  Le  fort  d'Hinderdam  ne  tombait  qu'après  un  assaut 
oij  l'ennemi  éprouvait  des  pertes  sérieuses,-  une  partie  de  la  garni- 
son, plutôt  que  de  se  rendre,  sautait  dans  les  fossés  et  se  retirait  à 
Amsterdam,  vainement  poursuivie  par  le  vainqueur.  Nieuwersluys 
arrêtait  pendant  deux  jours  le  comte  de  Ralkreuth,  et  M.  d'Aver- 
hoult,  qui  commandait  la  place,  obtenait  les  honneurs  de  la  guerre. 
Plus  l'armée  d'invasion  s'approchait  d'Amsterdam,  plus  la  résistance 
devenait  honorable  et  sérieuse;  mais  dans  tout  le  reste  de  la  pro- 
vince, comme  en  Over^'ssel,  comme  en  (îroningue,  les  tentatives  de 
courage  étaient  au<«5i  rares  qu'inutiles.  Les  forteresses  ornées  des 
noms  les  plus  barbares  abaissaient  leurs  ponts-levis  devant  les 
trompettes  du  duc  de  Brunswick. 

La  conscience  des  casuistes  timides,  comme  celle  des  poltrons 
effarés,  devait  bientôt  se  trouver  à  l'aise.  Sur  le  conseil  de  sir  James 
Harris,  les  états  de  Hollande,  incomplets  et  modifiés,  bénissaient  la 
Providence  d'avoir  rétabli  l'ordre  troublé.  Tout  était  pour  le  mieux 
et  le  roi  de  Prusse  était  un  sauveur.  Amsterdam  seul  et  les  vieux 
patriotes  protestaient  contre  ce  concert  de  louanges.  Sir  James  Har- 
ris n'avait  garde  d'oublier  une  telle  fausse  note.  Dans  une  lettre 
dithyrambique  «  au  duc  de  Brunswick,  libérateur  de  la  nation  ba- 
tave,  »  il  lui  demnndait  d'agh'  promj)tement  contre  la  cité  rebelle  : 
«  Le  langage  menaçant  de  la  France  n'aboutirait  à  rien.  Le  roi 
George  faisait  accélérer  l'équipement  d'une  flotte  très  considérable.  » 
Le  général  Fauwcet,  envoyé  à  Berlin,  allait  «  presser  la  conclusion 
do  la  besogne  dont  il  était  chargé.  »  H  s'agissait  d'un  se''oin's  de 
35,0()()  hommes  assuré  à  la  Prusse,  outre  l'appui  de  la  marine  bri- 
tannique. Le  dnc  de  Brunswick  ne  répondit  que  quelques  lignes  à 
«h»  James  Harris.  «  \\  sentait  la  nécessité  de  ce  qui  lui  était  conseillé 
cl  était  déterminé  à  l'essayer.  » 


UNE    INVASION    PRUSSIENNE    EN    HOLLANDE.  1^1 

Poor  enlever  au  roi  Louis  XVI  et  à  ses  ministres  toute  Fré- 
nière  velléité  de  s'opposer  à  l'attaque  contre  Amsterdam, 
nouveaux  états  de  Hollande  donnaient  l'ordre  aux  ambastla 
deurs  des  Provinces  à  Paris  de  transmettre  au  ministre  deï 
affaires  étrangères  un  récit  des  heureux  événemens  arrivés  dans 
leur  patrie.  M.  de  Montmorin,  qui,  quelques  joui's  auparavant,  aflîr- 
raait  à  ces  mêmes  diplomates  que  le  roi  trouvait  «  l'invasion  pure- 
ment contraire  à  l'équité  et  soutiendrait  la  Hollande  de  toutes  ses 
forces,  »  recevait  une  lettre  pour  lui  apprendre  que  «  les  difficultés 
entre  cette  pro\ince  et  le  seigneur  prince  staihouder  héréditaire 
étaient  terminées...  que  l'affaire  de  la  satisfaction  était  sur  le  point 
d'être  aplanie  avec  la  cour  de  Prusse;  que,  par  conséquent, il  ne  se 
trouvait  plus  d'ennemis.  Leurs  Grandes  Puissances  ne  doutent  pas 
que  Sa  Majesté  ne  prenne  à  l'heureux  rétablissement  de  la  tranquil- 
lité la  part  qu'elle  a  toujours  témoigné  de  prendre  à  l'apaisement  des 
troubles  et  à  l'avancement  de  la  prospérité  de  la  province.  » 

Que  répondre  à  ces  déclarations  aussi  polies  qu'ironiques  ?  Que 
répondre  également  aux  émouvantes  supplications  qu'adressait  au 
roi  la  ville  d'Amsterdam,  «  cette  ville  qui  ne  saurait  être  indiffé- 
rente à  l'Europe,  comme  étant  le  soutien  des  Provinces-Unies?  » 
La  France  avait  laissé  passer  toute  occasion  de  venir  en  aide  aux 
patriotes.  Les  préparatifs  tardifs  qu'elle  faisait  pour  soutenir  son 
honneur  ne  pouvaient  pas  plus  sauver  Amsterdam  que  la  Hollande. 
Le  23  septembre,  en  arrivant  à  Leymuiden,  le  duc  de  Brunswick 
y  trouva  deux  députations  ;  l'une  des  états-généraux  pour  le  prier 
de  venir  à  La  Haye  recevoir  des  remercimens  publics  ;  l'autre  de 
la  ville  d'Amsterdam  pour  discuter  un  accord.  Le  duc  reçut  d'a:- 
bord  les  délégués  des  états,  au-devant  desquels  il  s'avança.  H 
fit  api^eler  auprès  de  lui  ceux  d'Amsterdam.  La  ville,  par  une  décla- 
ration écrite,  se  disait  prête  à  accéder  aux  résolutions  des  autres 
cités  de  la  province,  telles  qu'elles  étaient  énoncées  dans  sa  mis- 
sive. Le  duc  après  en  avoir  pris  connaissance,  répondit  que  les  con- 
ditions proposées  par  Amsterdam  n'étaient  pas  conformes  à  celles 
exigées  par  son  maître  et  adoptées  par  les  états.  l\  ne  se  refusait 
pas  à  accorder  une  trêve  au  conseil,  pour  lui  permettre  d'envoyer 
une  députation  auprès  de  la  princesse  d'Orange,  qui  venait  d'entrer 
triomphalement  à  La  Haye,  aux  acclamations  de  la  populace.  Le  28, 
eut  lieu  dans  la  chambre  même  de  la  princesse  une  réunion  des 
principaux  chefs  orangistes.  Le  duc  de  Brunswick  arriva  sur  les  dix 
heures  du  matin.  H  avait  été  reconnaître  les  approches  d'Amster- 
dam, s'avançant  jusqu'aux  pieds  des  batteries  qui  défendaient  la 
ville.  Les  difficultés  du  siège  lui  paraissaient  grandes.  Le  temps 
était  menaçant,  l'automne  commençait.   Les  inondations  avaient 


160  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

réussi  dans  la  région.  D'étroites  chaussées  très  fortifiées  et  cou- 
verts d'une  nombreuse  artillerie  offraient  seules  un  périlleux  pas- 
sage. Il  fallait  se  hâter  pour  réussir.  —  Sir  James  Harris  combattit 
respectueusement  les  objections  du  duc  et  s'opposa  nettement  à 
de  plus  longues  négociations.  Il  fallait  sommer  Amsterdam  dès  que 
la  trêve  serait  terminée;  en  cas  de  refus,  l'attaquer  sur  l'heure.  — 
L'opinion  du  ministre  anglais  prévalut  encore  une  fois.  Le  duc 
repartit  à  cinq  heures  du  soir  pour  exécuter  ces  instructions. 

Amsterdam  allait  succomber.  C'est  en  vain  que  le  chevalier  de 
Ternant,  officier  français  ausssi  brave  qu'intelligent,  s'efforçait  d'or- 
ganiser la  défense.  Le  courage  ne  manquait  pas,  la  patience  faisait 
défaut.  Le  29  septembre,  la  députation  de  la  ville  allait  trouver  la 
princesse  d'Orange  pour  lui  soumettre  les  propositions  du  conseil  ; 
la  princesse  -refusait  d'y  accéder.  Elle  congédiait  les  députés,  non 
sans  hauteur,  après  une  vive  discussion,  et  envoyait  sur  l'heure 
l'ordre  au  duc  de  Brunswick  de  recommencer  l'attaque.  Le  duc 
lui-même,  auquel  les  députés  demandaient  une  dernière  entrevue, 
ne  consentait  à  les  recevoir  que  déjà  en  marche  et  au  milieu  de 
ses  officiers  assemblés.  Il  les  renvoyait  les  yeux  bandés  et  sous 
forte  escorte.  «  Je  regarde  la  trêve  comme  expirée,  dès  ce  soir, 
entre  les  sept  et  huit  heures.  Je  suis  fermement  résolu  à  aller  en 
avant  et  exécuter  mes  ordres,  à  moins  que  Son  Altesse  Royale  n'in- 
tercède pour  m'engager  à  retirer  les  troupes.  » 

Dans  la  nuit  du  30  septembre  au  l^'^  octobre,  l'armée  prussienne 
se  mit  en  mouvement.  Le  1"  octobre,  au  matin,  la  grande  écluse, 
connue  sous  le  nom  de  Halfweg,  fut  attaquée.  Située  entre  le  lac 
d'Haarlem  et  les  étangs  formés  par  l'Y,  elle  n'offrait  qu'un  étroit 
passage  et  se  trouvait  l'un  des  points  les  plus  importans  de  la  dé- 
fense. Le  jour  n'était  pas  levé  encore.  Les  soldats  prussiens  s'avan- 
cèrent en  silence,  la  baïonnetteau  fusil,  pour  surprendre  les  Hollan- 
dais. Ln  coup  fut  déchargé  par  mégarde.  Les  patriotes  réveillés  en 
sursaut  dans  le  village  courent  aux  armes  et  commencent  à  tra- 
vers les  fenêtres  un  feu  nouni  contre  l'ennemi.  Le  désordre  est 
au  comble.  Un  canonnier  hollandais  court  pour  servir  sa  pièce  et 
tombe  sur  les  Prussiens,  qui  l'arrêtent.  Il  crie  :  «  A  l'emiemi!  » 
Son  api)el  est  entendu.  Le  capitaine  de  Richaud,  commandant  les 
artilleurs  français,  dirige  sa  batterie  contre  les  assaillans,  qui  l'atta- 
quent à  la  baïonnette.  Le  retranchement  est  enlevé  ;  le  capitaine 
de  Richaud  est  fait  prisonnier  après  avoir  reçu  deux  blessures. 
L'assaut  de  la  redoute  même  d'Halfweg  a  lieu  aussitôt.  l'^lle  est 
emportée  presque  sans  combat.  Un  détachement  prussien  l'a  tour- 
née avec  des  barques  et  s'en  empare  facilement.  Un  mouvement 
offensif  des  troupes  hollandaises  est  repoussé  :  60  dragons  do  la 


UNE   LSVASION   PRUSSIENNE   EN    HOLLANDE.  161 

légion  de  Salm  tournent  pendant  l'affaire  aux  cris  de  :  «  Vive  Fré- 
déric-Guillaume !  » 

Le  même  jour  avait  lieu  une  attaque  plus  considérable  contre  la 
position  d'Amstelveen ,  qui  couvrait  le  centre  de  la  ville.  A  cinq 
heures  du  matin,  sur  un  signal  donné  par  trois  coups  de  canon, 
les  troupes  prussiennes  se  mettaient  en  marche  sous  le  commande- 
ment du  duc  de  Brunswick.  II  devait  lui-même  aborder  Amstelveen 
de  front.  Une  autre  division  le  prendrait  sur  les  derrières  :  sept 
batteries  placées  sur  des  ponts  différons  ouvrirent  aussitôt  un  feu 
nourri  auquel  les  Hollandais  répondirent  par  de  nombreuses  dé- 
charges. Les  chasseurs,  sur  Tordre  du  duc,  qui,  après  les  avoir 
suivis,  se  mettait  bientôt  à  leur  tète ,  se  jetaient  avec  impétuo- 
sité sur  les  palissades  des  premiers  retranchemens,  qu'ils  empor- 
taient après  une  courte  résistance.  Le  colonel  de  Porte,  qui  défen- 
dait Amstelveen,  arrêtait  leur  élan  par  le  tir  serré  de  ses  pièces. 
Le  duc  de  Brunswick  fit  avancf^r  une  batterie  pour  soutenir  l'at- 
taque. Sous  sa  protection,  le  village  fut  emporté  ;  mais  le  colonel 
de  Porte  tenait  toujours,  encourageant  ses  hommes  par  une  bra- 
voure héroïque,  empêchant  par  tous  les  moyens  la  marche  en  avant 
de  son  adversaire.  Pour  réduire  l'artillerie  ennemie  au  silence,  il 
avait  fait  traîner  ses  canons  sur  le  haut  du  rempart.  Les  troupes 
prussiennes  ne  reculèrent  pas  Pendant  cinq  heures,  elles  restèrent  en 
place,  fermes  et  impassibles  sous  le  feu  des  patriotes.  Les  officiers 
donnaient  l'exemple  de  l'indifférence.  Le  prince  d'Anhalt  ne  bou- 
geait pas  du  point  le  plus  exposé  aux  balles  ;  les  soldats  riaient  du 
danger  et  voyaient  tomber  leurs  camarades  sans  sourciller.  Ln 
homme  a  l'œil  crevé  :  il  ne  se  trouble  point  :  «  Le  mal  n'est  pas 
grand,  dit-il  ;  il  n'était  déjà  pas  si  bon.»  Il  court  faire  panser  sa  bles- 
sure et  revient  prendre  son  poste.  Cependant  le  duc  de  Brunsvnck 
attendait  avec  impatience  le  signal  qui  devait  lui  apprendre  le  suc- 
cès du  mouvement  tournant,  et  n'était  pas  sans  inquiétude  sur  l'is- 
sue de  cette  manœuvre.  La  division  qui  devait  l'exécuter  avait  ren- 
contré, elle  aussi,  une  résistance  sérieuse.  Les  habitans  de  la  région 
soulevés  contre  l'envahisseur  avaient  joint  leurs  efforts  à  ceux  des 
patriotes.  Les  Prussiens,  plusieurs  fois  repoussés,  avaient  éprouvé 
des  pertes  sérieuses,  mais  leurs  forces  supérieures  devaient  enfin 
l'emporter,  tous  les  postes  étaient  tombés  entre  leurs  mains.  Ams- 
telveen était  entouré.  Le  lieutenant-colonel  Gordon,  officier  anglais, 
qui  accompagnait  l'expédition,  s'élança  aussitôt  pour  en  prévenir 
le  duc.  Les  hommes  du  colonel  de  Porte  commençaient  à  faiblir.  Il 
se  retira,  suivi  de  ses  artilleurs. 

Le  duc  de  Brunswick  était  maître  de  toute  la  contrée  entre 
l'Amstel  et  le  lac  d'Haarlem;  les  principales  routes  d'Amsterdam 

TOME  LXXIV.   —   1886.  \\ 


162  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui  étaient  ouvertes.  L'avant-garde  de  l'armée  prussienne  vint  cam- 
per à  Overtom,  à  3  kilomètres  d'Amsterdam.  La  victoire  était  com- 
plète. Amsterdam  demanda  une  nouvelle  trêve.  Les  députés  vinrent 
trouver  encore  le  duc  de  Brunswick.  La  ville  préparait  une  résolu- 
tion donnant  pleine  satisfaction  à  la  princesse.  Une  suspension 
d'armes  de  trois  jours  fut  accordée.  Le  1"  octobre,  à  onze  heures 
du  soir,  le  conseil  d'Amsterdam  fit  connaître  ses  propositions  nou- 
velles. Il  refusait  encore  de  reconnaître  la  légalité  des  états  de  Hol- 
lande et  la  validité  des  mesures  prises  depuis  le  début  de  l'inva- 
sion. La  conférence  se  termina  sans  amener  d'accord.  Sir  James 
Harris  reprit  sa  tâche  belliqueuse.  Brunswick  reçut  une  lettre  de 
Berlin  pour  lui  reprocher  sa  mollesse  et  sa  facilité.  Les  mauvaises 
nouvelles  accablaient  Amsterdam.  La  réponse  négative  de  la  cour 
de  France  venait  d'arriver.  Avant  que  la  trêve  fût  expirée,  une  dé- 
putation  se  présenta  aux  états  de  Hollande  pour  s'incliner  devant 
leur  légalité  au  nom  d'Amsterdam.  Toutes  les  mesures  prises  de- 
puis l'entrée  des  Prussiens  étaient  approuvées  sans  condition.  Une 
députation  de  Leurs  Grandes  Puissances  se  rendit  aussitôt  auprès 
de  la  princesse.  Les  états  lui  exprimaient  leurs  profonds  regrets  de 
ce  qui  était  arrivé.  Ils  priaient  Son  Altesse  Royale  de  bien  vouloir 
indiquer  les  satisfactions  qu'elle  exigeait.  Sir  James  Harris,  appelé 
par  la  princesse,  lui  conseilla  des  mesures  de  rigueur.  «  Il  fallait 
répandre  une  atmosphère  de  terreur  autour  des  principaux  fac- 
tieux, »  quitte  à  ne  pas  abuser  des  conditions  obtenues.  La  prin- 
cesse était  toute  prête  à  adopter  cette  opinion.  Elle  avait  fini  par 
croire  elle-même  aux  outrages  dont  son  frère  avait  su  faire  un  si 
bon  usage.  Elle  déclara  toutefois  ne  pas  exiger  la  vie  des  coupables, 
mais  sans  prétendre  les  garantir  contre  les  châtimens  qu'ils  pour- 
raient mériter  d'ailleurs.  Elle  demandait  qu'on  les  privât  de  tout 
emploi,  qu'on  les  proclamât  incapables  à  jamais  de  servir  la  répu- 
blique. Sur  une  nouvelle  question  des  états,  elle  dressa  elle-même 
la  liste  des  fauteurs  et  instigateurs  de  l'attentat  commis  envers  sa 
personne.  Les  commissaires  de  Woerden  y  occup.iient  la  première 
place.  «  MM.  Camerling.  van  Foreest,  Jean  de  Witt,  Block  et  \Tin 
Toulon,  furent  proclamés  «  démis  et  destitués  à  jamais  do  toutes 
les  places  do  régence  et  d'administration,  comme  ils  sont  démis  et 
destitués  par  la  présente.»  Les  principjiux  membres  du  conseil  d'Ams- 
terdam étaient  aussi  frappés,  ainsi  que  M.  de  Gyzelaer.  «  La  cour 
stathoudérienne,  d'après  Gaillard,  n'avait  pas  laissé  échap{)er  une 
si  belle  occasion  d'étendre  la  proscription  aux  membres  les  plus  dis- 
tingués du  parti  républicain.   » 

Amsterdam  pourtant  n'avait  pas  ouvert  encore  ses  portes.  La 
ville  répugnait  à  se  soumettre,  et  ne  voulait  pas  laisser  l'ennemi 


UXE    INVASION    PRrSSIEXNE   ES   IIOLLAKDE.  163 

pénétrer  dans  ses  murs.  L'armée  d'invasion  l'entourait  de  toutes 
parts.  Muyden,  dernière  place  restée  fidèle  à  sa  cause,  venait  de  se 
rendre,  après  une  défense  honorable.  Le  9  octobre,  le  duc  de  Bruns- 
wick fit  établir  ses  batteries.  Le  bombardement  devait  commencer 
à  midi.  On  lui  fit  connaître  l'accord  formé  à  La  Haye,  il  consentit 
à  attendre.  Le  10  au  matin,  il  signa  la  capitulation,  et  prit  posses- 
sion dans  la  soirée  de  la  principale  porte  d'Amsterdam.  Le  12,  sur 
la  proposition  du  conseil  renouvelé  par  les  orangistes  -^-ictorioux, 
les  troupes  stathoudériennes  entraient  dans  la  ville  et  désarmaient 
les  corps  francs.  La  révolution  était  terminée. 

Quelques  jours  plus  tard,  malgré  les  déclarations  formelles  de 
son  manifeste  au  moment  de  l'entrée  en  campagne,  malgré  le  texte 
également  net  de  la  capitulation  d'Amsterdam,  le  roi  de  Prusse 
annonçait  au  duc  de  Brunsxvick  que  la  cité  rebelle  devait  payer 
tous  les  frais  de  l'expédition.  Une  telle  demande  pourrait  servir  de 
morale  an  récit  de  cette  aventure.  Elle  fut  retirée  sur  le  conseil  du 
duc  et  remplacée  par  la  requête  d'une  large  gratification  accordée 
aux  troupes.  S'il  faut  en  croire  M.  de  Pfau,  elles  n'avaient  perdu 
que  211  hommes  dnrant  leur  promenade  militaire.  Est-il  besoin 
de  dire  la  joie  de  Guillaume  V  et  de  la  princesse,  l'enthousiasme 
des  stathoudériens,  l'orgueil  profond  de  sir  James  Harris? 

L'on  devine  les  fêtes  données  aux  vainqueurs  de  la  Hollande. 
Une  médaille  frappée  en  l'honneur  du  duc  de  Brunswick  lui  fut 
remise  par  les  états.  Ses  principaux  officiers  la  reçurent.  Par  déci- 
sion royale,  ils  furent  autorisés  à  porter  sur  leur  justaucorps  un 
ruban  orange.  Les  patriotes,  au  contraire,  persécutés  dans  la  plu- 
part des  villes,  fuyaient  en  grand  nombre  une  patrie  où  ils  ne 
trouvaient  plus  la  sécurité.  La  populace  déchaînée  s'unissait  aux 
soldats  prussiens,  jusqu'alors  retenus  par  la  discipline,  pour  piller 
et  dévaster  les  maisons  abandonnées.  La  petite  ville  de  Zierickzée, 
en  Zélande,  était  aux  trois  quarts  détruite  par  les  bandes  ameutées 
contre  elle.  A  x\.msterdam  même,  les  patriotes  étaient  menacés.  Les 
commissaires  de  Woerden  eurent  une  dernière  réunion  chez  M.  de 
Witt,  qui  allait  partir  pour  la  France.  Avant  de  se  séparer,  ils  attes- 
tèrent que  toujours  ils  avaient  été  d'accord,  que  toutes  leurs  réso- 
lutions n'avaient  été  inspirées  que  par  l'amour  pour  leur  malheu- 
reux pays.  MM.  de  Capellen,  de  Pallandt,  Bicker,  Abbema  sui\-irent 
l'exemple  de  M.  de  Witt.  Le  nombre  des  émigrés  hollandais,  en 
France,  fut  si  considérable  qu'on  dut  songer  à  créer  des  régimens 
nouveaux  pour  employer  les  officiers  et  les  soldats  sans  res- 
sources. Toutes  les  classes  de  la  société  était  représentées  parmi 
les  fugitifs.  Pour  atténuer  le  déplorable  échec  de  la  politique  fran- 
çaise, l'on  accorda  des  secours  aux  victimes  les  plus  malheureuses 


1(54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  cette  politique.  La  liberté  religieuse  leur  fut  promise,  on  parla 
même  de  les  autoriser  à  construire  des  temples.  L'on  espérait  ainsi 
rappeler  dans  leur  ancienne  patrie  les  descendans  des  proscrits 
de  redit  de  Nantes.  C'était  se  consoler  trop  facilement  d'une  situa- 
tion très  fâcheuse,  et  ne  pas  prévoir  assez  les  très  graves  consé- 
quences d'une  conduite  hésitante  et  imprévoyante. 

La  marche  victorieuse  et  rapide  de  l'armée  prussienne,  le  siège 
d'Amsterdam,  où,  prétendait-on,  vingt  mille  personnes  avaient  suc- 
combé, devaient  produire  dans  l'Europe  entière  une  impression 
aussi  funeste  que  durable.  Le  27  octobre,  la  cour  de  Londres  fai- 
sait remettre  à  celle  de  Versailles  une  déclaration  pour  l'inviter  à  la 
cessation  commune  des  armemens.  «  Les  événemens  qui  ont  eu 
lieu  dans  la  république  des  Provinces-Unies  ne  peuvent  plus  laisser 
aucun  sujet  de  discussion,  encore  moins  de  contestation  entre  les 
deux  cours.  »  La  réponse  de  la  France  fut  catégorique  :  «  L'inten- 
tion de  Sa  Majesté  n'est  pas  et  n'a  jamais  été  de  s'immiscer  par  la 
force  dans  les  affaires  de  la  république.  Elle  ne  conserve  aucune 
vue  hostile  relativement  à  ce  qui  s'est  passé.  »  La  conséquence  de 
ce  langage  était  facile  à  prévoir.  Le  4  avril  1788,  était  signée  l'al- 
liance offensive  et  défensive  de  ia  Prusse  et  des  Pays-Bas  ;  le  15  avril 
de  la  même  année,  était  conclu  un  traité  presque  analogue  entre  les 
Pays-Bas  et  l'Angleterre. 

«  Nous  avons  été  surpris,  écrivait  M.  de  La  Fayette  à  Washington  ; 
le  roi  de  Prusse  a  été  mal  dirigé,  les  Hollandais  sont  ruinés,  et 
l'Angleterre  se  trouve  la  seule  puissance  qui  ait  vraiment  gagné 
au  marché.  »  Ni  la  France,  ni  l'Angleterre,  ni  la  Prusse  n'avaient 
vraiment  gagné  au  marché.  La  France  devait  se  ressentir  longtemps 
de  l'erreur  qu'elle  avait  commise  en  laissant  s'engager  une  lutte 
qu'elle  ne  voulait  ou  ne  pouvait  pas  soutenir.  La  Prusse,  trompée 
par  notre  apparente  faiblesse,  allait  apprendre,  en  1792,  que  les 
défilés  de  l'Argonne  s'enlevaient  moins  facilement  que  les  écluses 
d'Amsterdam.  L'Angleterre  elle-même  avait-elle  suivi  une  politique 
sage  et  prudente  en  montrant  aux  soldats  prussiens  la  route  à  suivre 
pour  occuper  en  moins  de  cinq  jours  la  moitié  des  Pays-Bas? 

Frédéric  le  Grand,  il  n'y  a  guère  plus  d'un  siècle,  terminait  par 
ces  lignes  quelque  peu  sceptiques  son  Histoire  de  la  guerre  de  sept 
ans  :  «  C'est  là  le  propre  de  l'esprit  humain  que  les  exemples  no 
corrigent  personne;  les  sottises  des  pères  sont  perdues  pour  les 
enfans.  H  faut  que  chaque  génération  fasse  les  siennes.  »  L'avenir 
prouvera,  je  l'espère,  que  Frédéric  le  Grand  s'est  trompé. 


PlERBE   DE   Wm. 


UN 


SIÈCLE  DE  MUSIQUE  FRANÇAISE 


L'OPÉRA     COMIQUE. 


ir. 

D'HEROLD     A     BIZET. 


I. 

Le  trio  des  maîtres  de  l'opéra  comique  se  complète,  avec  Boïel- 
dieu,  par  Herold  et  par  Auber.  De  ces  deux  derniers,  l'un  fut  un 
musicien  de  génie,  l'autre,  un  musicien  d'esprit.  Tout  pour  eux  fut 
différent  :  le  talent  et  la  destinée.  A  l'un  la  Providence  mesura  les 
années  et  défendit  les  œuvres  nombreuses  ;  à  l'autre  elle  accorda 
la  fécondité  d'une  vie  presque  centenaire.  Elle  avait  arraché  des 
mains  d'Herold  sa  lyre  toute  vibrante  ;  elle  laissa  le  vieil  Auber  s'en- 
dormir doucement  sur  la  sienne. 

Herold  mourut  très  jeune,  comme  devait  mourir,  près  de  qua- 
rante ans  après  lui,  un  musicien  de  sa  race,  George  Bizet  ;  mais  il 

(1)  Vojez  la  Revue  du  l»'"  février. 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

eut  le  temps  de  donner  à  l'opéra  comique  sa  forme  achevée,  et 
d'être  le  représentant  parfait  du  genre  que  nous  étudions.  On  a 
contesté  l'originalité  d'Herold  ;  on  l'a  accusé,  sinon  de  copier,  au 
moins  de  se  souvenir.  Ce  Français,  dit-on,  était  fait  d'un  Allemand 
et  d'un  Italien;  sans  Weber  et  sans  Rossini  il  n'y  aurait  pas  d'He- 
rold. Peut-être;  mais  ce  serait  une  raison  de  plus  d'aimer  Weber 
et  Rossini,  voilà  tout.  Sans  doute,  Herold  est  romantique,  comme 
Weber;  mais,  de  son  temps,  qui  n'était  romantique  en  France? 
D'ailleurs,  il  y  aurait  entre  le  romantisme  de  l'un  et  celui  de  l'autre 
plus  d'une  nuance  à  signaler,  ne  fût-ce  qu'à  propos  du  sentiment 
de  la  nature.  Ce  sentiment,  que  Weber  eut  au  plus  haut  point,  fit 
défaut  à  Herold  comme  à  presque  tous  nos  musiciens.  La  musique 
française  n'a  pas  eu  de  paysagiste  avant  Berlioz  et  Félicien  David. 

L'influence  de  Rossini  se  fait  sentir  davantage  chez  Herold.  L'astre 
du  maître  italien  était  si  brillant  que  nul  n'échappait  à  ses  reflets. 
Herold  tient  de  Rossini  la  prestesse  de  certains  mouvemens  :  par 
exemple,  dans  le  trio  presque  bouffe  du  premier  acte  de  Zampa, 
dans  le  premier  duo  du  Pré  aux  Clercs  ou  dans  le  trio  du  second 
acte.  Mais  ce  sont  là  des  détails;  au  fond,  le  génie  d'Herold  n'est 
pas  essentiellement  rossinien;  il  est  plus  sobre  et  plus  concis.  He- 
rold eut  la  force  et  le  nerf,  mais,  sans  en  abuser  jamais.  Il  resta 
mesuré,  fidèle  à  la  tradition  française  de  la  modération  et  de  l'équi- 
libre. Il  fut  surtout  le  musicien  de  la  couleur,  de  cette  couleur  que 
nous  trouvons  chez  Grétry  le  premier,  qui  s'accuse  dans  la  Dame 
blanche,  et  prend  tout  son  éclat  dans  Zampa  et  le  Pré  aux  Clercs. 
En  musique  même,  on  peut  être  coloriste.  Auber  ne  le  fut  guère, 
sauf  dans  certaines  pages  de  la  Muette  ;  Herold  le  fut  presque  tou- 
jours. 

Zampa  et  le  Pré  aux  Clercs  sont  les  deux  œuvres  maîtresses 
d'Herold.  On  a  oublié  les  Rosières,  Lastkàiie,  le  Lapin  blanc,  même 
le  Muletier-,  à  peine  se  souvient-on  de  Marie;  Zampa  est  de  1831  ; 
le  Pré  aux  Clercs,  de  1833.  Les  deux  ouvrages  font  songer  à  Prosper 
Mérimée.  Herold  et  Mérimée,  les  deux  esprits  les  plus  dissembla- 
bles, furent  rapprochés  deux  fois  par  des  sujets,  sinon  par  des  inspi- 
rations analogues.  L'idée  du  Prâ  aux  Clercs  est  empruntée  à  la 
Chronique  du  rcgnc  de  C/iarlcs  IX,  et  Zampa,  ou  la  Fiancée  de 
marbre,  pourmit  bien  avoir  donné  à  Mérimée  l'idée  de  sa  Vénus 
drille.  Le  romancier  et  le  musicien  ne  se  nuisent  pas  ;  chacun  a 
Suivi  son  chemin  et  fait  (i-uvre  personnelle.  Si  Mérimée  trouva  dans 
Zampa  l'idée  de  la  Vénus  d'Ille,  l'opéra  comique  d'Herold  dut  lui 
paraître  un  peu  mou,  un  peu  lâche.  H  en  a  résumé  les  effets  et 
condensé  l'épouvante.  Toute  couleur,  même  celle  d'Herold,  pâlit 
devant  celle-là.  Chez  Mérimée,  la  redoutable  fiancée  n'est  plus  de 


UN   SIÈCLE   DE   MUSIQUE    FRANÇAISE.  167 

marbre,  mais  de  bronze,  comme  ces  monstres  dont  l'ingénieuse 
cruauté  des  anciens  faisait  des  engins  de  supplice.  Ce  n'est  plus 
une  fille  de  Florence,  c'est  Vénus  elle-même,  la  Vénus  antique,  la 
déesse  des  étranges  et  meurtrières  amours.  Mérimée  mêle  à  cette 
aventure  fantastique  un  naturel  qui  en  accroît  l'horreur.  Il  nous 
conte  ce  drame  comme  un  simple  incident  de  la  vie  de  province.  Il 
ne  s'agit  pas  d'un  romanesque  brigand  de  Sicile,  d'un  corsaire  fabu- 
leux, d'un  nouveau  don  Juan,  mais  tout  bonnement  d'un  jeune 
homme  qui  se  marie,  d'un  jeune  homme  en  habit  noir  comme  tous 
les  mariés.  Il  n'a  rien  de  l'écumeur  de  mers:  il  n'a  jamais  pillé  de 
châteaux,  ni  trompé  de  jeunes  filles;  et,  pour  une  plaisanterie  de 
buveur  un  peu  gai,  l'on  sait  quel  est  son  châtiment;  on  le  devine 
plutôt,  car  Mérimée  ne  s'en  explique  pas  nettement.  On  entend 
bien,  la  nuit,  des  pas  lourds  dans  la  chambre  nuptiale  ;  on  retrouve 
bien  le  marié  sans  vie,  broyé  par  une  étreinte  de  fer  ;  mais  dans  le 
jardin,  la  statue  est  à  sa  place  ;  à  peine  sa  lè^Te  s'est-elle  plissée 
d'un  mauvais  sourire.  L'équivoque  ajoute  au  malaise  que  fait  éprou- 
ver ce  conte.  On  croit,  en  fermant  le  livre,  entendre  le  rire  de  l'au- 
teur, aussi  méchant  que  celui  de  sa  statue. 

Herold  est  moins  sec,  moins  sceptique;  il  ne  reste  pas,  comme 
Mérimée,  impassible  :  il  entre  dans  le  drame  avec  intérêt,  avec 
passion. 

Boïeldieu  n'est  pas  oublié  dans  le  premier  chœur  de  Z<7w/?rt;  dans 
la  ballade  fameuse  :  D'une  haute  ruiismnce,  on  retrouve  sa  poésie 
de  ménestrel  ;  la  phrase  inquiète  de  Camille  est  pénétrée  de  sa  mé- 
lancolie. Le  chœur  des  jeunes  filles  s'achève,  et  la  première  parole 
de  la  fiancée  :  Il  ne  vient  pas!  nous  émeut  d'un  soudain  pressenti- 
ment. La  coda  qui  termine  l'air,  l'entrée  d'Alphonse,  tout  cela  sans 
doute  est  un  peu  négligemment  imité  de  Rossini;  mais  le  trio,  ros- 
sinien,  lui  aussi,  est  plein  de  verve  mélodique.  Le  quatuor  qui  suit 
est  excellent  au  double  point  de  vue  du  drame  et  de  la  musique. 
Rien  ne  lui  manque  :  ni  l'ampleur  de  l'ensemble,  ni  la  variété  des 
mouvemens,  ni  la  beauté  des  chants,  ni  l'intérêt  de  l'accompagne- 
ment. Herold  ici  donne  à  l'orchestre  le  degré  d'importance  qu'il 
doit  avoir  dans  une  scène  de  ce  genre  :  au  premier  tutti  succède 
une  charmante  mélodie  de  violons  :  phrase  élégante,  sur  laquelle 
Zampa  et  Camille  dialoguent  aisément.  Rien  n'est  sacrifié  dans  celte 
page  magistrale  :  tout  a  sa  place  et  sa  valeur. 

Le  grand  finale  du  premier  acte  est  un  chef-d'œuvre.  Ce  festin 
de  pirates  italiens  a  l'emportement  d'une  kermesse  flamande  :  la 
fougue  de  Rubens  avec  la  pompe  du  Véronèse.  Quel  éclat  et  quelle 
chaleur!  Quel  débordement  de  passions,  d'instincts  effrénés!  Cepen- 
dant Herold  reste  noble,  même  dans  ri>Tesse.  Les  brigands  boivent 


168  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

en  gentilshommes;  c'est  une  fête  de  grands  seigneurs  plus  qu'une 
orgie  de  bandits.  Zampa  lance  son  couplet  bachique  d'une  voix  qui 
ne  tremble  pas.  Il  faut  être  maître  de  soi  pour  lever  aussi  haut  son 
verre,  pour  rythmer  aussi  fièrement  un  toast  magnifique.  11  y  a 
quelque  chose  de  Byron  dans  ce  personnage  de  Zampa  et  dans  ce 
brindisi  de  patricien. 

Tous  les  épisodes  du  finale  sont  dignes  les  uns  des  autres  :  l'en- 
trée tremblante  de  Dandoio,  l'outrage  à  la  statue,  et  la  bague  re- 
tenue par  le  doigt  de  pierre.  Après  chaque  itjcident,  le  thème  prin- 
cipal est  repris,  soit  par  Zampa  seul,  soit  par  le  chœur,  tantôt  hardi 
et  provocant,  tantôt  alourdi  par  le  progrès  de  l'ivresse  et  de  la  ter- 
reur. Zampa  commence  lui-même  à  se  troubler,  et  le  simple  chan- 
gement du  rythme,  quelques  triolets  chancelans  suffisent  à  l'indi- 
quer. N'entrons  pas  dans  le  détail,  il  faudrait  tout  signaler.  Pas 
plus  que  la  couleur,  le  dessin  ne  manque  au  tableau,  compris  tout 
entier  dans  des  lignes  harmonieuses,  qui  l'encadrent  sans  l'étoufTer. 

Des  deux  célèbres  finales  de  Zampa,  le  premier  est  le  meilleur. 
Le  second  acte  est  le  moins  bon  des  trois.  Il  contient  pourtant  une 
jolie  prière,  un  grand  air  de  Zampa  :  Toi,  dont  la  grâce  séduisante, 
dont  l'allégro  est  démodé,  mais  dont  la  première  phrase  est  belle. 
Le  trio  bouffe,  analogue  à  celui  de  l'acte  précédent,  ne  le  vaut  pas. 
Le  duo  avec  Alphonse  est  médiocre.  Ce  pauvre  Alphonse,  d'ailleurs, 
s'efface  à  côté  de  son  rival  :  il  n'en  a  pas  l'allure  chevaleresque. 
Mais  il  soupire  au  troisième  acte  une  délicieuse  barcarolle.  Herold 
a  souvent  de  ces  accents  plaintifs,  sans  amertume  ni  violence.  Était-ce 
instinct  secret  de  sa  brève  destinée?  Était-ce  la  mort  vaguement  en- 
trevue? Se  disait-il,  comme  le  Socrate  du  poète  : 

Je  suis  un  cj'gne  aussi;  je  meurs!  je  puis  chanter! 

Le  troisième  acte  de  Zampa  s'achève  par  un  duo  dramatique.  Pres- 
que jamais  la  musique  n'avait  encore  été  aussi  ardente  que  dans 
cette  œuvre,  moins  égale  peut-être,  mais  plus  chaude  que  le  Pré  aux 
rlerrs.  Plus  emporté  que  Mergy,  Zampa  sait  être  aussi  tendre.  Sa 
cavatine  :  Pourqrtoi  trembler?  est  respectueuse  et  presque  craintive 
comme  un  i)remier  aveu  d'amour.  Le  beau  rôle  que  ce  rôle  de  ténor! 
Qu'il  a  d'éclat  et  de  grâce  tout  ensemble!  Quel  relief,  et  surtout 
quelle  simplicité  1  Gomme  cet  art  est  sans  détours  et  sans  arrière- 
pensées  ! 

Deux  ans  après  Zampa,  fut  représenté  le  Pré  aux  Clercs.  Euiro. 
le  romancier  et  le  musicien  les  nuances  s'accusent  de  plus  en  plus. 
Mérimée  donne  h  son  récit  la  précision,  mais  un  peu  la  sécheresse 
d'une  gravure.  Il  a  la  vision  prompte,  l'imagination  sobre,  le  trait 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  169 

incisif,  quelque  chose  enfin  de  mordant  comme  la  pointe  sur  le 
cuivre.  On  voit  chez  lui  partout  la  force,  sans  jamais  sentir  la  ten- 
dresse. Son  héroïne  elle-même,  la  blanche  Diane  de  Turgis,  a  plus 
de  sens  que  de  cœur.  Elle  mêle  à  son  amour  presque  des  raffîne- 
mens  de  courtisane.  Elle  reçoit  son  amant  dans  une  retraite  galante, 
dans  une  alcôve  éclairée  de  bougies  roses,  où  des  cassolettes  brû- 
lent au  pied  d'un  lit  de  satin  cramoisi.  Elle  parait,  masquée  de  ve- 
lours ;  elle  irrite  le  désir  impatient  de  Mergy  par  mille  feintes  et 
mille  réticences.  Le  jeune  homme  finit  par  douter  lui-même  s'il  est 
près  de  Diane,  et  ce  n'est  qu'en  le  voyant  hésiter  que,  brusquement, 
l'ardente  comtesse  se  livre  à  lui. 

La  chaste  Isabelle,  du  Pré  aux  Clercs,  n'a  pas  de  ces  transports, 
ni  les  narines  frémissantes  de  Diane,  ni  ces  yeux  dont  la  pupille  se 
dilatait  comme  celle  des  chats,  ces  yeux  dont  les  regards  devenaient 
de  feu. 

Moins  sensuel  que  Mérimée,  Herold  est  aussi  moins  cruel.  La 
scène  du  repas  de  Mer^iv^  au  premier  acte,  ne  tourne  pas  aussi 
mal  que  la  querelle  de  Vaudreuil  et  de  Rheincy.  Le  duel  final  même 
est  moins  brutal.  Voyant  Comminge  mort,  un  des  témoins  dit  aux 
autres  :  «  Regardez  son  sourcil  et  sa  joue,  la  coquille  du  poignard 
s'y  est  imprimée  comme  un  cachet  dans  de  la  cire.  »  De  tels  détails, 
froidement  jetés,  font  frissonner.  L'œuvre  d'Herold  est,  en  général, 
d'un  ton  moins  cru,  Mérimée,  peut-être,  est  plus  conforme  à  la  vé- 
rité historique,  à  l'esprit  d'une  époque  où  les  passions  étaient  effré- 
nées, l'amour  sans  retenue  et  la  haine  sans  merci:  mais  Herold 
nous  touche  davantage.  Il  nous  émeut,  et  le  secret  de  la  beauté 
artistique  est  dans  l'émotion. 

Nous  signalions  plus  haut  la  mélancolie  d'Herold  ;  bien  plus  que 
Zampa,  le  Pré  aux  Clercs  est  pénétré  de  cette  tristesse  attirante. 
Elle  est  jetée  comme  un  voile,  elle  passe  comme  une  ombre  sur 
certaines  phrases  :  le  premier  chant  de  l'ouverture,  le  début  du 
grand  air  d'Isabelle,  l'adorable  plainte  de  la  reine  :  Je  suis  pri- 
sonnière, loin  du  beau  pays!  Tout  le  rôle  d'Isabelle  est  empreint 
de  cette  grâce  attendrie,  vague  langueur,  douce  ivresse, 

Où  la  bouche  sourit  et  les  yeus  vont  pleurer  I 

sentiment  indéfinissable  qui  s'exhale  de  l'œuvTO  entière  et  lui  donne 
un  goût  particulier,  tout  différent  de  la  saveur  un  peu  âpre  de 
Mérimée. 

Cependant  le  cœur  d'Herold  n'a  pas  égaré  son  imagination.  Il  a 
bien  rendu  la  couleur  de  l'époque.  Dans  de  moindres  proportions, 
le  Pré  aux  Clercs  est  un  tableau  d'histoire  digne  des  Huguenots, 


,_Q  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nn'il  a  orécèdés,  et  comme  annoncés  :  même  vérité  d'ensemble  et 
de  détail  pas  un  personnage  qui  ne  porte  le  cacl>et  du  temps. 
t^rAles  secondaires  mêmes  sont  caractérisés.  La  reme  a  1  espr.t, 
^  ÎZ  rTaraot  comme  elle  aimait  d'être  appelée,  avec  une 
.Ze  nuance  de  rtverie  et  de  douceur.  Lorsqu'elle  s'expl.qae 

rTanUrellt  dans  le  merveilleux  trio  du  second  acte,  que  de 
Tve  et  d'en  rainTEt  quelle  tendresse  câline  avec  la  «  gente  Ni- 
Ih;!  f  sa  fiSe,  da's  cette  phrase  délicieusement  modulée: 
Sau  lu  pas  combien  Je  t'aime?  .,     , 

Quan4  Mergy,  c'est  le  frère  aîné  de  Raoul  de  î^angis  ,  il  a  la 
même  élégance  patricienne.  Il  résume  en  lui  toutes  les  grâces 
toutes  les  séductions  de  son  époque,  ce  svelte  gentilhomme  auquel 
ne  messied  pas  un  peu  de  gvavUé  huguenote.  Rien  n  a  yif;ll\?^^"^ 
ce  rôle,  pas  même  le  premier  air;  O  nui  tendre  atnielW  débute 
r  .,  ,.f    .   ,,     ^ ,  ,  .      ,  -'  ■  vient  aorès  est  si  candide, 

par  un  récitatif  si  dégage!  le  chant  qui  Meni-'ipic:. 
•        I  Ti    "  •*  ^    *   1    ^     j      i-û  !  Mergy  paraît  a  peine 

SI  pur    II  s  épanouit  avec  tant  de  tendressv,  •  ^^'^^-^  ^     .       ^  n^, 

^  1      r^      i     '  1  ,  ,   ^*^qnter    mais  quelles 

au  second  acte;  il  na  que  deux  phrases  a  cti^g     .'  ,   . 

phrases!  De  quel  ton  parle  cet  ambassadeur  de  -T^f^  "  j,q\^q 

auelle  noblesse  il  réclame,  au  nom  du  roi  de  Navarrt,.? 
\      P       '    ,  1       '  u  ^  j  ^Hretien  avec 

et  sa  fiancée  !  Le  récit,  en  quelques  mesures,  de  son  eL.g  .         i  •  _ 

Charles  IX,  mériterait  une  longue  analyse.  Vérité  dramav,  A^.  '  v„j 

torique  même,  tout  est  réuni  dans  cette  page  incomparâi^^j^   '     i 

mémoire    contemporain  ne  donne  mieux  que  le  second  î^-es-iemi 

Pré  aux  Clercs  l'idée,  l'image  de  la  cour  à  demi  française,  à  «erinée 

italienne,  des  Valois.  Quoi  de  plus  gai  que  la  mascarade  mei^t.  i 

par  Gantarelli?  de  plus  vif  que  cette  intrigue  nouée  pendant  eic. 

fête?  Voici  ?^icette,  épeurée,  parmi  les  masques.  Soudain  les  dans»   r. 

s'arrêtent  :  Mergy  prend  congé  de  Marguerite.  Le  roi  ne  laisse  pa,     - 

tir  ni  la  reine  de  iNavarre,  ni  sa  fille  d'honneur.  Gomminge,  irrit     ^ 

qu'un  autre  ose  toucher  la  main  d'Isabelle,  éclate  et  s'emporte.  Lt 

duo  de  la  provocation,  frémissant  de  colère,  s'interrompt  à  l'entrée -- 

de  la  jeune  fille.  On  l'accueille  avec  un  petit  chœur  exquis.  La  reine  ? 

murmure  une   plirase  pleine  de    langueur  et  d'ennui;  mais   les 

danses  déjà  reprennent  plus  vives.  Galante  et  batailleuse,  raffinée 

et  violente,  toute  la  renaissance  française  est  dans  ce  ttibleau. 

Au  troisième  acte,  la  couleur  s'assombrit.  Il  n'est  pas  au  théâtre 

d'effet  à  la  fois  plus  sobre  et  plus  puissant.  La  nuit  descend  sur  le 

pré  aux  Glercs,  où  les  deux  rivaux  ont  pris  rendez-vous.  Par  une 

inspiration  très  heureuse,  llerold  n'a  pas  mis  leur  duel  sur  la  scène. 

Les  jeunes  gens  sortent  l'épée  nue,  et  leur  absence  accroît  peut-être 

l'ôraotion.  lis  sont  aux  prises,  et  les  soldats  du  guet,  jouant  au.\ 

dés,  s'entendent  déjà  {)Our  transporter  le  mort.  Là-bas,  on  danse 

encore  au  clair  de  lune,  et  rien  n'est  plus  lugubre  que  ce  chœur  à 


D-N    SIÈCLE   DE    ML61QUE   FRANÇAISE.  171 

voix  basse  et  ces  lointaines  ritournelles.  Peu  à  peu  le  silence  se 
fait  :  un  petit  quatuor  inquiet  le  trouble  à  peine.  Les  archers  con- 
tinuent déjouer  dans  l'ombre,  et  leur  refrain  s'étouffe  de  plus  en 
plus.  Ils  se  taisent  enfin,  et  s'en  vont.  Alors,  des  grondemens  confus 
de  l'orchestre  se  dégage  un  profond  sanglot.  La  barque  descend  au 
fil  de  la  ri\-ière,  portant  le  cadavTe  de  Comminge.  Accompagnée  par 
la  mélodie  funèbre,  elle  glisse  comme  la  barque  de  Dante  sur  le 
fleuve  sombre  et  lourd  : 

Cos'i  sen  vanno  su  per  l'onda  brun*. 

Voilà  c'omment  il  faut  employer  l'orchestre  quand  les  voix  devieû- 
nent  impuissantes.  Voilà  comment  il  faut  le  faire  chanter  et  gémir. 
Trois  semaines  après  la  représentation  de  son  ch'f-d' œuvre,  He- 
rold  s'éteignait.  Hélas  !  que  de  tombeaux  où  l'on  pourrait  écrire  la 
question  mélancolique  du  poète: 

Quare  taon  iiamatura  vagatur? 

IL 

«  Herold  avait  la  qualité,  disait  x\uber,  moi  j'ai  la  quantité.  »  Le 
vieux  maître  se  faisait  trop  sévère  justice.  Scudo  écrivait  en  1857  : 
«  Le  jour  où  l'on  examinera  avec  soin  la  couronne  de  roses  qui 
orne  les  cheveux  blancs  du  dernier  des  compositeurs  français,  on 
pourra  y  compter  bien  des  feuilles  mortes  et  beaucoup  de  clin- 
quant. »  On  l'a  examinée  depuis,  cette  couronne  d'un  compositen/ 
qui  ne  fut  pas  heureusement  le  dernier  des  nôtres;  et,  dans  un 
discours  qui  fit  du  bruit,  un  penseur  et  un  écrivain  de  premier 
ordre,  un  homme  de  goût,  un  ministre  d'alors  11  y  a  longtemps  de 
cela),  disait  d'Auber  :  «  Lisez-le  d'un  bout  à  l'autre:  suivez  son  his- 
toù'e  depuis  le  commencement  ;  son  nom  est  facilité.  Tout  lui  a 
réussi  dans  l'art  et  dans  la  vie.  Les  moins  musiciens  le  compre- 
naient et  l'aimaient  à  première  vue,  et  l'on  sentait  que  ses  airs  lai 
venaient  tout  seuls  et  ne  lui  coûtaient  aucun  effort.  Il  y  a  plus  de 
travail  dans  la  plus  courte  scène  des  huguenots  que  dans  toute  la 
Muette,  qui  pouitant  est  un  chef-d'œuvre.  Oui,  cet  homme  a  pro- 
duit plus  que  personne,  et  il  est  certain  qu'il  n'a  jamais  travaillé. 
On  a  dit  qu'il  était  ignorant;  pas  du  tout,  mais  il  fallait  qu'il  sût 
sans  avoir  appris,  car  Auber  prenant  de  la  peine  est  aussi  impos- 
sible à  imaginer  qu' Auber  faisaat  de  la  musique  grossière  ou  de  la 
musique  ennuyeuse.  C'est  une  exception  magnifique...  »  Et  M.  Jules 


172  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Simon  ajoutait  :  «  dont  la  place  n'a  jamais  été  ici.  »  Ici,  c'était  le 
Conservatoire,  et  le  ministre  avait,  disait-on,  mauvaise  grâce  à  mal 
parler,  devant  des  élèves,  de  leur  maître  à  peine  enseveli. 

Mai  parler!  M.  Jules  Simon  parlait-il  si  mal  d'Auber?  Mal  à  pro- 
pos, tout  au  plus.  Il  ne  l'aurait  pas  nommé  "directeur  du  Conserva- 
toire; cela  n'était  peut-être  pas  bon  à  dire  au  Conservatoire  même, 
mais  le  reste  était  excellent  à  dire  partout,  u  Son  nom  est  facilité.  » 
Ce  fut  bien,  en  effet,  la  qualité  maîtresse  et  le  défaut  capital  d'Au- 
ber; la  facilité  le  perdit  parfois  et  le  sauva  toujours.  Par  l'abon- 
dance, par  l'intarissable  épanchement  de  sa  mélodie,  il  hit,  en  effet, 
une  exception  magnifique.  A  quatre-vingt-six  ans,  il  composait  un 
opéra  comique  intitulé  :  le  Premier  Jour  de  bonheur!  Ce  litre  seul, 
à  cet  âge,  ne  fait-il  pas  sourire?  Il  souriait  lui-même,  l'aimable 
vieillard  ;  il  rendait  à  la  vie  tous  les  soui'ires  qu'elle  avait  eus  pour 
lui. 

Cette  bonhomie  spirituelle  désarme  qui  voudrait  devenir  sévère; 
cette  inspiration  souvent  médiocre,  jamais  absente,  étonne  par  le 
fait  seul  de  sa  continuité.  Elle  étonne,  quitte  à  finir  par  lasser,  par 
agacer  même.  Auber  a  semé  partout  des  fleurs,  mais  trop  souvent 
des  fleurs  artificielles.  Ses  mélodies  jaillissent  comme  d'ingénieuses 
petites  fontaines  ;  il  leur  manque  la  profondeur  et  le  mystère  des 
sources.  Sans  demander  l'effort  et  le  labeur  au  génie,  sans  mesurer 
le  mérite  à  la  peine,  on  peut  exiger  de  l'art  le  sérieux  et  la  convic- 
tion. Tous  deux  ont  fait  maintes  fois  défaut  à  Auber.  Pendant  qua- 
rante ans,  il  a  gaspillé  les  couplets,  les  refrains,  les  barcarolles, 
les  sérénades  qu'il  entendait  fredonner  dans  sa  tête;  il  ne  se  re- 
cueillit jamais  pour  écouter  une  grande  voix  chanter  au  fond  de  son 
âme. 

Elle  est  perdue,  l'émotion  des  Monsigny,  des  Grétry,  des  Boïel- 
dieu.  Après  nerold,le  musicien  romantique,  Auber,  «  le  père  Au- 
ber, »  le  musicien  bourgeois.  Bourgeois  1  il  l'était  tant,  qu'à  lui 
donner  encore  ce  nom  on  le  méi-ite  presque  soi-même.  11  est  banal 
de  lui  reprocher  sa  banalité.  Nous  ne  disons  pas  sa  trivialité,  car, 
M.  Jules  Simon  a  raison,  Auber  n'est  pas  trivial.  Henri  Heine  écri- 
vit méchamment  di;  Scribe  et  d'Auber,  du  poète  et  du  musicien  : 
«  Tous  deux  ont  de  l'esprit,  de  la  grâce,  du  sentiment,  même  de 
la  passion  ;  il  ne  manque  à  l'un  que  la  poésie,  à  l'autre  que  la  mu- 
sique. »  Il  y  eut  entre  ces  deux  natui-es  une  affinité  singulière,  une 
rare  faculté  d'association,  presque  d'assimilation  Pour  bien  des 
gens,  l'opéi-a  comique  est  resté  un  composé  de  Scribe  et  d'Auber, 
comme  l'eau,  d'oxygène  et  d'hydrogène  :  il  n'y  a  pas  mélange,  mais 
combinaison;  si  parfaite,  que  les  paroles  parfois  pourraient  être 
d'Auber,  et  la  musique,  de  Scribe.  Avec  Boïeldieu,  le  Boïcldieu  de 


L.\    SIÈCLE    DE    MUSIQUE   FRA>ÇAISE.  173 

la  Dame  blanche,  l'ingénieux  librettiste  s'attendrit  un  peu  ;  aidé 
de  Walter  Scott,  il  atteignit  à  la  poésie.  Avec  Meyerbeer,  il  s'enno- 
blit et  s'éleva  jusqu'au  drame  historique.  Avec  Auber,  il  put  de- 
meurer lui-même;  Auber  le  prit  tel  qu'il  était,  et  s'en  accommoda. 
A  l'exemple  de  son  librettiste,  le  musicien  ne  força  point  son  talent, 
et  fit  tout  avec  grâce. 

Au  moins  ne  fit-il  rien  sans  quelque  grâce.  Dans  la  plus  pâle  de 
ses  partitions,  brillent  toujours  quelques  points  lumineux  :  le  chœur 
des  voleurs  déguisés  en  moines,  au  premier  acte  des  Diamans  de 
la  couronne,  le  chœur  des  ouvriers  au  début  de  la  Fiancée-,  au  pre- 
mier acte  du  Philtre,  le  chœur  étincelant  des  paysannes  agaçant 
le  beau  Guillaume,  et  le  duo  délicieiux  que  chante  Guillaume  avec 
Térézine.  Mais  que  de  négligences,  que  de  faiblesses  au  cours  de 
ces  ouvrages!  Que  de  ritournelles  bonnes  à  faire  danser  les  chiens 
ou  courir  les  chevaux  ! 

Parfois  on  se  laisse  prendre  au  titre  seul  des  opéras  comiques 
d'Auber  :  ils  ont  toujours,  sinon  quel(jue  chose  de  rare,  au  moins 
quelque  chose  d'élégant  et  de  gracieux  :  la  Fiancée^  les  Diamans 
de  la  couronne,  lîcce  d'amour,  le  Premier  Jour  de  bonheur!  Éti- 
quettes mensongères  !  Le  nom  seul  a  de  la  poésie.  La  poésie  fut  ce 
qui  mancjua  le  plus  à  Auber.  Où  l'eût-il  trouvée?  Il  ignora  toujours 
la  nature,  la  douleur  et  la  passion.  Cette  vie  presque  centenaire 
fut  toute  superficielle.  Certes,  Auber  a  personnifié  quelques-unes 
de  nos  grâces  et  de  nos  séductions  françaises  :  la  clarté,  l'esprit, 
la  facilité  ;  mais  il  ne  faut  pas  faire  de  lui  le  représentant  de  notre 
âme  nationale.  Elle  a  des  profondeurs  où  jamais  Auber  n'est  des- 
cendu, des  mystères  qu'il  n'a  pas  entrevus.  11  n'a  rien  dit  des  choses 
qui  ne  s'oublient  pas.  Il  n'a  rien  soupçonné  des  vérités  éternelles, 
ni  des  éternelles  beautés. 

A  notre  gré,  les  trois  meilleurs  opéras  comiques  d'Auber  sont  : 
fra  Biarolo,  Haydce  et  le  Domino  noir,  son  chef-d'œuvre. 

Fra  Diavolo  fut  donné  en  1830,  un  an  avant  Zampa.  C'est  aussi 
une  histoire  de  brigands,  mais  tout  autrement  traitée.  Auber  se 
souciait  peu  du  romantisme  et  des  héros  byronieus,  des  statues 
vengeresses  et  du  feu  céleste.  Son  Fra  Diavolo  n'a  pas  l'allure  de 
Zampa.  Il  y  a  de  l'un  à  l'autre  la  différence  du  brigand  au  voleur, 
de  l'amour  à  la  galanterie  ;  de  l'œu^Te  ardente,  et  parfois  presque 
héroïque,  à  la  comédie  musicale.  A  peine  le  héros  élève-t-il  le  ton  au 
début  du  troisième  acte,  dans  la  première  phrase  d'un  air  qui  n'est  pas 
sans  noblesse  :  Je  vois  marcher  sous  ma  bannière.  Partout  ailleurs 
il  n'est  qu'élégant  et  spirituel.  Le  cpitique  allemand  que  nous  ci- 
tons volontiers  à  propos  de  notre  musique  française,  M.  Hanslick, 
est  plus  que  bienveillant  pour  Fra  Diavolo  :  «  L'excellent  livret  de 


174  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Scribe,  dit-il,  où  le  romantisme  de  la  vie  des  brigands  se  mêle  au 
plus  fin  comique,  où  pour  la  première  fois  apparaît,  dans  un  opéra, 
une  nouvelle  figure,  celle  de  l'Anglais  voyageur,  ca  livret  a  trouvé 
dans  la  musique  d'x\uber  la  plus  heureuse  illustration.  »  —  Nous 
n'apercevons  guère,  dans  Fra  Diavolo,  la  couleur  romantique.  — 
Avec  plus  de  raison,  M.  Hanslick  loue  Auber  d'avoir  évité  l'exagé- 
ration. Auber  traitait  de  petits  sujets,  que  parfois  il  rapetissait  en- 
core, mais  sans  jamais  enfler  la  voix.  Il  ressemblait  moins  à  l'oiseau 
des  bois  qu'à  l'oiseau  de  Paris  qui  siffle  en  cage.  Elles  étaient  bien 
faites  pour  son  cher  Paris,  les  mélodies  d'Auber.  Elles  en  avaient 
la  grâce  chantante,  et  même  dansante.  Parmi  de  mauvaises  choses, 
Fra  Diavolo  en  renferme  de  fort  jolies  :  les  couplets  d'entrée  de 
milady,  le  délicieux  quintette  du  premier  acte  et  le  duo  qui  suit  ; 
au  second  acte,  un  petit  trio  exquis  :  Allons,  mi  lord,  allons  dor- 
mir !  et  la  scène  du  coucher  de  Zerline  ;  au  troisième  acte,  le  chœur 
de  Pâques  fleuries  et  le  carillon. 

Haydce  (18 A 7)  est  une  œuvre  plus  dramatique  que  Fra  Diavolo; 
mais  sans  plus  de  couleur  locale.  Pas  une  fois  cet  opéra  vénitien 
ne  fait  songer  à  Véronèse.  Auber  ne  s'occupait  guère  des  magni- 
ficences de  la  ville  des  doges.  La  brise  des  lagunes  ne  souflle  pas 
dans  les  voiles  de  son  vaisseau.  On  ne  sent  dans  sa  musique  ni  la. 
fraîcheur,  ni  le  balancement  des  vagues.  A  la  un  du  second  acte, 
Venise  apparaît  à  l'horizon.  Le  soir,  la  ville  luit  comme  une  amé- 
thyste, et  l'Adriatique,  où  se  mirent  les  coupoles  d'étain  et  les  clo- 
chers de  briques  roses,  baise  les  pieds  de  marbre  de  sa  fille  bien- 
aimée.  Auber  n'a  pas  rendu  ces  splendeurs  ;  il  ne  les  avait  pas  vues 
et  ne  les  a  pas  devinées.  A  Venise  sortant  des  flots  il  a  consacré 
une  petite  valse,  et  voilà  tout. 

Heureusement  il  a  pris  ses  personnages  plus  au  sérieux  que  leur 
patrie.  Ce  n'est  pas  que  «  l'infernal  Malipieri  »  soit  beaucoup  plus 
({w'un  traître  de  mélodrame  :  toute  la  partie  guerrière  de  l'ouvrage 
est  vulgaire  et  presque  ridicule  ;  mais,  le  rôle  de  Lorédan  n'est  pas 
sans  noblesse.  Le  style  d'Auber  a  été  rarement  aussi  relevé  que 
dans  la  scène  finale  du  premier  acte.  Il  y  a  là  des  acccns  pathéti- 
ques, des  dissonances  hardies  et  heureuses.  L'air  :  Ah!  que  Venise 
est  belle  !  est  plus  qu'une  barcarolle  ordinaire  ;  il  sent  le  grand  sei- 
gneur et  les  fêtes  patriciennes.  Tout  ce  songe  est  bien  traité,  sans 
faiblesse  ni  banalité.  La  déclamation  en  est  dramatique  ;  la  phrase 
jirincipale  revient  toujours  plus  sonore,  plus  puissante  :  c'est  une 
!  "  '  ,'.  D'autres  reutoiu*ent  qui  sont  charmantes;  par  exemple 
!  MO  :  C'eut  lu  fête  nu  Lido,  où  deux  voL\  de  fenunes  s'en- 

roulent autour  d'uA  accompagnement  gracieux.  Citons  encore,  au 
déJi)ut  du  premier  acte,  la«  phrase  exquis^e  de  Lorédan  à  Uafaelu,  pé- 


UN   SIECLE    DE   MUSIQCE   FRANÇAISE.  475 

nétrée  d'une  tendresse  trop  rare  chez  Âuber;  enfin,  quelques  inspi- 
rations puissantes  :  le  beau  duo  des  deux  hommes  au  second  acte 
et  l'ensemble  dramatique  :  Souvenir  qui  me  tue!  où  se  trouve 
comme  un  pressentiment  de  Verdi. 

Dans  la  longue  carrière  d' Auber,  il  est  difficile  de  marquer  des 
étapes  successives.  Ce  talent  instinctif,  instantané,  ne  connut  ni  le 
développement  ni  le  progrès  ;  il  fut  presque  iramédiatemi^nt  tout 
ce  qu'il  devait  jamais  être.  Les  œu\Tes  d' Auber.  rarement  toutes 
bonnes  ou  toutes  mauvaises,  le  plus  souvent  mêlées  de  bien  et  de 
mal,  sont  répandues  comme  à  l'aventure  le  long  de  son  chemin.  Il 
faut  glaner  un  peu  au  hasard  ainsi  qu'il  a  semé  lui-même,  sauter  de 
Fra  Diuiolo  à  llaydée,  quitte  à  revenir  au  Domino  noir. 

Le  Domino  noir  (1837)  est  l'œuvre  la  plus  caractéristique  d' Au- 
ber, et  la  plus  achevée  ;  le  type  de  l'opéra  comique  tel  qu'il  le  com- 
prit et  qu'il  le  fit  longtemps  aimer.  Type  nouveau,  que  le  spirituel 
musicien  a  véritablement  créé,  et  qui  reste  son  titre  à  la  laveur 
des  esprits  aimables,  sensibles  à  la  gaîté  et  au  sourire.  Indulgere 
genio,  disaient  les  anciens  ;  ce  pourrait  être  la  devise  d'Auber.  Il 
eut  au  plus  haut  point  la  souplesse  et  la  condescendance  de  l'es- 
prit. Il  n'était  pas  fait  pour  les  hautes  cimes  :  de  bonne  grâce,  sans 
faux'orgueil  ni  fausse  modestie,  il  se  tint  à  mi-côte.  Il  fit  de  petites 
choses  avec  un  très  grand  talent.  La  muse  ne  lui  parlait  pas  un 
langage  austère  ;  il  causait  avec  elle  familièrement,  en  camarade. 
Il  fit  un  peu  de  la  musique  la  servante  de  la  comédie,  mais  une 
servante  accorte,  vive  et  pimpante  soubrette  comme  l'inésille  du 
Domino  noir. 

Le  Doinino  noir  eut  un  immense  succès  et  reste  encore  aujour- 
d'hui l'un  des  opéras  comiques  les  plus  agréables;  brillante  et 
coquette  partition,  chef-d'œuvre  d'un  genre  secondaire,  mais  chel- 
d'œuvre.  Ce  genre  de  l'opéra  comique  a  plus  d'une  séduction;  cha- 
cun peut  s'en  amuser  ou  s'en  émouvoir.  Quelle  souplesse  a  notre 
imagination  française,  qui  crée  tour  à  tour  la  Dame  blanche  et  le 
Domino  noir!  Tachons  de  comprendre  et  d'aimer  toutes  les  mani- 
festations de  notre  génie  ;  concilions  les  œuwes  diA  erses  au  lieu  de 
les  opposer;  ne  brisons  aucune  des  cordes  de  la  lyre.  L'esprit 
d'Auber  ne  saurait  nuire  à  l'àme  de  Boïeldieu.  La  Dame  blanche, 
c'est  le  mystère;  le  Domino  noir,  c'est  l'intrigue;  le  masque  rieur 
d'Angèle  au  lieu  du  chaste  voile  d'Anna. 

Les  trois  actes  du  Domino  noir  sont  écrits  avec  une  verve  inta- 
rissable. Elle  éclate  déjà  dans  l'ouverture,  rythmée  en  boléro  comme 
plusieurs  morceaux  de  la  partition.  Auber,  qui  ne  cherchait  pas  bien 
loin  la  couleur  espagnole,  l'a  parfois  très  heureusement  trouvée. 
La  mesure  vive  à  trois  temps  revient  souvent  dans  le  Domino  noir 


176  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  lui  donne  la  prestesse  et  la  légèreté.  Quelle  folle  équipée  que 
celle  des  deux  novices  I  Gomme  Auber  a  sauvé  de  la  vulgarité  cette 
aventure  de  carnaval,  ce  bal  masqué,  ce  souper  de  garçons,  et  ce 
tableau,  finement  satirique,  d'un  couvent  de  religieuses!  Il  s'est 
gardé,  comme  il  le  fallait  dans  une  œuvre  aussi  mince,  de  la  lour- 
deur et  de  la  caricature  ;  il  a  glissé,  sans  insistance,  sur  le  babil 
des  nonnes,  sur  leur  onction  dévote,  sur  mille  détails  qu'il  était 
spirituel  d'indiquer  seulement.  Son  tact  exquis  l'a  préservé  aussi 
d'un  sentimentalisme  fade.  L'amour,  la  passion  seraient  ici  de  bien 
grands  mots  :  Horace  est  plutôt  galant  et  Angèle  coquette*  !  Une  fois 
seulement  leur  voix  s'émeut  et  le  cœur  leur  bat  :  dans  le  touchant 
cantique  du  troisième  acte.  Cette  justesse  du  sentiment  et  du  ton 
donne  au  Domino  noir  un  charme  particulier.  II  faut  y  ajouter 
l'attrait  d'une  facture  musicale  toujours  ingénieuse,  toujours  co- 
quette, d'un  orchestre  varié,  pimpant  comme  les  mélodies  qu'il 
accompagne;  un  soin,  assez  rare  chez  Auber,  des  détails,  des  rôles 
secondaires,  tels  que  ceux  de  la  dame  Jacinthe  et  de  Pérez,  le  por- 
tier du  couvent. 

En  se  reconnaissant  la  quantité  seulement,  Auber  était  décidé- 
ment un  peu  sévère  pour  lui-même  :  une  fois  au  moins  il  eut  la 
qualité. 


III. 


C'est  après  Auber  qu'il  faut  dire  quelques  mots  d'Adolphe  Adam. 
Musicien  moins  consommé  qu' Auber,  il  eut  un  peu  les  mêmes  qua- 
lités et  les  mêmes  défauts  :  peu  d'idéal,  mais  beaucoup  d'idées.  Lui 
non  plus  ne  fut  pas  un  poète.  Sa  musique  aime  la  comédie  et  l'in- 
trigue; elle  s'y  joue  avec  aisance.  Elle  glisse  à  la  surface  et  ne 
pénètre  pas.  Jamais  prétentieuse,  rarement  ennuyeuse,  souvent 
agréable,  elle  a  de  l'esprit,  mais  pas  d'âme.  Quoique  disciple  de 
Boïeldieu ,  l'un  des  plus  émus  de  nos  maîtres,  Adam,  comme 
Auber,  semble  fuir  l'émotion. 

Ses  œuvres  les  ])lus  populaires  ne  sont  pas  les  meilleures  :  le 
fameux  Postillon  de  Longjumcim,  malgré  de  bonnes  pages,  comme 
le  finale  du  premier  acte,  où  se  trouve  même  un  soupçon  de  fugue; 
le  Chalet  surtout,  ))auvre  et  vulgaire,  ne  valent  ni  le  Toréador,  ni 
Si  filais  roi,  ni  (iiralda.  Ces  trois  opéras  comiques  sont  aimables 
et  mélodieux,  écrits  avec  élégance  et  facilité,  menés  avec  la  pres- 
tesse d'opérettes  de  bonne  compagnie.  Dans  les  deux  derniers 
mùmc,  on  trouve  parfois  quelque  tendresse  et  comme  un  vague 
écho  de  Boïeldieu. 


UN    SIÈCLE    DE   MUSIQUE    FRANÇAISE.  177 

Amoureux  d'une  princesse  qu'il  a  sauvée  des  eaux,  vêtue,  comme 
on  disait  alors,  «  de  sa  seule  robe  d'innocence,  »  le  pêcheur  Zé- 
phoris,  au  premier  acte  de  Si  J'étais  roi ,  chante  un  ou  deux  airs 
qui  ne  manquent  pas  de  sentiment.  Au  second  acte,  un  petit  duo, 
par  sa  coupe  et  son  rythme,  rappelle  un  peu  certain  duo  bachique 
de  VEnlècement  au  sérail.  Plus  d'une  page  a  de  la  gîdté  ;  d'autres 
ont  presque  de  la  distinction. 

Giralda  vaut  mieux  encore,  avec  son  entrain,  son  mouvement 
scénique  et  son  style  dégagé.  A  l'imbroglio  de  la  Nouvelle  Psyché 
convenait  bien  cette  musique  légère  et  court-vêtue  :  romances  un 
peu  fades,  mais  bien  tournées,  qu'Adam  fait  soupirer  à  des  princes 
galans  ;  gentils  couplets,  comme  ceux  que  Ginès,  au  premier  acte, 
adresse  à  son  habit,  h  son  bel  habit  de  mariage,  »  airs  de  bra- 
voure et  finales  vocalises.  Tout  cela  n'est  pas  bien  méchant,  mais 
n'est  pas  bien  mauvais  non  plus.  Quelquefois  même  c'est  char- 
mant, témoin  certain  chœur  du  premier  acte.  Giralda  croit  épouser 
Ginès,  qu'elle  n'aime  pas,  et  dont  Manoël,  qu'elle  aime,  a  pris  à 
son  insu  la  place.  Le  cortège  passe,  suivant  la  fiancée  pensive,  et  la 
marche  nuptiale  exprime  finement  la  mélancoUe  résignée  de  cette 
pauvre  petite  noce^sans  amour.  Comme  Auber,  Adam  pouvait  être 
un  délicat. 

La  place  d'honneur,  au  foyer  de  TOpéra-Comique,  est  occupée 
encore  aujourd'hui  par  le  buste  d'un  maître  qui  n'est  plus  le  dieu 
du  temple:  Halévy.  Il  le  fut,  disent  nos  pères,  à  l'époque  des 
Mousquetaires  de  la  reine,  du  Val  d'Andorre  :  deux  pauvres 
œuvres  pourtant.  La  vulgarité  gâte  tout  en  elles  :  les  idées,  le 
style  et  le  rythme  lui-même  :  témoin  les  couplets  du  vieux  che- 
vrier  dans  le  Val  d'Andorre,  ou  le  grand  air  d'Ohvier  au  pre- 
mier acte  des  Mousquetaires.  Le  jeune  gentilhomme  célèbre  les 
plaisirs  de  la  chasse  du  roi;  mais  dans  quel  style  poétique 
et  musical!  Il  ne  nous  épargne  aucun  épisode  :  il  faut,  bon 
gré  mal  gré,  suivre  la  meute.  C'est  la  musique  descriptive,  qui  lut 
un  temps  fort  goûtée.  On  chantait  ainsi  les  voyages  au  début  des 
Diatnans  de  la  couronne,  et  les  combats  dans  la  Dame  blanche. 
Les  demoiselles,  les  Berthe  de  Simiane  et  les  Athénaïs  de  Solange 
avaient  aussi  leurs  grands  airs,  de  coupe  classique.  Rien  de  plus 
froid,  de  plus  ennuyeux  que  cette  rhétorique  musicale.  Pour  rendre 
tolérables  les  confidences  des  jeunes  princesses  aux  bocages,  il 
faut  le  génie  d'un  Rossini  et  la  beauté,  pour  ainsi  dire  plastique, 
d'un  air  comme  Sombres  forêts!  Halévy  trouva  trop  rarement  le 
secret  de  cette  beauté. 

Tout  est  formule  dans  les  Mousquetaires  et  le  Val  d'Andorre, 
roux,  Lxxiv.  —  1886.  i2 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rien  que  fade  galanterie  ou  sentimentalisme  larmoyant;  aucun  na- 
turel, aucune  originalité,  nulle  émotion,  nul  esprit. 

Une  fois  cependant,  à  l'Opéra-Comique,  Halévy  eut  tout  cela  : 
VÉcluir  est  presque  un  chef-d'œuvre.  Ce  petit  opéra  comique  à 
quatre  personnages,  sans  un  seul  chœur,  pourrait  se  jouer  entre 
deux  paravens  :  c'est  du  théâtre  intime,  presque  de  la  musique 
de  chambre  ;  charmante  exception  dans  l'œuvre  un  peu  empha- 
tique d'Halévy,  véritable  éclair,  lumineux  et  court. 

Cependant,  malgré  ses  grâces,  et  par  quelques-unes  de  ses 
grâces  même,  l'Éclair,  qui  fut  joué  en  1835,  porte  bien  le  cachet 
un  peu  vieillot  de  son  temps,  comme  certaines  toiles  de  M.  Ingres. 
Aujourd'hui,  cette  musique  et  cette  peinture  semblent  un  peu  pas- 
sées :  leurs  ajustemens  ne  sont  plus  de  mode.  Les  rondos  de  la 
sémillante  M""*  Darbel,  la  mélancolie  de  la  sensible  Henriette  inter- 
rogeant, le  soir,  sa  «  lyre  d'Kole,  »  tout  cela  fait  sourire  comme 
des  pai'ures  d'aïeule.  Nous  parlions  tout  à  l'heure  de  grands  airs, 
c'est  peut-être  dans  l'Éclair  que  se  trouve  le  plus  grand  de  tous, 
le  type  de  la  romance  pour  ainsi  dire  professionnelle.  Toute  une 
vie  d'officier  de  marine  y  est  détaillée  :  Parlons,  la  mer  est  belle! 
Voici  le  départ  du  mousse,  puis  la  rencontre  d'un  vaisseau  ennemi  ; 
préparatifs  de  combat  :  prière,  lointain  adieu  à  la  patrie,  à  la  mère, 
à  la  fiancée.  La  bataille  s'engage  ;  musique  imitative  :  partout  le 
feu,  la  mort;  héroïsme  du  jeune  homme.  Enfin,  la  victoire  est  cer- 
taine; les  amis  se  retrouvent  et  s'embrassent,  la  fumée  se  dissipe, 
et,  sur  l'océan  apaisé,  la  corvette,  à  pleines  voiles,  reprend  sa 
course,  et  le  ténor,  à  pleine  voix,  son  refrain  :  Partons,  la  mer  est 
belle  ! 

Mais,  ces  critiques  faites,  il  faut  louer  dans  VÊ'lair  la  tenue 
générale  de  l'œuvre  et  recoi maître  la  singulière  séduction  de  ce 
quatuor  en  trois  actes.  La  scène  se  passe  dans  un  cottage  voisin  de 
Boston,  et  l'on  sent  bien  dans  cette  musique  le  charme  familier  du 
home,  de  la  petite  maison  anglaise,  proprette  et  lleurie.  C'est  un 
aimable  boy  que  George,  ce  Chérubin  à  peine  échappé  d'Oxford, 
amoureux  de  ses  deux  petites  cousines.  Ses  premiers  couplets  : 
J' arrive ,  f  arrive  auprès  de  vous,  mes  belles!  sont  la  perle  de  la 
partition.  Us  ont  une  grâce  juvénile  et  comme  un  parfum  de  jUrt 
enfantin.  Halévy  no  doima  janiais  à  sa  mélodie  un  tour  aussi  dis- 
tingué. Citons  encore  le  trio  pimpant  qui  vient  après  ;  l'air  pathé- 
tique de  Lionel  :  Adieu  clarté,  douce  lumière  \  le  duo  de  la  leçon 
de  chant,  plein  de  sentiment  et  d'esprit  ;  la  romance  de  Lionel  : 
Quand  de  lu  nuit  Ccpais  nuage,  dont  on  a  malheureusement  abusé, 
et  le  quatuor  du  dernier  acte,  prestement  dialogué.  Toutes  propor- 
tions gardées  entre  les  œuvres  et  les  hommes,  comme  l'auteur  de 


U>'    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  179 

Guillaume  Tell,  l'auteur  de  la  Juiie  a  fait  aussi  son  Barbier  de 

Séville. 

Le  maître  par  excellence  de  l'opéra,  Meyerheer,  ne  fut  pas  un 
des  maîtres  de  l'opéra  comique.  L'Étoile  du  ?iord  et  le  Pardon  de 
Plo'cnnel  tiennent  loin  après  la  glorieuse  tétralogie  de  Robert,  des 
Huguenots^  du  Propliète  et  de  l'Africaine. 

Qu'est-ce  que  le  Pardon  de  Ploërmel  ?  Une  banale  histoire  sans 
drame  ni  passion  :  l'histoire  d'un  gars  chercheur  de  trésors,  d'un 
berger  peureux  et  d'une  pau\Te  folle.  Il  n'y  a  pas  même  ici  la  poésie 
d'un  conte  ou  d'une  légende  locale.  Le  seul  personnage  original  est 
la  chè\Te,  et  l'intérêt  qu'elle  excite  est  un  peu  puéril.  Sa  chè\Te  et 
son  ombre,  voilà  tout  ce  dont  s'inquiète  Dinorah  :  elle  endort  l'une 
et  joue  avec  l'autre.  Aussi  bien  les  folles  sont  presque  toujours 
ennuyeuses,  même  au  théâtre,  et  surtout  en  musique.  Shakspeare 
seul  a  su  parer  de  toutes  les  fleurs  des  eaux  la  bonde  tête  égarée 
d'Ophélie,  tête  charmante  que  M.  Ambroise  Thomas  n'a  pas  décou- 
ronnée. Le  touchant  Dalayrac  avait  aussi  fait ,  de  la  folie  de 
sa  Nina,  une  rêverie  mélancolique.  Mais  Dinorah  du  Pardon, 
Lucie,  Catherine,  au  troisième  acte  de  V Étoile  du  Nord^  sont 
des  folles  déplaisantes  :  des  folles  qui  bavardent,  folles  à  vocalises, 
avec  échos  dans  la  coulisse  ou  réponses  à  l'orchestre,  notes  pi- 
quées, valses  chantées  et  dansées  à  la  fois;  folles  artificielles,  qui 
n'ont  que  l'extravagance,  et  non  l'étrange  et  parfois  profonde  poésie 
des  âmes  troublées. 

Dinorah  semble  aussi  peu  maîtresse  de  sa  voix  que  de  sa  rai- 
son :  gammes,  trilles,  fioritures  lui  échappent  comme  à  un  auto- 
mate qui  se  dérange.  Après  ses  duos  avec  Corentin,  même  après 
la  valse  de  l'Ombre,  dont  la  facture  est  cependant  merveilleuse,  on 
reste  moins  charmé  qpi'ébloui.  Ce  rôle  est  de  pure  wtuosité,  étin- 
celant  et  froid  comme  une  fusée. 

Le  rôle  d'iloël  n'a  pas  cette  légèreté  :  il  est  emphatique  et  lourd. 
Et  puis,  dans  le  Pardon,  tout  ^ise  trop  à  la  grandeur  :  grand  air, 
grand  trio,  grand  duo  bouffe.  Tout  veut  être  grand,  et  souvent 
n*est«que  gros  :  grosse  gaîié,  la  gaîié  de  Corentin.  Boïeldieu,  dans 
la  Dame  blanche,  Herold,  dans  Zampa^  nous  ont  montré  des  pol- 
trons autrement  comiques.  Gros  effets  d'orchestre  dans  cette  parti- 
tion, que  l'on  souhaiterait  plus  délicate.  Fallait-il  tant  d'effort  pour 
esquisser  en  musique  un  coin  de  lande  bretonne,  pour  mettre  dans 
des  chansons  de  chasseur  ou  de  faneur  le  parfum  de  la  bruyère  et 
des  foins?  Même  la  dernière  scène  de  l'œuvre,  la  seule  qui  soit 
vraiment  belle,  est  un  peu  trop  vaste.  Elle  eût  été  plus  belle  ail- 
leurs, où  elle  eût  été  plus  vaste  encore.  Ailleurs,  Meyerbeer  eût 
donné  des  proportions  gigantesques  à  ce  défilé  nuptial.  Il  eût  fait 


180  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

plus  puissante  et  plus  obstinée  la  litanie  de  ses  pèlerins  et  les 
réponses  du  peuple  agenouillé  le  long  des  chemins.  Glorieuse  pro- 
cession de  printemps,  qu'il  eût  fallu  prolonger  à  travers  des  cam- 
pagnes infmies,  comme  le  pèlerinage  de  Tannhaûser!  Sans  doute, 
tel  qu'il  est  dans  le  Pardon,  l'effet  est  déjà  considérable;  juste- 
ment il  ne  l'est  que  trop.  Le  musicien  a  tant  grossi  ses  person- 
nages qu'ils  étouffent  dans  leur  cadre.  Sans  revenir  aux  petites 
marches  villageoises  du  Déserteur,  on  pouvait  trouver  en  musique 
la  vraie  note  paysanne,  celle  de  George  Sand,  par  exemple,  dans 
ses  romans  champêtres.  On  pouvait  faire  un  tableau  de  noce  bre- 
tonne plus  modeste,  mais  plus  touchant,  quelque  chose  comme  le 
convoi  de  Louise,  une  fille  de  Bretagne  aussi  : 

Quand  Louise  mourut  dans  sa  quinzième  année, 


Ce  n'étaient  que  parfums  et  concerts  infinis, 

Tous  les  oiseaux  chantaient  sur  le  bord  de  leurs  nids  (1). 

Gomme  le  Pardon  de  Ploërmel,  un  peu  d'exagération  et  d'em  - 
phase  gâte  certaines  parties  de  l'Étoile  du  Nord.  Le  librettiste  de 
Robert,  des  Huguenots,  du  Prophète,  a  fini  par  le  plus  pauvre  des 
imbroglios.  Quel  opéra  comique,  cette  lourde  machine,  où  rien  n'est 
comique,  sauf  le  style  de  M.  Scribe  1  Jamais,  fût-ce  dans  certains 
récits  de  Guillaume  Tell,  pareil  jargon  n'avait  été  chanté.  Après 
les  airs  d'officier,  de  voyageur,  Scribe  a  trouvé  l'air  du  pâtissier. 
Danilovitz,  compagnon  de  Pierre  le  Grand,  d'abord  mitron,  comme 
le  tsar  est  d'abord  charpentier,  débite  avec  ses  gâteaux  des  cou- 
plets de  ce  goût  : 

Amoureux  vulgaires, 
Vos  feux  ordinaires 
Ne  s'allument  guères 
Que  pour  quelques  jours! 

Pâtissier  modèle, 
Ma  flamme  éternelle 
Kt  se  renouvelle. 
Et  dure  toujours  ! 

On  pourrait  relever  bien  d'autres  paroles  dans  le  grand  air  de 
Catherine  au  premier  acte  ;  dans  les  refrains  militaires  au  second  ; 
et  ce  mot  dit  par  l'empereur  :  «  Je  ne  permets  à  Pierre  de  perdre 
la  tête  que  lorsque  le  tsar  n'a  plus  besoin  de  la  sienne.  »  Et  cet 

(I)  A.  Brizeux. 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANGàlSE.  181 

autre  encore  :  «  Ou  l'amour  n'est  qu'un  vain  mot,  ou  ce  moyen 
doit  me  la  rendre  (1).  » 

Scribe,  il  est  ^  rai,  n'eut  pas,  en  composant  l'Étoile  du  yord, 
toute  sa  liberté  d'invention.  Meyerbeer,  qui  ne  voulait  pas  que  dans 
ses  œuvres  rien  se  perdît,  avait  gardé  comme  noyau  de  sa  parti- 
tion le  Camp  de  Silêsie,  cantate  patriotique  et  militaire  composée 
par  lui  en  l'honneur  du  roi  de  Prusse  Frédéric  II.  La  transforma- 
tion de  la  cantate  prussienne  en  opéra  russe  exigea  des  rajuste- 
mens.  Rien  néanmoins,  fût-ce  un  ravaudage  forcé,  ne  saurait  justi- 
fier pareil  livret  et  pareil  style. 

La  musique  même  a  souffert  de  ces  remaniemens.  La  partition 
de  Meyerbeer  est  inégale  ;  elle  trahit  tour  à  tour  une  aisance  gé- 
niale et  l'effort  d'un  grand  esprit  à  l'étroit.  Quoi  de  plus  libre,  de 
plus  dégagé  que  certaines  pages  du  premier  acte  :  le  début  des 
couplets  de  «  la  diplomatie,  »  l'exorde  coquet  du  duo  de  Catherine 
avec  Peters?  Meyerbeer  n'a  rien  écrit  de  plus  puissant  que  le  chœur 
des  buveurs,  avec  le  nthme  inflexible  des  gobelets  entrechoqués, 
et  la  foudroyante  rentrée  des  instrumens  à  vent.  Quelle  carrure  et 
quel  aplomb  !  Style  d'opéra,  je  l'accorde,  mais  qui  ne  messied  pas 
ici.  Voici  maintenant  un  tableau  de  genre  :  la  noce  de  Prascovia,  le 
joli  chœur  qui  l'annonce,  et  les  couplets  exquis  de  la  petite  mariée 
finlandaise,  \Taie  figure  d'opéra  comique,  celle-là.  Le  duetto  des 
deux  femmes  :  Quinze  grands  Jours!  est  étincelant,  et  la  barca- 
rolle  de  Catherine  achève  l'acte  avec  poésie.  La  jeune  fille  a  pris  la 
place  de  son  frère  et  ses  habits  de  soldat.  Mais,  avant  de  partir, 
elle  salue  une  dernière  fois  le  village  qu'elle  abandonne,  et  le  frère 
qu'elle  laisse  à  ses  amours.  Son  chant  s'élève,  porté  par  les  harpes, 
très  calme  et  très  pur,  avec  des  résonances  de  cristal.  Cette  mé- 
lodie est  tendre,  mais  d'une  tendresse  particulière.  Meyerbeer  a 
rendu  là  une  de  ces  nuances  d'âme  qu'il  excelle  à  saisir  :  une  affec- 
tion de  sœur  aînée,  un  peu  maternelle,  dévouée  et  protectrice.  Cette 
page  exprime  un  sentiment  et  une  sensation.  Debout  sur  la  jetée, 
Catherine  regarde  les  flots.  Les  matelots  chantent  et  se  rapprochent. 
Ils  viennent  la  chercher.  Toujours  chantant,  la  jeune  fille  s'em- 
barque avec  eux,  et  disparaît.  Dans  ces  vocalises  à  peine  murmu- 
rées, dans  ces  notes  aériennes  qui  s'égrènent  toujours  plus  faibles, 
se  retrouve  la  sonorité  des  voix  lointaines  sur  l'eau,  la  mélancolie 
des  adieux  marins,  et 'la  lente  disparition  des  voiles. 

Le  second  acte  n'est  pas  à  la  hauteur  du  premier.  Le  tableau  du 

(Ij  Lors  de  la  dernière  reprise  de  l'Étoile  du  Xord  à  l'Opéra-Comique  (octobre  1885), 
on  a  remplacé  la  prose  par  les  récitatifs  que  Meyerbeer  avait  écrits  pour  les  représen- 
tations italiennes.  Ces  récitatifs  sont  médiocres  et  ne  valent  guère  mieux  que  le  dia- 
logue auquel  ils  succèdent. 


182  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

camp  est  empâté  lourdement.  Exercices,  parades,  sentent  les  scènes 
militaires  de  l'Hippodrome.  Les  refrains  de  la  cavalerie  et  de  l'in- 
fajiterie,  le  duel  vocal  des  cantinières,  ces  pantomimes,  ces  ono- 
matopées ronflantes,  ne  valent  que  par  leur  facture  ingénieuse.  La 
scène  d'ivresse  est  longue  et  triste  ;  le  quintette  n'égale  pas  le 
quatuor  de  Rigolctto.  L'assourdissant  finale  de  la  révolte  contraint 
à  marcher  de  front  quatre  motifs  longtemps  rebelles  et  pénible- 
ment soumis  :  ces  fifres  sont  criards  et  ces  clairons  vulgaires.  Où 
donc  est  le  Prophète  domptant  ses  soldats  mutinés,  le  Prophète  in- 
spiré, rayonnant  sous  sa  robe  blanche  et  sa  cuirasse  d'acier?  Où 
donc  est  le  génie,  sans  lequel  toute  science  est  vaine  ?  Le  musicien 
s'enfle  et  se  travaille  inutilement.  .Estuat  infelix!  Il  n'épargne  ni  la 
complication,  ni  le  bruit,  mais  il  n'atteint  plus  ni  à  l'ordre  ni  à 
l'harmonie.  Il  assène  des  coups  terribles  sans  que  jaillisse  la 
flamme. 

Sauf  un  ravissant  duetto,  le  troisième  acte  est  ennuyeux.  Les 
divagations  de  Catherine  sont  pires  que  celles  de  Dinorah.  Meyerbeer 
abuse  dans  cette  scène  du  procédé  fastidieux  des  réminiscences. 
Cette  revision  du  premier  acte  a  quelque  chose  d'artificiel  et  de 
monotone  ;  elle  ne  provoque  chez  Catherine  que  des  efibrts  de  vir- 
tuosité, sans  un  éclair  de  passion  :  prouesses  du  gosier,  qui  ne  va- 
lent pas  un  cri  du  cœur.  Et  puis,  quel  enfantillage  que  ce  ti'io  dia- 
logué d'une  chanteuse  et  de  deux  flûtes,  renchérissant  toutes  trois 
d'agilité  et  d'acuité  !  Meyerbeer,  qui  créa  pour  l'Opéra  de  si  nobles 
héroïnes,  n'a  fait  chanter  à  l' Opéra-Comique  que  des  poupées  à  res- 
sorts. A  ressorts  d'acier,  par  exemple  ;  car  le  rôle  de  Catherine,  un 
des  plus  ingrats  du  répertoire,  est  aussi  l'un  des  plus  difficiles. 
Pour  en  sauver  la  sécheresse,  pour  se  faire  un  jeu  d'une  telle 
épreuve,  il  fallait  cette  artiste  et  cette  virtuose  qui  fut  Caroline  Du- 
prez. 

Qu'on  ne  nous  accuse  pas  de  manquer  à  la  mémoire  de  Meyer- 
beer, si  nous  avoiLs  donné  dans  son  œuvre  le  dernier  rang  à  l'Etoile 
Nord  et  au  Pardon.  Dan^  ces  deux  partitions,  les  qualités  du  maître 
sont  certainement  moindres  et  ses  défauts  pires.  Incapable  de  se 
plier  à  l'opéra  comique,  Meyerbeer  voulut  le  plier  à  lui  ;  il  eut 
tort  : 

L'armuro  qu'il  portait  n'était  paa  à  sa  tatlle, 

Aussi  pensa-t-il  la  briser. 

Avec  Haiévy,  avec  xMeyorbeer  lui-môme,  il  semble  que  l'opéra 
comique  se  complique  et  s'alounlisse.  Nous  allons  le  voir  s'alléger, 
reprendre  l'aisance  et  le  naturel,  ces  dons  heureux  qu'il  avait  jadis, 


UN   SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  183 

et  qui  se  retrouvent  dans  la  période  contemporaine  de  son  his- 
toire. 

IV. 

M.  Blaze  de  Bury  écrivait  naguère  :  «  L'opéra  comirjue  chôme  en 
France  quelquefois,  mais  n'y  meurt  jamais;  le  succès  est  toujours 
au  fond  du  genre  ;  pour  l'appeler  à  la  surface,  il  s'agit  d'avoir  de 
l'esprit  et  du  talent,  et  de  vouloir  s'en  donner  la  peine.  » 

C'est  vrai.  Heureusement  nous  avons  encore  de  l'esprit  et  du 
talent,  et  l'heure  n'est  pas  venue  de  crier,  même  à  l'Opéra-Comique  : 
Finis  musicœï  Surtout  à  l'Opéra-Comique.  Que  d'oeuvres  charmantes 
nous  y  avons  vues  naître!  Que  d'œuvres  charmantes  aussi,  nées  à 
côté  de  lui,  mais  pour  lui,  sont  venues,  après  la  ruine  de  scènes 
éphémères,  demander  asile  au  vieux  théâtre  qui  ne  passe  pas  I  II 
les  a  reçues  ;  c'est  chez  lui  qu'elles  vivent,  et  les  échos  d'autrefois 
redisent  sans  honte  les  chants  d'aujourd'hui.  Chaque  jour,  l'Opéra- 
Comique  rattache  à  des  promesses  glorieuses  la  chaîne  de  ses  glo- 
rieux souvenirs,  et  les  Gounod,  les  Félicien  David,  les  Delibes  et  les 
Bizet  n'ont  point  démérité  des  maîtres  de  jadis. 

Que  nous  veulent  ici,  dira-t-on,  ces  musiciens  divers?  Leurs 
œmTes  ne  rentrent  pas  dans  le  genre  que  vous  étudiez,  et  qui  n'est 
plus.  Mireille  ou  Carmen  ne  sont  pas  des  opéras  comiques.  Sans 
doute,  au  sens  strict  du  vieux  mot,  ou  même  au  goût  des  amans 
exclusifs  du  passé  !  Mais  il  faut  suivre,  au  lieu  de  la  lettre  qui  tue, 
l'esprit  qui  vivifie,  et  voir,  sous  les  dehors  variables,  l'essence  qui 
demeure.  De  la  Dame  blanche  à  Mireille,  de  l'Épreuve  villageoise 
au  Médecin  malgré  lui,  le  fond  du  génie  national  est  resté  le  même; 
les  dehors  seuls  ont  changé.  N'avaient-ils  pas  changé  déjà,  et  y 
a-t-il  moins  loin,  par  exemple,  du  Déserteur  à  Zumpa,  que  de 
Zampa  même  à  Carmen  ?  Notre  opéra  comique  a  suivi  le  temps  ; 
il  a  reçu  de  la  science  et  de  l'âme  moderne  des  procédés  et  des 
pensers  nouveaux  ;  il  a  remplacé  par  des  personnages  plus  vivans, 
plus  passionnés,  les  figurines  d'autrefois  ;  il  a  compris  le  paysage 
longtemps  ignoré  par  la  musique  ;  il  a  donné  à  l'orchestre  plus  d'im- 
portance et  d'intérêt.  Mais  dans  son  développement,  dans  son  pro- 
grès, il  ne  faut  voir  ni  une  déviation  ni  un  désaveu.  A  travers  le 
siècle,  la  veine  musicale  française  coule  inaltérée.  Le  ruisseau  reste 
le  même,  entre  sa  source,  où  se  mire  à  peine  une  rose,  et  son  cou- 
rant plus  vaste  où  les  grands  arbres  peuvent  se  regarder. 

N'est-ce  pas  dans  des  œuvres  de  caractère  moyen  et  de  style  tem- 
péré, dans  l'opéra  comique,  au  sens  large  et  un  peu  modernisé  du 
mot,  n'est-ce  pas  là  qu'est  l'honneur  de  notre  umsique  contempo- 


ISA  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

raine  ?  Honneur  que  nos  voisins,  aujourd'hui  comme  jadis,  ne  peu- 
vent que  nous  envier.  Nous  avons  aussi  notre  langue  musicale, 
abondante  et  facile,  pleine  de  tours  heureux,  et  sachant  comme 
pas  une  se  faire  entendre  à  demi-mot.  C'est  à  l'Opéra-Comique  que 
de  nos  jours  on  l'a  parlée  le  mieux. 

Dans  l'œuvre  de  M.  Gounod,  le  Médecin  malgré  lui  occupe  une 
place  à  part.  Il  est  malaisé  de  mettre  Molière  en  musique,  et  trop 
facile  à  qui  s'y  hasarde,  d'esquisser,  comme  l'a  fait  M.  Poise  avec 
son  Amour  médecin^  un  pastiche  ajîréable  et  rien  de  plus.  Molière 
a  beau  parler  de  cette  comédie  comme  d'un  «  simple  <rayon,  d'un 
petit  in-promptu,  »  qui  «  devait  aux  airs  et  symphonies  de  l'incom- 
parable M.  LuUy  des  grâces  dont  ces  sortes  d'ouvrages  ont  toutes 
les  peines  du  monde  à  se  passer;  »  n'encadre  pas  qui  veut  les 
crayons  d'un  tel  maître.  N'est-ce  pas  dans  l Amour  médecin  que 
Sganarelle  dit  de  sa  femme  défunte  :  «  Je  n'étais  pas  fort  satisfait 
de  sa  conduite,  et  nous  avions  le  plus  souvent  dispute  ensemble  ; 
mais  enfm,  la  mort  rajuste  toutes  choses.  Elle  est  morte,  je  la 
pleure  :  si  elle  était  en  ^  ie,  nous  nous  querellerions.  ■»  Voilà  qui  mé- 
rite autre  chose  que  la  petite  musique  rétrospective  de  M.  Poise. 
Voilà  le  génie  qu'il  faut  pénétrer,  et  s'efforcer  de  traduire,  voilà  le 
Molière  auquel  il  faut  se  mesurer.  M.  Gounod  l'a  fait,  et  non  sans 
honneur. 

Il  a  donné,  lui  aussi,  dans  son  œuvre,  une  part  suffisante  au  pas- 
tiche ingénieux ,  à  l'imitation  de  Lully,  par  exemple.  Le  premier 
entr'acte,la  sérénade  surtout,  est  délicieusement  vieillote.  Le  chœur 
des  médecins,  sur  les  paroles  mêmes  de  Molière,  est  un  écho  des 
solennelles  entrées  de  la  Cérémonie.  Mais ,  à  côté  de  l'esprit  du 
temps,  le  compositeur  a  senti  l'esprit  de  tous  les  temps,  la  puissance 
comique  et  cet  admirable  bon  sens  auquel,  avec  un  étrange  bon- 
heur, la  musique  a  su  emprunter  et  même  ajouter.  Oui,  le  bon  sens 
est  dans  cette  musique.  11  fait  utje  réjouissante  explosion  dans  ce 
chœur  niais  des  fagotiers,  qui  termine  le  premier  et  le  dernier  acte; 
vraie  morale  de  l'œuvre,  protestât  on  joviale  contre  les  billevesées 
et  le  charlatanisme,  refrain  de  bonnes  gens  à  leur  affaire,  qui  ra- 
massent du  bois  en  criant  à  tue-tète  : 

Nous  faisons  tous  ce  que  nous  savons  faire; 
Le  bon  Dieu  nous  a  faits  pour  faire  des  fagots. 

Si  les  vers  ne  sont  pas  de  Molière,  le  chant  est  digne  do  lui. 

Dignes  de  lui  encore,  les  couplets  de  la  bouteille,  guillerets  et 
déliés  comme  la  langue  d'un  buveur  bon  enfant.  Le  trio  (jui  suit 
est  écrit  et  dialogué  finement,  semé  de  ritournelles  à  la  Mozart  et 


UN    SIÈCLE   DE   MCSIQCE   FRAJfÇAISE.  185 

terminé  surtout  par  la  plus  spirituelle  coda,  délicieuse  page  de  mu- 
sique bouffe.  Mais  le  point  culminant  de  la  partition  est  le  merveil- 
leux sextuor  de  la  consultation.  Une  franche  ritournelle  annonce 
l'arrivée  de  Sganarelle  en  médecin.  Il  interroge  la  jeune  fille,  et 
déjà  ses  premiers  raisonnemens  mettent  en  gaîté  la  famille  de 
l'a^grotante.  L'orchestre  s'anime  :  les  notes  piquées,  les  sonorités 
nasillardes  soulignent  les  questions  du  médecin.  Celui-ci  prépare 
son  diagnostic,  et  quand,  après  une  attente  solennelle,  éclate  le  fa- 
meux :  <c  Voilà  justement  ce  qui  fait  que  votre  fille  est  muette  !  »  alors 
éclate  aussi  une  strette  fulgurante  : 

La  médecine 
Voit  et  devine 
Du  premier  coup 
Le  fond  de  tout  ! 

s'écrie  Sganarelle  en  délire,  et  ses  auditeurs  émerveillés  font  cho- 
rus. L'ivresse  les  gagne  tous,  l'ivresse  de  la  science  et  de  ses  secrets 
conquis.  Plus  de  médecin  malgré  lui  :  entraîné  par  sa  découverte, 
par  son  succès,  Sganarelle  même  finit  par  se  croire  et  se  vouloir 
médecin  tout  de  bon.  Il  l'est  de  toute  son  âme,  et  se  proclame  tel 
de  toute  sa  voLx.  Le  mouvement  se  précipite,  les  triolets  sifflent  et 
le  presto  vertigineux  achève  cet  ensenable  dans  un  éclat  de  rire  ros- 
sinien. 

On  a  dit  que  M.  Gounod  était  un  musicien  littéraire.  Le  mot  est 
juste  et  n'a  rien  que  de  flatteur.  Dans  une  page  comme  ce  sextuor, 
il  y  a  plus  que  de  la  musique  pure  :  il  y  a  l'intelligence  parfaite  et 
comme  philosophique  de  l'idée,  l'expression  renforcée  par  la  mu- 
sique, non-seulement  d'une  situation  comique,  mais  d'un  caractère 
moral,  de  ce  que  l'art  purement  littéraire  de  la  comédie  cache  de 
plus  difficile  à  rendre. 

Mireille,  le  tendre  poème  de  Mistral,  devait  séduire  le  plus  tendre 
de  nos  musiciens,  mais,  par  une  singulière  disgrâce,  ne  l'inspirer 
qu'à  demi.  La  partition  de  M.  Gounod,  qui  renferme  plus  d'une  page 
excellente,  n'est  pas  le  chef-d'œuvre  qu'on  pouvait  espérer  :  et  qui 
relit  tour  à  tour  le  compositeur  et  le  poète  s'étonne  de  ne  pas  plus 
trouver  leurs  deux  âmes  sœurs.  Sans  doute,  le  premier  acte  de  Mi- 
reille est  fort  agréable  :  le  chœur  des  magnanarelles  est  gai;  si  la  valse 
est  une  concession  regrettable  au  goût  du  public  ou  des  cantatrices 
pour  les  vocalises ,  le  duo  de  Mireille  et  de  Vincent  est  caressant 
et  s'achève  poétiquement  sur  une  reprise  lointaine  du  chœur.  Mais 
nous  sommes  loin  du  second  chant  du  poème  provençal,  la  Cueil- 
lette, que  ce  duo  résume  un  peu  trop  brièvement.  Mireille  et  Vincent 
sont  assis  sur  les  branches  d'un  mûrier  qu'ils  dépouillent.  Partout 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chantent  les  magnanarelles,  et  les  deux  enfans  devisent  en  travail- 
lant :  «  Elle  n'est  pas  laide  non  plus ,  ma  sœur,  ni  endormie ,  dit 
Vincent;  mais  vous,  combien  êtes- vous  plus  belle!  —  Là,  Mireille, 
à  moitié  cueillie,  laissant  aller  sa  branche  :  — Oh  !  dit-elle,  ce  Vin- 
cent ! 

«  Chantez,  chantez,  magnanarelles  ! 

«  Gomme  une  libellule  de  ruisseau,  ma  sœur  est  encore  grêle; 
pauvrette!  elle  a  fait  dans  un  an  toute  sa  croissance...  Mais,  de 
l'épaule  à  la  hanche,  vous,  ô  Mireille,  il  ne  vous  manque  rien!  — 
Laissant  de  nouveau  échapper  la  branche,  Mireille,  toute  rougissante, 
dit  :  —  Oh  !  ce  Vincent  ! . . 

«  En  dépouillant  vos  rameaux,  chantez, chantez,  magnanarelles...  » 

Le  voilà,  le  duo,  mais  autrement  savoureux  et  presque  aussi  har- 
monieux en  poésie  qu'en  musique.  Cette  musique  est  pourtant  élé- 
gante, le  contour  mélodique  en  est  distingué.  Ce  qui  lui  manque 
ici,  c'est  le  caractère  et  comme  le  parfum.  La  poésie  de  Mistral,  au 
contraire,  est  si  odorante,  la  couleur  locale  y  rehausse  si  bien  l'hu- 
milité du  sujet  et  donne  tant  de  relief  au  récit  de  ces  naïves  amours! 
Chaque  épisode  est  comme  une  aquarelle  éclatante  et  douce  ;  la  mu- 
sique est  venue  et  tout  semble  pâli.  Le  grand  air  de  Mireille  est 
un  peu  froid  d'abord,  puis  un  peu  vulgaire.  Vulgaire  aussi,  le  duo 
final  et  la  scène  des  Saintes  Maries.  Par  quoi  donc  vaut  l'œuvre? 
Par  trois  ou  quatre  pages,  qui  font ,  sur  l'ensemble  un  peu  terne, 
comme  des  taches  de  lumière.  Le  duo  de  Magtili,  devenu  fameux, 
méritait  de  le  devenir.  M.  Gounod  n'a  rien  écrit  de  plus  achevé  ni 
de  plus  personnel  ;  voilà  bien  le  sentiment  et  le  style  qu'il  a  créés. 
Autant  qu'une  églogue  de  Virgile ,  les  Muses  auraient  aimé  cette 
chanson  dialoguée  de  printemps  et  d'amour  :  Aumnl  alterna  Ca- 
rriœnœ. 

Pourquoi  supprimer,  à  la  représentation  de  Mireille,  deux  scènes 
qui  sont  belles:  le  Val  d'enfer  et  le  Wiône?  Ce  n'est  pas  alléger, 
c'est  mutiler  l'œuvre,  dont  ces  prétendues  longueurs  pourraient 
bien  être  les  vraies  beautés.  On  entendrait  avec  plaisir  le  prélude 
du  Val  d'enfer,  écrit  dans  le  style  aérien  et  légèrement  fantastique 
du  Songe  d'une  nuit  d'été.  Le  dtio  qui  suit,  enti*e  Ourrias  et  son 
rival,  contient  la  plus  belle  phrase  peut-être  de  la  partition,  un  cri 
de  détresse  jeté  deux  fois  par  Vincent  à  travers  la  nuit.  Enfin,  la 
scène  du  naufrage  est  dramatique,  surtout  dans  sa  seconde  partie. 
Sons  la  barque  qui  porte  le  meurtrier,  le  Hhône  grossit  pou  à  peu  : 
par  milliers  montent  à  la  Incnr  des  étoiles  les  morts  qui  peuj)lent 
l'eau  profonde.  M.  Gounod  a  rendu  tout  cela  avec  puissance  :  im 
mouvement    très   lent,    des    cresccndos    brusquement  réprimés 


UN    SIÈCLE    DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  187 

<;omme  de  grands  soupirs ,  des  chœnrs  à  l'unisson ,  soutenus  et 
graves.  Le  fleuve  s'anime  tout  entier  :  des  sables  de  son  lit  aux  re- 
mous scintillans  de  sa  surface,  il  s'emplit  de  rumeurs.  Sous  les  flots 
clairs  passent  en  chantant  de  blanches  formes  de  femmes  :  jeunes 
filles  délaissées,  pâles  fiancées  du  Rhône,  qui  garde  leurs  amours 
trahies.  Est-ce  leur  plainte  qu'on  entend  ou  celle  du  vent  dans  les 
roseaux,  du  courant  contre  les  rives?  La  musique  ici  mêle  la  voix 
des  morts  à  ces  voix  de  la  terre,  des  eaux,  qui  sont  les  voix  de  la 
vie  universelle  ;  elle  redouble  l'effroi  des  mystères  surnaturels  par 
l'effroi  des  mystères  nocturnes  de  la  nature. 

La  nature  !  Même  à  l'Opéra-Comique,  les  maîtres  savent  la  rendre. 
M.  Gounod  excelle  à  faire  chanter  les  bergers.  Le  chevrier  de  Sa- 
pho  et  celui  de  Mireille  ont  presque  la  même  chanson  aux  lèvres; 
mais  l'enfant  grec  et  le  pâtre  provençal  n'ont-ils  pas  un  peu  du 
même  sang  dans  les  veines  et,  sur  leurs  têtes  brunes,  un  peu  des 
mêmes  rayons?  Voilà  enfin  un  tableau  où  rien  n'a  pâli  des  couleurs 
du  poète  ;  au  contraire  :  «  Il  y  avait,  dit  Mistral,  un  vieux  puits  tout 
revêtu  de  lierre,  où  les  troupeaux  allaient  boire.  Murmurant  douce- 
ment quelques  mots  de  chanson,  un  petit  garçon  jouait  sous  l'auge, 
où  il  cherchait  le  peu  d'ombre  qu'elle  abritait;  près  de  lui,  il  avait 
un  panier  plein  de  blancs  limaçons.  »  C'est  un  coin  de  paysage,  un 
premier  plan  sans  lointain.  Mais  si  vous  écoutez  la  cantilène  d*An- 
dreloun  et  la  Musette  qui  l'encadre,  aussitôt  la  perspective  recule 
et  l'horizon  se  découvre.  Ces  quatre  pages,  avec  celles  que  nous 
avons  louées,  suffiraient  à  l'honneur  de  Mireille.  Ce  hautbois,  cette 
voix  d'enfant  perdue  dans  la  solitude,  disent  ce  que  dans  Mireille 
aucune  voix  n'avait  dit  encore  :  le  pays  provençal ,  sa  terre  pou- 
dreuse et  son  ciel  flamboyant,  la  langueur  des  journées  brûlantes 
et,  dans  l'ombre  étroite  des  cyprès,  la  sieste  des  pâtres  allongés 
sur  leurs  vètemens  roux.  Ce  que  toute  une  partition  n'avait  pu 
faire,  une  mélodie  le  fait  en  quelques  mesures.  La  poésie  d'une  con- 
trée, la  beauté^'un  ouvrage  peut  donc  tenir  dans  une  chanson,  comme 
une  roseraie  de  Provence  dans  un  flacon  de  parfum  ! 

Il  est  deux  ordres  de  sujets  dont  s'est  inspiré  volontiers  l'opéra 
comique  moderne  :  la  mythologie  et  l'Orient.  Sous  devons  à  la  Grèce 
Philéynon  et  Batiris  de  M.  Gounod  et  Galatuée  de  M.  Y.  Massé;  à 
l'Orient  :  Lalhi-Roukh,  de  Félicien  David,  la  Statue,  de  M.  Reyer, 
et  le  Caid,  de  M.  Ambroise  Thomas. 

M.  Gounod  a  l'intelligence  et  le  goût  de  l'antiquité  :  certains 
chœurs  d'Ulysse,  l'invocation  à  Yesta  de  Polyeucte,  les  stances 
de  Sapho,  sont  des  fragmens  de  marbre  grec.  Philéinon  et  Baucis 
est  une  channante  pastorale,  qu'on  voudrait  seulement  plus  courte. 
Le  premier  acte  suffisait  à  cette  douce  légende  de  vieillesse  ;  le  se- 


188  REVUE  DES   DEUX   MONDES, 

cond  l'alourdit  et  la  dénature.  La  dernière  moitié  de  l'ouvrage,  pour 
reprendre  le  mot  de  je  ne  sais  quel  critique  avisé,  gagnerait  beau- 
coup à  être  supprimée.  Baucis  rajeunie  et  retrouvant  des  vocalises 
d'écolière,  Baucis  faisant  la  gentille  avec  Philémon  et  la  coquette 
avec  Jupiter,  n'a  plus  rien  pour  nous  charmer.  Elle  était  autrement 
touchante  avec  ses  rides  et  ses  cheveux  blancs. 


L'amitié  modéra  leurs  feux  sans  les  détruire, 
Et  par  des  traits  d'amour  sut  encor  se  produire. 


Voilà  la  nuance  que  le  poète  indique  et  qu'il  eût  fallu  garder  par- 
tout. Le  musicien  l'a  délicieusement  rendue  dans  le  premier  duo, 
familière  causerie  des  deux  vieillards  qui  rentrent  au  crépuscule  en 
parlant  de  leur  longue  tendresse.  Leurs  deux  voix  sont  presque  tou- 
jours unies  ;  si  par  hasard  elles  se  séparent,  l'une  achève  la  phrase 
par  l'autre  commencée.  Ils  devisent  doucement,  les  bons  petits 
vieux,  et  leur  double  chanson  se  mêle  comme  leur  double  vie. 

Avec  la  sérénité  de  leur  entretien,  le  chœur  des  bacchantes  fait 
un  admirable  contraste.  Il  exprime  bien  la  joie  antique  ;  il  évoque 
l'image  des  vierges  de  Virgile  foulant  les  sommets  du  Taygète. 

Ce  chœur  mêle  une  note  éclatante,  le  retentissement  des  cym- 
bales grecques,  au  premier  acte  de  Philémon,  dont  le  ton  général 
est  recueilli,  oîi  l'esprit  même  est  discret,  distingué,  témoin  la 
phrase  de  Jupiter  :  Si  Vénus  à  la  légère.  Là,  comme  dans  la  douce 
romance  de  Baucis,  dans  le  petit  quatuor  du  repas,  dans  l'incanta- 
tion tout  olympienne  de  Jupiter  faisant  descendre  le  sommeil  sur 
ses  hôtes  pieux,  partout  se  rencontre  le  contour  élégant  des  mélo- 
dies de  M.  Gounod ,  la  justesse  du  sentiment  et  la  pureté  de  la 
forme. 

Hélas  l'on  ne  saurait  parler  de  l'antiquité  dans  la  musique  sans 
être  contraint  de  rappeler  la  Galathéc  de  Victor  Massé. 

Les  Athéniens  d'aujourd'hui  ne  tolèrent,  dit-on,  sur  leurs  théâ- 
tres, ni  Orphée  aux  enfers,  ni  la  Belle  Hélène.  C'est  Galathée  qu'ils 
en  devraient  proscrire;  c'est  le  pasticheéquivofiue,  plusque  la  franche 
parodie,  qui  pourrait  blesser  chez  eux  le  pieux  respect  de  leurs  lé- 
gendes passées  et  de  leurs  divins  mensonges.  P\  gmalion  épris  de  la 
vierge  d'ivoire!  la  fable  n'imagina  jamais  de  mythe  i)lus  gracieux; 
Vénus  jamais  ne  consacra  de  j)lus  idéales  amours.  11  fallait  ici  un 
autre  maître  que  l'auteur  des  ÏSorcs  de  Jeannette  et  de  la  Nuit  de 
Cléopûtre.  Qui  nous  refera  Galathée?  Qui  donnera  la  véritable  vie  à  la 
statue?  Je  voudrais  que  M.  Massenol  re[)rlt  ce  délicieux  sujet;  qu'il 
le  traitât  soii  en  opéra  comique,  soit  en  scène  lyrique,  comme  son 


UN    SIÈCLE  DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  189 

esquisse  antique  de  Narcisse.  Lui  du  moins  saurait  faire  courir  sur 
les  flancs  de  Galathée  le  frisson  voluptueux,  mettre  dans  ses  yeux 
comme  dans  ceux  d'Eve  l'étonnement  du  premier  regard,  sur 
ses  lèvres  le  désir  du  premier  baiser.  II  exprimerait  la  soudaine 
effusion  de  l'âme  entrant  comme  en  un  temple  dans  ce  corps  si 
beau  ;  il  traduirait  les  vers  d'Ovide  : 

dataque  osciila  virgo 
Sensit,  et  ernbnit:  timidumque  ad  lumina  Inmen 
AttoIIens,  pariter  cam  cœlo  vidit  amantem. 

Massé  ne  connut  jamais  les  délicatesses  de  la  pensée,  surtout  de 
la  pensée  antique  :  il  n'était  pas  de  ceux  qui  s'inquiètent  de  la  blan- 
cheur des  marbres.  Son  œuvre  est  plus  qu'un  contresens  :  presque 
un  sacrilège  ;  elle  offre,  au  lieu  du  t}-pe  idéal  de  la  femme,  le  type 
grossier  de  la  fille.  Il  fallait  avoir  bien  peu  l'intelligence  de  la  fable 
et-  l'instinct  de  la  beauté  pour  mettre  sur  des  lèvres  à  peine  écloses 
une  chanson  à  boire.  Et  quelle  affreuse  chanson  !  Si  Massé  tenait  à 
faire  boire  sa  Galathée,  comment  la  laisser  boire  ainsi?  La  malheu- 
reuse s'enivre,  ou  plutôt  se  grise  sans  que  son  ivresse  atteigne 
même  à  la  grandeur  de  l'orgie  antique.  Si  du  moins  elle  avait  du 
vin  l'enthousiasme  et  le  délire  sacré,  si  elle  chantait  le  dieu,  si  elle 
chantait  : 

Evoë,  Baccbas  et  Tbyonée, 
Et  Dyonise,  Evan,  lacchus  et  Lénée, 
Et  tout  ce  que  la  Grèce  eut  pour  lui  de  beani  noms! 

Mais,  de  ce  sujet,  Massé  a  tout  dégradé,  tout  profané.  L'air  fameux 
de  Ganymède  :  Ah!  qu'il  est  doux  de  ne  rien  faire!  n'est  qu'un 
long  bâillement.  Le  loisir  antique  ne  ressemblait  guère  à  cette 
lourde  paresse.  Dans  Galathée,  le  style  est  digne  de  la  pensée  ;  la 
forme  est  aussi  ^^lgaire  que  le  fond.  Le  rythme  est  toujours 
trivial,  l'harmonie  indigente,  le  comique  bas.  Cependant,  cette 
œuvre  où  manquent  l'esprit  et  la  poésie,  plaît  à  la  foule.  La  Bruyère 
aurait  dit  peut-être  ;  «  Elle  est  le  régal  de  la  canaille!  » 

Le  chef-d'œuvre  de  Félicien  David,  Lalla-Roukh,  est,  au  con- 
traire, le  mets  des  plus  délicats.  Cet  opéra  comique  est  le  premier, 
le  seul  peut-être,  où  domine  le  sentiment  de  la  nature.  On  pourrait 
1  appeler  un  paysage  musical.  Son  originalité  et  sa  beauté  tiennent  à 
Cette  couleur  pittoresque,  à  ce  genre  descriptif,  dont  le  musicien 
du  Désert  fut  le  précurseur,  et  qui,  jusqu'ici,  n'a  pas  trouvé  de 
messie. 

Un  opéra  comme  les  Huguenots,  un  opéra  comique  comme  le 


100  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Pré  aux  Clercs,  expriment  le  caractère,  donnent  l'impression  d'une 
époque;  d'autres  œuvres  :  V Africaine  ou  Lalla-Roukh,  nous  révè- 
lent non  plus  un  siècle,  mais  un  pays.  Là,  patrie  de  Sélika,  c'est 
une  contrée  indéterminée,  presque  surnaturelle  :  dans  ce  vague 
Orient  créé  par  son  génie,  Meyerbeer  a  tout  agrandi.  L'Orient  de 
Lalla-Roukh  est  plus  familier.  Ceux  qui  l'ont  visité  retrouvent  à 
l'audition  la  fidèle  vision  du  pays.  Étrange  aptitude  de  la  musique 
à  rendre  ce  qui  se  voit  par  ce  qui  s'entend,  des  spectacles  par  des 
harmonies  !  Lalla-Boukh  est  un  exemple  unique  peut-être  au  théâtre 
de  ce  phénomène  d'impressions  transposées.  Ce  que  Félicien  David 
a  reproduit,  ce  n'est  pas  telle  ou  telle  mélodie  locale,  la  notation 
bizarre,  ou  même  barbare,  d'un  chant  de  muezzin  ou  d'une  danse 
d'aimées  ;  ce  n'est  pas  tel  mode  extraordinaire  ou  telle  tonalité 
bai'oque,  c'est  l'ensemble  des  mille  sensations  qui  constituent  l'âme 
elle-même  de  la  nature  orientale. 

L'honneur  de  Félicien  David  est  d'avoir  trouvé,  pour  exprimer 
cette  âme,  une  note  nouvelle,  d'avoir  ajouté  une  corde  à  la  lyre.  11 
fut  paysagiste  à  ce  point,  le  mélodieux  rêveur,  que  dans  son  0|)éra 
comique  les  figures  n'ont  pas  plus  d'importance  que  sur  une  toile 
de  Ziem,  De  Lalla-RoukJi  toute  intrigue,  presque  toute  action,  est 
absente  ;  les  seotimens  n'y  sont  guère  que  des  sensations,  l'amour 
y  est  moins  une  passion  qu'une  voluptueuse  langueur. 

De  plus  grands  maîtres  ont  rendu  la  nature  avec  plus  de  puis- 
sance. On  peut  appliquer  à  la  musique  ainsi  qu'aux  autres  arts  la 
théorie  de  M.  Taine ,  cette  loi  de  l'échelle  des  valeurs,  qui  veut 
qu'une  œuvre  d'art  soit  d'autant  plus  belle  que  le  caractère  repro- 
duit par  elle  est  plus  général.  Si,  par  exemple,  la  Symphonie  pas- 
torale est  le  plus  beau  paysage  musical,  c'est  que  Beethoven  n'y 
a  pas  exprimé  tel  ou  tel  aspect  local,  mais  les  manifestations  uni- 
verselles de  la  nature,  et  comme  son  essence  elle-même,  prise  dans 
toute  sa  simplicité,  presque  dans  sa  banalité  sublime. 

L'ouvrage  de  Félicien  David  n'a  pas  cette  impersonnalité.  Le 
charme  en  est,  au  contraire,  très  particulier,  spécial  au  maître  qui 
l'a  écrit  comme  aux  contrées  qui  l'ont  inspiré.  Mais,  cette  réserve 
faite,  quel  chef-d'œuvre  que  cette  exotique  partition!  Quelle  paix  et 
quelle  sérénité  s'en  dégagent  !  Grâce  à  l'auteur  du  Dhcrt  et  de 
Lalla-Roukli,  l'Oiient,  (jui  n'était  que  pittoresque,  est  devenu  mu- 
sical ;  le  pays  de  la  lumière  est  devenu  le  pays  des  sons;  et,  là-bas, 
quand  le  soir  teinte  de  rose  l'ourlet  de  sable  du  désert,  quand  les 
étoiles  s'allument  au  ciel  velouté,  quand  les  femmes  descendent 
aux  fontaines,  les  mélodies  de  Félicien  l)a^id  se  lèvent  en  chantant 
sur  les  pas  du  voyageur  qui  chemine  sous  les  palmiers. 

L'Orient  a  plus  d'un  caractère  :  avec  des  paysages  recueillis,  il 


UN    SIÈCLE    DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  I9l 

offre  des  scènes  animées.  Hors  la  ville,  la  chaleur  endort  la  nature 
silencieuse  ;  mais  dans  l'ombre  fraîche  des  ruelles  fourmille  la  \ie 
populaire.  Les  enfans  sortent  en  se  gourmant  de  l'école  ;  les  ânes 
passent  au  trot,  montés  par  des  Turcs  sérieux  ;  les  marchands  d'eau 
crient  et  iont  tinter  leurs  tasses  de  cuivre;  de  leurs  pieds  blancs  et  nus, 
les  vieux  tisseurs  d'or  donnent  le  branle  à  la  roue  où  tourne  l'éche- 
veau  de  soie,  et,  dans  la  poussière  étincelante,  le  sifflement  du  dévi- 
doir semble  la  vibration  de  l'air  lumineux. 

Certains  chœurs  de  la  Statue  rendent  très  heureusement  ce  nou- 
vel aspect  de  l'Orient,  la  gaîté  des  bazars  et  des  quartiers  turbu- 
lens.  L'opéra  comique  de  M.  Reyer  est  distingué,  trop  distingué 
peut-être,  en  ce  sens  qu'il  est  trop  fin  pour  le  théâtre.  Des  recher- 
ches qui  nous  charment  au  piano  nous  échappent  à  la  représentation  ; 
la  valeur  scénique  de  l'œuvre  ne  répond  pas  à  sa  valeur  musicale.  Et 
puis,  un  poème  véritablement  insipide  gâte  la  Statue ^  on  ne  lit  ja- 
mais la  partition  sans  plaisir,  mais  on  ne  saurait  voir  la  pièce  sans 
ennui. 

Piien,  en  revanche,  n'est  moins  ennuyeux  que  le  Caïd,  de  M.  Am- 
broise  Thomas.  Encore  un  opéra  comique  oriental  ;  mais  de  quelle 
réjouissante  façon  l'Orient  est  traité  dans  cette  bouffonnerie  !  L'Algé- 
rie du  Caïd  est  un  peu  l'Algérie  de  Tarlarin.  L'Algérie  sans  pal- 
miers, sans  lions;  le  muezzin  de  M.  Thomas  n'est  ni  plus  sérieux, 
ni  moins  comique  que  le  héros  de  M.  Daudet,  invitant  lui-même 
les  musulmans  à  la  prière.  Sévère  ou  plaisant,  M.  Thomas  n'est 
rien  à  demi  ;  et  même  du  Barbier  à  Guillaume  Tell  il  y  a  moins 
loin  peut-être  que  du  Ca'id  à  Hamlet.  L'opéra  comique,  trop  rare- 
ment comique  aujourd'hui,  devrait  faire  avec  le  Caïd  des  lende- 
mains piquans  à  Mignon.  Le  maître  aurait  ainsi  double  triomphe, 
et  croyez  bien  que  son  visage  austère  ne  se  défendrait  pas  du  rire 
d'autrefois.  Il  est  si  franc  et  si  français,  le  rire  du  Caid .'  M.  Ambroise 
Thomas  a  finement  saisi  là  certain  côté  de  notre  esprit  national  et 
certain  aspect  de  l'Algérie.  Nous  avons  toujours  le  goût  des  soldats, 
des  parades,  des  revues  et  de  la  musique  du  dimanche.  En  Algé- 
rie, cette  sympathie  pour  l'armée  est  plus  cordiale  encore.  Sur  cette 
terre,  qui  n'a  vu  que  nos  victoires,  le  souvenir  de  nos  malheurs  est 
moins  présent  et  laisse  intact  le  prestige  de  nos  troupes.  L'Algérie 
reste  le  pays  de  l'uniforme  et  du  panache,  où  se  conserve,  avec  le 
respect  de  l'armée,  l'amour  du  u  militaire.  »  Ce  chauvinisme  héroï- 
comique,  ces  figures  aujourd'hui  quasi -légendaires  du  tambour- 
major  amoureux  et  martial,  de  la  lingère  de  Paris  et  de  l'ardente 
Algérienne  ;  cette  gaîté  française  qui  jette  dans  la  vie  arabe  une 
note  brillante  comme  celle  des  pantalons  rouges  dans  les  paysages 
d'Afrique,  ce  vague  souvenir  de  Paul  de  Kock  et  de  Béranger,  voilà 


192  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ce  qui  fait  du  Caïd  le  plus  spirituel  de  nos  opéras  bouffons  contem- 
porains. 

Toutefois  n'allons  pas  oublier  pour  lui  le  plus  spirituel  de  nos 
opéras  comiques  :  le  Roi  l'a  dit,  de  M.  Léo  Delibes.  Nous  avons 
parlé  naguère  avec  quelque  détail  de  ce  petit  chef-d'œuvre  (1). 
Nous  en  avons  loué  les  qualités  toutes  françaises  :  la  verve  intaris- 
sable, les  idées  ingénieuses  et  la  facture  exquise.  Avec  tout  le  savoir 
d'aujourd'hui,  M.  Delibes  a  retrouvé  sans  copie  ni  pastiche  tout 
l'esprit  d'autrefois.  Son  œuvre  la  plus  ténue  sera  peut-être  la  plus 
durable  :  le  roseau  qui  plie  et  ne  rompt  pas. 


V. 

Il  nous  faut  analyser  une  dernière  partition,  et  non  l'une  des 
moins  glorieuses  :  Cannen.  Molière  a  raison  :  la  mort  rajuste  bien 
des  choses.  —  Mort,  le  pauvre  Bizet  laisse  au  public  plus  de  re- 
grets que  vivant  il  ne  lui  donnait  d'espérances.  Je  le  vois  encore, 
ce  public  des  premiers  soirs  de  Carmen  :  indifférent,  pour  ne  pas 
dire  hostile;  étonné  parfois,  effarouché  même,  et  criant  au  scandale 
quand  il  aurait  dû  crier  au  miracle.  C'en  était  fait,  à  l'entendre, 
des  traditions  musicales  et  des  mœurs  littéraires  de  l'opéra  comique; 
on  ne  verrait  plus  de  jeunes  filles  dans  la  salle,  puisque  l'on  met- 
tait des  filles  sur  la  scène.  —  Mon  Dieu  !  que  la  Carmencita  ne  soit 
pas  l'idéal  de  la  jeune  fille,  on  le  savait  depuis  Mérimée;  mais  à 
tout  prendre,  et  pour  discuter  ce  grief  d'indécence,  le  troisième  et 
le  quatrième  acte  de  Rîgolelto,  l'acte  du  jardin  de  Faust,  ne  se- 
raient pas  bons  non  plus  à  montrer  aux  demoiselles.  Aussi  bien, 
dans  cet  ordre  de  choses,  les  crudités  sont  peut-être  moins  à  craindre 
que  certaines  douceurs.  Que  les  mères  se  rassurent  :  quand  leur 
fille  verra  Carmen  grignoter  des  dragées,  s'asseoir  sur  une  table, 
jouer  des  castagnettes  avec  une  assiette  en  morceaux,  et  changer 
d'amoureux  deux  fois  en  trois  actes,  elle  n'en  sera  pas  troublée. 
Elle  se  demandera  simplement,  comme  l'héroïne  d'Arvers  : 

Quelle  est  donc  cette  femme?.,  et  ne  comprendra  pas. 

Cet  excès  de  pruderie  explique,  sans  le  justifier,  l'accueil  plus 
que  réservé  que  reçut  à  l'origine  l'œuvre  qu'on  fête  aujourd'hui. 
Dédaignée,  presque  chassée  comme  un  enfant  par  une  mère  injuste, 
elle  s'est  réfugiée  chez  nos  voisins,  chez  nos  ennemis  môme.  Tous 

(1)  Voyez  la  Aevue  du  15  Juillet  1885. 


UX   SIÈCLE    DE    MUSIQUE    FRANÇAISE.  193 

lai  ont  fait  fèie,  et  quand  elle  nous  est  revenue  «  triomphante,  ado- 
rée, »  notre  tardif  hommage  ne  pouvait  plus  ajouter  à  sa  gloire. 
De  la  froideur,  de  Tingratitude,  certains  musiciens  savent  rire, 
comme  Rossini  ;  d'autres  s'en  irritent,  comme  Berlioz  ;  d'autres 
en  meurent.  Bizet  pourrait  bien  être  de  ceux-là. 

«  Il  a  été  parmi  les  siens,  et  les  siens  ne  l'ont  point  connu.  »  Qu'il 
était  nôtre  cependant,  le  pauvre  jeune  maître  !  Gomme  il  venait  à 
nous  avec  nos  dons  heureux:  le  sentiment  scénique,  l'abondance, 
le  naturel,  la  clarté  !  S'il  n'y  a  pas  de  fumée  sans  feu,  il  y  a  sou- 
vent en  France  du  feu  sans  fumée  :  le  génie  de  Bizet  avait  la  flamme 
claire.  Je  ne  dis  pas  gaie,  ou  toujours  gaie.  Mais  serait-ce  une  rai- 
son pour  refuser  à  l'auteur  de  Carmen  l'héritage  de  ses  ancêtres, 
pour  l'exclure  de  la  glorieuse  lignée  des  musiciens  de  l'opéra  co- 
mique? Ne  les  avons-nous  pas  toujours  vus,  nos  vieux  maîtres, 
tristes  aussi  bien  que  joyeux  ?  Avec  le  don  du  rire  n'avaient-ils 
pas  le  don  des  larmes?  Le  mot  de  Rabelais  n'est  pas  toute  la  vérité, 
et,  même  à  l'Opéra-Comique,  pleurer  est  aussi  le  propre  de  l'homme. 
Si  Carmen  est  déplacée  à  l'Opéra-Comique,  ôtez-en  donc  Zampa^ 
dont  le  dénoûment  n'est  guère  moins  dramatique  ;  ôtez-en  le  Pré 
aux  Clercs,  moins  violent,  mais  plus  touchant  peut-être  ;  ôtez-en 
la  Dame  blanche,  qui  mouille  bien  des  yeux  ;  ôtez-en  la  moitié  du 
Déserteur  et  de  Bichard  Cœur-de-Lion;  bannissez  Témotion  et  la 
mélancolie.  D'ailleurs  porterez-vous  Carmen  à  l'Opéra,  sans  recon- 
naître que  tout  l'en  éloigne,  ses  proportions  et  son  style,  même 
quand  il  s'élève  le  plus  ?  Tous  les  chefs-d'œuvre  ne  sont  pas  de  la 
même  taille,  et  Carmen  serait  trop  au  large  dans  le  cadre  de  Guil- 
lauyne  Tell  et  des  Huguenots.  Voyons  donc  l'opéra  comique  de  Bizei 
tel  qu'il  est  :  œuvre  de  demi-caractère  et  de  juste  milieu,  faite  à 
la  mesure  et  pour  la  gloire  du  théâtre  où  elle  est  née. 

Mérimée  n'est  décidément  pas  facile  à  mettre  en  scène.  Les  h- 
brettistes  du  Pré  aux  Clercs  l'avaient  déjà  compris  ;  et  ceux  de 
Carmen,  bien  que  plus  hardis,  ont  cependant  adouci  les  person- 
nages, atténué  certaines  situations.  Par  respect  pour  les  conve- 
nances et  pour  la  poétique  du  théâtre,  ils  ont  créé  des  figures  d'o- 
péra comique:  Micaëla,  Escamillo.  Ils  ont  supprimé  le  mari  de 
Carmen,  ce  hideux  Garcia  le  Borgne,  tué  par  José  dans  une  lutte  au 
couteau  plus  sauvage  encore  que  le  duel  de  Comminge  et  de  Mergy; 
la  Garmencita  de  l'opéra  comique  est  demoiselle.  Quant  au  dragon 
José,  MM.  Meilhac  et  Halévy  l'ont  fait  moins  noir  que  celui  de  Mé- 
rimée, mais  plus  niais  :  vrai  «  canari  d'habit  et  de  caractère,  »  qui 
n'aurait  eu,  pour  se  tirer  d'affaire,  qu'à  bien  entendre,  au  lende- 
main de  sa  première  équipée,  cette  leçon  de  Carmen  :  «  Écoute, 
Joseito,  t'ai -je  pas  payé?  D'après  notre  loi,  je  ne  te  devais  rien, 

TOME  LXXIV.  —  1886.  13 


19â  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

puisque  tu  es  un  payllo  (1)  ;  mais  tu  es  un  joli  garçon  et  tu  m'as 
plu.  Nous  sommes  quittes.  Bonjour  !  »  Voilà  la  moralité  ou,  si  l'on 
veut,  l'immoralité  de  l'histoire. 

Malgré  ces  retouches,  la  pièce  est  bien  faite  :  ni  les  situations 
ai  les  tableaux  ne  lui  manquent.  En  empruntant  presque  partout 
le  dialogue  de  Mérimée,  les  auteurs  ont  fait  preuve  de  modestie  et 
de  goût. 

On  a  très  justement  comparé  Bizet  et  Regnault.  Morts  tous  deux 
en  plein  talent,  ils  devraient  dormir  côte  à  côte,  et  la  Jcune^^e,  à 
leur  double  tombe,  attacherait  une  seule  branche  de  laurier.  Tous 
deux  avaient  même  fougue,  môme  éclat  juvénile,  et  si  la  musique 
de  l'un  est  colorée,  la  peinture  de  l'autre  est  presque  sonore.  Gomme 
Regnault,  Bizet  aimait  l'Espagne.  Il  la  comprit  comme  lui,  comme 
Gautier  ou  Mérimée,  c'est-à-dire  autrement  qu'Auber  ou  M.  Scribe. 
Il  la  vit  chaude  de  soleil  et  un  peu  rouge  de  sang.  Le  court  pré- 
lude de  Carmen  résume  cette  vision  d'ensemble.  On  en  a  critiqué 
la  violence  :  musique  de  foire,  ont  dit  les  délicats.  Non,  mais  mu- 
sique de  combat,  et  de  combat  sauvage.  On  n'excite  pas  les  tau- 
reaux avec  des  romances,  et  l'effet  saisissant,  presque  tout  physique 
d'une  corrida,  est  bien  rendu  par  l'explosion  de  cette  foudroyante 
fanfare.  Je  ne  la  voudrais  en  vérité  ni  moins  brutale  ni  moins 
voyante.  Gomme  elle  sonne  !  Gomme  elle  est  d'aplomb  !  Bizet  ob- 
tient parfois  du  rythme  seul  des  effets  men^eilleux  :  il  scande  et 
frappe  sa  période  musicale  comme  une  strophe  lyrique,  témoin 
cette  phrase  serrée,  que  ramène  un  trille  perçant  et  qui  se  brise 
sur  un  accord  sec. 

Il  y  a  dans  Carmen,  et  dès  l'ouverture  on  l'entend,  une  phrase- 
singulière  :  elle  reparaît  sans  cesse  au  cours  de  la  partition,  dont 
elle  est  comme  l'essence  et  l'âme.  Tous  ceux  qui  sont  iamiliws 
avec  l'œuvre  connaissent  ces  quelques  notes  étranges,  qui  toujours 
annoncent  Carmen  ou  la  suivent;  mélodie  obstinée  et  fatale  qui 
prend  tous  les  mouvomens  et  toutes  les  expressions,  tour  à  tour 
plaintive  ou  railleuse,  âpre  comme  un  sanglot,  ou  sifflante  comme 
an  coup  de  fouet.  Son  effet  strident  est  dû  à  la  succession  de  deux 
quartes  conjointes,  dont  chacune  a  pour  type  la  première  quarte 
descendante  de  notre  gamme  chromatique  mineure  :  c'est  le  mode 
mtbein  des  Arabes,  ou  modo  du  diable. 

Cependant  il  ne  s'agit  ici  que  de  la  gamme  à  sept  notes  :  en  réa- 
lité  le  mode  asbein  comporte  huit  notes,  soit  l'octave  de  la  tonique, 
et  les  deux  quartes  successives,  toujours  empruntées  à  la  gamm» 
descendante  mineure,  sont  disjointes. 

(f)  «  Lm  Bobémkns  désignent  ainai  inut  bomms  étranger  K  leur  raco.»  (Mériiné*.) 


UN    SIÈCLE    DE   inJSIQDE   FRANÇAISE.  195 

Ce  mode  est  appelé  mode  du  diable,  et  voici  pourquoi  :  lorsque 
le  démon  eut  été  précipité  du  ciel,  son  premier  soin  fut  de  tenter 
l'homme.  Pour  y  réussir,  il  recourut  à  la  musique  et  à  la  révéla- 
tion des  chants  célestes,  privilège  des  phalanges  divines.  Mais  Dieu 
qui  voulait  le  punir,  lui  retira  la  mémoire,  et  le  dètnon  désormais 
ne  sut  enseigner  aux  hommes  que  ce  seul  mode,  dont  l'effet  est  si 
extraordinaire. 

Telle  est  la  légende  arabe,  en  faveur  de  laquelle  on  excusera, 
nous  l'espérons,  l'aridité  de  ces  explications  techniques  (1). 

C'est  bien  un  démon  que  la  gitanella.  Elle  a  tout  du  diable,  même 
la  beauté.  La  voilà  qui  vient,  avec  sa  jupe  courte  et  ses  bas  troués, 
une  fleur  sous  son  bandeau  noir,  une  au  coin  de  ses  Iè\Tes  rouges. 
Elle  s'avance,  effrontée  et  coquine,  «  se  balançant  sur  ses  hanches 
comme  une  pouliche  du  haras  de  Cordoue.  »  Dès  les  premières 
mesures,  le  type  musical  est  fixé.  Comme  le  balancement  des  han- 
ches est  marqué  par  cette  mesure  onduîeuse,  ces  ports  de  voix, 
ces  dégradations  chromatiques!  Sauf  la  dernière  mesure  du  refrain, 
toute  la  habanera  n'est  qu'un  frisson  voluptueux,  une  caresse  féline. 
Les  yeux  à  demi  clos,  tournant  mollement  sur  sa  taille  flexible,  la 
provocante  bohémienne  laisse  chanter  ses  compagnes  et  pose  seule- 
ment au-dessus  du  chœur  des  notes  languissantes;  mais  tout  à  coup 
elle  reprend  elle-même  le  couplet  et  le  lance  comme  un  coup  de 
griffe.  Les  Italiens  appellent  Cannen  un  opéra  verisia,  réaliste.  En 
vérité,  je  connais  peu  de  musique  aussi  franchement  caressante, 
aussi  ouvertement  càHne,  que  cette  enjôleuse  chanson;  tout  y  est 
rendu  :  l'intention,  et  presque  le  fait.  Je  ne  sache  guère  que  le  duo 
de  Faust  où  certain  ordre  de  sensations  soit  rendu  avec  cette  vé- 
rité :  «  Vous  y  trayez  être  vous-même.  » 

Le  chromatique,  comme  l'appelait  Molière,  est  décidément  le 
mode  voluptueux  :  le  procédé  et  l'effet  de  la  habanera  se  retrouvent 
à  la  fin  du  premier  acte,  à  la  dernière  reprise  de  la  séguedille. 
Une  perle  encore,  cette  chanson  moqueuse,  deux  fois  interrompue 
par  les  récits  passionnés  de  José,  glissant  à  travers  les  modulations 
serrées  et  s'en  dégageant  toujours  ;  tantôt  ralentie,  tantôt  préci- 
pitée, et,  quand  on  ne  l'attendait  plus,  reparaissant  triomphant», 
pour  s'achever  dans  im  éclat  de  rire. 

Habaneras,  séguedilles,  rythmes  populaires  et  danses  nationales, 
c'est  quelque  chose  sans  doute  ;  mais  ce  ne  serait  pas  assez,  et  Car- 
men est  mieux  qu'un  recueil  de  mélodies  espagnoles.  Bizet  a  fait 
quelques  emprunts  à  la  musique  du  pays,  assez  pour  brosser  le  dé- 


(1)  Ces  détails  sont  traduits  d'un  article  publié  par  M.  Galli  dans  un  journal  ita- 
lien :  ti  Teatro  illustrato  (mars  1884),  et  intitulé  Del  Melodramma  attraverso  la 
storia,  e  delP  opéra  mrista  di  Bizet. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cor  de  son  œuvre,  mais  voilà  tout.  Derrière  la  couleur  locale,  il  a 
trouvé  la  nature  humaine  et  ses  passions  :  chez  don  José,  l'amour, 
la  jalousie;  chez  Carmen,  le  caprice  sensuel,  la  haine  de  toute  con- 
trainte, l'impudence  et  l'impudeur,  et,  malgré  tout,  devant  la  mort, 
un  mépris,  une  grandeur  sauvage ,  qui  justifient  le  dernier  hémi- 
stiche de  l'épigraphe  donnée  par  Mérimée  à  sa  nouvelle  : 


nâua  Y^vf,  /ôXo;  èarîv  'lyti  S'àYaôà;  5uo  wf.a;. 


L'avant-dernier  hémistiche  se  justifie  également  :  nous  nous  en 
sommes  expliqué  à  propos  de  la  habanera. 

L'amour  a  toujours  dans  Carmen  quelque  chose  d'un  peu  libre 
et  presque  libertin.  Avec  le  grand  duo  du  second  acte,  nous  voilà 
loin  des  duos  accoutumés,  des  chastes  entretiens  et  des  extases 
psychiques  ;  il  n'y  a  là  qu'une  donzelle  dansant  devant  un  dragon  : 
le  tête-à-tête  était  scabreux.  Sans  rien  cacher  cependant,  la  musique 
n'a  rien  souligné,  elle  s'est  gardée  de  la  pruderie  et  du  cynisme. 
Certes  nous  ne  sommes  pas  à  ces  hauteurs  de  sentiment  où  nous 
portent  seulement  les  génies  sublimes.  Bizet  n'y  atteint  pas  ici,  et 
n'y  aspirait  point.  Mais  nous  ne  descendons  pas  non  plus  à  la  vulga- 
rité des  amours  grossières.  Carmen  commence  à  peine  sa  danse, 
que  les  clairons  sonnent  au  loin.  Si  l'on  craignait  une  scène  équi- 
voque, qu'on  se  rassure  :  l'intérêt  se  relève  et  s'ennoblit.  Le  chant 
de  Carmen  et  l'appel  des  clairons  se  combinent  avec  aisance.  Mar- 
quant le  pas  du  talon  et  des  castagnettes,  la  bohémienne  veut  sou- 
mettre au  rythme  de  sa  danse  cet  orchestre  inespéré  ;  mais  la  re- 
traite sonne  plus  haut,  et  José,  qui  l'entend,  parle  de  partir.  Alors 
Carmen  s'emporte  ;  elle  étouffe  de  ses  insultes  une  plainte  éloquente 
du  jeune  homme,  un  cri  de  douleur  et  d'amour  outragé  ;  puis  ha- 
letante elle  s'arrête.  Alors  un  admirable  rnutabile  se  dessine  :  très 
humble  au  début,  soutenu  par  une  basse  veloutée  qui  chante  aussi. 
José  n'a  encore  rien  obtenu  de  Carmen;  pour  ime  fleur  qu'elle  lui 
avait  jetée,  il  l'a  laissée  fuir,  il  s'est  laissé  lui-même  emprisonner. 
Mais  sous  sa  veste  d'uniforme,  la  petite  fleur  sent  toujours  bon.  Elle 
l'a  pénétré  tout  entier  de  ses  eflluves  maudits,  et  quand  il  la  retire 
de  sa  poitrine,  on  dirait  que  l'air  s'emplit  de  j)ail'ums.  Les  yeux  de 
Jpsé  se  troublent  et  son  sang  s'allume.  L'orchestre  frémit  et  bouil- 
lonne, le  chant  éperdu  se  poursuit  avec  des  sursauts,  des  secousses 
de  passion.  On  le  croit  achevé,  et  voilà  qu'il  se  relève  pour  s'épa- 
nouir encore  plus  large.  Les  violoncelles  gémissent  à  se  briser  ;  ils 
soulèvent  avec  angoisse  l'harmonie  serrée  qui  les  oppresse,  et 
lorsque  José  tombe  à  genoux,  quelques  notes  moelleuses  de  cor 
anglais  achèvent  dans  un  soupir  cette  ardente  supplication  d'amour. 


UN    SIÈCLE    DE    MUSIQUE    FRANÇAISE.  197 

Carmen  l'écoute  à  peine.  Dans  le  malheureux  qu'elle  affole,  elle 
ne  voit  qu'une  recrue  pour  ses  compagnons  de  bohème.  Soudain 
son  œil  s'éclaire  et  sa  voix  s'adoucit.  11  faut  que  José  la  suive  là- 
bas,  là-has,  sur  la  montagne,  et,  d'un  nouvel  essor,  le  merveilleux 
duo  reprend  son  vol.  On  ferait  des  opéras  entiers  avec  cette  parti- 
tion de  Carmen.  Les  idées  y  éclosent  comme  les  fleurs  dans  un  ga- 
zon d'avril.  Quelle  abondance  et  quelle  variété!  Quelle  docilité  de 
l'inspiration  aux  situations  changeantes!  Mul  ne  résisterait  à  cette 
phrase  insidieuse,  tour  à  tour  alanguie  par  les  voluptés  enfin  pro- 
mises, et  frémissante  d'un  souffle  de  liberté  sur  la  montagne.  INulle 
exagération,  nul  tapage  :  sauf  un  élan  de  bohémienne  vers  la  \ie 
aventureuse  et  vagabonde,  tout  cela  se  murmure  à  voLx  basse.  La 
sollicitation  obstinée  de  Carmen  monte,  monte  toujours.  Les  refus 
de  José,  qui  coupent  si  heureusement  la  phrase  mélodique,  ne  la 
retiennent  bientôt  plus.  Vainement  les  violons  se  débattent  sous  la 
sourdine.  L'œuvre  de  séduction  est  consommée,  et  toutes  les  voix 
qui  parlent  aux  heures  d'épreuve  et  de  combat  se  sont  tues,  comme 
à  l'ordinaire,  devant  une  petite  voix  de  femme. 

T/,v  {xixv  iv  Ôa'Xaato...  —  Deux  actes  d'amour,  deux  actes  de 
mort,  voilà  presque  toute  la  partition.  La  mort!  Carmen  la  lit  dans 
les  cartes.  Dhux  bohémiennes  jouent  auprès  d'elle,  et  s'enchantent 
des  promesses  du  hasard.  Leur  refrain  s'enlève  avec  désinvolture, 
avec  cette  grâce  de  Bizet,  toujours  facile  et  jamais  négligée,  avec 
cette  perfection  de  style  qui,  même  en  musique,  fait  les  écrivains 
sans  reproche.  Carmen,  à  son  tour,  prend  les  cartes  :  toutes  la  me- 
nacent. Cette  page  est  chargée  de  tristesse  et  de  colère.  Malgré  son 
audace,  la  gitana  se  trouble  :  une  vague  terreur  passe  sur  sa  rê- 
verie. Va-t-elle  enfin  s'amollir  une  fois,  et  pleurer  au  moins  sur 
elle-même?  Non  :  une  larme  brille  dans  ses  yeux,  mais  n'en  tombe 
pas.  Elle  reste  sans  remords,  presque  sans  regrets.  Plus  sa  main 
nerveuse  amène  des  présages  de  mort  et  de  sang,  plus  elle  s'irrite 
et  se  révolte.  Sa  plainte  devient  rauque  et  sifflante  ;  elle  insiste  avec 
violence  ;  elle  appuie  sur  les  sons,  comme  pour  les  écraser,  et  de 
note  en  note  sa  voix  descend  à  des  profondeurs  funèbres. 

Sainte-Beuve  appelait  Alfred  de  Musset  un  poète  des  choses  du 
sang  et  de  la  \ie.  Bizet  était  un  musicien  de  même  race,  et  le  qua- 
trième acte  de  Carmen  promettait  à  la  musique  de  théâtre  un  maître 
de  génie.  J'aime  les  œuvres  dont  la  dernière  impression  reste  la 
plus  puissante,  les  œuvres  à  fin  glorieuse  comme  une  apothéose  : 
Robert,  V Africaine,  Sapho,  Carmen. 

Mérimée  a  traité  le  dénoûment  avec  plus  de  sobriété  que  Bizet, 
mais  avec  plus  d'horreur  et  de  dureté.  Le  José  de  la  nouvelle  em- 
porte sa  maîtresse  en  croupe  dans  un  ravin  perdu.  Tous  deux  met- 


198  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

tent  pied  à  terre,  résolus  tous  deux,  l'un  à  tuer,  l'autre  à  mourir. 
Une  dernière  fois,  José  adjure  Carmen  de  revenir  à  lui;  elle  refuse. 
Alors,  lui  laissant  quelques  minutes  de  réflexion,  il  va  prier  un 
ermite  voisin  de  dire  la  messe  pour  une  âme  qui  va  paraître  de- 
vant Dieu.  Lui-même  s'agenouille  en  dehors  de  la  chapelle.  Puis  il 
revient  auprès  de  Carmen  et  la  poignarde.  Tout  s'est  fait  sans  té- 
moins, presque  sans  bruit,  et  Carmen  en  tombant  n'a  pas  même 
crié. 

L'effet  est  tout  différent  au  théâtre.  Bizet  a  voulu  pour  sa  Carmen 
la  mort  au  grand  soleil,  en  pleine  fête,  presque  en  plein  triomphe. 
C'est  une  radieuse  apparition  que  celle  de  l'insolente  créature  au 
bras  de  son  torero.  Elle  est  saluée  par  les  cris  de  la  foule,  par  un 
chœur  général  qui  redouble  encore  la  crudité  de  la  fameuse  fanfare. 
Que  voulez-vous?  Il  fallait  bien  ici  peindre  à  grands  coups  de  brosse, 
obtenir  une  intensité,  et  comme  une  outrance  de  sonorité  égale  à 
l'outrance  lumineuse  de  pareilles  journées.  Chaque  reprise  du  chœur 
tombe  d'aplomb  comme  le  soleil  de  midi  ;  des  traits  suraigus  de 
violons  pétillent  comme  des  flammes,  et  l'unisson  final  ébranlerait 
les  murs  d'un  amphithéâtre. 

Toute  la  ville  entre  dans  le  cirque  :  en  quelques  mesures  singu- 
lièrement expressives  et  tremblantes  d'inquiétude,  les  compagnes 
de  Carmen  l'avertissent  que  José  n'est  pas  loin.  Elle-même,  à  tra- 
vers la  dentelle  de  son  éventail,  l'aperçoit  et  reste  pour  l'attendre. 
Ce  dernier  duo,  ce  duel,  est  une  des  plus  belles  pages  du  théâtre 
lyrique  contemporain.  Dès  les  premiers  récits,  on  sent  la  douleur 
chez  José,  chez  Carmen  l'impatience.  Ce  n'est  d'abord  qu'un  dia- 
logue rapide,  sec  comme  un  premier  frôlement  d'épées.  Mais  voici 
que  la  lutte  s'engage.  iSotons  chez  Bizet,  dans  ce  début,  une  ten- 
dresse, une  pitié  que  ne  connaît  pas  Mérimée.  Le  premier  chant  de 
José  est  moins  une  menace  qu'une  suprême  prière;  \^r  deux  fois, 
l'infortuné  adjure  Carmen  de  l'aimer  encore.  Sa  voix  finit  par  se 
traîner  sur  des  notes  déchirantes,  sur  une  phrase  haletante,  éperdue. 
Le  voilà,  le  musicien  des  choses  du  sang  et  de  la  vie!  Les  maîtres 
sont  rares  aujourd'hui,  à  qui  se  sont  révélées  ainsi  les  douloureuses 
harmonies  de  la  souffrance.  Merveilleuse  puissance  du  génie!  Il 
n'y  a  là  qu'un  homme  qui  pleure,  et,  de  la  j)oitrine  de  ce  misé- 
rable, à  genoux  devant  cette  fille  pour  la  prier  d'amour,  une  plainte 
monte  si  poignante,  qu'elle  semble  le  cri  de  toute  une  humanité. 

Carmen  reste  inflexible,  et,  pour  la  fléchir,  la  musique  trouve 
toujours  de  nouveaux  sanglots.  Des  triolets  hachés  précipitant  le 
mouvement,  le  sang  bat  pins  vite  aux  tempos  de  José.  Maintenant 
sa  voix  tonno  au-dessus  de  l'orcheslre.  Brusquement,  la  f.uifkre 
éclate  dans  l'arène  :  Carmen  s'élance. Mais  José, hors  de  lui,  bondit 


'  UN    SIÈCLE    DE    MISIQCE    FRANÇAISE.  199 

avant  elle  sur  les  degrés  du  cirque.  Exaspéré  par  ces  cris  de  triomphe, 
par  cette  odeur  de  sang  et  cette  musique  de  mort,  il  lève  le  cou- 
teau. Vous  vous  rappelez  la  phrase  qui  naguère,  sur  la  petite  place, 
un  jour  d'été,  annonçait  l'entrée  de  la  joyeuse  fille.  Elle  re\ient 
encore,  mais  sinistre,  mais  vengeresse,  hachant  trois  fois  la  furieuse 
imprécation  de  José.  Trois  fois  elle  s'abat  sur  Carmen,  impitoyable 
comme  les  rapides  et  claires  visions  des  minutes  suprêmes;  et 
quand  tout  est  fini,  quand  le  meurtrier  s'est  agenouillé  près  de  la 
morte,  c'est  par  la  phrase  implacable  que  semble  s'exhaler  cette 
âme  indomptée. 

Voilà  l'œuvre  dans  sa  force  ;  s'il  fallait  la  regarder  dans  sa  grâce, 
nous  ne  finirions  pas.  Nous  trouverions  dans  Carmen  de  petits  ta- 
bleaux de  genre,  lumineux  comme  des  aquarelles,  précis  comme 
des  gravures  :  le  chœur  des  gamins  et  la  querelle  des  cigarières  au 
premier  acte  ;  au  second,  la  vertigineuse  chanson  dansée  des  bohé- 
miennes. Les  entr' actes,  surtout  le  premier,  l'étincelant  quintette 
du  second  acte,  tous  les  chœurs  du  troisième,  sont  des  accessoires 
délicieux,  des  pages  pleines  de  nouveautés  heureuses,  de  trou- 
vailles harmoniques  et  instrumentales.  Une  orchestration  pitto- 
resque, originale  sans  bizarrerie  et  simple  sans  indigence,  mille 
détails  de  facture  musicale  ou  de  sentiment  scénique  trahissent  une 
science  consommée,  mais  toujours  modeste,  sans  ostentation  ni 
pédanterie. 

Maigre  son  dénoùment  tragique,  l'œuvre  dans  son  ensemble 
garde  bien  le  ton  et  le  style  de  l'opéra  comique  ;  de  l'opéra  comique 
moderne,  docile  à  l'esprit,  aux  procédés  de  la  musique  contempo- 
raine, mais  différant  néanmoins  du  grand  drame  lyrique,  comme 
la  Micaëla  de  Carmen  diffère,  tout  en  lui  ressemblant,  de  l'héroïne 
de  Robert  le  Diable.  Étudiez  l'une  et  l'autre  figure,  écoutez  Micaëla, 
puis  Alice,  le  charmant  duo  du  premier  acte  de  Carmen,  puis  l'au- 
guste récit  du  premier  acte  de  Bobert  :  O  7non  prince!  ô  mon 
maître!  L'une  des  deux  messagères  vous  apparaîtra  comme  une 
fille  gracieuse  ei  douce;  l'autre,  comme  une  vierge  inspirée  et 
libératrice. 

Voilà  comment  Carmen  demeure  pour  nous  un  opéra  comique. 
C'est,  depuis  le  Faust  et  le  Roméo  de  M.  Gounod,  le  dernier  chef- 
d'œuvre  de  notre  école  française,  et  d'un  genre  qui,  nous  l'espé- 
rons, ne  périra  pas.  Les  faveurs  de  la  Providence  sont,  comme  ses 
rigueurs,  soudaines.  Puisse-i-elle  nous  rendre  bientôt  un  maître  à 
la  place  de  celui  qu'elle  nous  a  enlevé  ! 


Camille  Bellaigl'e. 


M.    DE    BISMARCK 


E  T 


LES     POLONAIS 


Si  on  écrivait  l'histoire  de  M.  de  Bismarck  saus  consulter  d'autres 
documens  que  ses  dépêclies  et  ses  discours,  on  n'aurait  pas  de  peine 
à  établir  que  ce  grand  politique  est  un  juste  persécuté,  un  homme 
d'humeur  douce  et  conciliante,  qui,  par  un  arrêt  cruel  de  la  destinée, 
s'est  vu  condamné  à  violenter  ses  inclinations  et  à  guerroyer  sans  cesse. 
Après  avoir  défendu  victorieusement  son  pays  contre  les  entreprises 
des  Danois,  des  Autrichiens  et  des  Français,  il  a  dû  combattre  les  ca- 
bales de  partis  factieux,  acharnés  à  sa  perte,  et  il  a  eu  besoin  de  tout 
son  génie  pour  résister  à  leurs  attaques  ouvertes  ou  à  leurs  sourdes 
machinations.  Combien  de  fois  ne  s'est-il  pas  plaint  de  celte  grande 
conspiration  ourdie  contre  son  repos,  de  la  malice  de  ses  ennemis  qui 
l'obligent  à  faire  de  sa  vie  une  perpétuelle  bataille  1  Mais  ils  ont  trouvé 
à  qui  parler.  11  a  déjoué  leurs  desseins  pervers;  tout  ce  qu'ils  ont  en- 
trepris contre  lui  a  tourné  à  leur  confusion  et  à  sa  gloire,  il  a  confirmé 
par  son  exemple  la  vérité  cachée  dans  celte  parole  de  l'évangile  :  «  Heu- 
reux les  doux  et  les  pacifiques!  car  ils  hériteront  de  la  terre.  » 

11  y  a  toujours  en  Prusse  ou  en  Allemagne  quelque  parti  que  M.  de 
Bismarck  dénonce  comme  un  perturbateur  de  la  paix  publique  et  qu'il  ac- 
cuse de  comploter  la  ruine  de  l'état.  Que  u'a-i-il  pas  dit  des  catholiques 
et  du  parii  du  centre,  qui  se  déclaraient  lésés  dans  leur  conscience 
par  les  lois  de  mai  et  s'obstinaient  à  ne  pas  reconnaître  l'autorité  dis- 
ciplinaire de  César  ?  Que  n'a-t-il  pas  dit  des  économistes  qui  critiquaient 
sa  réforme  douanière  et  plaidaient  contre  lui  la  cause  du  libre  échange 


M.    DE   BISMARCK    ET   LES    POLONAIS.  201 

et  de  la  vie  à  bon  marché?  Aujourd'hui  ce  n'est  plus  aux  économistes 
ni  aux  catholiques  qu'il  eu  a  ;  c'est  le  Polonais  qui  est  l'éternel  brouillon, 
le  danger  public,  l'inconvertible  pécheur,  le  bouc  d'abomination. 

M.  de  Bismarck  a  découvert  que  le  grand-duché  de  Posen  est  un 
foyer  de  conspiration  permanente  contre  la  monarchie  prussienne  et 
contre  l'intégrité  de  l'empire  germanique,  que  le  ciel  et  la  terre  s'uni- 
ront plutôt  que  les  Allemands  et  les  Polonais,  qu'il  y  va  du  salut  de 
l'état  de  briser  la  puissance  de  la  noblesse  polonaise.  A  vrai  dire,  cette 
noblesse  ne  s'est  rendue  coupable  d'aucun  fait  d'insoumission  ou  de 
provocation  ;  on  ne  peut  alléguer  à  sa  charge  que  des  péchés  ou  des 
délits  de  pensée.  Mais  M.  de  Bismarck  est  l'homme  des  inquiétudes  à 
longue  échéance.  Ha  prévu  le  cas  où  l'Allemagne  aurait  à  en  découdre 
avec  son  grand  voisin  de  l'est,  et  il  entend  mettre  hors  d'insulte  dès 
aujourd'hui  la  frontière  orientale  de  l'empire.  «  La  Prusse,  disait-il  en 
substance  dans  l'un  de  ses  derniers  discours,  a  obtenu  par  le  congrès 
de  1815  un  héritage  de  deux  millions  de  sujets  polonais,  récoltant  ainsi 
ce  qu'elle  n'avait  pas  semé.  Je  ne  crois  pas  que  la  paix  soit  en  danger 
d'être  troublée;  mais  il  est  possible  que  la  Providence,  mécontente  de 
la  façon  dont  nous  avons  accepté  ses  faveurs  pendant  les  vingt  der- 
nières années,  —  c'est-à-dire  mécontente  de  tous  les  ennuis  que  vous 
me  donnez,  de  tous  les  dégoûts  que  me  causent  votre  ingratitude,  vos 
infldélitéset  les  incartades  de  votre  esprit  rebelle,  —  veuille  soumettre 
le  patriotisme  allemand  à  une  nouvelle  et  fortifianie  épreuve.  Com- 
ment pourrions-nous  combattre  de  fortes  coalitions,  qu'encourageraient 
nos  dissentimens  intérieurs  et  Talliauce  secrète  du  Polonais  avec  nos 
ennemis?  » 

11  faut  rendre  à  M.  de  Bismarck  cette  justice  que,  s'il  a  souvent 
varié  dans  ses  opinions  touchant  l'économie  politique  et  le  catholi- 
cisme, il  n'a  jamais  varié  dans  ses  sentimens  à  l'égard  des  Polonais. 
On  pourrait  relire  d'un  bout  à  l'autre  la  longue  suite  des  discours  qu'il 
a  prononcés  depuis  le  jour  où  il  est  devenu  ministre,  sans  y  trouver 
un  mot  aimable  pour  la  noblesse  du  grand-duché  de  Posen.  Les  Polo- 
nais lui  sont  antipathiques  par  leurs  qualités  comme  par  leurs  dé- 
fauts, par  leur  générosité  imprévoyante,  par  leur  bravoure  chevale- 
resque, par  leur  humeur  aventureuse,  par  leur  indiscipline  naturelle, 
par  leur  disposition  à  protéger  leurs  droits  contre  toutes  les  entre- 
prises de  l'état,  par  leur  aversion  profonde  pour  le  césarisme.  Mais  ce 
que  M.  de  Bismarck  a  le  plus  de  peine  à  leur  pardonner,  c'est  l'obsti- 
nation de  leurs  souvenirs  et  de  leurs  espérances;  ils  ne  peuvent  ou- 
blier la  grande  iniquité  dont  ils  ont  été  les  victimes,  et  ils  persistent  à 
en  appeler.  Rien  n'irrite  plus  César  que  de  rencontrer  sur  son  chemin 
des  forces  qui  résistent  à  l'épée,  des  âmes  qui  ne  se  rendent  pas,  des 
vaincus  qui  subissent  leur  défaite  et  ne  respectent  point  leur  vain- 
queur. 


202  RKVUE   DES    DEOX   MONDES. 

Un  spirituel  académicien  racontait  dernièrement,  dans  un  livre 
plein  d'anecdotes  piquantes,  que  Népomucène  Lemercier,  l'auteur 
d'Agamemnon  et  de  la  Panhypocrisiade,  répondait  à  quelqu'un  qui  lui 
parlait  de  l'àme  :  «  Oh  !  oui,  l'âme!  l'âme  qui  s'envole  du  corps  quand 
nous  mourons!  Vous  me  faites  l'effet  des  enfans  qui,  voyant  tomber 
une  montre  par  terre  et  remarquant  qu'elle  ne  marche  plus,  disent, 
tout  contrits  :  Oh  !  la  petite  bête  est  morte!  »  Il  y  a  des  montres  mys- 
térieuses qui,  en  dépit  de  tous  les  accidens,  s'obstinent  à  marcher; 
vous  pouvez  les  broyer  sous  votre  talon,  vous  ne  ferez  pas  laire  leur 
insolent  tic-tac.  Réduisez  en  poudre  un  cœur  polonais,  vous  entendrez 
encore  dans  cette  poussière  comme  le  vague  bourdonnement  d'un  sou- 
venir, d'un  regret  et  d'une  espérance.  La  petite  bête  n'est  pas  morte, 
la  petite  bête  ne  peut  pas  mourir,  et  le  chancelier  de  l'empire  alle- 
mand s'en  indigne,  car  la  soumission  ne  lui  suffit  pas,  il  ne  s'accom- 
mode point  d'une  obéissance  sans  goût  et  sans  respect,  il  exige  qu'on 
se  livre  et  qu'on  se  donne.  Il  reproche  à  ses  ennemis  non-seulement 
ce  qu'ils  font,  mais  l'air  dont  ils  le  font;  il  leur  impute  à  péché  non- 
seulement  les  pensées  qu'ils  expriment,  mais  celles  qu'ils  n'expri- 
ment pas  et  le  mystère  de  leur  silence.  11  leur  dit  :  «  Je  lis  dans  vos 
yeux,  je  lis  dans  les  derniers  replis  de  vos  cœurs.  Mes  joies  vous 
affligent,  mes  dt"' plaisirs  et  mes  chagrins  vous  réjouissent,  et  qui- 
conque ne  se  réjouit  pas  de  mes  joies  et  ne  s'afflige  pas  de  mes  cha- 
grins est  un  ennemi  de  l'état,  qui  est  moi.  » 

Les  vengeances  de  M.  de  Bismarck  sont  presque  toujours  précédées 
par  quelque  incident  imprévu,  qui  éclate  comme  un  coup  de  tonnerr* 
dans  un  ciel  serein,  annonçant  de  loin  la  tempête  qui  s'amasse  len- 
tement derrière  les  montagnes.  On  put  pressentir  que  des  mesures 
allaient  être  prises  contre  les  Polonais  du  grand-duché  quand  on  ap- 
prit qu'un  romancier  dont  le  talent  fécond  est  cher  à  toute  la  Pologne, 
M.  Kraszewski,  était  poursuivi  par  ordre  supérieur  et  que,  sur  la  foi  de 
notes  de  police  communiquées  au  tribunal  par  le  chancelier,  il  allait 
être  enfermé  dans  la  forteresse  de  Magdebourg.  On  sait  que,  sur  les 
instances  du  prince  Radzivill,  l'empereur,  averti  que  la  santé  délicate 
de  ce  vieillard  ne  résisterait  pas  aux  rigueurs  d'une  longue  captivité, 
l'a  autorisé,  moyennant  une  caution  de  20,000  marks,  à  passer  l'hiver 
en  Italie,  quitte  à  réintégrer  sa  prison  au  mois  de  mai.  A  l'appui  des 
accusations  portées  contre  ce  dangereux  septuagénaire,  le  ministère 
public  avait,  au  cours  du  j)rocôs,  cité  quelques  passages  d'un  de  ses 
romans,  intituli  :  Sans  cœur,  lequel  vient  d'être  traduit  en  français  et 
trouvera  sans  doute  beaucoup  de  lecteurs  (1).  En  frappant  les  écri- 
vains, ou  fait  vendre  les  ouvrages,  et,  comme  le  disait  Tacite,  qui  ne 


(1)  Sans  cœur,  romao  trmduil  du  puloniU  par  LadialM  Mickiewia;  LouU  \TMt> 
ktaaMr.  Paris,  1886. 


M.    DE    BISMARCK    ET    LES    POLONAIS.  203 

comprenait  pas  qu'un  prince  eût  peur  d'un  livre  :  panitis  ingeniis,  glis- 
cii  autorilas. 

Nous  avons  lu  ce  livre  avec  un  vif  intérêt  sans  y  trouver  une  seule 
phrase  qui  pût  justifier  une  accusation  de  lèse-majesté  ou  de  haute 
trahison.  Le  prince  Gortchakof,  que  M.  de  Bismarck  n'aimait  guère,  y 
est  fort  maltraité  ;  M.  de  Bismarck  n'y  est  touché  qu'en  passant  ;  l'au- 
teur lui  reproche  «  de  recevoir  les  diplomates  étrangers  avec  beau- 
coup d'économie  et  un  peu  de  laisser-aller  et  d'y  mettre  quelque 
ostentation.  »  Effleurer  la  peau  n'est  pas  égratigner,  et  M.  Eugène 
Richter  a  de  bien  autres  griffes.  A  la  vérité,  M.  Kraszewski  a  fait 
une  peinture  peu  attrayante  de  Berlin,  qu'il  représente  comme  une 
ville  revêche,  où  la  vie  n'est  ni  douce,  ni  facile,  où  les  étrangers  sont 
traités  en  suspects,  où  tout  est  sévèrement  calculé  et  mesuré,  la  pitié, 
la  bienfaisance  comme  les  diveriissemens,  où  la  galté  elle-même  doit 
marcher  en  ordre  de  bataille  et  ôter  sa  casquette  devant  le  premier 
lieutenant  venu,  où  des  conquérans  de  fraîche  date  n'ont  pas  d'autre 
préoccupation  que  d'acquérir  et  de  garder  ce  qu'ils  ont  acquis  :  «  Le 
mot  d'ordre  est  donné,  les  sentinelles  sont  placées,  chacun  veille; 
malheur  à  l'agresseur!  A  mi-chemin  du  but,  la  vie  ne  saurait  être 
qu'un  campement.  »  —  «  Cette  ville,  dit  un  personnage  du  roman,  me 
produit  une  impression  de  froid.  —  Oh!  lui  répond  un  Prussien,  nous 
savons  nous-mêmes  que  Berlin  n'a  rien  de  séduisant.  C'est  une  ville 
de  labeur,  de  discipline  et  d'avenir  ;  nous  manquons  de  charme,  mais 
nous  n'en  avons  cure,  nous  possédons  la  force.  » 

Tout  cela  n'est  pas  bien  méchant,  et  les  Berlinois  sont  les  premiers 
à  convenir  que  leur  capitale  n'est  pas  le  séjour  le  plus  enchanteur  de 
la  terre  et  que  l'oranger  n'y  fleurit  point.  L'un  d'eux  nous  racontait  jadis 
que,  dans  le  ïemps  où  l'Italie  cherchait  pour  la  première  fois  à  se 
concilier  les  bonnes  grâces  de  la  Prusse,  à  lier  partie  avec  elle,  on  vil 
débarquer  un  jour  à  Berlin  un  jeune  Italien  de  bonne  famille,  qui  pro- 
menait dans  les  rues  et  dans  les  salons  un  visage  ouvert,  épanoui. 
S'avisait-on  de  lui  demander  ce  qu'il  était  venu  faire  à  Berlin,  il  ré- 
pondait avec  un  gracieux  sourire  :  «  Vous  le  voyez,  je  m'y  amuse.  » 
Les  Berlinois,  fort  intrigués,  fort  étonnés  de  cette  réponse  et  de  cet 
homme  rare  qui  s'amusait,  ne  manquaient  pas  de  se  dire  :  «  Sans 
doute,  cet  Italien  a  reçu  de  son  gouvernement,  qui  espère  nous  séduire 
par  de  grosses  flatteries,  l'ordre  exprès  de  s'amuser  chez  nous.  Tant 
qu'il  s'amusera,  nous  pourrons  en  conclure  que  les  négociations  mar- 
chent bien  -,  dès  qu'il  aura  l'air  de  s'ennuyer,  il  faudra  croire  qu'il  est 
survenu  quelque  anicroche  et  qu'on  ne  se  soucie  plus  de  nous  être 
agréable,  m  Mais  les  négociations  marchaient  bien,  l'Italien  persistait 
à  s'amuser.  C'est  ainsi  que  les  Berlinois,  qui  aiment  l'ironie  et  la  bière 
blanche,  se  gaussent  volontiers,  même  à  leurs  dépens,  et,  s'ils  ont  lu 
Sans  cœur,  ils  ont  pardonné  sans  peine  au  romancier  polonais  des  exa- 


204  REVUE  DES  DEUX  MO.NDES. 

gérations  qui  ne  tirent  pas  à  conséquence.  Berlin  vaut  ce  qu'il  vaut,  et 
noué  sommes  prêt  à  déclarer  qu'on  y  trouve  des  gens  fort  aimables, 
que  nous  y  avons  fait  des  séjours  assez  prolongés  sans  y  avoir  un  in- 
stant d'ennui. 

Croirons-nous  que  les  juges  qui  ont  condamné  M.Kraszewski  avaient 
découvert  dans  son  livre  quelque  sens  allégorique  qui  nous  échappe,  que 
son  héroïne,  cette  femme  sans  cœur,  dont  les  lèvres  crispées  et  serrées 
annoncent  une  implacable  ambition,  dont  le  regard  exprime  l'orgueil 
d'une  intelligence  lucide  et  froide,  et  la  résolution  de  gagner  coûte 
que  coûte  le  gros  lot  à  la  loterie  de  la  vie,  d'épouser  un  grand  nom  et 
des  millions,  est  dans  la  pensée  du  romancier  le  symbole  d'une  poli- 
tique sans  entrailles,  incapable  de  faire  une  part  au  sentiment  et  à  la 
générosité  dans  les  affaires  de  ce  monde?  Admettons  contre  toute  vrai- 
semblance que  M.  Kraszewski  ait  eu  cette  coupable  intention  ;  M.  de 
Bismarck  pourrait-il  s'en  offenser?  N'a-t-il  pas  déclaré  plus  d'une  fois 
que  le  sentiment  est  un  vocable  indigne  de  figurer  dans  le  glossaire 
de  la  politique?  Non  vraiment,  ce  n'est  pas  là  le  grief;  le  vrai  tort  de 
M.  Kraszewski  est  d'être  un  Polonais,  dont  toute  la  Pologne  fêtait  ré- 
cemment le  jubilé,  et  un  patriote  qui  n'oublie  pas  le  passé,  qui  se 
souvient,  qui  regrette.  Mêle-t-il  à  ses  regrets  de  secrètes  espérances  ? 
Nous  en  doutons,  car  nous  lisons  dans  son  hvre  a  que  tout  s'accomplit 
en  ce  monde  par  une  loi  de  fer,  une  loi  inexorable,  que  c'est  là  le 
grand  principe  et  la  profonde  pensée  de  la  législation  de  Moïse,  que 
la  destinée  ne  se  laisse  point  fléchir  ni  détourner  de  ses  fins,  que  la 
rémission  n'existe  pas,  que  ce  qui  est  fait  est  bien  fait  et  devait  arri- 
ver, que  Hegel  est  venu  confirmer  le  prophète  juif.  »  Mais  n'eût-il 
commis  qu'un  péché  de  regret,  sans  y  ajouter  aucun  délit  d'espérance, 
il  aurait  mérité  sa  disgrâce.  Comme  on  n'a  pas  encore  inventé  d'instru- 
ment pour  fouiller  au  fond  des  âmes  et  pour  en  arracher  les  souvenirs 
criminel-^,  faute  de  mieux,  on  condamne  les  gens  à  passer  quelques 
années  dans  la  forteresse  de  Magdebourg,  ce  qui  est  assurément  le 
meilleur  moyen  de  leur  faire  prendre  leur  maître  en  goût,  de  les  ré- 
concilier avec  leur  sort  et  de  leur  en  faire  savourer  les  douceurs. 

Les  Polonais  étrangers  qu'on  a  expulsés  des  provinces  orientales  de 
la  monarchie  prussienne  n'écrivaient  point  de  romans  et  n'étaient  pas 
notés  dans  les  registres  de  la  police  comme  des  têtes  chaudes  et  des 
fauteurs  de  troubles.  Commerçans,  courtiers,  agriculteurs,  ouvriers, 
manœuvres,  ils  étaient  fort  inoffensifs,  on  n'avait  rien  à  leur  reprocher, 
et  assurément  la  pauvre  vieille  servante  à  qui  on  a  donné  quelques 
jours  à  peine  pour  empaqueter  ses  nippes  et  passer  la  frontière  n'é- 
tait point  un  danger  public.  Mais  Hérode,  mécontent  de  ses  mages, 
avait  décrété  ce  massacre  des  innoccos.  il  avait  été  stipulé  dans  un 
article  de  la  convention  de  commerce  conclue  en  1818  entre  la  Russie 
et  la  Prusse  que  tout  sujet  du  royaume  de  Pologne  pourrait  s'établir 


M.    DE   BISMARCK   ET   LES    POLONAIS.  205 

dans  les  villes  prussiennes  de  Dantzig,  d'Elbin?  et  de  Kœnigsberg 
comme  sujet  temporaire  de  sa  majesté  le  roi  de  Prusse  et  comme 
bourgeois  temporaire  des  dites  villes,  à  la  condition  qu'il  professât  la 
religion  chrétienne,  qu'il  eût  atteint  l'âge  de  majorité,  que  sa  réputa- 
tion fût  intacte  et  qu'il  n'eût  jamais  encouru  de  peine  criminelle.  I) 
semble  que,  dans  ce  temps-là,  on  eût  quelques  égards  pour  les  Polo- 
nais, qu'on  se  préoccupât  d'atténuer,  d'adoucir  les  douleurs  du  par- 
tage. Mais  qu'est-il  advenu  de  la  convention  de  1818?  Où  sont  les 
neiges  d'antan  ? 

A  l'époque  où  cette  convention  fut  signée,  peu  après  le  congrès  d'Aù- 
la-Chapelle,  Pozzo  di  Borgo  adressait  à  son  souverain  l'empereui 
Alexandre  un  mémoire  secret  dans  lequel  il  est  dit  o  qu'en  aspirant  à 
la  dignité  d'un  empire,  la  Prusse  n'est  qu'une  réunion  de  plusieurs 
petits  états,  qui  ne  peuvent  guère  donner  d'ensemble  à  leurs  relatiottg 
mutuelles,  que  sa  conformation  territoriale  complique  et  compliquera 
éternellement  sa  politique,  qu'elle  sera  inquiète,  qu'elle  ne  pourra  in- 
spirer aucune  confiance  (1).  »  On  pourrait  croire  que  depuis  que  la 
Prusse  est  devenue  un  puissant  royaume  et  la  suzeraine  d'un  grand 
empire,  elle  n'a  plus  lieu  d'être  inquiète.  Mais  l'inquiétude  est  dans 
certains  cas  un  moyen  de  gouvernement,  une  méthode  que  M.  de  Bis- 
marck pratique  comme  à  plaisir,  et  il  a  des  façons  de  se  rassurer  fort 
inquiétantes  pour  ses  voisins. 

Une  partie  de  la  presse  allemande  avait  protesté  contre  les  brutales 
expulsions  décrétées  par  le  grand  homme  d'état  qu'un  publiciste  ita- 
lien, au  propos  léger,  n'a  pas  craint  d'appeler  «  un  barbare  de  génie.  » 
Nous  lisons  dans  une  feuille  hebdomadaire  de  Berlin  «  que  les  quel- 
ques centaines  de  ressortissans  étrangers,  qui  gagnaient  honnêtemeit 
leur  vie  à  Breslau,  à  Dantzig,  à  Kœnigsberg,  auraient  pu  y  rester  sans 
compromettre  le  sort  de  la  monarchie  prussienne,  qu'ils  n'étaient  pas 
plus  dangereux  pour  la  nationalité  allemande  que  les  Français  établis 
àCologne.que  les  Anglais  de  Hambourg,  lesSuédoisde  Lubeck,  les  Hol- 
landais de  Crefeld.  »  Le  parlement  impérial,  malgré  les  vives  protes- 
tations du  chancelier,  s'est  saisi  à  son  tour  de  cette  affaire  et  il  a  rendu 
son  verdict.  Il  a  jugé  que  la  raison  d'état  n'autorisait  pas  de 
telles  rigueurs  contraires  à  l'humanité,  et  que  la  politique  .de  l'in- 
quiétude ressemble  souvent  à  celle  du  bon  plaisir.  Il  a  songé  aussj 
aux  représailles  que  pourraient  exercer  les  états  voisins,  au  sort  et  à 
la  sûreté  de  tant  d'Allemands  qui  vivent  hors  d'Allemagne.  Mais  M.  de 
Bismarck  ne  se  soucie  guère  des  Allemands  établis  en  pays  étranger 

(1)  Recueil  des  Traités  et  Conventions  conclus  par  la  Bustie  avec  Its  puissances 
étrangères,  publié  d'ordre  du  ministère  des  affaires  étraogire»  par  F.  de  MarteDh, 
professeur  à  l'université  impériale  de  Saint-Pétersbourg,  tome  ni  :  Traités  avec  l'Alle- 
magne, 1811-182i.  Sai«t-Pétersbourg,  1885. 


206  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et,  eu  général,  il  se  soucie  très  peu  du  bonheur  des  individus;  il  ne 
consulte  que  les  intérêts  de  cette  glorieuse  abstraction  qu'on  appelle 
l'empire  germanique  et  qui  s'incarne  en  sa  personne. 

11  avait  dénié  au  parlement  impérial  le  droit  de  s'occuper  d'une 
question  qui,  selon  lui,  ne  concernait  que  le  royaume  de  Prusse;  il 
a'avait  point  comparu  et  ne  s'était  point  expliqué.  A  quelques  jours 
de  là,  il  s'est  pourvu  en  appel  devant  le  parlement  prussien,  où  il  dis- 
posait d'une  majoriié  à  sa  discrétion.  Il  avait  fait  préparer  le  terrain 
par  ses  complaisans,  par  quelques  personnages  marquans  du  parti 
national-libéral,  dont  le  zèle  n'est  jamais  en  défaut  et  dont  le  libéra- 
lisme consiste  à  goûter  jusqu'à  l'excès  toutes  les  lois  de  combat  et 
d'exception.  La  chambre  prussienne,  habilement  travaillée,  prit  les 
devans,  prévint  les  désirs  du  chancelier.  11  se  trouva  2/|6  députés  pour 
le  supplier  de  combattre  le  polonisme  en  décrétant  l'enseignement 
exclusif  de  la  langue  allemande  dans  les  écoles  populaires  et  en  avi- 
sant aux  moyens  de  faire  passer  la  terre  dans  les  mains  des  paysans 
allemands.  M.  de  Bismarck  les  remercia  de  leur  bon  vouloir;  il  dé- 
clara que  les  mesures  prises  contre  les  Polonais  étrangers  seraient  éner- 
giquement  maintenues,  que  vingt  votes  du  Reichstag  n'y  cha^ngeraieni 
rien  et  qu'il  allait  s'occuper,  toute  affaire  cessante,  de  réduire  le  nombjce 
des  Polonais  indigènes,  que  la  noblesse  polonaise  possédait  encore  dans 
ta  province  de  Posen  650,000  hectares,  représentant  un  capital  de  cent 
BttiUioDs  de  thalers,  qu'il  ne  serait  pas  mal  de  sacrifier  une  somme  équi- 
ralentepour  exproprier  ces  hobereaux  mal  pensans.  11  ajouta  sur  un  ton 
goguenard  «  qu'une  partie  de  ces  messieurs  seraient  sans  doute  ravis 
d'acheter  des  domaines  en  Galicie,  en  Hussi«  ou  de  placer  leurs  capi- 
taux à  Monaco.  »  Cette  plaisanterie  provoqua  de  grands  éclats  de  rire, 
a  Ils  l'appelaient  tous  monseigneur,  est-il  écrit  dans  Candide,  et  ils 
riaient  quand  il  faisait  des  contes.  » 

M.  de  liisraarck  ne  demande  pas  dès  aujourd'hui  cent  millions  de 
ihalers  pour  mener  à  bonne  fin  sa  grande  entreprise  d'expropriation 
aationale.  Aux  termes  du  projet  de  loi  que  discute  la  chambre  des  dé- 
putés de  Prusse,  on  se  contentera  de  mettre  à  la  disposition  du  mi- 
Qistre  de  l'intérieur  125  millions  de  francs.  Cet  argent  doit  servir  u 
acheter  des  immeuble8,.à  installer  des  villages  dans  les  provinces  polo- 
naises. Les  terres  acquises  seront  vendues  ou  louées  à  des  Alleuiauds, 
et  \q  produit  des  ventes  viendra  s'ajouter  au  fonds.  Jusque-là  les  im- 
meubles seront  administrés  par  les  agcns  de  l'état  et  feront  partie 
de  ses  domaines.  11  fera  ses  aa^uisiiidus  soit  à  l'amiable,  soit  eu  sâ 
^rtant  adjudicataire  dans  les  ventes  aux  enchères.  A  cet  effet,  on 
•xploiiera  les  nécessités  pressantes,  les  embarras  do  certains  no- 
bles polonais,  qui,  sacrifiant  trop  à  leurs  fantaisies,  à  la  fureur  de  la 
rtprèsentation,  no  savent  pas  proportionner  leurs  dépenses  à  leurs 
rttettes,  diminuer  leur  trniii  de  maison  dans  les  années  maigres. 


M.    DE   BISMARCK    ET   LES    POLONAIS.  207 

Les  récalcitrans,  les  gens  de  difficultés,  sans  qu'il  soit  besoin  de  let 
■contraindre,  ou  viendra  bientôt  à  bout  de  leurs  résistances  par  des 
moyens  doux,  par  d'aimables  vexations.  On  leur  suscitera  des  tracas- 
series, on  leur  donnera  mille  ennuis,  on  leur  fera  des  misères,  on  les- 
dégoûtera  de  leur  maison  et  de  leur  jardin.  Les  projets  de  loi  abon- 
dent. Il  en  est  un  déjà  en  vertu  duquel  les  médecins  vaccinateurs,  qui 
étaient  jusqu'ici  à  la  nomination  des  assemblées  de  cercles,  seront  do- 
rénavant nommés  par  l'état  ;  les  cercles  n'auront  plus  que  le  droit  de  le? 
payer,  et  c'est  encore  l'état  qui  Oxera  le  chiffre  des  honoraires.  Il  pa- 
raît que  ces  médecins  vaccinateurs  étaient  tous  des  agens  secrets,  des 
missionnaires  du  polonisme,  et  qu'avec  la  vaccine  ils  inoculaient  aiij 
petits  enfans  du  grand-duché  des  regrets  coupables  et  des  espérances' 
criminelles.  Désormais  ils  seront  tous  Allemands,  et  on  assure  que 
le  vaccin  sera  pris  sur  des  vaches  allemandes;  encore  faudra-l-ii 
qu'elles  aient  des  papiers  en  règle.  Après  avoir  réglementé  la  vaccine, 
puis  les  écoles,  de  règlemens  en  règlemans,  on  en  viendra  jusqn'à 
régler  les  conversations  de  famille,  et  la  vie  devenant  insupportable, 
tout  le  monde  demandera  à  s'en  aller.  Un  homme  d'esprit  se  débarras- 
sait des  visites  ennuyeuses  en  faisant  fumer  sa  cheminée;  lesfàcheu:^ 
commençaient  par  pleurer,  finissaient  par  se  sauver.  Grâce  aux  soins- 
attentifs  d'une  administration  qui  ne  connaît  que  sa  consigne,  avaBi 
peu,  le  vent  se  rabattant  dans  toutes  les  cheminées  des  châteaux  po- 
lonais, elles  se  mettront  toutes  à  fumer,  et,  de  guerre  lasse,  la  Pologne 
partira  pour  Monaco.  La  politique,  a-t-on  dit,  est  moins  une  scieact 
qu'un  art;  mais  de  la  façon  dont  l'entend  le  chancelier  de  l'empirt- 
allemand,  on  ne  peut  la  classer  ni  parmi  les  arts  libéraux,  ni  parmi 
4es  arts  d'agrément;  ce  n'est  plus  que  l'abus  de  la  force  publique, 
employée  par  un  ministre  à  se  défaire  de  tout  ce  qui  le  gêne  ou  hii 
déplaît.  Tel  petit  roi  nègre  de  la  côte  occidentale  de  l'Afrique,  pressé 
du  même  désir,  recourt  à  des  procédés  plus  expéditifs  et  plus  violens; 
M.  de  Bismarck  ne  tue  pas,  il  empêche  de  vivre. 

Il  en  coûte  toujours  de  faire  la  guerre.  Pour  réussir  dans  la  cam- 
pagne contre  le  polonisme,  il  fallait  séparer  les  intérêts  catholique? 
des  intérêts  polonais,  et  élever  au  siège  archiépiscopal  de  Posen  un 
prélat  qui  ne  fût  pas  de  la  race  et  du  parti  des  victimes.  On  a  négo- 
cié avec  le  saint-père,  on  a  obtenu  la  renonciation  du  cardinal  Ledo- 
chowski  ;  son  successeur  est  un  Allemand,  M.  Dinder,  chanoine  à 
Kœnigsberg.  Mais  le  pape  Léon  XIII  ne  fait  jamais  de  concessions  sans 
exiger  du  retour,  et  M.  de  Bismarck  a  dû  se  résoudre  à  de  durs  sacri- 
fices. 11  renonce  aux  lois  de  mai;  il  se  dispose  à  démanteler  ou  à  dé- 
molir de  sa  main  tous  les  savans  ouvrages  de  fortification  qu'il  avait 
élevés  autour  de  la  monarchie  prussienne  pour  la  protéger  contre  les 
empiétemens  et  les  complots  de  l'église.  Il  supprime  l'examta  d'étai 


^08  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

auquel  était  astreint  tout  aspirant  aux  fonctions  pastorales.  Il  autorise 
la  fondation  de  petits  séminaires  et  il  libère  les  grands  de  l'étroite 
carde  où  il  les  tenait.  11  congédie  ses  juges  ecclésiastiques,  ce  haut 
tribunal,  cette  cour  royale  qui  recevait,  avec  les  plaintes  portées  par 
le  président  de  la  province,  tous  les  appels  que  lui  adressaient  les 
desservans  molestés  par  leurs  supérieurs.  11  restitue  à  l'église  des 
franchises  qu'il  déclarait  contraires  à  la  sûreté  de  l'état,  il  lui  rend  la 
liberté  d'élever  ses  prêtres  comme  elle  l'entend  et  d'exercer  son  au- 
lorité  disciplinaire  comme  il  lui  plaît.  Aux  défiances,  aux  cris  de  guerre 
ont  succédé  les  cantiques  de  paix.  «  On  n'entend  plus,  comme  disait 
le  poète  grec,  la  voix  des  trompettes  d'airain.  Dans  les  courroies  fer- 
rées des  boucliers,  les  araignées  établiront  leur  métier  de  tisserand, 
et  la  rouille  va  ronger  les  fers  de  lance  et  les  épées  flamboyantes.  » 
Les  plus  altières  volontés  sont  à  la  merci  des  circonstances.  Nous  ne 
savons  pas  si  la  Pologne,  à  bout  de  soutïrances,  partira  prochainement 
Dour  Monaco;  mais  en  dépit  de  ses  hautaines  déclarations,  M.  de  Bis- 
aiarck,  après  s'être  gorgé  du  sang  noir  de  l'ennemi,  a  pris  le  bourdon 
du  pèlerin  et  le  voilà  en  route  pour  Canossa. 

On  avait  répété  cent  fois  qu'on  n'attaquait  pas,  qu'on  se  mettait  en 
défense.  Les  lois  qu'on  avait  promulguées,  on  les  disait  nécessaires;  il 
se  trouve  qu'on  peut  s'en  passer,  et  on  les  défait  aussi  facilement 
qu'on  les  avait  faites.  A  quoi  donc  ont  servi  tant  de  tracasseries,  tant 
de  mesures  draconiennes,  tant  de  paroisses  privées  de  leurs  pasteurs, 
et  ces  résolutions  dont  on  ne  voulait  rien  rabattre,  ces  superbes  dé- 
fis, ces  menaces,  ces  colères  tonnantes  qui  remplissaient  de  leur  bruit 
la  forêt  de  Thuringe  et  jusqu'aux  vallées  perdues  des  Alpes  bava- 
roises? M.  de  Bismarck  aflirme  que  déjà,  depuis  deux  ans,  le  gouver- 
nement royal  se  proposait  de  faire  quelque  chose  pour  ses  sujets 
catholiques;  mais  le  chancelier  n'accorde  jamais  que  ce  qu'on  lui  de- 
mande poliment,  et  les  requérans  n'étaient  pas  polis.  Les  pédagogues, 
les  précepteurs  de  peuples  qui  savent  leur  métier  attachent  une  grande 
importance  aux  manières.  Quand  l'enfant  dit  :  Je  veux  !  on  lui  donne 
le  fouet  et  on  l'envoie  se  coucher;  quand  il  rentre  en  lui-môme  et  bé- 
nit la  verge,  on  lui  donne  des  images  et  des  confitures. 

La  vérité  est  qu'on  ne  peut  se  brouiller  avec  tout  le  monde  à  la  fois, 
et  que,  pour  exproprier  le  Polonais,  il  faut  se  remettre  bien  avec  le 
pape.  Au  surplus,  en  traitant  avec  lui  par-dessus  la  tôte  de  M.  Wind- 
ihorgt  et  de  tous  les  chefs  du  centre  catholique,  on  espère  désarmer 
l'opposition  d'un  parti  très  gênant  dont  on  avait  souvent  à  se  plain- 
dre. On  se  flatte  même,  dans  les  cercles  oflicieux  de  Berlin,  que  ce 
parti,  composé  d'élémcns  hétérogènes,  ne  tardera  pas  à  se  désagréger, 
il  s'était  donné  pour  mission  de  défendre  contre  César  les  droits  de 
l'église  :  du  moment  que  l'église  et  César  s'entendent,  la  coalition  se 


M.    DE   BISMARCK   ET   LES    POLONAIS.  209 

dissoudra,  chacun  sui\Ta  le  courant  de  ses  sympathies  naturelles,  on 
verra  bientôt  l'armée  se  débander;  M.  Windthorst  sera  un  général 
sans  troupes,  ou  les  instructions  qu'il  recevra  de  Rome  lui  enjoin- 
dront de  poser  les  armes,  de  sceller  le  traité  de  réconciliation  par 
quelque  acte  de  déférence  ou  par  quelque  tour  de  souplesse.  On  tient 
la  chose  pour  sûre,  et  en  sacriûant  les  lois  de  mai,  on  a  voulu  se  pro- 
curer le  double  avantage  de  réduire  au  désespoir  le  Polonais  et  de  faire 
voter  au  Reichstag  le  monopole  de  l'eau-de-vie. 

Les  contradictions  n'embarrassent  guère  M.  de  Bismarck.  Il  avait  dit 
plus  d'une  fois  que  le  plus  grand  ennemi  de  l'unité  allemande  était  le 
particularisme  prussien,  et  tout  à  coup,  emporté  par  le  dépit  que  lui 
causait  l'opposition  du  Reichstag  dans  les  affaires  polonaises,  il  a  fait 
casser  son  arrêt  par  la  chambre  prussienne,  où  depuis  plusieurs  an- 
nées il  ne  daignait  plus  paraître.  Qui  pouvait  s'attendre  que  ce  serait 
le  chancelier  de  l'empire  qui,  désavouant  son  œuvre,  sa  création,  le 
fruit  de  ses  entrailles,  infligerait  au  parlement  impérial  une  cruelle 
humiliation,  lui  reprocherait  ses  ingérences  indiscrètes  dans  les 
affaires  particulières  des  états  et  parlerait  de  rendre  la  Prusse  aux 
Prussiens,  la  Saxe  aux  Saxons  et  la  Bavière  aux  Bavarois?  Comme  le 
remarquait  un  journaliste  de  Berlin,  il  a  descendu  le  drapeau  alle- 
mand du  palais  oîi  s'assemble  le  parlement  allemand  et  il  l'a  hissé 
sur  l'édiOce  du  Dônhofsplatz,  où  siège  la  chambre  des  députés  de 
Prusse.  0  polonophobie  !  voilà  de  tes  coups  I 

K  En  pensant  au  Reichstag,  a-t-il  dit  à  ses  nouveaux  amis,  on  pour- 
rait nous  appliquer  l'image  du  colosse  aux  pieds  d'argile.  On  se  trom- 
perait :  derrière  ces  pieds  d'argile,  il  y  a  des  pieds  de  fer.  »  Et  il  n'a 
pas  eu  besoin  d'expliquer  à  qui  appartiennent  ces  pieds  de  fer.  11 
s'est  empressé  d'ajouter  «  qu'il  tiendrait  pour  un  misérable  lâche  tout 
ministre  qui  ne  saurait  pas  risquer  sa  tête  et  son  honneur  pour  sau- 
ver son  pays,  même  contre  la  volonté  aveugle  des  majorités.  »  Cette 
boutade,  adressée  à  une  chambre  dont  la  majorité  allait  au-devant  de 
ses  désirs  et  s'offrait  à  servir  ses  passions,  sans  espoir  de  salaire,  a 
pu  sembler  déplacée  ;  mais  c'était  au  Reichstag  qu'il  en  avait.  M.  de 
Bismarck  parle  quelquefois  à  la  cantonade,  à  ceux  qui  ne  sont  pas  là, 
aux  absens,  qui  souvent  l'intéressent  beaucoup  plus  que  ceux  qui  sont 
là;  car  il  faut  lui  rendre  ce  témoignage  qu'il  fait  plus  de  cas  de  ses 
ennemis  que  de  ses  complaisans.  La  haine  est  plus  près  de  l'amour 
que  l'indifférence,  et  les  injures  dont  on  accable  une  maîtresse  infi- 
dèle lui  font  sentir  tout  le  prix  qu'on  attache  à  ses  faveurs. 

Peu  s'en  est  fallu  que  M.  de  Bismarck  ne  déclarât  que  la  constitution 
de  l'empire,  dont  il  est  l'éditeur  responsable,  n'avait  pas  répondu  à 
son  attente,  qu'il  fallait  la  refaire,  que  le  Reichstag  était  un  grand  empê- 
chement, un  triste  sabot  d'enrayage.  Jéhovah  se  repent  quelquefois 

TOUS  LXXIT.  —  1S86.  14 


210  HETUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'avoir  créé;  il  en  éprouve  un  grand  déplaisir  dans  son  cœur,  il  se  re- 
tient à  peine  d'anéantir  son  œuvre  et  les  mains  lui  démangent.  Après 
tout,  M,  de  Bismarck  est  bien  injuste.  Quel  crime  peut-il  reprocher  au 
Reichstag?  Cette  assemblée  n'a-t-elle  pas  accepté  tour  à  tour  ses  ré- 
formes économiques,  son  tarif  douanier,  son  socialisme  d'état?  Si  elle 
a  fait  grise  mine  à  sa  politique  coloniale,  n'a-t-elle  pas  voté  cependant 
les  fonds  nécessaires  à  l'établissement  d'une  ligne  de  vapeurs  transat- 
lantiques? Elle  n'a  véritablement  sur  la  conscience  que  d'avoir  refusé 
le  monopole  du  tabac,  d'avoir  réduit  de  temps  à  autre  les  crédits  qu'on 
lui  demandait,  d'avoir  ajourné  certains  votes,  d'avoir  souvent  chipoté. 
Elle  est  rétive,  maussade,  elle  se  résigne  de  mauvaise  grâce,  mais  elle 
finit  presque  toujours  par  s'exécuter,  plus  par  complaisance  que  par 
conviction  et  en  ayant  l'air  de  dire  :  «  Ma  foi,  monsieur,  je  m'en  lave 
les  mains;  nous  verrons  dans  cinq  ou  six  ans  d'ici  qui  de  nous  deux 
avait  raison.  »  Un  publiciste  allemand  a  remarqué  qu'il  est  deux  arts 
où  le  chancelier  excelle,  qu'il  possède  au  même  degré  le  talent  des 
surprises  et  le  talent  de  se  répéter.  Depuis  bien  des  années  déjà,  qui- 
conque se  permet  de  contrecarrer  une  de  ses  décisions,  de  contrarier 
une  de  ses  idées  favorites  ou  de  proposer  un  amendement  à  l'un  de 
ses  projets  de  loi  est  accusé  par  lui  de  manquer  de  patriotisme,  de 
faire  le  jeu  des  puissances  étrangères,  d'entretenir  des  intelligences 
avec  les  ennemis  de  l'Allemagne.  Ces  accusations,  trop  souvent  répé- 
tées, ne  produisent  plus  leur  effet,  et  peu  d'Allemands  sont  disposés  à 
croire  sur  sa  parole  que  M.  Windthorst  et  M.  Richter  sont  de  mauvais 
patriotes,  des  suppôts  de  l'étranger. 

L'apologue  des  pieds  de  fer  et  des  pieds  d'argile  avait  laissé  une 
fâcheuse  impression  dans  certains  esprits,  et  quand  on  entendit  le 
chancelier  déclarer  bien  haut  «(  qu'il  trouverait  le  moyen  d'obvier  à 
l'obstruction  de  la  majorité  du  Reichstag,  qu'il  ferait  tout  plutôt  que  de 
souffrir  que  l'héritage  d'une  grande  époque  et  d'une  glorieuse  armée 
fût  anéanti  par  des  factions  intérieures,  »  quelques  personnes  qui  le 
connaissent  mal  le  soupçonnèrent  de  rcver  un  coup  d'éiat.  C'était  lui 
faire  injure.  Ce  grand  politique,  qui  jadis  a  tant  fait  pour  son  pays, 
ne  songe  point  à  se  passer  des  assemblées.  Bien  que  sa  maladie 
et  ses  lassitudes  aient  diminué  sa  puissance  de  travail,  son  âpre 
génie  semble  être  intact,  et  il  se  défie  des  chimères.  S'il  faut  croire 
ce  qui  se  raconte  à  Berlin,  durant  ses  longs  séjours  à  Varzin 
ou  à  Friedricbsruhe,  il  se  fait  expédier  chaque  soir  non  les  pièces 
de  l'affaire  dont  il  doit  s'occuper,  mais  un  rapport  très  complet  ot 
bien  digéré,  sur  de  grand  papier  muni  d'une  grande  marge,  et  dans 
cette  marge,  armé  d'un  grand  crayon,  il  écrit  d'une  main  fiévreuse 
ses  décisions  et  ses  réponses  conçues  dans  un  stylo  aussi  précis 
que  laconique.  C'est  ce  grand  crayon  qui  gouverne  l'Allemagne  et  une 


M.    DE    BISilARCK.    ET    LES    POLONAIS.  211 

notable  partie  de  l'Europe.  Mais  ce  cra\on,  qui  est  fort  intelligent,  sait 
très  bien  que  l'argent  est  le  nerf  de  la  politique,  et  que  les  Allemands 
de  la  fin  du  xix"  siècle  considéreraient  comme  du  bien  mal  acquis  les 
ressources  qu'un  gouvernement  serait  tenté  de  se  procurer  sans  avoir 
au  préalable  exposé  ses  besoins  à  une  assemblée.  Avec  quelque  âpreté 
que  M.  de  Bismarck  s'exprime  sur  le  compte  de  ses  parleœens,  il  ne 
leur  enverra  jamais  les  quatre  hommes  et  le  caporal  qui  exécutent  les 
coups  d'état.  Et  d'ailleurs,  s'il  s'avisait  de  les  dissoudre,  quel  emploi 
trouverait-il  à  son  merveilleux  talent  de  coquetterie  souveraine  et  dé- 
daigneuse, à  son  éloquence  tour  à  tour  abandonnée  ou  savante,  qui 
mêlant  le  rire  aux  colères,  la  séduction  aux  menaces,  finit  toujours  par 
dompter  une  majorité  indocile  et  la  prend  par  force  ou  par  ruse?  Si  paci- 
fique qu'il  soit,  cette  gymnastique  fait  partie  de  son  hygiène,  et  ses 
ennemis,  M.  Richter  comme  M.  VVindthorst,  sont  nécessaires  à  son 
bonheur. 

Quand  il  a  insinué  qu'il  ne  tenait  qu'aux  gouvernemens  confédérés 
de  s'entendre  et  de  se  concerter  pour  obtenir  de  leurs  diètes  les  secours 
et  les  lois  de  rigueur  que  le  parlement  impérial  leur  refuse,  il  ne  pen- 
sait pas  à  violer  la  constitution  et  sa  menace  n'était  pas  sérieuse.  Il  se 
proposait  seulement  d'assouplir  des  esprits  trop  durs ,  de  rendre  le 
Reichstag  plus  docile  en  lui  inspirant  des  inquiétudes,  en  lui  persua- 
dant qu'il  trouverait  des  expédiens  pour  arriver  à  se  passer  de  ses 
services.  Il  compte  sur  l'effet  de  cette  menace,  il  compte  aussi  que  le 
parti  catholique  ne  tardera  pas  à  se  désunir,  et,  désormais,  il  aura 
carte  blanche.  Comme  le  disait  le  grand  Frédéric,  «  Robin  revient  tou- 
jours à  ses  moutons.»  Si  le  Reichstag  vote  le  monopole  de  l'alcool,  le 
chancelier  lui  rendra  ses  bonnes  grâces  en  lui  disant  : 

ila  haine  est  un  effet  d'un  amour  irrité. 

Que  si  cette  assemblée  voulait  effacer  jusqu'aux  dernières  traces  d'une 
aventure  malheureuse,  expier  le  forfait  qu'elle  a  commis  en  s'opposani 
à  la  suppression  du  Polonais,  il  lui  suffirait  de  prendre  l'initiative  d'un 
projet  de  loi  contre  tous  les  sujets  allemands  qui  se  permettent  d'avoir 
l'esprit  tourné  vers  le  passé  et  de  n'être  pas  absolument  contens  de 
leur  sort.  Ce  projet  de  loi  pourrait  être  ainsi  conçu  :  u  Dans  toute  l'éten- 
due de  l'empire  allemand,  mais  surtout  dans  les  provinces  frontières 
de  l'est  et  de  l'ouest,  sous  peine  de  bannissement  ou  d'expropriation, 
il  est  interdit  à  quiconque  de  se  souvenir  et  de  rien  regretter  comme 
de  rien  espérer.  » 


G.  Valbert. 


REVUE     LITTÉRAIRE 


A     PROPOS     DU    THEATRE     CHINOIS. 


Le  Théâtre  des  Chinois,  études  de  mœurs  comparées,  par  le  général  Tcheng-ki-tong. 
Paris,  1886;  Calmann  Lévy. 


Si  quelque  lecteur  était  par  hasard  curieux  de  renseignemens  neufs 
et  précis  sur  le  théâtre  chinois,  —  et  il  pourrait  l'être  assurément 
de  plus  d'une  chinoiserie  moins  intéressante  et  moins  utile,  —  je 
dois  d'abord  le  prévenir  qu'il  en  trouvera  fort  peu  dans  le  livre  que 
vient  de  publier  sous  ce  titre  le  général  Tcheng-ki-tong.  Très  Parisien, 
beaucoup  plus  Parisien  qu'on  ne  l'est  d'ordinaire  à  Paris,  presque 
aussi  Parisien  que  M.  Albert  WoltT,  lequel  est,  je  crois,  de  Cologne  ou 
de  Bonn,  le  général  Tcheng-ki-tong  se  montre  en  effet  moins  Chi- 
nois que  jamais  dans  ce  petit  volume,  et  l'on  peut  bien  dire  qu'il  y 
passe  à  tout  coup  les  promesses  de  son  titre,  mais  en  revanche  qu'il 
a  tout  à  fait  oublié  de  commencer  par  les  y  tenir.  Un  bel  éloge  de  la 
«  défiance,  »  bien  sincère,  éloquent  même  à  force  de  sincérité,  très  si- 
gnificatif en  tout  cas,  voilà  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  chinois  dans 
ce  livre  d'un  Chinois  sur  le  théâtre  chinois.  Le  reste,  nous  le  connais- 
sions depuis  déjà  longtemps,  ou  du  moins  et  pour  mieux  dire,  nous 
devrions  le  connaître,  si  c'était  pour  nous  que  nos  missionnaires  et 
nos  sinologues  eussent  écrit:  les  Amyot,  les  Prémare,  les  du  llalde 
autrefois,  et  dans  notre  siècle  les  Pauthier,  les  Bazin,  les  Stanislas 
Julien  et  les  Abel  Uémusat. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  213 

L'occasion  était  cependant  belle  et  le  sujet  bien  choisi.  Du  plus 
vaste  empire  qui  soit  au  monde  et  du  plus  ancien  ;  de  la  civilisation 
la  plus  originale,  et  la  seule  qui  se  soit  uniquement  développée 
d'elle-même,  sur  son  fonds,  sans  jamais  avoir  subi  d'influence  que 
celle  de  l'accumulation  de  ses  traditions;  enfin,  de  trois  cent  cin- 
quante ou  quatre  cent  millions  de  nos  semblables, "nous  ne  savons 
guère  que  ce  que  nous  en  ont  appris  les  récits  de  voyages.  Mais  que 
veut-on  qu'un  voyageur,  un  passant,  puisse  vraiment  nous  apprendre 
de  la  Chine  et  des  Chinois?  Si  les  mœurs  d'une  de  nos  provinces, 
la  Bretagne  ou  l'Anjou,  ses  coutumes,  ses  usages  diffèrent,  et  dif- 
fèrent beaucoup  des  usages  et  des  coutumes  de  la  Flandre  ou  de 
la  Provence,  qu'en  sera-t-il,  qu'en  peut-il  être,  sur  un  territoire  six 
ou  huit  fois  plus  étendu  que  celui  de  la  France,  d'un  peuple  dix 
fois  plus  nombreux?  Je  sais  de  fort  honnêtes  gens  qui,  pour 
avoir  passé  quelques  jours  à  Pékin  ou  quelques  semaines  à  Canton, 
n'en  ont  pas  moins  sur  les  institutions  et  les  mœurs  de  l'Empire  du 
Milieu  l'opinion  la  plus  décisive.  Mais  de  quelle  coniiance  dira-l-OD 
qu'ils  soient  dignes  ?  Le  général  Tcheng-ki-tong  lui-même  ne  connaît 
peut-être  qu'un  coin  de  sa  propre  patrie.  Et,  à  vrai  dire,  une  vie 
d'homme  ne  suffirait  pas  pour  explorer  la  Chine-,  étrangers  ou  natio- 
naux, les  voyageurs  ne  peuvent  guère  nous  y  servir  que  d'introducteurs; 
et,  pour  pénétrer  un  peu  avant  dans  la  familiarité  d'un  grand  peuple, 
il  nous  faut  d'autres  intermédiaires.  La  littérature  en  est  justement 
un,  le  plus  sûr  et  le  plus  naturel,  dont  nous  ne  saurions  trop  re- 
gretter que  le  général  Tcheng-ki-tong  se  soit  si  mal  servi  ;  —  car  qui 
s'en  servira  si  ce  n'est  un  Chinois?  Son  premier  livre  était  plaisant, 
mais  instructif;  celui-ci  n'est  que  plaisant;  et  quand  on  s'aperçoit  que 
l'auteur  n'y  parle  pas  d'une  seule  pièce  que  n'eussent  traduite  ou 
analysée  les  sinologues  européens,  on  est  tenté  de  se  demander  si 
peut-être,  à  mesure  qu'il  se  perfectionnait  dans  les  finesses  de  notre 
langue  et  môme  dans  l'argot  du  boulevard,  il  n'aurait  pas  désappris 
le  chinois? 

Il  serait  bien  à  souhaiter,  et,  indépendamment  de  toute  autre  con- 
sidération, dans  le  seul  intérêt  de  la  science,  que  l'on  étudiât  de  près 
cette  volumineuse,  abondante  et  curieuse  littérature  chinoise.  Ni 
les  poètes,  ni  les  romanciers,  ni  les  auteurs  dramatiques  n'y  manquent, 
et  ce  que  l'on  en  a  traduit,  qui  formerait  déjà  toute  une  petite  biblio- 
thèque, ne  peut  qu'inspirer  le  désir  d'en  connaître  davantage.  Aucune 
littérature,  je  le  disais,  ne  s'est  développée  plus  excentriquement 
aux  nôtres,  n'a  moins  reçu  de  nous,  ne  nous  a  moins  donné  ;  cepen- 
dant aucune  littérature  n'offre  avec  les  nôtres  de  plus  frappantes  res- 
semblances, et  un  Anglais,  un  Français  s'y  retrouvent  chez  eux.  Parcou- 
rez seulement  quelques-unes  de  ces  Poésies  de  l'époque  des  Thang  que 


21Ù  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

traduisait,  il  y  a  quelque  vingt  ans,  M.  d'Hervey  de  Saint-Denis  (1), 
celles  de  Lirtaï-pé,  par  exemple,  ou  de  Thou-fou.  Je  n'oserais  affirmer  que 
le  génie  chinois  y  soit  incapable  d'idéal,  mais  ce  qui  n'est  pas  dou- 
teux, c'est  qu'il  y  rase  volontiers  le  sol.  Rien  ici  d'extraordinaire  ou 
même  de  très  particulier,  rien  d'étrange  ni  de  bizarre  ;  mais  l'inspira- 
tion la  plus  familière,  peu  d'images,  toujours  très  simples,  tirées  des 
usages  de  la  vie  quotidienne,  à  peine  indiquées,  iamais  poussées,  plus 
de  grâce  enfin  que  de  force,  nulle  métaphore  ambitieuse,  des  chansons 
plutôt  que  des  odes,  —  et  beaucoup  de  chansons  à  boire.  A  la 
un  du  dernier  siècle,  c'est  une  juste  remarque  de  M.  Emile  Monté- 
gut,  Li-taï-pé  eût  pu  s'appeler  Robert  Burns;  et  rien  n'eût  empêché 
Thou-fou  de  chanter  le  Dieu  des  bonnes  gens  : 

Vins  qu'il  nous  donne,  amitié  tutélaire. 
Et  vous,  amours,  qui  créez  après  lui. 
Prêtez  un  charme  à  ma  philosophie 
Pour  dissiper  des  rêves  aflligeans. 
Le  verre  en  main,  que  chacun  se  confie 
Au  Dieu  des  bonnes  gens. 

Les  Chinois  boivent  dans  des  tasses,  et  leur  vin  n'est  pas,  comme 
le  nôtre,  autrefois,  le  jus  de  la  treille;  on  dit  aussi  qu'ils  se  nomment 
Thou-fou  plus  souvent  que  Dupont  ou  Durand;  mais  à  cela  près,  leur 
Dieu  n'est  pas  plus  gênant  que  celui  de  nos  bons  chansonniers,  ni 
leur  chanson  d'un  ton  beaucoup  plus  élevé. 

Même  observation  à  faire  sur  leurs  romans  :  les  Deux  Cousines,  les 
Deux  Jeunes  Filles  lettrées,  la  Femme  accomplie;  —  je  ne  parle  ici  que  de 
ceux  qui  sont  à  la  portée  du  lecteur  français,  —  les  Contes  et  Nouvelles 
jadis  traduits  par  M.  Théodore  Pavie  ;  les  Pruniers  merveilleux,  plus 
récemment  mis  en  français  (2),  par  M.  Théophile  Piry.  L'Inde  et 
la  Perse  ont  leurs  -épopées,  le  Ramayana  ou  le  Shah  Nameh,  des 
poèmes,  des  légendes,  leurs  apologues  et  leurs  fables;  les  Arabes 
ont  leur  Mille  et  une  nuits;  la  Chine  seule  a  des  romans,  de  vrais 
romans,  des  romans  de  mœurs,  comme  les  nôtres,  et  même  des 
romans  naturalistes.  «  L'École  de  la  littérature  légère  et  des  romans, 
dit  quelque  part  un  pédant  chinois,  tire  son  origine  du  bureau 
des  employés  les  plus  infimes...  Les  conversations  des  rues,  les 
entretiens  des  carrefours,  les  conversations  que  l'on  entend  dans  les 
bouges,  ce  sont  les  sujets  des  compositions  des  écrivains  de  celte 

(1)  Poésie  de  Vépoque  des  Thang,  traduites  par  le  marquis  d'iiorvcy  de  Saint-Denii. 
Paris,  1802;  Amyot. 

(2)  Erh-tou-mei,  ou  les  Pruniers  merveilleux,  roman  chioois  traduit  et  accompagné 
d«  actes,  par  M.  Théophile  Piry.  Paris,  1880;  Dontu. 


RETUE    LITTÉBAIRE.  215 

École.  »  Voilà  une  École  proprement  arrangée.  Je  signale  ce  critique, 
ou  plutôt  cet  historien,  à  la  juste  colère  de  M.  Zola  :  il  s'appelait 
Pan-kou,  et  vivait  au  i"  siècle  de  notre  ère.  Ceux  des  romans  chinois 
que  nous  avons  pu  lire  ne  méritent  pourtant  pas  cet  excès  de  sévérité. 
Il  y  est  ordinairement  question  de  s'établir  en  mariage,  et  pour  cela  de 
réussir  dans  les  examens,  ce  qui  ne  me  paraît  pas  autrement  immo- 
ral, ni  d'ailleurs  plus  chinois  que  français.  La  critique  la  plus  générale 
et  la  plus  juste  aussi  que  l'on  en  puisse  faire,  c'est  qu'il  ne  s'y  passe 
pas  grand'chose,  que  les  détails  y  sont  bien  futiles  et  les  conversa- 
tions bien  prolixes,  que  les  héros  n'en  ont  rien  de  rare,  mais  plutôt 
d'assez  ordinaire.  Sont-ce  les  seuls  romans  dont  on  doive  le  dire? 
Je  n'y  vois  guère,  en  y  regardant  bien,  qu'un  ou  deux  traits  vraiment 
locaux,  comme  par  exemple  l'admiration  des  personnages  constitués 
en  dignité  pour  les  jeunes  gens  qui  manient  agréablement  le  oven- 
tchang onle ché-ouen.  Le  ouen-tchang ,  c'est  la  prose  élégante,  la  prose 
académique;  «  chaque  mot  y  brille  comme  une  perle  fine;  »  et  pour 
le  chè-ouen,  on  ne  saurait  rien  imaginer  de  plus  beau,  dit  un  savant 
jésuite,  ni  d'ailleurs  de  plus  vide  :  pvlchrius  ac  inanius.  Ce  sont  des 
sons,  dit-il  encore,  qui  caressent  voluptueusement  l'oreille,  ce  sont 
des  fleurs  uniquement  assorties  pour  le  plaisir  des  yeux.  Plusieurs  de 
nos  contemporains  ont  écrit  très  bien  en  ché-ouen,  les  Paul  de  Saint- 
Victor,  enire  autres,  et  les  Théophile  Gautier.  Mais  tout  en  rendant 
au  ouen-tchang  et  au  chè-ouen  les  hommages  qu'ils  méritent,  les  ro- 
manciers chinois,  pour  leur  part,  ont  préféré  le  kouan-hoa,  comme 
plus  souple,  plus  propre  à  prendre  tous  les  tons,  et  ainsi  plus  conve- 
nable à  la  familiarité  du  genre. 

Ce  qui  est  vrai  du  roman  chinois  l'est  enfin  du  théâtre.  Mais  c'est 
peut-être  ici  surtout  que  le  manque  de  renseignemens  se  fait  sentir, 
et  c'est  pourquoi  j'en  veux  beaucoup  au  général  Tcheng-ki-tong,  ayant 
eu  l'air  de  nous  les  promettre,  de  ne  nous  en  avoir  guère  donné. 
«  Le  caractère  sérieux  et  austère  des  anciens  sages  de  la  Chine,  dit 
à  ce  propos  un  savant  missionnaire  (1),  ne  pouvait  accepter  le  délas- 
sement du  théâtre,.,  et  la  première  fois  qu'il  est  question  du  théâtre 
dans  l'histoire  chinoise,  c'est  pour  louer  un  empereur  de  la  dynastie 
desChang  d'avoir  proscrit  ce  vain  plaisir.  »  Mais  on  a  fort  disputé  sur 
ce  texte,  et,  —  rapprochement  assez  curieux,  —  la  controverse  est  la 
même  qui  s'est  élevée  chez  nous  sur  les  textes  des  pères  de  l'église 
chrétienne  :  à  savoir,  s'il  s'agit  ici  de  comédiens  ou  d'histrions,  et  du 
théâtre  proprement  dit  ou  de  la  danse,  de  la  pantomime  et  autre* 
divertissemens  toujours  et  partout,  on  le  voit,  un  peu  mêlés  d'obscé- 


(i)  Grammaire  de  la  langtie  chinoise,  orale  et  écrite,  par  M.  Paul  Pemy.  Paris, 
1873-1876;  Maisonneave  et  Leroux. 


216  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nité.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  que  l'on  admet  communément,  c'est  que 
l'art  dramatique  ne  prit  qu'assez  tard  en  Chine  une  forme  régulière, 
et  seulement  aux  environs  du  vni"  ou  jx*^  siècle  de  notre  ère,  sous 
la  dynastie  des  Thang.ll  ne  nous  est  malheureusement  rien  parvenu  de 
ses  premiers  essais,  et,  pour  trouver  non-seulement  de  vraies  pièces, 
mais  des  pièces  tout  simplement,  il  faut  descendre  jusqu'aux  dynasties 
des  Kin  et  des  Youen,  c'est-à-dire  jusqu'au  milieu  de  notre  xii*  siècle. 
Les  véritables  monumens  de  l'art  dramatique,  en  Chine,  se  trou- 
vent donc  être  ainsi  contemporains  du  règne  de  Philippe-Auguste. 
Lorsque  M.  Bazin,  jadis,  et  M.  Paul  Perny  nous  le  disaient,  on  pou- 
vait craindre  qu'ils  ne  fussent  mal  ou  incomplètement  informés  :  le 
général  Tcheng-ki-tong,  n'en  disant  pas,  et  sans  doute  n'en  sachant 
pas  plus  qu'eux,  nous  sera  garant  de  la  valeur  de  leurs  renseigne- 
mens.  A  défaut  d'autre  utilité,  son  petit  volume  aura  celle  du  moins 
de  venger  nos  sinologues  de  tant  de  sottes  plaisanteries  qui  pour- 
raient bien  les  avoir  empêchés  de  continuer  leur  œuvre. 

Le  répertoire  des  Youen,  comme  on  l'appelle  en  Chine,  comprend 
à  peu  près  six  cents  pièces.  M.  Paul  Perny,  dans  sa  Grammaire  de  la 
langue  chinoise,  a  donné  les  titres  d'une  centaine  d'entre  elles  et 
signalé  brièvement  les  plus  intéressantes  :  la  Courtisane  savante,  CEri- 
fant  prodigue,  les  Caisses  de  cinabre,  le  Songe  de  Liu-tong-pin,  fOrphelin 
de  la  famille  Tchao,  d'où  Voltaire  a  tiré  son  Orphelin  de  la  Chine.  M.  Ba- 
zin, dans  le /ourna/asiafiçue  (1850-1852),  en  avait  jadis  donné  l'analyse 
sommaire,  et,  pour  plusieurs  d'entre  elles,  des  extraits  étendus,  dont 
il  a  inséré  ceux  qu'il  jugeait  lui-même  les  plus  intéressans  ou  les  plus 
caractéristiques,  dans  le  volume  de  VUnimrs  pittoresque  intitulé  Chine 
moderne.  Enfin,  le  même  M,  Bazin,  sous  le  titre  de  Thmtre  chinois  (1), 
en  a  traduit  quatre  intégralement,  qui  sont  :  les  Intrigues  d'une  sou- 
brette, laTunique  confrontée,  la  Chanteuse,  et  le  Ressentiment  de  Teou-ngo. 
En  y  joignant  le  Pi-pa-ki,  traduit  encore  par  M.  Bazin,  V Histoire  du 
cercle  de  Craie,  l'Avare,  VHistoire  du  pavillon  d'Occident,  traduits  par 
Stanislas  Julien,  on  voit  que  si  nous  ne  connaissions  pas  le  théâtre 
chinois  avant  M.  Tcheng-ki-Tong,  ce  n'était  pas  au  moins  manque  de 
documens.  Nous  attendions  de  lui  qu'il  nous  traduisît  à  son  tour  ou 
nous  analysât  quelques-unes  des  pièces  que  nous  ne  connaissons 
point. 

Comme  ils  nous  les  avaient  fait  connaître,  ce  sont  aussi  nos  sinolo- 
gues, avant  môme  peut-être  la  naissance  du  général  Tclieng-ki-tong, 
qui  ont  essayé  de  mettre  un  peu  d'ordre,  —  à  l'européenne,  —  dans  le 
répertoire  des  pièces  du  siècle  des  Youen,  Ils  y  ontdonc  distingué,  d'une 

(1)  Théâtre  chinois,  ou  choix  d6  pièces  de  Ihé&lre  traduites  par  M.  Basin  aloé. 
Pari»,  1838;  Imprimerie  royale. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  217 

part,  les  drames  historiques,  les  drames  judiciaires,  les  drames  domes- 
tiques, les  drames  tao-sse,  et,  de  l'autre,  les  comédies  de  caractère,  les 
comédies  d'intrigues  et  les  comédies  mythologiques.  Tous  ces  noms 
s'expliquent  d'eux-mêmes,  à  l'exception  d'un  seul,  celui  des  drames 
tao-sse.  Les  drames  tao-sse,  parmi  lesquels  M.  Bazin  a  surtout  vanté 
ia  Transmigration  de  Yo-cheou,  M.  Perny  le  Songe  de  Liu-long-pin,  et  le 
général  Tcheng-ki-tong  la  Dette  payable  dans  la  vie  à  venir,  sont  de 
vives  satires,  poussées  jusqu'à  la  charge,  nullement  indignes  de  Pa- 
lais-Royal, sur  les  superstitions  ou  les  dogmes  du  bouddhisme.  L'es- 
prit chinois  est  superstitieux,  mais  d'une  autre  manière,  et  qui  ne 
l'empêche  pas  d'être  voltairien.  Quant  aux  drames  domestiques,  iisne  ré- 
pondent pas  tout  à  fait  à  ce  que  nous  entendrions  en  Europe  sous  ce  nom, 
si  nous  en  usions,  mais  plutôt  à  certaines  idées,  très  particulières, 
comme  l'on  sait,  que  les  Chinois  se  font  de  la  famille,  de  ses  devoirs,  et 
surtout  de  sa  solidarité  continuée  d'âge  en  âge.  Tel  est  le  Vieillard  qui 
obtient  un  fils,  dont  Abel  Rémusat,  dans  ses  Mélanges,  a  donné  une  assez 
ample  analyse  et  le  sinologue  anglais  J.-F.  Davis,  en  1817, une  traduc- 
tion.. En  y  regardant  d'un  peu  près,  et  en  observant  le  plaisir  que  le 
général  Tcheng-ki-tong  semble  trouver  à  la  lecture  des  plaisanteries  or- 
dinaires aux  drames  tao-sse,  il  es,*  permis  de  croire  que  la  religion  de  la 
famille  est  à  peu  près  la  seule  que  pratiquent  les  Chinois  éclairés.  De 
là  l'importance  des  drames  domestiques,  et,  bien  qu'ils  ne  diffèrent  pas 
beaucoup,  dans  la  disposition  de  l'intrigue  ou  le  choix  des  personnes, 
du  drame  judiciaire,  par  exemple,  ou  de  la  comédie  d'intrigue,  de  là 
l'utilité  de  la  distinction  :  le  titre  seul  en  éveille  en  Chine  des  idées, 
des  sentimens  où  la  piété  semble  avoir  autant  de  part  que  la  curio- 
sité. Je  n'ai  sans  doute  pas  besoin  de  définir  les  drames  judiciaires  ; 
nous  en  avons  en  France  beaucoup  plus  que  nous  ne  voudrions.  Enfin 
les  drames  ou  comédies  muhologiques  sont  de  pures  féeries,  aussi 
ridicules  que  les  nôtres,  comme  cette  pièce  des  Métamorphoses,  où  l'on 
voit  au  premier  acte  «  un  vieux  saule  mâle  »  épouser  «  un  jeune 
pêcher  femelle.  »  Dans  ces  féeries  chinoises  il  convient  seulement 
d'ajouter  que  les  vers,  la  danse,  la  musique  tiennent  lieu  de  décors  et 
de  trucs. 

Toutes  ces  pièces,  et  le  général  Tcheng-ki-tong  a  raison  d'en  faire 
expressément  la  remarque,  offrent  avec  les  nôtres,  et  sans  en  excepter 
les  drames  tao-sse,\es  plus  frappantes  ressemblances.  Toutes  ou  presque 
toutes  elles  se  divisent  en  cinq  actes:  le  premier  qu'on  appelle  :  ouver- 
ture ou  prologue,  ot  les  quatre  autres  :  coupures.  Toutes  ou  presque 
toutes,  comme  les  nôtres,  elles  se  nouent  et  se  jouent  entre  person- 
nages de  tout  rang  et  de  toute  condition.  Toutes  ou  presque  toutes, 
comme  les  nôtres  encore,  elles  roulent  surlesévénemensde  la  vie  quo- 
tidienne :  un  fourbe  à  démasquer,  un  coquin  à  convaincre,  un  mariage 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  conclure,  une  fortune  à  défendre,  un  barbon  à  tromper, —  à  moins 
que  ce  ne  soit  une  respectable  mère,  comme  dans  les  Intrigues  d'une 
soubrette.  Toutes  enfin,  comme  les  nôtres,  côtoient  de  près  la  réalité, 
s'y  efforcent  du  moins,  mêlent  volontiers  à  l'agrément  d'une  intrigue 
amusante  les  leçons  d'une  sagesse  moyenne,  un  peu  vulgaire,  mais 
qui  sont  celles  dont  on  a  besoin  pour  la  pratique  de  la  vie.  Même, 
il  n'est  pas  jusqu'aux  lauréats  des  concours  littéraires  qui  n'y  jouent 
le  rôle  aimable  et  avantageux  que  l'ingénieur  sorti  de  l'École  poly- 
technique a  joué  longtemps  dans  les  pièces  de  Scribe  ou  de  son 
école.  On  peut,  on  doit  le  dire  :  la  comédie  de  Tching-té-hoei  ou 
celle  de  Tching-koué-pin,  —  ce  sont  des  noms  d'auteurs,  et  même 
d'authoress,  —  est  plus  près  de  nous  pour  le  ton,  pour  les  mœurs,  pour 
la  disposition  de  l'intrigue  et  sa  nature,  que  la  comédie  d'Aristophane 
ou  le  drame  d'Eschyle,  Et,  tandis  que  partout  ou  presque  partout  ail- 
leurs, ce  sont  les  ressemblances  que  l'on  s'applique  à  saisir  pour  les 
mettre  en  lumière,  ici,  au  contraire,  dans  le  théâtre  chinois,  c'est  sur 
la  différence,  uniquement,  qu'il  convient  d'insister. 

«  Le  personnage  qui  chante  »  en  fait  la  principale.  Dans  les  pièces 
du  siècle  des  Youen,  un  personnage,  qui  d'ailleurs  prend  part  à  l'ac- 
tion, si  même  on  ne  doit  dire  qu'il  la  conduit,  élève  quelquefois  la 
voix,  et,  sur  des  airs  notés,  chante  une  partie  de  son  rôle  au  lieu  de 
le  déclamer.  «  C'est  ce  personnage  qui  constitue  l'originalité  de  notre 
scène,  »  dit  M.  Tcheng-ki-tong,  et  M.  Bazin  avant  lui  y  avait  reconnu 
«  le  trait  essentiel  qui  distingue  le  théâtre  chinois  de  tous  les  autres.  » 
Je  crains  qu'ils  ne  se  trompent  tous  deux.  Sans  doute,  j'aurais  besoin, 
pour  parler  en  toute  assurance,  de  connaître  plus  de  pièces  que 
je  n'en  ai  pu  lire  dans  les  traductions,  mais  enfin,  dans  l'anciec 
Vaudeville,  dans  le  théâtre  de  la  Foire,  dans  l'ancien  Théâtre- 
Italien,  ne  l'ai-jc  point  déjà  rencontré,  ce  «  personnage  qui  chante;  » 
et  que  veut-on  que  je  voie  en  lui  de  si  particulier,  de  si  rare,  de  s» 
original?  Supposé  même  qu'il  soit,  comme  on  fait  observer,  le  repré- 
sentant du  poète  au  milieu  de  l'action,  qu'il  serve  à  guiler  dans  une 
intrigue  un  peu  complexe  l'attention  du  spectateur,  qu'il  ait  pour 
mission  de  mettre  en  évidence  l'utilité  morale  de  l'œuvre,  c'est  le  rai- 
sonneur des  comédies  de  Molière,  c'est  le  fou  des  drames  de  Shaks- 
peare,  et  voih  longtemps  qu'il  nous  est  familier.  Ce  serait,  d'ailleurs, 
une  question  de  savoir  si  son  rôle  est  vraiment  et  toujours  celui  que 
l'on  nous  dit.  Ils  sont  en  effet,  quelquefois,  plusieurs  «  personnages 
qui  chantent;  »  ils  chantent  souvent  pour  dire  des  banalités  ou  faire 
des  plaisanteries  qui  n'importent  pas  plus  à  la  conduite  de  la  vie  qu'à 
celle  de  la  pièce  ;  et  j'ai  peine  à  voir  dans  leurs  ariettes  «  le  génie 
luéme  du  poète  pariant  au  spectateur.  »  Dana  des  œuvres  d'un  art  sa- 
vant et  même  rafïiné,  «  le  personnage  qui  chante  »  n'est  rien  de  plus, 


RETUE   LITTÉRAniE.  219 

à  notre  avis,  que  le  témoignage  vivant  d'un  art  antérieur,  plus  naïf, 
moins  maître  de  ses  procédés,  et  qui  pentait  le  besoin  d'attirer  l'atten- 
tion sur  la  beauté  des  choses  qu'il  disait. 

«  L'intention  morale  »  des  œuvres  du  théâtre  chinois  est  une  autre 
différence,  où  je  comprends  très  bien  que  le  général  Tcheng  ki-tong,  pour 
se  donner  sur  nous  un  facile  avantage,  croie  devoir  insister,  mais  non 
pas  nos  sinologues.  C'est  prendre  un  peu  trop  à  la  lettre  les  aflBrmations 
des  critiques  chinois.  S'il  est  écrit  dans  le  Code  pénal  que  l'objet  des  re- 
présentations théâtrales  est  d'offrir  sur  la  scène  des  «peintures  fictives 
ou  réelles  d'hommes  justes  et  bons,  de  femmes  chastes,  d'enfans  affec- 
tueux et  obèissans;  »  il  y  est  également  écrit  que  l'on  ne  représentera 
sur  les  planches  «  ni  les  empereurs,  ni  les  impératrices,  ni  les  princes,  les 
ministres  et  les  généraux  fameux  des  premiers  âges;  »  et,  puisque  les 
drames  historiques  violent  impunément  la  défense,  on  peut  tenir  pour 
assuré  que  les  comédies  d'intrigue  ou  de  caractère  ne  se  piquent  pas 
d'obsers'er  le  précepte.  Je  ne  vois  pas  ombre  d'intention  morale  dans 
les  Intrigues  cTune  soubrette,  et,  d'après  les  analyses  que  l'on  nous  a 
données  de  plusieurs  autres  pièces,  je  ne  vois  pas  très  clairement  par 
où  la  morale  s'y  pourrait  introduire.  On  dit  même  que  plusieurs  co- 
médies d'intrigue  sont  choquantes,  et  contiennent  des  scènes  dont  la 
crudité  ne  le  céderait  pas  à  celle  même  de  quelques-unes  des  comé- 
dies d'Aristophane.  A  la  Chine  comme  chez  nous,  la  première  loi  que 
s'imposent  les  auteurs  dramatiques  est  de  plaire;  ils  moralisent  en- 
suite ,  s'ils  le  peuvent  et  comme  ils  peuvent.  C'est  autre  chose,  à 
la  vérité,  quand,  sous  le  nom  de  morale,  on  prétend  envelopper, 
comme  le  font  quelques-uns,  la  conduite  entière  de  l'existence,  et, 
selon  l'expression  de  M.  Tcheng-ki-tong,  «  l'expérience  des  choses  de 
la  vie.  n  Mais  je  lui  fais  seulement  observer  qu'en  ce  cas,  les  Scapin 
aussi,  et  les  Lisette,  nos  Suzanne  et  nos  Figaro,  ont  leur  «  expé- 
rience des  choses  de  la  vie,  »  une  expérience  très  étendue,  très  sûre, 
et,  d'ailleurs,  parfaitement  immorale.  11  ne  s'agit  que  de  s'entendre 
sur  le  vrai  sens  des  mots. 

Ces  différences,  comme  on  le  voit,  ne  sont  qu'à  la  surface,  et  dès 
que  l'on  essaie  de  les  approfondir,  je  ne  sais  si  l'on  ne  peut  prétendre 
qu'elles  se  tournent  en  ressemblances.  Entre  notre  théâtre  et  le 
théâtre  chinois  la  seule  différence  réelle  que  je  trouve,  —  sans 
parler,  on  l'entend  bien,  de  celles  que  des  institutions,  des  mœurs, 
des  coutumes  différentes  y  mettent,  et  qui  ne  sont  rien  d'essentiel, 
—  c'est  la  différence  du  balbutiement  de  l'enfant  à  la  parole  de 
l'homme  fait.  Le  théâtre  cliibois  est  l'rpuvre  d'une  civilisation  évi- 
demment très  ancienne,  et,  comme  telle,  très  avancée  à  beaucoup 
d'égards,  mais  en  beaucoup  de  points  aussi  demeurée  dans  l'enfance, 
ou,  si  l'on  aime  mieux,  immobilisée  de  bonne  heure  dans  des  formes 


220  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rigides  dont  elle  n'a  pu  réussir  encore  à  se  débarrasser.  Les  Chinois 
ressemblent  à  des  enfans  très  intelligens  et  très  vieux.  Voilà  long- 
temps qu'ils  ont  atteint,  semble-t-il,  un  i-oint  de  civilisation  matérielle 
et  morale  où  nous  ne  faisons  que  de  toucher  à  peine,  si  même  nous 
y  sommes;  seulement,  ils  s'y  sont  arrêtés, et,  tant  qu'ils  continueront 
de  vivre  sur  eux  mêmes,  ils  y  resteront,  comme  ayant  donné  pour  y 
parvenir  tout  ce  qu'ils  avaient  effectivement  en  eux.  C'est  du  moins  ce 
que  l'on  peut  conclure  de  l'histoire  de  leur  théâtre.  Au  siècle  des 
Youen,  ils  en  étaient  déjà  où  nous  ne  sommes  arrivés  que  plusieurs 
siècles  après  eux,  mais  ils  y  sont  toujours.  Et  si  les  ressemblances, 
comme  on  l'a  vu,  sont  frappantes  entre  leurs  pièces  et  les  nôtres,  à  un 
moment  quelconque  de  l'histoire  de  notre  théâtre,  elles  le  seraient  bien 
plus  encore  si  nous  faisions  la  comparaison  des  drames  des  Youen  à 
nos  antiques  moralités  ou  à  nos  drames  du  xvi"  siècle.  Dans  l'histoire 
générale  de  la  littérature  comme  dans  l'histoire  naturelle,  presque 
toutes  les  questions  de  race  et  de  milieu  se  ramènent  à  des  questions 
de  moment. 

Il  n'y  aurait  pas  jusqu'aux  renseignemens  qu'on  nous  donne  sur  les 
conditions  matérielles  du  théâtre  chinois  qui  ne  servissent  à  justiûer 
et  fortifier  cette  indication.  Le  divertissement  du  théâtre  n'est 
nulle  part  plus  répandu,  nous  dit-on,  ni  nulle  part  plus  passionnément 
goûté.  Cependant  il  n'y  a  pas  en  Cbine  de  théâtres  fixes  ni  de  troupes 
régulières.  Les -comédiens  vont  de  ville  en  ville,  un  peu  à  l'aventure, 
dressent  leurs  tréteaux  sur  la  place  publique,  avec  l'agrément  ou  sur 
l'invhation  des  autorités  locales,  donnent  des  représentations  à  domi- 
cile, se  contentent,  comme  leurs  spectateurs,  d'une  toile  de  fond  pour 
tout  décor,  et  au  besoin  suppléent  le  paysage,  la  forêt,  le  palais,  les 
tapis,  les  meubles  qui  leur  manquent  par  une  pompeuse  annonce. 
«  Ainsi,  dit  M.  Tcheng-ki-tong,  notre  public  entre  instantanément  en 
communication  avec  la  fiction  du  poète...  Ainsi  le  spectateur  ne  subit 
pas  l'action,  il  la  conduit  lui-même...  Ainsi  l'idéal  devient  le  réel,  sans 
plus  d'efforts  qu'il  n'en  coûte  à  la  volonté  pour  créer  une  illusion.  »  Ce 
petit  morceau,  que  j'abrège,  est  à  coup  sûr  d'un  homme  d'esprit,  et  je 
me  suis  un  instant  demandé /si  cet  homme  d'esprit  n'avait  pas  raison. 
Quand  le  spectateur,  comme  aujourd'hui,  va  chercher  au  théâtre,  avant 
tout,  le  plaisir  des  yeux,  ne  s'intéresse  pas  moins  aux  costumes  qu'au 
dialogue  et  pardonne,  en  quelque  sorte,  la  puérilité,  la  faiblesse,  l'in- 
vraisemblance de  l'intrigue  à  la  vérité  de  la  couleur  locale  ou  du  décor 
historique,  l'art  dramatique  est  bien  malade,  et  l'on  peut  bien  encore 
l'aimer  et  l'aimer  passionnément,  mais  ce  n'est  plus  pour  lui-môme. 
Il  n'est  pas  moins  vrai  que.  Français  ou  Allemands,  Anglais  ou  Espa- 
gnols, tous  ces  détails  que  l'un  nous  donne  ici  sur  les  conditions  maté- 
rielles de  la  scène  chinoise  nous  reportent  au  temps  de  ce  que  nous  ap- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  221 

pelons  Tenfance  de  notre  art  dramatique.  C'est  ainsi  qu'en  effet,  au 
théâtre  du  Globe,  du  temps  de  Shakspeare  et  de  Ben  Jonson,  un  écriteau 
tenait  lieu  de  décoraux  imaginations  anglaises  ;  c'est  ainsi  que  chez  nous, 
au  commencement  encore  du  xvn*  siècle,  la  caravane  du  Roman  comique 
se  déroulait  sur  nos  grand'routes  ;  c'est  ainsi  que  Molière  lui-même,  avec 
sa  troupe,  dont  les  sociétaires  n'étaient  pas  encore  ce  qu'ils  sont  de- 
venus, allait  donner,  pour  un  prix  modéré,  des  représentations  en 
ville...  Seulement,  jusque  de  nos  jours,  les  choses  continuent  de  se 
passer  en  Chine  comme  au  temps  des  Kin  et  des  Youen,  en  l'an  de 
grâce  1886  comme  jadis  en  1325,  et  six  siècles  bientôt  passés  n'ont 
rien  changé  aux  conditions  de  la  scène  chinoise. 

Il  est  un  dernier  point  sur  lequel  nous  eussions  désiré  quelques 
renseignemens.  Après  avoir  placé  les  commencemens  du  théâtre  chi- 
nois au  VIII*  siècle  de  notre  ère,  les  auteurs  en  font  l'histoire,  la  divisent 
en  plusieurs  époques,  la  conduisent  régulièrement  jusqu'au  siècle  des 
Youen,  et  tout  à  coup  s'arrêtent,  comme  si  le  drame  chinois,  depuis 
lors,  «  avait  fait  son  repos  de  sa  stérilité.  »  Qu'est-ce  à  dire  ?  Et  que 
devons-nous  croire.  «  On  joue  sur  le  théâtre  chinois,  dit  M.  Paul  Perny, 
des  pièces  qui  ont  de  mille  à  douze  cents  ans  de  date  :  elles  sont  com- 
prises comme  si  elles  dataient  d'hier;  »  et  il  semble  insinuer  que  ces 
antiquités  formeraient,  elles  toutes  seules,  tout  le  répertoire  du  théâtre 
chinois.  De  son  côté,  M.  Théophile  Piry  nous  apprend  que  le  roman 
des  Pruniers  merveiUeiMX  «  forme  le  sujet  d'une  pièce  de  théâtre  des 
plus  goûtées  en  Chine,»  et  lui-même  ne  fait  pas  remonter  la  rédaction 
du  roman  au-delà  du  xvii*  ou  xvi*  siècle  de  notre  ère.  Nous  savons  encore 
que  le  Pi-pa-ki,  ou  Histoire  du  luth,  qui  peut-être  serait  le  chef-d'œuvre 
du  théâtre  chinois,  si  ses  dimensions  n'en  faisaient  plutôt  un  roman  dia- 
logué qu'an  drame  ou  une  comédie,  date  à  peine  de  la  fin  duxiv  siècle. 
Enfin  tous  les  voyageurs  nous  parlent  à  l'envi  des  représentations  dra- 
matiques où  ils  ont  assisté  à  Shanghaï,  à  Canton,  à  Pékin,  et  les  titres 
des  pièces  qu'ils  ont  vu  jouer  ne  ressemblent  guère  aux  titres  de  celles 
que  nous  connaissons  (1).  Cependant  ni  Bazin,  dans  sa  Chine  moderne, 
ni  M.  Paul  Perny,  ni  M.  Tcheng-ki-tong  n'ont  poussé  leur  histoire  du 
théâtre  chinois  au-delà  du  siècle  des  Youen.  La  matière  leur  a-t-elle 
manqué,  ou  ont-ils  fait  défaut  à  la  matière  ?  On  aimerait  au  moins  à 
le  savoir,  et  le  moindre  renseignement  de  ce  genre  eût  mieux  fait 
notre  affaire  que  les  plaisanteries,  fort  agréables  sans  doute,  quoique 
un  peu  vieilles  peut-être,  du  général  Tcheng-ki-tong  sur  «  l'esprit  de 


(1)  Voyez  à  ce  propos  :  la  Chine  familière,  par  M.  Jules  Arène.  Paris,  1883;  Char- 
pentier. J'y  relève  les  titres  suivans  :  le  Rameau  d'or  battu,  drame  historique, et  : 
Fou-pang  laisse  tomber  son  bracelet,  la  Fleur  palan  enlevée,  la  Marchande  de  fard, 
le  Débit  de  thé  de  l'Arc  de  fer. 


222  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Paris  »  et  autres  sujets  circonvoisins.  Ce  général  chinois  eàt  devenu 
vraiment  trop  Parisien;  il  nous  parle  trop  de  nous-mêmes,  pas  assez 
de  la  Chine,  et,  décidément,  il  se  déguise  trop.  A  moins  peut-être 
que  nous  ne  soyons  nous-mêmes  et  au  fond  plus  Chinois  que  nous  ne 
le  croyons.  Si  quelques  années  de  Paris  ont  sutfi  pour  faire  de 
M.  Tcheng-ki-tong  un  Parisien  tellement  achevé,  c'est  peut-être  que 
tous  les  Chinois  ne  sont  pas  à  la  Chine,  et  qu'il  y  a  parmi  nous  des 
mandarins  sans  le  savoir,  mandarins  administratifs  et  mandarins  de 
lettres,  et  aussi  moins  de  Parisiens  qu'on  ne  le  pense  à  Paris. 
Sérieusement,  dans  les  ressemblances  et  dans  les  affinités  du  théâtre 
chinois  avec  le  nôtre,  comme  aussi  danscellesde  la  littérature  chinoise 
avec  la  littérature  européenne  en  général,  pour  le  fond  sinon  pour  la 
forme,  il  ne  se  peut  pas  que  l'on  ne  voie  que  des  rapports  de  surface, 
et  il  doit  y  avoir  quelque  chose  de  plus. 

Tutto  il  mundo  e  fatto  came  la  nostra  famiglia  :  ce  serait  une  belle 
occasion  de  répéter  le  mot  d'Arlequin,  et  de  s'en  prendre  à  la  psycholo- 
gie des  nationalités.  Décidément,  les  différences  ne  sont  qu'à  l'extérieur, 
et.  dans  toutes  les  races  d'hommes  comme  sous  toutes  les  latitudes,  c'est 
toujours  un  peu  et  partout  la  même  chose.  Quelques  particularités  locales 
n'empêchent  pas  qu'à  la  Chine  et  ailleurs,  ce  soient  les  mêmes  «  biens  » 
que  les  hommes  poursuivent;  les  mêmes  besoins,  les  mômes  désirs, 
les  mêmes  passions  qui  les  meuvent  à  celte  poursuite  ;  et  au  bout  de 
la  course  le  même  néant,  ou  du  moins  la  même  mort  qui  les  attende. 
Si  les  soubrettes  du  théâtre  chinois  ne  valent  pas  peut-être  les  nôtres, 
les  Marinette  et  les  Nérine,  les  Lisette  et  les  Dorine  de  notre  vieux 
répertoire,  il  faut  avouer  cependant  qu'elles  leur  ressemblent  fort;  et 
en  Chine  comme  cliez  nous,  le  rêve  des  bacheliers,  —  et  de  leur  fa- 
mille, —  est  le  même:  un  bon  emploi,  bien  rente,  et  un  beau  ma- 
riage. Chose  plus  étonnante  !  les  passions  s'y  trahissent  de  la  même 
manière,  par  les  mêmes  symptômes,  elles  y  tiennent  le  même  lan- 
gage et  y  causent  les  mêmes  désordres.  En  Chine,  qui  le  croirait?  l'ivro- 
gnerie consiste  à  boire  plus  que  de  raison, et  l'avarice  à  (enirtrop  ser- 
rés les  cordons  de  sa  bourse.  Gomme  le  seigneur  Harpagon,  le  seigneur 
Kou-jin  prête  sur  gages,  et  quand  Li-taï-pé  célèbre  les  plaisirs  de 
l'ivresse,  ni  Désaugiers  ni  Panard  ne  sont  mieux  inspirés  par  le  vin. 
J'ai  déjà  dit  plus  haut  que  les  héros  de  ronxin,  très  différens  en  cela 
de  Sindbad  le  marin  ou  même  d'Ali-Baba,  n'accomplissaient  guère  d'ex- 
ploits qui  ne  fussent  à  la  taille  de  nos  bacljeliers.  11  est  vrai  qu'une 
fois  bacheliers,  on  les  voit  tous  aspirer  à  devenir  licenciés;  mais  allez 
au-delà  des  mots,  ce  n'est  en  réalité  qu'une  ressemblance  de  plus  :  à  la 
Chine,  tous  les  sous-chefs  aspirent  à  devenir  chef,  tous  les  sous- 
{>réfet8  à  devenir  préfet,  et  tous  les  secrétaires  d'état  à  devenir  mi- 
nistre. 


RtVUE   UTTÉRAIRE.  223 

Je  ue  sais,  à  ce  propos,  si  je  dois  hasarder  une  pensée  singulière  ; 
mais  ne  serait-ce  pas  nous  dont  la  naïveté  mettrait  entre  les  hommes 
des  diîïéreuces  qui  n'y  sont  point?  Par  exemple,  il  nous  paraît  bizarre, 
et  même  extravagant,  qu'au  lieu  de  ûlets  de  sole,  je  suppose,  un 
homme  se  nourrisse  d'ailerons  de  requin,  et  nous  inférons  de  là  qu'il 
doit  avoir  le  corps  autrement  fait  que  nous.  C'est  un  syllogisme  dont 
la  majeure  pourrait  être  ainsi  mise  en  forme  :  Il  n'y  a  d'hommes  digues 
de  ce  nom  que  ceux  dont  la  table  est  servie  comme  la  nôtre.  Cette 
majeure  semble  au  moins  contestable.  De  même  encore,  n'ayant  pas, 
nous,  les  yeux  obliques  et  les  pommettes  saillantes,  nous  avons 
décidé  qu'un  Chinois,  les  ayant  tels,  ne  saurait  ni  sentir  ni  penser 
comme  nous.  Il  y  aurait  là  de  quoi  parler  beaucoup.  Mais,  s'il  se 
nomme  enGn  Pé-min-Tchong  ou  Tchao-hing-sun,  pour  le  coup,  nous 
avons  vraiment  de  la  peine  à  le  prendre  au  sérieux  :  —  en  effet, 
rue  Chariot,  au  Marais,  ou  du  côté  des  Batignolles,  on  s'appelle  plus 
ordinairement  Nonancourt  ou  Beauperthuis  ;  —  et  on  nous  persuadera 
peut-être,  en  s'y  prenant  bien,  que  Pè-min-Tchong  est  notre  sem- 
blable, mais  non  pas  jamais  qu'il  puisse  être   notre  égal. 

Il  l'est  pourtant;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable,  c'est  qu'en  réalité 
nous  ressemblons  bien  plus  à  Pé-min-tchong  ou  à  Tchao-hing-sun 
qu'à  aucun  des  héros  du  Shah  Xameh  ou  du  Mahahharata,  que  dis-je  ? 
plus  qu'à  ceux  même  peut-être  de  V Iliade  ou  des  Niebelungen. 
L'ethnographie,  la  linguistique,  la  psychologie  des  races  auront  beau 
dire;  elles  ne  prévaudront  pas  contre  l'histoire.  Oui,  sans  doute,  pour 
l'ethnographie,  s'il  existe  une  race  qui  diffère  de  la  nôtre,  c'est  la  jaune, 
en  admettant  d'abord  qu'il  y  ait  une  race  jaune,  et  c'est  la  chi- 
noise, en  admettant  que  les  quatre  cent  millions  d'hommes  qui 
peuplent  cet  énorme  empire  appartiennent  à  une  seule  et  même  race. 
Oui,  s'il  est  une  langue  dont  les  sons  n'apportent  rien  de  connu  à  nos 
oreilles,  dont  les  caractères  ne  représentent  à  nos  yeux  rien  de  déjà 
vu,  dont  la  logique  enfin  déroute  toute  la  nôtre,  c'est  la  langue  des 
Thai-tseu,  la  langue  du  Hao-kicou-tchouan  {la  Femme  accomplie  ou 
l'Union  fortunée)  et  la  langue  du  Pin-chan-lin-yen  {les  Deux  Jeunes 
Filles  lettrées).  Eh  oui,  encore,  s'il  est  une  civilisation  dont  les  cou- 
tumes soient  faites  pour  exciter  à  la  chicane  ce  que  Voltaire  appelait 
u  notre  esprit  contentieux,  »  c'est  le  pays  où,  sous  l'uniformité  d'un 
même  vêtement,  s'évanouit  en  quelque  sorte  la  distinction  des  sexes, 
où  l'on  se  garderait,  comme  d'une  grossière  impolitesse,  de  se  dé- 
couvrir devant  un  supérieur,  où  l'on  dit  qu'un  cercueil  est  le  plus  beau 
présent  que  l'on  puisse  faire  à  un  parent  âgé.  A  ne  considérer  que 
l'extérieur,  nous  sommes  plus  voisins  d'un  Huron,  s'il  en  existe  en- 
core, que  d'un  Céleste,  comme  l'on  dit;  nous  le  croyons  du  moins, 
et  il  le  croit  ainsi  lui-même.  Ouvrons  cependant  les  livres  de  c^ 


224  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

«  homme  jaune  »  et  consultons  l'histoire  de  «  cette  face  de  lune  :  » 
voici  qu'aussitôt  nous  nous  sentons  apparentés  de  plus  près  à  cet 
étranger  qu'à  la  plupart  de  ceux  qui  passent  pour  sortir  avec  nous 
d'une  même  origine  :  l'Indou,  le  Persan,  le  Slave  même  peut-être.  Et 
réciproquement  c'est  lui,  qui,  de  tous  les  Asiatiques,  avec  le  plus  d'ai- 
sance et  de  sûreté,  dès  qu'il  le  veut,  s'assimile  tout  ce  qu'il  veut  de  nos 
habitudes  et  de  nos  pratiques.  Quel  est  donc  ce  mystère,  ou  plutôt 
cette  énigme?  et  pourquoi  passe-t-on  à  côté  d'elle  comme  sans  lavoir? 
«  Comment  se  fait-il,  demandait  jadis  M.  Emile  Montégut,  comment 
se  fait-il  que  ces  frères  mongoliques  semblent  avoir  avec  les  nations 
européennes  une  parenté  d'âme  et  d'intelligence  si  étroite,  tandis  que 
les  autres  peuples  orientaux,  qui  sont  nos  véritables  parens  selon  la 
chair  et  les  lois  de  la  race,  n'ont  avec  nous,  pour  ainsi  dire,  qu'une  pa- 
renté de  visage  et  de  couleur?  Comment  se  fait-il  que  nous  retrou- 
vions en  Chine  la  morale  que  nous  considérons  comme  la  plus  favo- 
rable au  bonheur  du  genre  humain,  le  même  esprit  d'humanité  que 
nous  considérons  comme  le  meilleur  instrument  du  perfectionnement 
de  notre  espèce,  le  même  rationalisme  éclairé  que  nous  considé- 
rons comme  la  véritable  religion  de  l'homme  civilisé?  Comment  se 
fait-il  enfin  que  les  seuls  peuples  qui  nous  soient  parens  par  l'âme 
soient  précisément  ceux  qui,  selon  la  critique,  nous  sont  étrangers  par 
la  race,  les  Juifs  et  les  Chinois  (1)?»  La  question  est  toujours  pendante, 
elle  offre  toujours  le  même  intérêt,  et  aussi  les  mêmes  difficultés.  Mais 
n'est-elle  pas  digne  d'être  enfin  traitée?  car  si  l'on  ne  la  traite  pas 
on  avoue  qu'elle  est  insoluble,  et  si  elle  est  insoluble,  que  reste-t-il 
de  la  prétendue  psychologie  des  nationalités?  J'incline  pour  ma  part  à 
la  croire  en  effet  insoluble. 


F.     BRlTNETlfeBE. 


(I)  Livrée  et  âmu  (Ut  paye  cPOrient,  p&r  M.   Emile  Montégot.  Paris,   188,'>; 
Hachette. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  fésrier 


Les  présomptueux  du  règne  républicain  d'aujourd'hui,  les  aveugles 
ou  les  satisfaits,  et  ceux  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de  prendre 
le  plus  tôt  possible  leur  place  parmi  les  satisfaits,  disent  volontiers 
quelquefois  :  «  De  quoi  vous  plaignez- vous  ?  que  vous  faut-il  de  plus? 
Est-ce  que  l'ordre  ne  règne  pas  dans  la  France  entière,  à  Paris,  la  ville 
des  insurrections,  comme  dans  le  dernier  des  hameaux?  Jamais  il  n'y 
eut  moins  d'agitation,  moins  de  menaces  ou  de  signes  de  sédition. 
Tout  est  merveilleusement  tranquille.  Il  y  a  bien,  il  est  vrai,  des  réu- 
nions où  quelques  exagérés  parlent  toujours  d'exterminer  le  capital  et 
les  capitalistes,  les  exploiteurs  et  les  patrons,  appelant  les  assassinats 
des  exécutions  et  les  crimes  odieux  des  actes  de  justice  populaire; 
mais  ce  n'est  rien,  ce  ne  sont  que  des  discours  de  républicains  un  peu 
échauffés,  on  n'y  prend  garde.  Le  pays  ne  vit  pas  moins  en  pleine 
paix  sans  s'émouvoir  de  quelques  excitations  ou  de  quelques  manifes- 
tations bruyantes.  »  —  Oui,  sans  doute,  l'ordre  matériel  règne  dans  le 
pays.  La  France,  la  vraie  France,  a  le  goût  de  la  paix  parce  qu'elle  a 
le  goût  du  travail,  parce  qu'elle  est  de  mœurs  simples,  d'habitudes 
industrieuses,  et  ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  peut  remarquer 
que  la  grande  masse  nationale  vaut  mieux  que  tous  ceux  qui  cherchent 
à  l'agiter,  qui  prétendent  parler  pour  elle,  qui  se  flattent  de  la  repré- 
senter et  de  la  gouverner  avec  leurs  passions.  La  France  se  défend 
dans  sa  vie  de  tous  les  jours  par  la  force  de  ses  instincts  et  de  ses 
traditions.  Elle  vit  d'une  vieille  impulsion,  elle  résiste  encore  aux  in- 
fluences malfaisantes,  elle  a  été  jusqu'ici  un  modèle  de  calme  et  de 

TOUB   LXXIV.  —   1886.  J5 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tempérance;  mais  c'est  justement  le  point  délicat.  Combien  de  temps 
pense-t-on  que  puisse  durer  ce  singulier  phénomène,  ce  contraste  sai- 
sissant d'un  pays  qui  demeure  tranquille,  comme  on  le  dit,  qui  ne 
demande  qu'à  être  tranquille,  et  d'une  politique  qui  ne  vit  que  d'expé- 
riences agitatrices  ou  de  complaisances  pour  les  fantaisies  d'un  radi- 
calisme impatient  de  toutes  les  subversions  ? 

C'est  la  question  d'hier,  c'est  la  question  d'aujourd'hui  et  de  de- 
main. On  ira  ainsi  tant  qu'on  pourra,  c'est  possible.  On  se  prévaudra 
jusqu'au  bout  d'une  tranquillité  qui  se  soutient  pour  ainsi  dire  d'elle- 
même,  qui  n'est  assurément  pas  l'œuvre  des  politiques  qui  régnent  et 
qui  gouvernent.  Peut-on  se  faire  l'illusion  que  cette  tranquillité  spon- 
tanée et  sans  protection  se  prolonge  indéfiniment  pour  le  bon  plaisir 
des  optimistes  du  jour?  Se  figure-t-on  que  tout  se  passe  ainsi  sans 
conséquence,  qu'il  soit  permis  de  signaler  des  classes  entières,  des 
chefs  d'industries,  des  ingénieurs,  des  financiers  aux  fureurs  popu- 
laires, de  réhabiliter  le  meurtre,  d'exciter  tous  les  jours  à  de  nou- 
veaux attentats,  sans  que  la  paix  sociale  en  soit  ébranlée?  Imagine- 
t-on  qu'il  soit  possible  de  passer  son  temps  à  désorganiser  les  ressorts 
de  l'état,  à  énerver  la  justice,  à  désarmer  la  vigilance,  à  émousser  la 
répression  sous  le  regard  complaisant  des  pouvoirs  régnans,  et  que  la 
sécurité  publique  n'en  soit  pas  sensiblement  diminuée?  Pense-t-on 
qu'une  ville  comme  Paris  puisse  être  réduite  à  l'humiliant  régime  de 
ces  administrateurs  de  hasard  qui  lui  font  un  rôle  ridicule  devant  le 
monde,  qui  refusent  une  petite  somme  pour  le  centenaire  de  François 
Arago  sous  prétexte  que  ce  savant  homme  n'était  pas  assez  bon  répu- 
blicain, —  et  que  la  paix,  ITionneur  de  la  cité  soient  bien  en  sûreté? 
Croit-on  que  le  gouvernement  lui-même  puisse  se  croire  obligé  d'é- 
couter toutes  les  délations,  d'obéir  aux  plus  vulgaires  suspicions  eu 
frappant  des  prêtres,  en  déplaçant  des  régimens,  et  qu'il  n'en  résulte 
pas  du  doute,  de  la  défiance  dans  l'opinion  ?  Suppose-t-on  enfin  que 
toutes  ces  excitations,  ces  anomalies,  ces  fantaisies  de  désorganisation 
ne  doivent  pas  à  la  longue  avoir  leur  effet  dans  toutes  les  conditions 
de  la  vie  publique  ?  Mais  s'il  y  a  au  contraire  une  ciiose  sensible,  c'est 
la  difliculté  croissante  de  vivre  avec  tout  cela,  c'est  que  tout  ce  qui  fait 
la  sûreté,  la  force,  la  garantie  d'une  société  décroît  et  dépérit.  Le  pays, 
qui,  lui,  aime  la  vraie  tranquillité  parce  qu'il  en  vit,  qui  craint  tout 
ce  qui  peut  affaiblir  cette  tranquillité,  sejnt  Lieu  ce  qu'il  y  a  de  peu 
Tassurant  dans  cette  politique  qui  parle  toujours  do  Tordre  et  qui  n'eu 
maintient  pas,  qui  n^en  respecte  pas  les  plus  simples  conditions. 
"C'est  parce  qu'il  le  sent  qu'il  l'a  dit  d'un  mouvement  spontané,  inslinc- 
j  tif  aux  dernières  élections,  et  ce  serait  iulerpréler  d^une  étrange  ma- 
j  nière  ses  sentimcns  intimes  de  se  figurer  qu'il  a  déji  change  parce 
'qu^l  y  a  quelques  jours,  dans  les  dèpariumens  uù  il  y  a  eu  des  iuvùli- 


RtVLE.    —    GtthOMQUE.  227 

dations,  il  a  noaimé  quelques  républicains  à  la  place  de  quelques 
conservateurs. 

On  abuse  d'une  équivoque  ou  d'une  apparence.  Le  pays  n'a  nulle- 
ment changé  depuis  quatre  mois.  D'abord,  il  est  bien  clair  que  ces 
élections  nouvelles,  devenues  nécessaires  à  la  suite  d'invalidations 
qui  n'ont  été  qu'un  coup  de  majorité  et  de  force,  se  sont  faites  dans 
des  conditions  particulières  qui  devaient  être  peu  favorables  aux 
conservateurs.  Les  républicains,  qui  ont  eu  assez  de  crédit  pour  faire 
casser  les  élections  d'octobre  uniquement  parce  qu'elles  leur  avaient 
été  contraires,  n'ont  pas  caché  qu'il  s'agissait  pour  eux  de  prendre 
une  revanche.  Ils  ont  dit  bien  haut  qu'ils  entendaient  cette  fois  réus- 
sir à  tout  prix,  et  ils  ont  appelé  à  leur  aide  toutes  les  forces,  toutes 
les  influences  administratives.  Ils  n'ont  pas  eu  seulement  pour  eux  les 
circulaires  ministérielles  qui  ont  mis  publiquement  au  service  des 
préfets  tous  les  fonctionnaires,  ils  ont  eu  recours,  sans  aucun  scrupule 
il  faut  le  dire,  à  tous  les  moyens  avoués  ou  inavoués  :  pressions,  cap- 
talions,  intimidations,  menaces  de  toute  sorte.  M.  le  ministre  des 
cultes  a  mis  son  autorité  à  leur  disposition  par  la  suppression  des 
traitemens  des  desservans  suspects,  —  ce  qui  est  un  procédé  électoral 
employé  probablement  pour  la  première  fois.  Les  républicains  d'au- 
jourd'hui ont  eu  un  succès  fait  pour  flatter  leur  orgueil  :  ils  ont  prouvé 
aux  derniers  partisans  de  l'empire  de  1852,  s'il  en  est  encore,  qu'ils 
pouvaient  être  surpassés.  Ils  ont  perfectionné  la  candidature  ofii- 
cielle  I  Un  certain  déplacement  de  suffrages,  dans  ces  conditions,  n'a 
sans  doute  rien  d'extraordinaire.  Même  avec  ce  déploiement  d'in- 
fluences oflicielles,  cependant,  à  quoi  est-on  arrivé  ?  Le  résultat  maté- 
riel et  définitif  du  scrutin  peut  avoir  son  importance,  il  peut  être  léga- 
lement décisif,  il  n'est  pas  tout.  Que  des  députés  élus  le  k  octobre, 
invalidés  par  la  chambre  d'un  coup  d'autorité  sommaire,  n'aient  point 
été  réélus  le  14  février,  qu'il  y  ait  quelques  conservateurs  de  plus  ou 
de  moins  au  Palais-Bourbon,  peu  importe  :  en  réalité,  ces  quelques 
conservateurs  n'auraient  décidé,  en  aucun  cas,  de  la  majorité  dans  le 
parlement. 

L'essentiel  pour  le  moment  est  dans  la  proportion  des  suffrages, 
dans  le  mouvement  d'opinion  dont  le  dernier  scrutin  est  la  mesure. 
M.  Lambert  de  Saiute-troix  avait  eu  dans  les  Landes  37,000  voix  au 
k  octobre,  il  en  a  gardé  34,000  au  14  février.  L'opposition  avait  eu 
16,000  voix  dans  la  Lozère,  elle  en  a  encore  15,000.  Dans  l'Ardèche, 
les  conservateurs  avaient  eu  presque  tous  45,000  suffrages,  ils  ont  re- 
trouvé leurs  45,000  voix  au  dernier  scrutin.  De  sorte  que  la  situation 
n'a  point  changé  autant  qu'on  s'est  hâté  de  le  dire.  Il  y  a  eu  un  effort 
violent  qui  a  pu  donner  l'avantage  matériel  aux  nouveaux  élus.  Le  pays 
est  resté  moralement  à  peu  près  ce  qu'il  était,  il  n'a  pas  reculé.  Ce  qu'il 
disait  au  4  octobre,  il  le  dit  encore  au  14  février.  11  y  a  quatre  mois, 


228  r.LVLE    DES    Ol'UX    MONDES. 

il  exprimait  ses'iaqu'iétudcs,  ses  dégoûts,  ses  répugnances  pour  une 
politique  qui  le  laissait  sans  confiance  dans  une  tranquillité  suspecte; 
il  n'est  p.)int  douteux  qu'il  a  les  mêmes  impressions  aujourd'hui,  et  c'est 
en  facede  cette  situation  que  ministère  et  majorité  ont  toujours  à  prendre 
un  parti,  à  se  demander  si  ce  qu'ils  ont  décidément  de  mieux  à  faire 
est  de  continuer  ce  qu'ils  ont  si  bien  commencé,  de  violenter  les  in- 
térêts et  les  croyances,  d'irriter  au  lieu  de  pacifier,  d'ajouter  aux  griefs 
de  minorités  puissantes  qui  représentent  après  tout  la  moitié  de  la 
nation  française. 

Ce  n'est  point  facile,  nous  en  convenons,  d'en  revenir  à  mettre  un 
peu  de  raison  et  de  modération  dans  la  politique,  de  s'attacher  aux 
affaires  sérieuses  du  pays.  11  est  bien  plus  aisé  de  jouer  avec 
les  interpellations  et  les  incidens,  de  parler  aux  passions,  de  cher- 
cher quelque  succès  do  parti  en  cédant  aux  entraînemens  et  aux 
fantaisies  qui  se  succèdent.  11  y  a  des  républicains  toujours  prêts 
à  se  remettre  en  campagne,  à  tenter  les  diversions  bruyantes  et 
irritantes  en  soulevant  des  questions  comme  cette  affaire  des  princes, 
si  singulièrement  réveillée  il  y  a  quelques  jours.  A  quel  propos 
l'affaire  des  princes?  A-t-ou  voulu  détourner  l'attention  des  diffi- 
cultés bien  autrement  graves,  bien  autrement  pressantes  que  le 
gouvernement  et  les  assemblées  ont  à  résoudre?  Y  a-t-il  quelque 
tactique  obscure  imaginée  pour  mettre  un  ministère  dans  l'em- 
barras? Est-ce  tout  simplement  la  fantaisie  turbulente  de  quelques 
députés  qui  ne  peuvent  rester  en  repos,  qui  ont  voulu  faire  du  bruit? 
Ce  sera  tout  ce  qu'on  voudra,  c'est  dans  tous  les  cas  une  violence  inu- 
tile. Maintenant  cette  proposition  d'expulsion  des  princes,  qui  s'est  si 
étrangement  produite,  il  y  a  quelques  jours,  et  qui  a  été  provisoirement 
renvoyée  aune  commission  d'initiative  parlementaire,  sera-t-elle  prise 
en  considération? Est-elle  destinée  à  s'aggraver,  à  compliquer  une  po- 
litique intérieure  déjà  assez  embrouillée?  Le  gouvernement,  à  ce 
qu'il  semble,  se  serait  passé  de  l'incident;  il  a  commencé  par  dé- 
clarer qu'il  n'avait  pas  besoin  de  lois  nouvelles,  qu'il  était  suffi- 
samment armé  contre  toutes  les  tentatives  qui  pourraient  être  un 
péril  ou  une  menace  pour  la  république,  et  il  a  paru  décidé  à  refuser 
le  dangereux  cadeau  d'une  nouvelle  loi  de  proscription  qu'on  voulait 
lui  faire.  Malheureusement  M.  le  président  du  conseil  ne  va  pas  tou- 
jours au  bout  de  ses  résolutions;  il  s'arrête  quehjuefois  eu  chemin 
pour  interroger  la  direction  des  vents,  et,  après  avoir  paru  résister 
dans  un  premier  mouvement  qui  était  le  bon,  il  a  paru  céder  depuis 
en  acceptant,  pour  faire  plaisir  à  ses  amis  du  radicalisme,  une  sorte 
de  déclaration  assez  vague,  assez  générale  qui  remettrait  au  gouver- 
nement un  droit  facultatif  dans  un  intérêt  de  sûreté  générale.  Ce  se- 
rait un  droit  discrétionnaire  d'autant  plus  dangereux  qu'il  serait 
iudélini  cl  illimité,  truusmis  de  miuislère  en  ministère,  et  dont  l'ap- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  229 

plication  dépendrait  toujours  d'une  délation,  d'un  emportement  de 
majorité;  ce  serait,  en  un  mot,  l'arbitraire  légalement  établi  pour 
cause  de  suspicion  !  C'est  toujours  là  qu'on  en  vient  avec  une  question 
de  ce  genre,  qu'on  ferait  beaucoup  mieux  de  ne  pas  soulever,  —  et  à  la- 
quelle l'intervention  du  prince  Napoléon  n'ajoute  certes  rien  de  bien 
sérieux.  Le  prince  Napoléon  a  voulu,  sans  doute,  faire  parler  de  lui  :  il 
a  cru  devoir  mêler  à  un  incident  assez  délicat  par  lui-même  un  peu 
d'excentricité,  et  il  a  écrit  une  lettre  où  il  dit  toute  sorte  de  choses 
étranges,  inattendues,  —  qu'il  n'a  jamais  été  dans  les  rangs  des  émi- 
grés, qu'il  est  le  descendant  de  Napoléon  1",  qu'il  a  été  désigné  par 
sept  millions  trois  cent  mille  suffrages,  mais  qu'il  est  républicain,  et 
que,  si  l'on  veut  expulser,  il  faut  aller  à  la  maison  voisine,  pas  chez  lui, 
seul  et  vrai  défenseur  de  la  révolution  française  !  Voilà  qui  est  entendu 
et  qui  est  certes  fait  pour  recommander  le  prince  Napoléon  à  la  con- 
fiance nationale  aussi  bien  qu'aux  républicains  qui  méditent  des  me- 
sures contre  les  princes. 

Non,  assurément,  ce  n'est  pas  avec  des  propositions  de  colère  et 
d'expulsion  qu'on  peut  espérer  relever  la  direction  des  affaires,  rendre 
au  pays  la  sécurité,  la  confiance.  Ce  n'est  pas  non  plus  apparemment, 
en  poursuivant  avec  un  redoublement  de  passion  vindicative  et  puérile 
la  guerre  aux  croyances,  en  mettant  comme  une  acrimonie  nouvelle 
dans  les  affaires  de  religion  et  d'enseignement  que  le  gouvernement 
peut  compter  refaire  une  situation  moins  troublée,  moins  incertaine. 
M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  et  des  cultes,  pour  sa  part,  est 
depuis  quelque  temps  engagé  dans  une  singulière  campagne,  où  il 
peut  se  promettre  sans  doute  l'appui  des  passions  radicales  qu'il  flatte, 
mais  où  il  prépare,  à  coup  sur,  à  la  république  d'étranges  difficultés  par 
la  légèreté  imprévoyante  et  tranchante  avec  laquelle  il  traite  toutes 
les  garanties  libérales  aussi  bien  que  les  sentimens  religieux.  Il  ne 
s'arrête  devant  rien,  et  il  y  a  dans  cette  politique,  il  faut  en  convenir, 
quelque  chose  de  plus  triste,  de  plus  blessant  que  la  guerre  déclarée 
et  ouverte:  c'est  la  violence  qui  ne  s'avoue  pas,  qui  a  la  prétention  de 
se  déguiser  sous  de  médiocres  subterfuges  de  procédure  et  d'interpré- 
tation. M.  le  ministre  des  cultes,  on  le  sait,  a  entrepris  depuis  les  élec- 
tions de  <(  faire  sentir  son  autorité,  »  selon  l'expression  de  la  déclara- 
tion ministérielle  du  mois  dernier,  aux  ecclésiastiques  qui  lui  ont  été 
signalés  comme  suspects.  Il  n'a  pas  entendu  les  accusés  et  ceux  qui 
pouvaient  les  défendre,  il  a  frappé  !  Il  a  privé  une  muhitude  de  des- 
servans  de  leur  traitement  et  il  a  supprimé  les  vicaires  partout  où  il 
l'a  pu.  Naturellement  les  évêques  se  sont  émus;  ils  ont  exprimé  des 
plaintes  plus  ou  moins  vives,  presque  toujours  modérées,  dans  des 
mandemens,  dans  des  lettres  pastorales,  prévenant  les  paroisses  que 
le  service  du  culte  pouvait  être  interrompu,  ou  faisant  appel  aux  fidèles 
pour  subvenir  à  l'entretien  de  leurs  prêtres  privés  de  leur  traitement. 


230  REVl"E    DES    DEliX    MONDES. 

M.  le  ministre  des  cultes  qui  prétend  fièrement  se  mesurer  avec  les 
cardinaux  et  qui  ne  respecte  pas  toujours  Tàge,  s'est  offensé  du  lan- 
gage de  quelques  évêques  qui  n'ont  pas  reçu  assez  humblement  la  si- 
gnification de  ses  ordres;  il  s'est  fâché,  et  l'un  des  prélats,  M.  l'évoque 
de  Ramiers,  a  été  traduit  devant  le  conseil  d'état  comme  prévenu  d'abus 
pour  une  lettre  pastorale.  Soit,  juâque-Ià  il  n'y  a  rien  que  de  régu- 
lier ;  mais  c'est  ici  que  l'aventure  devient  extraordinaire  et  que  la  po- 
litique nouvelle  se  dévoile  dans  son  ingénieuse  duplicité. 

Comment  suppose-t-on  que  le  conseil  d'état  a  bien  pu  motiver  la 
déclaration  d'abus  qu'il  ne  pouvait  refuser  au  gouvernement?  C'est 
une  merveille  d'interprétation  juridique.  Le  jugement  est  hors  de 
cause,  les  motifs  sont  curieux.  Le  conseil  d'état  aurait  pu  ne  rien  dire, 
il  aurait  pu  n'invoquer  que  des  raisons  générales  :  il  a  trouvé  mieux  I 
Il  déclare  «  qu'en  droit  toute  paroisse  légalement  établie  doit  être  des- 
servie, que  si  par  une  cause  quelconque  le  ser\ice  du  culte  ne  peut 
être  assuré  par  le  titulaire  d'une  cure,  il  appartient  à  l'évêque  d'y 
pourvoir  suivant  l'exigence  des  cas;  »  il  ajoute  qu'au  lieu  de  s'occuper 
d'accomplir  ce  devoir,  M.  l'évêque  de  Paraiers  a  eu  le  tort  de  «  s'adres- 
ser directement  aux  fidèles  de  plusieurs  paroisses  et  de  faire  naître 
dans  leur  esprit  la  crainte  de  la  suspension  du  service  religieux,..  » 
qu'il  a  ainsi  dénaturé  le  caractère  de  la  décision  ministérielle  et  «  fait 
usage  d'un  procédé  pouvant  troubler  arbitrairement  les  consciences.  » 
De  sorte  que  c'est  le  ministre  qui  supprime  le  traitement  d'une  cure 
«  légalement  établie,» — c'est  l'évêque  qui  est  responsable  de  l'interrup- 
tion du  service  religieux,  qui  est  seul  coupable  si  les  populations  n'ont 
pas  leur  curé  pour  baptiser  leurs  enfans,  pour  visiter  leurs  malades, 
pour  accompagner  leurs  morts!  Et  avec  quoi  veut-on  qu'un  évêque, 
celui  de  Pamiers  ou  tout  autre,  fasse  vivre  ses  prêtres,  si  on  supprime 
leur  traitement  et  si,  d'un  autre  côté,  il  ne  peut  pas  s'adresser  aux  fidèles 
pour  leur  demander  des  ressources?  Où  veut-on  qu'il  trouve  de  nou- 
veaux prêtres,  en  l'absence  de  ceux  qui  sont  frappés,  lorsqu'on  fait 
tout  ce  qu'on  peut  pour  rendre  chaque  jour  plus  dilïicile  le  recrute- 
ment du  clergé?  Il  faudrait  du  moins  être  franc,  avouer  le  but  qu'on 
poursuit,  au  lieu  de  se  perdre  dans  d'indignes  subtilités;  mais  on  veut 
tout  à  la  fois  frapper  des  prêtres  suspects  et  ne  pas  laisser  croire  aux 
populations  qu'on  peut  troubler  leur  service  religieux.  Voilà  le  secret  l 
M.  le  ministre  de  l'instraclion  publique  et  des  cultes  a  eu,  dit-on,  au- 
trefois, il  doit  y  avoir  longtemps,  quelques  idées  ou  quelques  velléités 
vaguement  libérales.  Il  s'en  est  visiblement  corrigé,  il  y  a  renoncé 
dans  sa  double  fonction.  Le  ministre  des  cultes  le  prouve  avec  ses  sin- 
guliers procédés  dans  les  affaires  religieuses,  et  le  ministre  de  l'in- 
struction publique  se  montre,  certes,  un  étrange  libéral  dans  cette  di»* 
cussion  si  sérieuse,  si  savante,  si  instructive  qui  sedérouleencorcdevanl 
le  sénat,  qui  a  en  apparence  pour  objet  Torganisation  de  l'enseigne- 


RFfTE.    —    CHRONIQUE.  231 

ment  primaire,  où  il  ne  s'agit  en  définitive  que  de  pousser  à  outrance 
ce  qu'on  appelle,  d'un  mot  assez  barbare,  la  «  laïcisation  »  scolaire. 

A  vrai  dire,  avec  un  peu  de  prévoyance  politique,  avec  quelque  sol- 
licitude pour  la  paix  morale,  le  gouvernement  aurait  pu  laisser  som- 
meiller encore  cette  loi  nouvelle  par  laquelle  on  prétend  en  finir  avec 
les  influences  anciennes  et  couronner  les  lois  de  ces  dernières  années 
en  introduisant  d'une  façon  définitive  et  obligatoire  l'esprit  laïque  dans 
le  personnel  comme  dans  le  programme  de  l'enseignement  primaire. 
Le  gouvernement  avait  plus  d'une  raison  sérieuse.  D'abord  il  est  bien 
certain  que  cette  loi,  telle  qu'elle  est,  impose  à  l'état,  aussi  bien 
qu'aux  communes,  de  lourdes  charges  nouvelles,  et  voter  ainsi  dans 
une  sorte  d'obscurité  des  dépenses  qu'on  ne  peut  même  pas  calculer, 
c'est  une  étrange  manière  de  préparer  le  rétablissement  de  l'ordre 
financier  qui  est  une  des  premières  nécessités  publiques,  qui  est  assu- 
rément un  des  premiers  vœux  du  pays.  De  plus,  s'il  est  un  fait  que 
les  élections  dernières  ont  rendu  évident,  c'est  que  ces  lois  d'ensei- 
gnement primaire,  telles  qu'on  les  fait  depuis  quelques  années,  ne 
sont  rien  moins  que  populaires  dans  bien  des  régions  de  la  France. 
Elles  troublent  dans  leurs  habitudes,  dans  leurs  sentimens,  les  popu- 
lations rurales  qui  tiennent  à  une  certaine  instruction  religieuse,  à 
leurs  instituteurs  congréganistes,  à  leurs  modestes  sœurs  enseignantes. 
Tout  récemment  encore,  dans  le  Gard  et  dans  quelques  autres  con- 
trées, le  gouvernement,  en  voulant  substituer  ses  instituteurs  ofl&ciels 
aux  frères,  aux  sœurs,  a  rencontré  la  plus  vive  résistance  parmi  les 
habitans,  dans  les  conseils  municipaux,  et  chose  étrange,  il  a  fallu 
employer  la  gendarmerie  pour  introduire  l'enseignement  laïque  dans 
les  villages  !  Le  gouvernement  était  averti.  C'était  assurément  une 
raison  pour  ne  rien  précipiter.  On  aurait  pu  du  moins,  dans  tous  les 
cas,  se  préoccuper  des  sentimens  des  populations,  mettre  quelques 
ménagemens  dans  la  loi,  s'étudier  à  organiser  un  enseignement  en 
dehors  des  malfaisantes  influences  de  parti  et  de  secte.  On  a  préféré 
en  finir  sans  plus  de  retard,  aller  jusqu'au  bout,  puisqu'on  avait  une 
majorité,  faire  une  œuvTe  partiale,  étroite,  irritante,  conçue  de  façon 
à  ne  tenir  compte  ni  des  sentimens  des  populations  ni  même  des 
vœux  des  conseils  municipaux  :  c'est  la  loi  nouvelle  établissant  la 
((  laïcisation  »  définitive,  obligatoire  et  immédiate  ! 

Les  auteurs  de  la  loi  et  ceux  qui  l'ont  défendue,  M.  le  ministre  de 
l'instruction  publique,  le  rapporteur  du  sénat,  croient  avoir  tout  dit 
lorsqu'ils  ont  inscrit  au  frontispice  de  leur  œuvre  ce  mot  de  neutralité 
religieuse  des  écoles,  qui  à  leurs  yeux  couvre  tout,  qui  leur  semble  la 
souveraine  garantie.  La  neutralité,  c'est  facile  à  dire  ;  malheureuse- 
ment, ce  n'est  cpi'un  mot.  Cette  neutralité  dont  on  parle,  elle  prend 
justement,  du  premier  coup,  par  la  manière  dont  elle  est  instituée  et 


232  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

expliquée  un  caractère  d'hostilité  contre  les  croyances  d'une  partie  de 
la  population  française.  Elle  trouve  sa  signification  dans  ces  manuels 
civiques  qui  ont  la  prétention  de  tout  renouveler  et  dans  les  livres  où 
l'on  prend  soin  de  supprimer  le  mot  de  Dieu  pour  ne  pas  gêner  la 
liberté  des  enfans!  En  mettant  les  choses  au  mieux,  c'est  la  neutralité 
telle  que  l'interprète  M.  le  rapporteur  du  sénat,  qui  ne  veut  pas  bannir 
Dieu  des  écoles,  mais  qui  veut  qu'on  enseigne  le  dieu  de  la  philoso- 
phie, le  dieu  de  la  raison,  le  dieu  des  bonnes  gens,  qui  prétend 
qu'on  substitue  à  l'ancienne  trinité  la  trinité  républicaine.  C'est 
aussi,  si  l'on  veut,  la  neutralité  telle  que  la  comprend  M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  qui  a  ses  théories  sur  les  dogmes,  sur 
le  rôle  du  sentiment,  et  qui  ne  se  défend  pas  de  quelques  facéties  sur 
les  superstitions  cléricales.  C'est  ce  qu'on  entend  aujourd'hui  par  la 
neutralité  religieuse  dans  les  écoles.  — .Mais  enfin,  dira-t-on,  l'état 
laïque,  républicain,  enseigne  ce  qu'il  veut;  il  n'empêche  pas  un  autre 
enseignement,  qu'on  n'appellera  plus  l'enseignement  libre,  —  le  mot 
est  supprimé,  —  qu'on  appellera  désormais  l'enseignement  privé.  Oui, 
sans  doute,  les  Français  croyans  et  chrétiens,  comme  c'est  leur  devoir 
légal,  contribueront  à  payer  chèrement  un  grand  service  d'enseigne- 
ment public  qu'ils  considèrent  comme  hostile  à  leur  foi,  —  et  puis  ils 
seront  libres  d'organiser  à  leurs  Irais  un  autre  enseignement,  qui  res- 
tera d'ailleurs,  sans  garanties,  sous  la  surveillance  jalouse  de  l'ensei- 
gnement olliciel.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  la  liberté,  l'équité,  l'égalité 
des  charges  ! 

Cette  loi,  si  étrangement  marquée  du  sceau  de  l'esprit  de  parti  ou 
plus  encore  de  l'esprit  de  secte,  elle  n'a  pas  trouvé  seulement  de  puis- 
sans  et  ardens  adversaires  parmi  des  conservateurs  comme  M.  Chesne- 
long,  M.  Buffet;  elle  a  rencontré  de  sages  et  éloquens  contradicteurs 
parmi  des  hommes  comme  M.  Bardoux,  qui  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour 
arrêter  au  passage  quelques-unes  des  dispositions  les  plus  criantes, 
pour  sauver  quelques  principes  libéraux,  et  qui  n'a  pas  réussi.  Vaine- 
ment M.  Bardoux  a  montré  le  danger  d'aggraver  sans  cesse  les  divi- 
sions, de  «  couper  le  pays  en  deux,  »  et  a  essayé  de  faire  accepter 
quelque  adoucissement  en  réservant  pour  les  conseils  municipaux  le 
droit  d'avoir  une  opinion  sur  la  «  laïcisation  »  de  leurs  écoles.  C'était 
une  atténuation  bien  simple  qu'il  demandait  au  nom  de  la  liberté  des 
communes,  au  nom  de  la  paix,  et  même  dans  l'intérêt  de  la  répu- 
bli(iue  :  il  a  échoué  comme  s'il  n'était  qu'un  simple  réactionnaire! 
Vainement  M.  Bardoux  a  tenté  encore  d'obtenir  une  organisation  meil- 
leure, plus  équitable,  du  conseil  départemental,  où  l'enseignement 
privé,  à  peine  représenté,  reste  sans  garanties:  il  a  été  tout  au  plus 
écoulé  1  L'esprit  de  parti  ne  souffre  aucune  contradiction,  n'admet  pas 
qu'on  lui  parle  de  garanties,  de  liberté.  Il  accepte  tout  pour  la  domi- 


RBTUE.    —    CHBOMQl^  233 

Dation  !  Ces  singuliers  réformateurs,  qui  veulent  faire  de  l'enseigne- 
ment public  un  instrument  de  règne,  se  sont  exposés  à  entendre 
l'autre  jour  un  sénateur  leur  dire  ironiquement  :  «  Ah  !  si  on  avait  parlé 
ainsi  sous  l'empire,  vous  auriez  poussé  de  beaux  cris  !  »  Tout  ce  que 
les  républicains  ont  reproché  aux  autres,  en  effet,  ils  le  font  aujour- 
d'hui avec  aggravation,  et  c'est  parce  qu'ils  n'ont  pas  plus  de  mémoire 
que  de  prévoyance  qu'ils  en  sont  à  se  débattre  au  milieu  de  toute  sorte 
d'oeuvres  sans  avenir,  dans  une  tranquillité  précaire  qu'ils  ne  sont  pas 
sûrs  de  pouvoir  défendre. 

Si  les  Français  d'aujourd'hui  ne  sont  pas  arrivés  à  savoir  se  con- 
duire, ce  n'est  pas  faute  de  pouvoir  s'éclairer  de  toutes  les  expériences 
du  passé.  Ils  n'ont  qu'à  lire  dans  leur  propre  histoire,  l'histoire  de  ce 
grand  et  malheureux  pays  de  France,  à  rouvrir  de  temps  à  autre  les 
annales  du  siècle,  ils  y  retrouveront  tous  les  spectacles  instructifs,  les 
révolutions,  les  guerres,  les  fautes  des  hommes  et  des  partis.  Ils  n'ont 
qu'à  regarder  derrière  eux  pour  voir  passer  et  se  succéder,  comme 
dans  une  galerie  mobile,  cinq  ou  six  gouvernemens  qui  se  sont  tous 
promis  d'être  définitifs  et  éternels,  et  dont  les  plus  heureux,  les  plus 
durables,  n'ont  pas  vécu  vingt  ans.  Ils  ont  eu  sans  doute  leur  raison 
d'être,  leur  destinée,  leur  caractère,  ces  gouvernemens  dont  quelques- 
uns  ont  été  l'honneur  de  la  France  et  auraient  mérité  de  vivre.  Ils  ont 
représenté  des  idées  ou  des  traditions  différentes,  ils  ont  été  l'expres- 
sion vivante  et  originale  des  opinions,  des  sentimens,  des  vœux  du 
pays  à  un  instant  de  l'histoire.  Ils  avaient  évidemment  aussi  quelque 
faiblesse  secrète,  puisqu'ils  n'ont  pas  pu  aller  au-delà  de  quinze  ou  dix- 
huit  ans,  au  plus,  —  au-delà  de  la  génération  qui  les  avait  vus  naître. 
Ils  ont  eu  un  trait  commun  :  ils  ont  péri  moins  sous  les  coups  de  leurs 
ennemis,  dix  fois  vaincus,  que  par  les  divisions  et  les  querelles  intes- 
tines, parce  qu'après  avoir  épuisé  leur  sève  et  leur  force  d'impulsion  à 
disputer  et  à  conquérir  leur  existence,  ils  ne  se  sont  pas  renouvelés, 
parce  que  le  moment  est  venu  pour  eux  où  ils  ont  eu  les  faiblesses, 
les  aveuglemens  du  règne  et  du  succès.  C'est  le  destin  de  ce  régime 
de  juillet,  qui  n'a  pas  été  plus  heureux  que  les  autres,  que  M.  Paul 
Thureau-Dangin  fait  revivre  dans  une  œuvre  aussi  intéressante  qu'in- 
structive, —  Histoire  de  la  monarchie  de  juillet,  —  en  se  servant  de 
tout  ce  qu'il  a  pu  recueillir  de  souvenirs,  de  confidences,  de  témoi- 
gnages intimes  des  contemporains. 

Qu'est-ce  que  cette  époque  de  1836-1840  que  M.  Thureau-Dangin 
aborde  aujourd'hui  dans  le  troisième  volume  de  ses  sincères  et  habiles 
récits?  C'est  justement  l'heure  décisive  qui  est  la  crise  des  gouverne- 
mens nouveaux.  C'est  la  transition  entre  les  premières  années  de 
combat  où  toutes  les  volontés,  toutes  les  intelligences,  tous  les  cou- 
rages se  sont  unis  pour  faire  face  à  l'ennemi,  pour  fonder  la  monar- 


:2.']4  RE7UE   DES   DEUX   MONDES. 

chie  nouvelle,  et  l'ère  des  divisions,  des  fractionnemens ,  où  le 
régime  avec  des  apparences  de  •  succès,  s'affaisse  par  degrés  en 
se  croyant  définitivement  établi.  C'est  l'intérêt  singulier  de  cette 
date  de  1836.  Les  grandes  luttes  des  premières  années  ont  cessé  par 
la  défaite  des  factions.  Les  deux  ou  trois  grands  ministères  qui  ont 
décidé  de  la  politique  et  du  succès  du  régime,  qui  lui  ont  donné  la 
force  et  l'équilibre,  ont  disparu-aussi.  Des  hommes  qui  se  sont  illus- 
trés ensemble  au  combat,  qui  ont  formé  un  instant  le  plus  puissant 
faisceau  de  talens,  les  uns  sont  déjà  morts,  les  autres  commencent  à 
se  séparer,  à  faire  des  tiers  partis,  à  opposer  drapeau  à  drapeau,  poli- 
tique à  politique.  C'est  l'ère  des  confusions  parlementaires,  des  con- 
flits d'ambitions,  des  rivalités  d'influence,  des  jeux  de  l'intrigue  po- 
litique. Une  fois  dans  cette  voie,  les  scissions  s'accentuent  et  se 
multiplient,  les  ministères  s'usent  rapidement  en  manœuvres  stériles 
au  milieu  de  l'incohérence  des  partis.  M.  Thiers,  qui,  le  premier,  a 
essayé  de  faire  sous  son  propre  nom  son  ministère  du  22  février  1836, 
a  bientôt  couru  son  étape  :  avant  sept  mois,  il  est  au  bout.  A  M.  Thiers 
succède  M.  Mole,  qui  s'allie  avec  M.  Guizot  et  ses  amis  les  doctrinaires  : 
c'est  encore  l'affaire  de  peu  de  temps;  avant  sept  mois,  l'alliance  est 
rompue,  on  se  sépare.  M.  Mole,  resté  seul,  forme  cette  fois  son  mi- 
nistère avec  des  hommes  distingués,  mais  en  dehors  des"  grandes 
influences  parlementaires,  et,  alors,  il  peut  commencer  à  voir  se  for- 
mer l'orage  qui  le  menace.  Il  voit  se  préparer  la  guerre  des  grandes 
ambitions,  des  forces  inoccupées  du  parlement  ralliant  et  entraînant 
avec  elles  toutes  les  oppositions  au  combat  contre  un  cabinet  qu'on 
accuse  d'être  insuffisant,  de  n'être  que  le  serviteur  et  le  complaisant 
du  prince.  De  là  cette  sorte  de  guerre  civile  au  cœur  du  régime,  ce 
grand  déchirement  qui  s'est  appelé  la  coalition  de  1838-1839,  où  pen- 
dant des  mois  ce  n'était  pas  seulement  un  ministère,  c'était  aussi  la 
royauté  qui  se  trouvait  en  cause  dans  sa  dignité,  dans  ses  préroga- 
tives, et  où  ceux  qui  conduisaient  la  campagne  étaient  d'anciens  mi- 
nistres comme  M.  Thiers,  M.  Guizot,  les  chefs  des  partis  constitution- 
nels, les  plus  puissans  orateurs  du  parlement.  Ces  scènes  d'autrefois 
que  le  jeune  historien  d'aujourd'hui  ravive  avec  une  habile  et  sincère 
sagacité,  ne  sont,  il  faut  l'avouer,  ni  à  l'honneur  du  régime  parlemen- 
taire du  temps,  ni  à  l'honneur  de  ceux  qui  dévoilaient  de  singulières 
faiblesses  d'ambition,  d'étranges  impatiences;  elles  sont  du  moins 
relevées  par  le  talent  et  ta  puissance  de  parole  d'hommes  comme 
M.  Guizot,  M.  Thiers,  M.  Berryer,  M.  de  Lamartine,  M.  Mole,  qui  mon- 
traient à  quel  degré  en  était  encore,  jusque  dans  ces  tristes  et  dan- 
gereux débats,  l'éloquence  française. 

Cette  coalition  de  1838-1839,  qui  est  comme  le  point  central  de  ce 
nouveau  volume  de  VIJistoire  de  la  monarchie  de  juillet  de  M.  Thureau- 


REVUE.    —    CHR0!«IQ1IE.  235 

DaDgin,  est  sans  nul  doute  la  grande  crise  du  régime  de  1830.  Le  mi- 
nistre qui  était  l'objet  de  tant  d'animadversions  et  qui  aurait  mérité 
le  succès  par  la  fermeté  avec  laquelle  il  avait  tenu  tête  à  l'orage,  le 
comte  Mole,  ne  résista  pas  à  un  si  formidable  assaut;  il  y  périt  comme 
chef  de  cabinet.  La  monarchie  n'y  périt  pas  du  coup  :  elle  put  même 
voir  avant  peu  la  coalition  se  dissoudre  dans  l'impuissance,  les  coalisés 
se  disperser,  et  elle  a  vécu  dix  ans  encore  avec  toutes  les  apparences 
d'un  établissement  incontesté.  Elle  avait  cependant  reçu  une  profonde 
blessure  dont  elle  s'est  toujours  ressentie,  et  des  esprits  comme  M.  de 
Montalembert,  M.  de  Lamartine,  n'ont  pas  hésité  depuis  à  voir  dans  la 
coalition  de  1838  une  des  causes  premières  de  sa  chute.  Les  causes  de 
cette  chute  ont  été  certainement  multiples,  et  elles  ont  agi  lentement, 
obscurément.  La  monarchie  de  juillet  avait  dû  nécessairement  s'affai- 
blir par  degrés  plus  qu'on  ne  le  croyait,  puisqu'un  jour  elle  a  disparu 
au  premier  choc  d'une  émeute  vulgaire  qui  n'égalait  pas  les  insurrec- 
tions qu'elle  avait  dix  fois  vaincues.  Elle  n'a  pas  duré,  voilà  qui  est 
clair.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  certain  aussi,  c'est  que  dans  son  ensemble, 
telle  qu'elle  a  été,  avec  les  faiblesses  de  l'institution  et  des  hommes, 
elle  est  du  petit  nombre  des  gouvernemens  qui  n'ont  fait  que  du  bien, 
qui,  en  disparaissant,  ont  laissé  le  pays  libre,  prospère  et  respecté. 
Elle  n'a  sûrement  laissé  ni  les  ressources  nationales  compromises,  ni 
le  territoire  amoindri,  ni  l'influence  française  diminuée,  ni  la  paix  mo- 
rale troublée  par  les  politiques  de  secte.  —  Le  24  féM-ier  18!|8  a  com- 
mencé réellement  une  ère  nouvelle  qui  dure  encore.  A  chaque  régime 
ses  œuvres,  à  chaque  période  de  l'histoire  son  caractère  et  sa  mo- 
ralité ! 

CB.   DE  MAZADE. 


ESSAIS    ET    NOTICES 


L'Assainissement  des  villes  par  l'eau,  les  égouts,  les  irrigations,  par  M.  A.  Mille, 
inspecteur  général  des  ponts-et-chaussées  en  retraite,  conseil  de  la  ville  de  Paris, 
1  Tol.  in-8».  Paris,  1886;  Dunod. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'auteur  de  ce  livre  compare  les  pro- 
grès, si  réels  et  si  manifestes,  de  l'hygiène  publique,  à  la  révolution 
économique  qui  a  suivi  la  création  des  chemins  de  fer.  Malheureuse- 
ment, sous  beaucoup  de  rapports,  nous  ne  sommes  pas  encore  sortis 
des  tâtonnemens,  des  expériences  et  des  controverses  acrimonieuses. 
A  Paris  même,  l'assainissement  des  habitations  et  de  la  rivière  est  loin 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'être  achevé;  de  grosses  difficultés  paraissent  devoir  l'entraver  long- 
temps encore.  * 
On  sait  que  le  système  adopté  est  celui  de  l'épuration  par  le  sol, 
et  qu'au  dire  des  ingénieurs  de  la  ville,  les  essais  tentés,  sur  une 
grande  échelle,  à  Gennevilliers,  ont  réussi  à  souhait.  «  La  ville  a  cher- 
ché des  cultivateurs  libres,  dit  M.  Mille;  elle  a  fait  à  ses  frais  leur 
éducation,  et  a  trouvé  en  eux  les  meilleurs  auxiliaires.  La  plaine  de 
Gennevilliers,  avec  ses  doubles  récoltes  sur  600  hectares,  ses  deux 
cents  familles  vivant  à  l'aise  malgré  de  forts  loyers  et  ses  850  vaches 
laitières,  nourries  sur  ses  herbages,  peut  compter  comme  l'une  des 
campagnes  les  plus  fécondes  du  pays.  Elle  est  le  point  d'appui  de  l'as- 
sainissement de  Paris.  »  N'ais  l'épuration  des  eaux  est  encore  bien 
incomplète  :  elle  ne  porte  que  sur  un  quart  du  débit  total  des  égouts. 
Pour  utiliser  la  totalité  de  ces  eaux  sales,  et  pour  achever  l'assainisse- 
ment de  la  Seine,  la  ville  réclame  aujourd'hui  un  domaine  d'arrosage 
plus  vaste.  Le  projet  comprend  un  prolongement  d'aqueduc  de  18  ki- 
lomt  très,  et  l'établissement,  au  bas  de  la  forêt  de  Saint-Germain,  sur 
les  terrains  domaniaux  d'Achères,  d'un  régulateur  de  1,200  hectares  qui 
permettra  de  consommer  en  régie  ce  que  les  cultivateurs  libres  n'au- 
ront pas  utilisé  sur  le  parcours.  Cette  demande  rencontre  une  assez  vive 
opposition,  fondée  principalement  sur  des  considérations  d'hygiène  : 
on  craint  que  cette  irrigation  abondante  ne  finisse  par  empoisonner 
l'air  de  la  contrée,  en  y  développant  des  miasmes  .paludéens.  Dans 
ces  circonstances,  un  livre  comme  celui  que  vient  de  publier  M.  Mille 
est  d'un  haut  intérêt.  On  y  trouvera  l'historique  aussi  consciencieux 
que  complet  des  efforts  qui  ont  été  successivement  tentés  pour  amé- 
liorer les  conditions  hygiéniques  de  notre  grande  ville.  On  y  trouvera, 
ce  qui  est  moins  connu,  la  description  des  systèmes  employés  avec  suc- 
cès à  l'étranger,  dans  des  villes  comme  Londres,  Berlin,  Bruxelles; 
on  ne  suivra  pas  sans  profit  M.  Mille  dans  le  récit  de  ce  qu'il  a  vu  par 
lui-même  au  cours  de  ses  nombreuses  missions  en  Angleterre,  en  Ita- 
lie, en  Espagne.  On  sera  ainsi  en  mesure  de  se  former  une  opinion 
motivée  sur  la  question  en  litige. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Un  bien  vif  mouvement  de  hausse  s'est  dessiné  aussitôt  après  la 
liquidation  de  quinzaine.  La  hausse  ne  s'est  pas  limitée  à  nos  rentes; 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

les  fonds  étrangers  ont  été  poussés  plus  hardiment  encore,  quelques- 
uns  du  moins,  que  les  nôtres,  et  un  certain  nombre  de  valeurs,  de- 
puis longtemps  immobiles,  ont  commencé  à  s'agiter.  Du  21  au  25,  des 
réalisations  se  sont  produites,  et  les  plus  hauts  cours  atteints  ont  été 
momentanément  reperdus.  Les  dispositions  du  marché  ont  paru,  pen- 
dant ces  quelques  jours,  assez  incertaines.  On  parlait  beaucoup  de 
ventes  très  sérieuses  effectuées  pendant  le  cours  du  mois  en  rentes 
3  pour  100  et  en  amortissable,  devant  entraîner  des  livraisons  de  titres 
et  une  élévation  des  taux  de  report.  De  plus,  malgré  le  ton  optimiste 
des  dépêches,  on  conservait  quelques  doutes  sur  l'imminence  de  la 
pacification  dans  l'Europe  orientale.  A  l'intérieur,  ou  commentait  les 
résultats  fâcheux  du  rendement  des  impôts  et  du  trafic  des  chemins 
de  fer,  Tinopporiunité  de  discussions  comme  celle  qui  est  pendante 
sur  les  tarifs  des  transports  des  grandes  compagnies,  enfin  les  hési- 
tations apparentes  de  la  chambre  à  voter  le  traité  de  Madagascar  et 
l'appréhension  d'une  crise  ministérielle,  possible,  encore  que  très  in- 
vraisemblable, à  l'occasion  de  ce  vote. 

Nous  devons  ajouter  que,  cette  semaine,  a  été  nommée,  dans  les  bu- 
reaux de  la  chambre,  la  commission  chargée  d'étudier  la  proposition 
de  M.  Ballue,  concernant  l'impôt  sur  le  revenu,  et  de  présenter  un 
rapport  à  ce  sujet.  Cette  commission  se  compose  de  7  membres  favo- 
rables au  projet,  et  de  4  membres  opposans. 

S'il  est  vrai  que  la  spéculation  à  la  hausse,  pour  ces  diverses"  rai- 
sons, ait  éprouvé  quelque  indécision  sur  la  tournure  que  prendraient 
les  événemens  à  la  fin  du  mois,  il  faut  croire  qu'elle  s'est  entièrement 
rassurée  vendredi.  Ce  jour-là,  on  a  cessé  de  croire  ou  d'affecter  de 
croire  que  la  Serbie  et  la  Grèce  pussent  encore  compromettre  la  paix 
en  Orient.  La  reprise  s'est  accusée  avec  vigueur  sur  les  places  étran- 
gères comme  sur  la  nôtre,  et  la  réponse  des  primes  s'est  effectuée  aux 
plus  hauts  cours  du  mois. 

Mais  à  peine  cette  réponse  était-elle  faite,  qu'un  nouveau  revire- 
ment s'est  produit.  De  nombreuses  offres  ont  ramené  nos  fonds  pu- 
blics un  peu  en  arrière  des  cours  de  la  veille,  et  la  semaine  s'est  ter- 
minée sur  des  tendances  plus  indécises  que  ne  le  faisait  présager  le 
début  ardent  de  la  dernière  journée. 

La  plus-value  obtenue  sur  le  3  pour  100,  pendant  la  quinzaine,  n'en 
reste  pas  moins  très  importante  :  G  fr.  65,  tandis  que  l'amortissable, 
dont  on  considère  comme  probable  une  émission  nouvelle  pour  la 
conversion  d'engagemens  à  court  terme  du  Trésor,  n'a  monté  que 
de  0  fr.  25.  Le  k  1/2  s'est  rapproché  de  110  francs  et  gagne  0  fr.  50. 

Sur  les  fonds  étrangers,  la  hausse  a  été  générale.  Elle  atteint  2  uni- 
tés sur  le  k  pour  100  hongrois;  de  une  à  deux  unités  sur  les  fonds 
russes;  0  fr.  65  sur  le  k  pour  100  turc,  à  15.65;  0  fr.  60  sur  l'Exté- 


238  REVUE    DES    DEUX   MO^D£^. 

rieure,  à  57  1/8;  0  fr.  30  seulement  but  l'italieu,  à  97.80,  à  cause  de 
k  iuUe  engagée,  devant  le  parlement  de  Rome,  contre  M.  Depretis  et 
sou  collègue  le  miulstre  des  (liiauces,  M.  Magliaiii.  L'obligation  uni- 
iiée,  si  longiemps  immobile,  a  gagné  iO  francjs  dans  la  seconde  quin- 
zaine de  février,  après  avoir  monté  d'autant  dans  la  première  quin- 
zaine. 

Les  recettes  des  chemins  de  fer  Siom  partout  en  dimintitton,  en 
liliipague  et  en  Autriche  aussi  bien  que  chez  nous.  La  moins-value  pour 
ia  sixième  semaine  de  l'exercice  sur  l'ensemble  des  réseaux  de  nos 
six  grandes  compagnies  atteint  le  cliiflre  de  1,330,000  frajics.  EUe  dé- 
passe k  millions  pour  les  six  semaines  écoulées  depuis  le  1"  janvier, 
proportion  qui,  appliquée  au  reste  de  l'année,  donnerait  une  diminu- 
tion générale  de  32  millions  pour  ia  totalité  de  l'exercice.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que,  l'année  dernière,  la  diminution  a  été  de  36  miUionsde 
francs.  ^Ces  ciiiffres  ne  disent  que  trop  éloquemmeut  l'intensité  de  la 
crise  que  tiaversent  notre  commerce,  notre  industrie  et  notre  agricul- 
ture. 

Ce  qui  ajoute  encore  à  la  signification  des  diminutions  dont  chaque 
période  hebdomadaire  amène  le  retour  trop  régulier,  c'est  que  le 
nombre  des  kilomètres  exploités  est  plus  élevé  en  Î886  qu'en  1885,  en 
sorte  que  la  proportioti  de  la  moins-value  du  rendement  kilométrique 
est  encore  plus  élevée  que  celle  du  rendement  total.  Ciest  eo  exploi- 
tant 9k^  kilonrètres  de  plus  que  l'année  dernière  que  nos  six  compa- 
gnies ont  eu  k  millions  de  moins  d«  recettes  brutes  depuis  le  com- 
mencement de  l'exercice. 

Nous  avons  dit  que  les  recettes  des  Chemins  étrangers  n'étaient  pas 
meilleures.  La  diminution  atteint  déjà  1,275,000  francs  depuis  le 
V'  janvier  pour  les  Autrichiens,  malgré  88  kilomètres  de  plus.  Les 
Lombards  ont  pour  le  même  temps  une  moins-value  de  325,000  Xraiics. 
Le  ISord  de  l'Espagne  n'est  pas  plus  favorisé  et  perd  333,000  francs. 
H  est  vrai  qu'il  gagne  140,000  fraocs  sur  sou  réseau  spéeiai  àeê  A^tu- 
ries.  Le  Saragosse  fait  exception  à  la  règle  générale  et  préseate  pour 
1m  premières  semaines  de  1886  «m  accroissemenc  de  receites  braies 
déjà  très  respectables,  624,00^  fraocs,  et  cela  sans  augmeutatàoo  ^fé- 
tendue  du  réseau. 

Au  point  de  vite  4e8  oours,  les  variatiotis  oot  -été  iiwigatfaotes  ^u- 
daut  cette  quinzaine  sur  les  actions  de  i>os  cbenéM  dm  fer,  Mtdgré  la 
cam{)«gne  entrepriee  devant  la  chambre  {)ourki4iBBMnMioii4d(9  tarifs. 
Le  moment,  il  faut  le  reeonoiâtpe,  serait  «ssee  mal  oboisî  pour  tetu«r 
dans  cette  voie  des  expéneoces  afoiKaroubes,  qui  tiatufellement  toup- 
n«raient  au  détriment  d«fl<;ein-piiginee,  nwiis  tiieu  plus  eticore  à  celui 
4e  l'état,  pui8({ue  les  conveiKions  de  188S4NK^trMUi  aiix  uciioue  un 
dividende  minimum  et  <iue  tout  uuuvul  «4(ait>li«8eaieflt  des  reoettes 


REVUE.    —    CHRONIQUE. 


259 


correspondrait  à  de  nouveaux  sacriûces  pour  le  Trésor  du  chef  de  la 
garantie.  On  n'évalue  pas  à  moins  de  70  à  80  millions  les  sommes 
que  la  garantie  coûtera  à  l'état  en  1887.  11  est  \Tai  que,  par  compen- 
sation, la  somme  totale  que  l'industrie  des  chemins  de  fer  en  France 
a  payée  à  l'éiat  en  impôts  de  toute  forme  et  toute  nature  pour  1885 
atieint  au  moins  250  millions.  Le  Lyon  a  baissé  de  10  francs  à  1,262, 
l'Orléans  a  monté  d'autant  à  1,370.  Les  actions  des  quatre  autres  com- 
pagnies ont  gardé  les  cours  du  15  courant.  Les  Autrichiens  ont  baissé 
de  7  francs,  les  Lombards  de  3.  On  constate  plutôt  quelque  tendance 
à  la  reprise  sur  le  Nord  de  l'Espagne  et  le  Saragosse. 

La  Banque  de  France  a  baissé  de  4,400  à  4,250,  puis  s'est  rele- 
vée à  4,350.  Il  y  a  peu  de  titres  flottans,  et  les  vendeurs  à  découvert 
doivent  s'attendre  à  tout  instant  à  être  punis  de  leur  témérité.  Cepen- 
d-aut,  la  baisse  est  logique  sur  cette  valeur  si  l'on  considère  la  dimi- 
nution constante  des  bénéfices.  Eii  1885,  les  neuf  premières  semaines 
avaient  produit  5,895,629  francs.  La  même  période  n'a  donné,  cette 
année,  que  4,570,727  francs. 

Le  Comptoir  d'escompte  a  tenu  son  assemblée  générale  le  30  jan- 
vier dernier.  Il  a  été  donné  lecture  aux  actionnaires  du  décret,  en 
date  du  2i  octobre  1885,  aux  termes  duquel  la  durée  de  la  société  le 
Comptoir  d'Escompte  de  Paris  est  pi'orogée  pour  vingt  années  à  partir 
cbii  28  mars  1887.  Le  passage  du  rapport  sur  les  opérations  de  1885, 
ayafit  trait  aux  émissions  faites  aux  guichets  du  Comptoir  ou  aux- 
quelles il  a  participé,  est  caractéristique  au  point  de  rue  des  condi- 
tions où  se  trouvent  placées  en  très  grande  majorité  les  établisse- 
mens  de  «redit  :  «  Les  émissions  ont  été  peu  nombreuses.  La  situation 
générale  des  affaires,  l'inaction  persistante  de  tous  les  marchés,  la 
réserve  dans  laquelle  se  tiennent  les  capitaux,  ont  momentanément 
arrêté  les  opérations  qui  sollicitaient  auparavant  le  concours  des  Ban- 
ques. » 

Heureusement  pour  ses  actionnaires,  le  Comptoir  d'escompte  ne  vit 
pas  principalement  d'émissions ,  mais  plutôt  de  bonnes  et  solides 
affaires  de  banque.  Aussi ,  bien  que  le  ralentissement  du  commerce 
d'importation  et  l'état  troublé  de  l'Orient  aient  amené  une  certaine 
diminution  dans  le  chifTre  des  opérations  des  agences  du  Comptoir  à 
l'étranger,  les  résultats  de  1885,  par  suite  du  courant  régulier  d'affaires 
à  l'intérieur,  ont-ils  été  très  salisfaisans.  Ils  se  chiffrent  par  7,700,000  de 
francs  et  ont  permis  de  fixer  le  dividende  à  48  francs.  On  comprend 
'  que,  dans  ces  conditions,  le  litre  reste  bien  classé  et  se  maintienne 
aux  environs  de  1,000  francs.  On  peut,  au  surplus,  apprécier  la  va- 
leur du  portefeuille  du  Comptoir  par  ce  fait  que,  sur  un  mouvement 
d'escompte  de  plus  d'un  milliard  et  demi,  ce  portefeuille  présente 
seulement  un  contentieux  de  190,385  francs  immédiatement  passé 


240  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

par  compte  de  profits  et  pertes  :  «  Ces  résultats,  dit  le  rapport,  sont 
dus  à  la  valeur  des  forces  collectives  auxquelles  sont  confiées  les  des- 
tinées du  Comptoir.  » 

Le  Crédit  lyonnais  tiendra  son  assemblée  générale  le  6  mars  pro- 
chain. Le  rapport  des  commissaires  nous  apprend  que  cet  établisse- 
ment a  réalisé  6  millions  de  bénéfices  nets  eu  1885,  ce  qui  permet  au 
conseil  de  proposer  la  fixation  du  dividende  à  15  francs  par  action. 
Pour  l'exercice  précédent,  le  dividende  avait  été  de  20  francs.  Mais  il 
avait  fallu  pour  le  parfaire  prendre  1/2  million  environ  sur  les  excé- 
dens  non  répartis  des  exercices  antérieurs,  tandis  que  cette  fois  il  ne 
serait  distribué  pour  1885  que  ce  qui  a  été  réellement  gagné  pendant 
l'année. 

Les  titres  des  établissemens  de  crédit  ont  paru  cette  semaine  dis- 
posés à  secouer  le  long  engourdissement  dont  ils  étaient  frappés.  Le 
Crédit  lyonnais  a  donné  l'exemple,  suivi  bientôt  par  la  Banque  d'es- 
compte. Le  premier  s'est  relevé  de  12  francs,  la  seconde  de  22  à  25  fr. 
La  Société  générale  est  en  reprise  de  10  francs  à  457.  Le  mouvement 
a  été  plus  vif  encore  sur  les  banques  étrangères,  ou  du  moins  sur  celle 
qui  a  le  plus  vivement  occupé  la  spéculation,  la  Banque  ottomane,  en 
hausse  de  35  francs  depuis  le  milieu  du  mois.  La  lutte  a  été  des  plus 
vives  au  moment  de  la  réponse  des  primes  sur  cette  valeur;  elle  reste 
à  531  après  avoir  atteint  5Z|0.  Les  négociations  se  sont  ranimées  aussi 
dans  une  certaine  mesure  sur  le  Mobilier  espagnol,  le  Crédit  foncier 
égyptien,  le  Crédit  foncier  hongrois,  la  Banque  des  pays  autrichiens. 

Le  Suez,  après  s'être  relevé  de  2,160  à  2,200  et  au-delà,  s'est  trouvé 
ramené  par  la  réaction  générale  à  2,180.  Les  mouvemens  ont  encore 
été  très  violens  sur  le  Panama.  Partie  de  450,  l'Action  a  été  portée  à 
485,  puis  refoulée  à  445;  nous  la  laissons  à  455.  L'Action  du  canal  de 
Corinlhe  a  gagné  dans  le  même  temps  35  francs.  Le  Gaz  parisien,  dont 
l'assemblée  générale  est  convoquée  pour  le  25  mars,  s'est  élevé  de 
1,526  à  1,552. 


U  directeur -gérant  :  G.  Buloz, 


LES 


OWGLXES  DE  LA  BIBLE 


HISTOIRE     ET     LÉGENDE 

DER.MÉRB   PARTIE  (1). 


I. 

Les  peuples  voisins  d'Israël  et  liés  avec  lui  par  la  plus  évidente 
fraternité,  Édom,  Ammon,  Moab,  eurent  certainement  des  littéra- 
tures, et  il  est  probable  que,  vers  le  temps  de  Da^^d  et  de  Mésa. 
l'observateur  le  plus  attentif  n'eût  pas  remarqué  en  Israël  une  appré- 
ciable supériorité  de  génie.  L'inscription  de  Mésa  est  à  cet  égard  le 
monument  décisif.  Mésa  et  David,  quoique  séparés  par  un  inter- 
valle de  plus  d'un  siècle,  ont  absolument  les  mêmes  limites  intel- 
lectuelles, les  mêmes  idées  religieuses,  les  mêmes  tours  de  langage 
et  d'imagination.  Les  cantiques,  les  proverbes,  les  récits  de  Moab  et 
d'Edom  devaient,  vers  900  ans  avant  Jésus-Christ,  peu  différer  de 
ceux  d'Israël.  Le  caractère  propre  d'Israël  commence  avec  les  pro- 
phètes. Édom,  Moab.  Ammon,  eurent  sûrement  des  nabis,  sorciers, 
comme  furent  les  premiers  /wftj's  d'Israël  (2).  Mais  ce  germe  fut  infé- 
cond. Une  littérature,  une  religion,  une  révolution  radicale  ne  sor- 
tirent pas  de  ces  nabh  non  israélites.  En  Israël,  au  contraire,  les 
nabis  prirent  de  bonne  heure  une  haute  importance  morale.  La  lutte 
s'établit  entre  eux  et  les  rois  ;  ils  l'emportèrent.  C'est  par  le  prophé- 

(1)  Vojez  la  Revue  da  !•'  mars. 

(2)  L'épisode  de  Balaam  en  est  la  preuve. 

TOMB  LlXrV.  —  13  JIABS  1886.  16 


242  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

tisme  qu'Israël  occupe  une  place  à  part  dans  l'histoire  du  monde. 
La  création  de  la  religion  pure  a  été  l'œuvre,  non  pas  de  prêtres, 
mais  de  libres  inspirés.  Les  rohanim  d'Israël  n'ont  été  en  rien  su- 
périeurs à  ceux  du  reste  du  monde  ;  souvent  même  l'œuvre  essen- 
tielle d'Israël  a  été  retardée,  contrariée  par  eux. 

Ce  développement  extraordinaire,  qui  est  comme  le  tronc  de  l'his- 
toire religieuse  de  l'humanité,  commence  dans  le  royaume  d'Israël, 
sous  cette  dynastie  d'Achab  qui  chercha  vainement,  en  suivant  les 
traces  de  Salomon,  à  faire  dévier  Israël  du  côté  de  la  civilisation 
profane.  Élie,  Elisée,  appartiennent  tout  entiers  à  la  légende.  On  ne 
sait  d'eux  qu'une  seule  chose,  c'est  qu'ils  furent  grands.  L'appa- 
rition qui  se  couvre  de  leur  nom  est  peut-être  l'événement  dé- 
cisif de  l'histoire  d'Israël  ;  ils  sont  le  premier  anneau  de  la  chaîne 
qui,  neuf  siècles  plus  tard,  aboutira  au  christianisme.  Le  iahvéisme, 
qui,  à  Jérusalem,  n'était  qu'un  culte,  devient,  dans  les  écoles  de 
prophètes,  un  ferment  religieux  de  la  plus  haute  puissance.  Le  pro- 
phète, n'étant  pas  prêtre,  n'avait  pas  le  boulet  que  traîne  aux  pieds 
tout  corps  sacerdotal.  Le  prophétisme  du  Nord  n'a  pas  seulement 
créé  Élie,  il  a  créé  Moïse,  il  a  créé  l'Histoire  sainte;  il  a  créé  le  pre- 
mier germe  de  la  Thora.  Horriblement  fanatiques,  ces  sombres 
voyans  servirent  la  liberté  de  l'esprit,  comme  Knox  et  Calvin  ;  ils 
furent  des  émancipateurs  sans  le  vouloir,  car  ils  combattirent  la 
pire  des  tyrannies,  la  connivence  des  foules  ignorantes  avec  un  sa- 
cerdoce avili. 

Le  fanatisme,  en  effet,  peut  avoir  des  conséquences  trcfs  différentes, 
selon  le  motif  qui  l'inspire.  Il  y  a  une  différence  sensible  entre  le  fa- 
natisme sacerdotal  et  le  fanatisme  d'illuminés  laïques.  Le  protestan- 
tisme, qui,  à  l'origine,  impliqua  des  élémens  assez  analogues  à  ceux 
du  prophétisme  Israélite,  est  devenu,  avec  le  temps,  quelque  chose 
de  libéral ,  tandis  que  le  fanatisme  catholique,  tel  qu'on  le  voit 
d'abord  dans  Philippe  II  et  dans  Pie  V,  n'a  fait  que  du  mal  et  ne 
s'est  jamais  transformé.  Les  prophètes  du  temps  d'Achab,  malgré-des 
passions  ardentes  et  de  graves  malentendus  théologiques,  peuvent 
être  considérés  comme  des  hommes  de  progrès.  Ils  étaient  à  deux 
pas  d'afiirmer  que  lahvé  est  le  Dieu  absolu.  Us  revenaient,  après 
une  longue  suite  d'erreurs  et  de  superstitions,  à  l'élohisme  de 
l'âge  patriarcal.  Ln  étonnant  orgueil  do  race  deviiit  dès  lors  le 
mobile  fondamental  de  la  vie  d'Israël.  Israël  était  le  peuple  de  lîJivé; 
c'était  là  dire  peu  de  chose  :  Moab,  aussi,  était  le  peuple  de  Camos. 
Mais  tout  était  changé  depuis  que  lahvé  no  se  distinguait  pas  du  Dieu 
même  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre,  du  Dieu  de  la  justice  et  du  droit.  Au 
lieu  d'avoir,  comme  tous  les  peuples,  un  dieu  national,  Israël  de* 
venait  ainsi  l'élu  de  Dieu,  le  peuple  de  choix  de  l'Être  absolu,  le 
peuple  unique.  L'histoire  de  ce  peuple  ne  devait  dès  lors  ressembler 


LES    ORIGINES    DE    LA    BIBLE.  203 

à  celle  d'aucun  autre.  lahvé  a  fait  pour  Israël  des  choses  qu'aucun 
dieu  n'a  faites  pour  son  peuple.  Les  vieux  souvenirs  d'Our-Casdim  et 
de  Harran  remontaient  en  la  mémoire  ;  une  histoire  sainte  se  dres- 
sait. Les  prophètes  apparaissaient  comme  les  guides  inspirés  d'Is- 
raël ;  or,  le  premier  des  prophètes  n'était-ce  pas  ce  ilosé  qui  tira  le 
peuple  d'Egypte?  Et  le  premier  auteur  du  pacte  n'était-ce  pas  cet 
Abraham,  issu  des  fables  babyloniennes,  qui  apparaissait  dans  le 
lointain  comme  le  père  de  la  civilisation? 

Ces  idées  s'agitaient  dans  tout  Israël,  mais  principalement  dans  les 
tribus  du  Nord,  parce  que  la  liberté  et  racti\ité  religieuses  étaient  là 
bien  plus  grandes.  A  Jérusalem,  le  temple  était  une  gène,  et  le 
sacerdoce,  bien  que  peu  organisé  encore,  avait  ses  effets  ordi- 
naires d'appesantissement  et  de  lutte  contre  l'esprit.  La  crise  soule- 
vée par  l'école  prophétique,  du  temps  d'Achab,  avait  donné  aux 
questions  religieuses  une  saillie  extraordinaire.  On  avait  bien  les 
le  livres  de  légendes  patriarcales  et  héroïques,  rédigés  il  y  avait  une 
centaine  d'années  ;  mais  ces  livres  n'avaient  pomt  un  caractère 
assez  exclusivement  religieux.  C'étaient  des  recueils  d'anecdotes  et 
de  chants  populaires,  pleins  d'intérêt  et  de  charme;  ce  n'était  pas 
li\Te  sacré  dont  un  peuple  fait  son  tabernacle  et  sa  vie.  On  sentait 
le  besoin  d'un  livre  contenant  le  dogme  fondamental  de  la  religion. 
Ce  dogme  était  tout  historique  ;  c'était  l'exposé  des  phases  succes- 
-ives  du  pacte  de  lahvé  avec  son  peuple.  Il  était  urgent  de  rédiger 
en  un  corps  unique  les  élémens  d'histoire  que  l'on  possédait  ou 
croyait  posséder.  L'œuvre  capitale  d'Israël  grandissait  à  vue  d'oeil  ; 
une  transformation  profonde  s'opérait  ;  l'Histoire  sainte  naissait. 

Le  livre  des  Légendes,  en  effet,  était  loin  d'avoir  épuisé  la  tradi- 
tion orale,  et  en  particulier  cet  ancien  fonds  d'idées  babyloniennes 
dont  le  peuple  vivait  depuis  des  siècles  ;  beaucoup  d'élémens  de  tra- 
dition orale  flottaient  à  côté  des  maigres  dociimens  écrits.  Il  semble, 
en  particulier,  que  le  vieux  livre  n'avait  aucun  récit  sur  Fa  création 
et  sur  l'apparition  de  l'humanité.  Les  dires,  à  cet  égard,  étaient  inter- 
minables et  discordans.  Cela  se  racontait  en  séries  mnémoniques, 
susceptibles  de  très  fortes  variantes.  Cela  s'enseignait  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  et  peut-être  les  longs  loisirs  des  navotk  ou  séminaires  pro- 
phétiques étaient-ils  occupés  à  réciter  ces  vieilles  légendes.  Tout  ce 
qui  concernait  Moïse  manquait  de  rédaction  suivie.  La  plupart  des 
généalogies,  enfilées  en  chapelet,  étaient  également  sues  pur  cœur; 
mauvaise  condition  pour  leur  intégrité!  Plusieurs,  cependant,  pou- 
vaient déjà  être  écrites.  Le  Wwq  des  Guerres  de  lahvé  étiiit  un  vrai 
trésor;  mais  il  ne  remontait  pas  au-delà  des  premières  batailles  que 
les  Israélites  livrèrent,  en  s'approchant  de  la  Palestine,  à  la  hau- 
teur de  l'Arnon. 

Ce  qui  faisait  surtout  défaut  dans  le»  livres  d'histoire  iahvéiste 


2âA  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

écrits  avant  cette  époque,  c'était  la  partie  des  prescriptions  reli- 
gieuses et  morales.  Or  une  idée  était  devenue  tout  à  fait  domi- 
nante dans  les  écoles  de  prophètes,  c'est  que  lahvé  impose  à  ses 
fidèles  certaines  prescriptions,  certaines  lois.  Un  petit  code  se  for- 
mait. Ce  code  était  comme  la  condition  du  pacte  intervenu  entre  le 
dieu  et  son  peuple.  A  côté  des  faits  d'histoire  religieuse  par  lesquels 
on  se  proposait  de  montrer  qu'Israël  était  lié  envers  lahvé  par  un  en- 
gagement spécial,  il  y  avait  le  dispositif  de  ce  pacte,  c'est-à-dire  les 
lois  qui  étaient  censées  avoir  été  imposées  au  peuple  par  lahvé. 
Ces  lois  étaient  en  partie  les  articles  divers  d'un  droit  coutumier 
d'inégale  antiquité,  en  partie  des  prescriptions  sacerdotales  ou 
rituelles,  en  partie  des  lois  morales,  résultat  du  mouvement  huma- 
nitaire qui  se  produisait  déjà  dans  les  écoles  prophétiques.  Mosé 
fut  envisagé  comme  l'universel  promulgateur  de  ces  lois,  censées 
inspirées  par  lahvé. 

De  tout  cela  résulta  un  récit  sacré  dont  voici  les  lignes  essen- 
tielles (1)  : 

Au  commencement,  lahvé  crée  le  ciel  et  la  terre,  les  hommes  par 
conséquent.  Ces  premiers  hommes  sont  des  géans.  Vivant  huit  et 
neuf  cents  ans,  ils  créent  une  première  civilisation  où  le  mal  l'em- 
porte de  beaucoup  sur  le  bien,  et  qui  est  balayée  par  le  déluge.  Un 
juste,  Noé,  est  sauvé  des  eaiLx  et  renouvelle  l'humanité  par  ses  trois 
fils  :  Sem,  Cham,  Japhet.  Sem  est  la  tige  des  élus;  un  de  ses  des- 
cendans  est  cet  Abraham  d'Our-Casdim,  avec  qui  Dieu  fait  un  pacte 
à  perpétuité.  Son  fils  et  son  petit-fils,  Isaac  et  Jacob,  errent  à  l'état 
de  nomades  dans  le  paysdeChanaan,  dont  Dieu  leur  promet  la  pos- 
session future.  Le  pacte  est  renouvelé  avec  chacun  d'eux,  en  parti- 
culier avec  Jacob.  Joseph,  fils  de  Jacob,  attire  ses  frères  en  Egypte, 
où  ils  se  trouvent,  avec  le  temps,  réduits  à  l'état  de  servitude, 
lahvé  les  délivre  par  le  grand  prophète  Mosé,  qui  les  mène  au 
Sinaï,  où  lahvé  leur  apparaît  en  la  plus  solennelle  des  théopha- 
nies,  renouvelle  son  pacte  avec  eux  et  édicté  les  lois  résultant  de 
ce  pacte.  Mosé  conduit  le  peuple  jusqu'aux  confins  de  la  terre  pro- 
mise. Josué  effectue  la  conquête  de  la  terre  et  la  partage  entre  les 
fils  d'Israël ,  si  bien  que  la  propriété  de  tout  bon  Israélite  a  une 
origine  théocratique,  le  partage  des  terres  émanant  de  lahvé  lui- 
même. 

Voilà  ce  qui  se  racontait,  avec  des  variantes  très  considérables, 
soit  en  Israël,  soit  en  Juda.  Le  fond  de  tout  cela  était  déjà  dans  le 
livre  des  Légendes  patriarcales  et  dans  le  livi*e  des  Guerres  de 

(1)  Pour  Ift  parfaito  clarté  do  ce  qui  tnit,  il  faut  ao  servir  d'un  texte  où  la  rédnr- 
tion  Jéhoviste  et  la  rédaction  ôlohiste  soient  séparées  ou  impriinéns  en  caractère  dif- 
férent, par  exemple  de  la  Genètt  de  M.  François  Lcnonnanl,  ou  de  la  traduction  de 
M.  ReuM. 


LES    ORIGLNES    DE    LA    BIBLE.  245 

lahvé  ;  mais  ces  Ii\Tes  étaient  peu  répandus  et  n'avaient  pas  éteint 
dans  le  peuple  la  fécondité  légendaire.  La  tradition  orale  est  es- 
sentiellement vacillante.  L'arrangement  des  généalogies  antédilu- 
viennes n'était  pas  raconté  par  deux  traditionnistes  de  la  même 
manière.  Les  aventures  attribuées  à  Abraham  étaient  souvent  mises 
sur  le  compte  d'Isaac  ou  de  Jacob,  et  réciproquement.  Les  récits 
sur  Moïse  différaient  du  tout  au  tout.  Les  lois  qu'on  lui  attribuait 
n'avaient  rien  de  fixe.  Il  n'y  avait  d'à  peu  près  uniforme  que  le  récit 
du  déluge.  Le  canevas  de  ce  récit  continuait  d'être,  trait  pour  trait, 
celui  que  les  Hébreux  primitifs  avaient  apporté  de  Mésopotamie  et 
qu'on  a  retrouvé  de  nos  jours  sur  les  briques  d'un  des  palais  de 
Ninive. 

On  ignorera  toujours  les  conditions  dans  lesquelles  fut  composée 
cette  histoire  sainte  et  nationale  à  la  fois.  La  seule  chose  qu'on  puisse 
affirmer  est  qu'elle  fut  rédigée  de  deux  côtés,  sans  que  les  deux  ré- 
dacteurs aient  eu  connaissance  du  travail  l'un  de  l'autre  ;  à  peu  près 
comme  la  masse  des  traditions  de  casuistique  juive,  dix-huit  cents  ans 
plus  tard,  se  fixa  dans  les  deux  Talmuds,  dits  de  Jérusalem  et  de  Ba- 
bylone.  Beaucoup  d'indices  semblent  faire  croire  qu'il  veut  d'autres 
rédactions,  qui  lurent  plus  tard  fondues  avec  les  deux  premières  en 
un  seul  récit  suivi.  Il  en  fut  de  même  pour  les  Evangiles,  à  la  seule 
différence  que  les  Évangiles  n'arrivèrent  jamais  à  l'unité.   Cette 
multiplicité  de  rédactions  est  presque  une  loi,  toutes  les  fois  qu'un 
ancien  fonds  de  traditions  orales  est  mis  par  écrit.  Lue  telle  rédac- 
tion ne  se  fait  jamais  officiellement;  elle  se  fait  d'une  façon  mul- 
tiple, sans  entente  ni  unité.  La  haute  antiquité  n'avait  pas  l'idée 
de  l'identité  du  livre;  chacun  voulait  que  son  exemplaire  fût  l'exem- 
plaire complet  ;  il  y  faisait  toutes  les  additions  nécessaires  pour  le 
tenir  au  courant.  Il  n'y  avait  pas  deux  exemplaires  semblables,  et 
le  nombre  des  exemplaires  était  extrêmement  réduit.  A  cette  époque, 
quand  on  voulait  rendre  la  vie  à  un  livre,  on  le  refaisait.  La  lecture 
privée  n'existait  pas.  Tout  livre  était  composé  avec  une  objecti\'ité 
absolue,  sans  titre,  sans  nom  d'auteur,  incessamment  transformé, 
recevant  des  additions,  des  scholies  sans  fin.  Le  livre,  s'il  est  per- 
mis de  prendre  une  comparaison  à  la  science  des  êtres  vivans, 
était  alors  un  mollusque,   non   un   vertébré.  Cela   frappe   d'une 
certaine  stérilité  les  recherches  qui  ont   la  prétention  d'arriver, 
en  ces  matières,  à  une  précision  rigoureusement  analytique  :  les 
grandes  masses  seules  se  distinguent  ;  mais  les  lois  générales  peu- 
vent être  entrevues  quand  le  détail  échappe.  A  travers  mille  incer- 
titudes, l'historien  arrive  à  entrevoir  la  manière  dont  s'acconaplit 
la  mise  par  écrit  de  ces  antiques  documens  qui,  par  un  sort  étrange, 
sont  devenus  pour  l'humanité  le  livre  même  de  l'origine  de  l'uni- 
vers. 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 

La  rédaction  du  Nord  fut  sûrement  la  première  en  date  et  la  plus 
originale.  Le  royaume  du  Nord  avait,  dans  cette  œuvre  de  rédaction, 
un  très  grand  avantage;  c'est  qu'il  possédait  déjà  un  canevas  excel- 
lent, ce  livre  des  Légendes,  où  l'histoire  patriarcale  était  racontée  de 
la  manière  la  plus  exquise.  Le  nouveau  rédacteur  (1)  prit  pour  base 
et  pour  modèle  cet  écrit  capital  :  mais  il  y  ajouta  des  parties  es- 
sentielles, surtout  en  ce  qui  concernait  les  commencemens  de 
l'humanité.  11  combina  avec  le  vieux  récit  des  traditions  dont  plu- 
sieurs étaient  écloses  récemment.  Il  adoucit  beaucoup  de  passages 
dont  la  crudité  était  devenue  choquante,  expliqua  à  sa  manière 
certains  endroits  qu'il  ne  comprenait  pas.  L'histoire  de  la  con- 
quête de  Chanaan  fut  racontée  en  partie  d'après  le  Livre  des  Guerres 
de  Iahvé,en  partie  d'après  un  système  légendaire  où  la  conquête  et 
le  partage  systématique  des  terres  étaient  attribués  à  Josué.  Enfin, 
à  propos  de  Moïse,  l'auteur  plaça  dans  son  récit  un  o  Livre  de  l'al- 
liance, »  contenant  le  pacte  original  de  lahvé  avec  son  peuple,  lors 
de  l'apparition  du  Sinaï. 

Ce  que  le  rédacteur  jéhoviste  eut  surtout  de  personnel,  ce  qui  le  dis- 
tingua essentiellement  de  ses  devanciers,  qui  ne  paraissent  pas  s'être 
beaucoup  plus  souciés  que  les  aèdes  homériques  d'expliquer  le 
monde  et  Dieu,  ce  fut  une  profonde  philosophie,  recouverte  du  voile 
mythique,  une  conception  triste  et  sombre  de  la  nature,  une  sorte 
de  haine  pessimiste  de  l'humanité.  Son  lahvé  est  terrible,  toujours 
irrité  ;  il  se  repent  tant  de  fois  d'avoir  créé  l'homme  qu'une  logique 
méticuleuse  arriverait  à  se  demander  pourquoi  il  l'a  fait.  On  croit 
entendre  les  doléances  de  ces  derniers  hégéliens  de  nos  jours,  se  dé- 
lectant dansla  méditation  du  péché  et  fondant  la  religion  sur  l'obses- 
sion de  l'idée  du  mal.  Les  récits  de  la  chute,  de  Gain  et  d'Abel,  des 
géans  ou  nrfilim,  du  déluge,  ont  pour  unique  objectif  de  montrer 
que  la  pensée  de  l'homme  aboutit  fatalement  au  mal.  Gomme  tous 
les  prophètes,  le  jéhoviste  a  une  sorte  de  haine  pour  la  civilisation, 
qu'il  envisage  comme  une  déchéance  de  l'état  patriarcal.  Chaque 
pas  en  avant  dans  la  voie  de  ce  que  nous  appellerions  le  progrès 
est  à  ses  yeux  un  crime,  suivi  d'une  punition  immédiate.  La  puni- 
tion de  la  civilisation,  c'est  le  travail  et  la  division  de  l'humanité. 
La  tentative  de  civilisation  mondaine,  profane,  monumonlalo,  artis- 
tique de  Babel  est  le  crime  par  excellence.  Nemrod  est  un  révolté. 

(1)  Pour  nous  conformer  à  riiMRe,  nous  l'appollrrons  le  Jéhoviste;  c'est  1'  «li' li- 
ment C  des  Allcmnnds. 


LES    ORIGINES    DE    LA    BIBLE. 


247 


Quiconque  est  grand  en  quelque  chose  devant  lahvé  est  un  rival  de 
lahvé. 

Ce  qu'on  appelle  le  fatalisme  musulman  n'est,  en  réalité,  que 
le  fatalisme  iahvéiste.  lahvé  a  en  haine  les  elTorts  humains.  On 
lui  foit  injure  en  cherchant  à  connaître  le  monde  et  à  l'améliorer. 
Il  ne  faut  pas  essayer  de  collaborer  avec  lahvé.  Le  développement 
de  l'humanité  est,  à  tous  ses  degrés,  une  violence  faite  à  la  volonté 
de  lahvé.  Dieu  voulait  un  homme  unique,  avec  sa  compagne,  habi- 
tant à  perpétuité  un  jardin  délicieux.  L'homme,  par  son  intempes- 
tive soif  de  savoir,  dérange  ce  plan.  La  première  ville  naît  dans  la 
race  du  meurtre  et  du  mal.  Dieu  voulait  une  humanité  unique,  une 
langue  unique.  La  folle  tentative  de  Babylone  amène  la  dispersion, 
qui  est  à  sa  manière  une  punition,  une  déchéance.  La  beauté  des 
filles  des  hommes  ne  sert  qu'à  tenter  les  êtres  célestes  et  à  pro- 
créer une  race  monstrueuse.  Si  Dieu  regrette  un  moment  d'avoir 
amené  le  déluge,  c'est  qu'il  voit  bien  que  le  seul  moyen  de  réfor- 
mer l'humanité  serait  de  la  détruire,  et  il  se  résout  alors  à  la  lais- 
ser désormais  suivre  ses  voies. 

Cette  tristesse  navrante  du  fond  des  idées  atteint  le  sublime 
grâce  à  un  style  de  bronze  dont  on  chercherait  vainement  l'ana- 
logue dans  la  plus  haute  antiquité.  L'allure  tour  à  tour  audacieuse 
et  abandonnée  du  récit  rappelle  les  plus  belles  rhapsodies  homéri- 
ques. Un  mélange  habituel  de  vulgarité  et  de  sublime,  de  réalisme 
et  d'idéalité,  tient  le  lecteur  toujours  en  haleine.  La  prose  confine  à 
la  poésie  par  des  degrés  insaisissables  ;  quelquefois,  par  exemple 
dans  le  récit  de  Babel,  dans  le  mot  d'Adam  à  la  vue  d'Eve,  dans 
la  cantilène  de  Noé,  dans  les  bénédictions  d'Isaac  (1),  le  rhytme 
naît  spontanément,  ou  plutôt  s'entend  comme  l'écho  d'un  passé  qui 
se  prolonge  à  l'infini.  C'est  encore  l'enfance  de  l'esprit  humain, 
mais  une  enfance  pleine  des  pressentimens  d'une  vigoureuse  jeu- 
nesse ;  par  momens,  c'est  déjà  presque  Tàge  mûr. 

Dans  la  combinaison  des  soui'ces  antérieures,  c'est-à-dire  du  livre 
des  Légendes  et  du  livre  des  Guerres  avec  la  tradition  vivante,  l'au- 
teur éprouve  plus  d'une  difficulté.  Son  embarras  se  trahit,  surtout 
quand  les  traditions  se  contredisent.  Alors  il  procède  par  juxta- 
position ,  selon  un  procédé  que  nous  appellerions  volontiers  diplo- 
pique,  et  dont  l'emploi  est  tout  à  fait  sensible  dans  la  rédaction  des 
Evangiles,  surtout  de  l'Évangile  dit  de  saint  Matthieu.  Le  mythe 
du  jardin  d'Eden,  par  exemple,  présentait  dans  les  traditions  une 
assez  forte  variante.  Selon  une  version,  l'arbre  central  du  paradis 

XI)  Hàtoii--nous  d'ajouter  que,  dans  de  tels  passages,  la  distinction  du  livre  des 
Légendes  d'Israël  et  du  Jéhoviste,  ou,  comme  disent  les  Allemands,  du  document  B 
et  du  document  C,  est  bien  difficile  à  faire. 


2i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  l'arbre  de  vie;  selon  une  autre,  c'était  l'arbre  de  la  distinction 
du  bien  et  du  mal.  Le  rédacteur  jéhoviste  prend  le  parti  de  les 
mettre  tous  les  deux  au  milieu  ;  dans  la  suite  du  récit,  les  deux 
arbres  se  confondent  et  se  distinguent  tour  à  tour.  On  remarque 
des  hésitations  du  même  genre  dans  l'emploi  des  deux  noms 
Abnnn  et  Abraham.  L'aventure  d'Abraham  chez  Pharaon  et  celle 
d'Isaac  chez  Abimélek  sont  un  même  récit  qui  se  présentait 
sous  deux  formes,  dont  le  rédacteur  n'a  voulu  négliger  aucune. 
Le  «  rire  »  qui  sert  de  base  à  Tétymologie  d'Isaac  est  raconté  de 
deux  manières.  Béthel  est  deux  fois  consacré  lieu  saint  par 
Abraham  et  par  Jacob.  Tout  ce  qui  touche  à  la  famille  de  Moïse 
est  contradictoire  au  plus  haut  degré.  Dans  une  foule  de  cas,  le 
rédacteur,  tenu  en  suspens,  ou  ne  comprenant  pas  bien  ses  sources, 
atténue,  altère,  explique  à  faux  ce  qui  l'embarrasse. 

L'Histoire  sainte,  telle  qu'elle  sortit  de  la  plume  du  jéhoviste, 
ne  nous  est  parvenue  que  d'une  manière  fragmentaire.  Nous 
verrons  plus  tard  comment  un  arrangeur  combina  l'histoire  sainte 
du  Nord  avec  un  livre  analogue  éclos  à  Jérusalem,  et,  dans  cette 
œuvre  de  compilation,  supprima  des  pages  entières  des  deux 
écrits,  pour  éviter  les  doubles  emplois,  les  contradictions  trop 
évidentes,  ou  bien  pour  écarter  certains  passages  qui  répugnaient 
à  ses  idées.  C'est  ainsi  que  le  commencement  de  l'Histoire  sainte 
Israélite  a  été  fort  écourté.  Le  dernier  rédacteur,  après  avoir 
transcrit  le  beau  début  du  texte  hiérosolymite,  a  supprimé  le  passage 
parallèle  de  la  rédaction  du  Nord.  On  doit  supposer,  du  reste,  que 
le  récit  des  six  jours  manquait  dans  cette  première  Genèse.  Le  dé- 
but était  probablement  :  «  Au  jour  où  lahvé  Dieu  fit  la  terre  et  le 
ciel  (1)...  »  La  création  de  la  lumière,  l'ordre  établi  dans  le  chaos, 
la  création  des  astres,  remplissaient  la  partie  maintenant  suppri- 
mée, puis  l'auteur  prenait  la  terre  en  particulier  et  racontait  ainsi 
son  histoire  : 

...  Et  d'arbres  des  champs,  il  n'y  en  avait  pas  encore;  et  l'herbe 
des  champs  n'avait  pas  encore  germé,  car  lahvé  n'avait  pas  fait  pleu- 
voir sur  la  terre,  et  il  n'y  avait  pas  d'hommes  pour  travailler  le  sol. 
FA  une  vapeur  montait  de  la  terre  et  humectait  toute  la  surface  du  sol. 
Or  lahvé  fornja  l'homme  avec  de  la  poussière  tirée  du  sol,  et  il  souffla 
dans  ses  narines  un  souille  de  vie,  et  l'homme  fut  àme  vivante.  Et 
lahvé  planta  un  jardin  en  Eden,  à  l'orient,  et  il  y  piara  l'homme  qu'il 
avait  formé.  El  lahvé  fit  germer  du  sol  toute  sorte  d'arbres  agréables 
à  voir  et  portant  des  fruits  bons  à  manger,  et  l'Arbre  dévie  était  au  mi- 
lieu du  Jardiu  [et  aussi  l'Arbre  de  la  distinction  du  bien  et  du  mal].  Et 

(I;  GcD.,  Il,  i. 


LES   ORIGLSES    DE    LA    B115LE.  249 

un  fleuve  sortait  d'Edeu  pour  arroser  le  jardin,  et,  de  là,  il  se  parta- 
geait en  quatre  branches...  Et  lahvé  prit  l'homme  et  le  plaça  dans  le 
jardin  d'Eden  pour  le  travailler  et  le  garder... 

Selon  notre  rédacteur,  la  création  de  l'homme  a  donc  lieu  à  un 
moment  où  la  terre  est  encore  sans  pluie  et  sans  végétation.  lahvé 
plante  exprès  pour  l'homme  un  jardin  qu'il  fait  arroser  par  un  fleuve 
divisé  en  quatre  rigoles.  L'homme  est  seul,  imique  au  monde,  du 
>exe  masculin,  non  sujet,  à  la  mort. 

Et  lahvé  dit  :  «  H  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul;  faisons-lui 
un  aide  semblable  à  lui.  »  Et  lahvé  forma  du  sol  tous  les  animaux  des 
champs  et  tous  les  oiseaux  du  ciel,  et  il  les  amena  à  l'homme  pour 
voir  quel  nom  il  leur  donnerait,  et  tous  les  noms  que  l'homme  leur 
donua,  ce  sont  leurs  noms.  Et  l'homme  donna  des  noms  à  toutes  les 
bêtes  et  à  tous  les  oiseaux  du  ciel  et  à  tous  les  animaux  des  champs  ; 
mais,  en  tout  cela,  ne  se  trouva  pas  pour  l'homme  un  aide  semblable  à 
lui.  Et  lahvé  fil  tomber  un  sommeil  profond  sur  l'homme,  et  il  s'en- 
dormit, et  lahvé  prit  une  de  ses  côtes  et  boucha  le  trou  avec  de  la  chair. 
Et  lahvé  bâtit  la  côte  qu'il  avait  prise  de  l'homme  en  femme,  et  il  la 
présenta  à  l'homme.  Et  l'homme  dit  :  «  Celle-ci,  pour  le  coup,  est  un 
os  d'entre  mes  os  et  une  chair  de  ma  chair  ;  celle-ci  sera  appelée  issa, 
parce  qu'elle  est  prise  de  is.  Aussi  l'homme  abandonnera  son  père  et 
sa  mère  et  s'attachera  à  sa  feûime,  et  ils  seront  une  même  chair.  » 
Et  tous  deux  étaient  nus,  l'homme  et  sa  femme,  et  ils  ne  rougissaient 
pas. 

On  sait  la  suite  :  comment  le  serpent,  le  plus  rusé  des  animaux, 
induit  la  femme,  puis  l'homme,  à  enfreindre  la  prescription  de 
lahvé  relativement  à  l'arbre  dont  le  fruit  ferait  d'eux  des'  élohim^ 
•omment,  leurs  yeux  venant  à  s'ouvrir,  ils  rougissent  et  se  font 
des  ceintures  de  feuilles  de  figuiers  ;  comment  lahvé,  se  prome- 
nant dans  le  jardin  à  la  fraîcheur  du  jour,  les  confond.  A  la  suite 
de  cette  forfaiture,  le  serpent  est  condamné  à  marcher  sur  son 
ventre  et  à  manger  la  terre  ;  la  haine  est  scellée  entre  lui  et  le 
>j:enre  humain.  La  femme  est  condamnée  à  enfanter  dans  la  dou- 
leur; l'homme  est  condamné  au  travail  et  à  la  mort.  S'il  réussis- 
sait encore  à  manger  du  fruit  de  l'Arbre  de  vie,  ce  fruit  lui  ren- 
drait l'immortalité.  Pour  prévenir  ce  second  attentat,  lahvé  chasse 
l'homme  du  jardin  d'Eden  et  place  à  l'entrée  du  jardin  les  Kerou- 
bim  et  l'épée  de  feu  tournant,  pour  que  personne  ne  puisse  plus 
I)rendre  le  sentier  qui  mène  à  l'Arbre  de  vie. 

L'histoire  humaine  commence  alors.  L'homme  appelle  sa  femme 
d'un  nomaraméen,  Ilmva  «  la  donneuse  dévie.»  lahvé  lui-même  leur 


250  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  des  tuniques  de  peau  et  les  en  revêt.  Leur  union  donne  nais- 
sance à  Qaïn,  puis  à  Habel  :  l'un,  pasteur,  l'autre,  laboureur.  Tous 
deux  offrent  des  sacrifices  à  lahvé,  qui  agrée  ceux  de  Habel  et 
n'agrée  pas  ceux  de  Qaïn;  d'où  la  jalousie  des  deux  frères  et  le 
meurtre  de  l'un  d'eux. 

Les  Qaïnites  peuplent  le  monde.  Qaïn  bâtit  la  première  ville  et 
l'appelle  du  nom  de  son  fils,  Hénoch.  Nous  sommes  ici  encore  sur 
le  terrain  de  la  haute  mythologie.  Déjà,  dans  cette  partie,  le  nar- 
rateur jèhoviste  fait  des  emprunts  considérables  au  livre  des  Lé- 
gendes (1)  ;  il  lui  prend  en  particulier  des  rythmes  du  caractère  le 
plus  original. 

La  part  du  jèhoviste  est  aussi  très  difficile  à  discerner  de  celle 
du  livre  des  Légendes  dans  le  singulier  récit  des  fils  de  Dieu  (c'est- 
à-dire  des  anges)  devenant  amoureux  des  filles  des  hommes,  amour 
étrange  d'où  naît  une  race  de  géans,  sur  lesquels  couraient  de  vieux 
récits  épiques.  Le  caractère  sombre  et  pessimiste  de  notre  écrivain, 
sa  tendance  avoir  partout  le  péché,  se  retrouvent  en  ce  qui  suit.  Le 
monde  est  mauvais  :  de  lui-même  il  va  au  mal.  La  corruption  du 
monde  étant  arrivée  à  son  comble,  lahvé  se  repent  d'avoir  créé 
l'homme  et  résout  de  l'exterminer.  Noé  seul  trouve  grâce  à  ses 
yeux.  Ici,  la  différence  avec  le  livre  des  Légendes  se  laisse  assez 
clairement  apercevoir.  Le  livre  des  Légendes  connaissait  Noé , 
mais  il  n'avait  pas  de  déluge.  Son  Noé  était  l'inventeur  de  la  vigne 
et  du  vin,  «  ce  grand  consolateur  qui  console  l'homme  des  peines 
qu'il  éprouve  à  travailler  la  terre.  »  C'est  sûrement  le  rédacteur 
jèhoviste  qui  en  a  fait  un  juste  et  le  sauveur  de  l'humanité  (2). 

Le  récit  du  déluge  tel  que  l'écrivit  le  rédacteur  israélite  nous  est 
conservé  tout  entier  dans  la  narration  singulièrement  prégnante  du 
texte  actuel.  Noé,  au  sortir  de  l'arche,  construit  un  autel  à  lahvé  et 
fait  un  sacrifice  d'animaux  dont  lahvé  hume  la  fumée,  ce  qui  le 
réconcilie  avec  le  genre  humain. 

Nous  n'avons  que  des  extraits  des  pages  qui  suivaient  :  une  lé- 
gende chaldéenne,  celle  de  Nemrod,  héros  chasseur  et  fondateur  de 
Babel,  était  sans  doute  un  emprunt  à  ce  cycle  de  fables  sur  les 
géans  dont  il  a  été  question  plus  haut.  Là  se  trouvait  aussi  ce  cu- 
rieux récit  sur  la  construction  de  la  tour  de  Bel  et  la  confusion  des 
langues,  récit  rythmé,  plein  d'assonances,  de  jeux  de  mots  et  où 
respire  une  haine  antique  contre  Babylone.  On  sent  un  emprunt 
fait  soit  au  livre  des  Légendes,  soit  à  quelque  autre  source  à  nous 
inconnue. 


(1)  Voir  U  première  partie  (Revus  du  1*'  mars). 

(2)  Henoch  parait  un  atilro  Noh,  arrêté  dani  «a  formation  et  dûtachè  par  la  légende 
pour  un  uulro  emploi. 


LES    ORIGINES    DE   lA    BIBLE.  251 

L'histoire  d'Abraham,  d'Isaac,  surtout  celle  de  Jacob  et  de  Joseph, 
histoires  essentiellement  Israélites,  toutes  formées  dans  le  Nord, 
furent  calquées  par  le  jéhoviste  sur  le  livre  des  Légendes.  L'his- 
toire d'Abraham  prend  entre  ses  mains  un  caractère  presque  exclu- 
sivement religieux.  Abraham  devient  le  pivot  du  iahvéisme  ;  il  a  été 
le  fondateur  de  la  religion  de  lahvé  ;  il  a  bâti  partout  des  autels  à 
lahvé,  dont  plusieurs  se  voient  encore.  Sa  vocation  et  les  promesses 
qui  lui  furent  faites  figurent  au  premier  plan  de  la  narration,  comme 
l'objet  capital  que  l'auteur  a  en  vue.  Sans  avoir  les  préoccupations 
ethnographiques  que  nous  trouverons  bientôt  chez  le  rédacteur 
hiérosolymite,  notre  auteur  connaît  les  mythes  qui  rattachent 
Israël  aux  Moabites,  aux  Ammonites,  aux  Édomites,  aux  Arabes. 
Il  se  complaît  dans  les  anecdotes  sur  Lot,  sur  Sodome  et  les  villes 
du  bassin  Asphaltite.  La  double  supplantation  de  Jacob  et  d'Ésaii  est 
racontée  avec  un  très  fin  sentiment  historique.  Les  bénédictions  des 
patriarches  mouraus  sont  empruntées  au  trésor  de  la  poésie  popu- 
laire des  différentes  tribus. 

C'est  surtout  par  la  manière  dont  il  esquissa  la  légende  de  Moïse 
et  les  premiers  contours  de  la  législation  théocratique,  que  le  rédac- 
teur du  Nord  se  fit  dans  le  développement  religieux  d'Israël  une 
place  à  part.  11  fixa  l'histoire  sainte  comme  l'entendaient  les  pro- 
phètes. Il  fournit  le  cadre  de  tous  les  développemens  postérieurs 
de  la  Tliora.  Les  récits  de  la  captivité  en  Egypte,  de  l'exode  et 
de  Moïse  existaient  avant  lui,  au  moins  pour  le  fond.  L'institution 
de  la  Pàque  (vieille  fête  du  printemps)  était  déjà  conçue  comme 
se  rapportant  historiquement  à  la  sortie  d'Egypte.  Mais  ce  qui 
marqua  une  innovation  capitale,  ce  fut  l'insertion  dans  le  livre  de 
l'Histoire  sainte  d'un  petit  code  (1)  renfermant  toute  l'institution 
morale  d'un  peuple,  comme  le  iahvéisme  du  Nord  l'entendait.  Il 
ne  semble  pas  que  le  li\  re  des  Légendes  renfermât  rien  de  sem- 
blable. La  promulgation  de  cette  loi  divine  était  censée  se  faire  au 
milieu  des  toimerres  du  Sinoï. 

Nous  réservons  la  discussion  de  cet  ancien  code,  noyau  pri- 
mitif de  la  Thoriiy  pour  l'étude  que  nous  ferons  une  autre  fois  sur 
les  textes  législatifs.  A  partir  du  moment  où  le  peuple  approche 
de  la  Palestine  et  livre  ses  premières  batailles  aux  peuples  déjà 
établis  dans  le  pays,  l'auteur  trouve  des  documens  cette  fois  bien 
réellement  historiques  dans  le  livre  des  Guerres  de  lahvé  et  dans 
le  laschar.  Le  rôle  héroïque  de  Galeb  paraît  venir  de  cette  source. 
De  là  surtout  viennent  ces  inappréciables  chants  sur  la  source  de 
Beër,  sur  la  prise  d'Hésébon,  cet  épisode  si  original  de  Balaam, 
peut-être  les  bénédictions  de  Moïse,  parallèles  à  celles  de  Jacob  et 

(1)  Livre  de  l'alliance,  depuis  Exode^  \x,  2i,  jasqu'au  verset  19  du  cli.  sjdu. 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

empruntées  comme  elles  à  de  vieux  dires  poétiques  devenus  pro- 
verbiaux. 

Le  jéhoviste,  comme  on  l'appelle,  est  sûrement  un  des  écrivains 
les  plus  extraordinaires  qui  aient  existé.  C'est  un  penseur  sombre,  à 
la  fois  religieux  et  pessimiste,  comme  certains  philosophes  de  la  nou- 
velle école  allemande,  M.  de  Hartmann  par  exemple.  Il  égale  Hegel 
par  l'usage  et  l'abus  des  formules  générales  (1).  Il  est  aussi  anthropo- 
morphique  et  presque  aussi  mythologique  que  l'auteur  du  livre  des 
Légendes  ;  mais  la  pensée  religieuse  est  chez  lui  bien  plus  dévelop- 
pée. Le  jéhoviste  fut  certainement  un  créateur  religieux  de  premier 
ordre.  On  peut  regarder  les  incomparables  mythes  du  second  et  du 
troisième  chapitre  de  la  Genèse,  les  récils  d'Éden,  de  la  création 
de  la  femme  et  de  la  chute  de  l'homme  comme  son  œuvre  person- 
nelle. Une  pensée  profonde,  bien  que  selon  nous  erronée,  rem- 
plit ses  pages  en  apparence  les  plus  enfantines.  Cette  conception 
d'un  homme  primitif,  absolu,  ignorant  la  mort,  le  travail  et  la  dou- 
leur, étonne  par  sa  hardiesse.  Le  récit  de  la  création  de  la  femme 
est  le  mythe  le  plus  philosophique  qu'il  y  ait  dans  aucune  religion. 
L'explication  de  toute  l'histoire  humaine  par  le  péché,  par  la  ten- 
dance au  mal,  par  la  corruption  intime  de  là  nature,  a  été  la  base  du 
christianisme  de  saint  Paul.  La  traditionjuive  garda  ces  pages  mysté- 
rieuses sans  beaucoup  y  faire  attention.  Saint  Paul  en  tira  une 
religion,  qui  a  été  celle  de  saint  Augustin,  de  Calvin,  en  général  du 
protestantisme,  et  qui  certes  a  sa  profondeur,  puisque  des  esprits 
très  éminens  de  notre  siècle  en  sont  encore  pénétrés.  Le  plan  de 
rédemption,  qui  est  la  conséquence  du  dogme  du  péché,  est  conçu 
très  clairement  par  notre  auteur.  Le  salut  du  monde  se  fera  par  l'élec- 
tion d'Israël,  en  vertu  des  promesses  faites  à  Abraham.  Le  christia- 
nisme trouvera  là  son  point  de  départ.  Il  affirmera  que  Jésus,  sorti 
d'Israël,  a  réalisé  le  programme  divin  et  réparé  le  mal  sorti  de  la 
faute  du  premier  Adam. 

Le  rédacteur  jéhoviste  était  un  prophète,  et  ce  fut  sûrement  le 
plus  grand  des  prophètes.  On  peut  dire  qu'il  est  le  doctrinaire  du 
prophétisme,  en  ce  sens  qu'il  résume  et  explique  les  principes  que 
les  prophètes  ne  font  qu'appliquer.  Aussi  trouve-t-on  son  écrit  sans 
cesse  rappelé  dans  les  écrits  des  prophètes.  Le  jour  où  l'auteur  y 
mit  la  dernière  main,  on  put  dire  :  Un  livre  est  né,  ou  plutôt,  ce 
jour-là,  véritablement,  le  judaïsme,  le  christianisme  et  l'islamisme 
naquirent.  Les  vieux  instincts  monothéistes  des  Sémites  nomades 
arrivèrent,  sous  le  mordant  incomparable  de  ce  burin  de  fer,  à  se 
fixer  en  une  religion  clairement  définie  et  déterminée. 


(1)  Un  homme,  un«  famille,  une  race,  une  langue^  une  vigne,  dont  toulOH  les  aulrea 
'.iooDont,  une  acale  source  pour  les  fleuvea,  etc. 


LES   ORIGDfES    DE  LA   BIBLE.  253 

Comment  la  date  d'un  pareil  ouvrage  est-elle  si  incertaine? 
Comment  le  nom  de  l'homme  qui  écrivit  ce  chet-d'œuvre  est-il 
inconnu?  La  même  question  se  pose  pour  les  poèmes  homéri- 
ques, pour  presque  toutes  les  épopées,  pour  les  Évangiles,  pour 
toutes  les  grandes  œuvres  sorties  de  la  tradition  populaire.  La  ré- 
daction des  Évangiles  fut,  assurément,  dans  l'histoire  du  christia- 
nisme, un  fait  capital.  Or,  à  l'époque  où  ces  petits  écrits  parurent, 
on  ne  s'en  aperçut  pas  dans  le  sein  du  christianisme.  Les  livres  de 
ce  genre  ne  sont  rien  pour  la  première  génération,  qui  sait  les  tra- 
ditions d'original.  Ils  deviennent  tout,  le  jour  où  la  tradition  directe 
est  perdue  et  où  les  écrits  sont  les  seuls  témoins  du  passé.  C'est 
ce  qui  fait  que  rarement  ces  sortes  de  rédactions  sont  uniques. 
Presque  toujours,  la  fixation  du  fond  traditionnel  s'opère  simultané- 
ment sur  plusieurs  pomts  à  la  fois,  sans  -que  les  rédacteurs  aient 
la  conscience  réciproque  de  l'œuNTe  multiple  qui  s'accomplit.  .Nous 
venons  de  voir  la  tradition  du  Nord  arriver  à  une  forme  définitive. 
Tâchons  de  nous  représenter  conmient,  vers  le  même  temps,  la 
question  des  \ieilles  histoires  se  posait  à  Jérusalem. 

III. 

Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  le  mouvement  religieux 
était  à  Jérusalem  bien  plus  calme  et  plus  lent  que  dans  le 
royaume  d'Israël.  Le  besoin  de  recueillir  les  traditions  s'y  faisait 
moins  sentir.  On  n'y  avait  rien  qui  ressemblât  au  livre  des  Légendes 
d'Israël  ni  au  livre  des  Guerres  de  lahvé.  Ces  livres,  propriété  ex- 
clusive du  Nord,  n'avaient  probablement  pas  pénétré  à  Jérusalem. 
La  rivalité  des  deux  pays  s'y  opposait  ;  il  faut  ajouter  que  le  nombre 
des  exemplaires  d'un  livre  était  alors  si  peu  considérable  que 
chaque  livre  était  en  quelque  sorte  attaché  au  sol  qui  l'avait  vu 
naître.  Nous  pensons  également  que  la  rédaction  de  l'Histoire  sainte 
jého^^ste  ne  fut  pas  connue  à  Jérusalem  avant  le  dernier  siècle  du 
royaume  d'Israël.  L'enseignement  oral  suffisait.  On  avait  cependant 
le  sentiment  vague  que  le  temps  de  rédiger  ces  sortes  de  do- 
cumens  était  venu  ;  on  savait  probablement  qu'Israël  était  plus 
avancé  à  cet  égard,  qu'il  avait  accompli  sa  tâche  historique  et 
s'était,  si  l'on  peut  dire,  mis  en  règle  avec  ses  souvenirs. 

Les  deux  royaumes  avaient  un  grand  nombre  de  traditions  com- 
munes, toutes  antérieures  à  leur  séparation  sous  Roboam.  Jérusa- 
lem possédait,  de  plus,  des  documens  que  ne  connaissait  pas  le  Nord. 
On  avait  beaucoup  écrit  sous  David  et  sous  Salomon,  Outre  les 
pages  authentiques  et  contemporaines  des  événemens  sur  David  et 
ses  gibborim,  outre  les  listes  et  les  récits  des  niaïkirim^  on  pos- 
sédait des  toledoth  ou  généalogies,  mises  par  écrit  assez  ancieP' 


254  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

nemeiit,  des  pièces  telles  que  le  dixième  chapitre  de  la  Genèse, 
sorte  de  carte  de  géographie  du  temps  de  Salomon.  L'idée  de  com- 
piler, avec  ces  traditions  et  ces  documens,  une  Histoire  sainte  paral- 
lèle à  celle  du  Nord,  devait  venir.  On  ne  se  tromperait  peut-être 
pas  beaucoup  en  plaçant  un  tel  travail  vers  775  ou  750  ans  avant 
Jésus-Christ. 

L'ouvrage  qui  résulta  du  travail  hiérosolymite  (1)  était  un  peu 
plus  court  que  celui  du  Nord.  Le  caractère  en  était  plus  simple, 
moins  mythologique,  moins  bizarre.  Une  foule  d'étrangetés  que  le 
rédacteur  du  Nord  avait  trouvées  dans  le  livre  des  Légendes  man- 
quaient ici.  La  façon  de  faire  agir  Dieu  était  bien  plus  réservée, 
l'anthropomorphisme  moins  naïf;  on  sent  que  l'auteur  craignait  de 
compromettre  la  majesté  divine  en  lui  prêtant  des  passions,  sou- 
vent des  travers  tout  humains.  L'auteur  eut,  en  outre,  un  singu- 
lier scrupule.  Par  une  arrière-pensée  de  couleur  locale,  analogue  à 
celle  qui  se  remarque  dans  le  livre  de  Job,  il  ne  voulut  désigner 
Dieu  par  le  nom  de  lahvé  qu'à  partir  du  moment  où  ce  nom  est 
censé  promulgué  et  expliqué.  Cette  particularité  sans  portée  a  été 
l'origine  du  nom  d'clohiste,psir  lequel  on  a  coutume  de  le  désigner. 

C'est  par  sa  première  page  que  cet  écrivain  a  marqué  sa  place  en 
lettres  d'or  dans  l'histoire  de  la  religion ,  et  en  lettres  beaucoup 
moins  lumineuses  dans  l'histoire  de  la  science  et  de  l'esprit  humain. 
Pour  le  récit  de  la  création,  en  effet ,  le  combinateur  définitif  de 
l'Histoire  sainte  a  préféré  le  début  hiérosolymue  au  début  du  jého- 
viste,  sans  doute  parce  qu'il  y  trouvait  un  caractère  plus  frappant 
de  simplicité  et  de  dignité.  Ainsi  nous  a  été  conservée  l'étonnante 
j)age  qui  commence  ainsi  : 

Au  commencement.  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre.  Elt  la  terre  était 
cliaos,  et  ténèbres  régnaient  sur  la  surface  de  l'abîme,  et  le  souflle  de 
Dieu  planait  sur  les  eauv.  Et  Dieu  dit:  «•  Luniiôre  soit!  »  Et  lumière 
fut.  Et  Dieu  vit  que  la  lumière  était  bonne,  et  il  sépara  la  lumière  et  les 
ténèbres... 

Cette  admirable  page  est  entrée  dans  la  mémoire  du  genre  humain. 
On  aperçoit  sans  peine  les  différences  essentielles  qui  distinguent 
la  cosmogonie  hiérosolymite  de  celle  du  Nord.  Malgré  l'état  de 
mutilation  où  celle-ci  nous  est  parvenue,  il  est  permis  d'aflirmer  (\iu' 
la' création  ne  s'y  faisait  pas  en  six  jours,  que  la  création  de  Phounno 
avait  lieu  à  une  époque  où  la  terre  était  entièrement  aride,  avant 
toute  végétation  et  toute  vie;  que  la  création  des  animaux  avait  lieu 

(i)  C'Mt  lo  documenl  quo  lo»  AllomauJ»  di-stiguoiit  pnr  la  lutlru  A. 


LES    ORIGINES    DE  LA   BIBLE.  255 

après  celle  de  l'homme  ;  que  Thomme  y  était  créé  mâle  et  unique, 
puis  la  femme  tirée  de  l'homme,  tandis  que,  d'après  le  récit  hiéro- 
solymite,  les  hommes  sont  créés  en  nombre,  les  uns  mîles,  les  au- 
tres femelles.  Le  récit  du  paradis  et  de  la  chute  manquait  sans  doute 
dans  le  récit  hiérosolymite  ;  car  à  la  phrase  finale  :  «  Voilà  les  généa- 
logies du  ciel  et  de  la  terre,  quand  ils  furent  créés,  »  faisait  suite 
immédiate  la  phrase  :  «  Ceci  est  le  livre  de  la  généalogie  d'Adam  » 
(Gen.,  ch.  v). 

S'il  est  vrai  que  le  narrateur  du  Nord,  par  son  récit  du  paradis  et 
de  la  chute,  a  été  le  fondateur  de  la  philosophie  du  péché  et  du 
christianisme  à  la  manière  de  saint  Paul,  on  peut  dire  que  le  nar^ 
rateur  hiérosolymite,  par  son  début,  a  créé  la  physique  sacrée  qu'il 
faut  à  certain  état  d'esprit  où  l'on  tient  à  n'être  qu'à  moitié  ab- 
surde. Cette  page  a  été  comme  le  coup  de  balai  qui  a  nettoyé  le  ciel, 
en  a  chassé  les  monstres,  les  nuages  mythologiques,  toutes  les  chi- 
mères des  anciennes  cosmogonies.  Elle  a  répondu  à  ce  rationalisme 
médiocre,  qui  se  croit  en  droit  de  rire  des  fables  parce  qu'il  admet 
une  dose  aussi  réduite  que  possible  de  surnaturel  ;  puis  elle  a  sen- 
siblement nui  au  progrès  de  la  vraie  raison,  qui  est  la  science.  L'op- 
position que  le  christianisme  scolastique  a  faite,  depuis  le  xiu^  siècle 
jusqu'au  xviii'',  aux  saines  méthodes  de  la  science  est  venue  en 
grande  partie  de  cette  page,  à  quelques  égards  funeste,  qui  rend 
presque  inutile  la  recherche  des  lois  naturelles.  Mieux  vaut  la  franche 
mythologie  qu'un  bon  sens  relatif,  qu'on  arrive  à  tenir  pour  inspiré. 
Les  cosmogonies  hésiodiques  sont  plus  loin  de  la  vérité  que  la  pre- 
mière page  de  l'élohiste  ;  mais,  certes,  elles  ont  fait  moins  dérai- 
sonner. On  n'a  pas  persécuté  au  nom  d'Hésiode,  on  n'a  pas  accu- 
mulé les  contresens  pour  trouver  dans  Hésiode  le  dernier  mot  de 
la  géologie. 

Le  vrai,  c'est  que  la  belle  page  par  laquelle  s'ouvre  la  Genèse 
n'est  ni  savante  à  la  façon  de  la  science  moderne,  ni  naïve  à  la  fa- 
çon des  cosmogonies  païennes.  C'est  de  la  science  enfantine  ;  c'est 
un  premier  essai  d'explication  des  origines  du  monde,  impliquant 
une  très  juste  idée  du  développement  successif  de  l'univers.  Tout 
nous  invite  à  chercher  l'origine  de  cette  théorie  cosmogonique  à  Ba- 
bylone.  Ce  qui  caractérisa  la  science  babylonienne,  ce  fut  l'idée 
d'une  explication  de  l'univers  par  des  principes  physiques.  La 
génération  spontanée  et  la  transformation  progressive  des  espèces 
y  furent  toujours  à  l'ordre  du  jour.  Une  idée  de  l'échelle  des  êtres 
depuis  le  végétal  jusqu'à  l'homme  s'offrait  dès  lors  naturelle- 
ment à  l'esprit.  Le  nombre  sept  était  depuis  longtemps  sacramentel 
à  Babylone  ;  l'idée  de  sept  étapes  dans  l'œuvre  de  la  création  se  pré- 
sentait d'elle-même.  Une  telle  idée  avait  de  plus  l'avantage  d'expliquer 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  sabbat  (1)  par  le  repos  du  septième  jour.  A  Babylone  et  à  Harran, 
le  récit  cosmogonique  s'embrouillait  sans  doute  de  détails  mytholo- 
giques, qui  devaient  blesser  une  raison  quelque  peu  sobre.  La  sim- 
plicité claire  du  génie  hébreu  et  la  limpidité  de  la  narration  hé- 
braïque supprimèrent  ces  exubérances  et  firent  de  cette  première 
page  un  chef-d'œuvre  dans  l'art,  requis  pour  certains  sujets,  d'être 
à  la  fois  clair  et  mystérieux. 

Les  idées  de  l'auteur  hiérosolymite  sur  la  primitive  humanité  sont 
bien  plus  simples  que  celles  de  l'auteur  du  Nord.  Il  ne  connaît  ni 
Eve  ni  Abel.  Adam  n'a  qu'un  fils  connu,  c'est  Seth.  De  Seth  à  Noé,il 
y  a  dix  générations  de  patriarches  à  très  longue  vie,  Énos,  Qénan,  Ma- 
halalel,  lared,  Hanoch,  Métusélah,  Lamech,  ISoé.  On  remarquera  que 
ces  noms  des  patriarches  séthites  sont  identiques,  à  très  peu  de  chose 
près,  aux  noms  des  caïnites  dans  la  légende  du  Nord.  Mahalalel  et 
Lamech  figurent  dans  les  deux  listes.  lared  et  Irad  sont  le  même 
personnage  ;  Métusélah  et  Metusaël  diffèrent  à  peine.  Hanoch,  là-bas 
fils  de  Qaïn,  est  ici  un  saint  homme,  qui  marche  avec  Dieu  et  que 
les  élohim  prennent  avec  eux  au  ciel.  On  suppose,  non  sans  vrai- 
semblance, que  ces  séthites  de  l'Pliérosolymitain,  ou  caïnites  du 
Nord,  sont  les  dix  rois  mythiques  qui,  dans  le  système  chaldéen, 
remplissent  l'intervalle  de  la  création  au  déluge.  Il  y  a  même,  entre 
les  chiffres  de  la  vie  des  patriarches  séthites  et  la  durée  du  règne 
des  rois  chaldéens,  des  correspondances  singulières,  que  M.  Oppert 
a  relevées. 

Le  récit  du  déluge  est  très  analogue  dans  les  deux  rédactions  de 
l'Histoire  sainte,  très  analogue  aussi  au  prototype  chaldéen  qui  a  été 
découvert  de  nos  jours.  La  fin  seule  diffère  sensiblement  dans  les  deux 
récits  bibliques.  Le  sacrifice  que  le  rédacteur  du  Nord  place  à  la  fin 
du  déluge  n'existe  pas  dans  le  récit  du  Sud.  L'auteur  de  Jéru- 
salem aime  à  rattacher  aux  grands  événemens  historiques  les  prin- 
cipes fondamentaux  de  la  morale  et  de  la  loi.  De  même  qu'il  a  rap- 
porté à  la  création  l'établissement  du  sabbat,  il  rattache  au  déluge 
un  pacte  entre  Dieu  et  l'humanité,  qui  a  ses  préceptes  (ce  qu'on  a 
plus  tard  appelé  le^s  précei)tes  noachiques).  La  nourriture  animale, 
(|ue  l'auteur,  végétarien  décidé,  suppose  avoir  été  jusque-là  inter- 
dite à  l'homme,  lui  est  maintenant  permise.  Les  préceptes  sont  l'hor- 
reur du  meurtre  et  la  défense  de  manger  la  chair  avec  son  âme, 
c'est-à-dire  avec  son  sang;  le  signe  de  l'alliance  nouvelle,  c'est 
i'arc-en-ciel. 

Le  goût  du  rédacteur  hiérosolymite  pour  les  généalogies,  ou  plu- 

(1)  I/i(iée  du  Hiibbat  prI  pnibiil)l«'mont  origiiiniro  do  Habvlono.  V.\U'  h  dû  iVloro  non 
rUoi  dcH  nomndrs  au  trnvail  intormittcnt,  mais  dans  une  civilisation  bAiissanto,  fon- 
dée nar  le  travail  hurvilo. 


LES   ORIGLNES    DE    LA   BIBLE.  257 

tôt  la  richesse  des  documens  en  ce  genre  qu'il  trouvait  à 
Jérusalem,  lui  fait  insérer  ensuite  cette  précieuse  table  des 
races  du  monde,  rattachées  aux  trois  fils  de  Noé,  qui  peut  compter 
entre  les  documens  les  plus  précieux  que  nous  ayons  sur  la  haute 
antiquité.  Les  meilleurs  indices  portent  à  croire  que  ce  document 
a  été  écrit  sous  Salomon.  Tyr  n'y  figure  pas  comme  diverse  de 
Sidon.  Les  Perses  ne  sont  pas  sur  la  scène  du  monde.  La  connais- 
sance de  la  Syrie,  de  l'Arabie  et  de  l'Egypte,  des  pays  couschites, 
est  frappante.  L'Arménie,  l'Asie-Mineure,  les  rivages  de  la  moitié 
orientale  de  la  Méditerranée  sont  vus  avec  assez  de  clarté.  Au  con- 
traire, du  côté  de  l'Orient,  une  sorte  de  mur  semble  borner  la 
vue  de  l'auteur.  Les  populations  iraniennes,  à  plus  forte  raison 
celles  de  l'Inde,  lui  sont  inconnues. 

Des  trois  fils  de  \oé,  l'auteur  n'a  d'intérêt  que  pour  Sem,  et,  dans 
la  famille  de  Sem,  pour  la  souche  particulière  des  Hébreux.  Arphaxad, 
Salé,  Éber,  Phaleg.  Seroug,  Ragau,  Nahor,  Térach  sont  les  éche- 
lons (géographiques  pour  la  plupart),  qui  le  conduisent  à  Abraham. 
Le  groupe  d'Abraham,  Nahor,  Harran,  Saraï,  Milkah,  Jiskah,  Lot, 
flotte  bizarrement  autour  d'Our-Casdim  et  de  Harran.  On  entre  en- 
suite en  Chanaan.  La  séparation  d'Abraham  et  de  Lot,  la  naissance 
d'Ismaël,  sont  le  prélude  du  pacte  de  Dieu  avec  Abraham.  Ce  nou- 
veau pacte  a  pour  signe  un  nouveau  précepte,  la  circoncision 
le  huitième  jour.  Cette  pratique  devient  de  droit  absolu  :  un  incir- 
concis ne  saurait  être  de  la  race  d'Abraham.  Les  esclaves,  les  gens 
qui  vivent  dans  le  commerce  d'Israël  y  sont  tenus  également.  Sui- 
vent les  histoires  de  Sara,  d'Agar,  d'Isaac  et  d'Ismaël,  les  récits 
sur  la  caverne  de  Macpéla.  les  généalogies  des  Arabes,  rattachés  à 
Abraham  par  Céthura  et  Agar. 

Les  légendes  d'Isaac  et  de  Jacob  étaient  traitées  par  l'élohiste  bien 
plus  au  point  de  vue  du  généalogiste  qu'avec  ces  riches  détails  pit- 
toresques qui  faisaient  le  charme  de  la  Bible  du  Nord.  L'auteur  tient 
à  rattacher  les  populations  voisines  de  la  Palestine,  surtout  Édom, 
au  tronc  abrahamide.  Une  courte  histoire  d'Edom  est  sans  doute  em- 
pruntée aux  plus  vieux  documens  écrits  des  peuplades  sémitiques. 
Le  pacte  d'Abraham  est  renouvelé  avec  Isaac  et  Jacob.  L'histoire  de 
Joseph  était  commune  à  toutes  les  rédactions. 

Dans  les  récits  relatifs  à  Moïse,  le  rédacteur  hiérosolymite  ne 
s'écartait  que  dans  les  détails  du  récit  israélite.  Comme  son  con- 
frère du  Nord,  il  envisageait  l'apparition  du  Sinaï  comme  la  der- 
nière et  définitive  alliance  de  Dieu  avec  le  peuple  élu.  Le  grand 
mémorial  de  ces  événemens  miraculeux,  c'est  la  Pàque;  or  la 
Pâque  pour  notre  auteur  suppose  la  circoncision  et  la  consécration 
des  premiers-nés.  Le  cantique  après  le  passage  de  la  Mer-Rouge 

TOMB  LUIV.  —  1886.  17 


258  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

paraît  avoir  appartenu  au  recueil  hiérosolymite.  C'est  un  morceau 
brillant,  d'une  rhétorique  un  peu  banale,  composé  sur  le  modèle 
des  anciens  cantiques,  où  l'on  sent  la  composition  artificielle  et  le 
pastiche. 

Pas  plus  que  la  rédaction  dite  jéhoviste,  la  rédaction  de  Jérusalem 
n'avait  de  Thora développée.  Mais,  comme  la  rédaction  du  xNord  con- 
tenait le  livre  de  l'Alliance,  la  rédaction  de  Jérusalem  avait  le  Déca- 
logue.  Le  Décalogue  est  la  loi  de  Moïse  telle  qu'on  la  résumait  à  Jéru- 
salem (1).  Le  progrès  religieux  qui  caractérise  le  livre  de  l'Alliance 
est  encore  plus  sensible  dans  cette  petite  Thora  en  une  dizaine  d'ar- 
ticles. Ce  que  lahvé  commande,  c'est  exclusivement  la  morale.  La 
condition  du  pacte  de  lahvé  avec  ses  serviteurs,  c'est  de  faire  le 
bien.  Le  pas  est  franchi.  Les  vieilles  religions,  où  le  dieu  octroie  ses 
biens  à  celui  qui  lui  offre  les  plus  beaux  sacrifices  ou  qui  pratique 
le  mieux  ses  rites,  sont  entièrement  dépassées. 

L'élohiste  traitait  ainsi  les  mêmes  sujets  que  le  jéhoviste  ;  mais  il 
les  traitait  selon  son  esprit,  utilisant  les  précieuses  listes  généalo- 
giques qu'il  avait  entre  les  mains,  suivant  son  goût  pour  une  pré- 
cision plus  apparente  que  réelle,  dans  les  dates  et  les  chifi"res.  La 
conquête  de  Josué,  racontée  d'une  façon  toute  convenue,  venait 
démontrer  la  réalité  des  promesses  faites  aux  pères  et  prouver 
que  lahvé  avait  observé  son  pacte,  si  bien  que  le  peuple  n'avait 
qu'à  garder  le  sien.  L'auteur  écrit  surtout  en  vue  d'inculquer  des 
préceptes,  des  règles,  des  usages  religieux.  Le  livre  était  loin  en- 
core d'être  un  code;  c'était  une  histoire  destinée  à  montrer  la  raison 
historique  de  certaines  lois  et  à  les  fonder  sur  la  plus  haute  auto- 
rité. La  similitude  de  plan  avec  l'œuvre  jéhoviste  venait  de  la  simi- 
litude des  traditions  orales  et  d'un  type  d'enseignement  qui  existait 
depuis  longtemps  dans  les  deux  parties  d'Israël.  Tous  les  Évangiles, 
de  même,  se  ressemblaient  pour  le  plan,  car  ils  venaient  tous  d'un 
même  enseignement  oral.  Mais  cette  identité  de  plan  n'empêchait 
pas  une  forte  diversité  dans  les  deux  ouvrages.  L'esprit  poétique  et 
libre,  l'imagination  qui  caractérisent  le  récit  d'Israël  font  complè- 
tement défaut  chez  l'élohiste.  Rien  n'y  est  donné  au  plaisir;  l'auteur 
veut  servir  une  cause  religieuse  ;  il  cherche  déjà  à  prouver  ;  il  aime 
les  statistiques  ;  il  vise  à  une  chronologie.  A  la  netteté  du  géographe 
il  joint  le  formalisme  du  juriste.  Sa  langue,  sèche,  monotone,  est 
renfermée  dans  un  très  petit  nombre  de  mots.  Tout  indique  un  état 
intellectuel  plus  réfléchi,  plus  positif,  plus  dégagé  des  rêves  mytho- 
logiques (jue  chez  le  jéhoviste,  une  théologie  plus  simple,  plus  sé- 
vère, presque  déiste.  Le  rôle  des  anges  en  général,  de  l'ange  de  lahvé 
en  particulier,  est  réduit  à  presque  rien.  L'auteur  parait  avoir  été 

(1)  Ceci  ttera  développé  dans  un  autre  article. 


LES   ORIGLXES   DE   LA    BIBLE.  259 

un  prêtre  du  temple  de  Jérusalem,  ayant  à  sa  disposition  les  écrits 
qui  se  conservaient  dans  les  archives  depuis  David.  Son  écrit,  bien 
moins  intéressant  que  celui  du  Nord,  eut  aussi  beaucoup  moins  de 
publicité.  Il  sortit  à  peine  des  arcanes  du  temple  de  Jérusalem.  Le 
texte  historique  qu'on  entrevoit  fréquemment  derrière  le  texte  des 
prophètes  est  presque  toujours  le  texte  dit  jéhoviste.  Il  ne  faut  jamais 
oublier,  d'ailleurs,  que  la  lecture  n'avait  pas,  à  cette  époque  recu- 
lée, l'importance  qu'elle  eut  plus  tard.  L'enseignement  oral  l'em- 
portait encore  de  beaucoup  sur  le  livre.  L'Histoii*e  sainte  du  Nord 
ne  compta  certainement  jamais  qu'un  très  petit  nombre  d'exem- 
plaires. La  rédaction  de  Jérusalem,  jusqu'au  jour  où  elle  fut  en- 
châssée dans  un  plus  large  ensemble,  n'exista  probablement  qu'en 
une  seule  copie.  On  lisait  peu  alors  ;  la  parole  remplaçait  le  livre, 
et  voilà  pourquoi  la  parole  affectait  des  formes  si  vives,  conçues  en 
vue  de  frapper  la  mémoire  et  de  s'y  imprimer. 

C'est  l'esprit  de  la  Bible  qui  fut  désormais  un  et  immortel. 
L'école  qui  avait  créé  les  deux  livres  jumeaux  ne  cessa  plus.  D'ar- 
dens  zélateurs  vont,  pendant  des  siècles,  inculquer  la  même  doc- 
trine :  un  lahvé  juste,  protecteur  du  droit,  défenseur  du  faible,  ex- 
terminateur du  riche,  ennemi  des  civilisations  mondaines,  ami  de 
la  simplicité  patriarcale.  Les  prophètes  seront  les  prédicateurs  in- 
fatigables de  cet  idéal.  Le  livre  juif  des  Origines  est,  de  nos  jours, 
imprimé  à  des  milliards  d'exemplaires.  Jamais  il  ne  fut  im  ferment 
plus  actif  qu'à  cette  époque  reculée,  où,  fixé  à  peine,  il  entretenait 
dans  quelques  âmes  ardentes  le  feu  sacré  de  la  justice,  de  la  disci- 
pline morale  et  du  puritanisme  religieux. 

IV. 

Le  règne' d'Ézéchias  (725-6P6  avant  J.-G.)  est  le  moment  decisil" 
de  cette  grande  activité  prophétique  qui  fît  de  la  religion  d'Israël 
la  tige  même  de  la  religion  générale  de  l'humanité.  Un  événement 
capital  donna  à  Jérusalem  l'importance  que  cette  ville  n'avait  pas 
eue  jusque-là  dans  le  développement  d'Israël  :  ce  fut  la  destrtiction 
du  royaume  du  Nord,  par  suite  de  laquelle  l'activité  religieuse  de 
la  nation  se  trouva  toute  concentrée  en  Juda.  Les  deux  royaumes, 
comme  nous  l'avons  dit,  avaient  chacun  leur  rédaction  de  la  primi- 
tive histoire  des  Beni-Israël,  allant  de  la  création  à  la  di\ision  théo- 
cratique  du  pays  par  Josué.  Le  plan  des  deux  livres  était  le  même, 
la  religion  des  deux  auteurs  la  même  aussi.  Le  livre  du  Nord,  celui 
qu'on  appelle  le  jéhoviste,  avait  une  ampleur,  ime  naïveté,  ime  façon 
de  concevoir  le  rôle  de  lahvé,  qui  devaient  plaire  aux  iahvéisles  pieux, 
soit  du  Nord,  soit  de  Jérusalem.  Bien  avant  la  destruction  du  royaume 
du  Nord,  le  récit  jého\iste  était  accepté  dans  le  monde  pieux,  mais 


260  REVUE   DES    DEUX    MOrSDEi. 

nullement  étroit  encore,  de  Jérusalem.  Les  belles  choses  qui  s'y  trou- 
vaient faisaient  passer  condamnation  sur  certaines  autres.  Beaucoup 
de  parties  de  ce  vieux  texte  eussent  été  assurément  écrites  autrement 
qu'elles  ne  le  sont,  si  le  livre  eût  été  composé  depuis  les'  prédica- 
tions d'Amos,  d'Osée,  d'Isaïe,  Rien  cependant,  dans  la  haute  naïveté 
du  récit,  n'était  de  nature  à  choquer  lespiélistes.  L'esprit  d'Ephraïm 
et  des  tribus  du  Nord  y  était  sensible,  mais  ne  s'exprimait  pas  d'une 
manière  blessante  pour  Juda.  L'erreur  critique  la  plus  grave  serait 
de  supposer  qu'on  eût  alors  quelque  idée  d'un  texte  sacré.  On 
croyait  qu'il  y  avait  eu  des  révélations  de  lahvé  ;  les  principales 
étaient  censées  avoir  été  faites  à  Moïse  au  Sinaï  ;  mais  aucun  livre 
n'avait  la  prétention  de  représenter  exclusivement  ces  révélations. 
A  côté  du  récit  jéhoviste,  on  gardait  donc  sans  le  moindre  scrupule 
le  récit  élohiste,  produit  d'une  rédaction  plus  moderne  et  qui  pré- 
sentait le  code  de  l'alliance  sous  une  forme  mieux  accommodée  aux 
idées  hiérosolymitaines,  sous  la  forme  du  Déculogue.  Bien  que  ré- 
digé à  Jérusalem,  et  en  tout  favorable  à  Juda,  ce  récit  élohiste  était 
moins  lu  que  le  récit  jéhoviste,  sans  doute  parce  qu'on  le  trouvait 
moins  pieux,  moins  propre  à  montrer  les  devoirs  étroits  d'Israël  en- 
vers lahvé. 

Cette  duplicité  dans  la  rédaction  d'un  livre  qui  chaque  jour 
prenait  plus  d'autorité  n'était  pas  néanmoins  sans  de  graves 
inconvéniens.  Elle  avait  eu  sa  raison  d'être  à  l'époque  des  deux 
royaumes;  elle  n'en  avait  plus  depuis  que  la  maison  d'Israël 
n'avait  plus  qu'un  chef.  Si  la  dispersion  des  juifs  n'avait  pas  été 
si  grande  au  moyen  âge,  certainement  les  deux  Talmuds  de  Jérusa- 
lem et  de  Babylone  seraient  arrivés  à  se  réunir  en  un  seul.  L'idée 
de  fondre  ensemble  les  deux  récits  dut  venir,  par  conséquent,  de 
bonne  heure.  C'est  par  conjecture  assurément  que  nous  rapportons 
cette  opération  au  règne  d'Ezéchias.  Nous  croyons  cependant  qu'on 
trouverait  difficilement  un  temps  qui  réponde  mieux  à  l'état  d'esprit 
où  une  telle  entreprise  put  être  conçue  et  exécutée. 

Cette  lusion,  en  effet,  exigea  des  partis  si  francs,  si  naïfs,  qu'on 
ne  peut  guère  la  concevoir  à  une  époque  de  scribes  pieux,  considé- 
rant siiperstilieusement  les  vieux  livres  comme  écritures  sacrées. 
On  ne  taille  pas  avec  une  telle  liberté  dans  un  texte  admis  comme 
inspiré.  L'anatomie  ne  s'exerce  pas  sur  des  corps  saints.  Les  diver- 
gences entre  les  deux  récits  éUiient  très  fortes.  Les  règles  que  sui- 
vit l'unificateur  furent  à  peu  près  celles-ci  :  1"  quand  les  deux  récits 
étaient  identiques,  ou  à  peu  |)rès,  n'en  mettre  qu'un,  en  sacrifiant 
les  déUiils  secondaires  que  l'autre  pouvait  contenir;  2"  quand  les 
deux  récits  étaient  parallèles,  sans  jamais  se  toucher  tout  à  fait, 
ainsi  que  cela  avait  lieu  |)our  le  déluge,  enchevêtrer  les  deux  nar- 
rations, au  risque  de  produire  un  texte  incohérent,  plein  de  zigzags 


LES   ORIGINES    DE    LA   U1I5LE.  261 

et  de  retours  ;  3"  dans  le  cas  de  contradiction  formelle ,  sacrifier 
nettement  un  des  deux  récits,  ou,  quand  la  possibilité  s'en  offrait, 
faire  deux  histoires  avec  une.  Si  l'unificateur  avait  cru  que  ses 
deux  textes  étaient  sacrés,  il  n'est  pas  admissible  qu'il  en  eût 
jeté  au  rebut  des  parties  si  considérables;  il  n'est  pas  admis- 
sible surtout  qu'il  eût  laissé  dans  sa  rédaction  des  contradic- 
tions aussi  fortes  que  celles  qui  subsistent,  le  principe  le  plus 
élémentaire  de  l'esprit  humain  étant  qu'un  fait  ne  peut  pas  s'être 
passé  de  plusieurs  manières  à  la  fois.  La  méthode  de  l'unifica- 
teur fut  celle  de  la  plupart  des  compilateurs  orientaux.  11  visa 
surtout  à  perdre  le  moins  possible  de  ses  originaux,  tout  en 
ne  gardant  qu'un  récit  unique.  Les  historiens  arabes  arrivent 
au  même  résultat  d'une  manière  plus  commode  en  rapportant 
successivement  les  opinions  diverses  :  «  Il  y  en  a  qui  disent 
que...  D'autres  disent  que...  »  et  en  terminant  par  la  phrase 
consacrée  :  Allah  tiUnn,  u  Dieu  sait  mieux  ce  qui  en  est.  »  Le 
narrateur  biblique  ne  laisse  jamais  ouverte  l'option  entre  des 
partis  divers;  mais  il  place  souvent,  les  uns  à  côté  des  autres, 
ou  à  quelque  distance  les  uns  des  autres,  des  détails  qui  s'ex- 
cluent ;  si  bien  que  de  tels  récits  ne  sont  réellement  intelligibles 
que  si  on  les  imprime  sur  deux  colonnes  ou  en  distinguant  les 
rédactions  par  des  caractères  dilTérens.  La  précision  d'esprit 
n'existait  chez  le  dernier  rédacteur  à  aucun  degré,  et  il  n'était 
dominé  par  aucune  préoccupation  d'art.  L'Histoire  sainte  qui  résulta 
de  ces  coups  de  ciseaux  et  de  ces  sutures  grossières  fut  une  œuvre 
assurément  mal  faite  et  incohérente.  Il  faut  dire  que,  si  ruoifica- 
teur  avait  plus  habilement  accompli  sa  fusion,  nous  ne  verrions 
plus  la  diversité  des  sources.  Le  texte  s'offrirait  à  nous  comme  une 
matière  parfaitement  homogène,  sur  laquelle  la  critique  n'aurait 
aucune  prise.  Dans  l'œuvre  telle  que  nous  l'avons,  au  contraire, 
les  morceaux  existent  à  l'état  non  digéré;  nous  pouvons  encore 
les  retrouver,  puis,  jusqu'à  un  certain  point,  les  rapprocher  et  re- 
composer ainsi  les  élémens  primitifs. 

Pour  dresser  une  Histoire  sainte  qui  pût  remplacer  avec  avantage 
les  deux  récits  parallèles,  l'unificateur  n'avait-il  pas  quelques  autres 
documens,  dont  il  ait  cru  devoir  tenir  compte  dans  son  œuvre  d'har- 
monisation? ISous  avons  vu  que  le  jéhoviste,  en  composant  son 
livre,  eut  devant  les  yeux  deux  écrits  plus  anciens,  les  Légendes 
patriarcales  des  tribus  du  Nord  et  le  laschar  ou  Li\Te  des  Guerres 
de  lahvé.  11  est  presque  certain  que  l'unificateur  et,  en  général, 
les  lettrés  d'tzéchias  possédaient  encore  ces  deux  livres.  Nous 
en  aurons  bientôt  la  preuve  pour  le  lasrlmr.  Quant  aux  Légendes 
patriarcales  du  Nord,  on  est  presque  obligé  d'admettre  que  l'uni- 
ficateur les  avait  entre  les  mains  en  même  temps  que  la  rédac- 


262  REVUE. DES    DEUX   MONDES. 

tion  jéhoviste,  en  d'autres  termes,  que  la  rédaction  jéhoviste  n'avait 
pas  fait  disparaître  ses  sources,  ainsi  que  cela  est  arrivé  si 
souvent  en  histoire.  Un  fait  bien  remarquable,  en  effet,  c'est 
que  l'unificateur,  dans  plusieurs  cas,  paraît  reproduire  le  texte 
des  Légendes  patriarcales  du  ]Nord,  même  quand  il  a  reproduit  le 
texte  du  jéhoviste.  Les  Légendes  du  iSord,  par  exemple,  contenaient 
un  récit  cher  aux  conteurs  d'histoires  patriarcales  :  Abraham 
chez  Abimélek,  roi  de  Gérare,  était  amené  à  faire  passer  sa  femme 
pour  sa  sœur.  Ce  sujet  avait  fourni  au  jéhoviste  deux  récits  dis- 
tincts, l'un  mis  sur  le  compte  d'Abraham  en  Egypte,  l'autre  mis  sur 
le  compte  d'Isaac  à  Gérare.  L'unificateur  a  emprunté  au  jéhoviste 
ces  deux  récits;  mais  cela  ne  lui  a  point  sufTi.  Au  chapitre  xx  de  la 
Genèse,  il  nous  a  conservé  le  récit  primitif  des  Légendes  du  JNord. 
La  même  observation  peut  être  faite  à  propos  de  plusieurs  autres 
récits,  en  particulier  en  ce  qui  concerne  le  sacrifice  d'Abraham.  On 
peut  admettre  également  que,  dans  la  section  dite  des  Nombres, 
certains  passages  du  luschar  ou  du  Livre  des  Guerres  de  lahvé 
qu'avait  négligés  le  jéhoviste,  ont  été  repris  par  l'unificateur.  Le 
rôle  de  celui-ci,  en  un  mot,  n'a  pas  uniquement  consisté  à  fondre 
deux  textes  ensemble.  La  tâche  a  été  plus  compliquée  ;  voulant  en 
finir  avec  les  rédactions  plus  ancieimes,  il  a  tenu  à  transcrire  dans 
sa  rédaction  tout  ce  qui  lui  paraissait  important.  Il  savait  que  le 
livre  des  Légendes  du  Nord  ne  survivrait  pas  à  l'usage  qu'il  en  fai- 
sait; il  a  voulu  l'épuiser  en  quelque  sorte.  C'est  la  loi  de  l'histo- 
riographie orientale,  en  efiet,  qu'un  livre  tue  son  prédécesseur. 
Les  sources  d'une  compilation  survivent  rarement  à  la  compilation 
même.  En  d'autres  termes,  un  livre  ne  se  recopie  guère  tel  qu'il 
est  ;  on  le  met  à  jour,  en  y  ajoutant  ce  que  l'on  sait  ou  croit  savoir. 
L'individualité  du  livre  historique  n'existe  pas  en  Orient  ;  on  tient 
au  fond,  non  à  la  forme  ;  on  ne  se  fait  nul  scrupule  de  mêler  les 
auteurs  et  les  styles.  On  veut  être  com})let,  voilà  tout. 

Le  volume  d'Histoire  sainte  qui  résulta  de  ce  travail  d'unifica- 
tion formait  à  peu  près  la  moitié  de  l'Hexateuque  actuel.  II  y  man- 
quait le  Deutéronome,  tout  l'ensemble  des  lois  lévitiques  et  plu- 
sieurs récits  de  la  vie  de  Moïse,  que  l'on  emprunta  plus  tard 
aux  Vies  des  prophètes.  Les  plus  belles  parties  du  nouveau  livre 
et  les  plus  développées  étaient  prises  au  récit  jéhoviste.  C'est 
sous  celte  nouvelle  forme  que  les  vieux  récits  d'Israël  ont  passé 
à  la  postérité  et  ont  été  l'objet  de  l'admiration  de  tous  les  siècles. 
Le  texte  élohiste,  cependant,  obtint,  sur  un  point,  le  triomphe 
le  plus  complet.  Nous  ignorons  ce  qu'était,  dans  le  jéhoviste,  le 
récit  de  la  création.  Il  était  sans  doute  moins  beau  et  moins  com- 
plet que  celui  de  l'élohiste.  C'est  ce  qui  décida  l'unifiaiteur  à  com- 
meocer  son  ou>  rage  par  la  page  solennelle  qui  servait  do  début  à 


LES    ORIGINES    DE    LA    BIBLE.  263 

rélohiste  :  «  Au  commencement,  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre...  » 
Pour  toute  l'histoire  des  origines  de  l'humanité,  l'unificateur  garda 
le  cadre  de  l'élohiste,  en  y  insérant  de  longs  morceaux  du  jéhoviste; 
si  bien  que  l'on  peut  dire  que  les  premières  pages  de  l'élohiste, 
jusqu'à  rentrée  en  scène  d'Abraham,  nous  ont  été  conservées  en- 
tières. Les  six  premiers  fragmens  élohistes,  en  efîet,  mis  à  la  suite 
les  uns  des  autres,  font  une  narration  complète,  ce  qui  n'a  pas  lieu 
pour  les  fragmens  jéhovistes  ;  on  sent  entre  ceux-ci  des  lacunes  con- 
sidérables. 11  semble  que,  dans  l'esprit  de  l'unificateur,  la  rédaction 
élohiste  avait  une  certaine  primauté,  comme  rédaction  particulière- 
ment juive  et  hiérosoh  mitaine  ;  son  plan  était  de  la  compléter  au 
moyen  de  l'autre  rédaction.  Seulement,  il  est  arrivé  que  les  sup- 
plémens  ont  dépassé  en  étendue  et  en  importance  le  texte  qu'il 
s'agissait  d'amplifier. 

La  partie  législative  était  représentée,  dans  le  texte  unifié,  par  le 
livre  de  l'Alliance,  conservé  intégralement,  et  par  le  Décalogue,  tel 
qu'il  est  dans  l'Exode.  Il  n'est  sûrement  pas  impossible  que  quel- 
ques-unes des  prescriptions  présentées  comme  révélées  par  Dieu  à 
Moïse,  et  qui  font  partie  des  Pandectes  lévitiques,  fussent  dès  lors 
introduites  dans  l'Histoire  sainte  ;  rien  n'oblige  cependant  à  le  sup- 
poser. Il  est  probable  que  le  temple  avait  quelques  règlemens  écrits, 
le  code  des  lépreux,  la  liste  des  choses  impures,  par  exemple;  mais 
ces  petits  codes  étaient  distincts  les  uns  des  autres  et  non  fondus 
dans  l'Histoire  sainte  ;  ils  n'ont  été  réunis  que  plus  tard  pour  for- 
mer l'ensemble  de  lois  sans  unité  qu'on  peut  appeler  lévitiques.  Le 
siècle  d'Ézéchias  était  peu  porté  vers  les  pratiques  rituelles.  La  casuis- 
tique, qui  plus  tard  devait  dévorer  Israël,  n'était  pas  née  encore. 
Nous  nous  réservons  de  montrer,  dans  un  autre  travail,  comment 
la  partie  législative,  d'abord  réduite  à  quelques  pages  dans  l'His- 
toire sainte,  prit  sous  Josias  et  lors  de  la  restauration  du  culte 
après  la  captivité,  d'énormes  développemens  ;  comment,  grâce  au 
Deutéronome  et  aux  Pandectes  lévitiques,  grâce  surtout  au  change- 
ment qui  s'était  opéré  dans  l'esprit  d'Israël,  le  livre  des  légendes 
sacrées  devint  principalement  un  livre  de  lois  et  put,  par  une  syl- 
lepse  hardie,  s'appeler  la  Thora. 

V. 

Le  règne  d'Ézéchias  fut  une  époque  de  compilation  littéraire  (1) 
et  de  remaniement  des  textes  antérieurs.  L'écriture  était  devenue 
en  Judée  d'un  usage  tout  à  fait  ordinaire.  Les  arrêts  de  la  justice 
se  rendaient  par  écrit.  Le  spécimen  que  nous  avons  de  l'écriture 

(1)  Prov.,  XXV,  1. 


*i6/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Jérusalem  au  viii^  siècle,  l'inscription  de  Siloé,  nous  montre  un 
caractère  déjà  fatigué,  affectant  les  lignes  courbes,  tournant  au  cur- 
sif.  La  matière  sur  laquelle  on  écrivait  était  probablement  le  papy- 
rus préparé,  ou  churta,  importé  d'Lgypte.  La  forme  du  livre  ou  du 
document  un  peu  étendu  [séphcr]  était  le  rouleau.  Le  moment  où 
l'écriture  devient  ainsi  très  commune  et  où  la  matière  sur  laquelle 
on  écrit  cesse  d'être  d'un  prix  élevé  est  presque  toujours  un  mo- 
ment littéraire  important.  On  se  met  à  écrire  une  foule  de  choses 
qu'on  n'avait  pas  encore  fixées;  on  rédige  ce  pour  quoi  la  tra- 
dition orale  avait  suffi  jusque-là.  C'est  le  moment  des  compilations 
et  des  recueils.  En  Orient,  nous  l'avons  dit,  recopier,  c'est  toujours 
refaire.  La  plupart  des  documens  de  l'ancienne  littérature  hébraïque 
reçurent  ainsi,  vers  le  temps  d'Ézéchias,  de  profondes  modifications. 

L'histoire  sainte  unifiée  s'arrêtait,  comme  le  récit  élohiste  et  le 
récit  jéhoviste,  à  la  conquête  de  la  Palestine  par  Josué  et  au  par- 
tage de  la  terre  entre  les  tribus.  Cette  histoire  avait  un  caractère 
essentiellement  religieux,  et  toujours  elle  eut  son  cadre  à  part. 
Mais  l'esprit  essentiellement  historique  d'Israël  ferait  désirer  aux 
gens  quelque  peu  réfléchis  de  savoir  ce  qui  se  passa  ensuite.  De 
Josué  à  l'établissement  de  la  royauté,  s'écoula  un  long  intervalle 
où  Israël  n'eut  que  des  sofctitn  intermittens  ;  c'était  l'âge  héroïque 
de  la  nation,  le  commencement  de  l'histoire  proprement  dite.  Le 
hisrhar,  ou  livre  des  Guerres  de  lahvé.  contenait  sur  ces  temps 
des  renseignemens  inestimables,  des  chants  d'une  facture  toute 
j)rimitive,  des  aventures  d'un  rare  intérêt.  Racontées  à  un  point 
de  vue  profane  et  sans  but  d'édification,  ces  vieilles  histoires 
axaient  un  charme  qui  captivait  tout  le  monde.  11  n'y  avait 
(ju'à  les  extraire.  C'est  ce  que  fit  l'auteur  du  livre  des  Juges. 
Il  retoucha  très  peu  le  vieux  texte,  n'y  ajouta  presque  rien,  retran- 
cha sans  doute  aussi  peu  de  choses.  Ainsi,  un  trésor  nous  est  par- 
\enu,  un  texte  du  u'^ou  x*  siècle  avant  Jésus-Christ,  à  peine  cor- 
rigé par  les  scribes  postérieurs. 

Les  récits  des  Guerres  de  lahvé  et  les  chants  du  lasrhar  allaient, 
selon  nous,  jusqu'à  l'avènement  définitif  de  David  à  la  royauté  de 
Jérusalem,  (.es  récits  du  temps  de  Saiil  et  de  la  jeunesse  de  David 
ont  formé  le  fond  des  livres  dits  de  Samuel  ;  mais  ici,  des  élémens 
d'antre  provenance  ont  été  mêlés  ou  ajoutés:  d'une  part,  des  pièces 
et  des  fragmens  des  viazkirim  du  temps  de  David  ;  de  l'autre,  des 
pages  de  beaucoup  moindre  valeur,  tirées  de  Vies  do  prophètes  et 
d'autres  écrits  tout  à  fait  légendaires. 

De  In  sorte,  les  parties  essentielles  des  grandes  compositions 
narratives  du  x"  siècle  entrèrent  dans  des  compositions  j)lus  récentes. 
Le  laurhiir,  les  Guerres  do  lahvé,  les  Légendes  patriarciiles  du 
Nord  furent  dé|)ecé8  en  quelque  sorte  au  j)rofitd'arraiigemens  |>osté- 


LES    ORIGINES    DE    LA    BIBLE.  265 

rieurs.  Dans  l'antiquité,  un  livre  ainsi  exploité,  non-seulement 
n'était  plus  copié,  mais  disparaissait  vite.  On  croyait  qu'il  avait 
fourni  sa  part  à  l'œuvre  commune:  on  n'y  tenait  plus.  Les  an- 
ciens livres  du  Mord  périrent  de  la  sorte  au  moment  de  leur 
plein  succès.  Peut-être  cette  littérature  exquise  inspira-t-elle  en 
mourant  quelques  pastiches  aux  lettrés  du  temps  d'Ezéchias. 
Le  charmant  livre  de  Ruth  nous  est  resté  comme  une  épave  indé- 
cise, mais  en  tout  cas  délicatement  sculptée,  de  cette  littérature  idyl- 
lique qui  se  rapportait  au  temps  des  Juges  comme  à  l'âge  idéal  de 
toute  poésie. 

Pour  Salomon  et  ses  successeurs,  aussi  bien  que  pour  les  rois 
d'Israël,  on  possédait  des  annales  sérieuses,  d'où  l'on  tira  une 
histoire  des  rois  de  Juda  et  d'Israël,  qui  fut  continuée  à  me- 
sure. De  là  ces  livres  des  Rois,  qui  sûrement  n'avaient  pas,  au 
temps  d'Ezéchias,  la  physionomie  sèche  et  étriquée  qu'ils  ont  au- 
jourd'hui. Dès  lors  commencèrent  aussi  sans  doute  les  Vies  de  pro- 
phètes, intimement  liées  à  l'histoire  des  rois.  Certains  récits  sur 
Élie  et  Elisée  ont  un  caractère  grandiose,  qui  les  rapproche  des  plus 
belles  pages  du  jéhoviste;  d'autres,  au  contraire,  ont  quelque  chose 
de  puéril.  Nous  inclinerions  à  croire  que  .es  grandes  parties  de 
cette  légende  furent  écrites  dans  le  Nord.  Quant  aux  livres  des 
Paroles  ou  Actes  de  Nathan  le  prophète,  de  Gad  le  Voyant,  d'Ahiyah 
ie  Silonite,  de  Semaïa,  d'Iddo,  de  Jehou  fils  de  Hanani,  cités  par 
les  Chroniques,  il  faudrait  se  garder  de  les  prendre  pour  des  livres 
distincts;  ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  parallèlement  aux  livres  des 
Rois,  et  quelquefois  enchevêtrés  avec  eux,  existaient  des  livres  de 
Prophètes,  rapportant  leurs  actes  et  au  besoin  leurs  paroles.  En- 
suite, ces  légendes,  pleines  d'exagération,  furent  fondues  dans  le 
texte  beaucoup  [Jus  sérieux  des  historiographes  ;  l'auteur  des  Chro- 
niques, surtout,  en  fit  ses  délices.  Il  arriva,  pour  la  vieille  histoire 
d'Israël,  comme  si  l'on  s'avisait  de  trouver  que,  pour  la  période 
mérovingienne,  Grégoire  de  Tours  est  incomplet  et  qu'on  cherchât 
à  le  compléter,  sans  souci  de  se  contredire,  avec  Aimoinus,  les 
légendaires  et  le>  plus  faibles  Vies  de  saints.  Après  la  captivité,  un 
abréviateur  maladroit,  tenant  de  près  à  Baruch  et  à  l'école  de  Jéré- 
mie,  fît,  à  coups  de  ciseaux,  les  livres  des  Rois  que  nous  avons, 
chétif  extrait  taillé,  avec  l'esprit  le  plus  partial,  dans  un  vaste  en- 
semble de  documens.  L'auteur  des  Chroniques,  dans  la  seconde 
moitié  du  iv*  siècle  avant  Jésus-Christ,  connut  une  partie  de  ces 
mêmes  documens,  mais  il  en  fit  un  usage  encore  plus  mesquin. 

Ainsi  se  forma,  en  quatre  siècles  à  peu  près,  par  le  mélange  des 
élémens  les  plus  divers,  ce  conglomérat  étrange  où  se  trouvent 
confondus  des  fragmens  d'épopée,  des  débris   d'histoire  sainte, 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  articles  de  droit  coutumier,  d'anciens  chants  populaires,  des 
contes  de  nomades,  des  utopies  ou  prétendues  lois  religieuses,  des 
légendes  empreintes  de  fanatisme,  des  morceaux  prophétiques,  le 
tout  noyé  dans  une  gangue  pieuse,  qui  a  fait  d'un  tas  de  débris  pro- 
fanes un  livre  sacré,  âme  religieuse  d'un  peuple.  II  n'est  pas  rare 
de  rencontrer  en  Grèce  de  vieux  burgs,  construits,  aux  bas  siècles 
et  parfois  dès  l'antiquité,  avec  les  débris  des  raonumens  voisins. 
Des  blocs  de  marbres  divers ,  taillés  avec  art,  mais  mal  assortis, 
forment  les  premières  assises,  laissant  entre  eux  des  vides  remplis 
par  des  matériaux  sans  valeur.  Des  morceaux  de  statues,  des  fûts 
de  colonnes  cannelées,  se  mêlent  à  de  misérables  blocages;  les 
brèches  sont  réparées  par  des  assises  de  moellons,  ou  bien  des 
raccordemens  modernes  embloquent  de  force,  comme  des  tenons 
maladroits,  les  lèvres  des  plaies  béantes.  Le  haut  du  burg  n'est 
qu'un  lit  de  pierraille,  où  les  palicares  ont  taillé  des  meur- 
trières. L'assemblage  est  barbare;  mais,  dans  cet  arrimage  informe, 
vous  avez  des  matériaux  incomparables  :  en  démolissant  cette  ma- 
sure, vous  formeriez  un  musée.  Telle  est  l'historiographie  hébraïque. 
Aucun  sentiment  d'art  n'ayant  présidé  à  la  construction  de  l'en- 
semble, le  désordre  et  les  contradictions  se  rencontrent  à  chaque 
page,  et  il  faut  presque  s'en  réjouir.  Si  un  historien  artiste  avait  bâti 
le  tout,  il  eût  retaillé  les  pierres,  retouché  ces  désaccords,  corrigé 
ces  ruptures  d'équilibre  qui  nous  choquent.  Grâce  à  l'incohérence 
de  la  dernière  rédaction,  nous  avons  l'immense  avantage  de  posséder 
encore  intacts  des  morceaux  hébreux  parfaitement  authentiques 
du  ix^ou  du  x"  siècle  avant  Jésus-Christ.  Il  suffit,  pour  les  retrouver, 
d'une  simple  opération  de  lavage  et  de  l'enlèvement  du  plâtre  que 
les  remanieurs  modernes  ont  versé  dans  les  interstices.  Les  Grecs 
anciens,  qui,  en  toute  chose  mettaient  du  goût  et  du  stylé,  eussent 
en  pareil  cas  retravaillé  les  matériaux,  c'est-à-dire  les  eussent  ren- 
dus méconnaissables.  V Iliade  et  VOdijfisée  sont,  comme  le  vieux 
corps  de  l'historiographie  hébraïque,  le  produit  de  l'assemblage  de 
•  pièces  antérieures;  mais  les  Grecs,  même  dans  la  compilation, 
montrèrent  du  génie  ;  ils  exécutèrent  le  travail  avec  tant  de  perfec- 
tion que  les  lignes  de  suture  et  les  discordances  inséparables  d'une 
opération  de  rajustage  ne  se  laissent  apercevoir  que  sur  un  petit 
nombre  do  points.  L'Homère  hébraïque  égale  l'Homère  grec  ;  mais 
il  nous  est  arrivé  en  lambeaux,  comme  si  Y  Iliade  et  VOdj/suée  ne 
nous  étaient  connues  que  par  des  fragmens  conservés  dans  la 
Bibliothèque  d'Apollodore   ou   dans   les  chronographes  byzantins. 


Ernf.st  Hinw. 


HÉLÈNE 


PREMIERE     PARTIE. 


I. 

Sur  la  route  blanche  de  givre  on  entendait  de  loin  la  fanfare  des 
cors  sonnant  dans  la  chapelle  du  Liget,  où  le  curé  de  Chemillé  cé- 
lébrait la  messe  de  saint  Hubert  pour  l'équipage  de  chasse  du  comte 
de  Boiscoudray.  Hélène  des  Réaux  hâta  le  pas  et  pénétra  dans  la 
chapelle  au  moment  où  deux  piqueurs  en  habit  rouge  accompa- 
gnaient à  son  de  trompe  le  Gloria  in  exiebis.  La  nef  petite,  très 
claire  avec  ses  murs  blanchis  à  la  chaux,  était  déjà  pleine  de 
curieux  entassés  dans  les  bancs  qui  étendaient  leurs  files  sur  deux 
rangées.  Des  bourgeoises  de  Montrésor,  endimanchées,  s'y  agenouil- 
laient pêle-mêle  avec  des  paysannes  portant  la  coiffe  ronde  tuyautée. 
Le  maître  de  l'équipage,  sa  femme  et  leurs  invités  occupaient  le 
chœur  :  —  les  hommes  en  culotte  blanche  et  en  habit  rouge  à  pa- 
remens  bleus;  les  dames  également  en  casaque  rouge,  jupe  gros 
bleu,  coiffées  du  lampion,  —  Le  comte  de  Boiscoudray,  grand, 
svelte,  chauve  avec  une  longue  barbe  d'un  blond  roux,  se  tenait 
près  de  la  grille,  debout,  sanglé  dans  son  costume  de  chef  d'équi- 
page, et,  chaque  fois  que  ses  yeux  bleus  clignotaris  reconnaissaient 
sous  les  voussures  du  portail  un  invité  retardataire,  il  lui  faisait 
signe  de  venir  prendre  place  dans  le  chœur.  H  remplissait  en  con- 


268  REVOE    DES    DEUX    MONDES. 

science  ses  fonctions  de  maître  des  cérémonies  ;  on  lisait  sur  sa 
physionomie  affable  et  inquiète  que  cette  messe  cynégétique  était 
pour  lui  la  grande  affaire. 

La  matinée  de  novembre  était  très  froide.  L'haleine  des  chantres 
et  des  officians  s'envolait  en  buées  grises  dans  un  rayon  de  soleil 
tamisé  par  les  vitraux  bleuâtres  de  l'abside.  Hélène  des  Réaux  fris- 
sonnait légèrement  sous  la  veste  de  drap  brun  qui  moulait  sa  taille 
encore  maigrelette  d'adolescente.  Ce  petit  frisson  se  communiquait 
à  sa  chevelure  abondante,  d'un  roux  de  châtaigne  mûre,  qui  tom- 
bait de  dessous  une  toque  de  loutre  et  ondulait  par  momens  sur 
ses  épaules.  Mais  Hélène  ne  se  préoccupait  guère  du  froid  ;  elle  ne 
le  sentait  pas,  étant  absorbée  entièrement  par  le  spectacle  de  ce  qui 
se  passait  dans  le  chœur.  Ses  yeux  profonds,  d'un  vert  changeant, 
restaient  fixés  sur  le  groupe  des  chasseurs  et  des  chasseresses  en 
habit  rouge.  Sous  des  sourcils  minces,  le  regard  observateur  de 
cette  fillette  de  quatorze  ans  donnait  à  son  visage  l'expression  sé- 
rieuse d'une  femme  faite  ;  un  charmant  visage,  du  reste,  très  blanc, 
semé  de  quelques  taches  de  rousseur.  Le  front  méditatif  et  volon- 
taire, le  nez  fin  aux  narines  dédaigneuses,  contrastaient  avec  la 
grâce  enfantine  de  la  bouche  et  les  fossettes  des  joues.  La  tête  un 
peu  penchée  en  avant,  le  menton  appuyé  dans  la  main,  Hélène  étu- 
diait attentivement  les  toilettes  des  dames,  les  costumes  et  les  têtes 
barbues  des  veneurs.  Elle  trouvait  aux  femmes  des  figures  fati- 
guées, verdies  par  le  froid;  le  rouge  de  l'habit  ne  leur  avantageait 
pas  le  teint;  elles  paraissaient  maigres  et  étriquées  dans  leur  cor- 
sage. —  Je  suis  mieux  qu'elles,  pensait  Hélène,  et  j'aurais  meilleure 
mine  sous  l'habit  de  chasse.  —  Elle  se  voyait  chevauchant  en  ca- 
saque rouge,  tandis  qu'au  galop  du  cheval  le  vent  soulèverait  les 
plis  de  sa  jupe  de  drap  et  secouerait  ses  cheveux  moutonnans  sur 
ses  épaules.  —  Pourquoi  n'était-elle  pas,  elle  aussi,  dans  le  chœur, 
parmi  les  invités?  Son  nom  valait  ceux  des  gens  qui  se  pavanaient 
là-bas;  elle  était  mieux  faite  et  plus  jolie  que  ces  femmes  qui  pa- 
raissaient déjà  défraîchies  et  pas:sées...  —  Elle  se  sentait  mal  à  l'aise 
et  comme  exilée  dans  cet  humble  banc  des  bas-côtés,  où  elle  se 
trouvait  entre  la  femme  de  l'huissier  de  Montrésor  et  la  métayère 
de  La  Coudre.  Cette  obscure  relcgation  la  mortifiait,  son  précoce 
orgueil  se  révoltait,  elle  s'indignait  de  n'être  point  à  sa  vraie 
place... 

Pcndantce  temps,  le  prêtreavait  lu  l'évangile  et  entonné  le  T/wit». 
Le  j)ain  bénit,  —  une  pile  de  brioches  dorées,  —  arrivait  porté  sur 
les  épaules  de  deux  piqueurs,  tandis  que  deux  autres  l'escortaient, 
un  cierge  à  la  main.  Les  quatre  hommes,  en  habit  rouge,  les  lèvres 
rasées,  le  cor  en  sautoir,  se  tenaient  graves  devant  le  curé,  qui  ba- 


HÉLÈNE.  269 

lançait  solennellement  sa  main  au-dessus  des  brioches,  pendant  que 
les  fanfares  des  trompes  éclataient  plus  fort  sous  la  nef.  Puis  on  quêta. 
Une  fillette  de  Tâge  d'Hélène,  la  nièce  de  la  comtesse  de  Boiscou- 
dray,  se  détacha  du  groupe  des  invités.  Relevant  d'une  main  sa 
jupe  d'amazone,  une  bourse  dans  l'autre,  elle  circulait  entre  les 
bancs,  précédée  du  bedeau.  Quand  elle  passa  devant  Héièn»^,  elle  la 
salua  d'une  légère  inclination  de  tête  et  d'un  sourire  hautain  en  lui 
tendant  la  bourse  de  velours,  ce  qui  mortifia  plus  encore  la  jeune 
fille  et  la  fit  se  rejeter,  rougissante,  dans  l'encoignure  du  banc. 

La  messe  s'achevait  avec  lenteur.  A  V lie  missa  est,  une  nouvelle 
sonnerie  emplit  les  sonorités  de  la  chapelle.  Les  chasseurs,  défilant 
à  la  queue  leu-Ieu,  gagnaient  le  parvis  où  la  masse  des  assistans  les 
suivait  et  formait  le  cercle  autour  de  deux  valets,  tenant  des  cou- 
ples de  chiens  en  laisse.  Le  prêtre,  escorté  de  deux  enfans  de  chœur, 
sortit  à  son  tour,  un  livre  et  le  goupillon  en  main  ;  —  et,  debout 
sous  le  portail,  un  peu  embarrassé  de  sa  contenance  en  accomplis- 
sant cette  cérémonie  quasi-païenne,  —  il  marmotta  une  formule 
liturgique  et  procéda  hâtivement  à  la  bénédiction  des  chiens  qui, 
surexcités  par  la  sonnerie  des  trompes,  jetaient  de  longs  abois  dans 
l'air. 

En  face  de  la  chapelle,  de  l'autre  côté  de  la  route,  s'ouvrait  la 
cour  du  chenil  installé  dans  un  corps  de  logis  en  pierre  et  en  brique, 
ancienne  dépendance  de  la  Chartreuse  du  Ligel.  Là,  les  chevaux 
stationnaient  au  soleil  et,  dans  un  angle,  tenus  en  respect  par  le 
fouet  des  valets,  les  chiens  de  la  meute,  la  queue  en  trompette,  les 
oreilles  basses  coiffant  des  mufles  puissans,  attendaient  le  départ 
avec  des  grognemens  sourds.  Quelques  chasseurs  étaient  déjà  en 
selle,  la  trompe  en  sautoir  et  le  fouet  au  poing  ;  des  officiers  de  la 
garnison  voisine  saluaient  les  dames  avant  de  monter  à  cheval.  Les 
gens  des  environs,  prêtres,  paysans,  bourgeois  campagnards,  en- 
fans  en  blouse  ou  en  cotillons  de  droguet,  s'étaient  rangés  des  deux 
côtés  de  la  grande  porte  de  la  cour  et  surveillaient  bruyamment  les 
préparatifs  du  départ.  —  Poussée  par  la  curiosité,  Hélène  s'était 
mêlée  à  la  foule  et  regardait,  adossée  au  tronc  d'un  tilleul. 

Ses  yeux  suivaient  attentivement  le  va-et-vient  des  chasseurs 
dans  la  cour  pleine  de  soleil,  sur  laquelle  les  pignons  du  chenil  dé- 
coupaient une  ombre  dentelée.  La  comtesse  de  Boiscoudray,  svelte, 
fine,  avec  des  yeux  bruns  très  vifs,  des  cheveux  châtains,  une  jolie 
bouche,  un  teint  brouillé  de  Parisienne  fatiguée,  allait  d'un  groupe 
à  l'autre,  le  couteau  de  chasse  à  la  ceinture,  un  mouchoir  blanc 
passé  entre  les  boutonnières  de  son  habit,  marchant  avec  ce  dandi- 
nement traînant  que  donne  l'embarrassante  ampleur  des  jupes 
d'amazone.  Elle  distribuait  des  poignées  de  main  aux  jeunes  offi- 


270  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ciers,  se  penchait  d'un  air  aimable  aux  portières  de  deux  landaus 
venus  de  Tours  et  bondés  de  jeunes  Anglaises  qui  devaient  suivre 
la  chasse.  Elle  avait  la  voix  câline,  les  façons  décidées  et  cavalières, 
mais  avec  cela,  beaucoup  de  grâce,  de  charme  et  d'entrain.  De 
temps  à  autre,  elle  se  retournait  pour  sourire  à  un  chasseur  dont 
la  bonne  mine  et  la  tenue  élégante  avaient  déjà  vivement  frappé 
Hélène  des  Réaux.  C'était  un  garçon  de  vingt-quatre  ans,  grand, 
mince,  au  teint  mat,  avec  une  fme  moustache  noire,  de  beaux  yeux 
voilés  de  longs  cils,  une  bouche  spirituelle  et  un  air  un  peu  fat, 
qui  ne  messeyait  pas  à  son  jeune  âge.  Hélène  le  connaissait  de  vue; 
il  se  nommait  Philippe  de  Préfaille  et  passait  déjà  pour  un  viveur 
fort  lancé  dans  tous  les  mondes.  La  comtesse  de  Boiscoudray  l'avait 
rejoint  et  lui  parlait  avec  une  pétulance  enjouée.  Pendant  ce  temps, 
Hélène  avait  le  loisir  d'admirer  l'aisance  élégante  de  Philippe,  la 
blancheur  de  son  teint  sous  la  haute  cape  de  velours  noir,  sa 
taille  bien  prise,  ses  cuisses  moulées  dans  la  culotte  de  peau  cou- 
leur mastic,  ses  petits  pieds  chaussés  de  bottes  en  vache  vernie. 
Elle  enveloppait  d'un  regard  d'envie  le  joli  groupe  formé  par  la 
comtesse  et  le  chasseur,  qui  lui  tournaient  le  dos. 

Les  gens  que  poursuit  un  regard  persistant  en  sont  inconsciem- 
ment avertis  par  une  secrète  impression  de  gêne.  La  comtesse  Del- 
phine de  Boiscoudray  se  retourna  brusquement  et  aperçut  à  deux 
pas  l'adolescente  adossée  à  son  arbre. 

—  lié!  s'écria-t-elle,  c'est  la  petite  des  Réaux...  Bonjour,  mi- 
gnonne; comment  va  votre  mère? 

Hélène,  rougissante,  balbutiait  quelques  mots  de  réponse  ;  Phi- 
lippe l'avait  dévisagée  en  souriant,  et  cela  augmentait  encore  sa 
confusion. 

—  Vous  êtes  donc  chez  votre  père?..  Je  regrette  de  ne  l'avoir 
point  su,  reprit  la  comtesse  de  Boiscoudray;  il  devrait  être  des 
nôtres,  votre  père,  et  vous  aussi,  chère  petite!..  Mais  Jacques  des 
Réaux  vit  comme  un  loup  à  La  Châtaigneraie...  C'est  très  mal,  dites-le 
lui  de  ma  part. 

—  Partons,  messieurs!.,  mesdames,  je  vous  en  prie,  à  cheval! 
oriait  M.  de  Boiscoudray  en  faisant  caracoler  sa  bête  au  milieu  de  la 
cour. 

La  comtesse  avait  quitté  Hélène  et  montait  en  selle,  aidée  de 
Philippe. 

—  Elle  est  fort  gentille,  cette  petite!  remarqua  ce  dernier. 

Les  paroles  de  M""  de  Boiscoudray  avaient  un  peu  rasséréné  l'hu- 
meur d'Hélène.  Elle  se  rendait  bien  compte,  néanmoins,  qu'il  ne 
fallait  pas  les  prendre  pour  argent  comptant.  —  Si  les  Boiscoudray 
avaient  sérieusement  souhaité  la  compagnie  de  Jacques  des  Réaux, 


IlÉLÈNi:.  *2~1 

il  eût  été  bien  simple  de  lui  envoyer  le  bouton,  ou  tout  au  moins 
une  carte  d'invitation,  et  ils  n'en  avaient  rien  fait. —  N'importe,  ces 
semblans  de  regrets  avaient  remis  un  peu  de  baume  dans  le  cœur 
de  la  jeune  fille  et  elle  voyait,  maintenant,  les  choses  sous  un  meil- 
leur aspect. 

Un  grand  remue-ménage  avait  lieu  dans  la  cour.  Tout  le  monde 
était  à  cheval.  Les  valets  de  chiens  et  la  meute  filaient  déjà  dehors. 
Les  curieux  attroupés  se  rangeaient  pour  faire  place  à  la  cavalcade 
qui  s'élançait  sur  la  route,  suivie  d'une  procession  de  voitures  de 
maître  et  de  landaus  de  louage. 

Hélène  ne  perdait  pas  de  vue  Philippe  de  Préfaille,  qui  caraco- 
lait à  côté  de  la  comtesse  Delphine.  Un  désir  la  poussait  à  se  mêler 
à  la  foule  des  paysans  qui  se  ruaient  au  dehors  pour  assister  à  ['at- 
taque', elle  voulait  revoir  encore  une  fois  le  beau  chasseur,  et  elle 
s'engagea  à  son  tour  sur  le  chemin  qui  montait  vers  la  lisière  de  la 
forêt  de  Loches. 

Valtiique  devait  avoir  lieu  à  une  portée  de  fusil  du  Liget,  dans 
un  taillis  dont  on  apercevait  les  lisières  jaunies  au-delà  des  jachères 
grises  bordant  la  route.  Le  paysage  formait  un  cadre  à  souhait  pour 
cette  chasse  de  la  Saint-Hubert  :  —  à  droite  et  à  gauche,  s'arron- 
dissaient des  collines  boisées,  enserrant  les  champs  nus  et  les  pâtis 
entre  des  massifs  forestiers  aux  tons  mêlés  d'aurore,  de  vert  pâle, 
d'orange  et  de  brun  ;  dans  le  fond,  de  petits  étangs  qu'argentait  le 
pâle  soleil  de  novembre  fuyaient  à  la  file,  sous  bois,  dans  une  lu- 
mière blonde,  assourdie  par  une  légère  brume  automnale.  Au  long 
des  lisières  de  droite,  les  habi;s  rouges  se  détachaient  en  notes 
vives  sur  la  bordure  rouillée  des  taillis  de  hêtres.  De  temps  à  autre, 
les  chiens  lançaient  un  aboiement. 

Brusquement  on  vit  revenir  au  galop  M.  de  Boiscoudray.  Il  s'ar- 
rêta devant  les  landaus  alignés  sur  la  route,  et,  soulevant  galam- 
ment sa  cape  de  velours  noir: 

—  Mesdames,  dit-il  aux  x\nglaises,  de  l'air  important  d'un  cicé- 
rone qui  commence  une  explication,  les  picpieurs  ont  fait  le  bois  et 
ont  suivi  la  voie  jusqu'à  la  coulée  par  laquelle  le  cerf  est  rentré  dans 
son  fort;  puis  ils  ont  formé  une  enceinte  autour  du  taillis  que  vous 
voyez,  et  ils  y  ont  renfermé  le  dix-cors  que  nous  allons  courir...  C'est 
ce  qu'on  appelle  rembucher... 

Là-dessus  il  piqua  des  deux,  galopa  à  travers  les  pâtis,  et  re- 
gagna le  taillis,  où  il  disparut. 

Au  même  moment,  un  concert  d'aboiemens  montait  dans  l'air 
humide  ;  les  trompes  sonnaient  le  lancer.  Les  voitures  qui  suivaient 
la  chasse  se  mettaient  en  mouvement  dans  la  direction  de  la  forêt  ; 
les  paysans  peu  à-  peu  s'éparpillaient.  Bientôt  il  ne  resta  plus  sur  la 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

route  qu'Hélène  des  Réaux,  immobile  près  de  la  berge,  dont  le  gazon 
engivré  craquait  sous  les  pieds.  Les  yeux  perdus  au  loin  dans  la 
perspective  des  étangs  qui  miroitaient  au  soleil,  elle  écoutait  va- 
guement le  hourvari  décroissant  de  la  meute  et  les  dernières  fan- 
fares des  cors. 

Pensive,  elle  se  forgeait  un  rêve  de  grande  vie  mondaine;  — 
une  vie  luxueuse,  bruyante,  où  elle  marcherait  fêtée,  admirée  et 
enviée  comme  une  souveraine.  H  lui  passait  dans  la  tête  des  visions 
empourprées  comme  ces  massifs  d'automne  qui  là-bas  déroulaient 
leurs  manteaux  mordorés,  —  ensoleillées  comme  ces  étangs  qui 
scintillaient  au  loin  dans  la  brume.  —  Tout  à  coup  elle  secoua  ses 
cheveux  ;  le  froid  la  faisait  frissonner  ;  et,  avec  un  pli  d'ennui  aux 
lèvres  et  un  haussement  d'épaules,  elle  reprit  le  chemin  de  La  Châ- 
taigneraie. . . 

IL 

Hélène  était  la  petite-fille  d'un  réfugié  espagnol,  le  marquis 
Nogueras,  interné  à  Tours  après  les  premières  défaites  de  l'armée 
de  Zumalacarregui.  —  En  183/i,  José  Nogueras  avait  séduit  et 
épousé  l'héritière  d'un  riche  fabricant  de  soieries,  et  de  cette  union 
était  née  une  fille,  Josèphe,  qu'il  avait  mariée,  en  1851,  à  Jean- 
Jacques  des  Réaux.  Ce  mariage  ne  fut  pas  heureux.  M.  des  Réaux, 
de  beaucoup  plus  âgé  que  sa  femme,  était  un  esprit  cultivé,  mais 
bizarre,  mettant  un  jugement  faux  au  service  d'une  vanité  excessive 
et  ombrageuse.  H  savait  beaucoup  de  choses,  mais  tout  ce  qu'il  avait 
appris  avait  été  emmagasiné  sans  ordre.  11  était  de  ceux  qui  pren- 
nent pour  du  génie  le  désir  qu'ils  ont  d'exceller  en  tout,  et  qui  ne 
pardonnent  pas  aux  autres  de  ne  point  s'incliner  devant  leur  ima- 
ginaire supériorité.  H  prétendait  descendre  de  Tallemant  des  Réaux, 
et  cette  chimérique  origine  lui  avait  inspiré  l'ambition  de  s'illustrer 
par  des  travaux  littéraires.  Par  malheur,  il  se  croyait  propre  à  tout, 
il  abordait  successivement  les  sujets  les  plus  divers  avec  la  même 
impuissante  médiocrité.  —  Archéologie,  économie  politique,  science 
sociale,  tout  cela  bourdonnait  confusément  dans  son  cerveau  mal 
équilibré;  mais  quand  il  s'asseyait,  plume  en  main,  devant  un  cahier 
de  papier,  il  n'accouchait  que  de  phrases  creuses  ou  de  plats  lieux- 
communs.  —  Irrité  de  son  avortement,  il  en  accusait  le  milieu  dans 
lequel  il  travaillait,  le  béotisme  de  ses  compatriotes,  l'existence  trop 
mondaine  que  lui  faisait  mener  sa  femme. 

Celle-ci  était  tout  le  rebours  de  son  mari.  Petite,  brune,  potelée, 
avec  de  grands  yeux  noirs  et  des  dents  bien  blanches,  elle  semblait 
tenir  de  ses  aïeules  paternelles  cette  séduction  que  les  Andalous 


HELENE. 


273 


nomment  le  sal,  et  qui  se  manifeste  par  le  rythme  voluptueux  de 
la  démarche,  la  grâce  piquante  du  geste,  la  vivacité  inconsciem- 
ment provocante  du  regard.  —  Elle  avait  hérité  aussi  de  son  ori- 
gine méridionale  ce  goût  des  plaisirs  mondains,  cet  amour  de  la 
vie  en  l'air  et  en  dehors,  qui  trouvent  satisfaction  à  Tours  mieux 
que  partout  ailleurs.  Très  peu  instruite,  assez  frivole,  elle  avait  de 
l'enjouement,  de  l'esprit  naturel  et  de  la  bonté  ;  elle  adorait  la  toi- 
lette et  savait  se  mettre  avec  un  goût  exquis.  Aussi  avait-elle  été 
longtemps  la  reine  des  salons  tourangeaux.  La  haute  société  du 
cru,  aussi  bien  que  la  colonie  étrangère,  la  choyait.  Point  de 
bonne  fête  sans  M°*®  des  Réaux.  Pour  l'avoir,  on  supportait  la 
maussaderie  et  la  hargneuse  vanité  de  Jean  -  Jacques.  La  bonne 
grâce  de  la  femme  faisait  passer  sur  l'ennui  distillé  par  les  phrases 
prétentieuses  et  l'humeur  agressive  du  mari.  Ce  dernier  s'aper- 
cevait bien  de  cette  charité  dédaigneuse  avec  laquelle  on  l'accueil- 
lait, afin  de  jouir  de  l'aimable  compagnie  de  la  jolie  M""^  des  Réaux. 
Sans  elle,  on  l'eût  laissé  dans  son  trou;  il  le  savait  et  cela  l'exaspé- 
rait. —  Lui ,  avec  tout  son  esprit,  être  le  protégé  d'une  femme- 
lette qui  ne  s'occupait  que  de  chiffons  et  n'avait  pas  deux  idées 
sérieuses  en  tête,  c'était  trop  absurde  !  —  Il  ne  lui  pardonnait  pas 
d'avoir  des  succès  là  où  il  n'essuyait  que  des  échecs,  d'être  fêtée 
tandis  qu'on  le  laissait  à  l'écart.  Ce  sot  aveuglement  du  monde 
l'emplissait  d'une  aigre  jalousie.  Il  devenait  de  plus  en  plus  amer, 
prenait  sa  femme  en  haine  et  soulageait  sa  bile  par  de  ridicules 
scènes  domestiques.  Il  accusait  Josèphe  de  coquetterie  et  inventait 
contre  elle  des  griefs  ridicules.  Comme  tous  les  esprits  faux,  il 
manquait  de  tact,  et  l'acrimonie  de  ses  reproches  dépassait  toute 
mesure.  Les  querelles  devenaient  chaque  jour  plus  fréquentes, 
chaque  jour  l'incompatibilité  d'humeur  des  deux  époux  s'accentuait 
davantage.  Cela  alla  si  loin  qu'à  la  fin  le  vieux  Nogueras,  indigné, 
menaça  son  gendre  de  s'adresser  aux  tribunaux  pour  obtenir  une 
séparation.  Des  amis  communs  s'entremirent;  on  fit  entendre  au 
\ieil  Espagnol  qu'il  était  peu  sage  de  donner  en  pâture  au  public 
l'histoire  des  démêlés  conjugaux  du  jeune  ménage.  Rref,  après 
force  récriminations,  on  convint  de  se  quitter  à  l'amiable.  Jean- 
Jacques  se  retira  à  La  Châtaigneraie,  —  une  gentilhommière  située 
à  la  hsière  de  la  forêt  de  Loches,  et  qui  constituait  à  peu  près 
tout  le  patrimoine  du  descendant  de  Tallemant  ;  —  M™^  des  Réaux 
continua  d'habiter,  avec  sa  fille  et  son  père,  la  maison  de  la  levée 
Saint- Symphorien,  qui  lui  appartenait  en  propre.  Seulement,  son 
mari,  qui  ne  voulait  point  abdiquer  ses  droits  paternels,  stipula 
que,  chaque  année,  Hélène  devrait  passer  deux  mois  à  La  Châtai- 
gneraie. 

TOME  Lxxrv.  —  1886.  18 


274  REVL£    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  assisté,  dans  sa  petite   enfance,  aux 
violentes  scènes  qui  éclataient  à  tout  propos  au  logis,  Hélène  de- 
vint fatalement,  pendant  son  adolescence,  tour  à  tour  la  confidente 
des  griefs  de  son  père  et  des  accusations  que  le  vieux  Nogueras  et 
sa  fille  ne  manquaient  aucune  occasion  de  porter  contre  la  conduite 
de  Jean-Jacques.  —  Dans  la  maison  de  la  levée  Saint-Symphorien, 
on  ne  se  gênait  pas  pour  rejeter  sur  le  père  tout  l'odieux  de  la 
séparation  ;  on  parlait  librement,  devant  l'enfant,  des  ridicules  de 
M.  des  Réaux,  de  ses  manies,  de  ses  tares  et  même  de  ses  vices. 
On  racontait  qu'il  vivait  à  La  Châtaigneraie  avec  une  sorte  de  ser- 
vante-maîtresse, et  le  vieux  Nogueras  se  livrait  à  d'étranges  com- 
mentaires sur  le  faux  ménage  de  son  gendre.  —  Quand,  aux 
vacances,  Hélène  arrivait  à  La  Châtaigneraie,  autre  son  de  cloche. 
Les  propos  étaient  aussi    libres  et   aussi  hostiles,  mais  en  sens 
inverse.  M.  des  Réaux  exécutait  la  contre-partie  de  ce  triste  chant 
alterné  que  l'adolescente  était  condamnée  à  entendre.  Seulement, 
à  La  Châtaigneraie,  les  plaintes  étaient  iormulées  avec  une  amer- 
tume plus  acre  et  une  brutalité  plus  cynique.  Le  grand-père  No- 
gueras était  traîné  dans  la  boue  ;  M""^  des  Réaux  était  traitée  de  poupée 
sans  cœur  et  sans  esprit,  qui  élevait  sa  fille  de  façon  à  en  fah'e  une 
sotte  à  son  image.  —  Hélène  sortait  de  là  troublée»  écœurée  ou 
indignée.  Les  propos  qu'on  tenait  autour  d'elle  éveillaient  précoce- 
ment son  intelligence  et  lui  donnaient  sur  les  choses  de  la  vie  des 
notions  qu'ignore  généralement  une  enfant  de  son  âge.  Elle  rumi- 
nait longuement  tout  ce  qu'elle  avait  entendu,  et  ses  illusions  sur 
les  liens  de  la  famille,  sur  l'autorité  paternelle,  sur  le  respect,  s'en 
allaient  à  mesure.  Cette  candeur  d'ignorance,  qui  est  à  l'imagina- 
tion d'une  jeune  fiUe  ce  que  la  fleur  est  sur  le  fruit,  se  déveloutait 
avant  môme  que  la  jeunesse  se  fût  épanouie.  Hélène  scrutait  les 
faits  et  gestes  de  ses  parens  avec  une  redoutable  clairvoyance. 
Quand  les  enfans  joignent  à  leur  don  naturel  d'observation^une  ma- 
turité précoce  et  une  imagination  vive,  ils  deviennent  des  juges 
aussi  passionnés  qu'impitoyables.  Do  bonne  heure.  M"*  des  Réaux 
avait  percé  à  jour  la  vaniteuse  médiocrité,  les  basses  jalousies  de 
son  père  et  les  mesquines  rancunes  de  cet  ambitieux  déçu.  Elle 
était  mortifiée  du  train  de  vie  obscur  et  vulgaire  qu'il  menait  à 
La  Châtaigneraie.  Sa  tenue  négligée  lui  faisait  honte;  les  gens  dont 
i  com[>osait  sa  société  lui  étaient  odieux.  —  Comme  tous  les  es- 
prits étroits  et  vaniteux,   M.  des  Réaux  aimait  à  s'entourer  de 
subalternes  aux  yeux  desquels  il  pouvait,  à  bon  marché,  passer  pour 
un  grand  homme.  Hélène  avait  une  méprisante  répugnance  pour 
cette  maison  de  La  Châtaigneraie,   dont  une  efirontée  paysanne, 
élevée  à  la  dignité  do  gouvernante,  faisait  les  honneurs,  et  que 


HELENE.  275 

fréquentaient  seuls  des  parasites  d'ordre  inférieur,  enchantés  de 
boire  et  de  manger  aux  dépens  du  maître  du  logis,  qu'ils  payaient 
en  plates  flagorneries. 

Elle  avait  plus  d'indulgence  pour  sa  mère  et  son  grand-père, 
bien  qu'elle  ne  s'abusât  ni  sur  la  frivolité  de  M™^  des  Réaux,  ni  sur 
les  rodomontades  pompeuses  du  vieux  Nogueras.  Du  moins,  dans 
la  maison  de  Saint-Symphorien,  rien  ne  choquait  ses  instincts  aris- 
tocratiques, rien  ne  blessait  son  amour-propre.  L'intérieur  était 
confortable,  les  relations  honorables.  Hélène  s'y  sentait  dans  son 
milieu,  et  puis  elle  y  était  choyée  par  ce  grand-père,  qui  l'appelait 
«  sa  petite  reine  ;  »  idolâtrée  par  cette  mère,  très  fière  de  la  beauté 
et  des  dispositions  naturelles  de  sa  fille.  Depuis  sa  naissance,  elle  y 
respirait  une  atmosphère  d'admiration  et  de  tendresse.  Sa  mère 
aimait  à  la  parer  de  son  mieux,  à  lui  composer  des  toilettes  en 
harmonie  avec  sa  grâce  enfantine.  Les  jours  de  musique,  elle  la 
promenait  sur  le  mail,  —  ra^ie  d'entendre  les  exclamations  louan- 
geuses que  provoquait  la  beauté  d'Hélène.  Sur  leur  passage,  les 
compîimens  partaient  comme  les  fusées  d'un  feu  d'artifice  :  «  La 
jolie  enfant!..  Quels  yeux  expressifs!..  Quels  magnifiques  che- 
veux!.. »  De  tout  cela  Hélène  ne  perdait  pas  un  mot,  et  son  petit 
cœur  se  gonflait  d'une  orgueilleuse  satisfaction.  De  retour  à  la 
taaison,  elle  retrouvait  l'écho  grossi  et  multiplié  de  toutes  les 
louanges  qu'elle  avait  entendu  murmurer  à  la  promenade. 

—  Nous  sommes  allées  sur  le  mail,  disait  M°*  des  Réaux  à  José 
Nogueras,  et  Hélène  a  été  très  admirée. 

—  Je  le  crois  bien,  hombre .'  s'écriait  le  vieil  Espagnol;  les  Tou- 
rangeaux montreraient  peu  de  goût  s'ils  ne  tombaient  en  adoration 
devant  une  merveille  semblable...  Nma  mîa,  tu  es  belle  comme 
une  reine  !  continuait-il  en  prenant  Hélène  dans  ses  bras  et  en  la 
plaçant  devant  une  glace.  —  Tiens,  regarde-toi!..  Et  va,  tu  embel- 
liras encore  en  grandissant,  tu  deviendras  un  soleil  de  beauté,  et 
tu  épouseras  un  prince  ou  un  duc,  à  tout  le  moins!.. 

Les  économies  du  grand-père  et  de  la  mère  passaient  à  orner 
cette  mignonne  idole,  à  la  faire  reluire  comme  un  joyau  artiste- 
ment  monté.  M°^  des  Réaux  tenait  à  lui  donner  une  éducation  bril- 
lante :  —  maîtres  de  danse  et  de  musique,  institutrice  anglaise, 
professeur  de  littérature,  rien  n'était  épargné,  —  et  Hélène,  remar- 
quablement douée,  s'assimilait  avec  une  étonnante  rapidité  tout 
ce  qu'on  lui  apprenait.  Elle  parlait  l'anglais  et  l'espagnol,  s'adon- 
nait à  l'étude  avec  passion  et  promettait  de  devenir  une  excellente 
musicienne.  En  dehors  des  heures  de  leçon,  elle  se  trouvait  mal- 
heureusement abandonnée  entièrement  à  elle-même,  ^i  le  vieux 
Nogueras,  ni  M°^^  des  Réaux  n'étaient  de  taille  à  diriijer  une  édu- 


276  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cation.  Hélène  seule  réglait  son  travail ,  s'imposait  des  tâches  et 
choisissait  ses  lectures.  —  Dans  un  galetas,  voisin  des  combles,  il 
y  avait  une  bibliothèque  composée  d'ouvrages  dépareillés  que 
M.  des  Réaux  n'avait  pas  jugé  à  propos  d'emporter  à  La  Châtai- 
gneraie :  —  peu  de  romans,  peu  de  livres  de  science,  mais  beau- 
coup de  mémoires  sur  les  trois  derniers  siècles.  Hélène  les  lisait 
tous  sans  distinguer  le  vrai  du  faux,  le  bon  du  mauvais.  Les  mé- 
moires bourgeois  du  xviii*  siècle  l'intéressaient  médiocrement, 
mais  elle  se  passionnait  pour  ceux  qui  lui  parlaient  de  la  cour 
des  Valois  ou  des  grandes  dames  du  temps  de  Louis  XIII  et  de 
Louis  XIV.  Elle  retrouvait  là  des  héroïnes  selon  son  cœur  et  des 
sites  presque  familiers  :  Amboise,  Chinon,  Ghenonceaux,  La  Bour- 
daisière  ;  —  Agnès  Sorel,  Diane  de  Poitiers,  Gabrielle  d'Estrées, 
Louise  de  La  Vallière...  Tous  ces  noms  de  résidences  princières  et 
de  royales  maîtresses  résonnaient  mélodieusement  à  ses  oreilles. 
Elle  aurait  voulu  vivre  dans  ces  temps  fertiles  en  miracles,  où  des 
filles  de  petits  gentilshommes,  comme  Gabrielle  Babou  de  La  Bour- 
daisière  et  Louise  La  Baume-Leblanc,  pouvaient,  à  force  d'esprit  et 
de  beauté,  régner  sur  un  cœur  de  roi  et  se  hausser  jusqu'auprès 
des  marches  d'un  trône. 

Souvent,  dans  les  beaux  jours  de  mai,  Hélène  allait  s'asseoir, 
avec  son  livre,  à  l'extrémité  d'une  terrasse  du  jardin.  Le  Pressoir 
(c'était  le  nom  du  logis  des  Réaux)  est  bâti  à  mi-hauteur  du  coteau 
de  Saint-Symphorien  et  domine  la  vallée  dans  sa  grande  largeur. — 
A  ses  pieds,  Hélène  voyait  l'éblouissante  coulée  de  la  Loire  enser- 
rant dans  ses  bras  une  île  boisée,  puis  la  ville  avec  ses  façades 
blanches  coupées  de  jardins,  et  l'élégante  silhouette  de  ses  églises 
et  de  ses  tours.  Au-delà  des  arbres  du  mail,  l'avenue  de  Grammont 
fuyait  droite  à  travers  les  prairies  du  Cher,  puis  les  collines  se  re- 
levaient, verdoyantes,  semées  çà  et  là  de  maisons  de  campagne  et 
de  châteaux,  tandis  qu'au  loin,  à  gauche,  les  toits  de  Saint- 
Avertin  se  montraient  dans  un  nimbe  de  vapeurs.  La  vallée  était 
très  large,  mais  elle  ne  semblait  pas  à  l'adolescente  trop  vaste 
pour  contenir  ses  désirs  de  grandeur  et  d'éclat.  Sur  les  flots  d'ar- 
gent du  fleuve,  dans  les  frissons  verts  des  peupliers  de  l'île  Saint- 
Jacques,  à  travers  les  fumées  qui  })lanaient  sur  la  ville,  elle  suivait 
avec  des  yeux  extasiés  les  formes  magnifiques  et  changeantes  des 
fantômes  rêvés.  Les  histoires  qu'elle  venait  de  lire  se  reflétaient 
comme  un  mirage  dans  ce  beau  ciel  marbré  de  nuages  blancs,  dans 
la  limpidité  de  cet  air,  où  les  royales  amours  d'autrefois  avaient  ré- 
pandu tant  de  voluptueux  eflluves  qu'on  croyait  encore  en  respirer 
l'émanation  enchanteresse.  L'enfant  y  voyait  passer  les  radieuses 
figures  des  grandes  dames  dont  les  aventures  l'avaient  charmée. 


HÉLÈNE.  277 

—  Assurément,  le  temps  n'était  plus  où  une  auréole  s'attachait 
au  titre  de  maîtresse  du  roi;  les  conditions  sociales  s'étaient  modi- 
fiées, les  mœurs  étaient  devenues  plus  austères  ;  ingénument  et  in- 
nocemment, Hélène  le  regrettait  presque.  Mais,  maintenant  encore, 
une  femme  belle,  spirituelle,  exceptionnellement  douée,  pouvait, 
sinon  monter  sur  un  trône ,  du  moins  conquérir  le  cœur  d'un  de 
ces  personnages  titrés  ou  illustres,  riches  ou  influens,  comme  il  en 
existe  dans  les  grandes  capitales,  —  et  c'était  à  quoi  Hélène  rêvait 
modestement  d'arriver.  —  Pourquoi  pas?  Elle  était  très  belle,  cha- 
cun le  lui  disait  ;  elle  avait  une  instruction  plus  brillante  que  celle 
des  filles  de  son  âge  et  elle  se  promettait  de  travailler  avec  plus 
d'ardeur  encore ,  afin  de  devenir  une  créature  accomplie ,  comme 
ces  princesses  du  xvi^  siècle  qui  joignaient  à  un  esprit  très  orné 
les  attractions  du  talent  et  de  l'élégance.  Elle  voulait  être  sédui- 
sante, adorée,  reine  par  l'intelligence  et  la  beauté...  Et  sur  cette 
terrasse  ensoleillée  et  fleurie,  en  face  de  ce  royal  paysage  touran- 
geau, entre  les  feuillées  mobiles  des  arbres,  parmi  les  éclatantes 
mélodies  des  rossignols  printaniers,  il  lui  semblait  que  des  voix  mys- 
térieuses lui  murmuraient  :  «  Tu  seras  reine  !  » 

Mais,  pour  en  arriver  là,  il  fallait  sortir  de  la  pénombre,  se  mon- 
trer, aller  dans  le  monde,  et  elle  se  rendait  compte  déjà  des  obsta- 
cles qui  naîtraient  de  la  situation  fausse  créée  par  la  séparation 
de  son  père  et  de  sa  mère.  Aussi  Hélène  s'était-elle  sentie  doulou- 
reusement mortifiée  au  début  de  cette  chasse  de  Saint-Hubert,  à  la- 
quelle M™*  de  Boiscoudray  ne  l'avait  pas  conviée.  —  En  reprenant 
le  chemin  de  la  gentilhommière  où  son  père  vivait  confiné,  elle 
était  la  proie  d'un  accès  d'humeur  noire.  Ce  fut  dans  cette  chagrine 
disposition  d'esprit  qu'au  tournant  de  la  route,  elle  vit  surgir  au- 
dessus  d'un  massif  de  noyers  les  toits  aigus  et  les  deux  tourelles 
en  éteignoir  de  La  Châtaigneraie. 


III. 


Dès  qu'Hélène  eut  pénétré  dans  la  cour  herbeuse  et  humide  qui 
précédait  la  façade  grise  de  la  maison,  des  éclats  de  voix,  partant 
d'une  des  pièces  du  rez-de-chaussée,  lui  annoncèrent  que  M.  des 
Réaux  avait  reçu  des  visites  matinales.  Cela  redoubla  sa  mauvaise  hu- 
meur. Elle  avait  espéré  déjeuner  seule  avec  son  père  ;  elle  repartait 
le  soir  même  pour  Tours,  et  cette  dernière  matinée  allait  être  trou- 
blée par  les  hôtes  d'aventure  qui  tombaient  toujours  à  La  Châtaigne- 
raie aux  heures  des  repas.  Aussi  entra-t-elle  avec  le  sourcil  froncé 


278  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

et  les  lèvres  boudeuses  dans  la  pièce  où  se  tenaient  les  visiteurs. 

Cette  salle  carrelée  avait  un  aspect  maussade,  désordonné  et  peu 
confortable.  Deux  massives  armoires  en  noyer  ciré,  plaquées  au 
mur,  faisaient  mieux  ressortir  encore  la  nudité  des  parois,  simple- 
ment blanchies  à  la  chaux.  Dans  la  cheminée  de  pierre,  à  la  tablette 
encombrée  de  livres  et  de  vieux  journaux ,  un  feu  de  souches  de 
châtaignier  et  de  pommes  de  pin  pétillait,  envoyant  une  partie  de 
sa  fumée  aux  solives  saillantes  et  noircies  du  plafond.  Des  rideaux 
de  mousseline,  criblés  de  points  noirs  laissés  par  les  mouches,  gar- 
nissaient les  fenêtres  à  petits  carreaux ,  où  ne  passait  qu'un  jour 
verdâtre.  Une  fille  d'une  trentaine  d'années,  coiffée  du  bonnet  tou- 
rangeau, à  l'œil  sournoisement  voilé,  aux  hanches  saillantes,  assez 
fraîche  d'ailleurs  et  alerte,  circulait  autour  d'une  table  où  elle  dres- 
sait le  couvert  à  même  la  toile  cirée.  Près  de  l'une  des  fenêtres, 
sur  une  vieille  table  de  jeu,  des  cartes  s'éparpillaient  entre  des  verres 
vides,  et  une  odeur  anisée,  imprégnant  l'atmosphère,  indiquait  que 
les  convives  venaient  de  prendre  l'absinthe. 

Deux  de  ces  personnages  étaient  assis  face  à  face.  L'un,  déjà  âgé, 
vêtu  d'une  redingote  noire  fripée,  dont  les  bouts  de  manche  retrous- 
sés montraient  des  poignets  de  chemise  d'une  fraîcheur  douteuse, 
portait  une  barbe  grisonnante  que  l'abus  du  tabac  avait  jaunie  au- 
tour des  lèvres.  Cette  barbe  fourchue,  jointe  à  un  nez  camus  et  à 
deux  petits  yeux  malins,  lui  donnait  une  physionomie  de  chèvre.  — 
L'autre,  aux  paupières  rougies,  abritées  sous  des  lunettes  bleues, 
avait  un  aspect  plus  correct,  des  façons  pincées  et  méthodiques 
qui  sentaient  le  gratte-papier  voué  h  quoique  besogne  fiscale.  —  Le 
premier  était  le-  médecin  de  Montrôsor,  le  docteur  Vincendeau  ;  le 
second  répondait  au  nom  de  Serpin  et  remplissait  les  fonctions  de 
percepteur. 

Le  troisième  convive,  beaucoup  plus  jeune  que  ses  compagnons, 
fumait  sa  pipe,  appuyé  au  dossier  d'une  chaise  sur  laquelle  il  se  te- 
nait assis  à  chevauchons.  Vingt-huit  ans,  de  belle  encolure,  solide- 
ment charpenté,  la  mine  fleurie,  avec  de  gros  yeux  effrontés  à  fleur 
de  tête,  une  barbe  brune  soignée,  le  verbe  haut  et  le  geste  hardi, 
M.  Angéliaume,  fils  d'un  marchand  de  biens  de  Genillé,  était  le  type 
du  Tourangeau  campagnard,  bon  vivant,  gros  mangeur,  grand  bu- 
veur et  grand  abatteur  de  bois.  Sa  veste  de  velours  gris  côtelé  mou- 
lait ses  larges  épaules,  de  hautes  guêtres  de  cuir  serraient  ses  mol- 
lets robustes  et  il  portait  au  petit  doigt  une  bague  d'or. 

Debout,  faisant  face  à  ses  trois  interlocuteurs,  Jean-Jacques  des 
^éaux  pérorait  adossé  à  la  fenêtre. 

De  taille  moyenne,  mince,  le  dos  un  pou  voûté,  il  paraissait  avoir 
plus  de  cinquante  ans.  Son  teint  était  d'un  ton  de  vieil  ivoire,  ses 


HÉLÈiNE.  279 

prunelles  fauves  nageaient  dans  le  blanc  jaunâtre  de  la  sclérotique,  sa 
barbe,  rare  et  d'un  blond  fade,  avait  elle-même  un  aspect  jaunâtre. 
Toute  sa  bile  semblait  s'être  extrâvasèe  sur  sa  figure  chagrine  ;  elle 
imprégnait  jusqu'à  ses  lèvres  minces,  où  grimaçait  un  sourire  fiel- 
leux. II  avait  l'haleine  courte  et  sifflante;  une  toux  grasse  d'asth- 
matique embarrassait  son  élocution  déjà  naturellement  pénible.  Vêtu 
d'un  veston  de  flanelle  grise,  les  mains  enfoncées  dans  les  poches 
d'un  pantalon  bleu  à  carreaux,  il  manquait  de  tenue;  néanmoins, 
dans  sa  physionomie  morose,  dans  son  attitude  désenchantée,  il  y 
avait  encore  quelque  chose  qui  rappelait  le  gentilhomme  et  le  faisait 
trouver  distingué  à  côté  des  trois  hôtes  qu'il  était  en  train  d'hé- 
berger. 

En  voyant  entrer  Hélène,  il  interrompit  net  son  discours.  Cette 
toute  jeune  fille  à  la  toilette  élégante,  aux  yeux  lumineux,  aux  joues 
rosées  par  le  froid  et  la  marche,  faisait  un  contraste  si  singulier  avec 
le  milieu  vulgaire  où  elle  pénétrait  que  M.  des  Réaux  ne  put  s'empê- 
cher d'en  être  frappé. 

—  Voici  ma  fille ,  dit -il  d'un  ton  de  vanité  satisfaite  aux  trois 
hommes,  qui  se  levaient  et  saluaient  obséquieusement.  —  Hélène, 
continua-t-il,  je  n'ai  pas  besoin  de  te  présenter  le  docteur  Vincen- 
deau,  M.  Serpin  et  M.  Gaston  Angéliaume...  Tu  les  a  vus  déjà. 

—  Oui,  oui,  je  connais  ces  messieurs,  répondit-elle  d'un  ton  bref. 
Et ,  tournant  le  dos  aux  trois  visiteurs ,  elle  ôta  sa  toque  et  sa 

veste,  qu'elle  accrocha  à  une  patère,  puis,  sans  plus  s'inquiéter  de 
la  compagnie,  elle  s'approcha  de  la  cheminée  et  tendit  alternative- 
ment vers  le  brasier  les  semelles  de  ses  bottines.  Elle  était  char- 
mante ,  ainsi  posée ,  avec  sa  robe  de  laine  au  corsage  flottant  et 
taillé  en  blouse,  les  deux  mains  appuyées  à  la  tablette  de  la  chemi- 
née, la  tète  rejetée  en  arrière  et  la  taille  légèrement  cambrée.  M.  Gas- 
ton Angéliaume,  qui  la  suivait  des  yeux,  fît  claquer  sa  langue  en  lan- 
çant à  ses  trois  compagnons  un  regard  de  connaisseur. 

—  Ces  messieurs  resteront  à  déjeuner  avec  nous,  reprit  M.  des 
Réaux  en  haussant  la  voix. 

—  Ah  !  murmura  indifféremment  la  jeune  fille  sans  se  retourner. 
M.  des  Réaux  darda  un  regard  irrité  dans  la  direction  d'Hélène 

et  il  s'apprêtait  à  relever  vertement  l'irrévérence  de  sa  fille,  quand 
la  servante  reparut,  apportant  une  omelette  aux  cèpes  et  un  plat  de 
rillom. 

—  Le  déjeuner  est  sur  la  table!  cria-t-elle  d'un  ton  familier. 
Cette  annonce  fit  diversion.  Les  trois  invités  tirèrent  leurs  chaises 

vers  la  table  et  s'installèrent,  tandis  que  M.  des  Réaux,  le  dos  au 
feu,  débouchait  les  bouteilles.  Hélène  s'était  assise  le  plus  loin  pos- 
sible des  convives  de  son  père.  Elle  affectait  de  se  tenir  à  l'écart, 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  nez  sur  son  assiette,  sans  daigner  regarder  ses  voisins.  Le  pre- 
mier coup  de  dent  fut  donné  en  silence.  L'attitude  de  M"®  desRéaux 
gênait  ostensiblement  les  invités,  qui  ne  s'interrompaient  de  man- 
ger que  pour  échanger  quelques  rénexions  à  mi-voix.  Mais  quand 
l'omelette  et  les  rillom  eurent  été  dépêchés,  quand  une  volaille 
rôtie  vint  ensuite ,  les  langues  commencèrent  à  se  dégourdir  sous 
l'influence  de  la  bonne  chère  et  du  vin  de  Saumur,  que  M.  des 
Réaux  versait  libéralement. 

—  Voilà  un  joli  vin  !  dit  complaisamment  le  percepteur,  je  doute 
que  beaucoup  de  propriétaires  en  aient  de  pareil  en  cave...  Non,  pas 
même  le  comte  de  Boiscoudray. 

—  A  propos  du  comte,  s'écria  Gaston  Angéliaume,  il  a  mis  ce 
matin  le  pays  sens  dessus  dessous  avec  sa  messe  de  saint  Hubert... 
On  a  béni  les  chiens  dans  l'église. 

—  C'est  un  reste  des  superstitions  du  moyen  âge,  remarqua  le 
médecin  avec  un  haussement  d'épaules...  Hé!  hé!  j'aurais  voulu 
voir  la  tête  de  ce  pauvre  curé  Mourruau ,  obligé  de  secouer  son 
goupillon  sur  cette  meute  braillant  dans  le  sanctuaire. 

—  La  bénédiction  a  eu  lieu  hors  l'église,  objecta  sèchement 
Hélène. 

—  Vous  y  étiez,  mademoiselle?  demanda  M.  Angéliaume. 

—  Oui,  et  j'ai  trouvé  cela  très  intéressant. 

M.  Serpin,  en  vidant  son  verre,  déclara  qu'en  effet  c'était  un  spec- 
tacle comme  un  autre. 

—  Dites  une  parade,  répliqua  ironiquement  le  médecin;  les  habits 
rouges,  les  dames  avec  le  tricorne  en  tête,  les  sonneries  des  cors 
de  chasse,  cela  amuse  les  badauds,  qui  se  croient  revenus  au  temps 
de  l'ancien  régime...  Et  voilà  les  enfantillages  qui  occupent  nos 
classes  dirigeantes  ! 

—  De  quoi  diantre  voulez -vous  qu'elles  s'occupent?  interrompit 
Jacques  des  Réaux;  elles  n'ont  rien  dans  la  tête...  Quand,  par  ha- 
sard, un  des  leurs  veut  sortir  de  l'oisiveté  et  faire  œuvre  d'homme 
sérieux,  les  autres  le  dénigrent  ou  le  mettent  en  quarantaine... 
L'aristocratie  est  finie  ! 

—  Oui,  proclama  solennellement  le  percepteur,  la  bourgeoisie  a 
maintenant  le  grand  rôle  à  jouer. 

—  Les  bourgeois!  laissez  donc,  ripostait  le  médecin,  je  les  con- 
nais, moi  !..  Tous  occupés  à  amasser  des  écus  comme  le  père  An- 
géliaume, à  faire  le  moins  d'enfans  possible  et  à  les  caser  dans  de 
bonnes  sinécures...  11  n'y  a  plus  do  sève  que  dans  le  peuple. 

M.  des  Réaux  se  récria  :  —  Le  peuple  était  ignorant  et  envieux, 
los  paysans  n'avaient  qu'un  désir  :  lâcher  la  culture  pour  aller  se 
corrompre  tout  à  leur  aise  dans  los  villes.  —  Race  déchue,  vous 


HÉLÈNE.  281- 

dis-je,  s'exclamait-il  avec  emphase,  pourrie  de  la  tête  aux  racines!.. 
La  société  française  a  le  sang  vicié  ;  elle  entre  déjà  en  décomposi- 
tion!.. 

Il  criait  cela  de  sa  voix  sifflante  en  s'interrompant  pour  tousser  ; 
—  et  ses  prunelles  brillaient  d'un  feu  jaune,  ses  lè^Tes  avaient  un 
pli  plus  amer.  Il  semblait  répandre  avec  une  joie  mauvaise  sa  bile 
sur  ce  monde  qui  n'avait  pas  voulu  reconnaître  son  génie  et  qui 
avait  dédaigné  de  lire  ses  brochures. 

Pendant  qu'il  discourait,  les  trois  campagnards  ébaubis  incli- 
naient poliment  la  tête  en  signe  d'assentiment.  Hélène,  agacée,  mar- 
quait son  irritation  en  tambourinant  nerveusement  sur  la  toile 
cirée. 

—  Bah!  conclut  Gaston  Angéliaume  en  étouffant  un  bâillement, 
laissons  la  politique!  Quand  le  vin  est  bon,  c'est  malsain  de  le  dé- 
guster en  mâchant  cette  viande  creuse...  Messieurs,  je  propose  de 
boire  à  la  santé  de  notre  hôte... 

Ils  se  levèrent  tous  trois  pour  trinquer  avec  Jacques  des  Réaux. 

—  Et  aussi,  continua  Angéliaume  en  versant  de  nouvelles  rasades 
à  la  ronde,  —  aux  beaux  yeux  de  notre  gentille  hôtesse  ! 

Les  verres  avaient  été  de  nouveau  tendus  dans  la  direction  d'Hé- 
lène, mais  elle  renversa  brusquement  le  sien  : 

—  Merci,  messieurs,  dit-elle  froidement,  je  ne  bois  que  de  l'eau. 
Cette  nouvelle  marque  de  dédain  déconcerta  un  moment  les  trois 

Tourangeaux,  puis,  comme  ils  trouvaient  le  menu  trop  bon  pour  se 
fâcher,  ils  se  remirent  à  boire  et  à  parler  tous  en  même  temps. 

Les  têtes  s'échauffaient,  les  voix  s'enrouaient  ;  déjà  six  bouteilles 
rangées  en  un  coin  montraient  leurs  panses  vides  ;  le  médecin  sen- 
tait une  tiédeur  moite  lui  mouiller  les  tempes  ;  les  yeux  de  batra- 
cien d'Angéliaume  s'illuminaient  en  se  fixant  obstinément  sur  Hé- 
lène, placée  en  face  de  lui;  quant  au  percepteur,  il  épongeait 
soigneusement  ses  paupières  rougies,  qui  semblaient  pleurer  du 
vin.  —  Lorsqu'on  eut  apporté  le  fromage,  les  poires  et  les  noix, 
M.  des  RéaiLX,  surexcité  par  les  éloges  qu'on  décernait  à  son  Sau- 
mur  mousseux,  se  leva  et  annonça  qu'il  allait  lui-même  à  la  cave 
en  chercher  du  meilleur. 

Restée  seule  en  compagnie  des  buveurs,  Hélène  se  sentit  gênée 
par  les  œillades  persistantes  que  lui  lançait  le  plus  jeune  des  trois. 
Le  regard  effronté  d'Angéliaume  se  promenait  sur  toute  sa  per- 
sonne, lentement,  comme  une  limace  sur  un  beau  fruit.  Impatien- 
tée, elle  quitta  la  table  et  alla  jeter  sur  le  brasier  mourant  des  poi- 
gnées de  pommes  de  pin ,  qui  se  mirent  à  pétiller  en  dardant  de 
claires  flammèches.  Angéliaume,  tout  allumé  lui  aussi  et  tout  pétil- 
lant de  sensualité,  s'était  levé  à  son  tour  et  se  rapprochait  insensi- 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blement  de  la  cheminée.  Bientôt  l'adolescente,  courbée  ^ers  le 
foyer,  entendit  derrière  elle  le  souffle  bruyant  du  fils  du  marchand 
de  biens.  Elle  feignait  d'ignorer  son  approche  et  continuait  à  lui 
tourner  le  dos,  quand  il  lui  bégaya  presque  dans  le  cou  : 

—  Parole  !  mademoiselle  des  Réaux,  vous  êtes  jolie  comme  un 
cœur!..  Et  quels  cheveux!  on  dirait  de  la  soie... 

En  même  temps  les  gros  doigts  audacieux  4u  campagnard  cares- 
sèrent lourdement  les  boucles  flottantes  d'Hélène  et  lui  eflleurèrent 
quasi  la  joue.  Elle  se  redressa  furieuse,  les  yeux  menaçans,  la 
lèvre  crispée  ;  d'un  violent  revers  de  main  elle  souflleta  les  doigts 
d'Angéliaume  et  se  rejeta  de  côté. 

—  Vous  êtes  bien  osé!.,  s'exclama-t-elle  d'une  voL\  sourde. 

Le  percepteur  et  le  médecin,  qui  avaient  suivi  ce  manège,  riaient 
de  la  déconvenue  de  leur  camarade. 

Les  rires  de  ces  deux  hommes  exaspéraient  encore  davantage 
Hélène.  Rouge,  les  narines  dilatées,  les  prunelles  flambantes,  elle 
perdait  toute  mesure,  et,  pareille  à  une  petite  guêpe  en  colère,  elle 
était  sur  le  point  de  s'élancer  pour  souflleter  de  nouveau  Angé- 
liaume,  quand  M.  des  ]\éaux  rentra  avec  ses  bouteilles. 

—  Mon  père,  dit  Hélène  en  s'avançant  vers  lui ,  si  vous  rece- 
vez des  gens  qui  prennent  votre  maison  pour  une  auberge,  vous 
devriez  au  moins  leur  recommander  de  ne  pas  avoir  avec  moi  des 
façons  de  cabaret! 

—  Quoi?  qu'y  a-t-il?  demanda  Jacques  des  Réaux  interloqué,  eu 
questionnant  du  regard  le  docteur  Vincendeau. 

—  U  y  a,  répondit  le  médecin  d'un  air  pincé,  qu'Angéliaume  a 
voulu  badiner  et  que  votre  demoiselle  entend  mal  la  plaisanterie... 

Cet  incident  avait  jeté  un  froid.  Angéliaume  consulta  sa  montre, 
déclara  qu'il  avait  un  rendez-vous  à  Monti'ésor  et  tira  brusquement 
sa  révérence  à  M.  des  Réaux.  Après  un  moment  d'hésitation,  les 
deux  autres  décrochèrent  leur  chapeau  et  prirent  congé  à  leur 
tour. 

—  Un  instant,  que  diantre  I  protestait  Jean-Jacques,  vous  n'allez 
pas  me  laisser  boire  mon  vin  tout  seul!..  Attendez  au  moins  le 
cafél 

—  Merci  !  repaitit  le  médecin  en  appuyant  intentionnellement 
sur  chaque  mot,  nous  prendrons  notre  demi-tasse  au  cabaret,.. 
Notre  société  est  désagréable  à  votre  demoiselle,  et  nous  ue  voulons 
gêner  personne. 

Ils  sortirent,  malgré  les  instances  de  M.  des  Réaux  qui  les  accom- 
pagna au  dehors,  moins  encore  par  politesse  que  pour  se  renseigner 
sur  ce  qui  s'était  passé  en  son  absence.  Hélène  était  restée  adossée 
à  la  cheminée,  les  sourcils  rapprochés,  les  poings  fermés,  et  elle  bat- 


HÉLÈNE.  283 

tait  du  pied  le  carreau  avec  rage.  Elle  entendait  la  conversation  se 
continuer  dans  la  cour  ;  elle  distinguait  la  voix  sifflante  de  son  père, 
et  les  mots  :  a  Enfant  désagréable  et  mal  élevée  !  »  lui  arrivaient 
aux  oreilles.  Peu  à  peu,  les  pas  s'éloignèrent,  et  M.  des  Réaux  ren- 
tra dans  la  salle.  Il  paraissait  très  vexé,  et  ses  yeux  jaunes  avaient 
un  regard  plus  agressif  et  plus  aigu  : 

—  Que  signifie  cette  nouvelle  frasque?  dit-il  avec  irritation...  Ce 
n'est  pas  assez  que  la  société  de  ta  mère  me  traite  en  paria,  il  faut 
encore  que  tu  viennes  ici  pour  en  chasser  mes  amis  ! 

—  Pourquoi  vos  amis  se  conduisent-ils  comme  des  gens  de  rien? 
répliqua-t-elle  en  endossant  sa  veste  et  en  coiiTant  nerveusement  sa 
toque...  Libre  à  vous  de  les  garder,  quant  à  moi,  je  ne  supporterai 
pas  davantage  leurs  grossièretés...  Dites  à  la  Perrine  de  descendre 
ma  caisbO...  Vous  savez  que  je  dois  prendre  le  courrier  de  trois 
heures. 

—  Voilà  bien  les  exagérations  de  ta  mère!  s'écria-t-il  en  le- 
vant les  épaules  ;  quel  grand  crime  a  donc  commis  ce  pauvre  Angé- 
liaume  ? 

—  Ce  pauvre  Angéliaume  était  gris  et  il  a  osé  promener  ses  \  ilains 
doigts  dans  mes  cheveux...  Ah!  reprit-elle  en  secouant  avec  dégoût 
sa  chevelure,  si  j'avais  des  ciseaux,  je  couperais  les  boucles  qu'il  a 
touchées,  tant  cela  me  répugne!..  Que  vos  amis  prennent  ces  ma- 
nières-là avec  la  Perrine,  c'est  possible,  mais  moi,  votre  fille,  j'en- 
tends qu'on  me  respecte  quand  je  viens  chez  vous! 

—  D'abord,  repartit  aigrement  des  Réaux,  il  me  semble  que  tu 
pourrais  appeler  ^''®  Perrin  autrement  que  a  la  Perrine. . .  »  Si  tu 
veux  qu'on  te  respecte,  respecte  aussi  les  susceptibilités  des  au- 
tres !..  D'ailleurs,  permets-moi  de  te  dire  que  tu  es  une  sotte...  De 
la  part  d* Angéliaume ,  le  geste  qui  t'a  elTarouchée,  au  lieu  d'être 
une  offense,  était  un  compliment  à  ton  adi'esse. 

—  Qu'il  garde  ses  complimens,  je  n'en  ai  que  faire! 

—  Tu  es  bien  dégoûtée  !..  Le  père  Angéliaume  ramasse  des  écus 
et  le  jeune  homme  apportera  un  demi-million  en  se  mariant. 

—  Il  en  aura  besoin  pour  se  décrasser. 

—  La  fille  qu'il  épousera  ne  sera  pas  malheureuse,  et,  si  tu  vou- 
lais, avant  deux  ans,  tu  serais  cette  fille-là. 

—  Moi?  s*  écria-t-elle  révoltée,  vous  moquez -vous? 

—  Tu  le  trouves  indigne  de  ta  précieuse  personne?  reprit-il  avec 
un  ricanement  de  pitié,  qui  espères-tu  donc  épouser?..  Un  prince? 

—  Je  ne  me  marierai  qu'avec  un  homme  de  notre  monde. 

—  En  vérité!..  Niaise,  si  tu  avais  deux  onces  de  sens  commun, 
tu  verrais  clair  dans  ta  situation  et  tu  te  déferais  des  illusions  sau- 
grenues, dont  ton  hidalgo  de  grand -père  te  farcit  la  tête...  Les  gens 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

de  ton  monde  veulent  des  filles  bien  rentées,  et  tu  auras  à  peine 
soixante  mille  francs  de  dot... 

Alors,  avec  une  sorte  de  joie  maligne,  il  s'évertua  à  lui  peindre 
sa  situation  sous  les  couleurs  les  plus  noires  et  les  plus  découra- 
geantes. —  Il  s'entendait  à  décourager  les  gens!  —  Il  lui  démontra 
que  la  fortune  de  son  grand-père  était  médiocre,  que  sa  mère  était 
dépensière  et  que  les  jeunes  gens  d'à-présent  cherchent  avant  tout 
à  se  marier  richement.  —  D'ailleurs,  en  supposant  que  l'un  d'eux 
passerait  sur  la  question  d'argent,  en  province,  on  regarde  à  deux 
fois  avant  d'épouser  une  fille  dont  le  père  et  la  mère  vivent  sépa- 
rés. On  soupçonne  qu'il  y  a  toujours  là-dessous  quelque  chose  d'in- 
correct et  d'équivoque. . . 

Au  lieu  de  convaincre  Hélène,  ces  raisonnemens  ne  firent  que 
l'exaspérer  davantage  : 

—  A  qui  ^la  faute,  s'exclama-t-elle  avec  emportement ,  si  notre 
position  est  fausse?..  Si  vous  viviez  avec  nous,  personne  ne  trou- 
verait à  jaser  sur  notre  compte...  Mais  vous  n'êtes  entouré  que  de 
subalternes  et  de  gens  mal  élevés.  —  Regardez  donc  autour  de 
vous!..  Est-ce  là  un  train  de  maison  qui  vous  fasse  honneur  et  un 
intérieur  digne  de  Jacques  des  Réaux!... 

En  même  temps,  d'un  coup  d'œil  circulaire  et  d'un  geste  mépri- 
sant, elle  lui  montrait  la  salle  aux  murailles  nues,  la  table  chargée 
de  bouteilles  et  de  débris  de  victuailles,  les  solives  enfumées,  les 
armoires  poudreuses... 

Jacques  des  Réaux  rougit  et  se  mordit  les  lèvres  : 

—  Je  crois,  dit-il  d'une  voix  ironiquement  acerbe,  que  lu  te  mêles 
de  me  faire  la  leçon...  Sache  que  je  ne  reçois  de  conseils  de  per- 
sonne et  encore  moins  d'une  bambine  de  ton  âge...  Tu  répètes 
comme  une  perruche  les  sottises  que  débite  ta  mère...  Tu  subis 
son  influence.  A  ton  aise!  Un  jour,  tu  t'en  mordras  les  doigts! 

Il  se  dirigea  vers  la  porte  :  —  As-tu  toujours  l'intention  de  partir 
aujourd'hui? 

—  Oui,  certes!  répliqua-t-elle  avec  énergie. 

—  J'ai  à  sortir  et  je  ne  serai  pas  là  pour  te  mettre  en  voiture... 
Disons-nous  adieu  tout  de  suite. 

—  Adieu  1 

Elle  s'était  détournée  pour  ne  pas  avoir  à  l'embrasser  et  aussi 
pour  lui  cacher  ses  yeux  où  montaient  des  larmes. 

11  fit  encore  quelques  pas,  puis  s'arrêta,  un  peu  honteux  de  la 
quitter  d'une  façon  si  peu  paternelle...  Il  espérait  qu'elle  revien- 
drait la  première  et  qu'ils  se  sépareraient  moins  désagréablement  ; 
mais  voyant  qu'elle  s'obstinait  à  lui  tourner  le  dos,  il  se  décida  à 
sortir  : 


HELENE. 


285 


—  Niaise  et  entêtée  !  grommela-t-il  en  claquant  la  porte... 

Une  heure  après,  dans  la  cour,  Hélène,  le  cœur  gros,  attendait, 
assise  sur  sa  malle,  le  passage  de  l'omnibus.  —  Il  arriva  enfin,  avec 
un  bruit  de  ferraille  et  de  vitres  frémissantes.  Sur  un  signe  de  la 
jeune  fille,  le  conducteur  arrêta  ses  bêtes,  chargea  les  bagages  et 
introduisit  la  voyageuse  dans  l'intérieur,  où  elle  se  trouva  seule 
avec  un  paysan  assoupi  dans  un  coin.  —  La  voiture  repartit,  tan- 
dis qu'appuyée  à  la  vitre,  Hélène  regardait  les  toits  de  La  Châtai- 
gneraie disparaître  peu  à  peu  derrière  les  branches  effeuillées  des 
noyers  et  des  ormeaux. 


lY. 


Comme  toutes  les  maisons  bâties  sur  le  flanc  du  coteau  de  Saint- 
Symphorien,  l'habitation  de  M^^  des  Réaux  était  dominée  par  un 
jardin  en  terrasse.  La  succession  de  ces  jardins  exposés  en  plein 
midi,  plantés  d'arbres  à  fruit,  de  lauriers  et  de  magnolias,  coupés 
çà  et  là  par  des  villas  aux  toitures  à  l'italienne,  donne  à  cette 
colline  un  peu  de  la  physionomie  du  quartier  de  Garavan  à  Menton. 
La  grande  nappe  bleuissante  de  la  Loire,  qui  s'épand  au-delà  de 
la  levée,  ajoute  encore  à  l'illusion.  Même  dans  les  mois  d'hiver, 
au  moindre  rayon  de  soleil,  on  jouit  là  d'une  température  presque 
méridionale,  et  dès  février,  les  amandiers  s'y  couvrent  de  fleurs. 

Par  ces  clémentes  journées  d'hiver,  Hélène,  depuis  son  retour 
de  La  Châtaigneraie,  ne  manquait  pas  de  faire  une  promenade  quo- 
tidienne le  long  des  terrasses  du  Pressoir.  Elle  choisissait  l'heure 
tiède  de  midi,  quand  le  soleil  déjà  printanier  chauffait  libéralement 
les  murailles  tapissées  de  glycines.  Elle  respirait  avec  sensualité 
l'odeur  des  premières  violettes,  suivait  des  yeux  la  fuite  lente  des 
eaux  moirées  de  la  Loire,  et  de  temps  en  temps  son  regard,  pas- 
sant par-dessus  les  branches  rougissantes  des  tilleuls  qui  séparaient 
Le  Pressoir  de  la  propriété  contiguë,  s'arrêtait  distraitement  sur  les 
allées  d'un  jardin  voisin. 

'  Là  aussi,  aux  mêmes  heures  qu'elle,  un  jeune  promeneur,  les 
cheveux  au  vent,  la  figure  imberbe,  semblait  très  intéressé  par  la 
contemplation  du  paysage  et  surtout  par  le  spectacle  des  terrasses 
du  Pressoir.  Ce  jouvenceau,  nommé  Raymond  Descombes,  était  le 
fils  unique  d'une  veuve  qui  entretenait  des  relations  de  bon  voi- 
sinage avec  M""^  des  Réaux.  Il  achevait  sa  philosophie  au  lycée  de 
Tours  et  touchait  à  ses  dix-huit  ans,  l'âge  où  chez  les  garçons  la 
puberté  opère  son  travail  de  sève  montante.  Dans  les  tempéra- 
mens  sanguins  et  robustes  cette  crise  se  traduit  d'ordinaire  par  une 


286  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

explosion  de  désirs  turbulens  qui  se  satisfont  sans  choix,  avec  une 
hâte  vorace;  —  chez  les  natures  nerveuses  et  timides,  cette  explo- 
sion est  contenue,  au  contraire,  par  une  réserve  craintive,  par  une 
pudeur  presque  féminine  ;  elle  se  manifeste  alors  par  de  solitaires 
rêveries,  une  recrudescence  de  sensibilité,  un  tour  d'esprit  plus 
lyrique  et  romanesque.  Raymond  Descombes  était  un  timide  et  un 
délicat.  Il  ne  concevait  encore  l'amour  que  sous  la  forme  d'un  sen- 
timent éthéré  et  rafiiné,  s'absorbant  dans  l'adoration  d'une  virginale 
beauté  de  jeune  fille,  —  et  pour  lui,  l'idéal  de  la  jeune  fille  était 
Hélène  des  Réaux. 

Il  la  connaissait  depuis  l'enfance;  depuis  l'enfance  il  se  tenait 
émerveillé  devant  la  grâce,  l'esprit  et  la  beauté  précoces  de  sa 
voisine.  Elle  lui  imposait  par  ses  airs  décidés,  par  son  regard  déjà 
profond,  par  le  luxe  coquet  de  ses  robes  de  fillette.  Quand  d'aventure 
elle  lui  adressait  la  parole,  il  perdait  immédiatement  contenance, 
rougissait,  balbutiait  et  se  sentait  devenir  stupidement  gauche.  En 
présence  de  cette  adolescente  si  joliment  atournée,  déjà  si  femme 
par  le  costume,  la  décision  du  regard,  le  mordant  de  la  parole,  il 
comprenait  douloureusement  l'inélégance  de  ses  vêtemens  de  col- 
légien, la  rusticité  de  ses  manières,  le  ridicule  de  son  élocution 
hésitante  et  embarrassée.  Aussi  préférait-il  ne  la  voir  que  de  loin, 
sans  être  aperçu  ou  du  moins  sans  être  obligé  de  parler.  Il  ne  man- 
quait jamais  de  gravir  la  plus  haute  terrasse  du  jardm  maternel,  à. 
l'heure  où  il  savait  qu'Hélène  commençait  sa  promenade  quoti- 
dienne le  long  des  espaliers  du  Pressoir.  Le  matin,  en  allant  au 
lycée,  il  pensait  qu'il  la  verrait  à  midi,  et  cette  pensée  lui  tenait  le 
cœur  chaud  pendant  le  cours  où  le  professeur  expliquait  «  l'origine 
des  idées.  »  Sitôt  la  classe  finie,  il  s'en  revenait  lestement  vers 
Saint-Symphorien  par  le  chemin  le  plus  direct,  et  il  s'élançait  tout 
palpitant  au  jardin,  en  se  demandant  :  a  Y  sera-t-elle  ?  »  Accoudé 
à  un  mur  d'où  l'on  pouvait  voir,  à  travers  les  branches  sans  feuilles, 
tout  ce  qui  se  passait  sur  les  terrasses  du  Pressoir,  il  attendait 
anxieusement  qu'elle  parût.  Hélène  se  montrait  enfin  ;  il  apercevait 
sa  silhouette  se  détachant  finement  sur  le  bleu  claii*  du  ciel  ;  il  en- 
tendait sa  voix  nette  et  musicale  jeter  des  appels  caressans  à  un 
chat  favori;  parfois  il  la  perdait  de  vue  au  tournant  d'un  mur,  puis 
la  voyait  reparaître  au  sommet  d'un  escalier...  C'était  tout,  mais 
c'était  du  bonheur  pour  le  reste  do  la  journée. 

La  i)résence  de  Raymond  Descombes  n'échappait  pas  à  Tobser- 
vation  d'Hélène,  mais  ejle  ne  s'en  préoccupait  que  médiocreraeal. 
Elle  ne  voyait  dans  le  manège  de  son  voisin  que  la  curiosité  d*un 
collégien  indiscret  et  désœuvré.  Elle  était  tout  entière  livrée  à  ses 
Ambitieuses  chimères,  et  ses  chimères  l'emportaient  trop  loin  pour 


HÉLÈNE.  -87 

qu'elle  s'intéressât  à  l'espionnage  de  ce  lycéen  dégingandé  qu'elle 
traitait  en  gamin.  Mais,  depuis  son  retour  de  La  Châtaigneraie,  elle 
subissait  elle-même  une  crise,  ses  gôùts  se  modifiaient,  son  hu- 
meur s'altérait.  Elle  était  prise  de  langueurs  pesantes,  de  sourdes 
mélancolies,  auxquelles  succédaient  brosquement  des  pétulances 
de  chèvre  capricieuse  et  indisciplinée ,  des  accès  de  fou  rire , 
des  curiosités  singulières.  Poiu*  la  première  fois  elle  s'inquiétait 
de  l'assiduité  de  Raymond  au  jardin  ;  pour  la  première  fois  aussi. 
elle  remarquait  son  trouble  quand  il  venait  en  visite  au  Pressoir 
avec  sa  mère.  De  soudaines  lumières  éclairaient  son  esprit.  Elle 
de^inait  tout  à  coup  que  la  gaucherie  et  l'embarras  du  jeune  homme 
avaient  peut-être  une  autre  cause  que  la  timidité  ou  le  manque 
d'usage.  Elle  l'examinait  de  plus  près  et  finissait  par  trouver  que, 
malgré  ses  vêtemens  mal  coupés,  il  ne  manquait  pas  d'une  certaine 
poésie  sauvage.  Sa  taille  élancée,  sa  maigreur,  ses  yeux  noirs  en- 
foncés sous  l'orbite,  ses  cheveux  bruns  touffus  et  longs  lui  don- 
naient l'air  d'un  amoureux  de  l'époque  romantique.  Parfois,  tandis 
qu'elle  l'examinait  à  travers  les  tilleuls,  des  pensées  bizarres  lui 
traversaient  le  cerveau.  Elle  se  rappelait  l'audacieuse  liberté  prise 
par  Gaston  Angéliaume  après  le  déjeuner  de  La  Châtaigneraie,  puis 
brusquement  elle  supposait  Raymond  à  la  place  de  ce  bellâtre  cam- 
pagnard, et  se  demandait  si  cette  même  hardiesse,  de  la  part  de 
son  jeune  voisin,  eût  provoqué  chez  elle  les  mêmes  répugnances. 
Cette  singulière  imagination  lui  causait  un  trouble  dans  lequel, 
tout  en  rougissant,  elle  se  complaisait. 

De  même  que  son  esprit,  son  corps  subissait  une  métamorphose. 
La  verdeur  un  peu  aigrelette  de  l'adolescence  disparaissait.  Sa  jeu- 
nesse s'épanouissait  peu  à  peu  comme  une  rose  rouge  qui  sort  du 
bouton  :  les  angles  devenaient  des  contours,  la  démarche  avait  des 
mouvemens  plus  souples.  La  taille  se  cambrait  davantage,  la  poi- 
trine se  gonflait.  Hélène  était  tout  d'abord  presque  confuse  de  ce 
soudain  développement  du  buste  et  elle  s'efforçait  de  comprimer 
sous  son  corsage  ces  rondeurs  trop  accentuées.  11  lui  prenait  tout  à 
coup  des  scrupules  de  pudeur  qui  jusqu'alors  ne  l'avaient  point 
tourmentée.  Elle  soupirait  à  propos  de  rien.  Le  son  des  cloches, 
l'odeur  pénétrante  d'un  bouquet  de  Ulas,  l'air  d'une  valse  jouée  par 
un  orgue  des  rues,  suffisaient  à  lui  faire  monter  des  pleurs  dans 
les  yeux... 

Cependant,  à  travers  ces  crises  de  la  quinzième  année,  le  prin- 
temps était  venu,  amenant  avec  lui  des  après-midi  de  soleil,  des 
soirées  plus  longues  et  plus  tièdes.  Après  dîner.  M"^*  des  Réaux 
sortait  avec  Hélène,  et  elles  se  promenaient  jusqu'à  la  nuit  tombante 
le  long  de  la  levée  qui  va  de  Saint-Symphorien  à  Sainte-Radeconde. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  ces  promenades,  elles  rencontraient  M"^®  Descombes  pre- 
nant elle-même  le  frais  en  compagnie  de  Raymond.  Les  deux  mères 
se  visitaient  de  temps  à  autre,  et  peu  à  peu  la  similitude  de  leur 
situation  les  avait  liées  plus  intimement.  N'étaient-elies  pas  toutes 
deux  veuves  ?  l'une  ayant  perdu  son  mari,  et  l'autre  vivant  séparé 
du  sien  ?  Leur  commune  solitude  les  rapprochait,  bien  que  leurs 
caractères  et  leurs  goûts  fussent  différens  :  —  M""®  Descombes  simple, 
sérieuse,  uniquement  occupé  de  l'éducation  et  de  l'avenir  de  son 
fils;  —  M™"  des  Réaux,  élégante,  frivole,  regrettant  le  monde,  et 
ne  parlant  que  robes,  bals  ou  visites. — Elles  ne  s'entendaient  guère 
que  sur  un  point  :  —  l'admiration  exclusive  qu'elles  professaient 
pour  leurs  enfans. 

Sur  la  levée,  les  deux  mères  marchaient  ensemble.  Raymond  et 
Hélène,  plus  ingambes,  les  précédaient  de  quelques  pas.  La  pre- 
mière fois  que  le  lycéen  s'était  promené  à  côté  de  la  jeune  fille, 
l'émotion  l'avait  rendu  muet  et  quasi-stupide.  Il  se  tenait  raide  et 
gourmé  auprès  d'elle,  cinglant  de  coups  de  badine  les  hautes  herbes 
du  talus  et  ne  trouvant  pas  un  mot  à  dire.  Hélène,  plus  calme  et  se 
possédant  mieux,  jouissait  malicieusement  de  son  embarras  et  se 
plaisait  à  l'augmenter  en  affectant  une  réserve  dédaigneuse.  Ray- 
mond osait  à  peine  la  regarder  ;  d'un  air  boudeur,  il  tenait  ses  yeux 
fixés  sur  la  Loire  glacée  de  lilas  par  les  dernières  lueurs  du  cou- 
chant, et  il  soupirait  avec  véhémence. 

—  Pourquoi  poussez-vous  de  tels  soupirs  ?  demanda  Hélène  su- 
bitement et  d'un  ton  moqueur;  est-ce  la  pensée  de  votre  baccalau- 
réat qui  vous  rend  mélancolique  ? 

—  Je  me  moque  bien  de  mon  baccalauréat,  répliqua  rudement 
Raymond,  furieux  d'être  traité  en  collégien  ;  c'est  le  dernier  de 
mes  soucis  1 

—  Alors,  continua-t-elle  sur  le  même  ton,  c'est  peut-être  l'effet 
du  printemps? 

—  Le  printemps,  s'écria-t-il,  je  le  déteste!.. 

—  Vous  êtes  bien  difficile...  Pourquoi? 

—  Parce  que,  dit-il  à  voix  basse  avec  une  sorte  d'emportement, 
les  tilleuls  du  Pressoir  sont  maintenant  garnis  de  feuilles,  et  que 
je  ne  peux  plus  vous  voir  passer  sur  les  terrasses. 

Elle  ne  jugea  pas  à  propos  de  se  lâcher  de  cet  aveu,  qui  était 
presque  une  déclaration  ;  elle  se  contenta  de  laisser  tomber  la  con- 
versation d'un  air  digne.  11  ne  lui  déplaisait  pas  de  savoir  que  Ray- 
mond était  épris  d'elle,  et,  faute  de  mieux,  cet  amoureux  en  herbe 
chatouillait  encore  agréablement  sa  vanité.  Raymond,  qui  s'atten- 
dait à  être  rappelé  vertement  à  l'ordre,  fut  de  son  côté  ravi  de  voir 
qu'elle  ne  le  repoussait  point.  A  partir  de  cette  soirée,  la  glace  fut 


HÉLÈNE.  289 

rompue  entre  eux,  et  à  mots  couverts,  avec  des  timidités  de  no\ices, 
des  sournoiseries  naïves  et  de  poétiques  enfantillages,  ils  commen- 
cèrent à  jouer  l'idylle  toujours  semblable  et  toujours  exquise  du 
premier  amour. 

Ils  se  prêtaient  des  livres  et  causaient  de  leurs  lectures  pendant 
les  promenades  du  soir.  C'était  un  moyen  ingénieux  de  parler  d'a- 
mour à  l'aide  de  sous-entendus,  sans  que  leurs  mères  pussent  s'ef- 
faroucher de  leur  conversation.  Les  livres  choisis  par  Raymond  :  — 
Werther,  Paul  et  Virginie,  Jocelyn,  —  lui  fournissaient  d'heureux 
prétextes  pour  exprimer  ses  propres  sentimens  sans  trop  se  démas- 
quer. Hélène,  très  fine,  comprenait  à  demi-mot  et  s'amusait  à  en- 
traîner le  lycéen  sur  la  pente  des  tendres  confidences,  sauf  à  l'ar- 
rêter par  un  regard  sévère  lorsqu'il  devenait  trop  explicite... 

Pendant  ces  causeries,  la  Loire,  avec  un  bruit  caressant,  coulait 
à  leurs  pieds.  La  nuit  descen  Jait  pacifiquement  sur  le  faubourg  et 
veloutait  le  contour  des  coteaux,  les  verdures  de  l'île  Saint-Jacques, 
la  silhouette  des  maisons  et  des  églises  de  la  ville,  dont  on  voyait 
les  lumières  trembloter  sur  la  rive  opposée.  Entre  les  deux  levées 
obscures,  le  fleuve  argenté  d'un  reste  de  clarté  crépusculaire,  fuyait 
dans  une  ombre  bleuâtre,  puis  se  perdait  derrière  les  arches  du 
Grand-Pont.  Peu  à  peu  l'eau  elle-même  s'enténébrait  et  sa  surface 
reflétait  alors  les  points  d'or  des  étoiles.  Des  voLx  lointaines  chan- 
taient sur  la  route;  les  jardins  étages  sur  la  colline  imprégnaient 
l'air  d'odeurs  de  chèvrefeuille;  une  molle  influence  printanière 
pénétrait  jusqu'au  cœur  des  deux  jeunes  gens  et  les  rendait  plus 
expansifs. 

—  Croyoz-vous  que  l'amour  dont  parlent  les  romans  puisse  exis- 
ter dans  la  réalité?  demandait  brusquement  Hélène,  prise  du  désir 
d'entendre  de  nouveau  la  musique  d'une  déclaration  chatouiller  ses 
oreilles. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  j'en  suis  sûr. 

— '  Vous  connaissez  des  amoureux  en  chair  et  en  os  ? 

—  J'en  connais  un,  du  moins. 

—  Vous,  peut-être? 

—  Oui,  moi  ! 

—  Vous  aimez  comme  Paul,  comme  Werther? 

—  J'aime  comme  Werther  une  Charlotte  qui  ne  s'en  doute  point.., 
qui  ne  s'en _doutera  peut-être  jamais. 

—  Est-elle  blonde"ou  brune? 

—  M  l'un  ni  l'autre. 

—  Un  monstre  alors  ! 

—  Je  la  trouve  adorable. 

TOME   LX3UV.   —    1886.  JQ 


290  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Vraiment...  Et  où  demeure  cette  merveille? 

—  Tout  près  d'ici,  et  elle  s'appelle... 

—  Ne  me  dites  pas  son  nom,  murmura  rapidement  Hélèae, 
je  le  sais... 

Raymond  tressaillit.  A  la  clarté  des  étoiles,  leurs  yeux  se  rencon- 
trèrent et  cette  voluptueuse  communion  des  regards  fit  éprouver 
au  jeune  homme  un  moment  de  vertige. 

—  Puisque  vous  la  connaissez,  reprit-il  d'une  voix  étranglée, 
pouvez-vous  me  dire  à  votre  tour  si  elle  m'aime  un  peu? 

—  Vous  en  demandez  trop  !  répliqua-t-elle  brièvement  en  détour- 
nant la  tête. 

Ils  furent  rejoints  par  leurs  mères,  et  ce  fut  tout  pour  ce  soir-là. 
Mais,  en  rentrant,  Raymond,  inondé  d'une  joie  qui  l'enliévrait,  ne  put 
s'endormir.  11  enjamba  la  fenêtre  de  sa  chambre  et  sauta  dans  le 
jardin  plein  de  roses,  dont  les  corolles  mouillées  scintillaient  au 
clair  de  lune.  Tandis  que  tout  sommeillait  au  Pressoir  et  dans  la 
maison  de  sa  mère,  il  parcourait  lentement  les  terrasses  où  les 
grillons  chantaient  dans  la  nuit;  et  sur  le  rythme  tremblé  de  ces 
murmures  d'insectes,  il  se  répétait  à  satiété  les  mots  prononcés  par 
Hélène,  il  se  grisait  du  souvenir  de  son  regard  ;  il  trouvait  les  jar- 
dins féeriquemeni  beaux  ;  la  nuit  de  juin  avait  pour  lui  les  couleurs 
et  les  parfums  d'une  nuit  d'Orient,  et  la  Touraine  lui  semblait  un 
paradis. 

Hélène  était  plus  calme.  La  tendresse  qu'elle  venait  de  faire  jail- 
lir du  cœur  de  son  jeune  voisin  lui  donnait  des  émotions  agréables, 
mais  des  émotions  sans  trouble.  L'amour  ne  l'agitait  pas  encore  ; 
toutefois  il  ne  lui  déplaisait  pas  d'avoir  un  amoureux.  Cela  lui  prou- 
vait à  elle-même  qu'elle  n'était  plus  une  petite  fille  et  qu'elle  en- 
trait sérieusement  dans  la  vie.  C'était  une  prenodère  aflirraation  de 
cette  beauté  sur  laquelle  elle  fondait  tant  d'espérances.  El  e  se  sen- 
tait née  pour  commander  et  pour  séduire,  et  elle  laisait  sur  Ray- 
mond Descombes  l'expérience  de  son  pouvoir.  Le  jeune  homme 
était  en  adoration  devant  sa  beauté,  et  chaque  jour  elle  essayait  plus 
hardiment  jusqu'où  pouvait  aller  la  soumission  de  ce  premier  ado- 
rateur. 

Raymond  lui  avait  confié  qu'aussitôt  après  avoir  été  reçu  bache- 
lier, il  chercherait  à  entrer  au  Conservatoire  afin  d'y  j)Oursuivre 
sérieusement  des  études  d'harmonie  commencées  à  Tours.  11  était 
fou  de  musique  et  rêvait  de  se  faire  un  nom  comme  compositeur. 
L'es[)rit  pratique  de  M"*"  Descombes  s'ell'arouchait  de  cetto  vocation 
hasardeuse  ;  elle  aurait  voulu  (pie  son  (ils  restât  près  d'elle  et  choi- 
sit une  cîirrière  moins  chanceuse  et  plus  lucrative;  mais  comme  elle 
chérissait  Raymond,  elle  n'osait  contrarier  ses  goùls  et  se  résignait 


UELÈSE.  291 

mélancoliquement  à  le  voir  partir  à  la  tin  de  l'automne.  Un  soir, 
pendant  la  promenade  coutumière,  Hélène  tournant  vers  le  jeune 
homme  ses  fascinans  yeux  verts,  lui  dit  à  brùle-pourpoint  : 

—  Ainsi,  c'est  décidé,  dès  que  vous  serez  bachelier,  vous  nous 
quitterez  ? 

—  Oui,  répondit- il,  j'irai  à  Paris  et  j'essaierai  d'entrer  au  Con- 
servatoire. 

—  Très  bien...  Et  cette  personne  que  vous  prétendez  aimer,., 
vous  l'oublierez? 

—  Au  contraire,  c'est  pour  me  rendre  plus  digne  d'elle  que  je 
veux  composer  de  belles  œuvres  et  conquérir  un  nom. 

—  Si  pourtant  elle  ne  tenait  pas  à  cette  gloire  que  vous  irez  cher- 
cher loin  d'elle!.. 

—  Est-ce  vous  qui  parlez?  murmura-t-il  surpris,  vous  qui  prisez 
si  haut  toutes  les  supériorités  ! 

—  Mais  enfin,  insista-t-elle  avec  une  œillade  caressante,  si  cette 
personne  vous  priait  de  renoncer  à  vos  projets? 

—  Quoi!  s'écria-t-il,  renoncer  à  l'an? 

—  Non  pas...  Mais  si  elle  vous  demandait  de  travailler  ici  au 
lieu  de  vous  expatrier...  Si  son  affection  était  à  ce  prix? 

Il  s'arrêta  tout  }»lpitaDt  et  plongea  naïvement  son  regard  dans 
les  yeux  de  la  jeune  fille. 

—  Vous  le  voulez  ?  balbutia-t-il. 

—  Oui. 

—  Eh  bien!.,  je  resterai. 

Un  éclair  de  triomphe  illumina  les  prunelles  d'Hélène.  —  L'ex- 
périence avait  réussi  ;  elle  connaissait  maintenant  l'étendue  de  son 
pouvoir,  et  elle  en  était  fière.  —  Emportée  par  un  mouvement  où 
il  y  avait  plus  d'amour-propre  satisfait  que  de  tendresse,  elle  oûrit 
sa  main  nue  à  Raymond,  qui  la  serra  dans  la  sienne  pour  la  pre- 
mière fois,  et  qui  ne  crut  pas  acheter  trop  cher  cette  minute  de 
félicité  toute  nouvelle  et  tout  exquise,  en  la  payant  du  sacrifice  de 
ses  projets  d'avenir. 


V. 


Des  mois  se  passèrent.  A  la  fin  de  juillet,  Raymond  avait  été  reçu 
bachelier.  Fidèle  à  sa  promesse,  il  ne  parlait  plus  de  s'en  aller  à 
Paris,  et  sa  mère,  heureuse  de  cette  conversion  dont  elle  s'attribuait 
tout  le  mérite,  songeait  à  lui  faire  commencer  à  Tours  des  études 
de  droit  qu'il  irait  plus  tard  achever  à  Poitiers.  Hélène,  tout  en 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

louant  Raymond  de  sa  docilité,  ne  semblait  déjà  plus  apprécier  à  sa 
juste  valeur  le  sacrifice  qu'elle  avait  imposé  au  jeure  homme.  Elle 
était  toujours  flattée  de  la  tendresse  enthousiaste  qu'elle  lui  inspi- 
rait, mais  ce  culte  obscur,  ces  enfantines  adorations  ne  lui  suffi- 
saient plus.  A  mesure  que  sa  beauté  se  développait,  ses  chimères 
ambitieuses  la  reprenaient.  Raymond  était  un  trop  petit  person- 
nage pour  devenir  jamais  le  héros  du  roman  grandiose  qu'elle  ima- 
ginait. Et  alors  l'élégante  figure  de  Philippe  de  Préfaille,  caracolant 
en  habit  rouge  à  la  lisière  de  la  forêt  de  Loches,  traversait  son  sou- 
venir comme  une  radieuse  étoile  filante. 

Parfois  dans  un  journal  de  modes  ou  dans  une  de  ces  feuilles  qui 
ont  la  spécialité  des  histoires  de  sport  et  de  high-Ufe,  elle  lisait  le 
récit  d'une  fête  parisienne  ou  les  détails  d'une  semaine  de  villé- 
giature dans  un  des  châteaux  riverains  de  la  Loire.  Lorsqu'elle  y 
rencontrait  les  noms  de  Philippe  de  Préfaille  et  de  M™®  de  Boiscou- 
dray,  son  cœur  battait  plus  fort.  Elle  s'absorbait  dans  la  descrip- 
tion d'un  lunch  ou  d'un  rallye-paper.  Elle  voyait  en  imagina- 
tion des  cavalcades  galoper  le  long  des  avenues  de  quelque  parc 
centenaire,  des  landaus  emporter  en  forêt  des  femmes  dont  les  toi- 
lettes de  campagne  sortaient  de  chez  Worth.  Il  lui  semblait  en- 
tendre le  grincement  des  roues  sur  le  sable,  au  retour,  à  la  nuit 
tombante,  quand  les  voitures  arrivent  au  grand  trot  devant  la  façade 
déjà  illuminée,  et  que  dans  le  hall  tendu  de  vieilles  tapisseries,  on 
cause  et  on  flirte  doucement,  en  attendant  l'heure  où  l'on  montera 
s'habiller  pour  le  dîner...  Quand  elle  se  réveillait  de  ces  songeries 
mondaines  et  qu'elle  jetait  mélancoliquement  les  yt  ux  autour  d'elle, 
tout  lui  semblait  rapetissé,  plat  et  vulgaire.  Elle  se  faisait  l'effet 
de  Gendrillon  sortant  du  bal  après  minuit  et  s'apercevant  que  son 
carrosse  est  redevenu  une  citrouille,  ses  valets  de  pied  des  rats 
et  son  cocher  un  lézard.  Elle  restait  languissamment  étendue  pen- 
dant des  heures  et  n'avait  plus  le  courage  de  rien.  Son  père  lui  avait 
en  vain  écrit  deux  fois  pour  la  réclamer  à  La  Châtaigneraie  ;  elle 
laissait  ses  lettres  sans  réponse  ;  elle  ne  se  sentait  ni  de  force  ni 
d'humeur  à  supporter  deux  mois  de  réclusion  dans  cette  gentil- 
hommière délabrée,  en  compagnie  de  la  Perrine  et  des  parasites 
qui  exploitaient  la  vanité  de  M.  des  Réaux. 

Tours  seul  l'attirait.  Elle  était  tourmentée  d'un  besoin  de  se  dis- 
siper, de  dépenser  au  dehors  cette  jeunesse  exubérante  et  inem- 
ployée qui  l'enfiévrait. 

L'hiver  était  arrivé.  C'est  la  saison  où  Tours  est  le  plus  animé 
et  mondain.  Les  familles  anglaises  qui  viennent  hiverner  en  Tou- 
raine  peuplaient  les  villas  nichées  sur  les  coteaux  de  Saint-Cyr  et 
de  Saint-Symphorien.  Le  samedi,  qui  est  le  jour  fashionable,  la  rue 


HÉLÈNE.  298 

Royale  était  sillonnée  d'équipages  pendant  toute  l'après-midi.  Les 
châtelaines  des  environs  s'y  donnaient  rendez-vous  pour  courir  les 
magasins;  et  les  hôtels  en  vogue,  VUnicers  et  le  Faisan,  étaient 
pleins  d'une  clientèle  aristocratique.  —  Ce  jour-là,  quand  le  temps 
était  beau,  M™^  des  Réaux  et  Hélène  soignaient  leur  toilette  et,  tra- 
versant le  Grand-Pont,  allaient  se  mêler  au  mouvement  qui  égayait 
la  principale  rue  de  la  ville.  Un  clair  soleil  baignait  les  façades  et 
faisait  scintiller  les  vitrines  des  magasins,  devant  lesquels  station- 
naient des  landaus  et  des  coupés.  Des  dames,  emmitouflées  de 
fourrures,  en  descendaient  dans  un  chatoiement  de  soie  et  de  ve- 
lours, flânaient  le  long  des  vitrines,  s'abordaient  avec  des  sourires 
et  des  serremens  de  mains.  Des  jeunes  gens,  à  la  boutonnière 
fleurie  de  violettes,  les  accompagnaient  galamment  jusqu'au  seuil 
du  pâtissier  à  la  mode.  Là,  on  causait  comme  dans  un  salon, 
devant  les  comptoirs  chargés  de  gâteaiLx  et  de  sandwichs.  —  Hé- 
lène y  entraînait  sa  mère,  et,  assise  dans  un  coin,  y  grignotait 
des  petits  fours  ;  elle  se  sentait  heureuse  de  côtoyer  un  moment 
ces  belles  dames  qui  formaient  le  dessus  du  panier  de  la  société 
pro\inciale.  Ce  monde,  dont  elle  aurait  dû  faire  partie  si  M.  des 
Réaux  %ùt  été  un  père  comme  un  autre,  ce  monde  l'accueillait  par 
des  sourires  polis  et  de  rapides  saints,  mais  c'était  tout.  Hélène  se 
dépitait  intérieurement  d'assister  en  étrangère  aux  conversations 
qui  s'entamaient  à  côté  d'elle  et  où  elle  entendait  sonner,  avec  des 
éclats  de  fanfares,  les  plus  grands  noms  du  nobiliaire  tourangeau, 
mêlés  à  des  échos  de  fêtes  mondaines  :  —  Les  Lotherie  de  Presle 
avaient  repris  leurs  lundis  ;  —  on  avait  cotillonné  et  soupe  la  veille 
chez  lady  Macartney  ;  —  le  maréchal  devait  donner  un  bal  à  la  mi- 
carême... 

Elle  sortait  de  là  surexcitée  et  mélancolique.  — Pourquoi  n'était- 
elle  pas  conviée  à  ces  fêtes?..  On  les  connaissait  cependant  et  on  savait 
que  M""^  des  Réaux  avait  une  fille  en  âge  de  paraître  dans  le  monde. 
—  C'est  la  faute  de  ma  mère,  songeait  Hélène  avec  humeur;  elle  ne 
se  remue  pas  assez...  Vous  verrez  qu'on  oubliera  encore  de  nous 
inviter  au  bal  du  maréchal!  —  En  elfet,  le  bal  eut  lieu  sans  que  la 
carte  d'invitation,  tant  désirée,  parvînt  au  Pressoir.  Cette  dernière 
déception  la  navra  ;  son  caractère  s'aigrit,  elle  devint  fantasque, 
énervée,  irritable.  Sa  mère  et  son  grand-père  essuyaient  à  chaque 
instant  des  tempêtes  de  reproches  et  de  larmes. 

—  Tu  nous  désespères,  mon  enfant,  s'écria  un  jour  M°**  des 
Réaux,  après  une  nouvelle  scène  dont  la  violence  l'avait  efirayée. 
î*)'es-tu  pas  assez  gâtée  et  choyée?  Ne  va-t-on  pas  au-devant  de 
chacun  de  tes  désirs?..  De  quoi  te  plains-tu?.. 

—  Je  me  plains,  répliqua-t-elle  rageusement,  de  n'être  comptée  pour 


29A  R£>DE   DES    DEUX   MONDES. 

rien...  Je  me  plains  d'être  enterrée  au  Pressoir  à  l'âge  où  je  devrais 
briller  dans  le  monde  comme  toutes  les  jeunes  filles  de  ma  con- 
dition... Vous  me  répétez  à  chaque  instant  que  je  suis  belle,  sédui- 
sante, bien  douée  :  à  quoi  me  servent  ma  beauté  et  mon  esprit  si  je 
dois  les  enfouir  dans  cette  maison  maussade?  Croyez-vous  que  je 
dénicherai  un  mari  digne  de  moi  sur  les  arbres  du  Pressoir?  Je  suis 
lasse  de  la  vie  qu'on  me  fait  mener  ! 

—  Tes  reproches  sont  injustes,  ma  chérie...  Je  souffre  au- 
tant que  toi  de  notre  isolement,  mais  c'est  fatal...  Après  ma  sépa- 
ration, j'ai  dû  cesser  d'aller  dans  le  monde,  et  on  nous  a 
oubliées. 

—  La  situation  n'est  plus  la  même  maintenant...  J'ai  seize  ans, 
il  faut  que  je  sorte  et  que  je  reprenne  la  place  à  laquelle  notre  £si- 
mille  a  droit. 

—  Hélas!  ma  mignonne,  ce  n'est  pas  moi  qu'il  faut  accuser,  c'est 
ton  père,  qui  a  méconnu  tous  ses  devoirs  de  chef  de  famille...  Si, 
au  lieu  de  s'acoquiner  à  La  Châtaigneraie,  il  était  resté  près  de 
nous,  les  maisons  où  l'on  reçoit  nous  seraient  ouvertes  à  deux  bat- 
tans... 

Hélène  écoutait  en  fronçant  les  sourcils  d'un  air  laborieusement 
méditatif. 

—  Je  ne  veux  point  passer  un  second  hiver  comme  celui-ci,  re- 
prit-elle au  bout  d'un  instant.  H  faut  que  mon  père  revienne  à  la 
maison  ! 

—  Est-ce  possible?.,  j'en  doute,  objecta  >P*  des  Réaux  effarou- 
chée. 

—  n  le  faut!  répéta  la  jeune  fille  en  frappant  impérieusement  du 
pied. 

—  Mon  Dieu,  je  m'y  résignerais,  si  cela  devait  te  rendre  plus 
heureuse,  et  je  consentirais  à  subir  de  nouveau  son  détestable  ca- 
ractère... Mais  encore,  chacun  a  son  amour-propre  et  sa  dignité... 
Après  les  torts  qu'il  a  eus,  ce  n'est  pas  à  moi  à  m'humilier... 
D'ailleurs,  je  le  connais,  il  me  rirait  au  nez  et  i'en  serais  pour  mes 
avances. 

—  En  ce  cas,  c'est  moi  qui  irai  le  chercher  à  La  Chàtaigaerftie 
et  qui  le  ramènerai. 

—  Toi  I  se  récria  M°"  des  Réaux  stupéfaite...  Mais,  l'automne  deiv 
nier,  c'est  toi  qui  t'es  refusée  à  passer  avec  lui  les  deux  mois  de 
rigueur  ! 

—  C'est  possible,  mais  l'automne  dernier  je  ne  voyaiij  pas  aussi 
clair  qu'aujourd'hui. 

M™"  des  Réaux  haus.sa  les  épaules. 

—  Tu  te  iais  d'étranges  illusions,  ma  pauvre  enfant! 


HÉLÈNE.  295 

—  Nous  verrons  bien!  répliqua  la  jeune  fille  d'un  ton  menaçant... 
J'irai  à  La  Châtaigneraie,  j'y  resterai  des  mois  s'il  le  faut,  mais  je 
ne  reviendrai  ici  qu'avec  mon  père. 

Devant  l'obstination  d'Hélène,  le  vieux  Nogueras  et  sa  fille  du- 
rent plier.  Il  fut  convenu  qu'elle  partirait  après  Pâques.  Le  soir 
où  cette  résolution  fut  définitivement  arrêtée,  M""'  Descombes  et  Ray- 
mond vinrent  en  visite  au  Pressoir,  et  on  leur  apprit  ce  prochain  dé- 
part. Raymond  changea  de  couleur. 

—  Hélène,  expliqua  M""®  des  Réaux,  veut  essayer  une  dernière 
tentative  pour  ramener  son  père,  et  je  me  ferais  conscience  de  mV 
opposer. 

—  Hélène  a  raiso»,  répondit  la  sérieuse  M°^  Descombes;  mainte- 
nant que  la  voilà  grande  fille,  il  faut  mettre  un  terme  à  cette  fausse 
situation. 

—  Mon  Dieu,  reprit  amèrement  M™®  des  Réaux,  c'est  bien  ce 
qui  me  décide  à  la  laisser  aller  là-bas...  Je  n'ai  pas  grand  espoir, 
mais  enfin  je  me  résignerai  à  une  réconciliation  si  elle  peut  avoir  une 
heureuse  influence  sur  l'établissement  de  ma  fille... 

Toutes  ces  réflexions  sonnaient  tristement  aux  oreilles  de  Ray- 
mond. Lorsque  Hélène,  en  septembre,  avait  refusé  d'aller  à  La 
Châtaigneraie,  le  jeune  homme  s'était  imaginé  que  le  désir  de 
rester  près  de  lui  entrait  pour  quelque  chose  dans  ce  refus.  Ce 
brusque  revirement  portait  un  coup  à  ses  illusions  et  lui  semblait 
de  mauvais  augure.  Dans  l'ombre  du  petit  salon  faiblement  éclairé, 
ses  regards  cherchaient  ceux  de  la  jeune  fille,  assise  près  du  piano; 
il  aurait  voulu  y  lire  au  moins  une  lueur  rassurante  ;  mais  Hélène, 
tout  entière  à  ses  projets  de  départ,  ne  leva  pas  même  les  yeux 
sur  lui. 

Au  jour  fixé,  on  brouetta  dès  le  matin  les  bagages  au  bureau  du 
courrier  de  Loches,  puis,  à  midi,  le  \ieux  ?«ogueras  et  M™®  des 
Réaux  conduisirent  Hélène  à  la  voiture.  Comme  ils  débouchaient 
sur  la  place  de  Beaune,  ils  se  rencontrèrent  avec  Raymond  Des- 
combes, qui  passait  là,  disait-il,  «  par  hasard.  » 

^jme  ^Qg  jjéaux  embrassa  longuement  sa  fille,  l'introduisit  dans 
le  coupé  et  lui  souhaita  bonne  chance.  En  attendant  le  départ,  Hé- 
lène avait  passé  sa  tête  à  la  portière  et  bavardait  gaîment  avec  sa 
mère  et  son  grand-père. 

—  Elle  n'est  même  pas  émue,  songeait  Raymond,  qui  se  tenait 
tristement  près  des  roues. 

Son  regard  an.tieux  rencontra  celui  de  la  jeune  fille,  et  celle-ci  eut 
pitié  de  l'air  navré  de  son  amoureux. 

—  Au  revoir,  monsieur  Raymond  !  dit-elle  en  lui  tendant  la  main; 
à  bientôt! 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

—  Oui,  oui,.,  à  bientôt!  murmura  d'un  air  désorienté  le  pauvre 
Raymond,  en  serrant  avidement  cette  main  tendue. 

Le  conducteur,  monté  sur  le  siège,  fonettait  déjà  ses  chevaux.  La 
voiture  s'ébranla  bruyamment,  puis,  avec  un  balancement  pesant, 
elle  tourna  l'angle  de  la  rue  Royale  et  disparut. 


VI. 


Enfoncé  dans  un  fauteuil  en  cuir,  le  dos  tourné  à  la  fenêtre,  Jean- 
Jacques  des  Réaux  se  chauffait  au  feu  de  sa  salle  à  manger.  Bien 
qu'on  fût  en  avril,  les  giboulées  qui  crevaient  de  temps  à  autre 
amenaient  un  retour  de  froid  et  les  soirées  étaient  humides.  Dans 
la  cour  on  entendait  l'égouttement  des  toits  sur  le  gravier,  et  à 
travers  les  rideaux  enfumés,  le  soleil,  déjà  plus  bas,  apparaissant 
dans  les  déchirures  des  nuages  plombés,  envoyait  sa  réverbéra- 
tion mélancolique  sur  les  poudreuses  armoires  de  chêne.  —  Depuis 
dix-huit  mois,  M.  des  Réaux  avait  beaucoup  changé.  Son  corps, 
jadis  mince  et  svelte,  avait  pris  de  l'embonpoint  et  son  visage  avait 
bouffi  ;  sa  respiration  était  gênée  par  des  accès  d'asthme  plus  fré- 
quens,  et  le  moindre  exercice  l'essoufllait. 

Les  pincettes  entre  les  mains,  la  tête  inclinée,  Jean-Jacques  re- 
gardait le  feu.  Les  lueurs  du  brasier  et  les  fusées  d'étincelles  qui 
étoilaient  l'âtre  ne  lui  suggéraient  pas  probablement  des  pensées^ 
folâtres,  car  son  masque  blafard  aux  lèvres  chagrines  avait  une 
expression  plus  maussade  encore  qu'autrefois.  —  Tant  qu'il  s'était 
bien  porté,  son  isolement  ne  lui  avait  point  paru  trop  désagréable, 
ou  du  moins  il  en  avait  subi  les  inconvéniens  avec  assez  de  philo- 
sophie. Maintenant  que  ses  essoufllemens  le  cïouaient  au  logis  et 
que  son  asthme  provoquait  des  crises  de  toiix  suffocantes,  il  com- 
mençait à  avoir  une  peur  égoïste  de  sa  solitude.  Il  n'accordait 
qu'une  confiance  médiocre  à  la  thérapeutique  du  docteur  Vinceu- 
deau,  bien  qu'il  lui  demandât  de  fréquentes  consultations.  De  plus, 
il  s'apercevait  que  la  Perrine  s'absentait  souvent  de  La  Châtaigne- 
raie ;  il  la  soupçonnait  de  coqueter  avec  quelque  garçon  du  voisi- 
nage. La  crainte,  en  cas  de  maladie  grave,  d'être  réduit  aux  soins 
intermittens  de  cette  fille  peu  sûre,  et  en  outre  le  dépit  d'être 
trompé,  redoublaient  ses  tendances  à  l'hypocondrie.  Sa  vanité  tou- 
jours arrogante  l'empêchait  néanmoins  de  faire  un  retour  sur  lui- 
même  et  de  se  demander  si  ses  propres  fautes  "n'entraient  point 
pour  beaucoup  dans  ses  tracas.  Il  préférait  s'en  prendre  aux  autres 
et  croire  à  une  sourde  î)ersécution  exercée  par  le  monde  entier.  La 
vie  lui  paraissait  de  plus  en  plus  haïssable  et  le  genre  humain  plus 


HÉLÈNE.  297 

détestable.  Il  ne  voyait  aux  entours  que  complots  et  manœu\Tes 
hostiles  :  sa  servante  le  dupait,  ses  voisins  le  volaient,  sa  femme 
et  sa  fille  souhaitaient  sa  mort  afin  d'être  débarrassées  de  lui... 

Il  en  était  là  de  ses  méditations,  quand  il  entendit  sur  la 
route  les  grelots  de  l'omnibus  de  Loches.  En  même  temps  il  lui 
sembla  que  la  voi^-ure  s'arrêtait  devant  La  Châtaigneraie  et  qu'on 
déposait  des  bagages  dans  la  cour.  Il  s'était  levé  et  appelait  la  Per- 
rine  afin  d'avoir  une  explication,  quan  1  la  porte  s'ouvrit  et  Hélène, 
en  costume  de  voyage,  apparut  sur  le  seuil. 

—  C'est  moi,  dit-elle  d'une  voix  un  peu  émue...  Bonjour,  mon 
père  ! 

Au  fond,  cette  visite  inattendue,  à  l'heure  même  où  il  se  lamen- 
tait sur  son  abandon,  causait  à  M.  des  Réaux  une  surprise  agréable 
et  un  soulagement  ;  mais  le  sire  n'était  pas  homme  à  trouver  un 
mot  aimable,  même  pour  manifester  son  intime  satisfaction,  et  ce 
fut  par  un  sarcasme  qu'il  accueillit  sa  fille  : 

—  Vraiment!  murmura-t-il  en  se  rasseyant,  on  vous  a  dit  sans 
doute  que  j'étais  malade,  et  ta  mère  t'envoie  pour  savoir  si  je  dure- 
rai encore  longtemps. 

—  C'est  très  mal  ce  que  vous  insinuez  là,  répliqua  Hélène  qui 
s'arrêta,  frappée  en  effet  de  l'altération  des  traits  de  son  père  ;  — 
nous  ne  savions  rien  de  votre  mauvaise  santé  et  je  regrette  de 
n'avoir  pas  été  prévenue... 

—  Tu  l'aurais  su  si  tu  avais  rempli  ton  devoir  et  si  tu  étais  ve- 
nue aux  vacances,  comme  tu  en  avais  pris  l'engagement...  Mais, 
vous  autres,  vous  vous  souciez  peu  des  convenances  et  vous 
me  laisseriez  crever  comme  un  chien  sans  vous  en  mettre  en 
peine  ! 

La  jeune  fille  s'était  approchée  de  la  cheminée.  Tout  en  conti- 
nuant de  grommeler,  M.  des  Réaux  la  dévisageait,  tandis  qu'elle  se 
tenait  debout,  éclairée  par  un  dernier  rayon  de  soleil.  Il  subissait 
malgré  lui  la  séduction  qu'exerçait  Hélène.  Il  était  étonné  de  la 
trouver  si  belle,  si  harmonieusement  développée,  si  éblouissante 
de  jeunesse  et  de  santé.  Il  éprouvait  un  sentiment  d'orgueil  en  son- 
geant que  cette  belle  créature  était  sa  fille  ;  en  même  temps,  il  ne 
pouvait  se  défendi-e  d'un  mouvement  d'envie  et  de  dépit,  en  com- 
parant sa  valétudinaire  personne  à  ce  jeune  corps  plein  de  grâce 
et  de  saine  verdeur. 

—  J'ai  une  mauvaise  pierre  dans  mon  sac,  continua-t-il,  —  puis, 
sa  vanité  ne  l'abandonnant  jamais,  il  ajouta  :  —  Chez  moi  la  lame 
a  usé  le  fourreau!.. 

II  fut  interrompu  par  un  violent  accès  de  toux. 

—  Vous  paraissez  beaucoup  souffrir,  s'écria  Hélène  prise  de 
pitié;  que  dit  votre  médecin? 


298  REVUE    OES    DEUX    MONDES. 

—  Mon  médecin  est  un  âne  ;  il  ne  comprend  rien  à  ma  ma- 
ladie. 

—  Je  suis  sûre  que  vous  vous  soignez  mal...  Vous  n'avez  pas 
même  une  tisane  à  boire!..  Que  fait  donc  M""'  Perrin?.. 

—  M"®  Perrin  fait  comme  les  autres,  grogna-t-il  avec  an>ertume  ; 
les  gens  malades  l'ennuient,  et  elle  va  se  promener  dans  le  vil- 
lage. 

—  Enfin  me  voici,  et  tout  cela  va  changer,  reprit  Hélène  avec  une 
nuance  de  câlinerie...  Je  parlerai  moi-même  au  médecin  et  je  veil- 
lerai à  ce  que  vous  preniez  exactement  les  remèdes  qu'il  ordon- 
nera... Vous  verrez  comme  je  suis  une  bonne  garde-malade! 

Jean-Jacques,  toujours  renfrogné,  regardait  sa  fille  d'un  œil  inqui- 
siteur et  soupçonneux. 

—  Pourquoi  me  dévisagez- vous  ainsi?  murmura-t-elle  impa- 
tientée. 

—  Je  me  demande,  répondit-il  lentement,  quel  intérêt  te  pousse 
à  me  dire  tout  cela  et  quel  motif  t'a  amenée  ici. 

Hélène  rougit. 

—  Vous  avez,  répliqua-t-elle  avec  hauteur,  une  façon  peu  chari- 
table de  juger  les  gens!..  A  vous  parler  franchement,  c'est  un  ca- 
price qui  m'a  détenninée  à  venir  chez  vous...  Maintenant  que  je 
vous  sais  malade,  j'y  resterai  par  devoir. 

M.  des  Réaux  eut  un  méchant  sourire  : 

—  Un  caprice!  répéta-t-il...  Je  vois  ce  que  c'est,  tu  te  seras 
querellée  avec  ta  mère...  Ça  devait  arriver. 

L'idée  d'une  brouille  entre  M'""  des  Réaux  et  sa  fille  était  faite 
pour  lui  plaire  et  cela  lui  éclaircit  l'humeur.  Hélène  s'en  aperçut, 
et,  sans  chercher  à  le  dissuader  momentanément,  elle  redoubla 
d'amabilité.  Elle  avait  une  grâce  et  un  entrain  auxquels  on  résistait 
difficilement;  Jacques  des  Réaux  finit  lui-même  par  se  détendre  et 
s'amadouer.  La  perspective  d'être  dorloté  par  cette  séduisante  fille, 
l'espoir  de  la  détacher  du  parti  de  sa  mère  et  de  la  faire  passer 
dans  le  sien,  la  pensée  enfin  de  tenir  la  Perrine  en  bride  en  lui 
opposant  ce  nouvel  auxiliaire,  tout  cela  mettait  un  pâle  rayon  de 
soleil  dans  le  noir  de  son  hypocondrie. 

Sur  ces  entrefaites,  la  gouvernante  était  rentrée  et  avait  appris, 
non  sans  un  certain  ébahissement,  la  brusque  installation  d'Hé- 
lène à  La  Gh;itaigneraie.  La  jeune  fille  profita  de  son  effarement 
pour  lui  signifier  d'une  voix  brève  son  intention  do  diriger  désor- 
mais la  maison  et  de  s'occuper  personnellement  de  la  santé  de  son 
père.  Après  avoir  fait  porter  ses  bagages  dans  son  ancienne  chambre, 
elle  descendit  à  la  cuisine  et  inaugura  sa  prise  de  jx)ssession  du 
gouvernement,  en  réglant  lo  menu  du  dhier  et  en  préparant  elle- 
même  la  tisane  destinée  à  Jacques  des  liôaux. 


HELÈSE.  299 

Pendant  les  premiers  jours  qui  suivirent  son  arrivée,  elie  ne 
jugea  pas  à  propos  de  démasquer  ses  batteries  et  d'aborder  la 
question  du  retour  de  son  père  au  Pressoir.  Elle  s'occupa  unique- 
ment d'introduire  un  peu  de  gaîté,  de  propreté  et  de  confortable 
dans  rintérieur  de  La  Châtaigneraie.  Les  repas  furent  servis  à 
heure  fixe,  une  nappe  blanche  remplaça  la  toile  cirée,  et,  pour  la 
première  fois  depuis  longtemps,  M.  des  Réaux  mangea  son  potage 
chaud  et  son  poisson  frais.  Un  soir  que  le  diner  avait  été  meilleur 
encore  que  de  coutume  et  que  le  dessert,  augmenté  d'un  plat 
sucré,  s'était  trouvé  particulièrement  au  goût  du  maître  du  logis, 
il  daigna  témoigner  sa  satisfaction.  Hélène  le  voyant  rasséréné  et 
d'humeur  moins  hargneuse,  crut  le  moment  fcivorable  pour  le  pres- 
sentir au  sujet  d'une  réintégration  possible  du  domicile  conjugal. 

—  Alors,  dit-elle  en  s'asseyant  amicalement  près  de  lui  sur  une 
chaise  basse,  vous  vous  trouvez  bien  de  mes  petits  dîners? 

—  ^lon  Dieu,  répondit-il  en  rechignant,  aussi  bien  qu'on  peut 
l'être  quand  on  a  une  détestable  santé...  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas 
gâté  et  je  n'ai  pas  le  droit  de  me  montrer  difficile. 

—  Mon  cher  père,  si  vous  n'avez  pas  à  vous  louer  de  l'existence, 
permettez-moi  de  vous  dire  que  c'est  un  peu  de  votre  faute. 

—  Hein?.. 

—  Mais  oui...  Vous  convenez  que  la  vie  de  famille  a  du  bon  et 
vous  renoncez  volontairement  à  en  goûter  les  douceurs...  Croyez- 
moi,  l'isolement  ne  vous  vaut  rien. 

—  Possible. 

—  Votre  santé  exige  des  soins  qu'on  ne  peut  pas  vous  donner 
ici,  où  vous  n'avez  sous  la  main  ni  médecin  ni  pharmacien...  Il 
vous  faudrait  habiter  une  ville. 

U  Técoutait  parler,  tout  en  la  regardant  en  dessous. 

—  Une  ville!  dit-il  avec  une  fausse  bonhomie;  eh!  ma  chère, 
qu'y  ferais-je  loin  de  mes  habitudes  et  de  ma  maison?..  Au  moins, 
ici,  je  suis  chez  moi. 

—  Laissez-moi  vous  rappeler  qu'il  y  a  encore  un  autre  endroit 
où  vous  seriez  chez  vous,  comme  ici  et  même  mieux  qu'ici... 

—  Je  ne  saisis  pas  bien... 

—  C'est  pourtant  clair,  continua  Hélène  ;  voyez- vous,  dans  votre 
intérêt  comme  dans  le  nôtre,  il  faudrait  oublier  le  passé...  Voilà 
des  années  que  votre  place  est  vide  au  Pressoir,  et  nous  serions 
tous  heureux  si  vous  veniez  l'y  reprendre... 

Elle  fut  interrompue  par  un  ricanement  strident. 

—  Ha!  ha!  sifflait  péniblement  Jacques  des  Réaux,  j'avais  raison 
de  me  méfier!..  Je  me  disais  aussi  :  «  Que  ^ient-elle  faire  ici  avec 
ses  façons  d'enjôleuse?  »  Tout  s'explique  :  tu  voudrais  me  ramener 
en  laisse  dans  la  maison  de  ta  mère  ! 


300  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Eh  bien  î  oui,  répondit  bravement  la  jeune  fille,  vous  avez 
deviné  juste...  J'ai  entrepris  ce  voyage  pour  vous  décider  à  une 
réconciliation  que  nous  désirons  tous. 

—  Voyez-vous  cela!..  On  daigne  s'apercevoir  de  mon  absence  et 
m'offrir  ma  grâce!..  Et  quelle  est  la  raison  de  cette  indulgence... 
inespérée  ? 

—  La  raison  est  que  j'ai  seize  ans,  que  je  dois  songer  à  me  ma- 
rier un  jour  ou  l'autre,  que,  pour  me  marier  convenablement,  il 
faut  que  j'aille  dans  le  monde  et  que  c'est  à  mon  père  à  m'y  pré- 
senter. 

—  Tu  veux  courir  les  bals  et  tu  comptes  sur  moi  pour  te  servir 
de  cornac?..  Vous  êtes  trop  naïfs  au  Pressoir...  Merci  bien!..  J'ai 
fait  ce  métier  cinq  ans  avec  la  mère  et  je  ne  me  soucie  pas  de  recom- 
mencer avec  la  fille  ! 

—  Alors  c'est  un  refus  ? 

—  Catégorique...  Cela  t'étonne? 

—  Oui,  je  croyais  que  vous  auriez  plus  à  cœur  de  remplir  vos  de- 
voirs de  père,  mais  vous  préférez  vous  claquemurer  dans  votre 
égoïsme...  Je  m'étais  trompée;  n'en  parlons  plus. 

Il  eut  peur  d'avoir  été  trop  loin.  Après  avoir  goûté  pendant  quel- 
ques jours  le  plaisir  d'être  soigné  et  choyé  par  sa  fille,  il  fut  pris 
de  la  crainte  de  la  voir  s'éloigner  brusquement  et  de  se  retrouver 
seul,  à  la  merci  de  la  Perrine.  Alors  il  changea  de  ton  et,  devenant 
mielleux  et  paterne  : 

—  Allons!  reprit-il,  ne  nous  fâchons  pas!..  Je  comprends'que  tu 
désires  te  marier,  c'est  la  loi  de  nature...  Mais  crois-tu  qu'on  ne 
puisse  dénicher  un  mari  que  dans  le  monde?..  Une  jolie  fille  comme 
toi  trouve  partout  chaussure  à  son  pied,  et  si  tu  consentais  à  rester 
ici  quelque  temps,  tu  verrais  qu'il  n'y  manque  pas  de  partis  très 

ortables  et  parmi  lesquels  tu  pourrais  choisir... 

—  M.  Angéliaume,  par  exemple?  acheva-t-elle  ironiquement. 

—  Pourquoi  pas?..  Tu  pourrais  plus  mal  tomber. 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  ce  que  je  pensais  de  ce  monsieur...  Merci! 
j'ai  d'autres  ambitions. 

—  Tes  ambitions  et  tes  goûts,  ma  chère,  je  les  connais... 
Tu  as  du  sang  de  ta  mère  dans  les  veines.  Tu  aimes  les  fêtes, 
les  toilettes,  les  flaUeries,  le  clinquant,  toute  cette  poussière 
dorée  que  les  gens  du  monde  se  jettent  mutuellement  aux  yeux... 
Mais  tout  cela,  nigaude,  ce  n'est  pas  la  vie,  ce  n'en  est  que  la  pa- 
rade... 

Il  s'était  levé  en  soufflant  et  il  marchait  à  travers  la  chambre  en 
haussant  les  épaules. 

—  La  vie,  la  vraie,  continua-t-il  avec  âpreté,  n'est  ni  brillante  ni 
aimable...  Elle  est  grise  et  nauséabonde  comme  un  brouillard;  elle 


HÉLÈNE.  301 

est  mauvaise,  elle  est  cruelle  !..  Tu  t'en  aperce\Tas  un  jour  à  tes  dé- 
pens... 

—  Voulez-vous  que  je  vous  parle  net?  interrompit  irrévérencieu- 
sement la  jeune  fille  avec  un  accent  railleur;  eh  bien  !  vous  me  rap- 
pelez la  fable  du  Renard  qui  a  la  queue  coupée. 

Jacques  de  Réaux  se  mordit  les  lèvres. 

—  Tu  te  mêles  de  faire  de  l'esprit,  grommela-t-il.  et  ta  plaisante- 
rie est  fort  déplacée...  Voilà  les  fruits  de  ta  belle  éducation  ! 

—  Si  vous  me  trouvez  mal  élevée,  répliqua-t-elle  en  riant,  pour- 
quoi vous  refusez-vous  à  venir  au  Pressoir  guider  ma  jeunesse 
comme  un  sage  mentor? 

—  Il  est  certain ,  ma  pauvre  fille ,  que  tu  aurais  grand  besoin, 
dans  cette  maison  de  fous ,  d'un  homme  sérieux  pour  mettre  un 
peu  de  raison  dans  ta  cervelle. 

—  Vous  le  voyez,  continua-t-elle  sur  le  même  ton  moqueur,  vous 
convenez  vous-même  que  vous  me  seriez  utile...  C'est  ce  que  je 
voulais  démontrer. 

Elle  ébaucha  une  révérence  et  il  condescendit  à  sourire. 

—  Il  est  tari,  murmura-t-il,  allons  nous  coucher...  Nous  reparle- 
rons de  tout  cela  à  sang  frais. 

Elle  lui  tendit  son  front,  qu'il  effleura  de  ses  lè\Tes  froides,  puis 
ils  se  séparèrent  et  Hélène  monta  chez  elle.  De  sa  chambre  elle 
entendait  l'explosion  intermittente  des  quintes  de  toux  de  M.  des 
Réaux,  et  ce  halètement  pénible  la  tint  longtemps  en  éveil.  Elle 
put  ainsi  méditer  à  loisir  sur  le  résultat  de  cette  première  escar- 
mouche. Assurément,  elle  n'avait  pas  partie  gagnée,  mais  elle  s'at- 
tendait à  rencontrer  plus  de  difficultés,  et  elle  pressentait  qu'à  iorce 
d'obstination,  elle  par^^endrait  à  vaincre  les  résistances  de  son  père. 
Elle  s'endormit  assez  satisfaite, en  s'exhortant  au  courage  et  à  la  pa- 
tience. 

Du  courage,  elle  en  avait,  mais  plus  d'une  fois  la  patience  faillit 
lui  échapper.  Les  journées  suivantes  soumirent  ses  nerfs  à  une  rude 
épreuve.  M.  des  Réaux  possédait  le  don  de  transformer  en  victimes 
les  gens  que  leur  mauvaise  chance  lui  lirait  à  merci.  Ne  pouvant 
marcher  sans  essoufflement,  il  restait  tout  le  jour  enfermé  dans  sa 
salle  à  manger  et  ne  comprenait  pas  que  les  autres  eussent  besoin 
d'exercice  au  grand  air.  Pendant  d'interminables  après-midi,  Hélène 
était  condamnée  à  lui  tenir  compagnie,  à  écouter  la  lecture  de  ses 
fastidieux  manuscrits,  ou  à  subir  de  diffuses  lamentations  sur  la 
sottise  des  contemporains  et  l'inclémence  de  la  destinée.  Jean- 
Jacques  des  Réaux  était  de  ceux  qui  mettent  volontiers  leurs  fautes 
sur  le  compte  du  guignon.  N'étant  jamais  las  de  se  plaindre,  il  ne 
se  souciait  pas  de  la  fitigue  d'autrui.  Hélène  sortait  de  ces  sup- 


302  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pliciantes  séances,  énervée,  la  tête  lourde  et  endolorie.  Sa  seule 
consolation  était  de  s'enfuir  dans  la  campagne,  de  grand  matin,  à 
l'heure  où  M.  des  Réaux,  qui  aimait  à  paresser  au  lit,  n'avait  pas  en- 
core quitté  sa  chambre. 

Le  retour  du  printemps  se  sentait  déjà.  Les  bourgeons  des  châ- 
taigniers se  dépliaient  lentement  et  les  aubépines  blanchissaient. 
Dans  les  fonds  mouillés  de  la  forêt,  les  populages  bordaient  d'un  foi- 
sonnement de  fleurs  jaunes  les  nombreux  ruisseaux  qui  courent  se 
jeter  dans  les  étangs  du  Liget.  Hélène  aimait  à  piétiner  dès  l'aube 
parmi  les  prés  arrosés  "psirVàgail  et  sur  les  mousses  des  sentiers  où 
filtrait  la  rose  lueur  du  soleil  levant.  Il  lui  venait  aux  narines  des 
bouffées  d'arômes  printaniers;  ses  oreilles  étaient  réjouies  par  la 
petite  flûte  des  merles  et  les  rumeurs  confuses  qui  annoncent  le 
réveil  des  champs.  —  Un  matin,  elle  était  partie  de  La  Châtaigneraie 
avec  un  sentiment  de  lassitude  et  de  découragement.  Son  père, 
dont  les  malaises  redoublaient,  avait  été  la  veille  plus  quinteux,  plus 
exigeant  et  plus  fatigant  encore  que  de  coutume.  Elle  se  demandait 
si  elle  aurait  la  patience  de  lutter  jusqu'au  bout,  si  elle  parviendrait 
jamais  même  à  apprivoiser  ce  hargneux  porc-épic  qui  ne  répondait 
aux  plus  affectueuses  avances  qu'en  se  mettant  en  boule  et  en  hé- 
rissant ses  piquans.  Tout  à  coup  elle  entendit  dans  les  ajoncs  d'un 
pâtis  voisin  une  traînante  voix  de  femme  chanter  une  chanson  po- 
pulaire imprégnée  d'une  rusticité  tendre  et  mélancolique.  Agréable- 
ment distraite  par  cette  mélodie  qui  s'envolait  de  la  brande,  <lès  le 
malin,  comme  un  chant  d'alouette,  elle  franchit  la  haie  dans  la  di- 
rection de  cette  voix  et  découvrit,  non  sans  ébahissement,  Raymond 
Descombes,  assis  sur  le  talus  et  en  train  de  noter  sur  son  carnet  la 
chanson  que  répétait  à  tue-tôte  une  petite  gardeuse  de  vaches. 

A  l'exclamation  qu'elle  poussa,  Raymond  releva  la  tête  et  rougit. 

—  J'allais  précisément  à  La  Châtaigneraie  prendre  de  vos  nou- 
velles, lui  dit-il. 

Il  quitta  la  pastoure  après  lui  avoir  donné  une  pièce  de  monnaie 
et  ils  cheminèrent  côte  à  côte  à  travers  le  pâtis. 

—  Expliquez-moi  d'abord,  demanda  gaîment  Hélène,  comment  je 
vous  retrouve  ici,  écrivant  sous  la  dictée  d'une  vachère. 

—  C'est  bien  simple,  répondit-il  ,•  je  m'ennuyais  trop  depuis  votre 
départ;  comme  j'ai  des  parens  à  Montrésor,  j'ai  profilé  des  vacances 
de  Pâques  pour  leur  faire  visite  et  me  rapprocher  de  vous. 

—  Au  moins  vous  êtes  franc  dans  vos  explications,  reprit-elle 
plaisamment.  Eh  bien  !  j'imiterai  votre  sincérité  et  je  vous  avouerai 
tout  net  que  je  suis  enchantée  de  vous  voir. 

—  Vrai!  s'écria-t-il,  tandis  que  sa  figure  s'illuminait. 

—  Très  vrai  ;  je  m'ennuie  tellement  dans  ce  pays  de  sauvages, 


HÉLÈNE.  â03 

que  la  vue  d'une  créature  civilisée  me  réjouit  à  l'égal  de  Robinson 
découvrant  Vendredi  dans  son  île. 

Le  compliment  aurait  pu  être  plus  flatteur,  mais  Raymond  s'en 
contenta,  n'ayant  pas  l'habitude  d'être  gâté  par  cette  reine  despo- 
tique et  capricieuse. 

Il  apportait  des  nouvelles  toutes  fraîches  de  M'"^  des  Réaux  et  du 
vieux  Nogueras  ;  il  apportait  aussi  une  diversion  et  une  distraction 
inattendues  dans  la  monotone  existence  qu'Hélène  menait  à  La  Châ- 
taigneraie. Il  fut  convenu  que,  quelque  temps  qu'il  fît,  ils  s'atten- 
draient à  l'endroit  où  ils  venaient  de  se  rencontrer  et  passeraient 
la  matinée  à  courir  les  champs,  de  compagnie. 

Ces  matinales  heures  de  printemps  furent  des  heures  bénies  pour 
Raymond.  Jamais,  dans  ses  rêves  les  plus  aventureux ,  il  n'avait 
imaginé  de  rencontre  plus  heureuse,  sous  une  conjonction  d'astres 
plus  favorables.  —  Ce  mois  de  mai,  qui  débutait  avec  un  si  relui- 
sant soleil,  cette  solitude  campagnarde  au  bord  des  étangs  où  il 
pouvait  avoir  Hélène  à  lui  tout  seul,  cette  joie  de  lai  parler  lon- 
guement de  sa  tendresse  en  pleine  nature  ;  tout  cela  dépassait 
de  beaucoup  ses  espérances  les  plus  osées.  Hélène,  de  son  côté, 
goûtait  avec  plus  d'abandon  ces  écoles  buissonnières  où  elle  trou- 
vait une  piquante  saveur  de  fruit  défendu.  Dans  ce  milieu  ims- 
tique,  Raymond  lui  paraissait  moins  gauche,  moins  collégien  et 
plus  à  son  niveau.  La  poésie  de  la  saison  se  reflétait  sur  le  com- 
pagnon de  ses  promenades  et  lui  donnait  un  air  de  héros  de  ro- 
man. Elle  prenait  un  plaisir  toujours  plus  vif  à  ces  courses  vaga- 
bondes à  travers  bois,  à  ces  causeries  timilières  où  le  jeune  homme 
lui  ouvrit  naïvement  son  cœur,  —  et  chaque  jour  elle  les  prolongeait 
davantage. 

Cet  intermède  amoureux  avait  un  charme  trop  rare  et  trop  doux 
pour  pouvoir  durer.  Un  matin,  que  la  promenade  avait  été  pins 
longue  que  de  coutume,  Hélène  ne  rentra  qu'à  midi  et  apprit  que 
son  père  était  plus  gravement  malade.  S'étant  levé  de  meilleure 
heure,  il  avait  cherché  sa  fille,  et,  ne  la  trouvant  pas  à  la  maison, 
il  était  sorti  fort  en  colère  dans  le  dessein  de  l'attendre  sur  la  route. 
L  air  matinal  l'avait  saisi,  il  avait  regagné  son  logis  en  proie  à 
une  violente  oppression.  Les  suffocations  avaient  déterminé  une 
syncope,  et  la  Perrine ,  très  effrayée ,  s'était  hâtée  de  faire  appe- 
ler le  docteur  Yincendeau.  Lorsque  Hélène  arriva,  le  médecin  sor- 
tait de  la  chambre  du  malade.  11  regardait  son  état  comme  très 
inquiétant,  parlait  d'une  congestion  pulmonaire  pouvant  détermi- 
ner la  mort,  et  venait  de  pratiquer  une  saignée  abondante  afin  de 
prévenir  de  nouvelles  suffocations. 

Hélène  trouva  son  père  étendu  dans  son  lit  et  très  pâle,  il  respi- 


304  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

rait  bruyamment  et  péniblement ,  pourtant  la  saignée  l'avait  sou- 
lagé momentanément  ;  dès  qu'il  aperçut  sa  fille,  il  fit  comprendre 
par  signe  qu'il  voulait  qu'elle  restât  seule  à  ses  côtés.  —  Au  bout 
d'une  heure,  il  revint  complètement  à  lui,  et,  retrouvant  Hélène 
assise  à  son  chevet,  il  lui  lança  un  regard  gros  de  reproches  : 

—  C'est  ta  faute,  soupira-t-il  de  sa  voix  anhélante  ;  si  tu  avais  été 
là,  je  n'aurais  pas  attrapé  le  coup  de  la  mort...  Tu  ne  me  ra- 
mèneras au  Pressoir  que  les  pieds  en  avant...  Vous  allez  enfin 
être  débarrassés  de  moi,.,  mais  vous  aurez  ma  mort  sur  la  con- 
science ! 

Et  comme  la  jeune  fille  anxieuse  se  répandait  en  excuses  et  en 
protestations  : 

—  Tes  phrases  me  fatiguent,  reprit-il,  fais- moi  grâce  de  tes 
larmes,  je  n'y  crois  pas...  Je  sais  que  je  ne  laisserai  pas  de  re- 
grets... Ta  mère  me  déteste  et  tu  es  sa  dupe...  Oui,  continua-t-il 
en  s'animant,  tu  es  née  pour  être  dupe  et  tu  mourras  dupée...  Ta 
beauté,  dont  tu  es  si  vaine,  ne  sera  pour  toi  qu'une  duperie  de 
plus...  Tu  apprendras  à  tes  dépens  ce  que  c'est  que  la  vie...  Une 
mauvaise  farce,  une  misère  !..  Et  tu  arriveras  comme  moi  à  souhai- 
ter d'en  sortir  au  plus  vite...  Voilà  ce  que  je  voulais  te  dire...  Et 
maintenant,  la  paix!.. 

L'agitation  qu'il  venait  de  se  donner  avait  ramené  les  suffoca- 
tions. Pendant  la  nuit,  il  faillit  étouffer.  La  matinée  du  lendemain  ne 
fut  qu'une  douloureuse  agonie.  Vers  le  soir,  la  Perrine,  ayant  reçu 
les  confidences  du  médecin,  courut  chercher  un  prêtre.  Quand 
celui-ci  arriva,  tout  était  fini,  et  Jacques  des  Réaux  gisait  inerte,  la 
tête  droite  sur  l'oreiller,  pâle,  effrayant  avec  son  nez  pincé  et  ses 
lèvres  minces  entr'ouvertes. 

Après  le  premier  moment  de  désarroi  et  de  terreur,  Hélène  re- 
trouva le  sang-froid  nécessaire  pour  expédier  un  exprès  à  Loches 
avec  un  télégramme  à  l'adresse  de  sa  mère ,  et  pour  envoyer  le 
pastour  de  La  Châtaigneraie  à  Montrésor,  à  la  recherche  de  Ray- 
mond. —  La  Perrine  avait  posé  sur  la  table  de  nuit  deux  bougies 
allumées  et  un  verre  d'eau  bénite  où  trempait  un  brin  de  buis, 
puis,  profitant  de  l'effarement  d'Hélène,  elle  s'était  esquivée,  ayant 
sans  doute  à  mettre  à  l'abri  un  certain  nombre  d'objets  sur  les- 
quels elle  avait  fait  main  basse  et  qu'elle  ne  se  souciait  pas  de 
montrer  à  la  famille  du  défunt.  Lorsque  Raymond  Descombes,  au 
jour  tombant,  arriva  à  La  Châtaigneraie,  il  trouva  la  jeune  fille 
seule,  près  du  mort,  dans  la  maison  abandonnée  : 

—  Pardonnez-moi  de  vous  déranger  à  pareille  heure,  murmura- 
t-elle  en  lui  serrant  la  main,  mais  j'avais  peur  et  il  me  répugnait  de 
faire  appeler  ici  les  gens  avec  lesquels  mon  père  était  en  relations  ; 


HÉLÈNE.  305 

la  Perrine  même  ne  m'inspire  aucune  confiance...  Vous  êtes  le  seul 
ami  sur  lequel  je  puisse  compter...  Rendez-moi  le  service  de  res- 
ter près  de  moi  jusqu'à  l'arrivée  de  ma  mère. 

—  Je  suis  à  votre  disposition  pour  tout  le  temps  que  vous  voudrez, 
répondit-il  avec  un  accent  attendri  au  fond  duquel  sourdait  comme 
une  joie  confuse.  —  En  même  temps,  il  regardait  sans  terreur  le 
lit  faiblement  éclairé,  où  la  forme  du  cadavre  se  dessinait  vague- 
ment sous  les  plis  mous  des  draps.  11  était  presque  tenté  de  bénir 
ce  mort  qui  lui  fournissait  l'occasion  de  passer  toute  une  nuit  près 
de  celle  qu'il  aimait. 

Ils  demeurèrent  longtemps  assis  l'un  près  de  l'autre  dans  la 
chambre  mortuaire ,  n'osant  se  parler,  se  bornant  à  échanger  un 
regard  inquiet,  quand  la  lumière  tremblotante  des  bougies  don- 
nait une  fausse  apparence  de  mouvement  aux  plis  du  drap,  qui 
semblaient  lentement  soulevés  par  les  bras  du  mort.  Un  bruit  lé- 
ger de  pas  sur  le  seuil  les  lit  soudain  tressaillir  et  ils  virent  une 
figure  enveloppée  d'une  cape  noire  surgir  dans  la  baie  de  la  porte. 
C'était  la  Perrine  qui  se  décidait  à  reparaître.  Elle  jeta  un  coup 
d'œil  en  dessous  à  ce  jeune  homme  inconnu,  et,  d'une  voix  miel- 
leusement plaintive,  engagea  Hélène,  qui  n'avait  rien  pris  depuis 
le  matin,  à  descendre  au  rez-de-chaussée,  où  elle  lui  avait  préparé 
à  souper.  Sur  les  instances  de  Raymond,  la  jeune  fille  consentit  à 
manger,  tandis  que  la  Perrine  veillerait  le  défunt,  et  ils  se  rendi- 
rent ensemble  dans  la  salle  basse  où  ils  s'attablèrent  silencieuse- 
ment. 

A  l'âge  qu'ils  avaient,  quelque  violentes  que  soient  les  émotions, 
elles  ne  triomphent  pas  des  besoins  physiques.  Ils  finirent  par  man- 
ger de  bon  appétit  le  souper  préparé  parla  servante,  et  ce  repas  fru- 
gal suffit  pour  calmer  l'agitation  nerveuse  qui  s'était  emparée  d'Hé- 
lène. Quand  ils  remontèrent  dans  la  chambre  de  M.  des  Réaux,  ils 
trouvèrent  la  Perrine  assoupie  dans  le  fauteuil  où  elle  s'était  instal- 
lée. L'atmosphère  de  la  pièce  étroite,  aux  fenêtres  closes,  s'impré- 
gnait déjà  d'une  odeur  fade  et  cadavéreuse.  Ils  allèrent  s'asseoir 
dans  une  pièce  contiguë,  près  de  la  croisée  ouverte  sur  les  jardins 
de  La  Châtaigneraie. 

La  nuit  était  très  belle.  Dans  le  ciel  découvert  des  milliers  d'étoiles 
scintillaient,  jetant  une  lumière  diffuse  sur  le  clos  plein  d'arbres  en 
fleurs  et  sur  les  masses  boisées  de  la  campagne  endormie.  Ils  res- 
pirèrent avec  avidité  l'air  frais  qui  arrivait  chargé  d'odeurs  de  lilas. 
De  toutes  parts  des  rossignols  chantaient  dans  la  sérénité  de  la  nuit. 
Un  sourd  frémissement  de  sève  en  travail,  une  voluptueuse  émana- 
tion de  printemps  semblait  sortir  du  sol,  où  poussait  l'herbe  drue, 
où  des  débris  de  fleurs  fécondées  pleuvaient  silencieusement,  où  des 

TOMB  LIXIV.  —  1886.  20 


306  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phalènes  au  vol  velouté  se  pourchassaient  parmi  les  feuilles.  Peu  à 
peu  les  deux  jeunes  gens  subissaient  cette  influence  printanière  et 
s'oubliaient  dans  la  contemplation  de  cette  nuit  en  fête.  —  La  lueur 
vacillante  des  bougies  dans  la  chambre  voisine,  dont  la  porte  était 
restée  ouverte,  et  la  bruyante  respiration  de  la  Perrine,  les  rappe- 
laient seuls  parfois  à  la  pensée  du  mort  étendu  sur  le  lit.  L'image 
de  cette  forme  vague  du  cadavre  sous  les  plis  du  drap,  qui  les  avait 
si  fort  hantés  tout  d'abord,  s'atténuait  et  ne  leur  inspirait  plus  la 
même  répugnance.  L'idée  de  la  mort  s'effaçait  devant  ce  spectacle 
de  la  vie  renaissante,  qu'ils  contemplaient  accoudés  à  l'appui  de  la 
fenêtre.  Dans  leur  intime  conversation  à  voix  basse,  ils  ne  s'occu- 
paient plus  de  M.  des  Réaux,  ils  ne  s'entretenaient  que  d'eux- 
mêmes  et  de  leurs  espérances. 

Raymond,  enhardi  par  la  nuit,  parlait  avec  plus  d'éloquence  de 
son  amour  et  de  tous  les  grands  efforts  dont  il  se  sentait  capable 
pour  conquérir  celui  d'Hélène.  La  jeune  fille  le  laissait  dire  et  se 
berçait  à  la  musique  de  ces  protestations  de  tendresse  qui  s'harmo- 
nisaient si  bien  avec  le  chant  des  rossignols.  Insensiblement,  les 
parfums  printaniers  l'amollissaient,  et  aussi  le  voisinage  de  ce  gar- 
çon de  vingt  ans  au  cœur  si  chaud,  à  la  parole  si  caressante.  Pour 
la  première  fois,  quelque  chose  s'éveillait  en  elle,  qui  n'était  ni  la 
curiosité,  ni  l'imagination,  ni  l'orgueil  satisfait;  quelque  chose  de 
plus  tumultueux,  de  plus  brûlant  et  de  plus  doux.  Pareille  à  la  sève 
qui  fermentait  dans  les  plantes,  une  sourde  chaleur  lui  courait  dans 
les  veines  et  lui  montait  aux  joues.  La  main  de  Raymond  avait  pris 
la  sienne,  et  Hélène  la  laissait  prisonnière  sans  chercher  à  la  dé- 
gager. Elle  éprouvait  un  secret  plaisir  à  sentir  les  deux  paumes  se 
toucher  dans  une  étreinte  toujours  plus  fondante.  Lui,  de  peur  de 
rompre  le  charme,  n'osait  parler,  et  ils  restaient  ainsi,  les  mains 
unies,  devant  la  campagne  transfigurée  par  la  féerie  do  la  lune 
qui  se  levait... 

Peu  à  peu,  les  dernières  heures  de  la  nuit  les  assoupirent.  La 
main  dans  la  main,  chastement,  délicieusement,  ils  s'endormirent 
la  tête  appuyée  contre  le  rebord  de  la  fenêtre,  et  ne  se  réveillèrent 
qu'aux  lueurs  roses  du  matin,  —  brusquement  tirés  de  leur  som- 
nolence par  les  grelots  des  chevaux  qui  amenaient  M™**  des  Réaux 
à  La  Châtaigneraie. 

André  TiiEuniïT. 


(Lm  dmunème  p«rli«  a%  prochain  n«.) 


LA 


BOURGEOISIE    FRANÇAISE 


sous  LE  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT 


I. 

Jamais  la  haute  bourgeoisie  ne  dissimula  ses  opinions  et  ses  sen- 
timens  sur  le  gouvernement  des  jacobins.  Pour  elle,  justifier  le 
régime  de  1798,  prêter  à  des  attentats  et  à  des  crimes  l'excuse  de 
!a  fatalité,  c'était  nuire  à  la  cause  sacrée  de  la  révolution,  c'était 
enlever  aux  jugemens  sur  elle  toute  valeur  et  toute  autorité.  Non- 
seulement  la  république  avait  été  sauvée  malgré  la  Terreur,  mais 
encore  la  Terreur  avait  créé  la  plupart  des  obstacles  que  la  répu- 
blique eut  à  renverser.  Une  puissance  illimitée  n'est  jamais  admiS' 
sible  ;  et,  en  réalité,  elle  n'était  pas  nécessaire.  Si  l'esprit  public 
dépérit  pendant  tout  le  Directoire,  c'est  à  la  Terreur  quil  faut  l'at- 
tribuer. Elle  a  préparé  le  pays  à  accepter  un  joug,  elle  l'a  rendu 
indifférent  et  pour  longtemps  impropre  à  la  liberté,  a  Elle  a  surtout 
fîpappé  de  réprobation,  aux  yeux  du  vulgaire,  toutes  les  idées  qu'emr 
brassaient,  quatre  ans  auparavant,  avec  enthousiasme,  les  âmes 
généreuses  et  que  suivaient,  par  imitation,  les  âmes  communes.  » 

Le  publiciste  qui,  en  1797,  écrivait  ces  lignes,  pariait  au  nom 
de  la  société  bourgeoise  qu'il  représentait.  Il  était  l'écho  des  désil- 
lusions indignées  et  longtemps  contenues  qui  s'étaient  déjà  fait  jour 
dans  le  rapport  de  Boissy  d'Anglas  sur  la  constitution  de  l'an  m. 

Malgré  ses  instincts  monarchiques,  le  tiers-état  avait,  par  patrio- 
tisme, accepté  la  république,  mais  peu  de  ses  chefs  avaient  été 
•élus  à  la  Convention.  Ceux-là  s'appelèrent  les  gh-ondins.  Depuis 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'au  lendemain  des  massacres  de  septembre,  Vergniaud  et  ses 
amis  s'étaient  ouvertement  rangés  du  côté  de  la  résistance,  tous 
les  patriotes  de  89  regardaient  avec  anxiété  ces  belles  et  humaines 
figures  qui  «  s'arrêtèrent  toutes  ensemble,  avec  un  cri  miséricor- 
dieux, au  bord  du  fleuve  de  sang,  n  Les  dernières  vérités  immor- 
telles qu'ils  confessèrent  tenaient  lieu  du  système  politique  qu'ils 
n'eurent  pas  le  temps  de  formuler. 

On  en  arriva  du  reste  au  point  où  la  haute  bourgeoisie  elle-même 
ne  demanda  plus  qu'à  pouvoir  manger  du  pain.  Le  travail  chômait 
devant  l'émeute  en  permanence.  Pour  qui  les  magnifiques  esca- 
liers à  rampe  ciselée?  Pour  qui  désormais  les  superbes  tentures, 
les  boiseries  revêtues  de  vieux  laque?  Pour  qui  les  meubles  pré- 
cieux ?  Qu'est  devenue  cette  industrie  française,  si  proche  voisine 
de  l'art,  qui  habillait  et  parait  toute  la  civilisation  européenne?  Oh 
est  le  «  monde?  »  Est-ce  la  petite  société  girondine  dont  parle 
Héléna  AVilliams  dans  ses  Souvenirs?  Le  nombre  des  amis  qui  pas- 
saient les  soirées  chez  M™^  Roland  diminuait  heure  par  heure  ;  la 
table  autour  de  laquelle  M"*  Panckouke  avait  réuni  tant  d'aimables 
convives  se  rétrécissait.  C'est  à  peine  si  quelques  délicats  déjà  sus- 
pects se  rendaient  aux  soirées  de  Julie  Talma  ou  de  M"®  Candeille. 
Le  31  mai  arrive.  Pins  de  rires,  plus  de  société.  Le  spectacle  de 
Paris  pendant  la  Terreur  et  l'intérieur  des  familles  bourgeoises  ont 
été  décrits  par  ceux  qui  ont  traversé  ces  temps  horribles.  Dès  l'aube, 
c'est  le  cortège  des  affamés  qui  fait  queue  devant  les  boutiques  des 
boulangers!  Dans  la  journée,  ce  sont  les  charrettes  des  condamnés  à 
mort  qui  passent,  ou  les  sections  qui  défilent.  Un  jour  (c'était  le 
29  germinal),  Etienne  Delécluze,  alors  âgé  de  douze  ans,  accompa- 
gnait sa  mère,  forcée  de  se  rendre  dans  le  faubourg  Saint-Ger- 
main; trois  heures  et  demie  sonnaient  lorsqu'ils  voulurent  rentrer 
dans  le  quartier  du  Palais-Royal.  Au-delà  de  la  place  Dauphine,  l'en- 
fant, se  sentant  entraîné  avec  violence  par  sa  mère,  lui  demanda 
pourquoi  elle  marchait  si  vite.  «  Les  charrettes!  les  charrettes!  bal- 
butia-t-elle  en  se  hâtant  encore  davantage,  tu  ne  les  vois  pas?  En- 
tends-tu le  bruit?  Viens!  viens!  Courons  vite!  »  La  mère  de  Delé- 
cluze avait  espéré  regagner  son  logis  avant  quatre  heures,  l'instant 
où  avaient  lieu  les  exécutions.  Sa  diligence  fut  vaine.  Elle  et  son 
jeune  fils  se  trouvèrent  arrêtés  par  la  foule,  à  la  descente  du  Pont- 
Neuf,  au  moment  où  sept  charrettes,  remplies  de  condamnés,  défi- 
laient devant  eux.  Sentant  ses  genoux  fléchir,  la  pauvre  femme  fit 
un  mouvement  pour  se  couvrir  les  yeux  et  s'appuya  sur  le  parapet, 
lorsqu'un  homme,  simplement  vêtu,  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  à 
voix  basse  :  c  Contraignez-vous,  madame,  car  vous  êtes  environnée 
de  gens  qui  interpréteraient  mal  votre  faiblesse.  » 
Lorsque  la  nuit  tombait,  les  émotions  étaient  plus  poignantes  en- 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  309 

core.  Les  familles  bourgeoises  se  concentraient  dans  leur  intérieur 
et  calculaient  leurs  ressources  appauvries;  avec  le  coucher  du  so- 
leil ,  le  mouvement  et  le  bruit  n'aidaient  plus  à  tromper  l'inquié- 
tude. On  commençait  à  entendre  les  crieurs  annonçant  dans  les 
rues,  qui  se  vidaient,  le  jugement  du  tribunal  révolutionnaire;  alors 
tous  les  cœurs  se  serraient  et  l'on  rentrait  en  tremblant  chez  soi 
pour  interroger  la  liste  fatale,  s'assurer  qu'elle  ne  contenait  pas  le 
nom  d'un  parent  ou  d'un  ami.  L'usage  de  dîner  à  deux  ou  trois 
heures  s' étant  maintenu,  on  faisait  une  collation  vers  neuf  heures. 
Les  parens  soucieux  ne  mangeaient  guère  et  n'étaient  tirés  de  leurs 
rêveries  que  par  le  soin  qu'ils  prenaient  de  leurs  enfans.  Les  bou- 
tiques étaient  fermées,  les  rues  désertes;  le  silence  n'était  inter- 
rompu que  par  le  pas  de  quelques  passans  attardés  ou  par  le  qui 
vive?  des  patrouilles.  «  Paix!  disait  tout  à  coup  la  mère,  j'entends 
du  bruit!  »  Et  alors  chacun,  respirant  à  peine,  prêtait  l'oreille: 
a  Ah!  c'est  une  patrouille!  »  Mais  parfois  le  bruit  des  pas  était 
moins  régulier  :  c'était  le  comité  révolutionnaire  du  quartier,  ac- 
compagne de  la  garde,  qui  faisait  des  visites  domiciliaires  ou  des 
arrestations.  On  restait  immobile  jusqu'au  moment  où  l'on  enten- 
dait tomber  le  marteau  d'une  porte  voisine.  On  était  sauvé  pour 
cette  fois.  Le  lendemain,  on  reprenait  le  courant  des  affaires,  mais 
la  soirée  ramenait  les  mêmes  angoisses. 

Les  petits  commerçans,  au  contraire,  généralement  jacobins, 
remplissaient  les  théâtres  ;  ils  entonnaient,  avant  le  lever  du  rideau, 
la  Marseillaise,  dont  le  dernier  couplet  était  chanté  à  genoux.  Fré- 
quemment on  donnait  des  spectacles  gratis,  et,  pour  intermède,  un 
acteur  disait  les  noms  des  victimes  qui,  ce  jour-là,  avaient  été 
conduites  à  l'échafaud. 

Les  études  étaient  abandonnées  :  plus  de  collèges,  un  très  petit 
nombre  d'écoles  primaires;  pour  les  jeunes  filles,  les  couvons  ayant 
disparu,  les  pensionnats  n'étant  pas  encore  créés,  l'instruction 
secondaire  n'était  plus  possible,  même  à  Paris. 

Dans  les  villes  de  province,  la  haute  bourgeoisie  n'était  pas  plus 
heureuse  ;  les  clubs  y  étaient  partout  composés,  en  majorité,  d'em- 
ployés et  de  petits  détaillans.  Un  procureur  de  village  et  un  moine 
défroqué  servaient,  dans  la  plupart  des  cas,  de  président  et  de 
secrétaire.  Les  études  de  notaire  continuaient  d'être  fréquentées. 
Le  paysan,  le  fermier,  le  rentier,  qui  avaient  pu  thésauriser  ache- 
taient de  la  terre.  La  vie  était  serrée.  Les  lettres  que  nous  avons 
sous  les  yeux  sont  éloquentes  dans  leur  laconisme.  On  se  méfie  de 
son  ombre.  Les  préoccupations  des  ménagères  sont  la  cherté  des 
vivres,  la  difficulté  de  se  procurer  de  la  farine,  ou  la  crainte,  en 
faisant  des  provisions,  de  passer  pour  accapareur.  Au  luxe^  à  la 
propreté,  à  la  décence,  ont  succédé  les  modes  du  jour  :  carmagnole 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  cheveux  plats;  et,  chez  les  sectaires,  le  bonnet  rouge.  Il  sem- 
blait qu'être  poli  fût  devenu  un  crime  contre  l'égalité.  La  résigna- 
don,  les  habitudes  de  subordination,  et  surtout  cette  douceur  de 
mœurs  que  l'éducation  du  xviii"  siècle  avait  apportée  à  la  haute 
bourgeoisie,  créaient  un  obstacle  de  plus  à  l'effort  tenté  pour  arra- 
cher le  pays  à  la  plus  horrible  tyrannie.  La  Terreur  avait  si  bien 
réduit,  dans  le  monde  bourgeois,  tous  les  mobiles  d'action  au  senti- 
ment unique  de  la  conservation  personnelle ,  que  les  enfans  dont 
les  parens  avaient  été  exécutés  n'osaient  pas  porter  le  deuil 
bu  laisser  voir  le  moindre  signe  d'affliction. 

Cependant,  lorsque  la  mise  en  accusation  des  girondins  eut  fait 
disparaître  la  dernière  limite  entre  la  lumière  et  les  ténèbres, 
lorsque  leur  exécution  eut  livré  la  France  aux  démagogues,  la  ma- 
jorité des  administrations  départementales,  composée  encore  de 
patriotes  honnêtes  et  de  propriétaires,  s'était  soulevée.  Un  cri  d'in- 
dignation avait  éclaté.  Les  bourgeois  des  villes,  réunis  dans  leurs 
sections,  avaient  provoqué  ou  soutenu  les  arrêtés  énergiques  de 
leurs  administrateurs,  mais  ils  n'avaient  pas  été  suivis.  Les  cam- 
pagnes ne  connaissaient  pas  l'éloquente  Gironde.  Cette  élite,  qui 
nous  a  tant  intéressés,  n'était  qu'un  état-major.  L'organisation  lui 
faisait  défaut. 

Les  femmes  de  la  bourgeoisie  avaient,  de  leur  côté,  révélé  des 
vertus  qui  consolent  l'humanité.  L'une  d'elles,  M°'^C..,  noble  de 
cœur,  douée,  comme  M"'*'  Roland,  d'un  esprit  élevé  et  d'une  grande 
fermeté  de  caractère,  avait  offert  asile  à  un  girondin  proscrit,  Pon- 
técoulant.  Elle  ne  le  connaissait  pas,  elle  ne  l'avait  jamais  vu.  Mais 
le  jeune  député  avait  adopté,  comme  elle,  avec  ardeur,  les  prin- 
cipes de  la  constituante.  11  avait  résisté  courageusement  à  l'anar- 
chie et  aux  mesures  sanguinaires,  cela  sulfisait  pour  le  rendre  sacré 
aux  yeux  de  la  vaillante  femme.  «  Il  y  va  de  la  vie,  dit  Pontécou- 
lant,  qui  franchissait  le  seuil.  —  Qu'importe  !  répondit-elle,  la  vôtre 
est  utile  à  la  patrie,  et  je  la  sers  en  vous  sauvant.  —  J'étais  donc 
attendu? —  Non,  pas  vous;  mais  j'avais  fait  vœu,  dans  la  fatale 
journée  du  31  mai,  de  sauver  un  proscrit,  si  le  ciel  m'en  envoyait 
un,  et  j'étais  sûre  qu'il  exaucerait  ma  prière.  » 

C'est  ainsi  qu'étaient  trempées  ces  âmes  féminines  *,  nous  pour- 
rions citer  bien  d'autres  exemples.  Cependant  elles  conservèrent  de 
ces  émotions  un  ébranlement  dont  elles  ne  se  remirent  jamais.  Plus 
tard,  dans  leurs  conversations,  dans  leur  correspondance,  chaque 
fois  que  les  mots  de  jacobin  ot  de  terroriste  revenaient  sous  leur 
plume  ou  sur  leurs  lèvres,  c'était  avec  des  imprécations  qu'elles 
les  écrivaient  on  les  prononr^uient.  Files  avaient  été  courbées  par 
CCS  événemens  d'une  force  irrésistible.  La  mélancolie  ot  la  vieil- 
lesse entrèrent  do  bonne  heure  dans  leur  vie.  On  était  gai  jadis; 


LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE.  311 

on  ne  le  fut  plus,  ou  du  moins  on  ne  le  fut  plus  de  la  même 
façon.  Dans  ce  xviu*  siècle,  à  jamais  mort,  on  restait  jeune, 
même  en  vieillissant  ;  on  gardait  la  grâce,  l'enjouement,  l'éga- 
lité d'humeur  jusqu'à  l'heure  dernière  :  et,  quand  cette  heure  était 
venue,  on  ne  cherchait  pas  à  désespérer  les  autres  de  vivre.  Les 
trois  années  où  régna  le  jacobinisme  modifièrent  profondément  le 
tempérament  national,  et  l'esprit  français  subit  comme  une  dévia- 
tion. La  majorité  du  pays,  on  peut  l'affirmer,  abhorrait  la  Conven- 
tion, mais  était  abattue  par  l'effroi  et  un  profond  découragement. 
Les  coups  définitifs  que  portèrent  à  l'ancien  régime  aristocratique 
et  féodal  les  décrets  de  la  terrible  assemblée  tombèrent  dans  le 
silence. 

Il  est  trop  vrai  que  l'exercice  du  pouvoir  absolu  apporte  aux 
hommes  une  jouissance  si  extraordinaire  qu'elle  enivre  :  quand  les 
fumées  de  cette  i\Tesse  sont  dissipées,  les  moins  sectaires,  les  plus 
sages,  comme  Carnot,  déclarent  :  «  qu'il  y  avait  des  journées  telle- 
ment difficiles,  qu'on  ne  voyait  aucun  moyen  de  dominer  les  cir- 
constances ;  ceux  qu'elles  menaçaient  le  plus  personnellement  aban- 
donnaient leur  sort  aux  chances  de  l'imprévu.   » 

La  haute  bourgeoisie  était  impuissante  à  renverser  un  pareil 
régime,  si  les  égorgeurs  eux-mêmes,  en  se  divisant,  n'y  eussent 
mis  un  terme.  Elle  montra  du  moins  jusqu'à  la  fin  son  antipathie 
et  son  dégoût.  Plus  d'un  de  ces  modérés  paya  de  sa  tête  l'im- 
probation  éclatante  de  la  journée  du  31  mai.  Le  courant  de  ^iolente 
aversion  grossissait  sourdement  en  province.  Ce  n'était  plus  à  Paris 
que  se  trouvait  le  véritable  esprit  public,  nous  voulons  dire  le  juste 
sentiment  de  l'intérêt  et  de  l'honneur.  L'amour  des  désordres  ou 
des  plaisirs,  la  soif  des  émotions  ou  de  l'agiotage,  avaient  attiré 
dans  la  capitale  une  quantité  considérable  d'hommes  venus  de  tous 
les  points  du  territoire,  et  sa  physionomie  en  était  changée. 

Malgré  toutes  les  précautions  dictées  par  la  frayeur,  l'antipathie 
ou  la  haine  des  familles  bourgeoises  contre  le  comité  du  salut  pu- 
blic étaient  si  unanimes,  qu'il  y  avait  peu  de  villes  où  des  décrets 
pussent  être  exécutés  de  façon  à  répondre  aux  intentions  de  la 
tyrannie  jalouse  qui  les  avait  conçus.  Les  actes  de  soumission 
n'étaient  que  dans  la  forme.  Du  reste,  il  ne  faudrait  pas  croire  que 
ces  âmes  ainsi  troublées  se  détachaient  de  89.  Les  principes  con- 
servaient leur  pureté  même  à  travers  les  plus  terribles  forfaits.  Ils 
poursuivaient  rapidement  leurs  conséquences,  inflexibles  comme  le 
temps.  Les  grands  événemens  dans  lesquels  l'esprit  humain  s'agite 
et  progresse  ne  se  répartissent  pas  en  périodes  régulières  et  symé- 
triques. La  flamme  désintéressée  que  la  bourgeoisie  avait  commu- 
niquée à  la  France,  ses  enfans  la  sentaient  brûler  en  eux  devant 
l'ennemi.  Phase  chevaleresque  de  ces  premières  et  inoubliables 


312  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

guerres  de  la  république,  où  le  patriotisme  suppléait  à  tout,  oii  lui 
seul  donnait  la  victoire,  où,  comme  l'a  dit  Gouvion  Saint-Cyr,  «  on 
se  purifiait  en  se  battant  !  »  Et,  pendant  les  accès  de  cette  fièvre,  il 
s'était,  d'autre  part,  formé  en  Europe  une  ligue  de  sots  et  de  fana- 
tiques qui  eussent  interdit  à  l'homme  la  faculté  de  réfléchir  et  de 
penser,  a  L'image  d'un  livre  leur  donne  le  frisson,  écrivait  Mallet 
du  Pan,  le  plus  courageux  défenseur  des  doctrines  libérales;  per- 
suadés que,  sans  les  gens  d'esprit,  on  n'eût  jamais  vu  de  révolu- 
tion, ils  espéraient  en  venir  à  l30ut  avec  des  imbéciles.  »  Combien 
sont  peu  nombreux,  de  tout  temps,  les  esprits  assez  vigoureux  et 
assez  calmes  pour  conserver  intacte  et  au-dessus  des  passions,  d'où 
qu'elles  viennent,  leur  foi  dans  le  triomphe  tardif  de  la  liberté  et 
de  la  justice  pour  tous  ! 

II. 

La  chute  de  Robespierre  tempéra  sans  doute  l'action  du  gouver- 
nement des  jacobins,  mais  l'impulsion  primitive  avait  été  si  forte 
qu'elle  se  fit  sentir  même  après  le  9  thermidor.  La  joie  de  la  déli- 
vrance fut  néanmoins  immédiate  et  intense.  Toutes  les  correspon- 
dances en  témoignent.  Mais  la  société  bourgeoise  se  ressentit  long- 
temps des  ébranlemens  causés  par  la  Terreur;  les  fortunes  privées 
étaient  compromises.  Hormis  dans  les  villages  abrités  contre  les 
clubs  par  la  difficulté  des  communications,  presque  partout  ailleurs 
les  intérêts  avaient  été  atteints  ;  les  habitudes  de  la  vie  étaient  non 
moins  profondément  troublées.  Il  fallait  du  temps  pour  que  la  ré- 
gularité s'y  rétablît.  Ce  fut  la  jeune  génération,  les  fils  de  banquiers, 
d'industriels,  les  élèves  des  écoles  centrales,  les  artistes  qui  prirent 
à  cœur  de  mettre  à  la  raison,  dans  les  sections,  dans  les  lieux  pu- 
blics, les  agitateurs  révolutionnaires.  Les  rangs  de  cette  jeunesse 
bourgeoise  s'étaient  grossis  à  Paris  de  volontaires  revenus  de  la 
frontière.  Le  jour  où  parut,  dans  l'Orateur  du  peuple,  l'appel  de 
Fréron,  12  janvier  1795,  ils  brisèrent  dans  tous  les  cafés  le  buste 
de  Marat  et  ils  allèrent  applaudir  avec  frénésie,  au  théâtre,  les  cou- 
plets du  liêceil  du  peuple. 

Nous  ne  voulons  pas  peindre  cette  société  du  Directoire,  où  le 
bonheur  d'être  ensemble,  de  se  retrouver,  de  se  prodiguer  les  uns 
aux  autres,  dominait  tout.  On  a  trop  généralisé  les  excentricités  de 
ce  monde  qui  avait  un  insatiable  appétit  de  plaisir  et  qui  cherchait 
l'alTirmation  de  son  libéralisme  plus  élégant  que  solide  dans  l'extra- 
vagance des  costumes  et  dans  une  effrénée  licence. 

Certains  romans  contemporains  donnent  exactement  les  impres- 
sions du  monde  de  la  bourgeoisie  sous  le  Directoire.  Les  réunions 
d'alors  y  revivent  avec  leur  mouvement  et  leur  tourbillon.  Les  murs 


LA   BOURGEOISIE   FRAINÇAISE.  313 

de  Paris  étaient  couverts  d'affiches  en  style  presque  académique, 
annonçant  des  bals  de  toute  condition  et  à  tout  prix.  On  dansait 
jusque  dans  les  monastères  et  dans  les  églises  ruinées,  jusque  sur 
le  pavé  des  tombes  que  l'on  n'avait  pas  encore  enlevées.  Certains 
bals  bourgeois,  ceux  de  Ruggieri  ou  de  la  rue  Richelieu,  devenaient 
des  agences  matrimoniales.  Pour  la  présentation,  le  bal  remplaçait 
le  couvent.  Jadis,  le  prétendant  allait  voir  sa  fiancée  à  la  grille; 
l'entrevue  a  lieu  chez  le  maître  à  danser.  Il  y  avait  à  Paris  une 
maison  dans  laquelle  se  réunissait  la  meilleure  compagnie,  c'était 
celle  de  Despréaux,  le  maître  de  danse  qui  avait  épousé  la  Guimard. 
La  réputation  de  ses  soirées  attirait  les  héritières  les  plus  riches, 
comme  M"^  Perregaux,  celle  qui  épousa  le  maréchal  Marmont.  L'éga- 
lité la  plus  parfaite  régnait  dans  ces  réunions.  La  noblesse  ayant 
été  abaissée  et  la  bourgeoisie  relevée,  on  se  trouvait  rapproché  sur 
une  ligne  moyenne  où  personne  n'humiliait  ni  n'était  humilié. 

Peu  à  peu  quelques  salons  s'ouvrirent  :  d'abord,  celui  de  M™*  Hain- 
guerlot,  salon  d'une  tenue  irréprochable,  où  les  débris  des  constitu- 
tionnels se  rencontraient;  celui  de  M"®  Dévalues,  la  femme  de  l'an- 
cien receveur  des  finances,  qui  avait  pris  la  Révolution  en  exécration , 
incapable  de  nuire  aux  gens  qu'elle  n'aimait  pas,  mais  capable  d'un 
\Tai  dévoûment  pour  ses  amis,  sachant  concilier  les  relations  an- 
ciennes et  les  nouvelles,  rapprocher  Suard,  l'abbé  Morellet  et  Si- 
méon  et  Thibaudeau  ;  celui  de  Lenoir,  la  maison  de  V Homme  aux 
quarante  écus,  comme  on  l'appelait.  On  y  faisait  des  soupers  char- 
mans,  grâce  à  l'esprit  fin  et  judicieux  d'Andrieux,  à  la  verve  et  à 
la  haute  bonhomie  de  Talma.  Une  nouvelle  venue  dans  la  haute 
bourgeoisie,  M™^  Hamelin,  mariée  à  l'opulent  fournisseur  aux  ar- 
mées, réunissait  autour  d'elle  le  monde  de  la  finance,  les  person- 
nages à  la  mode,  qu'elle  éblouissait  de  sa  beauté. 

Les  bourgeoises  réagissaient  contre  les  robes  diaphanes,  contre 
les  tuniques  à  la  grecque,  contre  ces  étalages  de  nudité  qui,  à  la 
fin,  amenèrent  les  siftlets  et  les  haut-le-cœur.  Un  soir  de  première 
représentation  à  l'Opéra,  la  salle  était  remplie  et  le  parterre  com- 
posé déjeunes  élégans,  très  impatientés  par  le  retard  qu'on  mettait 
à  commencer.  Ils  s'occupaient  des  toilettes  des  arrivans.  La  com- 
tesse de  R..,  revenue  de  l'émigration,  entrait,  entourée  de  mous- 
selines légères,  avec  un  voile  à  l'Iphigénie,  retenu  par  une  couronne 
de  roses  blanches.  Elle  avait  cinquante  ans.  Le  parterre  fit  entendre 
des  huées  et  sitîla.  Au  même  instant,  se  montrait,  dans  une  loge 
joignant  l'amphithéâtre,  une  des  jeunes  femmes  les  plus  distinguées 
du  haut  commerce  parisien.  M""  V...  Elle  avait  une  robe  de  velours 
noir  montante,  avec  une  agrafe  de  diamans.  Le  parterre  applaudit 
à  tout  rompre.  Ce  fut,  pendant  une  semaine,  le  sujet  de  toutes  les 
conversations  mondaines. 


314  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Dans  cette  société  folle  de  plaisirs  où  il  n'y  a  plus  ni  rang,  ni 
décence,  où  actrices  et  femmes  de  bonne  compagnie,  mères  respec- 
tées et  courtisanes  affichées,  se  coudoyaient,  où  l'association  con- 
jugale, en  vertu  de  la  loi,  n'est  plus  que  temporaire,  où,  suivant  le 
mot  du  citoyen  Cambacérès,  «  le  mariage  est  la  nature  en  action;  » 
dans  cette  société  où  le  bâtard  est  admis  au  partage  égal  de  la  suc- 
cession avec  l'enfant  légitime,  la  vieille  famille  bourgeoise  se  res- 
serre et  proteste,  surtout  en  province,  par  ses  mœurs  intactes, 
contre  les  audaces  et  les  immoralités.  Elle  refait  la  vie  saine  du 
pays  par  la  solidité  de  son  union  et  par  son  attachement  au  foyer 
domestique. 

Le  journal  d'Ândré-Marie  Ampère,  dans  ces  années  du  Directoire, 
nous  fait  connaître  l'exemple  le  plus  attendrissant  de  mœurs  sim- 
ples et  de  vertus  antiques. 

Pendant  que  dans  le  monde  bruyant  des  jacobins,  ou  dans  les  soi- 
rées officielles  du  Luxembourg,  les  convenances  étaient  violées,  la 
décence  bannie,  les  délicatesses  froissées,  ces  qualités  restaient 
vivantes  dans  des  âmes  vibrantes  de  patriotisme,  mais  que  les 
crimes  des  violons  avaient  exaspérées.  Un  ancien  négociant  de  Lyon, 
chargé  des  fonctions  de  juge  de  paix,  avant  le  siège  mémorable  subi 
par  cette  malheureuse  ville,  fut  guillotiné  le  Ik  novembre  1793, 
par  ordre  de  Dubois-Crancé.  Doux,  fort  et  résigné,  il  avait,  au  mo- 
ment de  monter  sur  l'échafaud,  écrit  à  sa  femme  :  «  Mon  cher  ange 
je  désire  que  ma  mort  soit  le  sceau  d'une  réconciliation  générale,  je 
la  pardonne  à  ceux  qui  s'en  réjouissent,  à  ceux  qui  l'ont  provoquée, 
à  ceux  qui  l'ont  ordonnée.  Ne  parle  pas  à  ma  fille  du  malheur  de 
son  père,  fais  en  sorte  qu'elle  l'ignore;  quant  à  mon  fils,  il  n'y  a 
rien  que  je  n'attende  de  lui.  Embrassez-vous  en  mémoire  de  moi; 
je  vous  laisse  à  tous  mon  cœur.  »  Ce  fils  avait  dix-huit  ans,  et  déjà 
il  savait  tout.  Épris  à  la  fois  de  poésie  et  de  science,  plein  de  foi 
dans  l'avenir  et  cependant  désespéré  des  iniquités  politiques  dont 
il  était  témoin,  il  ne  s'était  rattaché  à  la  vie  qu'en  trouvant  sur  son 
chemin  une  jeune  enfant  qui  fut  son  seul  amour.  Le  journal  d'Am- 
père, à  la  date  du  10  avril  179(),  commence  par  ces  mots  :  «  Je  l'ai 
vue  pour  la  première  fois!  » 

Quel  intérieur  modeste  et  sain  que  celui  de  cette  famille  Carron 
avec  ces  jeunes  filles  d'un  esprit  original  et  cultiNé,  rimant  des 
fables,  corrigeant  les  vers  de  leur  ami,  lisant  une  lettre  de  M'""  de 
Sévigné,  une  tragédie  de  Racine,  après  avoir  repassé  les  bonnets 
de  leur  mère  et  s'être  occuj)ées  des  soins  les  plus  humbles  du  mé- 
nage! Que  de  raison  et  quelle  grâce  enjouée  !  Que  de  droiture  naïve 
dans  ces  deux  sœurs,  Élise  et  Julie,  l'une  plus  délicate,  plus  calme, 
l'autre  à  l'imagination  plus  orageuse,  |)renaiit  parti  pour  le  pauvre 
Ampère  amoureux,  tremblant,  si  intéressant  par  ses  larmes  qui  sor- 


LA    BOURGEOISIE    FRA>>Ç.\ISE.  315 

tent  sans  qu'il  le  veuille  !  Quelle  lutte  intime  et  charmante  que  celle 
révélée  par  ces  lignes  d'Elise  à  sa  sœur  cadette  :  «  Arrange-toi 
comme  tu  voudras,  mais  laisse-moi  l'aimer  un  peu  avant  que, tu 
l'aimes.  Il  est  si  bon!  Je  viens  d'avoir  avec  maman  une  longue 
conversation  sur  vous  deux  ;  maman  assure  que  la  Providence  mè- 
nera tout  ;  moi  je  dis  qu'il  faut  aider  la  Providence.  Elle  prétend 
qu'il  est  bien  jeune,  je  réponds  qu'il  est  bien  raisonnable,  plus 
qu'on  ne  l'est  à  son  âge.  »  C'est  une  véritable  idylle  que  celte  soirée 
du  3  juillet  où,  pour  la  première  fois,  à  la  campagne,  M''"  Carron 
viennent  rendre  visite  à  M"^^  Ampère.  «  Elles  vinrent  enfin  nous  voir 
à  trois  heures  trois  quarts.  Nous  fûmes  dans  l'allée  où  je  montai 
sur  le  grand  cerisier  d'où  je  jetai  des  cerises  à  Julie.  Elles  s'assit 
sur  une  planche  à  terre  avec  ma  sœur  et  Élise,  et  je  me  mis  sur 
l'herbe  à  côté  d'elle.  Je  mangeai  des  cerises  qui  avaient  été  sur 
ses  genoux.  Nous  fûmes  tous  les  quatre  au  grand  jai-din,  où  elle 
accepta  un  lis  de  ma  main  ;  nous  allâmes  ensuite  voir  le  ruisseau  ; 
je  lui  douuai  la  main  pour  sauter  le  petit  mur,  et  les  deux  mains 
pour  le  remonter.  Je  restai  à  côté  d'elle  au  bord  du  ruisseau,  loin 
d'Elise  et  de  ma  sœur;  nous  les  accompagnâmes  le  soir  jusqu'au 
Moulin  à  vent,  où  je  m'assis  encore  près  d'elle  pour  observer  le  cou- 
cher du  soleil  qui  dorait  ses  habits  d'une  manière  charmante  ;  elle 
emporta  un  second  lis,  que  je  lui  donnai  en  passant.  » 

Certes  ce  n'est  pas  l'éloquence  et  la  touche  large  de  la  page  des 
Confessions  de  Rousseau,  mais  quelle  pureté  et  quelle  candeur!  Et 
cela  se  passait  en  1797.  Deux  ans  après,  André-Marie  Ampère  épou- 
sait enfin  Julie  Carron,  et,  au  dîner  de  noces,  le  bon  Ballanche 
chantait  dans  un  épithalame  en  prose  le  bonheur  des  jeunes  mariés. 
Félicité  parfaite,  simplicité  du  cœur,  comme  les  familles  des  classes 
moyennes  en  ont  tant  connu,  et  que  nous  avons  voulu  évoquer  un 
instant  en  face  des  merveilleuses  et  des  incroyables  ! 

Si  la  bourgeoisie  réagissait  contre  les  mœurs  du  Directoire,  un 
grand  changement  s'opérait  en  même  temps  dans  ses  opinions  po- 
litiques. Elle  s'était  un  peu  tard  convaincue  que  l'existence  d'un 
pouvoir  unique  avait  été  la  négation  de  toute  sécurité  et  de  toute 
justice.  Les  esprits  revenaient  aux  idées  d'équilibre,  de  pondération 
et  comprenaient  la  nécessité  de  se  prémunir  contre  la  tyrannie  d'une 
majorité,  tyrannie  plus  redoutable  que  celle  d'un  individu.  Éclairés 
par  cette  tardive  expérience,  les  quelques  hommes  graves,  réfléchis, 
que  la  guillotine  avait  épargnés  dans  la  Convention  :  Lanjuinais 
Berlier,  Daunou,  Durand  de  Maillane,  Baudin,  Boissy  d'Anglas,  dé- 
chirant la  constitution  jacobine,  avaient  pris  pour  base  de  la  nou- 
velle loi  constitutionnelle  l'ancienne  théorie  de  la  séparation  absolue 
des  fonctions  et  des  pouvoirs.  La  division  du  corps  législatif  en 
deux  chambres  était  enfm  reconnue  indispensable. 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jamais  parole  plus  autorisée  et  plus  sévère  que  celle  du  rappor- 
teur Boissy  d'Anglas  ne  s'était  fait  entendre  contre  la  dictature  ja- 
cobine. La  bourgeoisie  pouvait  donc  espérer,  lorsque  le  25  octobre 
1795,  la  Convention  se  sépara,  que  la  Constitution  de  l'an  m  lui  per- 
mettrait, en  ramenant  la  modération  et  l'équilibre,  de  reprendre  les 
conditions  de  travail  et  de  prospérité  dont  elle  avait  tant  besoin. 
Les  espérances  furent  encore  déçues.  Elle  n'eut,  comme  la  France, 
d'autre  consolation  que  la  victoire,  et  n'entendit  bientôt  qu'un  seul 
nom,  celui  du  jeune  héros  des  campagnes  homériques  de  l'armée 
d'Italie. 

IH. 

L'histoire  du  directoire  est  tout  entière  dans  la  lutte  de  deux 
partis.  L'un,  issu  de  la  Convention,  s'était  ménagé  le  pouvoir,  en 
rendant  obligatoire  l'élection  de  deux  tiers  de  ses  membres,  et  était 
résolu  pour  rester  aux  affaires  à  tout  oser,  même  à  suspendre  la 
liberté.  L'autre,  sorti  des  rangs  de  la  bourgeoisie,  était  fatigué  du 
joug  des  terroristes  et  voulait  le  briser  à  l'aide  du  droit  commun. 
Le  premier  s'appuyait  sur  les  débris  des  clubs  ou  des  sections 
et  sur  la  force  armée  ;  le  second  puisait  son  énergie  dans  l'opinion 
publique  qui,  de  plus  en  plus,  ressentait  l'horreur  des  violences. 
Ceux  qui  avaient  immolé  Robespierre  partageaient  au  fond  ses  prin- 
cipes, mais  s'étaient  lassés  plus  tôt  que  lui  de  la  terreur.  L'autre 
parti  avait  envoyé  au  conseil  des  anciens  et  au  conseil  des  cinq 
cents  pour  les  élections  du  premier  tiers,  des  libéraux  de  1789,  des 
feuillaus,  des  citoyens  honorables,  instruits,  la  plupart  juriscon- 
sultes ou  administrateurs  d'un  vrai  mérite  :  Vaublanc,  Siméon, 
Barbé-Marbois,  Pustoret,  Dupont  (de  iNemours),  Tronson-Ducoudray, 
Lebrun,  Portalis.  Parmi  ces  députés,  plusieurs  pouvaient  préférer 
la  royauté,  mais  ils  ne  conspiraient  pas.  Ils  regardaient  la  consti- 
tution comme  un  dépôt  confié  à  leur  honneur.  Us  ne  demandaient 
pas  mieux  que  de  conserver  la  république  pourvu  qu'elle  fût  gou- 
vernée par  des  hommes  sages  et  honnêtes. 

Mais  la  moins  imparfaite  de  nos  constitutions  politiques,  celle  de 
l'an  m,  avait  un  vice  :  l'organisation  du  pouvoir  exécutif.  Composé 
de  cinq  membres  élus  par  le  corps  législatif,  il  se  renouvelait  chaque 
année,  par  cinquième.  C'était  la  désunion  organisée  quand  il  fallait 
l'unité.  Une  seule  question  passionnait  la  bourgeoisie  :  celle  de  sa- 
voir ce  que  les  Anciens  et  les  Cinq-cents  feraient  des  lois  révolution- 
naires. Les  directeurs,  au  contraire,  entendaient  maintenir  les  con- 
ventionnels au  pouvoir  et  laisser  subsister  les  mesures  qui  mettaient 
hors  du  droit  commun  ceux  qui  s'étaient  opj)Oâès  à  la  marche  do  la 
Révolution.  Le  conflit  était  imminent. 


LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE.  317 

Les  élections  du  second  tiers  furent  encore  dirigées  par  la  haute 
bourgeoisie.  Des  hommes  nouveaux,  sachant  les  afTaii'es,  tels  que 
Corbière,  Ramel,  Defermon,  Lafon-Ladebat,  Lecoulteux,  entraient 
dans  les  conseils.  Ce  fut  un  changement  marqué.  Les  séances  étaient 
calmes  et  dignes.  Les  membres  de  l'assemblée  allaient  et  venaient 
sans  fracas,  ne  parlant  entre  eux  qu'à  voix  basse.  Les  tribunes,  d'où 
étaient  lancées  naguère  les  apostrophes,  les  injures  et  les  menaces, 
étaient  devenues  silencieuses. 

Deux  représentans  éminens  de  la  haute  bourgeoisie  faisaient  leurs 
débuts  dans  la  politique  active.  L'un,  neveu  de  Claude  Perier,  avait 
entendu  à  Vizille  le  premier  cri  de  la  révolution  et  il  l'avait  re- 
cueilli dans  son  cœur.  Appartenant  à  une  famille  de  commerçans 
aisés,  élevé  par  les  oratoriens,  puis  au  séminaire  de  Saint-Irénée, 
où  il  commença  de  fortes  études  théologiques,  il  avait  élu  par 
cette  ville  de  Lyon,  que  les  excès  et  l'oppression  avaient  exaspérée. 
Il  se  nommait  Camille  Jordan.  En  même  temps  que  lui,  entrait 
dans  la  vie  parlementaire  un  personnage  d'un  esprit  plus  profond 
qu'étendu  et  déjà  puissant  par  la  gravité  impérieuse  de  sa  raison  ; 
cet  autre  grand  bourgeois  s'appelait  Royer-GoUard. 

Camille  Jordan  et  lui  s'étaient  unis  pour  défendre  la  justice,  encore 
la  justice,  toujours  la  justice,  ils  débutèrent  aux  Cinq-cents,  à  un 
mois  d'intervalle  (juin,  juillet  1797).  L'acte  le  plus  important  à 
remplù*  était  la  pacification  religieuse.  Qu'on  se  reporte  par  la  pen- 
sée dans  le  milieu  d'animosités  et  de  fureurs  d'alors  contre  le  clergé 
et  les  idées  catholiques.  L'incrédulité  philosophique  et  l'intolérance 
jacobine  n'acceptaient  sur  celte  question  ni  transaction  ni  atermoie- 
ment. Camille  Jordan  n'était  dans  sa  conscience  que  spiritualiste 
et  déiste  ;  c'est  la  foi  des  autres  qu'il  défendit.  Sans  vouloir  aucun 
secours  direct  de  l'autorité  civile,  il  pressentit  avant  Bonaparte  le 
réveil  de  l'esprit  religieiLx;  et,  malgré  les  railleries,  malgré  les 
injures,  son  âme  chaleureuse  se  fit  l'écho  des  réclamations  que  les 
entraves  mises  à  l'exercice  du  culte  soulevaient  de  toutes  parts  ; 
son  rapport  fut  un  événement. 

La  réaction  lente  et  progressive  des  sentimens,  depuis  l'installa- 
tion du  directoire,  est  un  des  phénomènes  moraux  les  plus  curieux 
à  observer.  Il  n'y  a  pas,  dans  notre  histoire,  de  période  semblable 
aux  années  qui  précèdent  le  18  brumaire.  La  liberté  de  la  presse, 
la  liberté  des  élections  et  l'impunité  alternaient  avec  une  répression 
arbitraire;  la  nation,  dissoute  en  individus  et  déjà  livrée  à  l'épar- 
pillement,  au  milieu  d'une  société  civile  toute  nouvelle,  se  cherchait 
elle-même.  Les  propriétaires,  les  négocians  qui  attendaient  la  re- 
prise des  spéculations  et  le  retour  des  capitaux,  les  employés  des 
bureaux  qui  ne  voulaient  plus  être  renvoyés  pour  cause  d'opinion, 
les  officiers  ministériels  qui  avaient  ressenti  le  choc  de  tous  les 


318  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mouvemens  politiques,  les  paysans  et  les  acquéreurs  des  biens  na- 
tionaux qui  redoutaient  d'être  inquiétés,  tous  les  intérêts  groupés 
commençaient  à  être  mécontens  et  encourageaient  les  nouveaux  élus 
dans  leur  opposition  aux  conventionnels.  Le  directoire  était  même 
impuissant  à  réprimer  les  désordres  qui  alarmaient  la  province.  Les 
routes  n'étaient  pas  sûres  :  des  bandes  de  brigands  arrêtaient  les 
voitures,  pillaient  les  maisons  de  campagne.  L'indignation  des  ren- 
tiers eîait  à  son  comble.  Le  crédit  public  ne  renaissait  pas.  Les 
mandats  .avaient  le  même  sort  que  les  assignats.  Les  contributions 
de  guerre  nayaient  heureusement  les  dépenses  des  armées  ;  mais 
de  pauvres"  gea.''  mouraient  d'inanition  dans  la  rue.  Avec  cela,  la 
presse  était  sans  doct^Jne  et  sans  frein. 

C'est  dans  de  telles  circonstances  que  l'ancien  parti  constitution- 
nel tentait  de  réformer  les  lois  révolutionnaires.  Avant  d'entrer  en 
lutte  avec  le  pouvoir  exécutif,  il  esl't^^'a  ^^  conciliation.  Les  presi- 
dens  des  deux  conseils,  Portails  et  Sim^?"'  apportèrent  dans  ces 
tentatives  toute  l'autorité  de  leurs  noms.  Uiii^  ^'^  majorité  du  direc- 
toire décida  le  coup  d'état  du  18  fructidor.  ÎT  haute  bourgeoisie 
fut  le  plus  atteinte;  et,  pour  mettre  le  comble  ^^^o-.  ^  ^?^2  n^''  1 
même  pression  inique  faisait  annuler  dans  la  journée^  ^  .'a'  ^^^^ 
les  élections  de  sept  départemens  et  exclure  trente-quiJÎ^^®  ^^"  ®^ 
modérés.  C,        >.    • 

La  révolution  de  fructidor  ne  résolvait  pas  les  difficulté^  ' 
reculait.  Rappeler  dans  les  emplois  les  jacobins,  proscrire  q\^. 
ceux  qui  déplaisaient,  briser  les  imprimeries,  tout  cela  ne  pî^j;^^  i^ 
pas  l'avenir.  En  détruisant  l'inviolabilité  du  corps  législatif,  ,j,^.  ^~ 
rectoire  se  suicidait.  11  apprenait  à  l'armée  comment  on  opp^  • 
les  assemblées  délibérantes.  La  défiance  et  l'envie  dont  les  jacoirj, 
étaient  pénétrés  les  uns  contre  les  autres  étaient  pour  leur  gouvç,i, 
nement  un  principe  de  mort.  On  faisait  tout  vis-à-vis  de  la  boug 
geoisie  pour  lui  rendre  la  république  haïssable.  ^j 

Gomme  aucun  salon  ne  s'était  rouvert  dans  les  villes  de  proviDce,y 
les  cafés  avaient  pris  de  l'importanoe.  Ils  réunissaient  chaque  soir 
les  personnes  appartenant  au  commerce,  au  barreau,  que  la  confor-  q 
mité  des  opinions  tenait  en  rapports  continuels.  Les  habitudes  aussi  .^ 
se  modifiaient;  on  vivait  moins  chez  soi,  et  les  bonnes  nianièi'es  ^ 
s'en  nllaient  [reu  à  peu:  mais  aussi,  au  point  de  vue  de  l'action,  les 
convictions  modérées  se  groupaient  et  reprenaient  courage. 

Hormis  dans  le  midi,  où  elles  avaient  été  tumultueuses,  les  élec- 
tions du  troisième  tiers  amenaient  des  dépjirtemens  une  nouvelle 
Hérie  d'administrateurs,  d'hommes  de  loi,  d'esprits  distingués,  tous 
choisis  dans  ces  uiépuisables  classes  moyeunes  qui  sauvaient  la 
Franco.  C'était  un  symptôme  nouveau. 
Si,  à  Paris,  la  société  olTrail  un  cuiùeux  oièlaiige  de  ty{)es  de  l'an- 


LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE.  319 

cien  monde,  caricatures  grotesques  d'agioteurs  véreux,  de  four- 
nisseurs enrichis  ;  "si,  dans  la  confusion  d'une  société  à  peine  ré- 
formée, se  heurtaient,  se  mêlaient  les  plus  étranges  disparates  : 
généraux  et  chevaliers  d'industrie,  femmes  galantes  et  femmes  de 
l'ancienne  noblesse,  émigrés  et  patriotes,  tous  étaient  d'accord  pour 
reconnaître  que  cela  ne  pouvait  pas  durer.  Les  esprits  avaient  subi 
des  secousses  si  diverses,  que  la  bourgeoisie  se  dégoûtait  des  fonc- 
tions électives  ordinaires.  Les  magistratures  municipales  n'étaient 
plus  recherchées.  En  même  temps  un  mal  nouveau  naissait.  Tous 
ceux  qui  avaient   été  membres  des  assemblées  législatives,   tous 
ceux  qu'avait  éprouvés  l'infortune,  croyaient  qu'ils  devaient  être 
indemnisés  par  des  places  lucratives.  Les  légistes,  particulièrement 
préparés  aux  affaires   et  ne  trouvant  plus  dans  leur  cabinet  des 
ressources  suffisantes,  étaient  les  premiers  à  donner  l'exemple  des 
compétitions.  Le  barreau  était  d'ailleurs  tombé  dans  l'avilissement. 
A  cet  ordre  des  avocats,  asile  de  la  science,  de  la  probité,  de  l'in- 
dépendance et  de  l'honneur,  avait  succédé  une  tourbe  de  défenseurs 
officieux,  qui,-nésjdans  l'anarchie,  profitaient  de  la  désorganisation 
de  la  compagnie  pour  envahir  sans  instruction  et  sans  litre  l'entrée 
de  la  justice.  «  Qui  nous  donnera  confiance  ?  »  s'écriaient  de  leur 
côté  les  négocians  que  la  crise  monétaire  et  la  difficulté  des  trans- 
ports arrêtaient  dans  leurs  efforts  pour   se  relever  de  la  ruine. 
Une   lettre  de  vendémiaire  an   v  nous  apporte  un  exemple  de 
l'impossibilité  même  des  communications.  «  On  ne  croirait  pas  ce 
que  le  voyage  d'Orléans  à  Paris  nous  a  coûté.  Il  faudra  nous  rame- 
ner nos  montures.  Il  n'y  a  plus  de  diligences  proprement  dites.  Il 
faut  prévenir  un  mois  d'avance  pour  avoir  des  places,  d'où  il  ré- 
sulte qu'à  l'heure  qu'il  est,  et  pendant  que  Paris  est  le  centre  de 
toutes  aises  et  de  tout  luxe,  on  ne  peut  traverser  la  France  qu'à 
pied  ou  à  cheval.  » 

Le  mécontentement  était  donc  universel  quand,  pour  la  quatrième 
fois  depuis  la  constitution  de  l'an  m,  la  France  fut  appelée  en  ger- 
minal an  vil  à  choisir  ses  représentans.  «  Ceux  qui  n'ont  pas  vécu 
à  cette  époque,  a  dit  le  duc  de  Broglie,  ne  sauraient  se  faire  une 
idée  du  découragement  profond  où  le  pays  était  tombé  dans  l'inter- 
valle qui  s'écoula  entre  le  18  fructidor  et  le  18  brumaire.  »  L'exer- 
cice public  de  la  religion  était  de  nouveau  suspendu,  la  banqueroute 
des  deux  tiers  de  la  dette  publique  était  suivie  d'un  emprunt  forcé  ; 
une  dictature  sans  grandeur  énervait  de  jour  en  jour  la  puissance 
de  l'état. 

La  haute  bourgeoisie  se  demanda  alors  ce  qu'elle  devait  garder 
de  la  révolution.  Ces  hommes  formés  à  l'école  instructive  des  évé- 
nemens  et  qui  avaient  perdu  leurs  préjugés  et  leurs  passions  en 
arrivèrent  à  ne  plus  croire  à  la  république  et  à  la  liberté.  Ils  atta- 


3 '20  REVUE    DES  DEUX  MONDES. 

chèrent  moins  d'importance  à  la  forme  du  gouvernement  qu'à  la 
composition  de  la  société.  Pourvu  qu'elle  restât  fondée  sur  l'égalité, 
que  l'influence  du  clergé  fût  comprimée,  que  l'ancienne  aristocra- 
tie nobiliaire  fût  abolie,  l'essentiel  de  la  révolution  leur  parut  con- 
servé. Leur  esprit  se  préparait  ainsi  à  comprendre  et  à  accepter  la 
nécessité  d'une  crise  qui  mettrait  fin  à  l'agonie  du  dii*ectoire  et  au 
malaise  de  la  France. 

Motre  pays  ne  change  pas,  du  reste,  aussi  complètement  qu'on  le 
croit  :  sans  doute  la  révolution  avait  transformé  les  lois,  les  mœurs, 
les  habitudes  extérieures,  le  costume  ;  mais  l'éducation  de  l'âme, 
de  la  conscience,  elle  ne  l'avait  pas  refaite.  Une  révolution  religieuse 
n'avait  pas  accompagné  la  révolution  sociale  !  La  liberté  ne  s'était 
pas  implantée  dans  le  pays.  La  convention  avait  développé  les  côtés 
démocratiques  de  cette  race  audacieuse  et  active  qui  apprécie 
avant  tout  un  gouvernement  pour  sa  justice  et  sa  bienveillance,  un 
gouvernement  prenant  pour  lui  le  souci  de  s'occuper  des  affaires 
des  autres,  un  gouvernement  absolument  uniforme  et  égalitaire. 

Tout  avait  conspiré  pour  faire  de  Bonaparte  l'homme  qui  satisfit 
ces  goûts  et  cette  lassitude.  Les  têtes  les  plus  solides  étaient  folles 
de  lui.  Ceux  qui  ont  traversé  ces  temps  de  désordre  et  de  patrio- 
tisme ne  parlent  dans  leurs  lettres  d'affaires  que  des  récits  déjà 
légendaires  de  la  bataille  d'Arcole  ou  de  Rivoli.  On  s'embrassait 
dans  les  rues,  on  pleurait  d'attendrissement  à  la  nouvelle  que  Bo- 
naparte était  arrivé  d'Egypte  ;  les  jacobins,  préoccupés  de  leur  bien- 
être,  se  préparaient  à  endosser  des  habits  galonnés,  a  Puisque  nous 
ne  pouvons  pas  sauver  la  république,  disait  l'un  d'eux  à  M""®  de 
Staël,  tâchons  de  sauver  du  moins  les  hommes  qui  l'ont  laite.  » 
Bonaparte,  ce  génie  si  italien,  éblouissait  par  son  imagination  gran- 
diose tous  les  hommes  de  la  révolution  ;  il  avait,  à  trente  ans,  de 
ces  mots  de  désabusé,  comme  celui-ci  à  Decrès  :  «  Je  suis  venu 
trop  tard,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  dans  ce  monde!  »  ou,  comme 
cet  autre  mot  à  Rœderer,  qui,  visitant  un  jour  avec  lui  les  Tuileries, 
lui  disait  :  «  C'est  triste  1  —  Oui,  comme  la  grandeur.  » 

11  faut  le  constater,  l'opinion  de  la  bourgeoisie,  bien  loin  d'être 
inquiète  au  lendemain  du  18  brumaire,  fut  confiante  et  rassurée. 
Elle  espéra  tout  alors,  môme  le  maintien  des  formes  protectrices  du 
droit,  de  l'homme  extraordinaire  à  qui  elle  demandait  avant  tout 
de  consacrer  la  révolution  civile. 

IV. 

Une  force  inconnue  avait  brisé  les  caractères  les  plus  fermes  et 
frapi)é  d'aveuglement  les  esprits  les  plus  éclairés.  Les  contempo- 
rains de  Bonaparte  furent  ses  complices ,  et  il  régna  sur  la  France 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  321 

de  son  propre  consentement.  Tous  ces  grands  bourgeois,  les  Rœde- 
rer,  les  Thibaudeau,  les  Merlin,  les  Berlier,  les  Portalis,  les  Bou- 
lay,  les  Real,  les  Lebrun,  les  Siméon,  les  Ramond,  les  Chaptal, 
semblaient  craindre  qu'on  ne  laissât  pas  assez  libre  l'épée  qui  dé- 
fendait et  relevait  la  France. 

Comme  le  besoin  le  plus  urgent  était  de  reconstituer  la  science 
du  gouvernement  et  son  autorité,  le  premier  consul  sentit  que  la 
bourgeoisie,  avec  sa  pratique  supérieure  des  hommes,  s'appliquerait 
d'autant  plus  complètement  aux  choses  de  second  ordre  qu'elle 
s'était  mesurée  aux  plus  grandes  affaires.  Il  sut  créer  pour  ces 
vigoureux  esprits  le  conseil  d'état,  des  places  dans  les  assemblées 
et  dans  les  postes  les  plus  élevés  des  fonctions  publiques.  Ils  étaient 
d'accord  pour  ne  plus  vouloir  de  persécutions  d'aucun  genre  et 
pour  maintenir  les  résultats  principaux  de  la  révolution.  Les  pa- 
triotes de  89,  ramenés  en  arrière  par  la  terreur,  croyaient  avoir 
trouvé  dans  la  constitution  de  l'an  viii  un  abri  et  une  fin.  Plus 
avides  pour  la  plupart  de  libertés  civiles  que  de  libertés  politiques, 
ils  se  faisaient  des  illusions  volontaires  sur  les  nouveaux  pouvoirs 
qui  n'étaient  qu'une  image  éloignée  de  la  représentation  nationale. 
Certes,  ce  qui  leur  suffisait  était  loin  de  ce  qu'ils  avaient  rêvé  d'a- 
bord :  mais  le  spectacle  de  la  tyrannie  démagogique  avait  borné 
leurs  désirs  à  l'abolition  du  régime  féodal,  à  l'ordre,  à  l'égalité,  à 
la  justice  régulière  et  à  la  sûreté  de  la  vie  !  Ils  tenaient  pour  une 
grande  chose  le  triomphe  éclatant  des  armées  françaises  sur  toute 
l'Europe;  et,  s'il  y  eut  des  bassesses,  elles  ne  se  rencontrèrent 
que  chez  les  anciens  jacobins. 

Se  félicitant  pompeusement  de  la  part  qu'il  avait  prise  au  18  bru- 
maire, Garât  déclarait  devant  le  conseil  des  anciens  que  les  garan- 
ties les  plus  solides  des  libertés  publiques  étaient  dans  la  gloire  de 
l'homme  de  génie  que  la  France  appelait  au  gouvernement.  La 
limite  du  pouvoir  personnel  lui  paraissait  d'autant  plus  sûre  qu'elle 
ne  serait  pas  marquée  dans  une  charte,  mais  «(  dans  le  cœur  de 
Bonaparte.  »  Nous  ne  parlerons  pas  de  Cambacérès,  de  Fouché,  et 
de  tant  d'autres.  Il  leur  restait  de  prendre  des  titres  de  noblesse. 
Le  mot  de  Ramond,  un  des  meilleurs  préfets  du  premier  empire, 
était  bien  vrai  :  a  L'heure  des  révolutions  sonne  quand  les  chan- 
gemens  survenus  dans  les  cœurs  des  peuples  et  la  direction  des 
esprits  sont  arrivés  à  tel  point  qu'il  y  a  contradiction  manifeste  entre 
le  but  et  les  moyens  de  la  société,  entre  les  institutions  et  les  ha- 
bitudes, entre  les  intérêts  de  chacun  et  les  intérêts  de  tous.  » 

Des  idées  appartenant  à  la  bourgeoisie,  il  en  était  une  qui  fut  im- 
médiatement réalisée.  Nous  voulons  parler  de  l'unité  absolue  d'ad- 
ministration. Cette  pensée  de  fortifier  le  pouvoir  central,  de  le  rendre 

TOME  LXXIV.   —  1886.  21 


322  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  même  temps  habile  et  entreprenant,  datait  d'avant  la  révolu- 
tion. Les  circonstances  donnèrent  à  l'instinct  gouvernemental  de  la 
race  bourgeoise  l'occasion  unique  de  se  développer.  Le  principe  de 
concentration  présida  à  toute  cette  organisation  administrative,  ju- 
diciaire et  financière  que  l'on  connaît  et  qui  est  entrée  presque  dans 
notre  sang.  Les  liens  les  plus  étroits  de  la  centralisation  étreigni- 
rent  toute  la  société  démocratique,  à  la  satisfaction  de  ceux  qui 
l'avaient  fondée.  La  réorganisation  de  l'institution  du  notariat,  la 
transformation  de  l'ancienne  compagnie  des  procureurs  en  celle 
des  avoués,  répondaient  aux  vœux  de  ces  puissans  esprits  pratiques 
qui  entouraient  le  jeune  consul,  maître  plus  obéi  que  Louis  XIV. 

Quant  aux  avocats,  Bonaparte  leur  fit  de  bonne  heure  l'honneur 
de  les  redouter.  Ces  anciens  chefs  du  tiers-état  avaient  souffert  de 
la  révolution  qu'ils  avaient  faite.  La  loi  de  l'an  xii  avait  bien  réta- 
bli le  tableau  ;  mais  l'ordre  n'existait  pas  encore  légalement  avec 
ses  libertés  et  ses  droits.  Les  avocats  ne  devaient  pas  modifier  les 
violentes  antipathies  de  Bonaparte  à  leur  égard.  Pourrait-on  oublier 
la  lettre  de  l'empereur  à  Gambacérès,  à  propos  du  décret  de  1810 
sur  les  Iranchises  du  barreau?  «  Ce  décret  est  absurde!  Il  ne  laisse 
aucune  prise,  aucune  action  contre  les  avocats.  Ce  sont  des  fac- 
tieux, des  artisans  de  crimes  et  de  trahison.  Tant  que  j'aurai  l'épée 
au  côté,  je  ne  signerai  pas  un  pareil  décret;  je  veux  qu'on  puisse 
couper  la  langue  à  un  avocat  qui  s'en  sert  contre  le  gouvernement.» 
Et  cependant,  —  telle  est  la  force  de  la  tenue  et  de  la  probité,  — 
la  tourbe  des  défenseurs  officieux  se  dispersait;  la  clientèle,  avec 
l'influence,  revenait  partout  aux  survivans  de  l'ancien  barreau.  Us 
étaient  restés,  en  religion,  en  politique,  en  littérature,  ce  qu'étaient 
leurs  devanciers  :  même  bon  sens,  même  mesure;  et,  en  tout, 
cet'e  pointe  de  libéralisme  qui  fit  qu'en  1804,  sur  deux  cents  mem- 
bres inscrits  au  barreau  de  Paris,  trois  seulement  votèrent  pour 
l'empire.  Les  années  devaient,  de  part  et  d'autre,  accroître  ces 
rancunes  ;  et  il  faut  attendre  la  restauration  pour  retrouver  le  bar- 
reau à  la  tête  de  la  bourgeoisie. 

Pendant  que,  dans  l'adunnistration,  la  concentration  prévalait,  la 
haute  bourgeoisie  de  province  trouvait  dans  le  premier  consul  l'in- 
terprète résolu  de  ses  théoiies  sur  la  société  religieuse.  Le  catholi- 
cisme, loin  de  Paris,  n'avait  pas  cessé  de  faire  un  pas  en  avant  de- 
puis le  9  thermidor.  Les  prêtres  qui  avaient  pr^té  serment  en  1791 
étaionten  petit  nombre.  Ceux  qui  revenaient  de  l'étranger  baptisaient 
à  nouveau  les  enfans,  remariaient  les  époux  et  réveillaient  les  con- 
sciences endormies.  Français  (de  Nantes^  chargé,  comme  conseiller 
d'éUit,  d  in.specter  le  midi,  le  constatait.  C'était  bien  autre  chose  dans 
tout  l'ouest,  en  Bretagne,  dans  la  Charente,  dans  la  Vendée,  dans 
les  Deux-Sèvres.  Deux  autres  commissaires  dont  le  témoignage  n'était 


LA    BOURGEOISIE   FRANÇâlSE.  323 

pas  suspect,  Barbé-Marbois  et  Foiircroy,  établissaient  que  la  révo- 
lution, en  province,  n'avait  modifié  d'aucune  façon  les  croyances, 
u  Quand  la  connaissance  du  cœur  humain,  dit  le  rapport  de  Four- 
croy.  n'apprendrait  pas  que  la  grande  masse  des  hommes  a  besoin 
de  religion,  de  culte  et  de  prêtres,  la  fréquentation  des  habilans  des 
campagnes  et  surtout  de  celles  qui  sont  très  éloignées  de  Paris,  la 
visite  des  départemens  que  j'ai  parcourus,  me  l'aurait  seule  bien 
prouvé.  C'est  une  erreur  de  quelques  philosophes  modernes,  dans 
laquelle  j'ai  été  moi  même  eniraîné,  que  de  croire  à  la  possibilité 
d'une  instruction  assez  répandue  pour  détruire  les  préjugés  reli- 
gieux. Ils  sont  pour  le  plus  grand  nombre  des  malheureux  une 
source  de  consolation,  ils  l'ont  même  été  pour  quelques  esprits 
très  éclairés  de  tous  les  siècles.  Il  faut  pardonner  et  souffrir  dans 
le  plus  grand  nombre  des  humains  une  opinion  que  les  lumières 
les  plus  grandes  et  le  génie  le  plus  profond  ont  laissée  germer  dans 
la  tête  de  Pascal,  de  Newton,  de  Rousseau.  La  guerre  de  la  Vendée 
a  donné  aux  gouvernemens  modernes  une  grande  leçon  que  les 
prétentions  de  la  philosophie  voudraient  en  vain  rendre  nulle.  » 

A  Vanues,  Barbé-Marbois  était  eniré  le  jour  des  Rois  dans  la  ca- 
thédrale ;  on  célébrait  la  messe  constitutionnelle;  il  n'y  avait  qpie  le 
prêtre  et  deux  ou  trois  pauvres.  A  quelque  distance  de  là,  Barbé- 
Marbois  trouva  dans  la  rue  une  si  grande  foule  qu'il  ne  pouvait  plus 
passer!  C'étaient  des  gens  de  toute  condition  qui  n'avaient  pu  péné- 
trer dans  une  chapelle  déjà  remplie  de  fidèles,  où  l'on  disait  la  messe 
ap}>elée  des  catholiques.  Ailleurs  les  églises  des  villes  étaient  pa- 
reillement désertes  et  l'on  allait,  à  travers  des  chemins  affreux,  dans 
les  villages  voisins,  entendre  les  prières  d'un  prêtre  récemment 
arrivé  d'Angleterre.  Il  en  éiait  de  même  en  Auvergne.  Des  lettres 
du  Limousin  nous  montrent  toute  la  bourgeoisie  aux  genoux  d'un 
vieux  prêtre,  aumônier  de  la  princesse  de  Gonti  pendant  l'émigra- 
tion, et  devenu  le  véritable  curé  de  la  petite  ville  de  La  Souter- 
raine. Les  autels  se  relevaient  d'eux-mêmes  ;  une  statistique  admi- 
nistrative constate  qu'au  18  brumaire,  le  culte  était  rétabli  dans 
presque  toutes  les  communes  de  France. 

La  plupart  des  personnages  entourant  le  premier  consul  étaient, 
au  contraire,  indifférens  ou  sceptiques  ;  quelques-uns  même  étaient 
athées.  Dans  le  monde  officiel,  les  croyances  religieuses  étaient  une 
marque  ceitaine  de  faiblesse  d'esprit.  A  Paris,  le  culte  catholique 
n'était  sui-^i  que  par  des  femmes  et  des  vieillards.  Les  jeunes 
filles  de  la  bourgeoisie  commençaient  à  faire  leur  première  com- 
munion. Mais  les  nombreux  adhérons  qu'avait  conservés  dans 
les  familles  parisiennes  la  philosophie  du  xviii^  siècle  craignaient 
que  la  protection  du  gouvernement  ne  relevât  le  crédit  du  clergé. 
La  séparation  de  l'église  et  de  l'état  désirée  par  Lafayette  était-elle 


324  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

possible?  Elle  soulevait  la  grave  question  du  droit  d'acquérir,  au 
lendemain  de  la  vente  des  biens  ecclésiastiques  ;  et,  pour  les  esprits 
clairvoyans,  elle  prépaiait  au  clergé  un  retour  incontestable  d'in- 
fluence. Pouvait-on,  en  1800.,  «  protestantiser  »  la  France?  Aux 
yeux  des  gens  qui  l'eussent  souhaité  comme  Fourcroy,  l'occasion 
était  perdue  depuis  la  constituante,  et  la  force  des  choses  entraînait 
les  plus  résistans.  Fallait-il  adopter  la  théoptiilanthropie  de  La  Ré- 
vellière-Lepeaux?  L'opinion  la  jugeait  ridicule.  Il  vaut  mieux,  pen- 
sait la  bourgeoisie,  mettre  le  clergé  catholique  dans  la  dépendance 
d'un  gouvernement  bienfaisant  et  protecteur  que  de  le  laisser  agir 
isolément  sur  l'esprit  des  populations.  L'ancienne  tradition  latine 
et  française  de  la  subordination  de  la  religion  au  pouvoir  civil  était 
encore  vivante  chez  tous  les  légistes.  II  fallait  simplement,  suivant 
le  mot  de  Siméon  au  tribunat,  «  placer  les  prêtres  plus  qu'ils  ne 
l'étaient  sous  la  main  du  pouvoir.  » 

Le  conseiller  d'état  qu'on  chargeait  de  formuler  le  nouveau 
di'oit  canonique  issu  de  la  transaction  avec  la  révolution,  Por- 
tails, comme  presque  tous  les  membres  des  anciennes  familles 
parlementaires,  était  fort  attaché  aux  maximes  de  l'église  gallicane. 
Pour  les  doctrines  théologiques,  il  en  était  resté  à  Bossuet  et  à 
la  déclaration  de  1682.  L'ancienne  règle  du  gallicanisme:  «  L'église 
est  dans  l'état,  et  non  l'état  dans  l'église,  »  fut  le  fond  de  la  nou- 
velle consiitution  ecclésiastique  de  la  France.  La  sécularisation  de 
la  société  moderne  fut  consacrée.  La  puissance  temporelle  et  la 
puissance  spirituelle  devaient  être  nettement  séparées.  Le  but  de  la 
haute  bourgeoisie  était  de  n'attribuer  au  catholicisme  aucun  des  ca- 
ractères politiques  qui  seraient  inconciliables  avec  le  nouveau  droit 
social  ;  elle  entendait  qu'il  fût  la  religion  de  la  majorité  des  Fran- 
çais et  non  celle  de  l'état.  En  protégeant  le  culte  catholique,  elle  ne 
voulait  pas  le  rendre  dominant  et  exclusif,  mais  veiller  sur  sa  doc- 
trine et  sur  sa  police,  afin  de  tourner  des  institutions  si  importantes 
à  la  plus  grande  utilité  publi(|ue  ;  elle  ne  croyait  pas  devoir  ressus- 
citer les  ordres  monastiques  supprimés  ;  elle  ne  désirait  qu'un  clergé 
séculier,  des  prêtres  ayant  des  fonctions  dans  un  diocèse  ;  elle  ne 
voulait  pas  davantage  que  le  clergé  pût  posséder  à  ce  titre  des  pro- 
priétés immobilières  ;  elle  se  souvenait  des  principes  de  d'Aguesseau 
et  de  son  édit  de  17/49  sur  les  acquisitions  des  biens  de  mainmorte. 

Le  concordat  fut  inspiré  par  ces  idées  politiques.  La  tolérance 
n'y  eût  pas  trouvé  une  éclatante  confirmation,  si  les  articles  orga- 
niques n'avaient  pas  été  édictés  en  môme  temps.  L'égalité  des  cultes, 
un  des  glorieux  héritages  de  la  déclaraiion  des  droits  de  l'homme, 
était  reconnue  de  la  manière  la  plus  explicite,  et  le  protestantisme, 
où  les  opinions  modérées  d'une  fracliofi  de  la  bourgeoisie  s'abritè- 
rent, était  relevé  enfin  des  iulerdiciions  et  des  anathèmes.Ce  n'éiail 


LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE.  325 

pas  toute  la  liberté,  c'était  l'existence  légale  et  administrée.  La  haute 
bourgeoisie  ne  comprit  pas  autrement,  dans  sa  haine  de  la  théocratie, 
la  paix  avec  l'église. 

Si,  dans  le  sein  du  corps  législatif  et  du  sénat  conservateur,  si 
même  parmi  les  conseillers  d'état  et  les  jeunes  généraux  le  concor- 
dat rencontra  un  accueil  silencieux  ou  moqueur,  il  en  fut  autrement 
en  province.  Il  répondait  au  sentiment  religieux  et  à  la  raison  de 
cette  masse,  pleine  de  bon  sens  et  avide  d'union,  qui  constituait  la 
France  bourgeoise. 

Cependant  les  légistes  ne  croyaient  pas  que  la  société  civile  fût 
réorganisée  tant  que  leur  rêve,  longuement  poursuivi,  d'unité  et 
d'égalité  ne  serait  pas  définitivement  affermi  par  la  législation ,  par 
un  code  unique  pour  toute  la  France.  Réaliser  enfin,  au  profit  de  la 
patrie  renouvelée  celte  pensée  de  posséder  à  jamais  et  pour  tous  la  loi 
la  plus  raisonnable,  la  plus  claire,  la  plus  juste;  quel  pays  pouvait 
aspirer  à  cette  œuvre  grandiose  et  incomparable,  sinon  le  nôtre,  qui, 
depuis  plus  de  trois  siècles,  était,  par  excellence,  l'école  du  di'oit? 
On  ne  dira  jamais  assez  les  services  rendus  à  la  civilisation  et  au 
monde  par  ces  immortels  légistes,  qui  surent  à  la  fois  conserver  les 
traditions  des  anciens  principes,  transiger  entre  les  coutumes  et  le 
droit  romain,  et  vivifier  par  l'esprit  de  89  ce  travail,  dont  les  an- 
nées ne  font  que  grandir  les  assises  majestueuses,  l'ordre  lumineux 
et  l'harmonieuse  sagesse.  En  dehors  des  noms  célèbres  de  Tron- 
chet,  de  Portails,  de  Treilhard,  de  Berlier,  de  Malleville,  de  Bigot, 
il  faudrait  citer  aussi  les  conseillers  d'état,  les  membres  du  tribu- 
nal, du  corps  législatif.  La  liste  des  hommes  judicieux  et  instruits 
qui  prirent  part  aux  discussions  des  divers  chapitres  du  code  civil 
est  un  livre  d'or  pour  la  bourgeoisie  et  complète  la  liste  des  dépu- 
tés à  la  constituante.  Une  éuumération  serait  fastidieuse.  Bornons- 
nous  à  mentionner  Thibaudeau,  Siméon,  Rœderer,  Merlin  (de  Douai), 
Regnault  de  Saint-Jean  d'Angely,  Chabot  (de  l'Allier),  Real,  Duchà- 
lel,  Chazal,  Boulay,  Cambacérès,  Cretet,  Defermon,  Régnier,  Lacuée, 
Bérenger,  Emmery,  Eschassériaux,  Thiessé,  Faure,  Petiet,  Duveyrier, 
Grenier,  Goupil  de  Prèfeln,  Favard,  Lavoye,  Rollin,  Jaubert. 

Les  titres  de  prince,  de  duc,  de  comte,  de  baron,  que  la  plupart 
d'entre  eux  acceptèrent  plus  tard,  ne  vaudront  jamais  celui  de  col- 
laborateur à  la  fondation  de  la  société  civile  française.  C'est  là  leur 
éternel  honneur;  ils  le  partagèrent  avec  les  membres, plus  ignorés, 
du  tribunal  de  cassation  et  des  tribunaux  d'appel,  dont  les  remarques 
et  les  observations  avaient  rappelé  les  plus  beaux  jours  de  la  science 
juridique.  Tous,  du  Mord  au  Midi,  étaient  avides  d'assurer  l'ordre 
social,  de  rétablir  dans  leur  intégrité  les  vrais  principes,  si  longtemps 
méconnus,  et  de  contribuer  à  doter  leur  pays  de  bonnes  lois  civiles, 
le  plus  grand  bien  que  les  hommes  puissent  donner  et  recevoir. 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  résultat,  le  plus  durable  des  longs  et  indomptables  efforts  de 
la  bourgeoisie,  nous  le  devons  à  ces  contemporains  du  consulat.  Le 
régime  de  Bonaparte,  en  ces  momens  heureux,  suivit  et  développa 
les  inspirations  des  conseillers  qui  l'entouraient  jusqu'au  jour  où, 
enivré  et  isolé  par  la  puissance,  il  porta  lui-même  la  main,  en  créant 
les  majorats  et  le  domaine  extraordinaire,  sur  les  principes  d'égalité 
qui  représentaient  l'esprit  de  la  révolution  française. 

Cette  étude  n'est  pas  un  commentaire,  ni  un  exposé  des  motifs  du 
code  civil,  et  nous  n'avons  pas  à  faire  ressortir  davantage  son  im- 
portance et  ses  bienfaits.  En  n'isolant  pas  absolument  les  institu- 
tions civiles  du  passé  et  en  les  liant  à  l'avenir,  nos  aïeux  ont  im- 
primé à  leur  ouvrage  ce  caractère  de  stabilité  qui  en  garantit  la 
durée. 

Ainsi  l'administration  était  organisée,  les  rapports  entre  l'église 
et  l'état  réglés,  l'unité  de  la  législation  civile  créée,  mais  un  autre 
problème  préoccupait  la  haute  bourgeoisie  :  l'instruction  et  l'éduca- 
tion de  ses  fils. 

La  mobilité  et  la  contradiction  des  systèmes  d'enseignement  pré- 
sentés depuis  six  ans  opposaient  de  grands  obstacles  à  la  réorganisa- 
tion des  collèges.  Les  écoles  centrales,  qui  en  tenaient  lieu,  avaient 
besoin  d'être  réformées.  Les  classes  dhistoire,  de  belles-lettres,  de 
législation  étaient  désertes.  Les  cours  de  mathématiques,  de  chi- 
mie, de  dessin  étaient  un  peu  plus  suivis,  parce  que  les  sciences 
ouvraient  les  carrières  lucratives.  Quel'iues  services  qu'eussent  ren- 
dus les  anciennes  congrégations  enseignantes,  la  bourgeoisie  ne 
songeait  pas  à  les  reconstituer.  Elle  croyait  cependant  qu'on  jk)u- 
vait  emprunter  à  ces  maîtres  renommés  leur  système  de  direction, 
ce  que  le  premier  consul  appelait  «  leur  police  morale.  »  Le  système 
d'instruction  publique,  créé  par  la  loi  du  11  floréal  an  x,  reçut 
tous  ses  développemens.  Les  enfans  de  la  bourgeoisie  envahirent 
les  nouveaux  lycées,  qui  s'élevèrent  de  toutes  parts.  La  commission 
chargée  de  faire  le  choix  des  livres  classiques  pour  chaque  classe 
de  latin  et  pour  celle  de  belles-lettres  avait  marché  sur  la  trace  de 
Rollin  et  désigné  en  grande  partie  les  auteurs,  les  méthodes  accep- 
tés dans  les  collèges  de  l'Oratoire  ou  des  Pères  de  la  Doctrine  (rap- 
port du  27  floréal).  Mais  les  lycées  étaient  isolés,  indépendans  les 
uns  des  autres.  L'avenir  des  maîtres  qui  se  consacraient  à  l'ensei- 
gnement secondaire  n'était  pas  assuré;  eux-mêmes  n'étaient  pas 
assujettis  à  une  discipline  commune.  La  bourgeoisie  appelait  de  ses 
vœux  la  formation  d'un  corps  enseignant;  l'ordre  civil  se  fortifierait 
ainsi  par  la  création  d'une  sorte  de  corporation  laïque  dépendant 
de  l'état.  Les  anciens  patriotes  de  89  voulaient,  en  majeure  i)artie, 
que  leurs  lils  ne  fussent  ni  dévots  ni  athées.  Ils  les  voulaient  ap- 
j)ropriés  à  l'état  do  la  nation  et  de  la  société.  Eu  un  mot,  une  insti- 


1 


LA   BOURGEOISIE    FRiL\GA.ISE.  327 

tution  d'enseignement  d'état  paraissait  aux  pères  de  famille  une  ga- 
rantie contre  la  réouverture  des  établisseniens  des  jésuites. 

Quant  à  Bonaparte,  qui  savait  s'emparer  des  idées  des  autres  pour 
les  grandir,  il  avait  un  autre  but;  il  voyait  dans  un  corps  enseignant 
fortement  organisé,  ayant  une  hiérarchie  de  grades  et  soumis  à  des 
règles  d'avancement,  un  moyen  de  diriger  les  opinions  politiques 
et  philosophiques.  Il  répétait  la  phrase  célèbre  de  Leibniz  :  «Donnez- 
moi  l'instruction  publique  pendant  un  siècle  et  je  changerai  le  monde.  » 

Pour  les  classes  moyennes,  la  question  était  autre  :  trouver  l'édu- 
cation qui  convenait  à  la  société  nouvelle,  fondée  sur  les  principes 
de  la  révolution.  Le  conseil  d'état,  voix  autorisée  des  aspirations  de 
la  haute  bourgeoisie,  ne  chercha,  dans  les  neuf  rédactions  succes- 
sives du  projet,  que  la  solution  pratique  de  ce  problème  :  séculari- 
ser l'instruction  publique,  comme  le  code  civil  avait  sécularisé  la 
France  :  l'Université  fut  créée.  Son  originalité  et  sou  utihté  ne  con- 
sistaient pas  seulement  dans  l'étude  des  langues  et  de  la  littératiu*e 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  dans  cet  apprentissage  des  plus  nobles  sen- 
timens  humains;  l'éminent  service  qu'elle  devait  rendre  aux  jeunes 
bourgeois  consistait  surtout  dans  l'enseignement  critique  de  l'his- 
toire et  des  doctrines  philosophiques.  C'est  en  ce  sens  que  les  prin- 
cipes de  89  étaient  fortement  engagés  dans  la  création  de  l'Université 
française. 

Sans  doute,  on  ne  tendait  nullement  a'ors  à  donner  aux  enfans 
les  connaissances  morales  et  politiques  qui  font  les  citoyens  et  les 
préparent  à  participer  aux  travaux  de  leur  gouvernement.  Sans 
doute,  on  leur  parlait  plus  de  Bonaparte  que  de  l'état,  en  les  exal- 
tant pour  la  gloire;  mais,  comme  le  remarquait  dès  lors  une  femme 
d'une  haute  raison  et  d'un  mâle  bon  sens,  M"^^  de  Rémusat,  la  force 
de  l'ptude,  la  puissance  du  temps  développèrent  bien  vite  chez  les 
professeurs,  comme  chez  les  élèves,  l'esprit  d'examen  et  d'indé- 
pendance démocratique.  Ce  qui  restait  de  l'ancienne  noblesse  le 
comprit  si  bien  qu'elle  éloigna  ses  enfans  des  lycées.  La  jeunesse 
bourgeoise,  au  contraire,  vint  s'y  fortifier  de  la  toute-puissance  de 
l'opinion  publique  et  elle  acquit  une  supériorité  incontestable.  C'est 
grâce  à  l'enseignement  de  l'histoire,  quelque  restreint  qu'il  fût,  que 
l'esprit  libéral  se  réveilla  dans  lame  de  la  jeunesse,  et  c'est  à  l'Uni- 
versité que  nous  devons  ces  classes  moyennes  de  la  restauration, 
qui  ne  le  cédèrent  à  leurs  aînées  de  89  ni  par  l'éloquence,  ni  par  le 
courage,  ni  par  le  patiiotisme. 

V. 

Rassurée  sur  le  maintien  des  résultats  sociaux  de  la  révolution 
et  sachant  gré  au  premier  consul  de  la  préserver  du  retour  des 


328  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

jacobins,  la  haute  bourgeoisie  n'aspirait  plus  qu'à  pouvoir  réparer 
les  pertes  de  sa  fortune  ,  exercer  librement  son  esprit  et  cultiver 
en  repos  ses  vertus  privùes. 

Une  seule  catégorie  de  personnes  avait  su  tirer  parti  des  malheurs 
publics  et  de  la  détresse  iinancière,  c'étaient  ceux  qui,  prévoyant 
le  discrédit  du  papier -monnaie  et  l'ayant  reçu  de  toutes  mains, 
dans  la  vigueur  de  sa  jeunesse,  avaient  pu  ainsi  acquérir  toutes  les 
marchandises  ;  puis,  par  le  jeu  de  la  hausse  et  de  la  baisse,  avaient 
accaparé  presque  toute  la  monnaie  d'or  ou  d'argent.  Fiers  de  leurs 
richesses  rapidement  acquises,  ils  avaient  obtenu  la  fourniture  des 
divers  services.  Au  milieu  de  misères  sans  nom,  ils  donnaient  le 
spectacle  de  scandaleuses  prodigalités  ;  et  leurs  femmes  subitement 
élevées  à  l'opulence,  hormis  d'honorables  exceptions,  prêtaient  au 
ridicule.  Jusque  dans  les  premières  années  du  siècle ,  la  vieille 
bourgeoisie  leur  tint  rigueur.  «Je  t'ai  quittée  l'autre  jour  pour  al  1er 
à  l'Opéra,  écrivait  un  jeune  officier,  Maurice  Dupin,  à  sa  mère;  on 
devait  donner  Corisande,  ce  fut  Renaud.  Mais  rien  ne  contrarie  ur> 
provincial  ;  c'est  là  où  va  ce  qu'on  appelle  à  présent  la  bonne  compa- 
gnie. Vous  y  voyez  des  jeunes  femmes  charmantes  d'une  élégance 
merveilleuse;  mais  si  elles  ouvrent  la  bouche,  tout  est  perdu!  Vous 
entendez  :  «  Sacristi,  que  c'est  bien  dansé  !  Il  fait  un  chaud  du  diable 
ici  !  »  Vous  sortez  ;  des  voitures  brillantes  et  bruyantes  reçoivent  tout 
ce  beau  monde,  et  les  braves  gens  s'en  retournent  à  pied  et  se  ven- 
gent par  des  sarcasmes,  des  éclaboussures  qu'ils  reçoivent.  On  crie  : 
((  Place  à  M.  le  fournisseur  des  prisons  !  Place  à  M.  Le  Brise-Scellés  !  » 
Mais  ils  vont  toujours  et  s'en  moquent.  Quoique  tout  soit  ren- 
versé, on  peut  dire  comme  autrefois  :  L'honnête  homme  à  pied 
et  le  faquin  en  voiture  !   Ce  sont  d'autres  faquins,  voilà  tout.   » 

En  province,  où  n'existaient  qu'en  petit  nombre  agioteurs  et 
fournisseurs,  toutes  les  fortunes  de  la  bourgeoisie  étaient  atteintes. 
Les  paysans,  qui  jouissaient  des  bienfaits  du  nouveau  régime,  sans 
prendre  désormais  aucun  intérêt  à  la  chose  publique,  étaient  plus 
à  l'aise.  Mais  les  négocians  étaient  ruinés  ;  voyant  l'état  manquer  à 
ses  engagemens,  plus  d'un  n'avait  eu  nul  scrupule  à  faire  ban- 
queroute. Nos  ports  de  commerce  étaient  vides.  La  prospérité  de 
Marseille  et  de  Lorient,  avec  leur  mouvement  de  3,000  bàtimens, 
avec  leurs  chantiers  d'où  sortaient,  par  an,  plus  de  00  navires,  avait 
disparu.  Les  excès  de  la  Terreur,  les  guerres  maritimes,  la  suppres- 
sion de  la  franchise,  en  étaient  la  cause.  Les  importations  et  les 
exportations,  durant  les  six  derniers  mois  de  l'an  ix,  ne  présen- 
taient pas  un  mouvement  égal  à  celui  qu'oliraient  autrefois  quinze 
jours  (le  paix.  Les  armateurs  (|ui  envoyaient  des  vaisseaux  aux  deux 
Indes  étaient  réduits  à  un  petit  commerce  de  détail  qui  soutenait  à 
peine  leur  famille. 


LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE,  329 

» 

De  sages  mesures  financières,  la  réorganisation  de  la  comptabi- 
lité publique,  le  rétablissement  des  bourses  de  commerce  et  surtout 
le  caractère  légal  reconnu  à  la  Banque  de  France  rendirent  le  plus  \-if 
essor  aux  imaginations.  De  toutes  parts,  les  manufactures  se  rouvri- 
rent. La  création  de  la  caisse  d'amortissement  fondait  le  crédit  public  ; 
les  maisons  de  commerce  conçurent  des  projets  de  spéculation  em- 
brassant l'étendue  entière  du  continent.  Nos  soieries,  sans  rivales 
dans  tous  les  temps,  reprirent  la  route  des  marchés  de  l'Europe. 
L'activité  du  premier  consul  venait  ajouter  aux  efforts  des  particu- 
liers de  vastes  travaux  d'utilité  générale.  Des  routes  monumentales, 
des  ponts,  des  canaux  étaient  en  pleine  exécution.  On  recommen- 
çait à  embellir  Paris. 

Du  moment  que  les  hommes  qui  guettent  les  faiblesses  des  gou- 
vernemens  pour  en  profiter  s'aperçurent  du  goût  de  Bonaparte  pour 
les  jouissances  de  la  vanité,  ils  ne  manquèrent  pas  d'applaudir  à  ce 
penchant  et  à  le  cultiver.  La  révolution  avait  fait  violence  aux  an- 
ciennes habitudes,  elle  ne  les  avait  pas  déracinées.  Lorsque,  le 
19  février  1800,  le  premier  consul  était  parti  du  Luxembourg  en 
costume  officiel  pour  venir  s'installer  aux  Tuileries,  le  cortège  s'était 
trouvé  formé  par  des  fiacres  dont  les  numéros  étaient  recouverts  de 
papier.  Deux  années  à  peine  avaient  suffi  pour  opérer  la  plus  rapide 
métamorphose.  Les  formes  empruntées  aux  républiques  anciennes 
avaient  fait  place  à  des  formes  militaires  ;  l'élégance  reprenait  par- 
tout ses  droits,  sauf  pourtant  dans  l'intérieur  des  habitations. 

Il  fallut,  en  effet,  plusieurs  années  pour  que  la  haute  bourgeoisie 
pût  reprendre  ses  goûts  de  luxe  et  de  confort  élégant  dans  ses  de- 
meures; mais  la  question  du  costume,  toujours  si  importante  en 
France,  n'attendit  pas  longtemps  sa  solution.  Plus  de  cocardes,  plus 
de  pantalons  :  des  bas  de  soie,  des  souliers  à  boucles,  des  épées 
de  parade,  des  chapeaux  sous  le  bras.  Les  femmes,  qui  poussaient 
à  l'ancienne  mode,  étaient  cependant  ennemies  de  la  poudre.  Le 
titre  de  madame  leur  avait  été  rendu  chez  le  premier  consul  et  dans 
les  billets  d'invitation  qu'il  leur  faisait  adresser.  Ce  retour  à  l'an- 
cien usage  avait  bientôt  gagné  le  reste  de  la  nation.  Quant  à  la 
dénomination  de  citoyen,  elle  ne  fut  supprimée  que  le  29  floréal 
(mai  1804)  après  avoir  pendant  douze  années  régné  dans  les  écrits 
et  dans  la  conversation. 

Les  mœurs  monarchiques  avaient  donc  vite  reparu  sous  le  badi- 
geon révolutionnaire  et  elles  étendaient  partout  leur  empire.  Dans 
le  ravissement  universel ,  on  aurait  eu  peine  à  entendre  des  voix 
discordantes  :  qui  donc  écoutait  ce  mot  de  Joubert  sur  Bonaparte  : 
«  Quel  dommage  qu'il  soit  si  jeune  et  qu'il  ait  eu  de  mauvais  maî- 
tres! »  Les  plus  récalcitrans,  comme  Gohier,  ne  pouvaient  que  con- 
stater sans  lui  résister  «  cet  enthousiasme  délirant  qui  fermentait 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDEf. 

dans  les  têtes,  cette  influence  magique  que  le  nom  seul  du  premier 
consul  exerçait  sur  les  imaginations  !  Courts  momens  d'illusion 
et  de  jeunesse,  où  la  bourgeoisie,  satisfaite  par  la  certitude  de  Tordre 
matériel  et  de  la  possession  tranquille  du  bien-être,  était  éblouie  par 
la  gloire!  Elle  faisait  taire  ses  principes,  ses  croyances,  les  souve- 
nirs d'un  passé  si  près  d'elle;  elle  participait  à  la  fierté  générale  de 
la  nation,  qui  se  croyait  invincible  et  la  reine  du  monde. 

A  défaut  de  salons,  le  théâtre,  et  spécialement  la  Comédie-Fran- 
çaise, exerçait  sur  les  classes  bourgeoises  une  influence  prépondé- 
rante. 

Il  n'y  avait  qu'à  Paris  où  la  rentrée  d'un  acteur  pouvait  prendre 
les  proportions  d'un  événement;  c'est  ce  qui  était  arrivé  en  mai 
1790,  en  pleine  révolution,  à  Larive,  qui,  à  la  suite  d'un  mouve- 
ment de  dépit  et  d'humeur,  avait,  depuis  trois  ans,  quitté  la  Comé- 
die-Française. Il  y  était  fort  regretté.  Ses  anciens  camarades,  sen- 
tant tout  ce  que  sa  retraite  leur  fiiisnit  perdre,  lui  avaient  adressé 
plusieurs  députations  pour  le  presser  de  rentrer,  s'engageant 
d'avance  à  accepter  les  conditions  qu'il  poun*ait  exiger.  Il  résis- 
tait, refusant  même  les  deux  ou  trois  parts  qu'on  le  priait  d'accep- 
ter. Fnfin,  la  Comédie  l'emporta.  Mais  à  qui  dut-elle  sa  victoire? 
A  l'abbé  Gouttes ,  qui  présidait  en  ce  moment  l'assemblée  natio- 
nale. Ancien  vicaire  à  Paris,  dans  le  quartier  du  Gros-Caillou,  où 
demeurait  Larive,  il  avait  consei*vé  pour  lui  beaucoup  d'amitié.  Il 
ne  dédaigna  pas  de  déployer  toute  son  éloquence  pour  déterminer 
le  célèbre  comédien  à  oublier  ses  griefs  :  et,  suivant  le  jargon  du 
temps,  il  lui  fit  voir  sa  rentrée  au  théâtre  «  comme  un  acte  de  ci- 
visme digne  de  ses  vertus.  »  Larive  céda  et  promit  de  jouer  OEdipe. 
L'intérêt  que  l'abbé  Gouttes  prenait  à  la  représentation  était  si  vif 
qu'il  voulut  en  être  le  témoin  ;  il  pri.i  donc  l'un  de  ses  collègues  de 
vouloir  bien  remplir  pour  lui  ce  jour-là  les  fonctions  de  président 
de  la  constituante  (spectacle  non  moins  curieux!).  Personne  ne  fut 
scandalisé  de  savoir  que  l'abbé  avait  servi  d'intermédiaire  entre  les 
comédiens  et  leur  camarade  ;  et  qu'il  avait  échangé  pour  la  repré- 
sentation de  rentrée  le  fauteuil  de  président  contre  une  placerai! 
parterre. 

On  sait  l'histoire  de  la  Comédie-Française  pendant  la  période 
révolutionnaire.  En  1800,  le  goût  jjublic  tendait  à  se  réformer. 
Après  un  long  bouleversement,  lorsque  l'ordre  politique  recom- 
mence sa  marche  régulière,  est-ce  que  l'ordre  litténiire  ne  suit 
pas  de  son  mieux?  11  est  dos  heures  où  un  esprit  tranchant,  un 
J  igement  hautain  et  dogmatique  réf)ond  au  besoin  de  l'opinion. 
Cet  état  des  intelligences  fut  la  cause  de  l'indiscutable  autorité  df 
la  critique  dramatique  de  Geoffroy.  La  haute  bonrgoisie  et  lui 
étaient  faits  pour  se  comprendre.   Leurs   idées  révolutionnaires 


Li   BOURGEOISIE    FRANÇAISE.  331 

étaient  assorties.  Ils  cherchaient  en  toute  chose  l'autorité.  Vol- 
taire, après  avoir  régné  presque  seul  sur  la  scène,  cédait  le  pas 
à  Corneille,  à  Racine,  qui  reprenaient  faveur.  Les  nouvelles  géné- 
rations de  la  bourgeoisie  s'en  nourrissaient.  Le  Misanthrope  réap- 
paraisssait  au  milieu  des  petites  comédies  musquées,  «  comme  si 
le  duc  de  Sully,  retiré  depuis  longtemps  dans  ses  terres,  arrivait 
de  la  campagne  et  entrait  dans  la  salle  du  conseil,  en  face  des  pe- 
tits-maîtres de  la  cour  de  Louis  XIII.  »  Jamais,  du  reste,  plus  bri!- 
lans  interprètes  n'avaient  été  donnés  aux  chefs-d'œuvre  du  génie 
français.  Jamais  notre  belle  langue  n'avait  été  mieux  prononcée. 
C'était  l'école  classique  par  excellence  que  cette  maison,  avec  des 
maîtres  comme  Saint-Prix,  Fleury,  Monvel,  Talma,  iW"  Raucourt, 
Contât,  Duchesnois  et  la  jeune  M  ^*  Mars. 

Ce  n'était  plus,  comme  dans  les  soirées  ardentes  de  la  révolution, 
une  cohue  bruyante  qui  venait  applaudir  ces  acteurs,  dont  la  par- 
faite tenue,  les  élégantes  manières  étaient  un  enseignement,  alors 
que  les  traditions  presque  partout  ailleurs  étaient  oubliées.  Le  par- 
terre des  vieux  habitués  se  reconstituait,  et  les  magistrats,  le  bar- 
reau, le  haut  négoce,  le  corps  médical,  le  remplissaient  et  ravivaient 
le  goût  aux  yeux  de  l'Europe,  jalouse  des  succès  de  la  première 
scène  du  monde.  Les  débuts  de  M''"  Duchesnois  et  de  W^  George 
passionnaient  et  divisaient  la  société  parisienne  autant  que  les  pas- 
sions politiques  la  laissaient  froide;  les  feuilletons  de  Geoffroy 
étaient  attendus  avec  autant  d'impatience  que  l'était  autrefois  un 
discours  de  Mirabeau. 

Cette  passion  du  théâtre,  elle  perçait  même  dans  l'éducation 
nouvelle  donnée  aux  jeunes  filles  de  la  bourgeoisie.  De  1791  à 
1796,  les  moyens  d'instruction  leur  avaient  partout  manqué.  Non- 
seulement  les  couvens,  mais  les  petites  écoles  tenues  par  des  reli- 
gieuses avaient  été  fermées  ;  vers  1797,  des  pensionnats  et  des 
externats  s'établirent.  L'initiative  était  venue  de  l'ancienne  lectrice 
de  Marie-Antoinette,  M"""  Campan.  Elle  avait  ouvert,  après  le  9  ther- 
midor, un  pensionnat  à  Saint-Germain  et  avait  inauguré  pour  les 
jeunes  filles  l'éducation  laïque.  Dans  le  règlement  de  cette  mai- 
son, comme  plus  tard  à  Écouen,  les  idées  pédagogiques  de  M""-  de 
Maintenon  dominaient,  mais  avec  le  sentiment  de  la  société  issue 
de  la  révolution.  L'art  de  bien  lire  y  était  estimé  au  plus  haut  de- 
gré et  remplaçait  la  passion  de  la  danse.  Le  théâtre  était  un  auxi- 
liaire de  l'éducation.  En  province,  les  maîtresses  de  pension  louaient 
la  salle  de  spectacle  pour  leurs  élèves,  et  si  nous  voulions  connaître 
exactement  la  note  qui  dominait  en  l'an  ix  chez  les  jeunes  filles  de 
la  bourgeoisie,  nous  la  trouverions  dans  une  lettre  de  M*^*  B***, 
racontant  à  sa  petite-fille  ses  impressions  de  jeunesse  :  —  «  Mes 
compagnes  et  moi,   nous  n'avions  qu'un  rêve,  qu'un  désir  :  en- 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendre  Talma  dans  Manlius  ou  dans  Jèw/V/r  et  assister  à  une  revue 
du  premier  consul.  » 

Ainsi  se  transformaient  les  familles  bourgeoises ,  s'éloignant  de 
jour  en  jour  des  mœurs,  des  coutumes  du  xviii''  siècle,  comme  elles 
en  avaient  quitté  les  modes  ;  prenant  de  plus  en  plus  possession  de 
l'administration  par  leur  amour  des  fonctions  publiques ,  refaisant 
leur  fortune  par  le  travail  et  l'économie. 

Préservées  par  leur  esprit  pénétrant,  positif  et  fin,  de  tout  ce  qui 
était  imprudent  et  désordonné,  les  femmes,  avec  une  raison  aimable 
et  solide,  reprenaient  les  rênes  dans  cette  société  encore  mal  assise, 
mais  qui  n'avait  plus  à  offrir  à  leurs  rancunes  vaniteuses  les  iné- 
galités d'autrefois.  Si  leur  cœur  de  mère  avait  déjà  la  crainte  des 
levées  d'hommes  trop  nombreuses,  leur  esprit  rasséréné  n'avait 
cependant  d'autres  préoccupations  politiques  que  le  retour  d'un 
attentat  comme  celui  de  la  rue  Saint-Nicaise. 

Quelques  années  avaient  suffi  pour  creuser  un  abîme  infranchis- 
sable entre  deux  mondes. 

VI. 

Il  y  avait  pourtant  quelques  survivans  du  monde  philosophique, 
quelques  représentans  de  ces  salons  bourgeois  du  xviii®  siècle  où 
l'on  pensait  à  tout,  où  l'on  parlait  de  tout,  rien  que  par  mouvement 
et  plaisir  d'esprit,  où  l'on  conservait  les  traditions  de  V Encyclopé- 
die^ où  l'on  restait  attaché  aux  idées  de  liberté  et  d'humanité.  Ces 
débris  du  passé  avaient  trouvé  une  dernière  maison  hospitalière, 
à  Auteuil,  chez  une  femme  excellente  et  distinguée,  ayant  plus  de 
bonté  que  d'esprit,  plus  de  tact  et  d'ingénuité  que  de  savoir,  plus 
de  naturel  et  de  simplicité  que  de  passion,  et  belle  encore  malgré 
les  années.  Elle  se  nommait  M°"®  Helvétius. 

De  bonne  heure,  alors  qu'elle  n'était  que  M"*  de  Ligneville,  elle 
avait  connu  tous  les  gens  de  lettres  chez  sa  tante ,  M""*  de  Gralïi- 
gny.  En  ce  temps-là ,  on  l'appelait  Minette  ;  quand  elle  était  lasse 
des  beaux  esprits,  elle  (piittait  le  cercle  pour  aller  jouer  au  vo- 
lant avec  Turgot,  qui  étudiait  en  Sorbonne  et  portait  la  soutane. 
On  ne  sait  pourquoi  elle  ne  l'avait  pas  épousé.  Helvétius,  frappé 
de  sa  beauté,  lui  offrit  sa  main,  aj)rès  s'être  démis  de  ses  fonctions 
de  fermier-général.  Leur  salon  rassemblait  à  peu  près  les  mômes 
personnes  qu'on  voyait  chez  le  baron  d'Holbach  :  Diderot,  d'AIem- 
bert,  Condillac,  Thomas,  l'abbé  Raynal. 

Comme  Helvétius  sortait  habituellement  après  le  dîner  pour  aller 
à  l'Opéra  ou  à  la  Comédie,  sa  femn)e  faisait  seule  les  honneurs  du 
logis.  Elle  avait  acquis  cette  qualité  supérieure,  chez  une  grande 
dame,  de  s'intéresser  à  tous  sans  vouloir  plaire  à  un  seul.  Trois 


LA    BOURGEOISIE   FRANÇAISE.  333 

eniiins  étaient  nés  de  son  mariage  :  un  fils  qui  mourut  jeune,  et 
deux  filles,  M™"  d'AndIau  et  M"'^  de  Mun,  celles  que  Franklin 
nommait  les  Étoiles.  Ce  fut  un  des  ménages  les  plus  heureux  de 
Paris.  Les  envieux  disaient  en  parlant  de  M.  et  M"°  Helvétius  :  — 
«  Ces  gens-là  ne  prononcent  pas  comme  les  autres  les  mots  :  mon 
mari,  ma  femme,  mes  enfans.  » 

La  mort  d'Helvétius  ayant  fait  passer  en  d'autres  mains  la  ma- 
jeure partie  de  sa  fortune,  sa  veuve  s'était  retirée  à  Auteuil  avec 
20,000  livres  de  rente.  C'était  plus  qu'il  ne  lui  en  fallait  pour  offrir 
du  bonheur  chez  elle  et  s'attacher  uniquement  à  ses  amis.  Le  pre- 
mier de  tous,  au  moment  où  la  révolution  éclata,  était  l'abbé  Morel- 
let.  De  1760  à  1789,  il  y  eut  peu  d'exemples  d'une  liaison  aussi 
étroite ,  aussi  douce  ;  Morellet  passait  régulièrement  deux  ou  trois 
jours  par  semaine  à  Auteuil.  Il  y  avait  transporté  sa  bibliothèque 
et  y  avait  commencé  le  fameux  Dictionnaire  du  commerce,  qui  ne 
vit  jamais  le  jour  et  pour  lequel  il  recevait  une  subvention,  de  telle 
sorte  que  les  malins  disaient  qu'il  faisait  le  commerce  du  Diction- 
naire. 

A  deux  pas  d'Auteuil,  à  Passy,  demeurait  Franklin.  Durant  son 
long  séjour  en  France,  ce  fut  un  échange  continuel  de  visites  et  de 
dîners.  L'amabilité  simple,  le  bon  sens  railleur,  la  bonhomie,  l'in- 
dulgence, la  sérénité  douce  en  faisaient  l'agrément.  On  arrivait  à 
dire  et  à  écrire  les  plus  charmantes  folies.  Qui  pouvait  s'attendre 
à  trouver  Franklin  si  ami  du  badinage?  Un  matin,  après  avoir  passé 
la  journée  de  la  veille  à  laisser  leur  fantaisie  s'abandonner  à  toutes 
les  extravagances,  M™^  Helvétius  ne  reçut-elle  pas  de  son  voisin 
cette  déclaration  qui  n'effarouchait  pas  nos  grand'mères  : 

«  Chagriné  de  votre  résolution,  écrit-il,  prononcée  si  fortement 
hier  au  soir  de  rester  seule  pendant  la  vie,  en  l'honneur  de  votre 
cher  mari,  je  me  relirai  chez  moi  !  je  tombai  sur  mon  lit,  je  me 
crus  mort  et  je  me  trouvai  dans  les  champs  Élysées.  »  Franklin  y 
rencontre  Helvétius  !  Oublieux  de  ses  lieos,  il  avait  pris  nouvelle 
femme,  M""^  Franklin.  «  Je  l'ai  réclamée,  mais  elle  me  disait  froi- 
dement :  «  J'ai  formé  une  nouvelle  connexion  qui  durera  l'éternité.» 
Mécontent  de  ce  refus  de  mon  Eurydice,  j'ai  pris  tout  de  suite  la 
résolution  de  revenir  en  ce  bas  moode,  revoir  le  soleil  et  vous. 
Me  voici,  vengeons-nous!  » 

M"^  Helvétius  ne  se  vengea  pas.  Franklin  retourna  en  Amérique 
en  1786,  emportant  avec  lui  les  meilleures  heures  de  la  maison 
d'Auteuil.  H  laissait  Cabanis  à  son  amie,  Cabanis  de  qui  elle  disait  : 
«  Si  la  doctrine  de  la  transmigration  était  vraie,  je  serais  tentée  de 
croire  que  l'âme  de  mon  fils  a  passé  eu  lui.»  Ce  fut  autour  f?e  Ca- 
banis qu'allait  se  grouper  la  seconde  société  d'Auteuil.  H  n'avait  que 
vingt-deux  ans  lorsque  Turgot,  qui  l'avait  connu  pendant  son  in- 


33A  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tendance  de  Limoges,  le  présenta  à  M""^  Helvétius;  il  revenait  d'un 
voyage  en  Pologne  avec  une  santé  languissante;  M'''*  Helvétius  lui 
avait  proposé  de  se  fortifier  à  Auteuil.  Il  avait  accepté  ;  et  le  calme, 
la  douceur  d'une  vie  régulière  et  paisible,  lui  rendaient  la  vie. 
Cabanis  avait  trouvé,  installé  dans  la  maison  avec  Morellet,  un 
ancien  bénédictin,  homme  de  sens  et  de  bon  esprit,  l'abbé  La- 
roche. C'était  lui  qui,  en  1771,  était  allé  en  Hollande  porter  le  ma- 
nuscrit de  l'Homme,  qu'Helvétius  lui  avait  confié.  Eu  apprenant  la 
nouvelle  de  sa  mort,  il  était  revenu  auprès  de  sa  veuve  et  s'était 
dévoué  entièrement  à  elle. 

Tels  étaient  les  trois  personnages  qui  vécurent  ensemble  plus  de 
quinze  ans  sous  le  loit  de  M""^  Helvétius.  Ju'îqu'en  89,  leurs  opi- 
nions différaient  peu.  S'ils  avaient  des  querelles,  c'était  tout  au  plus 
à  propos  de  la  pa-^sion  de  leur  amie  pour  les  chats.  La  maison,  il 
est  vrai,  en  était  remplie.  «  Ils  sont  dix-huit,  écrivait  Morellet, 
et  vont  être  incessamment  trente,  mangeant  tout  ce  qu'il^  attra- 
pent, ne  faisant  rien  que  tenir  leurs  mains  dans  leurs  robes  four- 
rées, et  se  chauffer  au  soleil  en  laissant  la  maison  s'infester  de  sou- 
ris. On  avait  proposé  de  les  prendre  dans  un  piège  et  de  les  noyer... 
On  pourrait  prr^poser  pour  eux  un  parti  plus  doux  qui  tournerait 
au  ptofit  de  l'Amérique...  Nous  aurions  de  quoi  en  charger  un 
petit  bâtiment.  Ces  chats  ne  feront  que  retourner  dans  leur  véri- 
table patrie.  Amis  de  la  liberté,  ils  sont  absolument  déplacés  sous 
les  gouvernemens  d'Europe.  Hs  pourront  donner  aussi  quelques 
bons  exemples.  Car  d'abord  ils  sauront  se  retourner  contre  l'aigle  qui 
les  emporte  ;  et,  en  lui  enfonçant  les  griffes  dans  le  ventre,  le  for- 
cer de  redescendre  à  terre  pour  se  débarrasser  d'eux.  Nous  devons 
aussi  leur  rendre  cette  justice  que  nous  n'avons  jamais  vu  entre 
eux  la  moindre  dispute  à  la  gamelle,  qu'on  leur  porte  régulière- 
ment deux  fois  par  jour.  Chacun  prend  Stm  morceau  et  le  raange 
en  paix  dans  son  coin.  » 

Ainsi  passaient  les  soirées  d'Auteuil  quand  la  Révolution  fit  son 
entrée  violente  dans  le  monde.  La  courtoisie,  l'amabilité,  la  gaîté 
disparurent,  Volney,  Sieyès,  Condorcct,  Bergasse,  Chamforl,  furent 
présentés  par  Cabanis.  Les  discussions  se  multipliaient,  s'aigi'is- 
saient  même.  A  la  suite  d'un  uïémoire  publié  par  l'abbé  Morellet, 
sur  les  troubles  du  Iks-Limousin,  sans  en  prévenir  Cabanis,  origi- 
naire de  cette  province,  la  dissension  se  mil  entiv  les  vieux  amis. 
M°**  Helvétius  se  réserva  quelques  observations.  Morellet  emporta 
ses  meubles  et  ses  livres,  et  ne  revit  plus  celle  qui  lui  avait  donné 
tant  de  i)reuves  d'affection. 

M*"  Helvétius  défendait  la  Révolution,  paire  qu'elle  avait  relevé, 
ennobli,  rendu  plus  heureuse  la  partie  la  plus  nombreuse  de  la  na- 
tion; mais  sou  enthousiasme  se  changea  en  animadversion  contre 


L\    BOURGEOISIE    FRANÇAISE.  33» 

les  révolut'onnaires  dès  qu'elle  vit  les  massacres,  le  pillage,  la  ty- 
rannie des  jacobins.  Dans  ses  dégoûts  comme  dans  ses  sympathies, 
elle  fut  très  bourgeoise.  Cabanis  avait  bientôt  souffert  comme  elle 
dans  ce  qu'il  croyait  le  plus  et  dans  ce  qu'il  aimait  le  mieux.  La 
prison,  l'échafaud,  le  suicide,  lui  enlevaient  chaque  jour  ses  amis. 
L'abbé  Laroche  était  arraché  à  l'affection  de  M™^  Helvétius,  et  Ca- 
banis lui-même  n'était  sauvé  que  par  la  reconnaissance  qu'il  avait 
inspirée  aux  habitans  d'Auteuil,  dont  il  était  le  médecin. 

Cependant  ces  derniers  représentans  du  xviii*  siècle  ne  perdirent 
pas  la  toi  dans  l'humanité  et  dans  un  meilleur  avenir.  Ils  crurent 
d'abord  en  Bonaparte,  Cabanis  surtout.  Le  grand  séducteur  avait 
désiré  rendre  visite,  après  le  18  brumaire,  à  M"*  Helvétius.  «  Gé- 
néral, lui  avait-elle  dit,  en  se  promenant  avec  lui,  vous  ne  savez 
pas  combien  on  peut  trouver  de  bonheur  dans  trois  arpens  de  terre.» 
Un  an  après,  elle  mourait  ;  son  dernier  mot  était  pour  Cabanis,  qui 
baisait  ses  mains  déjà  froides,  en  l'appelant  :  «  Ma  bonne  mère  !  » 
Elle  répondit  :  «  Je  la  suis  toujours.  » 

La  mort  de  cette  excellente  femme,  qui  avait  ajouté  à  l'art  si  diflB- 
cile  de  plaire  l'art  supérieur  de  se  faire  aimer,  n'avait  pas  dissous 
la  réunion  à  laquelle  son  charme  avait  présidé.  La  société  d'Auteuil 
devint  un  cénacle.  C'est  elle  qui,  dans  les  années  silencieuses  de 
l'empire,  resta  comme  une  protestation,  au  nom  des  illusions  dé- 
çues ;  c'est  elle  que  Bonaparte,  devenu  le  maître  du  monde,  pour- 
suivait de  ses  sarcasmes,  en  appelant  idéoîogties  ces  bourgeois 
penseurs  et  écrivains  devenus  prêtres  d'un  temple  abandonné  un 
moment,  mais  prêt  à  se  rouvrir. 

Ils  se  reconnaissaient  à  ce  signe  ineffaçable  qu'ils  conservaient  les 
traditions  de  1789,  qu'ils  étaient  les  apôtre>  de  la  raison  et  de  la 
science  et  ne  voyaient  pas  de  bornes  aux  progrès  de  l'esprit  humain. 
C'étaient  Cabanis,  Tracy,  Volney,  Gérando,  Ginguené,  Thurot,  An- 
drieux,  Laromiguière,  Daunou,  Maine  de  Biran,  Gallois,  Fauriel. 

Cabanis  était  le  lien  entre  ces  esprits  distingués  ;  de  leurs  entre- 
tiens, de  leurs  réflexions  sortait  ce  beau  livre,  qui  produisit  un  effet 
considérable  :  Rapports  du  physique  et  du  moral  de  V homme. 

Une  femme  d'une  exquise  beauté  et  d'une  intelligence  rare  pas- 
sait à  travers  les  conversations  de  ces  sages.  Nous  avons  nommé 
Charlotte  de  Grouchy,  sœur  de  M""""  de  Condorcet.  Cabanis  l'avait 
épousée  pour  obéir  aux  volontés  suprêmes  de  Condorcet,  qui  lui 
avait  légué  le  soin  de  sa  famille  et  le  dépôt  de  ses  écrits.  Ayant  plus 
d'âme  que  ceux  qui  l'accusaient  de  ne  pas  y  croire,  il  vivait  dans  la 
quiétude  entre  la  femme  qu'il  adorait  et  une  amitié  dont  la  tendresse 
délicate  comprenait  sa  nature  parfaite,  l'amitié  de  Fauriel.  Pour  ex- 
primer cette  fleur  de  bonté,  de  douceur  qu'il  avait  reconnue  dans  le 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cœur  du  fils  quasi-adoptif  de  M"*  Helvétius,Manzoni  l'appelait  «  cet 
angélique  Cabanis.  »  En  1808,  il  s'éteignit  brusquement  et,  avec  lui, 
la  société  d'Auteuil. 

Tracy,  d'un  esprit  si  ferme  et  si  rigoureux,  était  trop  renfermé 
pour  renouer  ces  chers  entretiens.  Il  s'appelait  lui-même  le  solitaire 
d'Auteuil.  Daunou,  depuis  que  la  mort  l'avait  séparé  de  Marie-Joseph 
Chénier,  se  laisait  aller  à  ses  sentimens  de  misanthropie  studieuse; 
Gérando,  Laromiguière,  se  détachaient  de  l'école  de  Condillac  et  res- 
sentaient les  souffles  régénérateurs  du  siècle.  Ces  intelligences  nettes 
et  vigoureuses,  ces  républicains  de  l'an  m,  qui  avaient  accepté  le 
18  brumaire ,  s'arrêtèrent  mécontens  devant  l'empire.  Les  uns, 
comme  Volney,  n'avaient  pas  pardonné  à  Bonaparte  le  concordat; 
les  autres,  froissés  d'avoir  vu  supprimer  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  dont  ils  faisaient  presque  tous  partie,  repré- 
sentèrent dans  leur  attitude,  dans  leur  langage,  la  revendication 
constante  et  calme  du  droit.  Les  derniers  rayons  du  soleil  du 
xviii^  siècle,  qui  s'éteignait  devant  une  réaction  déclarée  dans  les 
doctrines,  dans  les  sentimens,  dans  les  talens,  éclairèrent  ce  groupe 
de  bourgeois  d'une  vigueur  morale  indéniable. 

A  cette  époque  de  gloire  militaire  arrivait  à  Paris  un  jeune  homme 
qui  devait  être  un  jour  le  chef  politique  de  la  haute  bourgeoisie, 
quand  sonna  l'heure  suprême  où  elle  se  divisa  et  où  elle  perdit  la 
partie  qu'elle  jouait  depuis  soixante  ans.  Fils  lui-même  de  la 
révolution,  qui  lui  avait  donné  la  liberté  religieuse  et  un  état 
civil,  il  fut  frappé  du  spectacle  auquel  il  assistait.  Les  excès  et 
les  caprices  de  la  force  avaient  remplacé  les  élans  vers  la  liberté. 
Sécheresse,  froideur,  isolement  des  sentimens  et  des  intérêts  per- 
sonnels, tels  étaient  le  train  et  l'ennui  ordinaire  du  monde.  Les 
fidèles  héritiers  des  salons  lettrés  du  xviii^  siècle  demeuraient 
seuls  étrangers  à  la  réaction,  seuls  ils  conservaient  les  plus  nobles 
et  les  plus  aimables  dispositions  de  leur  temps  :  la  promptitude  à  la 
sympathie,  la  curiosité  bienveillante  et  empressée,  et  surtout  le 
besoin  de  libre  entretien.  Ce  jeune  homme  original,  avide  de 
tout  connaître,  au  visage  amaigri  et  grave,  aux  yeux  de  flamme, 
qui  décelaient  une  ardeur  concentrée  et  une  passion  indomptable, 
s'appelait  François  Guizot.  Que  d'événemens  devaient  s'accomplir 
depuis  son  arrivée  à  Paris  jusqu'en  18A8!  Quels  contrastes!  Qui 
eût  osé  prédire  en  1809  les  deux  invasions,  le  retour  des  Hourbons, 
le  réveil  de  la  liberté,  le  triomphe  de  la  bourgeoisie,  enfin  la  chute 
du  gouvernement  fondé  par  elle;  et  tout  cela  en  moins  de  quarante 
ans! 

Rardoux. 


LE 


POÈTE   GRILLPARZER    ET    BEETHOTEN 


Grillparser's  sdmmtliche  Werke,  10  Bande.  Stuttgart;  Cotta. 

Vous  cherchiez  un  esthéticien  et  vous  vous  trouvez  en  présence 
d'un  poète  de  génie  ;  comment  cette  bonne  fortune  m'advint,  ce 
sera,  si  vous  voulez,  le  sujet  de  cette  étude.  J'ai  connu  presque 
tous  les  poètes  de  mon  temps,  je  tiens  même  à  grand  honneur 
d'avoir  été  l'ami  de  quelques-uns  des  plus  illustres,  et  parmi  ceux-ci, 
comme  parmi  les  minores^  il  ne  m'était  encore  point  arrivé  d'en 
rencontrer  un  seul  pour  qui  la  musique  fût  autre  chose  qu'un  tiroir 
à  lieux-communs  plus  ou  moins  variés.  On  la  cite,  on  l'invoque  à 
tort  et  à  travers;  «  ses  accens,  ses  accords,  ses  rythmes,  ses  mé- 
lodies, ses  modulations  »  servent  à  l'ornement  du  morceau  de 
peinture  ;  à  ces  termes  du  vocabulaire  banal,  presque  toujours  dé- 
tournés de  leur  sens  technique,  se  joignent  complaisamment  des 
noms  de  maîtres  :  Palestrina,  Mozart,  Pergolèse,  Gimarosa,  —  ce  der- 
nier surtout  qui,  francisé,  rime  avec  rose,  —  et  c'est  à  peu  près  tout. 
Nos  poètes  ne  sont  pleins  que  de  ces  fades  ritournelles  dont  s'im- 
portune l'oreille  d'un  dilettante  de  deuxième  année  et  dont  le 
goût  d'un  \Tai  connaisseur  s'horripile.  On  trouve  tous  les  jours  des 
musiciens  qui  sont  des  poètes,  mais  un  poète  sachant  la  musique 
et  capable  de  l'associer  au  propre  génie  de  son  art,  était-ce  donc 
qu'un  pareil  phénomène  ne  se  rencontrerait  jamais  ?  Vainement,  nous 
ra\ions  cherché  en  France  d'abord,  puis  en  Italie,  en  Allemagne  ; 
il  existait  pourtant,  mais  en  Autriche,  au  pays  de  Haydn,  de  Mozart, 
de  Schubert,  et  c'est  là  que  nous  avons  à  la  fin  déniché  l'oiseau 
rare. 

lOMB  utxiv.  —  1886.  22 


388  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Je  parle  d'un  poète  ayant  appris  la  musique,  la  goûtant  et  la  pra- 
tiquant, non  point  seulement  en  état  d'écrire  une  tragédie,  mais  au 
besoin,  d'en  composer  aussi  la  symphonie.  Le  Viennois  Grillparzer 
fut  cet  homme.  On  a  de  lui  des  quatuors  et  divers  morceaux  de 
chant  qu'il  s'improvisait  à  son  piano,  le  soir,  au  gré  de  ses  disposi- 
tions morales,  tantôt  une  ode  d'Horace,  Integer  vitœ,  tantôt  un 
lied  de  Heine,  le  tout  sans  grande  originalité  et  n'offrant  d'ailleurs 
d'intérêt  que  celui  qui  s'attache  à  la  personne  de  l'auteiir,  mais 
excellent  comme  témoignage  d'éducation.  C'est  assez  de  ce  styPe 
sincère  et  correct,  de  cette  écriture  vous  rappelant  la  main  d'Haydn 
pour  sanctionner  l'autorité  du  poète  ou  de  l'esthéticien,  chaque  fois 
qu'il  lui  conviendra  d'invoquer  la  musique  dans  ses  vers,  ou  d'en 
discourir  dans  sa  prose.  Grillparzer  n'a  point  fait  de  livre  d'esthé- 
tique musicale,  mais  on  peut  dire  que  la  musique  est  la  mère  de 
ses  vers  et  de  sa  littérature  :  il  a  semé  un  peu  partout  à  la  manière 
de  Jean-Paul  des  idées  concordantes,  qui,  tout  éparses  qu'elles 
soient,  donnent  à  réfléchir  et,  ramassées  en  gerbe,  lormeraient  un 
corps  d'ouvrage. 

I. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin,  airètons  un  instant  pour  répondre 
au  lecteur  qui  nous  demande  ce  que  c'était  en  somme  que  ce  Grill- 
parzer, qu'on  ne  connaît  chez  nous  ni  par  traduction  ni  par  com- 
mentaire. Byron  disait  de  lui  qu'il  avait  un  nom  bien  difîicile  à 
prononcer,  mais  auquel  la  postérité  s'habituerait.  Grillparzer  fut  un 
Autrichien  de  génie,  qui,  au  lieu  d'écrire  son  théâtre  et  ses  livres 
en  tchèque  ou  en  slovaque,  les  a  faits  en  allemand,  ce  qui  est  cause 
que  l'Allemagne  ne  l'a  jamais  adopté.  Entre  l'Allemagne  et  l'Au- 
triche les  antagonismes  ne  se  comptent  pas,  et  tous  les  Bismarck 
du  monde  et  tous  les  Kalnoky  y  perdroat  leur  diplomatie.  Antago- 
nismes de  nationalité,  de  religion,  d'intérêts  politiques  et  de  cul- 
ture ;  dirai-je  aussi  antagonisme  de  littérature?  Je  n'oserais,  attendu 
que  jamais,  au  bord  du  llhin,  du  Mein  ou  de  la  Sprée,  on  n'axlmettra 
qu'il  existe  une  littérature  au  bord  du  Danube. 

A  ce  tort  d'être  né  en  Autriche  Grilljmrzer  en  joignait  un  autre  ; 
il  s'y  localisa  et  mit  sa  gloire  à  s'identifier  avec  les  ti-aditions  his- 
toriques, les  grands  hommes  et  la  nature  pittoresque  d'un  pays 
dont  il  resta  toujours  l'enfant  exalté,  attendri,  attristé,  douloureux 
et  casanier.  L'Kurope  n'aurait  pu  le  connaître  que  pur  l'interaié- 
diaire  de  l'iUleiDagne,  et  rAUemagne  lui  tournait  le  dos  pour  bien 
des  raisons,  dont  la  moindre  était  cette  répugnance  qu'inspirait 
alors  aux  esprits  libéraux  toute  provenance  d'un  empire  soumis  à 


LE    PUÈIE    GRLLLPAtîZER    ET    BEETI10VE-\.  339 

} 'obscurantisme  d'un  Metternich.  Ce  qu'il  aurait  fallu  à  Grillparzer, 
c'eût  été  un  éditeur  capable  de  dépayser  sa  renommée,  de  la  cen- 
traliser à  Stuttgart  ou  à  Francfort  et,  comme  nous  dirions  aujourd'hui 
de  «  lancer  »  son  homme.  Mais,  que  voulez-vous  ?  La  destinée  a  ses 
hasards;  souvent  même,  quand  on  l'accuse,  elle  est  plus  innocente 
qu'on  ne  croit.  Tel  qu'on  lui  reprochera  d'avoir  négligé  s'est  vo- 
lontairement écarté  d'elle.  Pourquoi,  dans  ce  triste  désert  de  la 
vie,  dont  l'art  pour  quelques-uns  est  l'oasis,  ne  se  rencontrerait-il 
pas  aussi  bien  des  originaux  passionnés  de  silence  et  de  solitude  ? 
«  Faire  et  laisser  dire  »  nous  conseille  un  proverbe  :  il  y  a  mieux  : 
Faire  et  laisser  taire  !  L'auteur  de  l'Aïeule,  de  Sappho,  de  la  Trilo- 
gie des  Argonautes  a  accompli  ce  programme,  et  la  faute  n'en  doit 
être  qu'aux  circonstances  s'il  ne  nous  vient  pas  de  l'inscrire 
immédiatement  au-dessous  de  Schiller  et  de  Goethe.  Du  reste, 
il  savait  sa  valeur,  n'étant  point  de  ceux  qui  empochent  les 
impertinences.  Vous  connaissez  l'histoire  de  cet  évêque  qui  se 
promenait  dans  un  étroit  sentier  avec  un  séminariste  par  derrière 
et  voulant  se  passer  la  fantaisie  d'interloquer  le  bon  jeune  homme, 
lui  dananda  comment  il  dirait  en  latin  :  «  Je  suis  un  âne.  »  Si  bien 
que  le  bon  jeune  homme  lui  répondit  :  Asinum  sequor.  Grillparzer 
appartenait  à  la  famille  de  ces  innocens  prompts  à  la  riposte,  et  mal 
en  prit  à  Goethe  d'essayer  de  jouer  vis-à-vis  de  lui  le  personnage 
de  l'évèque.  11  avait  vingt-cinq  ans,  lorsqu'au  lendemain  de  ses 
deux  grands  succès  de  V Aïeule  et  de  Sappho,  il  fit  le  voyage  de 
Weimar  ;  une  grosse  déception  l'attendait  là.  II  était  jeune,  cha- 
leureux, spontané  :  Goethe  était  vieux. 

Lamartine  vieilli,  qxii  me  traite  en  eafant... 

A  la  place  du  poète  de  son  admiration,  il  rencontra  le  quiétiste 
en  parfaite  contradiction  avec  son  passé,  l'homme  circonspect,  ponc- 
tuel et  solennel  qui  ne  pardonnait  plus  qu'à  lord  Byrou  ses  coups 
d'audace.  «  Il  me  reçut  comme  un  père,  mais  comme  un  père  qui 
serait  empereur.  Tant  de  condescendance,  de  dignité,  de  majesté 
se  mêlait  à  la  bonne  grâce  de  son  accueil  que,  lui  ayant  été  présenté 
le  soir  chez  le  grand-duc,  je  résolus  de  partir  le  lendemain  matin 
sans  aller  frapper  à  sa  porte.  »  Il  réfléchit  pourtant  et  dit  très  sage- 
ment que  toutes  ces  manières  n'empêchaient  point  l'auguste  vieil- 
lard d'avoh"  été  dans  sa  jeunesse  l'auteur  de  Werther  et  de  FausL 
Peut-être  aussi  faudrait-il  croire  que  Goethe  s'était  aperçu  du  mau- 
vais effet  de  son  attitude.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  lendemain  en  s'éveil- 
lant,  Grillparzer  recevait,  pour  le  jour  même,  une  imitiition  à  dîner 
chez  l'archi-maître.  Il  s'y  rendit  et  cette  fois  la  glace  fut  rompue  : 


3â0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Goethe  vint  au-devant  de  moi  les  mains  ouvertes,  aussi  chaleu- 
reux qu'il  m'avait  la  veille  paru  froid.  Soyons  sincère  et  ne  rou- 
gissons pas  d'un  bon  mouvement  ;  à  l'annonce  du  dîner  et  quand  il 
s'offrit  à  me  conduire  vers  la  salle  à  manger,  je  sentis  mes  yeux 
se  mouiller  à  l'idée  que  je  me  faisais  et  que  je  me  fais  encore  de  ce 
grand  homme,  de  ce  personnage  presque  mythique  dont  le  bras 
s'appuyait  sur  le  mien,  Goethe  affecta  de  ne  s'apercevoir  de  rien, 
il  voulut  me  placer  à  côté  de  lui  et  causa  d'un  si  bel  entrain  pen- 
dant tout  le  dîner  que  les  convives  n'en  revenaient  pas.  » 

Dès  son  retour  à  Vienne,  le  poète  se  reprit  à  l'œuvre,  il  donna  : 
la  Vie  est  un  songe,  drame  romantique,  très  haut  en  couleur,  que 
suivit  presque  aussitôt  :  Héro  et  Léandre.  C'était  la  note  classique 
qui  se  réveillait  avec  bien  du  charme,  quoiqu'un  peu  monotone.  Une 
tragédie  classique  n'étant  jamais  qu'un  cinquième  acte  divisé  en 
cinq  parties,  je  me  suis  demandé  souvent  pourquoi  l'auteur  ne  se 
bornait  pas  à  nous  servir  purement  et  simplement  le  cinquième 
acte.  Cette  fable  d'Héro  et  Léandre,  par  exemple,  savez-vous  rien 
de  plus  adorable?  C'est  le  Roméo  et  Juliette  de  l'antiquiié.  Le  mal- 
heur veut  que  l'élément  poétique  y  prime  trop  le  drame.  Grill- 
parzer,  qui  sentait  le  danger,  a  cru  le  conjurer  en  intitulant  sa  pièce  : 
les  Orages  de  V amour  et  de  la  mer.  Ce  n'était  qu'une  erreur  de 
plus,  tout  symbolisme  ayant  au  théâtre  cette  propriété  de  tuer 
l'action.  Iléro  rencontre  Léandre  dans  le  bois  sacré,  quelques  pa- 
roles échangées  et  les  deux  jeunes  cœurs  ont  cessé  de  s'appartenir. 
Vous  pensez  tout  de  suite  au  coup  de  foudre  pendant  le  bal  chez 
Capulet.  Oui,  sans  doute,  mais  la  nouvelle  italienne  prête  au 
développement  :  que  de  choses-là  pour  un  Shakspeare  !  La  cou- 
leur, le  décor,  le  costume,  tandis  qu'avec  l'antique,  c'est  le  nu, 
le  nu  physique  et  psychique.  Vous  aurez  beau  tourner  et  re- 
tourner le  sujet,  impossible  d'y  rien  trouver  que  des  groupes.  On 
ne  fait  pas  du  théâtre  avec  de  la  statuaire.  Schiller  le  savait  mieux 
que  personne  et  néanmoins  l'obsession  fut  telle  qu'il  ne  s'en  délivra 
qu'en  accouchant  de  sa  ballade  restée  célèbre.  Je  mets  en  fait  qu'il 
n'est  point  de  poète,  point  d'artiste  qui  n'ait,  à  certain  jour,  subi 
le  magnétisme  d'un  de  ces  sujets-sphinx  d'autant  plus  fascinateurs 
que  vous  sentez  qu'ils  sont  impossibles.  Meyerbeer  aussi  avait  fait 
ce  beau  rôve  d'un  «  Héro  et  Léandre  »  en  voyant  la  Grisi  et  Mario 
poser  devant  ses  yeux,  et  son  rôve  dura  si  longtemps  que,  lorequ'il 
se  réveilla  pour  chanter,  le  groupe  idéal  avait  passé  fleur. —  La  tra- 
gédie (ïlléro  et  Léandre,  qui  fut  à  Vienne  un  immense  succès,  ne 
saurait  avoir  pour  nous  qu'une  importance  cpisodique,  et  si  nous 
voulons  nous  rendre  compte  des  visées  du  poète,  mieux  nous  vaudra 
d'interroger  le  premier  de  ses  grands  ouvrages  classiques. 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET    BEETHOVEN'.  341 

Qui  dit  supériorité,  dit  exil  ;  toute  supériorité  a  dans  son  ombre 
la  mélancolie  et,  par  suite,  le  désespoir  et  le  suicide.  Telle  est  l'idée 
morale  de  Sappho.  Le  génie  apporte  en  naissant  une  malédiction  qui 
le  poursui\Ta  jusque  dans  ses  triomphes  pour  l'atteindre  et  le  Irap- 
per  à  mort,  le  jour  qu'il  essaiera  de  se  mêler  aux  hommes  et  de 
vi\Te  de  la  vie  commune.  Malheur  à  lui  s'il  sort  de  son  isolement, 
et  malheur  à  l'insensé  qui  s'attache  à  ses  pas  I  II  paiera  de  son  repos 
l'illusion  d'un  moment.  Sappho  n'a  connu  que  l'admiration  des 
hommes;  lasse  de  bruit  et  d'applaudissemens,  elle  aspire  désormais 
à  l'amour,  oubliant  ses  travaux,  ses  luttes  et  que,  jeune  encore, 
elle  a  déjà  son  printemps  derrière  elle.  Aimer,  être  aimée!  une 
femme,  si  grande  qu'elle  soit,  n'échappe  pas  à  cette  loi;  il  faut  que 
son  cœur  se  dépense  et  qu'elle  aime,  n'importe  comment,  sans  se 
rendre  compte  elle-même  si  c'est  comme  une  sœur,  comme  une 
amante,  comme  une  mère  ou  comme  toutes  les  trois  ensemble. 
Attendons-nous  à  voir  l'amour  de  Sappho  répondre  à  cette  origine, 
et  gare  à  l'infortuné  qui  le  subira  dans  ses  alternatives  orageuses  ! 
u  Qui  n'a  pas  connu  l'amour  de  cette  femme  ne  connaît  pas  le  mal- 
heur, »  a  dit  quelqu'un  d'une  Sappho  moderne.  La  poétesse  antique 
personnifiera  cet  idéal  de  mobilité,  d'agitation  et  d'impitoyable  per- 
sécution dans  la  tendresse.  Vieillissant  et  doutant  d'elle-même, 
comme  elle  a  toutes  les  subtilités  de  la  passion,  toutes  les  délica- 
tesses, elle  en  aura  aussi  les  maladresses.  Intempérante  et  brusque 
en  ses  variations,  féline  et  superbe  à  tour  de  rôle,  rendant  et  rete- 
nant, passant  de  l'humilité  d'une  servante  à  l'orgueil  d'une  reine, 
et  toujours  vaincue,  et  le  cœur  vide  avec  la  tête  qui  s'exalte,  et  des 
rêves  inassouvis  I  Chaîne  horrible,  où  sont  attachés  là  deux  êtres 
également  dignes  de  pitié  !  Elle  est  certainement  à  plaindre,  Elky 
mais  Lui,  comment  ne  pas  déplorer  ce  que  son  aventure  a  de  tra- 
gique? Pauvre  Phaon!  enthousiaste  victime!  De  dix  ans  plus  jeune, 
il  s'est  élancé  vers  l'héroïne ,  croyant  l'aimer  quand  ce  sublime 
amour  n'était  qu'un  simple  transport  d'admiration,  et  peut-être,  ô 
vanité  !  qu'un  fougueux  désir  de  se  mêler  à  ses  triomphes  et  de 
vendanger  dans  sa  gloire.  Hélas  !  pour  l'un  comme  pour  l'autre, 
l'expérience  aura  mal  tourné:  Sappho,  depuis  longtemps,  sondait 
l'abîme  et,  de  son  côté,  l'imberbe  Phaon,  en  voyant  Melitta,  vient 
de  perdre  sa  dernière  illusion,  Melitta,  son  égale  en  jeunesse,  en 
beauté  comme  en  tout.  Par  elle,  Phaon  va  rentrer  dans  l'ordre  na- 
turel de  l'existence  ;  c'en  est  fait  du  bonheur  de  Sappho  et  de  leur 
union.  Comme  psychologie  et  comme  drame,  l'étude  est  superbe,  le 
style  nombreux,  harmonieux,  facile  à  la  manière  de  Racine  dans 
Phèdre  et  dans  Iphigénie,  les  trois  unités  classiques  strictement 
observées;  bref,  un  riche  fruit  serW  sur  un  plat  d'or. 

Dès  l'exposition  s'annonce  le  conflit  :  Elle,  enflammée  de  son  amour, 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  proie  à  Vénus,  qui  la  dévore;  lui,  tout  à  l'ivresse  d'une  admira- 
tion qui  l'empêche  de  voir  que,  dans  cette  liaison  où  il  s'engage, 
les  rôles  seront  intervertis  et  que,  de  cette  femme,  qu'il  s'habitue  à 
regarder  d'en  bas,  une  sorte  de  protection  flétrissante  ne  tardera 
pas  à  descendre  sur  lui.  Nature  spontanée,  ardente,  mais  ne  dépas- 
sant point  l'ordinaire,  il  ignore  d'où  lui  vient  son  trouble,  et  ne  le 
saura  que  par  sa  rencontre  avec  Melitta.  Alors  la  clarté  se  fait  dans 
son  âme  et  commence  la  tragédie  entre  la  maîtresse  implacable  et 
l'esclave  révolté,  jusqu'à  ce  que,  vaincue,  à  bout  de  colères  et  de 
jalousie,  Sappho  se  relève  à  la  fin  dans  un  suprême  effort  de  volonté, 
de  résignation  et  d'apaisement.  Elle  sait  désormais  et  renonce.  La 
prédestination  d'en  haut  exclut  l'amour  :  l'héroïne  s'est  reconquise 
et  rachète  son  erreur  par  la  mort.  Cette  conception  du  sujet,  à  me- 
sure qu'on  y  réfléchit,  vous  remet  en  mémoire  le  Tonpiato  Tasss 
de  Goethe;  la  lutte  inégale  et  désastreuse  du  poète  avec  la  vie.  11 
est  vrai  que  l'analogie  serait  ici  plutôt  dans  la  situation  que  dans 
les  caractères.  Tasse  meurt  victime  de  l'inconsistance  de  son  tem- 
pérament et  d'une  foule  de  désordres  particuliers,  qui  ne  sauraient 
pourtant  être  considérés  comme  la  résultante  inévitable  d'une  vo- 
cation, tandis  que  l'infortune  de  Sappho  lui  vient  seulement  d'avoir 
cru  que  celle  que  les  immortels  ont  choisie  pouvait  aimer  comme  le 
reste  des  humains.  C'est  sa  propre  grandeur  et  non  sa  faute  qu'fUe 
expie,  syiiibole  elle-même  de  l'irresponsabilité  du  poète  et  de  l'ar- 
tiste en  tant  qu'individu. 

A  ce  cycle  d'études  antiques  se  rattache  la  trilogie  des  Argonavtrs^ 
qui  conlient  Mcdàc,  œuvre  puissante  et  de  grand  style.  L'action  y 
sort  logiquement  des  caractères  et,  comme  dans  Shakspeare,  ce 
softt  les  personnages  qui  font  leur  destinée.  Autre  jMîLnt  do  ressem- 
blance, l'élément  barbare,  partout  absent  de  notre  théâtre  classique, 
est  reconstitué  de  main  de  maîirc.  Le  roi  deColchide,  Ariétès,  est  un 
chef  de  clan,  sans  foi  ni  loi,  grossier,  cupide  et  carnassier  que  le 
non  moins  avide  et  non  moins  égoïste  iasou  domptera  par  cela  seul 
qu'il  représente  une  civilisation  plus  avancée.  Le  charme  fugitif  que 
Médée  exerce  sur  lui,  la  folle  passion  dont  iJ  l'embrase,  simples  moyeofi 
pour  ce  brillant  seigneur  d'arriver  à  ses  fins  et  de  s'assurer  sa  con- 
quête de  la  Toison  d'or.  Nous  voyons  naître  l'amour  dans  le  cœur  de 
Médée,  nous  assistons  aux  luttes  de  la  femme  et  de  la  magicienne 
contre  une  force  irrésistible,  contre  un  mal  où  tous  ses  pJiiUres  ne 
peuvent  rien,  et  c'est  un  trait  d'observation  bien  à  l'honneur  du 
poète  de  choisir  plus  tard,  pour  détacher  Jason  de  sa  maltresstî,  l'in- 
stant mémo  d'une  de  ses  incantations  opérée  contre  son  propre  gré 
sur  l'ordre  exprès  de  son  amant.  La  répugnance  qu'il  en  conçok 
tourne  à  l'horreur;  beauté,  caresses,  dévoûment  n'y  peuvent  riea: 
une  sorcière  n'est  pas  une  femme,  le  démonisme  inhérent  à  la  nalaie 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET   BEETHOVEN.  343 

de  Médée  la  met  hors  la  loi.Vainement  elle  sacrifie  à  son  idole  père, 
frère,  patrie,  tout,  jusqu'à  son  empire  du  surnaturel,  Jason  reste 
insensible,  aucune  immolation  ne  prévaudra  contre  l'insurmontable 
dégoût.  Elle,  cependant,  s'attache  à  ses  pas,  toujours  ardente  et  sup- 
pliante, lorsque  enfin  la  lâche  trahison  de  son  amant  change  la  vic- 
time en  furie.  Coupables,  innocens,  sa  haine  sauvage  ne  distingue 
plus,  et  c'est  au  milieu  de  l'incendie,  les  mains  rouges  du  sang  de 
ses  enfans,  qu'elle  sort  triomphante  du  palais  de  Créon.  Ainsi  se  ter- 
mine le  quatrième  acte  de  la  troisième  partie  des  Argonautes;  on 
peut  voir  là  un  dénoûment,  l'acte  suivant  n'étant  guère  qu'une  longue 
scène  entre  Médée  et  Jason,  qui  se  retrouvent  après  des  années  et 
résument  froidement,  mais  non  sans  grandeur,  la  moralité  philoso- 
phique de  la  tragédie  :  résignation,  souffrance,  expiation.  Dans  le  ré- 
pertoire dramatique  de  Grillparzer,  Médée  serait  la  contre-partie  de 
Sappho',  même  sujet,  le  grand,  l'éternel  problème  de  l'amour,  mais 
diversement  étudié,  creusé,  résolu.  Ici  et  là,  toute  la  gamme  des 
tonalités  parcourue  avec  un  art  infini  du  contraste.  D'un  côté,  la 
hauteur  d'âme,  la  dignité,  l'immolation  volontaire;  de  l'autre,  la  sau- 
vagerie et  la  barbarie,  et  partout,  dans  la  diction,  la  beauté  classique 
maintenue. 

Il  serait  temps  de  dire  un  mot  de  F  Aïeule  et  de  nommer  aussi  les 
principaux  drames  du  répertoire  romantique  de  Grillparzer.  Repré- 
sentée en  1817,  C Aïeule  fut  l'œuvre  de  début  du  jeune  auteur, 
quelque  chose  comme  son  Hernani;  Sappho  ne  suit  qu'en  1818  et 
la  trilogie  des  Argonautes  est  de  1821.  J'ai  cité  la  pièce  de  Victor 
Bfugo;  c'est  le  même  lyrisme  continu,  je  dirai  presque  les  mêmes 
personnages  et  la  même  situation,  avec  cette  seule  différence  que  le 
vieux  Ruy  Gomez  s'appelle  ici  le  comte  Borotin,  que  dona  Sol  a  nom 
Bertha  et  que  le  brigand  Jaromir  remplace  le  bandit  Hernani.  11  fau- 
drait également  indiquer  l'air  de  famille  avec  le  drame  fameux  de 
Schiller,  qui  passionnait  encore  les  foules  vers  cette  époque.  Mais 
il  y  a  en  plus  dans  l'ouvrage  de  Grillparzer  un  élément  qui  ne  se 
trouve  ni  chez  le  poète  d'Iéna  ni  chez  Victor  Hugo,  je  veux  parler 
du  fantastique,  aussi  très  en  faveur  alors  au  théâtre  comme  ailleurs, 
et  partout  d'un  si  puissant  ressort  quand  on  sait  l'employer  dis- 
crètement. J'ai  vu  jadis  jouer  V Aïeule  au  Burgtheater  de  Vienne  et 
jamais  je  n'oublierai  l'épouvante  qui  régnait  dans  !a  salle  à  chaque 
apparition  du  fantôme  ;  il  n'y  avait  pourtant  là  ni  lumière  électrique 
ni  grand  fracas  de  mise  en  scène;  la  fenêtre  s'ouvrait  à  deux 
battans,  un  coup  de  vent  qui  soufflait  la  lampe,  un  éclair  fouettant  le 
pâle  visage  d'une  jeune  fille  debout  dans  un  linceul,  et  c'était  assez 
pour  la  terreur.  Les  beaux  vers  sont  comme  la  musique  ;  ce  qu'ils 
peuvent,  nous  l'éprouvons  chaque  jour  pai*  les  drames  de  Victor  Hugo; 
ils  suspendent  l'action  à  leur  gré,  nous  forcent  à  les  écouter  en 


SàÛ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dépit  de  toute  vraisemblance.  Le  noble  seigneur  Ruy  Gomez,  ren- 
trant la  nuit,  trouve  deux  hommes  chez  sa  nièce  ;  le  bon  sens  vou- 
drait qu'il  les  fît  jeter  à  la  porte.  Pas  du  tout;  le  chef  d'orchestre 
frappe  sur  son  pupitre,  et  voilà  l'air  de  bravoure  qui  commence  : 

Quand  nous  avions  le  Cid  et  Bernard,  ces  géans 
De  TEspagne  et  du  monde  allaient  par  les  Castilles, 
Honorant  les  vieillards  et  protégeant  les  filles...  (1). 

Et  nous  écoutons  l'air  de  bravoure,  et  nous  oublions  à  l'écouter  les 
imperfections  du  libretto.  Les  beaux  vers  ont  aussi  le  privilège  de 
pouvoir  nous  entretenir  de  toute  sorte  de  choses  que  nous  n'avons 
jamais  vues  et  que  nous  ne  verrons  jamais.  Ainsi  de  ces  revenans 
dont  on  rit  au  mélodrame  et  qui  nous  font  peur  quand  c'est  la 
poésie  qui  les  évoque  :  souvenez-vous  de  la  ballade  de  Lhwre,  du 
Majorât,  et  de  la  scène  de  somnambulisme  dans  le  Prince  de  Hom- 
bourg  de  Henri  de  Kleist.  L'Aïeule  de  Grillparzer  a  cet  attrait  de 
participer  des  deux  règnes,  sans  être  un  opéra  autrement  qu'à  la 
manière  de  Hernani^  de  Ruy-Hlas,  des  Burgraves  et  du  Boi 
s'amuse.  Les  vers  y  tiennent  toute  la  place,  et  s'ils  ne  suivent  pas 
toujours  la  contexture  dramatique,  du  moins,  quand  arrive  une 
grande  situation,  aident-ils  puissamment  à  lui  faire  rendre  tout  son 
mérite.  —  Il  s'agit  de  l'histoire  d'une  faute  et  de  ses  conséquences  à 
travers  les  âges.  L'aïeule  a  trahi  ses  devoirs  d'épouse,  et  son  crime, 
après  avoir  pesé  pendant  des  siècles  sur  sa  race,  en  amènera  l'ex- 
tinction. Elle  s'appelait  Bertha,  comme  l'héroïne  de  la  pièce  qui 
reproduit  devant  nous  sa  vivante  image.  Belle,  jeune,  elle  aima, 
fut  aimée,  et  le  mari  qu'on  lui  donna  n'était  pas  celui  que  son  cœur 
avait  choisi.  Comment  finissent  en  complaintes  sinistres  ces  jolies 
chansons  d'une  matinée  de  printemps,  il  n'est  chronique  et  légende 
qui  ne  le  racontent,  mais  si  les  amoureux  avaient  un  grain  de  pré- 
voyance dans  la  cervelle,  Dante  n'eût  point  rimé  la  dolente  aven- 

(1)  Et  penser  que  toute  la  digression,  tout  le  mal  vient  d'une  rinno  : 
Mes  jeunes  cavaliers,  que  faites- vous  céans  î 

8*écrie  don  Ruy  Gomez  dans  un  vers,  bien  en  situation  celui-là;  mais  il  fallait  à 
«  céans»  une  rime  riche  avec  it-ttro  d'appui,  et  pour  un  mot,  pour  une  sonorité  dont 
s'amuse  l'oreille,  quinze  lignes  do  bifurcation  dont  s'agace  et  s'ofTonsc  la  raison.  En 
vérité,  plus  on  y  réfléchit,  plus  ou  so  laisserait  gagner  à  la  théorie  do  Musset,  qui,  fa- 
tigué de  cet  obstrucliunismc,  avait  Uni  par  envoyer  la  rime  à  tous  les  diables.  Et  vous 
vorrez  qu'on  y  viendra  par  la  force  dus  choses;  lisez  ce  qui  se  publie  journellement 
et  surtout  certain  volume  paru  d'hier  où  la  virtuosité  tourne  k  la  charge  d'atclior. 
On  se  croit  très  habile  quand  on  a  fait  sonner  à  l'oreillo  deux  mntn  qui  so  font  écho 
l'un  à  l'autre  et  qui  Joignent  la  nimilitudo  dos  lettres  à  la  dilTércnce  du  sens. 
Évidemment  il  y  a  1&  tout  un  art  à  reconstituer  el  co  sera  probablement  l'affaire  dea 
poètes  du  XX*  siècle. 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET  BEETHOVEN.  345 

ture  de  la  belle  Francesca,  mise  à  mort  par  le  cruel  tyran  Mala- 
testa.  Ce  fut  ainsi  que,  rentrant  au  manoir  sans  être  attendu,  le 
burgrave  de  Borotin  surprit  sa  femme  au  bras  d'un  galant  et  la 
tua,  sans  réussir  à  l'envoyer  hors  de  ce  monde,  où  la  pauvre  errante 
fait  son  purgatoire  entre  les  murs  et  par  les  corridors  du  château, 
et  l'expiation  ne  prendra  fin  que  le  jour  où  le  dernier  de  sa  race 
aura  cessé  d'être.  Le  premier  acte  se  passe  à  nous  exposer  cette 
chronique  d'avant-scène  :  le  comte  actuel  avait  deux  fils,  l'un  est 
mort  à  la  guerre,  l'autre  a  disparu  et  désormais  il  ne  lui  reste 
qu'une  fille,  cette  Bertha,  au  physique  ainsi  qu'au  moral  le  por- 
trait frappant  de  l'aïeule,  une  loi  fréquente  d'hérédité  voulant  que 
le  dernier  d'une  race  en  résume  les  traits  distinctifs.  Comme  son 
arrière-grand'mère,  Bertha  porte  en  son  cœur  un  sentiment  qui  le 
ronge  ;  elle  aime  un  de  ces  chevaliers  ténébreux,  partout  si  chers  au 
drame  romantique.  Son  père,  informé  du  secret,  se  fâche  d'abord, 
puis  se  ravise,  disant  qu'après  tout,  il  s'agit  d'un  jeune  seigneur 
de  haute  lignée,  neveu  d'un  burgrave  du  Rhin  et  que,  si  la  for- 
tune est  mince,  l'honneur  est  grand.  On  invite  donc  le  jeune  comte 
Jaromir,  et  les  accordailles  vont  leur  train,  quand,  une  nuit,  la  che- 
vauchée des  gens  du  roi  s'arrête  a  la  porte  du  château  : 

• . .  sans  détours 
Réponds  donc,  ou  je  fais  raser  tes  onze  tours; 
De  l'incendie  éteint  il  reste  une  étincelle, 
Des  bandits  morts,  il  reste  un  chef.  Qui  le  recèle? 
C'est  toi  ;  ce  Hemani,  rebelle  empoisonneur. 
Ici,  dans  ton  château,  tu  le  caches... 

Les  brigands  infestent  la  contrée  et  les  troupes  sont  à  leur  pour- 
suite. Tandis  que  les  soldats  fouillent  le  ^ieux  donjon  de  bas  en  haut, 
le  comte  court  prévenir  son  futur  gendre  pour  l'emmener  avec  eux 
battre  la  campagne  :  la  chambre  est  vide  et  la  fenêtre  ouverte  ;  le 
jeune  homme  aura  pris  les  devans  :  au  vieux  sire  de  se  joindre  à  lui 
et  de  montrer  qu'un  sang  généreux  coule  encore  dans  ses  veines. 
On  part;  Bertha,  restée  seule,  sent  redoubler  ses  angoisses  :  ce  dan- 
ger qui  menace  maintenant  son  père,  ce  fantôme  de  malédiction 
qui  rôde  là  dans  la  nuit  sombre!  et  son  amant, pourquoi  cette  pré- 
cipitation à  quitter  le  château,  quand  tout  lui  conseillait  de  se  con- 
certer pour  la  défense?  Ces  distractions  subites  pendant  leurs  ten- 
dres causeries,  ces  troubles,  ce  mystère  ;  plus  de  doute  !  Hélas  ! 
pauYre  Bertha,  vos  pressentimens  ne  vous  ont  point  trompée  : 

Nommez-moi  Hemani!  nommez-moi  Hemani! 
Avec  ce  nom  fatal  je  n'en  ai  point  fini  ! 


ZhQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

La  bande  infâme  a  pour  chef  l'homme  que  la  jeune  fille  adore, 
ce  Jaromir,  qui  n'est  autre  que  son  propre  frère  enlevé  au  berceau 
par  des  bohémiens  et  qui,  parricide  inconscient,  vient  de  frapper 
le  comte  dans  la  mêlée.  On  rapporte  le  vieillard  expirant,  Bertha 
perd  la  raison  et  son  frère  Jaromir,  arrêté  au  seuil  de  l'inceste  par 
l'apparition  du  fantôme,  n'échappe  au  bourreau  qu'en  se  poignar- 
dant. Tragédie  de  la  faute  et  du  châtiment  qui  se  termine  par  l'ex- 
termination de  toute  une  race.  Est-ce  bien  une  tragédie?  Disons 
plutôt  mystère,  légende,  conte  fantastique,  complainte;  quel  que 
soit  le  mot,  il  y  a  talent  et  génie;  Schiller  signerait  cela,  sinon 
Goethe  ;  et  Victor  Hugo,  s'il  lisait  encore,  s'étonnerait  de  ce  précur- 
seur inventant  Hernani  en  1817.  L'effet  chez  Grillparzer  a  moins 
d'éclat,  mais  il  est  plus  profond,  plus  rapproché  de  nous,  plus  sub- 
jectif. Faites  représenter  ce  drame  par  la  troupe  de  l'Odéon  dans 
une  de  ses  matinées  littéraires  à  prix  réduit,  et  vous  verrez  la  ter- 
reur qu'il  enferpie.  Ce  qui  surtout  nous  manque  aujourd'hui,  en- 
deçà  de  la  rampe  comme  au-delà,  c'est  le  naïf.  Je  ne  dis  pas  qu'on 
doive  aller  au  spectacle  comme  les  enfans  vont  à  Polichinelle  :  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  théâtre  vit  d'émotions  simples,  de 
poésie,  et  qu'il  meurt  de  bel  esprit»  de  virtuosité,  de  pièces  «  bien 
faites,  »  de  reconstitutions  historiques  et  de  bric-à-brac. 

Aimez-vous  les  appendices  d'œuvres*  complètes  ?  Rarement  on  se 
donne  la  peins  d'y  aller  voir,  ce  que  j'appelle  une  coupable  négli- 
gence, car  bien  souvent,  et  c'est  ici  le  cas,  ces  coins  obscurs  méri- 
tent d'être  inventoriés.  Sans  parler  d'un  Ilannibal,  dont  quelques 
scènes  seulement  sont  écrites,  une  entre  autres  où  je  relève  ce 
vers  : 

Hannibal  dans  sa  chute  emportera  Garthage, 
Scipion  peut  mourir,  Rome  subsistera. 

Laissons  de  côlé  Libussa,  la  Fille  de  Tolède^  etc.,  prenons  l'étude 
dramatique  ayant  pour  héros  l'empereur  Rodolphe,  et  qui  nous 
peint  l'état  de  l'Autriche  aux  environs  de  la  guerre  de  trente  ans. 
Les  Turcs  au  dehors  menacent  l'empire  ;  au  dediins,  les  troubles 
religieux.  Chaque  jour  le  protestantisme  gagne  du  terrain  ;  il  s'agit 
de  pactiser  avec  la  foi  nouvelle  ou  de  l'écraser.  Rodolphe  ne  sait  se 
résoudre,  il  temporise  et  délibère.  C'est  un  llamlet.  Catholique  el 
souverain,  il  hait  d'instinct  le  protestantisme,  qu'il  envisage  à  la  fois 
comme  une  erreur  religieuse  et  comme  un  priucipe  hostile  à  l'idue 
monarchique  ;  d'autre  part,  son  cœur  et  son  esprit  se  font  scrupule 
d'employer  la  flamme  et  le  fer;  soucieux,  mécontent  de  ce  qui  l'en- 
toure, assailli  de  doutes,  il  s'isole  en  lui-même,  oubliant  remi)ire. 


i 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET    BEETHOVEN.  3i7 

On  pille  les  finances,  on  intrigue,  on  perd  en  Hongrie  bataille  sur 
bataille  et  Rodolphe,  pendant  ce  temps,  fait  le  moine.  Endonjonné 
dans  son  Hradschin,  il  étudie,  il  prie,  il  rêve  si  bien  que  ses  peuples 
se  désaifectionnent  et  qu'à  sa  mort,  ils  voient  sans  déplaisir  cette 
couronne  tant  convoitée  échoir  à  Mathias,  qui  à  son  tour  s'en  effraie 
comme  d  un  fardeau  trop  lourd  et  la  recevant  se  frappe  la  poitrine 
en  soupirant  :  Mea  culpa!  Il  va  de  soi  qu'un  tel  sujet  n'est  pas  de 
ceux  dont  le  théâtre  s'accommode.  Rien  que  des  conflits  religieux 
et  politiques,  point  d'épisode  romanesque  à  l'avant-scène,  point  de 
femme,  restait  l'étude  des  caractères,  où  l'auteur  excelle.  Son  por- 
trait de  l'empereur  Rodolphe  est  un  Holbein.  J'ai  souvent  ouï  dire 
à  Vienne  par  des  amis  de  Grillparzer  que  le  poète  avait  à  son  insu  et 
dans  une  certaine  mesure  reproduit  là  sa  propre  ressemblance. 
Que  d'analogies  en  effet  le  rapprochaient  cette  fois  de  son  héros  :  ce 
penchant  à  la  contemplation,  ces  doutes  de  conscience,  ces  facultés 
quasi  maladives  d'intuition  qui,  nous  montrant  à  longue  distance 
les  conséquences  possibles  de  l'action,  nous  retiennent  de  l'accom- 
plir! cette  invincible  horreur  des  coups  de  force  et,  d'autre  part,  ces 
éclairs  soudains  de  révolte  et  de  colère,  toutes  les  oscillations,  tous 
les  malaises,  toutes  les  hypocondries,  toutes  les  vapeurs,  de  l'idéa- 
liste! 

Deux  actes  fragmentaires  d'une  tragédie  d'Esther  seraient  égale- 
ment à  butiner  dans  ce  catalogue  des  œuvres  complètes.  Le  grand 
monarque  Assuérus  s'ennuie  du  départ  de  Vasthi  et  déjà  songe  à 
la  rappeler,  lorsque  traversant  une  galerie  du  palais,  il  rencontre 
Esther  placée  là  par  Haman,  et  qu'il  n'avait  pas  remarquée  parmi 
les  beautés  dont  on  l'entoure.  Louis  XIV  aimait  à  voir  les  gens  se 
troubler  en  sa  présence  ou  du  moins  en  avoir  l'air;  il  faut  croire 
que  le  puissant  Assuérus  avait  aussi  cette  faiblesse  et  que  la  belle 
Juive  le  savait,  car  elle  reste  imperturbable  devant  le  souverain,  et 
c'est  au  contraire  lui  que  ce  fier  et  doux  regard  intimide.  Les  yeux 
se  sont  croisés;  l'entretien  s'engage,  presque  hostile,  le  maître  impa- 
tienté, fait  bientôt  mine  de  congédier  la  jeune  esclave,  et  comme  elle 
se  hâte  d'obéir,  il  la  rappelle  :  attiré,  charmé  par  cette  intelligence  unie 
à  tant  de  beauté,  il  se  tient  néanmoins  sur  la  défensive  ;  si  cette 
arrogance  n'était  qu'un  masque,  ce  mépris  des  grandeurs  un  moyen 
caché  de  les  conquérir?  Il  imagine  de  l'interroger  :  «  Et  si  je  vous 
demandais  un  avis,  lui  dit-il,  qui  me  conseilleriez-vous d'épouser?  — 
Faites  revenir  Vasthi,  répond  Esther,  —  Vasthi  que  vous  avez  aimée 
et  que  peut-être  vous  aimez  toujours.  »  A  ces  mots,  les  doutes  du 
roi  se  retournent  ;  tout  à  l'heure  il  se  croyait  en  face  d'une  effrontée 
ambitieuse,  et  maintenant  une  autre  incertitude  le  tourmente  : 
Esther  répondra-t-elle  au  sentiment  qui  vient  de  naître  en  lui?  Il 


3iS  RE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ose  l'espérer,  quand  un  aveu  timide  le  rassure  et  clôt  l'inter- 
mède. C'est  le  récit  de  Racine  mis  en  action  avec  des  caractères 
plus  conformes  à  l'épigraphie  :  Assuérus  que  l'ennui  de  ses  gran- 
deurs accable,  un  Salomon  en  quête  d'une  âme  qui  l'aide  à  se  rele- 
ver des  énervantes  délices  du  harem.  Esther  sera  cette  auxiliaire 
partout  cherchée  ;  fille  d'une  race  opprimée  depuis  des  siècles,  elle 
aura  d'instinct  et  d'héritage  tous  les  attributs  de  son  peuple  :  vo- 
lonté, calcul,  ténacité,  et  c'est  à  la  fois  comme  individu  et  comme 
type  national  qu'elle  partagera  l'empire.  Cette  maturité  de  réflexion 
chez  une  jeune  fille,  cette  précocité  d'éducation,  j'entends  crier  au 
darwinisme.  Hé  bien!  quand  il  y  en  aurait  un  peu,  où  serait  le 
mal?  Grâce  à  Dieu,  nous  n'en  sommes  plus  à  discuter  Racine;  il  fut 
un  médium  incomparable  et  presque  tous  ses  défauts  se  rapportent 
à  l'esprit  de  son  siècle.  Mais  que  de  choses  librement  et  superbe- 
ment caressées  depuis  en  leurs  tours  et  leurs  alentours  il  nous 
indique  au  simple  mouvement  du  discours,  sans  appuyer,  —  que 
de  perspectives! 

Dans  l'Orient  désert  quel  devint  mon  ennui  ! 

Vers  d'horizon  immense,  comme  il  s'en  rencontre  aussi  chez  Cor- 
neille : 

Tous  les  monstres  d'Egypte  ont  leur  temple  dans  Rome!  , 

Le  dommage  est  que,  chez  nos  classiques,  la  couleur,  au  lieu  de 
se  fondre  dans  la  masse  du  tableau,  se  concentre  dans  un  vers 
d'éclat,  foudroyant  mais  isolé  et  semblable  à  ces  diamans  que  nous 
appelons  des  «  solitaires,  »  parce  qu'ils  ne  souffrent  aucun  voi- 
sinage. 

J'allais  oublier  Mâliisine,  un  poème  d'opéra,  écrit  pour  Beethoven 
et  qui  se  rattache  au  chapitre  de  la  musique  si  intéressant  dans 
l'œuvre  de  Grillparzer. 

II. 

Il  l'avait  étudiée,  en  effet,  dès  le  premier  âge,  le  piano  d'a- 
bord, puis  le  violon,  puis  la  composition  jusqu'à  pouvoir  faire 
des  quatuors,  tout  cela,  à  bâtons  rompus,  quittant  et  reprenant, 
oubliant  même  à  ce  point  qu'un  jour,  voulant  se  distraire  d'un 
chagrin,  il  ouvre  son  piano  et  s'aperçoit  que  c'est  à  recommen- 
cer. «  Je  pensai  alors  au  temps  jadis  où  mon  professeur  de  basse 
chiffrée  m'enseignait  les  accords  fondamentaux,  et,  me  croirez- 


LE   POÈTE   GRLLLPARZER   ET   BEETHOVEN.  349 

VOUS?  je  goûtais  un  plaisir  extrême  aux  mélodies  élémentaires 
qu'amenait  la  résolution  de  ces  accords.  »  Plus  tard,  beaucoup 
plus  tard,  vint  le  contre-point  :  <(  Ce  fut  le  tour  des  franches  études 
et  des  progrès  sérieux  ;  il  est  vrai  que  j'y  perdis  toute  fraîcheur 
d'inspiration.  »  Du  reste,  pour  se  rendre  bien  compte  du  double  ca- 
ractère fantaisiste  et  technique  de  cette  formation  de  l'artiste  en 
tant  que  musicien,  il  faudrait  lire  une  nouvelle  du  poète  intitulée  : 
le  Vieux  Ménétrier.  Son  aversion  du  piano,  son  goût  obstiné 
pour  le  violon,  qu'il  adorait  peut-être  parce  que  ses  parens  s'entê- 
taient à  lui  tenir  les  doigts  sur  le  clavier,  ses  misères  d'enfance 
grandes  et  petites,  ses  joies,  ses  rêves,  ses  fluctuations,  vous  re- 
trouverez tout  cela  dans  le  récit  dont  je  parle,  un  de  ces  «  opus- 
cules »  où  se  trahit  la  main  d'un  maître. 

L'auteur  nous  raconte  l'histoire  d'un  de  ces  pauvres  diables  à  qui 
rien  n'a  réussi  et  qui,  de  déception  en  déception,  s'acheminent  dou- 
cement vers  la  tombe,  ne  se  plaignant  jamais,  contens  d'eux-mêmes 
et  du  fond  de  leur  propre  dénûment  venant  en  aide  à  de  plus  mi- 
sérables. Mettez  un  pareil  individu  entre  les  mains  d'un  romancier 
naturaliste,  il  en  fera  ce  que,  dans  le  joli  langage  du  moment,  on 
appelle  :  «  un  raté.  »  Ne  voyant  ni  plus  haut  ni  plus  loin  que  son 
horizon  du  boulevard,  il  appuiera  sur  le  côté  grotesque,  négligeant 
la  note  sensible  ;  au  lieu  de  compatir  humainement,  il  saisira  cette 
occasion  de  se  tailler  un  succès  en  exécutant  une  cabriole  sur  le 
tremplin  du  Lacnjmce  rerum.  L'habileté  du  poète  est,  au  contraire, 
de  nous  intéresser  à  ce  pauvre  hère  et  de  nous  le  rendre  de  plus 
en  plus  sympathique  en  nous  initiant  à  sa  parfaite  médiocrité 
d'homme  et  d'artiste. 

Grillparzer  rencontre  son  personnage  dans  une  de  ces  kermesses 
viennoises,  où,  sous  prétexte  de  gaîtés  champêtres,  toute  une  popu- 
lation s'empifFre  de  pâtisserie  et  de  polkas.  Aux  rives  du  Danube 
bleu,  point  de  bonne  fête  sans  musique  :  orchestres  en  plein  vent, 
bandes  militaires,  orgues  de  Barbarie,  solistes  enragés  s' escri- 
mant sur  leurs  harpes,  leurs  guzlas,  leurs  clarinettes  et  leurs  tym- 
panons. 

«  Comme  je  me  hâtais  de  fuir  cette  horrible  cacophonie,  j'aper- 
çus une  espèce  de  violoneux  travaillant  dans  l'ombre  à  l'écart. 
C'était  un  vieillard  d'environ  soixante-dLx  ans,  long  et  sec,  vêtu 
d'une  souquenille  usée,  mais  point  malpropre,  à  l'air  satisfait  de 
lui-même  et  se  souriant;  il  se  tenait  debout,  sa  tète  chauve  décou- 
verte, son  chapeau  à  ses  pieds  en  guise  de  caisse,  le  corps  ployé  ; 
lui  et  son  pau\Te  vieux  violon  ne  faisant  qu'un,  il  s'évertuait  d'en- 
thousiasme et  son  pied  battait  la  mesure.  Ce  qu'il  jouait  ne  sau- 
rait se  définir  ;  c'était  une  suite  de  notes  sans  cohésion,  mais  que 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'efforts  et  quelle  conscience  d'artiste!  Tandis  que  les  autres  ga- 
gnaient des  mines  de  gros  sous  en  jouant  de  mémoire,  il  avait 
apporté  là  son  pupitre  et  raclait  sa  sonate  d'après  le  texte,  en  vir- 
tuose délaissé,  nargué,  mais  convaincu.  » 

Tout  maniaque  appartient  à  l'observateur,  et  plus  la  foule  s'en 
éloigne,  plus  le  philosophe  s'en  rapproche.  Ce  violoneux  bizarre 
attire  donc  notre  poète,  qui  l'écoute  en  l'examinant.  La  musique  est 
insensée,  mais  ce  fou  doit  être  quelqu'un;  c'est  du  moins  ce  que 
Grillparzer  croit  deviner  à  l'air  tragique  du  visage  et  du  maintien 
comme  à  la  manière  de  porter  les  haillons  et,  pour  mieux  s'en 
assurer,  il  tire  de  sa  poche  une  pièce  de  monnaie  et  l'offre.  «  Non  ! 
pas  ainsi,  s'écrie  alors  le  ménétrier  toujours  vibrant,  —  pas  ainsi, 
vous  dis-je,  mais  dans  le  chapeau.  »  Le  poète,  qui  flaire  une  his- 
toire, fait  mine  de  se  retirer  et  s'en  va  rôder  aux  alentours,  atten- 
dant que  la  séance  soit  levée,  puis  enfin,  voyant  son  individu  quit- 
ter la  place,  il  le  rejoint  insidieusement  et  manifeste  au  cours  de 
la  conversation  l'envie  d'aller  un  malin  le  visiter  :  «  Qnand  vous 
voudrez,  répond  le  musicien  ambulant,  quoique,  à  vrai  dire,  le  lo- 
gis ne  soit  pas  des  plus  engageans,  car  j'habite  en  chambrée,  mais 
les  camarades  sont  des  maçons  qui  s'en  vont  à  l'ouvrage  de  bonne 
heure  :  j'exige  seulement  que  vous  ne  veniez  jamais  l'après-midi, 
jamais  je  ne  reçois  personne  de  deux  à  cinq. 

«  —  Puis-je  vous  en  demander  la  raison  ? 

«  —  Mais,  parce  que  c'est  le  moment  où  j'improvise.  » 

Ce  dernier  mot,  presque  toujours  gros  de  surprises,  mais  qu'il 
faudrait  ici  trois  fois  souligner,  empruntait,  en  effet,  à  la  circon- 
stance quelque  chose  de  phénoménal.  Nous  avons  vu  plus  haut  ce 
que  Grillparzer,  enfant,  appelait:  «  improviser.  »  A  lui  maintenant, 
devenu  maître,  de  nous  raconter  les  exercices  de  son  héros  : 

«  Je  touchais  à  la  masure  indiquée  et  j'allais  en  franchir  le  seuil 
quand  un  bruit  frappa  mon  oreille.  Je  m'arrêtai,  c'étiiit  une  note 
attaquée  doucement,  mais  d'autorité  et  peu  à  peu  s'enflant  jusqu'à 
la  véhémence,  puis  décroissant  et  s'effaçant  pour  remonter  l'instant 
d'après  à  l'éclat  le  plus  strident,  et  toujours  la  même  note  invaria- 
blement répétée  avec  une  sorte  do  béatitude  ineffable;  enfin  venait 
un  intervalle,  c'était  la  quarte;  nouvelle  dégustation  pour  le  vir^ 
tuose  :  comme  il  s'était  repu  do  son  de  la  première  note  isolée, 
il  se  régalait  maintenant  de  la  relation  harmonique  et  la  savourait 
avec  délices;  attaque  des  deux  notes  l'une  après  l'autre,  pain  à 
double  corde,  pois  liées  par  les  notes  intermédiaires  avec  accen- 
tuation de  la  tierce  et  rei>pi»e  du  même  ex(  <  "isuite  il  passait 
à  la  quinte.  L'n  son  filé,  trenifclé,  lëgèren^  nard  au  début, 
8'2»let5nant»  B'étoiTfl>int  dons  les  larmes,  mourant  pour  revivre  ci 


I 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET   BEETHOVEN.  351 

grandir  bientôt  jusqu'au  délire  et  toujours  les  mêmes  intervalles, 
les  mêmes  notes!  C'était  ce  que  le  brave  homme  appelait  «  impro- 
viser! »  Improvisation  !  pour  celui  qui  jouait,  peut-être,  mais  hélas! 
pour  celui  qui  écoutait!..  » 

Comme  tout  cela  est  compris,  senti  en  musicien!  Cependant, 
-au  cours  de  la  narration,  —  car  il  y  a  toute  une  destinée  et  des  pins 
émouvantes  qui  se  joint  à  cette  esthétique,  —  Grillparzer  s'atten- 
drit, son  héros  lui  tire  des  larmes,  il  compatit  à  ^'histoire  qu'il  nous 
raconte  de  cet  infortuné  qui  n'a  pour  lutter  contre  la  vie  d'autre 
force  que  sa  médiocrité,  ce  qui  lui  arrive  n'étant  en  somme  que 
la  navrante  conséquence  de  ce  qu'il  est.  Mais  si  la  nature  l'a 
déshérité,  s'il  a  tout  perdu  par  impuissance  de  rien  conserver, 
quelle  sublime  humilité  dans  sa  pauvre  âme,  quel  touchant  be- 
soin de  rapporter  au  Créateur  les  merveilles  d'un  art  qu'il  s'ima- 
gine candidement  être  le  sien,  lui  ver  de  terre  amoureux  d'une 
étoile!  «  Ils  jouent  du  Mozart  et  du  Sébastien  Bach,  mais  per- 
sonne ne  joue  la  musique  du  bon  Dieu,  la  grâce  du  son  et  du  ton, 
ce  don  miraculeux  qu'elle  a  d'apaiser  l'ardente  soif  de  notre  oreille, 
de  faire,  —  et  parlant  ainsi,  mystérieux,  il  rougissait  comme  de 
pudeur,  baissait  la  voix,  —  de  faire  que  le  troisième  ton  concorde 
avec  le  premier  et  le  cinquième  aussi  et  que  la  note  sensible  (la 
septième)  monte  et  se  résolve  comme  une  espérance  accomplie, 
tandis  que  la  dissonance,  vaincue,  refoulée,  plonge  à  l'abîme  comme 
l'esprit  de  révolte  et  d'orgueil  !  et  cette  arche  d'alliance,  cette  bé- 
nédiction du  renversement  par  laquelle  la  seconde  elle-même  se 
convertit  et  rentre  en  grâce  dans  l'euphonie  !  Tout  ce  grand  mystère 
me  fut  révélé,  mais  plus  tard  seulement,  et  tant  d'autres  choses 
aiLxquelles  aujourd'hui  encore,  je  ne  comprends  rien  :  contre-point, 
fugue,  double  et  triple  canon,  un  temple  céleste  sans  moellons  ni 
mortier  et  soutenu  par  la  main  de  Dieu.  Et  penser  que  le  commun 
des  hommes  ignore  ces  merveilles  et  que  parmi  les  quelques  rares 
initiés,  il  s'en  rencontre  qui  mêlent  des  mots  à  cette  pure  émanation 
de  l'âme,  reproduisant  le  sacrilège  des  anges  du  Seigneur  s'unis- 
sant  aux  filles  de  la  terre,  et  cela,  soi-disant,  pour  que  la  musique 
ait  plus  de  prise  sur  les  organisations  réfractaires,  monsieur  !  ter- 
mina-t-il  d'une  voix  à  demi  vaincue  par  l'épuisement.  La  parole  est 
nécessaire  à  l'homme  comme  la  nourriture,  mais  que  du  moins  il 
conserve  dans  sa  pureté  le  breuvage  qui  lui  vient  de  Dieu  !  » 

III. 

L'esthétique  de  Grillparzer  est  celle  de  Mozart  et  se  fonde  sur  le 
principe  du  beau  musical  absolu  :  l'idée  de  son  développement  har- 


352  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

monique  ;  rien  de  plus,  rien  de  moins.  La  musique  n'emploie  pas 
des  mots,  autrement  dit,  des  signes  arbitraires  et  variables  selon 
ce  que  vous  leur  faites  exprimer.  Ce  son,  en  même  temps  qu'il  est 
un  signe,  est  une  chose  existante  en  soi.  Une  suite  de  sons,  pour 
plaire  à  l'oreille,  n'a  nul  besoin  d'avoir  un  sens  ;  de  même  que,  dans 
les  arts  plastiques,  les  belles  formes  charment  nos  yeux,  un  accord 
faux  est  une  laideur  dont  s'offense  notre  oreille.  Contrairement  à 
l'effet  de  la  parole,  qui  n'agit  sur  nos  sens  que  par  l'intermédiaire 
de  notre  intelligence,  les  sons  agissent  sur  nos  sens  directement  et 
l'intelligence  n'intervient  qu'en  deuxième  instance.  Avançons  d'un 
pas  ;  ce  son,  qui  déjà  porte  en  soi  de  quoi  plaire  ou  déplaire,  com- 
biné de  certaine  façon,  éveillera  dans  l'âme  certains  sentimens  de 
joie,  de  tristesse,  de  rêverie.  Mais  gare  à  la  paraphrase  littéraire  et 
souvenons-nous  toujours  que  les  sons  ne  sont  pas  des  mots  pour 
servir  soit  à  la  description,  soit  à  la  narration  !  La  musique  a  ses 
symphonies,  ses  sonates,  ses  quatuors,  pour  développer  son  archi- 
tecture et  remuer  en  nous  un  monde  de  sensations  qu'il  ne  faut  pas 
vouloir  trop  définir  sous  peine  d'intervertir  les  rôles,  vu  que  le  mu- 
sicien qui  s'entête  à  raisonner  avec  son  auditoire,  à  faire  œuvre  de 
romancier,  de  peintre  et  de  dramaturge  sans  paroles,  joue  un  per- 
sonnage aussi  ridicule  que  le  poète  qui  se  travaillerait  en  asso- 
nances mélodiques;  d'où  cette  conclusion  que  Mozart  est  le  musicien 
par  excellence  et  Berlioz  un  grand  homme  de  lettres  fourvoyé. 
Grillparzer  professe  à  outrance  la  théorie  du  chacun  chez  soi,  et  ne 
connaît  en  musique  que  le  beau  musical. 

Quant  à  la  question  du  théâtre,  la  théorie  moderne  l'horripilait,  et 
par  la  profonde  antipathie  que  lui  inspiraient,  dès  leur  début,  les  ten- 
dances du  wagnéris7ne , on  se  rendra  compte  aisément  de  ce  qu'il  pen- 
serait aujourd'hui  du  système.  Je  me  le  figure  en  présence  de  cet  opéra 
si  résolument  déséquilibré  ;  il  cherche  l'idée  mélodique,  plus  d'idée, 
mais  des  mots,  des  mots  que  l'orchestre  commente  et  rumine. 
L'idée  mélodique  partage  désormais  le  triste  sort  de  la  cavatine,  et 
voyez  l'amusante  contradiction  et  comme  l'ironie  est  partout  en  ces 
querelles  de  parti!  Personne  de  ces  intransigeans  n'a  l'air  de  s'aper- 
cevoir que,  au  nombre  des  trois  ou  quatre  prédilections  qu'ils  con- 
servent dans  le  passé,  il  en  est  une  dont  la  cavatine  fut  l'âme  I  Oui 
ou  non,  les  personnages  du  Freiscliûtz  et  d' Eunjunthc  sont-ils  des 
caractères  ?  Eh  bien!  tous  ces  gens-là  chantent  d'admirables  tliômes 
mélodiques  et  la  cavatine,  puisque  cavatine  il  y  a,  n'amène  aucune 
de  ces  confusions  dont  on  se  plaint  dans  les  opéras  italiens  ou  fran- 
çais de  la  période  rossinienne.  La  musique  vocale  n'exclurait  donc 
pas  la  caractéristique  moderne,  que  nous  sommes  loin  d'avoir  in- 
ventée. Mozart  l'avait  déjà  trouvée  avec  abondance  et  récidive,  et 


LE    POÈTE   GRILLPARZER    ET   BEETHOVEN.  353 

Weber,  s' appuyant  sur  l'exemple,  nous  a  donné,  dans  le  Freischûtz 
et  surtout  dans  Euryajithe,  deux  chefs-d'œu\Te  destinés  à  servir  de 
type  à  la  conception  moderne.  Supposons  un  adepte  de  la  doctrine 
actuelle  ayant  à  mettre  en  musique  aujourd'hui  le  poème  du  Frei- 
schûtz ;  il  placera  dans  l'orchestre  son  centre  de  gravité,  confiera 
aux  seuls  instrumens  l'analyse  de  ses  personnages,  qui  désormais 
se  feront  un  devoir  de  vous  bercer  de  mélopée  jusqu'à  l'envoûte- 
ment. H  La  caractéristique,  »  par  l'abus  où  nous  inclinons,  devient 
la  négation  même  du  beau  musical. 

C'est  affaire  aux  médiocres  de  s'en  référer  à  des  program- 
mes, de  commencer  et  de  finir  selon  des  conventions  préétablies. 
L'homme  de  génie  chez  qui  l'idée  affecte,  en  naissant,  une  forme 
organique,  regimbera  toujours  à  la  tyrannie  des  paroles  ;  plus  vous 
serez  grand  musicien,  moins  vous  fléchirez.  «  Mozart  est  plein  de 
ces  fautes  de  texte,  remarque  Grillparzer,  Gluck  n'en  commet  pas, 
et  cela  seul  à  mes  yeux  juge  la  question.  »  Un  musicien  de  théâtre 
ne  connaît  que  la  situation  et  dédaigne  d'entrer  en  collision  avec 
les  mots.  C'est  en  musicien  qu'il  s'agit  de  composer  un  opéra,  en 
musicien  et  non  en  poète.  Vous  saisissez  dans  ces  aphorismes, 
d'un  âge  pré-wagnérien,  comme  une  poétique  anticipée  à  l'adresse 
des  doctrines  de  l'heure  présente.  Revendication  des  droits  de  la 
musique  à  l'indépendance  absolue,  nous  rencontrons  partout  cette 
profession  de  foi,  dans  ses  vers  comme  dans  sa  prose,  et  pourtant, 
détail  curieux,  cette  poésie  où  la  musique  tient  tant  de  place  n'est 
jamais  de  celles  qui  se  mettent  en  musique  ;  lui-même,  si  l'envie  le 
prend  de  chanter,  il  choisira  de  préférence  un  de  ces  lieds  de 
Goethe,  où  la  mélodie  montre  déjà  son  boulon.  Toujours  d'humeur 
à  célébrer  Mozart,  Beethoven  ou  Schubert,  le  poète  de  Sappho  n'a 
rien  de  ce  lyrisme  qui  prête  aux  etïlorescences  mélodiques.  Cepen- 
dant Schubert  lui  doit  la  Sérénade,  Mendelssohn  sa  cantate  en  la, 
qui  n'est  autre  que  la  pièce  intitulée  :  Italia,  dans  ses  œuvres 
complètes,  et  peu  s'en  est  fallu  que  Beethoven  l'ait  eu  pour  colla- 
borateur. 

Ils  s'étaient,  en  quelque  sorte,  toujours  connus  et  fréquentés. 
«  Ma  première  rencontre  avec  Beethoven  eut  lieu  chez  l'un  de  mes 
oncles,  en  1804,  dans  une  soirée  où  se  trouvaient  aussi  l'abbé  Vo- 
gler  et  Cherubini.  Il  était  alors  svelte,  poli  et  d'une  certaine  élé- 
gance, chose  presque  incroyable  quand  on  songe  à  ce  que  devint 
plus  tard  sa  façon  d'être.  Joua-t-il?  ne  joua-t-il  pas?  Je  l'ai  complè- 
tement oubUé;  ce  que  je  sais,  c'est  que,  au  moment  du  souper, 
l'abbé  Vogler  était  au  piano,  parfilant  toute  sorte  de  variations,  et 
ne  s'aperçut  pas  que  nous  avions  quitté  le  salon  pour  la  salle  à 
manger.  Seuls,   Cherubini  et  Beethoven  avaient  persisté,  mais 

TOME  Lxxiv.  —  1886.  23 


Zbll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bientôt  celui-ci  se  détachant,  il  n'était  plus  resté  que  Beethoven, 
lequel,  à  son  tour,  n'y  tenant  plus,  laissa  l'improvisateur  à  son 
escrinïe.  » 

Un  cm  deux  ans  plus  tard,  Grillparzer  et  ses  parens  habi- 
taient, pendant  l'été,  une  maison  de  campagne  à  Heiligenst«dt, 
tout  prèfs  de  Vienne.  «  Nous  logions  du  côté  du  jardin  et  Beethoven 
avait  loué  deux  chambres  sur  la  rue  ;  mes  frères  et  moi  nous  nous 
occupions  assez  peu  du  voisin,  très  changé  d'humeur  et  d'aspect 
depuis  la  première  rencontre,  bourru,  gi'ossier  et  d'une  négligence 
presque  sordide  dans  sa  mise.  Mais  ma  mère,  passionnée  de  mu- 
sique, cédait  bon  gré  mal  gré  à  l'attraction.  Dès  qu'elle  entendait 
son  piano  préluder,  elle  se  faufilait  sur  le  palier,  écoutant,  épiant, 
rai^,  si  bien  qu'un  joiir,  l'ayant  surprise  en  ouvrant  sa  porte,  il 
passa  devant  elle  son  chapeau  sur  la  tête  et  gagna  bnasquement  la 
campagme;  le  lendemain  et  jours  suivans  plus  de  piano.  Vainement 
ma  mère  se  fit  excuser  et  promit  que  cette  indiscrétion  ne  se  re- 
nouvell^ait  pas,  nous  offrîmes  même  de  con<iamner  la  porte  et  de 
ne  plus  entrer  chez  tïous  que  par  la  porte  du  jardin,  Beethoven  fut 
impitoyable  et  jusqu'à  l'automne,  époque  de  notre  retour  à  la  ville, 
le  piano  resta  silencieux.  L'été  suivant,  j'allais  souvent  à  Dobling, 
chez  ma  grand'mère  ;  juste  vis-à-vis  de  ses  fenêtres  se  trou\'uit  la 
propriété  d'un  paysiin  d'assez  mauvais  renom,  qui  s'appelait  Troh- 
berger,  et  dont  Beethoven  était  en  partie  le  locataire.  Ce  Trohber- 
ger  possédait  également  une  très  jolie  fille  à  qui  le  musicien  me 
sembla  prendre  un  vif  intérêt.  Je  le  vois  encore  dans  la  cowr  de  la 
ferme,  les  yeux  braqués  sur  la  belle  qui,  penchée  eu  haut  d'un  gre- 
nier, emmîigasinait  du  foin  sa  fourche  en  mains,  les  clieveux  ébou- 
riffés, la  poitrine  demi-nue  et  le  rire  aux  dents.  Il  ne  lui  parlait 
pas,  heureux  de  l'envelopper  d'une  admiration  dévorante  que  la 
drolessese  plaisait  à  surexciter,  en  provoquant  de  ses  apostrophes 
et  de  ses  œillades  toute  une  valetaille  de  basse-cour.  Bientôt  j'a- 
perçus Beethoven  quittant  la  place  furieux  de  jalousie.  Il  fallait 
vraiment  qu'il  en  tînt,  car,  à  quelques  jours  de  là,  le  |)ère  ayant  été 
empirisoQné  à  la  suite  d'une  rixe,  Beethoven  s'avisa  de  vouloir  le 
faire  élargir  et  mit,  selon  son  habitude,  t;int  de  brusquerie  et  de 
maladresse  dans  ses  demandes,  qu'un  instant  il  risqua  lui-»iôrae 
d'aïler  sous  les  verrous  faire  compagnie  à  son  client.  Telles  furent 
nos  preraièi'es  relations.  Je  le  rencontrais  dans  la  rue,  au  théâtre 
et  daos  on  café  où  fréquentait  un  {K»ète  de  l'école  de  Novalis,  avec 
qui  je  le  soui>çomie  d'avoir  ttg<ité  maint  projet  d'ottéra.  » 

Trois  uu  quiiti%  années  s'écoulèrent  ainsi,  puis,  la  vie  pni)ii«{iie 
les  ayant  séparés  peadant  un  quart  de  siècle,  ils  se  rejoignirent 
pour  ne  ]ilusâe  perdre  do  vue.  Entre  temps  l'un  était  devenu  «  le 


LE    POÈTE   GRILLPABZER    ET    BEETHOVEN.  S&5 

maître  de  l'heure,  »  et  l'autre  avait  donné  an  théâtre  V Aïeule, 
Sappho,  Médée,  Ottokar,  etc.  D'ordinaire,  dans  notre  monde  des 
arts,  les  amitiés  de  ce  genre  ne  vont  gaère  sans  quelque  collabo- 
ration. Beethoven  rêvait  d'avoir  un  poème  de  Grillparzer,  et,  me 
croira-t-on?  il  n'osait  le  demander;  ce  colosse  était  timide:  ce  fut 
un  ami  conmiun,  le  comte  Maurice  Dietrichstein,  qui  se  chargea  de 
la  commission. 

Grillparzer.  au  lieu  de  se  réjouir  de  la  proposition,  en  con- 
çut plutôt  quelque  embarras;  chose  étrange  assurément  pour 
nous,  qui  sommes  la  postérité,  mais  que  l'on  s'explique  au  point 
de  \"iie  d'un  poète  contemporain  de  Beethoven  et  témoin  attréité 
du  train  quotidien  de  son  existence. 

«  Nul  n'entre  au  ciel  avec  ses  bas  et  ses  souliers,  »  dit  un  proverbe  ; 
ce  n'est  guère  qu'un  demi-siècle  et  souvent  même  (comme  pour  Sé- 
bastien Bach)  qu'un  grand  siècle  après  la  mort  que  commencent  les 
apothéoses;  alors  viennent  les  fanatismes  et  les  gros  mots  de  Titan, 
de  géans,  que  nous  prodiguons  aux  grands  hommes  sans  réfléchir  à 
l'espèce  de  ridicule  dont  nous  les  affublons.  Un  géant,  un  nain, 
un  Titan  sont  des  monstres,  et  ce  qui  surtout  distingue  l'honmie 
de  génie,  c'est  l'équilibre,  la  pondération,  l'harmonie:  les  Titans 
sont  d'abominables  réfractaires  en  antagonisme  avec  l'idée  divine 
que  l'art  nous  représente  ;  ils  ont  inventé  d'assiéger  le  ciel  d'Apol- 
lon, des  Muses  et  des  Grâces  et  ne  méritent  que  la  torture.  Bee- 
thoven ,  sans  doute ,  n'était  pas  une  de  ces  natures  organisées 
d'avance  pour  le  bonheur  parfait,  mais  on  se  méprend  à  vouloir 
faire  de  lui  un  type  de  martyr  ;  il  ignora  les  servitudes  profession- 
nelles de  Sébastien  Bach,  usant  sa  jeunesse  à  vagabonder  et  son 
âge  mûr  à  produire  à  huis-clos  ses  chefs-d'œuvre.  11  eut,  sur  Haydn 
et  Mozart,  cet  avantage  de  se  voir  discuter  tout  de  suite.  Beethoven 
conquit  d'emblée  une  position  sociale  bien  supérieure  à  celle  des 
maîtres  qui  le  précédèrent.  Si  l'argent  lui  vint  par  rémunérations 
précaires,  du  moins  n'eut-il  jamais  à  subir  ces  humiliations  d'an- 
cien régime  qui  faisaient  du  chantre  des  Saisons  un  batteur  de 
mesure  à  la  solde  d'un  grand  seigneur,  et  de  Mozart  un  marmi- 
ton dans  les  cuisines  d'un  archevêque.  A  bien  considérer  l'his- 
toire de  la  culture  musicale  en  son  pays ,  Beethoven  fut ,  au  con- 
traire ,  le  premier  compositeur  ayant  su  vivre  du  produit  de  ses 
œuvres.  Qu'il  ait  eu  maille  à  partir  avec  la  critique,  c'est  le  sort 
commun,  et  nous  l'en  plaindrons  d'autant  moins  que,  pour  répondre 
aux  détracteiu-s  de  la  première  heure,  il  rencontra  dans  Hoffmann 
un  de  ces  organes  qui  forcent  les  grenouilles  à  se  taire.  Beetho- 
ven est  mort  sans  fortune  et  les  tribulations  ne  l'ont  point  épar- 
gné ;  mais  combien  ont  aussi  lutté  pour  l'existence  qui  n'ont  pas 


356  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

eu  cette  consolation  de  régner  vivant  sur  les  esprits  et  de  pouvoir 
s'en  remettre  à  la  postérité  !  Il  a  fallu  que  Beethoven  mourût  pour 
passer  dieu,  et  c'est  alors  que  sa  religion  s'est  fondée  et  que  le 
Beethoven-dogme  nous  a  valu  le  Beethoven-martyr. 

Martyr!  oui,  de  lui-même,  victime  de  son  propre  génie,  qui,  por- 
tant trop  haut  et  trop  loin,  se  cognait  douloureusement  aux  angles  du 
réel  et  ne  trouvait  d'apaisement  que  dans  l'art,  martyr  de  ce  mal  cruel, 
de  cette  hypocondrie  inséparable  de  tout  idéalisme  transcendant  et 
qui  chez  lui  se  doublait  de  la  plus  atroce  des  infirmités  dont  un 
musicien  puisse  être  alTligé!  Mais,  contre  cet  état  psychologique  et 
pathologique,  la  société  ne  pouvait  rien;  elle  admirait,  honorait, 
célébrait  le  maître,  et  quand  elle  avait  assez  compati  à  l'affligé, 
rudoyait  parfois  l'original.  Où  nous  voyons  aujourd'hui  «  une  des- 
tinée, »  les  contemporains  voyaient  un  sourd,  beaucoup  plus  à 
plaindre  que  les  autres,  mais  souvent  aussi  bien  maniaque. 

Tout  ceci  nous  explique  les  perplexités  de  Grillparzer  à  l'endroit  du 
poème  qu'on  lui  demandait  pour  le  voisin  d'en  face  :  «  J'avoue, 
écrit-il  en  son  journal,  que  cette  proposition  me  causa  quelque 
effroi  ;  d'abord  l'idée  de  rédiger  un  libretto  ne  me  souriait  guère  ; 
ensuite  Beethoven  était  sourd,  complètement  sourd,  et  ses  derniers 
ouvrages  d'un  caractère  abstrait  si  prononcé  me  faisaient  douter 
qu'il  fût  encore  capable  de  composer  un  opéra...  Du  reste,  mon 
hésitation  dura  peu.  Lorsqu'un  grand  homme  manifeste  un  tel  dé- 
sir, ce  serait  risquer  de  priver  le  monde  d'un  chef-d'œuvre  que  de 
ne  pas  y  consentir  sans  discussion.  »  Le  poète  se  mit  en  quête  d'un 
sujet,  et,  quand  il  l'eut  trouvé,  il  encadra  ses  strophes  en  manière 
d'enluminures  dans  un  fabliau  du  moyen  âge.  Mélusine  I  à  ce  nom, 
toutes  les  poésies  du  néo-romanlisme  musical  vous  chantent  à 
l'imagination.  La  nymphe  d'une  source  renonce  aux  impersonnelles 
et  négatives  douceurs  de  l'être  élémentaire  pour  tâter  de  la  vie  et 
de  ses  émotions.  Désormais,  un  cœur  humain  battra  dans  sa  poi- 
trine, elle  aimera,  souffrira,  et,  vaincue  par  l'expérience,  retour- 
nera s'anéantir  dans  la  nature,  préférant  à  nos  joies  comme  à  nos 
douleurs  l'impassibilité  finale. 

"Vous  voyez  d'ici  le  tableau  !  disons  mieux,  les  tableaux,  car 
il  y  en  avait  bon  nombre  très  variés  et  de  couleur  à  rappeler 
aux  effets  de  lumière  la  vue  assombrie  de  l'auteur  de  Fidelio. 
La  rencontre  au  bord  du  lac  avec  le  comte  Raymond,  les  noces 
féodales,  la  grotte  mystérieuse  où  la  nymphe  vient  à  certaines 
périodes  lunaires  visiter  ses  sœurs  d'autrefois  et  dont  l'époux 
de  Mélusine  a  fait  serment  de  ne  jamais  franchir  le  seuil  ;  — 
autant  de  scènes  que  la  symphonie  et  le  drame  se  disputent.  Ce- 
l)endant  le  soupçon  et  la  jalousie  pénètrent  au  cœur  de  Raymond  ; 


LE   POÈTE   GRILLPARZER  ET   BEETHOVEN.  357 

quel  charme  secret  attire  ainsi  la  comtesse  de  ce  côté?  Il  s'informe, 
il  épie,  et,  poussé  à  bout  par  la  perfidie  d'un  lago  quelconque,  il 
viole  le  sanctuaire  en  se  parjurant.  Mélusine  pousse  un  cri  d'épou- 
vante, les  sirènes  l'entourent  de  leurs  voiles  comme  d'un  nuage 
et  Raymond  la  voit  disparaître  à  ses  yeux  pour  jamais. 

Habentsua  fata  lihelli.  De  ce  poème  de  Mélusine  Beethoven,  hélas! 
devait  mourir  sans  avoir  écrit  une  note;  mais  l'idée  survécut,  et  la 
chrysalide,  après  avoir  dormi  un  bout  de  temps,  se  réveilla  sympho- 
nie aux  mains  de  Mendelssohn.Qui  ne  connaît  cette men^eilleuse  nar- 
ration musicale  où  pas  un  détail  du  sujet  n'est  omis,  cette  phrase 
de  l'introduction  avec  ses  frais  gazouillemens  de  source,  ses  ondu- 
lations murmurantes  sous  qui  se  dérobe  comme  un  cri  d'humaine 
douleur?  Maintenir  la  vie  des  élémens  en  un  perpétuel  commerce 
avec  la  nôtre,  les  animer,  les  passionner  à  notre  ressemblance,  deux 
musiciens  ont  possédé  ce  secret  par-dessus  tout,  Mendelssohn  et 
Schubert.  J'ai  signalé  la  phrase  du  début,  la  voici  à  présent  qui  nous 
revient  transfigurée  ;  à  son  grésillement  pittoresque,  à  sa  pure  et 
simple  transparence  quelque  chose  d'étrange  s'est  mêlé,  de  cons- 
cient. Écoutez  le  hautbois  et  sa  plainte  ;  Mélusine  a  passé  de  la  vie 
élémentaire  à  la  vie  mortelle,  l'ondine  a  pris  corps  et  cœur  de 
femme,  un  soupir  d'amour  et  de  souffrance  nous  le  dit.  Un  ama- 
teur de  ces  questions  d'esthétique  comparée  qui  nous  passionnent 
devrait  aussi,  après  s'être  rendu  compte  de  la  symphonie,  aller  à 
Munich  visiter  les  fresques  de  Schwind. 

Pour  revenir  au  poème  de  Grillparzer,  il  a  ceci  de  remarquable 
que  la  situation  principale  de  Tanhauser  s'y  trouve  non  pas  sim- 
plement indiquée,  mais  traitée  à  fond  ;  le  comte  Raymond  comme 
le  chevalier  saxon  succombe  à  l'immense  ennui  des  ivresses 
profondes  ;  Mélusine  s'en  étonne  :  «  Je  t'ai  donné,  dit-elle,  plus 
que  la  terre  ne  peut  donner,  j'ai  mis  à  tes  pieds  tout  ce  qui  fait 
l'enchantement  de  l'existence,  je  t'aime  d'amour  infini,  que  te 
manque-t-il?  —  L'action.  »  N'est-ce  pas  original  de  surprendre 
ainsi  la  note  de  demain  chez  un  poète  appartenant  aux  tra- 
ditions du  passé?  «  Ma  partition  est  là  tout  entière,  s'écriait 
Beethoven  en  se  frappant  le  front;  je  n'ai  plus  qu'à  l'écrire.  » 
La  mort,  hélas  !  l'en  empêcha  et  peut-être  aussi  le  désordre  de  son 
existence.  Grillparzer  l'aimait  comme  il  l'admirait,  tendrement,  sim- 
plement, sans  hyperbole  et  toujours  fidèle  à  son  culte  de  Mozart.  Un 
de  ses  poèmes,  très  amusant,  avec  son  petit  air  voulu  d'antiquaille 
et  sa  coupe  de  rondo,  nous  peint  l'entrée  de  Beethoven  à  l'Elysée  ; 
Sébastien  Bach,  Hàndel,  Haydn,  vont  au-devant  de  lui,  Gimarosa 
aussi  et  Paisiello,  quand,  soudain,  la  foule  s'écarte,  cpielle  foule  : 
Dante,  Shakspeare,  Raphaël,  Michel-Ange,  Tasse!  et,  dans  un  éblouis- 


358  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

sèment  de  lumière,  Mozart  accoste  le  héros.  Un  hymne  éclate  alors 
à  la  gloire  de  Beethoven,  mais  où  l'on  sent  même  sous  la  louange, 
les  prédilections  du  poète  :  «  Beethoven  a  conquis  un  monde,  mais 
ce  monde  n'est  qu'à  lui  seul.  Beethoven  est  un  météore  dont  on 
doit  se  garder  de  prendre  le  sillage  radieux  pour  une  voie  nouvelle 
ouverte  à  tous.  »  Et,  plus  loin,  Grillparzer,  changeant  d'image  et 
complétant  sa  pensée  :  «  Tenez,  dit-il,  ce  voyageur,  le  voyez-vous, 
solitaire,  intrépide,  franchir  la  haie  et  les  fossés,  grimper,  descendre, 
traverser  les  ton-ens  à  la  nage.  Victoire!  il  touche  le  but.  Mais  quels 
sentiers  a-t-il  frayés?  Ce  voyageur,  c'est  Beethoven!   » 

Inutile  aujourd'hui  d'insister  sur  l'étroitesse  d'une  pareille  critique  ; 
son  pire  défaut  est  d'être  démodée,  ce  qui  ne  saurait  pourtant  nous 
empêcher  d'admettre  certains  gi'iefs  de  ce  partisan  du  passé,  par 
exemple,  lorsqu'il  se  plaint  que  l'hyperlyrisme  de  Beethoven,  à  force 
d'élargir  l'idée,  ait  détruit  le  sentiment  de  la  symétrie  et  des  propor- 
tions. On  improvise,  on  rêve, on  crée,  on  ne  compose  plus  !  C'est  que 
les  Beethoven  ont  double  vie  ;  ils  sont  d'hier  et  de  demain  :  à  l'époque 
de  maturité,  de  plénitude,  l'esprit  du  passé  dont  ils  héritèrent  les 
quitte  et  fait  place  à  l'avenir.  Gluck,  à  cinquante  ans,  lorsqu'il 
opéra  sa  volte-face,  Beethoven,  procèdent  également  par  périodes, 
mais,  au  total,  sans  brusquer  les  choses  ;  la  deuxième  période  sort 
naturellement  de  la  première ,  qu'elle  continue  en  l'agrandissant. 
Cherchez  l'endroit  du  revirement,  rien  ne  le  précise  ;  c'est  quand  le 
pas  est  sauté  depuis  longtemps  que  le  public  s'aperçoit  qu'il  y  avait 
un  pas  à  faire.  C'est  surtout  par  ce  côté  sagement  progressif,  par 
cette  marche  ascendante  vers  le  vrai,  que  Grillparzer  admire  Bee- 
thoven ;  il  en  voudrait  faire  un  classique  et,  le  voyant  prendre  l'es- 
pace et  la  nuée,  il  pousse  le  cri  d'effarement  de  la  poule  qui  cou- 
vait un  aiglon.  Il  en  va  de  même  d'un  autre  esthéticien  que  nous 
citions  ici  naguère,  M.  Riehl  (1)  :  tous  deux  proclament  BeethoYcn 
un  des  plus  grands  musiciens  qu'il  y  ait  eu^  mais  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  dit  «  le  plus  grand.  »  Depuis  sa  mort,  un  siècle  ne  s'est  pas  écoulé 
et  nous  possédons  déjà  trois  Beethoven  !  Celui  du  passé,  qui  touche 
à  Haydn,  à  Mozart,  celui  du  présent, qui  règne  au  CcMiservatoire,  et 
celui  de  l'avenir,  qui  commence  aux  derniers  quatuors,  celui  (ju'on 
ne  joue  plus,  qu'on  a  interprète  ;  »  retenez  ce  mot,  il  est  gros  de 
tant  un  dictionnaire  de  transpositions.  Ainsi  nous  aurons  en  pein- 
ture «  la  gamme  d«8  bleus  et  des  gris,  »  la  «  tonalité  »  des  j)Ians, 
la  (1  note  >»  gaie  ou  sombre,  etc.  Hier,  un  musicien  était  un  homme 
({ui  fait  de  la  musique,  aujourd'hui,  nous  aj)peloiiK  cet  homme  nii 
poète.  Au  mot  de  la  chose  nous  en  substituons  un  autre,  (|ui,  àforce 

(1)  Voir,  dan»  Ii»  Revw  dn  15  «oAt  IWl,  ««e  Nonvtile  Fh  losnphit  <*»  Vojnrn. 


1 


LE   PUÈTE    GRILLPARZER    ET    BEETHOVEN.  359 

de  vouloir  tout  exprimer,  ne  dit  rien.  Qu'est-ce  que  ce  mot  vague 
et  prétentieux  de  poète  comparé  à  l'autre  en  qui  l'idée  architectu- 
rale de  l'art  musical  était  si  bien  contenue!  Un  art  où  la  science  de 
la  forme  joue  un  tel  rôle  qu'on  peut,  sans  avoir  une  idée  mélodique, 
y  tenir  la  place  d'un  Palestrina,  ne  communique  avec  la  poésie  que 
par  ses  détails.  Je  veux  parler  des  pensées  poétiques  vibrantes  ici 
et  là  dans  les  interstices  du  monument  et  qui  l'éclairent.  Chez  les 
maîtres  du  passé,  la  technique  fondamentale  était  l'objectif;  chez 
Beethoven,  l'idéal  poétique  s'insinue  et  gagne  à  la  main.  Pour  le 
Viennois  Grillparzer,  qui  le  juge  en  contemporain,  Beethoven  est  un 
classique  se  rattachant  à  l'école  viennoise  ;  pour  nous  qui  sommes 
la  postérité,  il  est  le  chef  du  romantisme  :  sans  Beethoven  et  sans 
Schubert,  —  sonbien-aimé  disciple, —  point  de  Weber,  d'où  il  nous 
faudrait  conclure  que  c'est  de  Vienne, —  terre  classique, —  que  le  ro- 
mantisme du  nord  de  l'Allemagne  a  reçu  l'impulsion.  Mais  pour  sor- 
tir tout  son  mérite,  pour  nous  valoir  le  néo-romantisme  de  Schu- 
mann,  de  Wagner,  le  Beethoven  de  la  dernière  manière  avait  besoin 
de  voyager.  On  le  contestait  encore  à  Vienne  que   déjà  Leipzig  et 
Berlin  en  mesuraient  l'immensité  ;  et  Paris  donc,  oublierons-nous  ce 
mouvement  de  propagande  et  d'exégèse  qui  partout  s'y  formait  sous 
l'action  des  Berlioz,  des  Liszt,  des   Chopin?  Beethoven  a  le  sort 
d'Homère  ;  né  au  pays  du  Bhiu,  le  sud  et  le  nord  de  l'Allemagne  se 
le  disputent,  les  uns  le  rattachant  à  la  famille  des  Gluck,  des  Haydn, 
des  Mozart,  veulent  qu'il  soit  venu  fermer  l'ère  classique  viennoise 
les  autres  qu'il  ait  ouvert  celle  du  romantisme,  et  pour  tout  dire,  les 
deux  partis  ont  raison,  même  un  troisième,  le  parti  du  genre  hu- 
main, qui  le  revendique  comme  un  de  ces  génies  dont  la  patrie  est 
partout  où  leur  langue  inspirée  est  comprise. 

Nous   nous  occupons  aujourd'hui  moins  du  mérite  intrinsèque 

d'une  œuvre  que  des  questions  générales  qu'elle  soulève.   Grill- 

parzer  n'a  point  de  ces  recherches  d'invention  toute  moderne  ;  le 

beau  musical  est  à  ses  yeux  quelque  chose  de  <c  spécifique  »  et 

jamais  l'idée  ne  lui  viendrait  de  tirer  d'une  sonate  la  manière  de 

voir  du   compositeur   sur   les  principes  sociaux.    A  ce   compte, 

Mozart  était  vraiment  son  dieu.  Lui    seul  entre  tous,  —  je  me 

trompe,  —  au-dessus  de  tous ,  il  ne   le  comparait  pas,  —  lui 

seul    répondait  à  son  idéal  classique  de  beauté,   de  clarté,  de 

grâce  dans  la  force  et  de  sensualisme  honnête.  Un  poème  qu'il 

écrivait   en   1842  pour  l'inauguration  du    monument  de  Mozart 

à  Salzbourg  exprime  cette  adoration.  Les  vers  sont  splendides, 

et,  circonstance  rare,   presque   unique,  l'esthéticien  y  parle   du 

même  ton  d'autorité  que  le  poète  :  à  l'inverse  de  ce  qui  se  voit 

d'ordinaire,  Grillparzer  mettait  en  vers  de  la  musique,  ses  œuvres 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lyriques  comme  sa  prose  en  sont  imprégnées  et  le  connaisseur  peut 
les  parcourir  à  son  aise  sans  y  rencontrer  aucun  serpent  ;  point  de 
ces  lieux-communs  risibles  que  les  plus  qualifiés  emploient  par 
ignorance,  et,  d'autre  part,  rien  de  didactique,  une  technique  double, 
un  cygne  ayant  navigué  de  naissance  sur  un  lac  où  les  deux  sources 
mêlent  et  confondent  leurs  eaux. 

D'autres  ont  chanté  Mozart,  personne  ne  l'a  plus  aimé  ;  il  l'eut, 
pour  ainsi  dire,  près  du  cœur  dès  sa  première  enfance  :  «  La  femme 
de  chambre  de  ma  mère  était  une  ancienne  choriste  et  se  servait 
du  libretto  de  la  Flûte  enchantée  pour  me  faire  é})eler  mes  lettres. 
Nous  passâmes  ainsi  bien  des  heures,  elle,  à  me  parler  de  la  féerie  où 
jadis  elle  avait  figuré  en  jouant  un  singe,  moi,  à  l'écouter  sans  me 
douter  encore  de  tant  d'autres  merveilles  que  ces  merveilles  con- 
tenaient et  dont  je  devais  n'avoir  la  révélation  que  plus  tard  (1).  » 

Vint  ensuite  le  coup  de  foudre  des  Noces  de  Figaro;  et,  comme 
il  avait  cette  fois  dix-huit  ans,  ce  fut  le  livre  de  l'amour  qui  tint 
lieu  d'alphabet;  il  était  dit  que  Mozart  ferait  toute  l'éducation.  La 
jeune  personne  qui  chantait  Chérubin,  vue  à  travers  le  prisme  de 
cette  musique,  emporta  le  cœur  du  poète.  Quant  à  Don  Juan,  ce 
qu'il  pensait  de  cette  musique,  on  le  devine,  et  je  me  borne  à 
reproduire  la  manière  dont  il  envisageait  le  poème  :  u  II  se  peut, 
en  effet,  que  le  texte  de  la  partition  de  Mozart  soit  emprunté 
au  Festin  de  Pierre  et  que  da  Ponte  ait  plus  ou  moins  imité  Mo- 
lière, Dans  tous  les  cas,  l'imitation  vaut  un  original,  il  y  a  là  une 
expérience  de  ce  qui  convient  à  l'opéra,  une  science  de  la  drama- 
turgie lyrique  dont  on  ne  saurait  assez  haut  louer  le  mérite  ;  car 
remanier  de  la  sorte,  c'est  créer.  »  —  «  Lui  toujours  !  »  Ainsi  parle 
Grillparzer;  Mozart  seul  répond  à  son  idéal  de  beauté  classique  et 
de  suprême  distinction.  «  Vous  le  dites  grand?  Oui,  mais  par  la 
mesure,  par  ce  dont  il  s'abstint  non  moins  que  par  ce  qu'il  osa, 
sachant  jusqu'où  l'homme  peut  tendre  et  jamais  ne  visant  au-delà; 
harmonieux  en  tout,  même  au  risque  de  passer  pour  moindre.  » 
Parmi  les  élégies  de  Grillparzer,  j'en  trouve  une,  et  des  plus  tou- 
chantes, dédiée  à  la  mémoire  du  fils  de  Mozart,  «  penché  triste - 
ment,  comme  un  saule,  sur  le  mausolée  de  son  père.  » 

Tout  ce  qui  touchait  au  grand  homme,  il  l'a  chanté,  sans  même 
oublier  l'ironique  légende  de  ce  fils  écrivant,  ô  destinée  !  d'obscurs 
quatuors  dans  l'éblouissement  d'un  tel  soleil.  Comme  tous  les  pen- 
seurs, Grillparzer  a  ses  quarts  d'heure  d'humeur  noire,  et  c'est 
alors  lui  qui  parle  par  la  bouche  de  ses  personnages  :  «Qu'est-ce  quo 
le  bonheur?  Une  ombre.  Qu'est-ce  que  la  gloire?  Un  rêve,  et  moi, 

(1)  GriUpATzer,  Autobiographie,  tome  x  des  GEurrcs  complètes. 


LE   POÈTE   GRILLPARZER   ET   BEETHOVEN.  361 

insensé,  qui  fais  ce  rêve,  au  réveil  que  me  restera-t-il?  La  nuit  !  » 
Il  avait  l'amertume  des  désenchantés;  point  méchant,  ni  malveil- 
lant, mais  ne  se  refusant  aucun  sarcasme,  fût-ce  à  l'endroit  des 
plus  illustres.  A  quelqu'un  qui  vantait  le  style  de  Vlphigénie  de 
Goethe:  «  J'y  consens,  répondait-il,  un  très  beau  style  de  chan- 
cellerie que  naturellement  Thoas,  en  sa  qualité  de  grand  cham- 
bellan, devait  parler  à  la  cour  dn  roi  de  Tauride  !  »  Des  excentri- 
cités bruyantes  de  certains  modernes,  il  disait:  a  La  génialité  sans 
génie  et  sou%  ent  même  sans  talent,  voilà  le  fléau  !  »  Des  musiciens 
qui  se  travaillent  vers  le  compliqué  :  «  La  peur  qu'ils  ont  de  faire 
plaisir  leur  fait  composer  de  la  musique  d'hôpital  !  »  Mais  cela  ne 
dépassait  guère  l'épigramme,  et,  comme  chez  notre  Nodier,  la  bien- 
veillance était  au  fond  de  son  hj-pocondrie. 


IV. 


La  vie,  d'ailleurs,  ne  l'avait  point  si  maltraité  ;  fort  jeune,  il  avait 
enlevé,  coup  sur  coup,  deux  succès  éclatans.  Il  est  vrai  qu'à  Vienne 
le  théâtre  littéraire  n'a  jamais  enrichi  personne.  N'importe,  un  emploi 
officiel  aidait  au  train-train  quotidien  ;  et,  grâce  à  l'activité  du  fonc- 
tionnaire, le  poète  eut  ses  coudées  franches.  Existence  en  somme  très 
sortable,où  le  travail  de  la  pensée  eut  toute  latitude,  et  que,  sur  le 
tard,  les  honneurs  couronnèrent.  De  passage  à  Vienne,  en  1861,  j'eus 
l'occasion  de  rencontrer  GrillparzerchezM.deSchmerling,  qui  venait 
de  le  faii'e  sénateur.  C'était  alors  un  alerte  vieillard  de  soixante  et 
onze  ans,  à  la  physionomie  mobile  :  au  repos,  vous  y  lisiez  la  sjTn- 
pathie  et  la  réflexion  ;  puis,  en  causant,  le  regard,  un  peu  terne, 
s'animait,  la  voLx  s'accentuait,  point  vibrante  pourtant,  presque 
timide,  comme  chez  les  natures  délicates;  et  quelle  culture  d'es- 
prit !  Il  avait  voyagé  partout,  savait  l'Europe  et  l'Orient.  Nous  pas- 
sâmes de  la  Grèce  d'Homère  et  d'Eschyle  au  Paris  de  la  restauration 
et  de  la  monarchie  de  juillet.  Sur  notre  littérature  de  1830  il  évi- 
tait de  se  prononcer  ;  en  revanche,  nos  classiques  étaient  ses  dieux. 
Racine  surtout,  qu'il  plaçait  dans  son  admiration  immédiatement 
au-dessous  de  Mozart.  Notre  Conservatoire,  nos  théâtres  de  mu- 
sique l'enchantaient,  particulièrement  l'Opéra-Comique,  où  se  jouait 
encore  alors  le  répertoire  des  anciens  maîtres  :  Grétr\',  Monsigny, 
Dalayrac,  ses  délices.  Quant  à  l'Académie  royale,  c'était  autre 
chose  ;  trop  de  spectacle  et  trop  de  bruit.  La  Juive  et  Robert  le 
Diable  lui  semblaient  des  toiles  de  magasin  brossées  en  vue  d'une 
exploitation  funambulesque.  Même  sur  les  Huguenots,  il  montrait 
des  réserves.  A  son  gré,  la  partition  ne  commençait  qu'au  duo  du 


362  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

troisième  acte  entre  Valentine  et  Marcel.  Oh!  ces  exclusifs!  jeunes 
ou  vieux,  toujours  et  partout  les  mêmes!  Au  besoin,  n'en  pour- 
rais-je  pas  citer  un  parmi  ceux  d'aujourd'hui ,^  et,  —  s'il  vous  plaît, 
des  mieux  qualifiés,  —  pour  qui  le  Guillaume,  Tell  de  Rossini  n'a 
qu'une  scène,  le  finale  des  cantons  !  A  l'encontre  de  la  théorie  nou- 
velle, Grillparzer  recommandait,  avant  tout,  la  virtuosité  vocale. 
Il  pensait,  lui,  homme  de  théâtre,  qu'à  l'Opéra,  l'art  du  tragédien 
ne  devait  venir  qu'en  second,  reprochant  à  nos  Nourrit,  à  nos 
Falcon,  de  «  trop  jouer;  »  et,  ce  qui  divinisait  à  ses  yeux  la 
Malibran,  c'était  de  réunir,  à  titre  égal,  le  double  don:  actrice 
et  cantatrice  incomparable! 

Aujourd'hui  que  les  livres  de  pensées  réussissent,  il  y  aurait  tout 
un  charmant  petit  volume  à  cueillir  dans  le  champ  si  varié  de 
Grillparzer,  et  celui  qui  se  proposerait  cette  tcâche  n'aurait,  ce 
semble,  point  perdu  sa  peine...  Citons  en  terminant  quelques 
aphorismes. 

«  L'esthétique  de  Lessing  est  syllogistique,  l'esthétique  moderne 
est  psychologique.  » 

a  Schiller  tend  vers  la  hauteur,  Goethe  en  vient.  » 

«  Le  comique  est  expansif  de  sa  nature,  l'esprit  est  corrosif;  les 
hommes  d'esprit  sont  rarement  bons,  les  vrais  comiques  rarement 
méchans  ;  l'esprit  a  son  siège  dans  la  tête,  le  comique  vient  de 
cette  région  mixte,  à  la  fois  Imaginative  et  sentimentale,  que  les 
Allemands  nomment  Gemûth.  » 

«  Il  semble  qu'on  ait  tout  dit  en  faveur  d'un  artiste  quand  on  a 
dit  qu'il  est  origimd.  Cela  seul  devrait,  selon  moi,  suffire  pour  le 
classer  au  second  rang  ;  ce  qui  caractérise  ceux  de  premier  ordre, 
c'est  le  sens  du  naturel;  ils  font,  eux,  comme  les  autres,  seule- 
ment infiniment  mieux.  » 

«  La  science  et  l'art,  ou,  si  Ton  veut,  la  poésie  et  la  prose  se 
ressemblent  aussi  peu  qu'un  voyage  ressemble  à  une  promenade  : 
l'intérêt  du  voyage  est  dans  le  but  qui  nous  l'a  fait  entreprendre, 
et  l'intérêt  de  la  promenade  dans  le  seul  plaisir  d'aller  devant 
soi.  » 

«  Tout  résultat  est  du  domaine  de  la  prose;  le  beau  pour  le 
beau,  voilà  la  poésie:  ce  qui  plaît  sans  aucune  arrière -pensée 
d'utilité  pratique.  » 

a  La  prose  nourrit,  la  poésie  désaltère  et  enivre.  » 

M  Étes-vous  classique  ou  romantique?  Querelle  absurde  !  J'entre, 
à  l'heure  du  dîner,  dans  un  resUuu-ant  ;  je  me  mots  à  (able,  et 
l'hôte  me  demande  si  c'est  pour  manger  ou  pour  boire?  «  Mais, 
brave  homme,  c'est  pour  les  deux.  » 

(i  11  est  hors  de  doute  que  si  vous  ôtez  à  l'homme  le  prcssviili- 


LE    POÈTE   GRILLPABZER    ET  BEETHOVEN.  363 

ment  du  surnaturel,  vous  le  rapprochez  de  la  bête.  Remarquez  que 
je  dis  le  pressentiment,  et  non  la  certitude.  Car,  en  pareille  ma- 
tière, la  certitude  n'est  guère  permise  qu'aux  hallucinés  et  n'est 
indispensable  qu'aux  infirmes.  » 

«  La  dévotion  est  pour  certaines  femmes  ce  que  la  coquetterie 
est  pour  les  autres,  et  leur  vient  de  la  même  source  :  le  désœuvre- 
ment. Elles  gaspillent  le  temps  à  la  toilette  de  leur  âme,  comme 
d'autres  à  la  toilette  de  leur  corps,  et  vont  au  confessionnal  comme 
chez  la  modiste,  pour  se  regarder  au  miroir.  » 

«  S'il  pouvait  être  établi  que  Dieu  n'existe  pas  et  que  l'immorta- 
lité de  l'àme  n'est  qu'un  songe,  tout  s'écroulerait  :  vertu,  bonheur, 
poésie,  art.  On  enseigne  aux  hommes  que  Dieu  existe,  ils  y  croient 
plus  ou  moins,  et  le  monde  va  son  train.  » 

«  A  défaut  d'une  providence  individuelle  partout  présente,  be- 
soin nous  est  de  recourir  à  la  nature,  qui,  nécessairement,  pour  le 
maintien  de  l'espèce,  a  dû  pourvoir  chacun  de  nous  de  facultés 
illimitées  de  conservation  et  de  perfectionnement.  Supposons  main- 
tenant que  deux  de  ces  forces  se  contrarient  et  que  celle  qui  veut 
le  mal  écrase  l'autre.  Que  devient  la  responsabilité  morale?  » 

«  Le  souvenir  nous  ramène  au  sujet  d'une  impression,  l'imagi- 
nation nous  en  montre  l'objet,  la  fait  revivre  :  par  l'une  je  me  sou- 
viens d'une  phrase  que  j'ai  lue,  par  l'autre  je  revois  la  page  et  la 
ligne  où  cette  phrase  était.  » 

H  Le  génie  est  une  faculté  conceptive  et  créatrice,  le  talent  ime 
faculté  de  reproduction  et  d'assimilation.  Le  talent,  sans  le  génie, 
conserve  toujours  sa  valeur  ;  le  génie,  sans  le  talent,  est  un  théo- 
rème sans  la  preuve,  un  de  ces  attributs  dont  on  jouit  tout  seul, 
entre  intimes.  Ce  qui  ne  se  peut  rendi'e  par  l'exécution  n'existe 
pas.  Le  génie  conçoit  et  crée,  le  talent  exécute  et  reproduit.  11  est 
en  général  chose  mondaine,  et  nous  avons  même  inventé,  à  son  bé- 
néiice,  l'adjectif  «  génial,  »  qui,  de  nos  jours,  s'applique  un  peu  à 
tout  le  monde,  principalement  à  ceux  qui  n'ont  pas  de  talent.  » 

0  Les  fausses  théories  n'ont  jamais  causé  la  perte  d'un  art  ;  elles 
viennent  quand  cet  art  est  atteint  jusqu'aux  moelles.  La  produc- 
iitm  est  une  machine  si  puissante  que  son  roulement  suffit  pour 
étouffe*  le  bruit  des  esthéticiens.  Seulement,  lorsqu'elle  s'épuise 
ou  se  disloque,  se  propagent  les  faux  principes  qui  bientôt,  ob- 
struant la  voie,  auront  rendu  tout  impossible,  et  ce  sera  à  quelque 
nouveau-venu  de  remonter  l'horloge.  La  ruine  d'un  art  a  pour  cause 
les  artistes  eux-mêmes,  d'où  cependant  il  ne  faudrait  pas  inférer 
que  tel  artiste,  ayant  énormément  contribué  à  la  ruine  de  son  art, 
soit  de  sa  personne  un  génie  médiocre  ;  son  grand  art  sera,  par 
exemple,  d'avoir  exclusivement  cédé  à  des  tendances  tout  indivi- 


364  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

duelles.  Chacun  de  nous  a  le  droit  d'être  ce  qu'il  est  et  de  se  dis- 
tinguer des  autres  tout  en  puisant  au  fond  commun  ;  tout  le  mal 
vient  des  imitateurs  qui,  sans  avoir  à  part  eux  rien  d'individuel, 
se  ruent  sur  l'individualité  d'un  homme  et  s'en  disputent  les  lam- 
beaux. » 

«  Tel  maître  va  s'engager  dans  une  voie  que  lui  seul  peut  suivre, 
tel  autre  prendra  la  voie  ouverte  devant  tous,  le  grand  chemin  du 
beau,  du  vrai,  du  bon,  et  de  ces  deux  génies, —  souvent  égaux,  — 
il  n'y  en  aura  qu'un  de  classique.  Beethoven  est  peut-être  un  aussi 
grand  musicien  que  Mozart;  il  lui  manque  le  goût  suprême,  l'équi- 
libre, la  santé  physique  et  morale  *  il  y  a  dans  son  organisme  et 
dans  sa  vie  un  je  ne  sais  quoi  d'irrégulier,  de  péniblement  bizarre, 
qui,  passant  dans  son  œuvre,  la  devait  plus  tard  recommander, comme 
un  engin  de  destruction,  aux  faiseurs  de  guerre  civile.  » 

Désormais  le  goût  de  la  musique  est  universel ,  il  faut  donc  la  juger 
autrement  qu'à  une  époque  beaucoup  moins  large  et  moins  ouverte 
d'envergure.  Une  bonne  esthétique  selon  notre  temps  sera  nécessai- 
rement scientifique,  historique  et  populaire.  Celle  de  Grillparzer,  — 
trop  exclusive, — ne  suffit  plus.  Les  masses  ne  se  laissent  ni  convaincre 
ni  diriger  par  des  aphorismes  ;  elles  veulent  la  preuve,  et  la  preuve 
ne  s'acquiert  que  par  des  auditions  fréquentes,  entraînant  après 
elles  des  discussions  plus  ou  moins  banales,  où  le  divin  type,  en  se 
répandant  et  se  vulgarisant  au  jour  le  jour,  ne  laisse  pas  de  se  dé- 
grader quelque  peu.  Grillparzer  fut  un  des  derniers  représentans 
de  la  critique  de  sanctuaire  ;  il  eut  devant  Mozart  des  agenouille- 
mens  apostoliques,  sans  nier  de  parti-pris  les  dieux  nouveaux, 
fidèle  au  passé,  ouvert  au  présent,  large  de  vues,  avec  des  prin- 
cipes très  arrêtés,  judicieux,  intraitable  et  bon  enfant, —  ce  que  per- 
sonne aujourd'hui  ne  veut  plus  être,  —  bref,  un  de  ces  commenta- 
teurs originaux  et  dévoués  par  qui  les  chefs-d'œuvre  se  survivent. 
Le  Louvre  peut  brûler  demain  et  la  Joconde  cesser  d'être;  cent 
ans,  deux  cents  ans  encore,  et  Bon  Juan,  les  Nores  de  Figaro,  la 
Flûte  enchantée  dormiront  dans  les  nécropoles  à  côté  de  Fidelio  et 
des  neuf  symphonies  ;  et  pourtant  on  en  parlera  toujours  comme 
du  Jupiter  d'Otricoli,  comme  du  colosse  de  Phidias  en  chrysélé- 
phantine  réduit  en  cendres  dans  l'incendie  de  Byzance.  Les  monii- 
mens  du  beau  peuvent  périr,  son  idée  reste  immanente,  et  cela, 
grâce  à  quelques-uns  de  ces  croyans,  de  ces  naïfs,  de  ces  «  bons 
enfans  »  qui  se  donnent  la  main  à  travers  les  siècles  et  font,  — 
quand  les  chefs-d'œuvre  ne  sont  plus,  —  que  nous  continuons  de 
les  admirer. 

Henri  Blaze  de  Bury. 


ETUDES 


SDR 


L'HISTOIRE    D'ALLEMAGNE 


LA  FOI  ET  LA  MORALE  DES  FRANCS  (1). 


.  Ozanam,  la  Civilisation  chrétienne  chez  les  Francs.  —  II.  Gabriel  Monod,  Études 
critiques  sur  les  sources  de  Vhistoire  mérovingienne.  —  III.  Zeller*,  Entretiens 
sur  l'histoire  du  moyen  âge.  —  IV.  Lœbell,  Gregor  von  Tours  und  seine  Zeit.  — 
V.  Gieseler,  Lehrbuch  der  Kirchengeschichie.  —  M.  Rettberg,  Kirchengeschichte 
Deutschlands. 

L'église  avait  espéré  qu'un  des  premiers  effets  de  la  conversion 
des  Francs  serait  la  conversion  de  la  Germanie.  Porter  la  lumière  de 
la  foi  chez  les  peuples  voisins  attardés  «  dans  la  barbarie  de  l'igno- 
rance naturelle,  »  tel  était  le  devoir  que  l'évéque  Avitus  avait  assi- 
gné à  Clovis  au  lendemain  du  baptême.  Les  Mérovingiens  avaient 
failli  à  ce  devoir,  puisque  la  Germanie  était  encore  païenne  presque 
toute  entière  au  milieu  du  vu®  siècle  :  un  siècle  et  demi  avait  donc 
été  perdu  ;  mais  la  dynastie  n'était  pas  seule  coupable  ;  l'église  ne 
pouvait  demander  aux  Francs  que  d'ouvrir  la  voie  à  la  prédication, 
et  c'était  à  elle  qu'il  appartenait  de  conquérir  par  la  parole  le  monde 
barbare,  comme  elle  avait  conquis  le  monde  romain.  Aussi,  après  avoir 
dit  les  causes  de  l'impuissance  des  rois  francs,  nous  faut-il  chercher 
les  raisons  de  l'impuissance  de  l'église.  Ce  ne  sont  point  là  des  di- 
gressions :  malgré  les  apparences,  l'histoire  ecclésiastique  de  la 

(1)  Voyez  la  Revue  des  i5  juillet  et  15  décembre  1885. 


366  REVUE    DES    DïïL'X    MONDES. 

Gaule  est  aussi  bien  que  l'histoire  politique  le  préambule  né- 
cessaire d'une  histoire  d'Allemagne  ;  car  l'étude  des  origines  de  ce 
pays  est  chose  complexe,  où  il  faut  procéder  avec  prudence  en  te- 
nant toujours  les  yeux  ouverts  sur  les  alentours.  La  matière  première 
de  la  nation  allemande,  — c'est-à-dire  la  race  allemande  habitant  le  sol 
allemand,  —  a  été  façonnée  par  la  force  militaire  des  Francs  et  par 
la  force  morale  de  l'église;  mais  les  deux  alliés  ont  dû  s'y  reprendre 
à  deux  fois  pour  soumettre  l'Allemagne  et  la  revêtir  de  la  forme 
qu'elle  a  portée  dans  l'histoire.  Il  serait  impossible  de  comprendre 
le  succès  de  la  seconde  tentative,  si  l'on  ne  savait  pourquoi  la  pre- 
mière n'a  pas  réussi.  Constater  le  fait  ne  suffit  point  ;  si  l'on  se  borne 
à  dire  que  telle  chose  est  advenue,  on  ne  dit  que  des  mots,  et  l'his- 
toire générale  doit  s'efforcer  de  trouver  les  raisons  premières  des 
choses,  si  loin  et  si  haut  qu'elles  soient  placées.  La  tâche  est  ardue, 
mais  elle  est  rémunérée  magnifiquement  par  le  plaisir  qu'elle  pro- 
cure de  contempler  le  spectacle  des  causes  primordiales  qui  se  met- 
tent en  mouvement,  et,  après  s'être  heurtées  aux  obstacles  et  aux 
résistances,  finissent  comme  les  destins  par  trouver  leur  voie. 

l. 

C'était  une  première  cause  de  faiblesse  pour  le  clergé  des  pays 
mérovingiens  qu'il  ne  fût  point  un  corps  pourvu  d'organes  ré- 
guliers. L'église  n'avait  jamais  reçu  en  Occident  la  belle  ordonnance 
qu'elle  prit  de  bonne  heure  en  Orient.  Ici  les  communautés  chré- 
tiennes furent  nombreuses  et  brillantes  dès  l'origine,  et  les  évé- 
ques  qui  en  étaient  les  chefs  sentirent  le  besoin  de  se  grouper 
lorsque  la  persécution  et  l'hérésie,  ces  deux  fléaux  des  ii*  et  m"  siè- 
cles, s'abattirent  sur  le  christianisme.  Comme  il  était  naturel,  le 
groupement  se  fit  dans  les  cadres  de  l'état;  lesévêques  d'une  même 
provinc*^  prirent  l'habitude  de  se  réunir  au  chef-lieu,  qu'on  ap- 
pelait la  tnHrnpole  dans  la  langue  politique  officielle,  et  ils  accor- 
dèrent à  l'évêque  métropolitain,  prt«idcnt  de  leurs  conciJjes,  la  qu^i- 
lité  d'un  prinius  inter  parc».  Au  m®  siècle,  l'empire  fut  divist^  eji 
diocèses  dont  chacun  comprenait  plusieurs  provinces  ;  en  Orient,  trois 
des  capitales  de  ces  diocèses,  Gonstantinople,  Alexiuidrie,  Antioche, 
auxquelles  on  ajouta  Jérusalem  par  égard  pour  sa  qualité  de  ville 
sainte,  devinrent  les  cliefs-lieux  do  circonscriptions  ecclésiastiques 
qu'on  api>ela  des  patriorciits.  Plusieurs  des  si^es  métropolitains  et 
patriarcaux  étaient  des  villes  illustrées  par  l'histoire  profane  et  par 
l'histoire  sacrée,  leur  imporUtnce  même  y  ayantaUiré  les  ajKitres.  Il 
se  trouvait  donc  en  Orient  do  grandes  églises  régulièrcmeul  gou- 
vernées. 

En  Occident,  les  communautés  chrétiennes  furent  assez  1  mi;- 


ÉTUDES    SLR    l'hISTOIRE   d' ALLEMAGNE.  367 

temps  rares  et  obscures  ;  la  persécution  fut  moins  vive  et  la  contro- 
verse théologique  moins  éclatante:  d'autre  part,  im  très  petit 
nombre  de  cités  pouvaient  invoquer,  comme  titre  à  la  prééminence, 
une  gloire  consacrée  par  le  temps  :  l'organisation  demeura  donc 
imparfaite.  L'église  de  Rome  s'éleva  au  premier  rang,  mais  il  n'y 
eut  pas  au-dessous  d'elle  de  grandes  métropoles,  excepté  en  Italie, 
et  l'Occident  ne  connut  pas,  à  vrai  dire,  les  patriarcats  :  la  Gaule,  par 
exemple,  qui  formait  un  diocèse,  n'eut  jamais  de  patriarcbe.  Ce  pays 
fut  d'ailleurs  troublé  par  des  guerres  civiles  et  sociales  au  iii*  siècle 
et  il  subit  l'invasion  au  iv^.  Les  cadres  politiques  commencèrent 
ainsi  à  se  briser,  au  moment  où  l'église  aurait  pu  y  entrer,  et  le 
clergé  accepta  ceux  que  lui  offraient  les  royaumes  barbares.  Les 
évêques  de  la  Gaule  restèrent  en  relations  les  uns  avec  les  autres,  et 
cette  union  leur  donna  la  force  nécessaire  pour  défendre  l'ortho- 
doxie contrôleurs  maîtres  hérétiques, mais  l'épiscopat  fut  obligé  de 
se  grouper,  non  par  provinces  ecclésiastiques,  mais  par  royaumes. 
Cn  évêque  suivait  la  destinée  de  sa  cité,  changeait  de  souverain 
lorsqu'elle  passait  d'un  royaume  à  un  autre,  rompait  les  relations 
régulières  qull  avait  enes  avec  les  évêques  demeurés  sujets  de  son 
ancien  roi,  et  ne  siégeait  plus  dans  les  mêmes  conciles.  Après  que 
Clovis  fut  devenu  maître  d'une  grande  partie  de  la  Gaule,  il  réunit 
à  Orléans  tous  les  évêques  des  pays  soumis  à  sa  domination  ;  ce 
fiit  la  manifestation  la  plus  éclatante  de  sa  puissance,  et  si  l'unité 
de  la  monarchie  avait  duré,  les  conciles  en  aiu*aient  été  l'expression 
la  plus  visible.  II  se  serait  peut-être  formé  une  église  de  Gaule, 
comme  il  y  eut  au-delà  des  Pyrénées,  sous  la  domination  des  Wi- 
sigoths,  une  église  d'Espagne,  dont  le  chef  était  l'évêqHe  de  la  ca- 
pitale ;  mais,  la  monarchie  franque  ayant  été  morcelée  en  royaumes, 
l'église  fut  partagée  comme  elle,  et  les  églises  régionales,  souvent 
modifiées  par  la  mort  des  princes  ou  par  les  conquêtes,  n'eurent 
point  d'autres  chefs  que  ces  rois  qui  étaient  toujours  ennemis  les 
uns  des  autres.  Enfin  il  se  fit  au  vi®  "siècle  une  transformation 
complète  du  personnel  et  des  mœurs  du  clergé.  Lors  de  l'établè- 
sement  des  Francs,  l'épiscopat  se  recrutait  dans  les  familles  ro- 
maines, et  l'évêque,  résidant  au  chef-lieu  de  la  cité,  était  un  citadin. 
Mais  l'épiscopat  fut  bientôt  envahi  par  des  hommes  de  race  franque. 
Ce  qu'ils  aimaient  dans  les  dignités  ecclésiastiques,  c'était  leur  édat 
et  plus  encore  la  richesse  qu'elles  procuraient.  Cette  richesse  s'ac- 
crut considérablement  par  des  donations,  des  acquisitions  et  des 
usurpations.  Tout  un  peuple  rjral  fut  gouverné  par  l'église  deve- 
nue grand  propriétaire,  et  l'évêque,  prenant  modèle  sur  les  sei- 
gneurs laïques,  devint  de  citadin  campagnard.  Plus  importans  étaient 
ses  intérêts  locaux,  plus  il  était  disposé  à  vivre  de  la  vie  locale. 
Aussi  l'imparfiùte  hiérarchie  des  sièges  qui  avait  commencé  à  s'éta- 


368  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

blir  au  temps  romain  disparut.  Ce  désordre  même  offrait,  il  est  vrai, 
à  l'évêque  de  Rome  l'occasion  de  faire  sentir  son  autorité.  II  essaya 
de  maintenir  les  métropoles  et  de  constituer  un  représentant  régu- 
lier du  saint-siège  en  Gaule,  mais  si  l'autorité  du  pontife  était  re- 
connue en  matière  de  foi  et  la  primauté  du  siège  de  Pierre  respec- 
tée, la  monarchie  pontificale  n'était  pas  fondée  ;  le  pape  n'avait  pas 
trouvé  les  moyens  réguliers  d'un  gouvernement,  et  toutes  sortes  de 
circonstances  graves,  sur  lesquelles  il  faudra  revenir,  l'empêchaient 
alors  de  les  chercher.  L'église  gallo-franque  fut  donc  abandonnée  à 
l'anarchie;  il  n'y  eut  plus  de  conciles  ni  par  provinces  ni  par 
royaumes.  La  discipline  se  perdit  dans  la  confusion  générale. 

Il  n'y  avait  donc  point  de  corps  de  l'église  mérovingienne,  par- 
tant point  d'âme  qui  pût  se  chercher  un  emploi  et  se  proposer 
des  devoirs  dont  le  plus  visible  et  le  plus  urgent  aurait  été  de 
porter  la  parole  chrétienne  parmi  «  les  peuples  voisins  encore  plon- 
gés dans  la  barbarie  de  l'ignorance  naturelle.  »  Mais  ce  n'est  point 
toujours  la  perfection  d'un  organisme  qui  produit  la  force,  et  l'impuis- 
sance ne  naît  pas  nécessairement  de  l'anarchie.  L'empire  romain  n'a 
jamais  été  plus  faible  qu'au  temps  où  la  machine  administrative  était 
le  mieux  montée,  et  l'église  n'a  jamais  eu  plus  d'activité  qu'à  l'origine, 
c'est-à-dire  au  temps  où  le  peuple  et  le  clergé  confondus  formaient  le 
«  sacerdoce  sacré  »  dont  parle  l'apôtre  Pierre,  et  où  l'esprit  soufflait 
comme  il  voulait.  La  race  française  n'a  jamais  été  plus  vigoureuse 
ni  plus  féconde  en  grandes  actions  que  pendant  ce  xi°  siècle  où  la 
France  n'eut  pas  de  gouvernement.  La  race  germanique  au  xiu®  siècle, 
alors  que  l'Allemagne,  décomposée  en  seigneuries  grandes  et  pe- 
tites, en  républiques  et  en  corporations,  n'avait  plus  ni  armée,  ni 
finances,  ni  lois,  produisait  ces  milliers  de  volontaires,  paysans,  che- 
valiers, moines,  marchands,  qui  prirent  possession  pour  les  mettre 
en  valeur  des  pays  de  l'Est, et  portèrent  la  frontière  allemande  de  l'Elbe 
jusqu'au-delà  de  laYistule.  L'église  mérovingienne,  sans  lois  ni  gou- 
vernement, avait-elle  cette  énergie  vitale?  Était-elle  capable  de  pro- 
duire des  volontaires,  des  aventuriers  de  la  foi?  Avait-elle  conservé 
l'esprit  de  prosélytisme  et  de  propagande  ?  Pour  répondre  à  cette 
question,  il  faut  savoir  à  quel  point  de  son  développement  intellec- 
tuel et  moral  était  arrivée  l'église  catholique  au  temps  des  Méro- 
vingiens. 

II. 

L'église  avait  eu  son  âge  héroïque  intellectuel.  Lorsque  les  apôtres, 
portant  par  le  monde  la  première  religion  qui  eût  été  faite  non 
pour  un  peuple  mais  pour  l'humanité,  prêchèrent  le  royaume 
de  Dieu  où   les   hommes   sont  unis  étroitement  entre  eux   et 


ÉTUDES    SUR   l'histoire    d' ALLEMAGNE.  369 

avec  Dieu,  la  philosophie,  après  quelques  instans  d'hésitation,  de 
doute  et  de  dédain,  étudia  cette  solution,  la  plus  admirable  qui 
eût  été  trouvée,  du  problème  des  relations  de  l'homme  avec 
Dieu  et  avec  l'homme.  Platoniciens,  qui  creusaient  sans  se  lasser 
l'enseignement  du  maître  sur  la  manifestation  de  l'infini  dans  le  fini 
et  de  Dieu  dans  la  nature  et  dans  l'âme,  disciples  consciens  ou  in- 
consciens  de  Zoroastre  qui  expliquaient  l'origine  du  mal  par  la  coexis- 
tence de  deux  principes,  apportèrent  dans  l'examen  de  la  doctrine 
nouvelle  les  traditions  de  leurs  écoles. Il  y  eut,  au  i®''  et  au  u®  siècle, 
une  sorte  de  reconnaissance  faite  par  l'esprit  humain  autour  du  chris- 
tianisme; après  quoi,  les  philosophes  entrèrent  dans  l'église,  mais 
en  demeurant  des  philosophes.  L'école  d'Alexandrie  enseigna  que 
la  philosophie  avait  été  la  préparation  du  christianisme  chez  les 
païens,  comme  rx\ncien-Testament  chez  les  Juifs.  Elle  rapprocha 
TAncien-Testament  et  la  philosophie  par  cette  théorie  que  le  Verbe, 
qui  a  été  la  parole  de  Dieu  dès  l'origine,  a  semé  la  vérité  dans 
les  écrits  profanes  comme  dans  l'écriture.  Elle  crut  ou  fit  semblant 
de  croire  que  Platon  avait  connu  les  livres  saints  et  elle  le  transforma 
en  un  disciple  de  Moïse.  Elle  fit  ainsi  de  l'histoire  intellectuelle  et 
morale  de  l'humanité  une  grande  synthèse  qu'elle  donna  pour  pié- 
destal au  christianisme.  Il  y  eut  alors  un  accord  de  la  foi 
et  de  la  philosophie,  la  philosophie  étant  réputée  seule  capable  de 
pénétrer  le  sens  profond  de  la  foi,  et  peut-être  n'est-il  rien  de  plus 
beau  dans  les  annales  de  l'esprit  que  la  doctrine  de  l'alexandrin 
Origène,  où  se  concilient  dans  une  harmonie  sublime  l'éternelle  ac- 
tivité de  Dieii  et  l'impérissable  liberté  de  l'homme.  Mais  l'accord  ne 
pouvait  durer.  La  philosophie  et  la  religion  s'étaient  rencontrées 
à  un  certain  moment  dans  l'âme  de  certains  hommes,  mais  il  fallait 
bien  que  celle-ci  s'arrêtât,  puisqu'une  religion  est  une  solution  défi- 
nitive, et  que  la  philosophie  continuât  sa  route,  puisqu'elle  est  une 
recherche  perpétuelle. 

Au  temps  même  où  la  critique  platonicienne  s'exerçait  librement 
sur  le  dogme,  naquit  l'autorité.  La  lutte  du  christianisme  contre  les 
païens  et  contre  ceux  des  philosophes  qui,  n'étant  chrétiens  que 
par  métaphysique,  faisaient  bon  marché  de  la  foi  positive,  fit  naître 
deux  idées  corrélatives,  l'idée  d'une  église  catholique  seule  en  pos- 
session de  la  vérité,  et  l'idée  ecclésiastique  de  l'hérésie.  Hérésie 
signifiait  dans  le  langage  philosophique  choix  d'une  opinion  ;  cela 
signifia  dans  le  langage  ecclésiastique  choix  d'une  opinion  mau- 
vaise, erreur  condamnable  et  damnable.  Pour  prémunir  les  fidèles 
contre  la  perdition,  l'église  écrivit  la  règle  de  la  foi.  Bientôt  l'héré- 
sie se  montra  sous  une  forme  étrange  :  le  manichéisme,  produit 
d'un  mélange  de  la  philosophie  grecque  avec  la  religion  zoroas- 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trique,  réduisit  le  Christ  à  la  qualité  d'un  esprit  de  lumière  et  d'un 
combattant  illustre  dans  le  conflit  entre  le  bon  et  le  mauvais  prin- 
cipe. Ainsi  le  génie  hellénique,  toujours  en  travail,  menaçait  de 
perdre  le  christianisme  dans  des  conceptions  bizarres  ;  fa-  sagesse 
des  anciens  et  leur  méthode,  leur  idéalisme  et  leur  dialectique,  qui 
avaient  servi  à  bâtir  le  dogme,  s'employaient  à  le  démolir.  C'est 
alors  que  l'esprit  latin  s'insurgea. 

L'église  d'Occident  était  demeurée  pendant  longtemps  l'élève  des 
églises  orientales  :  l'Orient  parlait,  l'Occident  écoutait.  La  langue 
de  l'écriture  et  des  apôtres,  des  théologiens  orthodoxes  ou  héréti- 
ques, était  la  langue  grecque;  mais,  au  m''  siècle,  Tertullien  intro- 
duisit la  langue  latine  dans  les  controverses  et  révéla  un  esprit  tout 
différent  de  l'esprit  oriental,  plus  étroit,  plus  prosaïque,  mais  plus 
ferme.  Tertullien  a  certaines  maximes  brèves,  dictées  par  un 
•  sens  commun  assez  grossier,  et  par  cela  même  très  intelligibles. 
(c  On  ne  peut  pourtant  pas  chercher  indéfiniment,  dit-il  :  infinita 
inqnisitio  esse  non  potest.  »  D'ailleurs  à  quoi  bon  chercher?  «  Il  n'y 
a  pas  besoin  de  curiosité,  ruriositate  opus  non  est,  après  le  Christ 
et  l'évangile.  »  Il  y  a  une  règle  à  laquelle  il  se  faut  tenir  :  «  La  plé- 
nitude de  la  sdence  est  d'ignorer  ce  qui  est  contraire  à  cette  règle.  » 
C'est  merveille  de  voir  comment  le  christianisme  en  se  répandant 
sur  le  monde  s'adaptait  aux  différens  milieux.  Au  temps  de  l'anti- 
quité païenne,  les  Grecs  avaient  pensé  tandis  que  les  Romains  agis- 
saient; la  vie  intellectuelle  romaine,  très  tardive,  avait  été  le  reflet 
de  la  vie  intellectuelle  hellénique ,  et  Rome  n'avait  manifesté  son 
originalité  que  dans  le  domaine  du  droit.  Au  temps  de  l'antiquité 
chrétienne,  l'esprit  hellénique  cherche  sans  cesse  et  toujours  dis- 
serte; le  chrétien  romain  arrête  la  doctrine  et  tout  de  suite  il  est 
prêt  à  légiférer  sur  la  discipline  et  sur  la  foi. 

L'autorité  trouva  bientôt  un  organe  régulier  dans  la  hiérarchie 
qui  se  constituait  et  dans  la  puissance  impériale.  A  peine  l'empe- 
reur fut-il  entré  dans  l'église  que  la  liberté  en  sortit.  L'hérésie  de- 
vint une  affaire  d'état.  Auparavant,  elle  pouvait  ne  troubler  qu'une 
ou  deux  provinces,  et  les  évoques  des  pays  où  elle  se  produisait  se 
contentaient  de  rejeter  en  concile  les  opinions  hétérodoxes;  désor- 
mais elle  occupa  la  chrétienté  entière.  Arius  est  jugé  par  l'église 
universelle,  l'empereur  présent  et  présidant,  et  les  conciles  font  de 
leurs  décisions  des  articles  de  ioi,  que  l'empereur  transfirme  en 
articles  de  loi.  Comme  la  victoire  de  l'église  sur  le  ))aganisme  la 
dispense  de  toute  tolérance  envers  les  dissidens,  l'hérétique  devient 
le  grand  ennemi.  Déjà  se  disaient  do  dangereuses  paroles  :  «  Mieux 
vaut  errer  dans  les  mœurs  que  dans  la  doctrine;.,  mieux  vaut  un 
païen  qu'un  hérétique.  »  Pour  ne  laisser  aucune  prise  à  la  fantai- 
sie,  les   docteurs    se  mettent  en  devoir  de  tout  préciser,    de 


ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'allemagne.  37l 

tout  céfinir,  et  voici  une  déclaration  grave  de  saint  Hilaire. 
«  Autrefois  suffisait  aux  croyans  la  parole  du  Seigneur  qui  a  dit  : 
Allez  et  enseignez  les  nations  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit  !  Mais  voici  que ,  par  la  faute  des  hérétiques  et  des 
blasphémateurs,  nous  sommes  contraints  de  faire  ce  qui  n'est  pas 
permis,  de  gravir  des  sommets  ardus,  d'exprimer  l'inexprimable... 
Alors  qu'il  faudrait  accomplir  par  la  seule  foi  ce  qui  a  été  commandé, 
c'est-à-dire  adorer  le  Père,  vénérer  le  Fils  et  être  rempli  de  l'Esprit 
saint,  nous  sommes  forcés  de  hawsser  l'humilité  de  notre  langage 
jusqu'à  lui  faire  dire  l'inénarrable;  une  faute  nous  jette  dans  une 
autre  et  ce  qui  devait  demeurer  enfermé  dans  la  religion  des  âmes 
est  exposé  aux  périls  du  langage  humain.  » 

Du  moins,  les  controverses  demeurent  grandes  aux  iv"  et  v*  siè- 
cles. On  discute  sur  la  nature  du  Verbe  pour  ou  contre  Arius,  sur 
la  destinée  des  âmes  pour  ou  contre  Origène,  sur  le  libre  arbitre 
pour  ou  contre  Pelage.  Les  adversaires  sont  de  haute  taille,  car 
l'orthodoxie  est  défendue  par  saint  Augustin  et  par  saint  Jérôme,  et 
les  écoles  théologiques  d'Alexandrie  et  de  Syrie  procèdent  toujours 
selon  les  règles  d'une  méthode  scientifique.  Mais  le  temps  marche 
et  la  culture  ancienne  dépérit.  L'église  oublie  ce  qu'elle  lui  doit, 
la  dédaigne  comme  superflue  et  la  suspecte  comme  complice  du 
paganisme,  dont  elle  est  le  dernier  refuge.  Elle  rejette  non-seule- 
ment la  philosophie ,  mais  toute  la  littérature.  «  Il  paraît  que  tu 
enseignes  la  grammaire ,  écrit  le  pape  Grégoire  le  Grand  à  un 
évêque.  Je  ne  puis  répéter  cela  sans  rougir,  et  je  suis  triste  et 
je  gémis,  car  les  louanges  de  Christ  ne  peuvent  se  rencontrer  dans 
une  même  bouche  avec  les  louanges  de  Jupiter.  »  L'horizon 
intellectuel,  si  vaste  autrefois,  se  rapproche  et  se  ferme, et  l'église 
prétend  se  suffire  à  elle-même.  Si  encore  l'activité  de  l'esprit  avait 
duré  en  elle  !  Mais  sur  quoi  se  serait-elle  exercée  ?  «  Ne  cherchons 
plus,  avait  dit  Tertullien,  »  et  l'on  ne  cherche  plus  en  effet!  Touie 
la  sagesse  est  trouvée;  elle  est  dans  certains  li\Tes  dont  un  décret 
pontifical  dresse  le  catalogue.  L'erreur  est  dans  d'autres  livres  :  le 
même  décret  les  met  à  V index.  Les  écoles  théologiques  d'Orient 
tombent  en  décadence,  et  l'Occident  n'en  a  pas  une  seule  qui  mérite 
d'être  citée.  Tandis  que  les  écoles  de  lettres  profanes  trouvent 
encore  des  élèves  pour  leur  enseignement  vieilli,  il  n'y  a  point  de 
«  maîtres  publics  pour  les  divines  écritures.  »  C'est  Cassiodore  qui 
le  dit  en  se  lamentant.  Aussi,  pour  suppléer  au  défaut  des  maîtres, 
écrit-il  le  de  Imtitutione  divinarwn  Jitteranim,  c'est-à-dire  un 
manuel  où  les  prêtres  puissent  apprendre  commodément  tout  ce 
qu'il  faut  savoir.  Cassiodore  le  leur  déclare  en  propres  termes  et  il 
leur  représente  «  qu'au  lieu  de  chercher  présomptueusement  des 
nouveautés,  il  vaut  mieux  étancher  sa  soif  à  la  source  des  anciens,  » 


372  REVUE    DES    DELX   MONDES. 

des  anciens  de  l'église,  bien  entendu.  Le  temps  du  manuel  est  venu 
en  effet,  car  la  parole  vivante  ne  se  fait  plus  entendre.  La  période 
de  l'initiative  intellectuelle  est  close;  il  ne  reste  plus  qu'à  constater 
les  résultats  acquis.  C'est  pourquoi  Jean  le  Scolastique  dispose  en 
ordre  méthodique  les  canons  des  conciles,  afin  que  toute  question, 
quelle  qu'elle  soit,  trouve  sa  réponse.  C'est  ainsi  qu'après  qu'un  livre 
est  achevé,  on  en  écrit  la  table  des  matières. 

IIL 

La  grande  originalité  de  la  religion  nouvelle,  c^est  qu'elle  était 
une  morale  en  même  temps  qu'une  théologie.  Les  devoirs  d'un 
chrétien  découlaient  de  l'idée  de  l'union  de  l'homme  avec  Dieu  et 
avec  l'homme,  par  la  grâce  du  Fils  de  Dieu,  qui  était  aussi  le  Fils  de 
l'homme.  Une  vertu  intime,  la  foi,  et  une  vertu  active,  la  charité,  satis- 
faisaient à  tous  ces  devoirs.  Rien  de  plus  simple,  de  plus  pur  et  de 
plus  grand  tout  à  la  fois,  mais  qu'allaient  devenir  cette  simplicité, 
cette  pureté,  cette  grandeur  au  contact  du  monde?  Là  même  où  le 
Christ  avait  vécu,  combien  d'hommes  étaient  capables  de  faire  de 
leur  âme  un  temple  du  Christ?  Israël  croyait  à  un  être  suprême, 
mais  qui  s'est  choisi  un  peuple  particulier,  à  un  Dieu  idéal,  mais 
qu'il  faut  honorer  par  des  sacrifices ,  et  Jésus  avait  prêché  pour  af- 
franchir la  religion  du  culte  et  libérer  Dieu  du  sacerdoce.  Quant 
aux  gentils,  ils  ne  communiquaient  avec  leurs  dieux  que  par  des 
pratiques  extérieures.  La  religion  païenne  n'avait  point  de  morale  ; 
le  seul  sentiment  qu'elle  pût  inspirer  à  la  foule  était  la  crainte,  et  les 
immortels,  pourvu  qu'ils  lussent  apaisés  ou  gagnés  par  certaines 
manifestations  grossières,  se  tenaient  pour  contons.  D'eux  à  leurs 
fidèles  il  y  avait  échange  de  services,  rien  de  plus.  Aussi  le  païen 
avait-il  besoin  que  ses  dieux  fussent  tout  près  de  lui  et  tout  pour  lui. 
L'antiquité  croyait  que  les  divinités  avaient  organisé  leur  culte  dans 
chaque  pays  et  que  tous  ces  cultes  étaient  légitimes.  Rome  fai- 
sait entrer  les  dieux  dans  le  Panthéon  en  même  temps  qu'elle  ad- 
mettait les  peuples  dans  la  cité,  mais  elle  ne  pouvait  comprendre 
qu'un  Dieu  ne  fût  pas  de  tel  peuple  et  de  tel  pays  ;  elle  donna  sans 
iiésiter  l'hospitalité  au  Dieu  des  Juifs  :  elle  la  refusa  au  Dieu  des 
chrétiens,  qui,  au  mépris  de  l'usage,  n'avait  point  fait  élection  ûv 
domicile. 

Épurer  partout,  môme  en  Israël,  où  elle  était  le  plus  pure,  la 
notion  du  divin,  confondre  la  morale  avec  la  religion,  orienter  Ncrs 
le  ciel  des  âmes  qui  n'a\  aient  qu'un  horizon  terrestre,  détruire  les 
sacerdoces  particuliers  et  les  cultes  locaux,  placer  tous  et  chacun 
en  présence  de  Dieu,  telle  était  la  mission  du  christianisme.  II  ne 
s'était  point  vu,  il  ne  se  verra  plus  jamais  un  pareil  effort  pour  sou- 


ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'allemagxe.  373 

lever  la  matière  vers  l'idéal  :  mais  la  matière  a  pesé  sur  les  ailes 
de  l'esprit  et  l'a  retenu  entre  ciel  et  terre,  plus  près  de  la  terre 
que  du  ciel. 

Les  hommes  habitués  au  voisinage  du  divin  ne  se  sentirent  pas 
assez  proches  d'un  Dieu  qui  remplissait  le  monde,  et,  partout  pré- 
sent, n'entrait  nulle  part  en  communication  intime  avec  ses  fidèles. 
Ils  cherchèrent  des  échelons  pour  monter  jusqu'à  lui.  Ils  trouvaient 
dans  les  Écritures  les  esprits  bons  et  mauvais  ;  ils  leur  donnèrent 
des  formes  plus  précises.  Parmi  les  démons  se  placèrent  les  dieux 
de  l'ancienne  mythologie,  auxquels  l'église  elle-même  accorda  une 
survivance  étrange,  sous  la  forme  de  tentateurs  acharnés  à  la  per- 
dition des  âmes.  Une  puissance  miraculeuse  funeste  fut  attribuée 
aux  statues  des  anciennes  divinités  et  aux  ruines  de  leurs  temples. 
Mille  bruits  extraordinaires  en  couraient.  On  contait,  par  exemple, 
qu'un  homme  qui  venait  de  se  fiancer  s'avisa,  un  jour  qu'il  jouait 
à  la  paume,  de  passer  au  doigt  d'une  Vénus  son  annneau  de  fian- 
çailles; la  partie  faite,  il  ne  put  l'arracher  du  doigt  de  marbre, 
qui  s^était  replié;  la  nuit,  la  déesse  lui  apparut  en  songe  pour  lui 
dire  qu'elle  était  sa  femme  légitime  et  qu'elle  entendait  vivre  avec 
lui  à  jamais.  Ce  n'était  pas  seulement  le  populaire  que  ces  imagina- 
tions troublaient.  Le  pape  Grégoire  le  Grand  raconte  dans  un  de  ses 
dialogues  l'aventure  d'un  juif,  qui,  surpris  par  la  nuit,  ne  trouva 
point  d'autre  asile  qu'un  temple  abandonné  d'Apollon  :  les  ténèbres 
et  la  solitude  l'elfrayèrent  ;  il  avait  entendu  dire  que  les  démons 
hantaient  cette  ruine,  et,  tout  juif  qu'il  fût,  il  se  signa.  Bien  lui  en 
prit  ;  car,  à  minuit,  le  temple  se  remplit  de  fantômes  qui  tinrent 
séance  sous  la  présidence  d'Apollon,  auquel  ils  rendirent  compte 
des  tentations  dont  ils  avaient  assailli  les  chrétiens.  Ainsi  toute  une 
légion  infernale  était  organisée  pour  la  guerre  contre  les  âmes  ;  mais 
en  face  d'elle  se  rangea  la  légion  céleste  :  le  culte  des  anges  s'or- 
ganisa ;  des  églises  furent  placées  sous  l'invocation  des  plus  grands 
et  chaque  àrae  crut  avoir  son  ange  gardien.  Ces  purs  esprits  étaient 
encore  trop  élevés  au-dessus  de  l'homme,  et  la  terre  vers  laquelle 
ils  descendaient  n'était  pas  leur  patrie  :  sur  la  route  de  la  terre  au 
ciel,  l'église  fit  monter  les  martyrs  et  les  saints.  Martyrs  et  saints 
devinrent  les  compagnons  de  Dieu  dans  la  gloire  éternelle,  mais  en 
même  temps  ils  demeurèrent  attachés  au  point  de  la  terre  où  ils 
avaient  vécu.  L'antique  croyance  populaire  que  l'àme  des  morts  ne 
s'éloigne  pas  de  leur  dépouille  avait  produit  chez  les  païens  les  rites 
naïfs  du  culte  des  morts;  elle  a  certainement  contribué  à  produire 
chez  les  chrétiens  le  culte  des  martyrs.  On  s'imagina  être  tout  près 
des  saints  quand  on  touchait  leurs  restes,  et  même  cette  opinion 
donna  lieu  à  de  singuliers  scandales  :  en  Ég^-pte,  il  fallut  défendre 
aux  chrétiens  de  garder  chez  eux  les  corps  des  personnes  réputées 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saintes,  comme  on  gardait  autrefois  les  corps  des  ancêtres  ;  ailleurs, 
il  y  avait  des  voleurs  de  corps  saints,  et  une  loi  de  Théodose  inter- 
dit «  d'exhumer  les  martyrs  et  de  les  vendre.  »  Pour  éviter  ces 
profanations,  on  transporta  les  reliques  dans  les  églises  où  on  les 
plaça  d'ordinaire  sous  les  autels,  et  le  culte  des  saints  com- 
mença. Les  chrétiens  éclairés,  les  docteurs  et  les  évêques  pré- 
munirent les  fidèles  contre  les  dangers  d'une  idolâtrie  nouvelle; 
aux  polémistes  païens  qui  leur  reprochaient  d'avoir  troqué  les 
idoles  contre  les  martyrs,  ils  répondirent  que  l'église  honore  ses 
saints  pour  proposer  leur  vie  en  exemple  et  qu'elle  réserve  l'ado- 
ration à  Dieu  seul  ;  mais  la  masse  des  hommes  retrouvait  les  héros 
et  les  dieux  d'autrefois  dans  ces  personnages  sacrés  qu'elle  invoquait 
par  leur  nom,  dont  elle  savait  l'histoire  et  dont  elle  touchait  les  tom- 
beaux. Dans  les  églises  placées  sous  l'invocation  de  tel  ou  tel 
bienheureux,  les  prières,  au  lieu  de  monter  jusqu'à  Dieu,  s'arrê- 
tèrent au  médiateur,  d'autant  plus  volontiers  que  celui-ci  manifes- 
tait par  des  miracles  plus  fréquens  sa  puissance  personnelle.  La  re- 
lation simple  et  directe  de  l'homme  avec  Dieu  lut  compliquée  par 
cette  multiplicité  des  intermédiaires  et  l'universel  divin  localisé. 
,  En  même  temps  la  simplicité  du  culte  primitif  était  altérée  par 
l'organisation  d'un  cérémonial  solennel.  Les  modestes  lieux  de  réu- 
nion où  les  premiers  chrétiens  priaient,  prêchaient  et  célébraient  la 
commémoration  de  la  cène  sont  remplacés  par  des  temples  su- 
perbes divisés  en  deux  parties  :  l'une,  réservée  aux  fidèles;  l'autre, 
plus  élevée,  où  le  clergé  siège  sur  des  trônes.  L'esihélique  du  ser- 
vice divin,  que  les  païens  avaient  portée  à  la  perfection  et  que 
les  premières  communautés  chrétiennes  avaient  dédaignée,  repa- 
raît. L'église  parle  à  l'imagination  et  aux  sens  par  le  bel  ordre  de 
ses  pompes  et  l'éclat  des  vêlemens  sacerdotaux,  par  les  parfums, 
par  la  musique  et  par  les  peintures  qui  retracent  sur  les  murailles 
les  grandes  scènes  de  l'histoire  de  la  foi.  Plus  se  multiplient  et 
s'embellissent  ces  pieuses  représentations  données  par  le  clergé, 
plus  les  fidèles  sont  réduits  au  rôle  des  spectateurs.  Leur  voix  ne 
se  mêle  plus  à  celle  des  prêtres  que  pour  chanter  le  Kyrie  elehon  ,• 
ils  doivent  écouter  et  se  taire,  en  vertu  du  précepte  de  Moïse,  qui 
a  dit  :  —  «  Écoute,  Israël,  et  tais-toi  1  »  Encore  n'entendent-ils  plus 
que  rarement  la  prédication,  qui  était  jadis  la  partie  essentielle 
du  service  divin  et  qui  tombe  en  désuétude.  Assister  à  la  célé- 
bration des  mystères  sacrés  est  une  sorte  d'acte  matériel  :  l'église 
en  fait  une  obligation  et  elle  multiplie  les  fêtes,  qui  deviennent  de 
plus  en  pins  brillantes. 

Peu  à  peu  se  forme  une  coutume  de  la  dévotion,  —  ronsuetudo  dv- 
vot ion is,  comme  dit  le  pape  Léon  le  Grand,  —  qui  devient  obliga- 
toire comme  la  loi  elle-même,  car  l'église  la  fait  procéder  de  la 


ÉTDDES    SUR    l'hISTOIRE   d' ALLEMAGNE.  375 

tradition  apostolique  et  de  l'enseignement  du  Saint-Esprit.  Les  ma- 
nifestations extérieures  prennent  une  grande  importance.  Dans  la 
primitive  église,  l'ascétisme  était  honoré  comme  un  moyen  de  par- 
venir à  la  vertu,  mais  il  n'était  imposé  à  personne  ;  désormais  il 
est  prescrit  par  toute  sorte  de  règles  minutieuses.  La  renonciation 
au  monde  et  l'absolu  mépris  de  la  chair,  manifesté  par  l'horreur 
croissante  pour  le  mariage  qui  est  rabaissé  à  la  qualité  d'une  infir- 
mité nécessaire,  sont  réputées  les  plus  hautes  des  vertus;  ce  sont 
des  vertus  moindres  que  le  jeûne  et  l'abstinence  ordonnés  à  cer- 
tains jours  de  la  semaine  et  à  certaines  époques  de  l'année.  L'au- 
mône elle-même  n'est  plus  libre.  Conformément  à  l'usage  de  toute 
l'antiquité  païenne  et  pour  obéir  à  la  loi  de  Moïse,  qui  a  dit  :  a  Tu 
ne  te  présenteras  pas  devant  le  Seigneur  les  mains  vides,  »  l'église 
réclame  les  prémices  et  la  dîme. 

Il  y  a  péril  certain  que  le  fidèle  qui  paie  la  dîme,  jeûne  aux  jours 
prescrits  et  assiste  exactement  aux  offices  divins,  n'estime  avoir 
rempli  son  devoir  de  chrétien.  Plus  nombreuses  et  plus  rigou- 
reuses sont  les  obligations  extérieures,  plus  vague  et  plus  insaisis- 
sable est  le  vrai  devoir  intime.  Déjà  d'ailleurs  l'église  ofl're  à  la 
conscience  du  pécheur  le  facile  moyen  de  s'apaiser.  On  trouve  dans 
saint  Ambroise  la  redoutable  formule  :  u  Tu  as  de  l'argent,  rachète 
ton  péché,  »  et  Salvien  enseigne  dans  son  traité  de  l'Ararùe  que 
la  libéralité  envers  l'église  est  le  plus  sûr  moyen  de  se  rédimer  du 
péché.  Mais  c'est  dans  le  culte  des  saints  qu'apparaît  le  mieux  le 
caractère  grossier  des  actes  matériels  de  foi.  Le  contact  d'une  re- 
lique miraculeuse  ne  procure  pas  seulement  la  guérison  d'une  mala- 
die; il  a  des  effets  bienfaisans  sur  l'àme  elle-même.  Grégoire 
le  Grand,  envoyant  à  un  roi  barbare  des  parcelles  des  chaînes  du 
bienheureux  Pierre  et  des  cheveux  de  saint  Jean-Baptiste,  lui  dit  que 
les  chaînes  qui  ont  lié  le  cou  de  l'apôtre  le  délivreront  de  ses  péchés 
et  que  le  précurseur  lui  assurera  par  son  intercession  l'aide  du  Sau- 
veur. Aussi  les  reliques  sont-elles  recherchées  avec  passion.  Les 
princes  ne  cessent  d'en  demander  au  pape,  et  les  plus  élevés  se 
montrent  singulièrement  ambitieux  :  l'impératrice  Constanlme  ne 
s'avise-t-elle  pas  un  jour  de  demander  à  Grégoire  la  tête  de  lapôtre 
saint  Paul?  Le  bon  pape  dut  lui  faire  entendre  que  le  saint  ne  se 
laisserait  pas  ainsi  décapiter  :  «  Les  corps  saints,  dit-il,  font  bril- 
ler autour  d'eux  les  miracles  et  la  terreiu-,  et,  même  pour  prier, 
on  ne  s'approche  point  d'eux  sans  une  grande  crainte.  Qui  oserait 
les  toucher  mourrait.  Aussi  les  Romains,  lorsqu'on  leur  demande 
des  reliques  à  l'occasion  de  la  consécration  d'une  église,  se  con- 
tentent-ils de  placer  dans  le  tombeau  un  morceau  d'étoffe;  ils 
l'envoient  ensuite  à  l'égUse  nouvelle,  où  il  opère  autant  de  miracles 
que  les  reliques  elles-mêmes.  »  Tout  ce  que  peut  faire  Grégoire  pour 


376  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

complaire  à  «  sa  maîtresse  sérénissime,  »  c'est  de  lui  envoyer  des 
parcelles  des  chaînes  que  le  bienheureux  Paul  a  portées  au  cou  et 
aux  mains  ;  il  prendra  donc  une  lime  pour  détacher  des  paillettes, 
mais  il  n'est  pas  sûr  de  les  obtenir,  car  il  est  arrivé  que  l'on  a  long- 
temps limé  les  chaînes  sans  en  rien  tirer.  Heureux  princes,  qui  pou- 
vaient ainsi  recevoir  et  garder  à  domicile  de  si  précieux  objets  ! 
Le  commun  des  fidèles  se  transportait  auprès  d'eux  pour  re- 
cueillir le  bénéfice  de  leur  puissance  miraculeuse.  Le  temps  des 
pèlerinages  a  commencé;  les  plus  zélés  chrétiens  vont  en  terre- 
sainte  chercher  des  fioles  d'eau  du  Jourdain,  des  poignées  de  la 
poussière  du  sol  foulé  par  le  Sauveur  ou  bien  des  fragmens  de  la 
vraie  croix,  qui  «  garde  dans  sa  matière  insensible  une  force  vitale, 
comme  dit  saint  Paulin  de  Noie,  et,  réparant  toujours  ses  forces, 
demeure  intacte,  bien  qu'elle  distribue  tous  les  jours  son  bois  à  des 
fidèles  innombrables.  »  Ce  pèlerinage  est  le  plus  louable  de  tous, 
mais  très  nombreux  sont  les  sanctuaires  où  l'on  va  porter  ses  hom- 
mages et  ses  vœux.  La  fatigue  même  du  voyage  est  un  mérite  dont 
on  se  prévaut  auprès  du  saint;  puis  on  lui  apporte  des  présens,  des 
objets  précieux,  de  l'argent,  des  donations  de  terre.  Ainsi  reparaît 
avec  la  multiplicité  des  cultes  cet  échange  de  services  entre  le  ciel 
et  les  hommes  qui  était  un  des  caractères  du  paganisme. 

La  morale  chrétienne  s'est  donc  accommodée  à  la  faiblesse  de 
l'homme.  Il  ne  faut  point  voir  là  matière  à  sarcasmes  ni  à  décla- 
mations. Toute  religion  est  un  effort  de  l'homme  vers  Dieu,  une 
transition  de  l'humain  au  divin,  ou,  si  l'on  croit  que  le  divin  est  ré- 
pandu dans  la  nature  et  pensé  par  l'homme,  toute  religion  est  une 
manifestation  du  divin  dans  l'homme.  Si  haute  qu'ait  été  la  con- 
ception première,  l'homme  fait  valoir  les  droits  de  son  infirmité 
naturelle  et  il  demeure  soumis  à  rem[)ire  des  habitudes  acquises. 
La  conception  de  la  religion  chrétienne  était  trop  haute,  car  c'est 
un  monde  surnaturel  qui  vit  dans  l'évangile  :  à  peine  y  est-on  averti 
de  la  présence  de  la  terre  ;  les  pieds  du  Sauveur  y  glissent  comme 
sur  les  flots,  qui  ont  porté  sans  fléchir  son  corps  impondértible  ; 
le  Christ  semble  toujours  près  de  s'élever  au  ciel.  Pour  vivre  avec 
lui,  il  faut  avoir  quitté  tout  ce  qui  est  de  la  terre  :  famille,  amis, 
maison,  même  le  travail,  et  se  confier  à  Dieu  qui  nourrit  l'oiseau 
et  revêt  de  splendeur  le  lis  qui  ne  file  point.  Une  seule  lecture 
transporte  l'homme  dans  une  indécise  région  idéale,  aux  confins  de 
l'humain  et  du  divin,  c'est  la  lecture  de  l'évangile.  Mais  combien 
d'esprits  peuvent  habiter  l'idéal?  Combien  de  temps  les  plus  éle- 
vés y  peuvent-ils  demeurer?  Dans  les  carrefours  des  villes  juives, 
grecques  ou  romaines,  dans  les  campagnes  cultivées  par  les  es- 
claves, sur  les  trônes  et  les  chaises  curules,  dans  les  atria,  dans 
les  ateliers,  dans  les  cabanes  vivait  l'humanité  vraie,  d'où  le  Christ 


ÉTUDES    SUR    l'histoire   d' ALLEMAGNE.  377 

avait  tiré  douze  apôtres,  parmi  lesquels  se  sont  rencontrés  un  traître 
et  des  pusillanimes,  car  le  disciple  bien-aimé  se  trouva  seul  au  pied 
de  la  croix.  L'humanité  vraie  prit  delà  religion  du  Christ  ce  qu'elle  en 
put  comprendre  ;  elle  lit  effort  pour  s'élever  jusqu'à  elle,  mais  elle 
l'abaissa  aussi  sa  portée.  Nul  doute  que,  le  compte  fait  de  toutes 
les  superstitions  et  de  toutes  les  erreurs,  elle  demeura  meil- 
leure qu'elle  n'était  auparavant  :  la  foi  et  la  morale  chrétienne,  même 
altérées,  furent  bienfaisantes  ;  mais  l'église,  qui  n'a  pu  empêcher  ces 
altérations,  qui  les  a  même  acceptées,  provoquées  ou  aggravées,  ne 
pouvait  plus  avoir  l'énergique  activité  des  premiers  jours.  L'intelli- 
gence d'un  chrétien  du  vi®  siècle,  emprisonnée  dans  les  formules 
d'un  code  minutieux  de  croyances,  n'a  plus  rien  à  désirer,  rien  à 
chercher  :  elle  est  frappée  d'inertie.  Un  chrétien  comme  saint 
Paul,  dont  l'esprit  était  occupé  par  quelques  grandes  idées,  et  dans 
le  cœur  duquel  bouillonnait  l'amour  de  Dieu,  ne  croyait  jamais  avoir 
fait  assez  pour  obéir  à  sa  mission  divine  ;  le  monde,  qu'il  embras- 
sait d'un  regard  et  qu'il  parcourait  d'un  pas  leste,  était  trop  étroit 
pour  lui.  Quelle  différence  entre  lui  et  ce  pape,  son  successeur,  qui 
lime  gravement  et  non  sans  effroi,  les  prétendues  chaînes  du  plus 
grand  des  apôtres  ! 

IV. 

La  religioD  telle  que  l'histoire  l'avait  faite  se  retrouve  dans  l'âme 
du  plus  grand  personnage  ecclésiastique  des  temps  mérovingiens, 
l'évêque  Grégoire  de  Tours  :  la  dignité  de  sa  vie,  sa  charité,  sa 
bonté  sont  comme  la  survivance  du  divin  dans  la  décadence  de 
l'église  ;  mais  quelles  misères  dans  cet  esprit  et  quel  désordre  dans 
cette  conscience!  Grégoire  a  du  bon  sens,  même  de  la  finesse  ;  il  a 
du  jugement,  mais  il  a  reçu  de  ses  maîtres  une  éducation  insulFi- 
sante,  et  l'éducation  générale,  si  puissante  dans  ses  effets,  que  donne 
aux  intelligences  la  façon  d'être  du  temps  oîi  elles  vivent,  était  au 
VI®  siècle  détestable  et  funeste.  Grégoire  n'a  point  de  culture  philo- 
sophique et  il  n'a  qu'une  très  médiocre  culture  littéraire  :  il  ne  sait 
pas  du  tout  la  langue  grecque,  et  il  sait  mal  la  langue  latine  ;  il  se 
console,  il  est  vrai,  de  sa  «  rusticité,  »  en  pensant  qu'elle  le  rend 
intelligible  aux  rustiques,  et  nous  lui  pardonnons  de  grand  cœur 
solécismes  et  barbarismes  ;  mais,  comme  l'intelligence  d'un  con- 
temporain d'Auguste  et  de  Louis  XIV  reflète  la  belle  ordonnance  des 
choses,  ainsi  le  désordre  des  institutions  et  des  mœurs  trouble  ce 
contemporain  de  G hilpéric  :  le  même  homme  qui  ne  comprend  pas  la 
logique  d'une  syntaxe  voit  confusément  les  relations  des  idées  entre 
elles,  ne  mesure  pas  la  proportion  des  faits,  grossit  les  petits  et 
passe  sur  les  grands  à  la  légère.  Il  aurait  pu  être  à  une  autre  date 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  écrivain  de  goût  et  d'esprit,  et,  s'il  trébuche  dans  ses  livres, 
s'il  s'arrête  tout  affairé  où  il  faudrait  marcher,  s'il  marche  où  il  fau- 
drait demeurer,  s'il  ressemble  enfin  à  un  aveugle  qui  cherche  à  tâ- 
tons sa  voie,  c'est  que  la  bonne  vue  qu'il  a  reçue  de  la  nature  a  été 
oblitérée  par  les  ténèbres  ambiantes.  L'histoire  voit  souvent  se  suc- 
céder des  générations  d'hommes  que  l'obscurité  de  leur  siècle  a 
comme  aveuglés. 

Grégoire  distingue  pourtant  un  point  lumineux,  mais  un  seul  : 
c'est  l'orthodoxie.  Toute  son  intelligence  y  est  attirée  et  s'y  ap- 
plique. Il  ne  soupçonne  pas,  bien  entendu,  l'histoire  de  la  forma- 
tion du  dogme  et  de  cette  adaptation  merveilleuse  du  christianisme 
à  l'état  intellectuel  du  monde  grec  et  romain  ;  tout  cela  est  perdu 
dans  la  nuit  profonde.  Il  ne  regrette  pas  son  ignorance,  qu'il  ne 
sent  même  pas;  l'orthodoxie  lui  suffit ,  elle  est  la  règle  absolue,  la 
loi  suprême;  mais  son  regard,  à  force  de  la  contempler,  en  est 
comme  fasciné.  Cette  foi  étroite  et  tranquille  exerce  sur  sa  raison 
et  sur  sa  conscience  la  puissance  pernicieuse  de  l'idée  fixe;  jointe 
aux  désordres  d'un  temps  où  la  multiplicité  quotidienne  des  for- 
faits émousse  l'horreur  du  crime,  elle  gâte  l'honnêteté  naturelle  du 
bon  évêque.  La  mauvaise  influence  du  milieu  ne  lui  fait  pas 
commettre  de  méchantes  actions,  mais  elle  lui  inspire  des  juge- 
mens  immoraux.  Il  est  bon  jusqu'à  la  tendresse  la  plus  déli- 
cate, et  lorsqu'on  lit  dans  son  livre,  tout  plein  de  récits  de  per- 
fidies, de  vilenies  et  de  tueries,  tel  passage  où  il  déplore  qu'une 
peste  lui  ait  enlevé  «  des  petits  enfans  qui  lui  étaient  doux  et 
ehers,  qu'il  avait  réchauffés  dans  son  sein,  portés  dans  ses  bras 
et  nourris  de  ses  propres  mains  du  mieux  qu'il  avait  pu,  »  on 
éprouve  une  émotion  })rofonde  à  trouver  tout  à  coup  un  homme 
et  l'humanité  parmi  ces  bandits  et  ce  brigandage.  On  dirait  saint 
Vincent  de  Paul  apparaissant  dans  un  bagne.  Pas  une  des  mani- 
festations de  la  charité  chrétienne  ne  mantpie  dans  la  vie  de  Gré- 
goire ;  il  est  le  protecteur  des  faibles  et  des  pauvres  ;  il  pardonne" 
à  ses  ennemis,  à  l'évêque  qui  l'a  calomnié,  aux  voleurs  qui  ont 
voulu  l'arrêter  sur  une  route  et  qu'il  rappelle,  après  qu'ils  se  sont 
enfuis,  pour  leur  offrira  boire.  Doux  envers  les  humbles,  il  est  fier 
devant  les  grands.  Il  ne  cède  ni  aux  injonctions  ni  aux  cajoleries 
d'un  Chilpéric;  lorsque  celui-ci,  pour  obtenir  son  assentiment  à  la 
condamnation  de  l*rétextat,  l'évêque  de  Rouen,  le  menace  de  sou- 
lever le  peuple  de  Tours,  Grégoire  répond  à  ce  roi  (jui  s'apprête  à 
violer  les  canons  que  le  jugement  de  Dieu  est  susi)cndu  sur  sa 
tête.  Chilpéric,  pour  le  calmer,  l'invite  à  s'asseoir  à  sa  table,  et, 
lui  montrant  un  plat:  «  J'ai  fait  |)réparer  ceci  pour  toi,  dit-il,  c'est 
de  la  volaille  avec  des  pois  chiches;  »  mais  (irégoire  ré[K)ud,  avec 
cette  naïveté  solennelle  que  mettent  souvent  dans  ses  paroles  la 


ÉTUDES  SLR  l'histoire  d'allemag.ne.  379 

conscience  de  sa  haute  .dignité  avec  l'habitude  du  langage  ecclé- 
siastique :  «  Ma  nourriture  est  de  faire  la  volonté  de  Dieu  et  non 
pas  de  me  délecter  en  ces  délices.  »  Il  savait  bien  pourtant  qu'il  y 
avait  péril  à  braver  Chilpéric  et  Frédégonde;  mais,  entre  le  mar- 
tyre et  la  désobéissance  aux  lois  de  Dieu  et  de  l'église,  il  aurait 
avec  joie  pris  le  martyre.  Et  cet  homme  d'un  cœur  si  tendre,  d'une 
conscience  si  délicate,  raconte  de  grands  crimes  sans  s'émouvoir 
et  souvent  même  en  ayant  l'air  de  les  approuver.  Pour  choisir  un 
exemple  bien  connu,  Glovis  a  employé  tous  les  modes  de  la  scélé- 
ratesse lorsqu'il  a  voulu  acquérir  le  royaume  de  Sigebert:  Sige- 
bert,  roi  de  Cologne,  a  été  assassiné  par  son  propre  fils  Gloderic,  à 
l'instigation  de  Clovis  ;  Gloderic  a  été  ensuite  assassiné  par  l'ordre  du 
même  Glovis:  celui-ci  se  rend  alors  à  Cologne  et  convoque  les  Francs  : 
«  Je  ne  suis  pour  rien  dans  ces  choses,  leur  dit-il  ;  je  ne  puis,  en 
effet,  répandre  le  sang  de  mes  parens,  puisque  cela  est  défendu  ; 
mais  ce  qui  est  fait  est  fait,  et  j'ai  un  conseil  à  vous  donner... 
Réfugiez-vous  vers  moi,  afin  que  vous  soyez  sous  ma  protection.  » 
Les  Francs  l'applaudissent  par  des  clameurs  et  le  fracas  des  bou- 
cliers; ils  rélèvent  sur  le  pavois  et  le  mettent  en  possession  du 
trésor  et  du  royaume  ;  a  car  Dieu,  dit  Grégoire  en  manière  de  mo- 
ralité, faisait  tomber  chaque  jour  ses  ennemis  sous  sa  main,  parce 
que  ce  roi  marchait  devant  le  Seigneur  avec  un  cœur  droit  et  qu'il 
faisait  ce  qui  était  agréable  à  ses  yeux.  »  Et  l'évêque  énumère 
d'autres  meurtres  commis  par  Clovis  avec  autant  de  calme  que  s'il 
récitait  une  litanie.  Comment  donc  ce  saint  homme  compromei-il 
sa  vertu  et  la  grandeur  même  de  Dieu  dans  ce  panégyrique  d'un 
méchant  barbare,  et  qu'entend-il  par  un  cœur  droit  et  où  trou- 
vera-t-il  des  cœurs  pervers,  s'il  reconnaît  en  Glovis  la  droiture  du 
cœur?  Rien  de  plus  simple  que  son  critérium.  Tous  les  cœurs  sont 
droits  qui  confessent,  tous  les  cœui*s  sont  pervers  qui  nient  la  Tri- 
nité «  reconnue  par  Moïse  dans  le  buisson  ardent,  suivie  par  le  peuple 
dans  la  nuée,  contemplée  avec  terreur  par  Israël  sur  la  montagne, 
prophétisée  par  DaWd  dans  le  psaume.  »  Grégoire  ne  se  lasse  pas  de 
répéter  qu'il  suffit  d'être  un  hérétique  pour  être  puni  en  ce  monde 
et  dans  l'autre,  et  il  donne  ses  preuves  :  l'arien  Alaric  a  perdu  tout 
à  la  fois  son  royaume  et  la  vie  éternelle,  pendant  que  Clovis,  avec 
l'aide  de  la  Trinité,  a  vaincu  les  hérétiques  et  porté  les  limiiçs  de 
son  royaume  aux  confins  de  la  Gaule.  Grégoire  ne  dit  point  que 
Glovis  soit  au  paradis  dans  la  gloire  éternelle,  mais  certainement  le 
soupçon  ne  lui  est  pas  même  venu  que  ce  confesseur  de  la  Trinité 
pût  être  relégué  dans  les  enfers  avec  la  foule  de  ceux  qui  l'ont  |)las- 
phémée. 

Après  l'orthodoxie,  la  vertu  principale  aux  yeux  de  Grégoire  est 
le  respect  de  l'église  orthodoxe,  de  ses  ministres,  de  ses  droits,  de 


380  REVUE   DES   DEUX    MO.XDES, 

ses  privilèges  et  de  ses  propriétés.  Malheur, à  celui  qui  désobéit  à 
un  évèque,  car  il  est  frappé  tout  de  suite  comme  un  hérétique  !  Un 
misérable  conspirait  contre  son'évêque  :  il  fut  trouvé,  le  malin  du 
jour  fixé  par  le  crime,  mort  sur  une  chaise  percée,  et,  comme  l'hé- 
résiarque Arius  avait  fini  de  cette  laide  façon,  Grégoire,  dont  la  lo- 
gique a  de  ces  surprises,  conclut  de  l'identité  du  châtiment  à  l'iden- 
tité du  crime  :  «  On  ne  peut,  dit-il,  sans  hérésie  désobéir  au  prêtre  de 
Dieu.  »  Malheur  à  qui  viole  l'asile  d'une  église!  Le  saint  auquel 
elle  est  consacrée  ne  tolère  pas  ce  sacrilège.  Un  homme  poursuit 
son  esclave  dans  la  basilique  de  saint  Loup  ;  il  saisit  le  fugitif  et  le 
raille  :  «  La  main  de  Loup  ne  sortira  pas  de  son  tombeau  pour  t'ar- 
racher  de  ma  main  !  »  Aussitôt  ce  mauvais  plaisant  a  la  langue  liée 
par  la  puissance  de  Dieu  ;  il  court  par  tout  l'édifice  en  hurlant,  car 
il  ne  sait  plus  parler  comme  les  hommes  :  trois  jours  après,  il  meurt 
dans  des  tourmens  atroces.  Malheur  à  qui  touche  aux  biens  de 
l'église  !  Nantinus,  comte  d'Angoulême,  s'est  approprié  des  terres 
ecclésiastiques  ;  il  est  brûlé  par  la  fièvre  et  son  corps  tout  noirci 
semble  avoir  été  consumé  sur  des  charbons  ardens.  Un  agent  du 
fisc  s'empare  de  béliers  qui  appartenaient  à  saint  Julien;  le  berger 
les  veut  défendre,  disant  que  le  troupeau  est  la  propriété  du  martyr  : 
«  Est-ce  que  tu  crois,  répond  le  facétieux  personnage,  que  le  bien- 
heureux saint  Julien  mange  du  bélier?  )>  Lui  aussi  fut  brûlé  par  la 
fièvre,  au  point  que  l'eau  dont  il  se  fais.iit  inonder  devenait  va- 
peur au  contact  de  son  corps.  Malheur  enfin  à  qui  n'obéit  pas  aux 
commandemeiis  de  l'église  !  Un  paysan  qui   se  rendait  à  l'office 
aperçoit  un  troupeau  qui  ravage  son  champ:  «  Hélas!  dit-il,  voilà 
perdu  mon  labeur  de  toute  une  année  !  »  Et  il  prend  une  hache  ; 
mais  c'était  dimanche;  la  main  qui  violait  la  loi  du  repos  domi- 
nical se  contracte  et  demeure  fermée,  tenant  toujours  la  hache  ; 
il  fallut,   pour  l'ouvrir,  un  miracle  obtenu  à  force  de  larmes  et 
de  prières.  Le  plaisir  est  défendu  ce  jour-là  comme  le  travail.  Un 
enfant  qui  a  été  conçu  dans  la  nuit  du  dimanche  est  venu  au  mondt- 
les  genoux  adhérens  à  l'estomac,  les  mains  à  la  poitrine  et  les  talons 
aux  jambes.  Saint  Martin  a  bien  voulu  le  guérir  en  deux  fois,  mais 
Grégoire  tire  une  leçon  de  ce  terrible  accident  :  «  Prenez  gardo, 
hommes  mariés!   c'est  assez  de  s'adonner  à  la  volupté  les  autres 
jours.  Les  enfans  conçus  le  dimanche  naissent  boiteux,  épileptiques 
ou  lépreux  !  » 

Toujours  dans  les  récits  de  Grégoire  éclate  la  })uissance  des 
saints,  propice  aux  bons  et  redoutable  aux  niéchans  :  il  est  le  grand 
pontife  du  culte  des  bienheureux.  Il  a  employé  une  bonne  partie  de 
son  existence  tourmentée  par  tantde  soins  à  célébrer  leur  gloire.  La- 
lK>ricux  écrivain,  il  gardait  à  j)ortée  do  la  main  son  llisloirr  dt  s 
l'ninrg,  qui  est  son  œuvi  e  prinCipûIe  et  un  des  plus  curieux  monuinens 


ÉTUDES    SCR   l'histoire   d'aLLEMAGNE.  S81 

de  l'histoire  de  la  civilisation,  mais  sur  sa  table  de  travail  se  trouvait 
toujours  quelque  manuscrit  commencé,  où  il  déroulait  une  inépui- 
sable série  de  miracles  :  miracles  de  saint  Martin,  miracles  de  saint 
Julien,  miracles  des  Pères.  Il  avait  une  vénération  particulière  pour 
saint  Martin,  dont  il  était  le  successeur  sur  le  siège  de  Tours. 
Dans  la  naïv  été  de  son  zèle  pour  la  gloire  de  ce  privilégié,  il  cherche 
à  le  pousser  aux  premiers  rangs  de  la  hiérarchie  céleste.  Il  ne  veut 
pas  qu'il  soit  inférieur  aux  apôtres  ni  aux  martyrs,  et,  pour  l'éga- 
ler aux  plus  grands  témoins  de  la  foi,  il  ruse  avec  les  mots  :  si  le 
bienheureux  n'a  pas  vécu  au  temps  des  apôtres,  il  a  eu  du  moins 
la  grâce  apostolique  ;  s'il  n'est  point  mort  dans  les  tourmens,  il  a 
été  «  martyr  par  les  embûches  secrètes  qu'on  lui  a  tendues  et  par 
les  injures  publiques  qu'il  a  essuyées.  »  Au  reste,  la  renommée  de 
saint  Martin  a  rempli  le  monde  entier  ;  déjà  Sulpice  Sévère  a  écrit 
une  histoire  de  sa  prédication  et  de  ses  miracles  ;  Grégoire  la  con- 
tinue, ajoutant  les  chapitres  aux  chapitres  à  mesure  que  les  mi- 
racles s'ajoutaient  aux  miracles.  C'est  du  tombeau  sacré  dont  il  est 
le  gardien  que  l'évêque  de  Tours  considère  le  monde  ;  son  Histoire 
des  Francs  est  précédée,  à  la  façon  des  écrivains  chrétiens,  d'une 
histoire  universelle  qui  commence  avec  l'univers  même  et  qui  est 
terminée  à  la  mort  de  saint  Martin.  Les  premiers  mots  sont  :  «  Au 
commencement.  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre,  »  et  les  derniers  :  «  Ici 
finit  le  livre  premier,  qui  contient  5,5/i6  années,  depuis  le  com- 
mencement du  monde  jusqu'au  passage  en  l'autre  vie  de  saint 
Martin  l'évêque.  »  A  travers  le  récit  des  guerres  et  des  crimes, 
Grégoire  suit  l'action  miraculeuse  du  saint.  C'est  auprès  de  Tours, 
et  après  avoir  défendu  comme  le  plus  grand  des  crimes  d'ofTenser 
saint  Martin,  que  Clovis  a  remporté  sa  plus  grande  victoire.  C'est 
à  Tours  qu'il  a  reçu  les  insignes  proconsulaires  et  célébré  son 
triomphe.  Même  les  plus  méchans  parmi  les  rois  ont  des  égards 
pour  Martin  :  un  jour,  Chilpéric  lui  a  demandé  conseil  par  une  lettre 
qu'il  a  déposée  sur  le  tombeau  avec  une  feuille  blanche  réservée  à 
la  réponse  ;  mais  l'envoyé  du  méchant  prince  attendit  en  vain  trois 
journées  ;  la  feuille  resta  blanche,  car  le  saint  réservait  ses  faveurs 
à  ceux  qui  l'honoraient  d'une  dévotion  sincère.  Grégoire  ne  doute 
pas  que  son  patron  ne  soit  attentif  à  toutes  choses,  aux  petites 
comme   aux  grandes,  et  il  lui  demande   protection,  conseil,  aide 
contre  tous  les  maux  et  en  particulier  contre  la  maladie.  Il  a  été 
guéri  d'une  dyssenterie  mortelle  en  buvant  une  potion  où  a  été 
versée  de  la  poussière  recueillie  sur  le  tombeau.  Trois  fois,  le 
simple  contact  avec  la  tenture  suspendue  devant  ce  tombeau  l'a 
guéri  de  douleurs  aux  tempes.  Une  prière  faite  à  genoux  sur  le 
pavé  avec  effusion  de  larmes  et  de  gémissemens,  et  suivie  de  l'attou- 
chement de  la  tenture,  l'a  débarrassé  d'une  arête  qui  lui  obstruait 


382  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  gosier  au  point  de  ne  pas  laisser  pénétrer  même  la  salive  : 
«  Je  ne  sais  pas  ce  qu'est  devenu  l'aiguillon,  dit-il,  car  je  ne  l'ai  ni 
vomi  ni  senti  passer  dans  mon  ventre.  »  In  jour  que  sa  langue 
tuméfiée  remplissait  sa  bouche,  il  l'a  ramenée  à  l'état  naturel  en 
léchant  le  bois  de  la  barrière  qui  entourait  le  sépulcre.  Saint  M'irtin 
ne  dédaigne  pas  de  guérir  même  les  maux  de  dents,  et  Grégoire, 
reconnaissant  de  tous  ces  bienfaits,  émerveillé  de  cette  puissance, 
s'écrie  :  «  0  thériaque  inénarrable  !  ineffable  pigment  !  admirable 
antidote!  céleste  purgatif!  supérieur  à  toutes  les  habiletés  des  mé- 
decins, plus  suave  que  les  aromates,  plus  fort  que  tous  les  onguens 
réunis!  tu  nettoies  le  ventre  aussi  bien  que  la  scammouée,  le 
poumon  aussi  bien  que  l'hysope,  tu  purges  la  tête  aussi  bien  que 
le  pyrèthre  !  » 

"Telle  était  la  religion  de  Grégoire  de  Tours  :  croyance  au  dogme 
littérale  et  sans  examen,  observance  minutieuse  des  pratiques  de 
dévotion,  superstition  répugnante.  Certes  Grégoire  vaut  mieux  que 
cette  religion  qui  s'est  imposée  à  son  esprit.  Par  momens,  il  fait 
effort  pour  s'en  dégager  et  s'élever  jusqu'à  Dieu  :  il  y  arrive  sans 
trop  de  difficultés,  conduit  et  porté  par  les  saints.  11  a  une  concep- 
tion très  belle  du  rôle  des  saints  dans  le  monde,  et  il  l'exprime 
avec  une  éloquence  toute  chaude  d'une  inspiration  sacrée.  «  Le 
prophète  législateur,  après  qu'il  a  raconté  comment  Dieu  déploya 
le  ciel  de  sa  droite  majestueuse,  ajoute  :  Et  Dieu  fit  deux  grands 
luminaires,  puis  les  étoiles,  et  il  les  plaça  dans  le  firmament  du 
ciel  afin  qu'ils  présidassent  au  jour  et  à  la  nuit.  De  même  Dieu 
a  donné  au  ciel  de  l'àme  deux  grands  luminaires,  à  savoir  le  Christ 
et  son  église, afin  qu'ils  brillassent  dans  les  ténèbres  de  l'ignorance; 
puis  il  y  a  placé  des  étoiles,  qui  sont  les  patriarches,  les  prophètes 
et  les  apôtres,  afin  qu'ils  nous  instruisent  de  leurs  doctrines  et  nous 
éclairent  par  leurs  actions  merveilleuses.  A  leur  école  se  sont  for- 
més ces  hommes  que  nous  voyons,  semblables  à  des  astres,  briller 
de  la  lumière  de  leurs  mérites,  resplendir  de  la  beauté  de  leurs 
enseigiiemens  :  ils  ont  éclairé  le  monde  des  rayons  de  leur  pré- 
dication, car  ils  sont  allés  de  lieu  en  lieu,  prêchant,  bâtissant  des 
monastères  pour  les  consacrer  au  culte  divin,  apprenant  aux  hommes 
à  mépriser  les  soins  temporels  et  à  se  détourner  des  ténèbres  de  In 
concupiscence  pour  suivre  le  vrai  Dieu.  »  Par  un   bienfait  de  sa 
naissance  et  de  son  éducation,  Grégoire  a  connu  et  il  a  aimé 
quelques-uns  de  ces  continuateurs  des  patriarches  et  des  apôtres. 
Il  est  d'une  famille  de  saints  :  le  bisaïeul  de  sa  mère  est  saint  Gré- 
goire, évoque  de  Langres,  qui  «  eut  pour  fils  et  successeur  Tetricus,  >» 
doublement  successeur,  car  Tetricus  fut  à  la  fois  évêque  de  Langres 
et  saint.  Saint  Ni/ier,  l'évoque  de  Lyon,  était  l'oncle  maternel  de 
<irégoire,  qui,  dans  son  enfance,  alors  qu'il  apprenait  à  lire,  cou- 


ÉTUDES    SDR   L'hISTOIRE    d' ALLEMAGNE.  383 

<:hait  avec  le  vénérable  vieillard  :  à  sa  mort  il  reçut  une  pré- 
cieuse relique,  une  seniette  dont  les  fils  détachés  suffisaient  à  faii'e 
de  grands  miracles.  Du  côté  paternel,  Grégoire  trouvait  quatre  saints 
personnages  :  saint  Gall,  l'évêque  des  Arvernes,  qui,  le  jour  où  on 
le  porta  en  terre,  se  retourna  sur  la  civière  de  manière  que  sa  face 
regardât  l'autel  ;  saint  Ludre  qui,  une  nuit  où  des  clercs  s'appuyaient 
sur  son  tombeau ,  le  secoua  pour  les  rappeler  au  respect  ;  Léoca- 
dius,  citoyen  de  Bourges,  qui,  étant  encore  païen,  accueillit  dans  sa 
maison  les  premiers  missionnaires  du  Berry;  Vettius  Epagathus 
enfin,  qui  fut  un  des  martyrs  de  Lyon  au  ii*  siècle.  Ainsi  Grégoire 
remontait  par  une  chaîne  ininterrompue  de  bienheureux  jusqu'au 
jour  où  le  christianisme  fut  prêché  en  Gaule.  Par  eux  il  touchait 
aux  apôtres,  aux  patriarches,  aux  prophètes  et  à  la  création.  Gomme 
il  savait  peu  de  choses,  comme  l'histoire  du  monde  était  pour  lui 
contenue  dans  l'histoire  de  l'église,  son  regard,  glissant  sur  l'an- 
tiquité profane  presque  évanouie  dans  le  néant,  atteignait  le  prin- 
eipium  yniindi  où  siégeait  sur  son  trône  l'indivisible  Trinité.  Il  n'a 
qu'une  notion  très  imparfaite  de  la  succession  des  temps;  il  rap- 
proche et  confond  presque  sur  le  même  plan  toutes  les  figures 
célestes,  comme  les  vieux  peintres  représentaient  leurs  personnages 
et  la  nature  sans  perspective  sur  un  fond  d'or,  Le  «  monde  de 
l'âme,  »  comme  il  dit,  lui  apparaît  sous  des  formes  précises;  sa 
foi  a  besoin  de  ces  représentations  quasi  matérielles;  mais,  si 
grossière  qu'elle  soit,  elle  le  transporte  au-delà  des  misères  qu'il 
voit  autour  de  lui;  elle  le  fait  vivre  dans  un  monde  enchanté,  tout 
pénétré  de  divin,  et  c'est  justice  que  ce  compagnon  des  êtres 
célestes  ait  été  reconnu  saint  après  sa  mort  :  l'église  n'a  fait  que 
le  laisser  où  il  avait  vécu,  parmi  les  saints. 

Grégoire  est  donc  une  exception  dans  l'église  mérovingienne,  et 
pour  étudier  l'action  de  cette  église  sur  les  peuples  de  la  Gaule, 
il  faut  retrancher  de  la  religion  de  l'évêque  de  Tours  les  traits 
qui  l'embellissent.  Il  faut  aussi  placer  à  côté  de  lui  et  de  quelques 
évèques  bons  et  saints  comme  lui  ces  ecclésiastiques  étranges, 
dont  il  étale  les  vices  et  raconte  les  crimes  :  l'évêque  de  Vannes 
.Eonius,  un  ivrogne,  qui,  un  jour,  en  pleine  messe,  poussa 
un  cri  de  bête  et  tomba  saignant  de  la  bouche  et  des  narines; 
Bertramm  et  Pallade,  qui  se  prennent  de  querelle  à  la  table  de 
Gondebaud  et  se  reprochent  leurs  adultères  et  leurs  parjures  pour 
la  plus  grande  joie  des  convives,  qui  rient  à  gorge  déployée; 
Salone  et  Sagittaire,  qui  vont  à  la  guerre  avec  casque  et  cuirasse 
et  font  pendant  la  paix  le  métier  de  coupeurs  de  routes,  s'atta- 
quant  même  aux  hommes  d'église,  comme  ce  jour  où  ils  envahis- 
sent à  la  tète  de  leurs  bandes  la  maison  d'un  évêque  occupé  à  cé- 
lébrer une  fête,  maltraitent  l'hôte,  tuent  les  convives  et  s'enfuient 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chargés  de  butin;  brigands  incorrigibles,  déposés  par  un  concile, 
mais  rétablis,  enfermés  par  Gontran  dans  un  monastère,  puis  libé- 
rés, —  tant  il  y  avait  d'indulgence  pour  des  crimes  d'evêques,  — 
jouant  la  comédie  de  la  pénitence,  répandant  les  aumônes,  jeûnant, 
psalmodiant  nuit  et  jour,  puis  retournant  à  leur  \  ie  habituelle,  c'est- 
à-dire  buvant  la  nuit  pendant  les  chants  de  matines,  quittant  la 
table  aux  premiers  rayons  de  l'aurore,  pour   aller,  tout  avinés, 
dormir  avec  des  femmes,  et  se  levant  vers  la  troisième  heure  pour 
se  baigner  et  se  remettre  à  table  où  ils  demeuraient  jusqu'au  soir; 
Badegisel  du  Mans,  qui  «  n'a  pas  laissé  passer  un  jour,  ni  même 
une   heure   sans  commettre   quelque  brigandage  ;   »  Pappole   de 
Langres  dont  Grégoire  se  refuse  à  dire  les  iniquités,  prétention  qui 
permet  de  supposer  des  monstruosités,  car  le  bon  évêque  n'est 
pas  pudibond  et  il  ne  craint  pas  de  nous  représenter  «  la  malice 
ineffable  »  de  cet   évêque  de  Nantes  qui  a\ait  inventé  pour  les 
hommes  et  les  femmes  un  genre  de  supplice  impossible  à  décrire 
en  langue  française.  A  côté  de  ces  princes  de  l'église  séculière, 
on  pourrait  nommer  tel  abbé  assassin  et  adultère,  tel  ermite  qui, 
ayant  reçu  de  quelques  fidèles  en  témoignage  de  vénération  une 
provision  de  vin,  se  mit  à  boire  et  à  courir  les  champs,  armé  de 
pierres  et  de  bâtons,  si  bien  qu'il  fallut  l'enchaîner  dans  sa  cellule  ; 
enfin  cette  religieuse  du  couvent  de  Sainte-Radegonde,Ghrodield, 
une  princesse  mérovingienne  qui  s'insurge  contre  son  abbesse  Leu- 
dovère.  Grégoire  a  beau  lui  rappeler  que  les  canons  frappent  d'ex- 
communication les  religieuses  qui  désertent  le  cloître  ;  elle  se  rend 
auprès  du  roi  Gontran  son  oncle,  et  elle  obtient  de  lui  qu'une  com- 
mission d'evêques  examinera  ses  griefs.  De  retour  à  Poitiers,  elle 
trouve  la  maison  en  grand  désordre  ;  plusieurs  de  ses  compagnes 
se  sont  mariées.  Craignant  alors  le  jugement  épiscopal,  elle  arme 
une  bande  de  vauriens.  Les  évêques  arrivent  et  ils  excommunient 
les  mutines,  mais  celles-ci  les  assiègent  dans  une  église,  d'où  ils 
s'enfuient  non  sans  avoir  reçu  force  mauvais  coups.  De  son  côté, 
Leudovère,  qui  a  été  chassée,  arme  ses  serviteurs.  Poitiers  est  en 
proie  à  la  guerre  civile  :  «  Pas  un  jour  sans  meurtre,  pas  une  heure 
sans  querelle,  pas  une  minute  sans  larmes.  »  A  la  fin  deux  rois, 
Ghildebert  et  Gontran,  se  coalisent  contre  ces  femmes  ;  un  comte 
prend  d'assaut  le  monastère  ;  un  concile  condamne  les  révoltées  à 
la  pénitence,  mais  Ghildebert  obtient  leur  pardon.  De  tels  scandales 
montrent  de   quel  cortège  était   entouré  Grégoire,  et  ils  expli- 
quent en  partie  pourquoi  l'église  mérovingienne  a  été  impuissante 
à  corriger  les  mœurs  des  Francs  et  des  Romains,  mais  ce  serait 
juger  superficiellement  les  choses  que  d'attribuer  à  la  seule  per- 
version des  ecclésiastiques  le  désordre  moral  de  la  société  méro- 
vingienne. Cette  perversion  est,  non  point  unejcause,  mais  une  con- 


ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'allemagne.  385 

séquence  de  la  corruption  de  la  religion  chrétienne,  car  la  religion, 
comme  la  comprenait  et  la  pratiquait  Grégoire  de  Tours,  descen- 
dant de  l'àme  exceptionnelle  du  saint  évêque  dans  la  masse  igno- 
rante, n'y  pouvait  produire  qu'une  idolâtrie  grossière  et  l'immo- 
ralité. 

V. 

Sans  doute,  il  y  a  dans  l'église  comme  dans  la  conscience  de 
Grégoire  une  sur\ivance  du  divin.  Même  dégénérée,  elle  est  bien- 
faisante, car  les  efforts  vers  le  bien  ne  sont  jamais  perdus,  et  si 
l'histoire  du  christianisme  montre  que  la  recherche  d'une  perfec- 
tion idéale  est  chimérique,  si  le  contraste  entre  la  laideur  des 
choses  et  la  beauté  du  rêve  est  attristant,  c'est  une  consolation  de 
penser  que  la  chimère  et  le  rêve  ont  en  ce  monde  leur  utilité.  Tout 
indignes  que  soient  tant  d'ecclésiastiques,  l'église  exerce  une  haute 
magistrature  d'humanité.  Elle  est  la  protectrice  légale  des  miséra- 
bles. A  l'évêque  sont  confiées  les  causes  des  veuves  et  des  orphe- 
lins; il  habille  et  il  nourrit  les  pauvres  ;  il  lait  visiter  les  prisonniers 
par  l'archidiacre  tous  les  dimanches  ;  il  donne  asile  aux  lépreux, 
qui  sont  des  réprouvés  parce  que  leur  mal  est  un  objet  de  terreur 
et  d'horreur.  Les  conciles  protègent  l'esclave,  dont  la  condition  est 
plus  atroce  au  vi*  siècle  qu'elle  n'était  à  Rome,  au  temps  où  la  lé- 
gislation impériale  l'avait  pris  en  pitié,  et  en  Germanie,  où  l'on  ne 
connaissait  pas  l'esclavage  domestique,  le  plus  atroce  de  tous.  Un 
contemporain  de  Grégoire,  ce  Rauching,  qui  appliquait  sur  les  mem- 
bres nus  de  ses  serviteurs  des  torches  allumées,  jusqu'à  ce  que  la 
brûlure  lit  tomber  la  chair  et  calcinât  les  os,  rappelle  ces  Romains 
qui  engraissaient  les  murènes  de  leurs  viviers  avec  de  la  chair 
d'homme,  ou  ces  matrones  qui  enfonçaient  des  épingles  d'or  dans 
le  sein  de  leurs  femmes.  L'église  répète  à  ces  barbares  la  dé- 
fense de  tuer  l'esclave  ;  elle  y  ajoute  la  défense  de  le  vendre  hors 
de  la  province  et  de  séparer  les  époux  qu'elle  a  unis  au  nom  de 
Dieu.  Elle  fait  plus  :  elle  proclame  «  l'égalité  du  maître  et  de  l'es- 
clave devant  le  Dieu  qui  ne  fait  pas  au  ciel  de  différence  entre  les 
personnes.  »  Pourvue  par  la  loi  romaine  du  droit  d'affranchisse- 
ment qu'elle  pratique  dans  ses  temples,  elle  range  la  libération  des 
esclaves  au  nombre  des  œuvres  pies,  et  les  formules,  les  lois  mêmes 
promettent  au  maître  libérateur  qu'il  «  recevra  sa  récompense  dans 
la  vie  future  auprès  du  Seigneur.  »  Elle  traite  bien  ses  propres 
serfs  :  dans  la  hiérarchie  de  la  servitude,  les  serfs  d'église  sont 
placés  en  tête  à  côté  de  ceux  du  roi.  Bonne  propriétaire,  elle  fait  à 
ces  ouvriers  de  ses  domaines  un  sort  supportable,  et  l'afflux  des 

TOME  LXXIV,  —  1886.  25 


386  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

malheureux  qui  se  réfugient  sous  sa  protection  prouve  qu'alors  déjà 
on  savait  ce  que  dira  plus  tard  le  proverbe  :  qu'il  est  bon  de  vivre 
sous  la  crosse. 

L'église  accepte,  il  est  vrai,  mainte  coutume  barbare,  par  exemple, 
les  épreuves  judiciaires  :  quand  un  accusé,  pour  prouver  son  inno- 
cence, offre  de  tenir  dans  sa  main  un  fer  chaud,  le  fer  est  chauffé 
auprès  de  l'autel  ;  si  l'accusé  est  jeté  tout  garrotté  dans  une  cuve 
dont  il  doit  toucher  le  fond,  un  prêtre  bénit  l'eau  ;  s'il  doit  se  battre 
contre  son  adversaire,  l'église  bénit  les  armes  des  deux  champions. 
L'Écriture  est  employée  à  justifier  ces  bizarreries  grossières  :  Dieu 
n'a-t-il  pas  sauvé  Lot  du  feu  de  Sodome,  Noé  des  eaux  du  déhige, 
et  David  n'a-t-il  pas  combattu  en  duel  contre  Goliath  ?  Comme  Dieu 
était  réputé  manifester  l'innocence  et  révéler  le  criminel,  l'église 
ne  pouvait  récuser  le  juge  infaillible  ;  mais  du  moins  sa  bienfai- 
sante influence  se  fait  sentir  dans  les  guerres  privées  :  entre  deux 
partis  près  d'en  venir  aux  mains,  elle  «  intervient,  »  comme  disent 
les  formules,  pour  a  rétablir  la  concorde  et  la  paix.  »  Elle  demande 
à  l'offensé  d'accepter  la  composition,  et  elle  aide  au  besoin  l'offen- 
seur à  la  payer.  Elle  révèle  aux  barbares  des  sentimens  inconnus, 
en  exprimant  l'horreur  qu'elle  éprouve  pour  le  sang  versé  :  Ecrleiiia 
abhorret  a  sanguine.  Aux  criminels  et  aux  malheureux  menacés  d'un 
châtiment  juste  ou  immérité,  elle  ouvre  ses  asiles,  où  elle  les  dé- 
fend, non  contre  le  juge,  mais  contre  la  violence  immédiate,  car  le 
droit  d'asile  tel  qu'il  était  alors  pratiqué,  n'était  pas  une  usurpation 
de  l'église  sur  la  puissance  publique  :  elle  rendait  les  réfugiés  après 
avoir  reçu  la  promesse  qu'ils  seraient  jugés  régulièrement  et  les 
avoir  assurés  autant  que  possible  contre  la  peine  de  mort.  S'il  s'a- 
gissait d'esclaves  fuyant  le  courroux  d'un  maître,  elle  imposait  ;\ 
celui-ci  l'obligation  du  pardon  :  deux  esclaves  de  Rauching,  un 
homme  et  une  fetnme,  menacés  par  lui  pour  s'être  mariés  contre 
son  gré,  se  sont  réfugiés  au  pied  de  l'autel  ;  il  les  réclame,  mais  ne 
les  reçoit  qu'après  avoir  juré  de  ne  pas  les  séparer;  il  les  emmène, 
les  enchaîne  l'un  à  l'autre  et  les  ensevelit  dans  un  tronc  d'arbre  : 
«  Je  tiens  ma  parole,  dit-il,  car  les  voilà  pour  jamais  unis!  »  Mais 
le  prêtre  informé  accourt,  il  exige  la  libération  des  suppliciés  :  l.i 
femme  cH,ait  morte  ;  il  put  du  moins  sauver  son  compagnon. 

L'église  a  donc  prononcé  des  paroles  belles  et  douces,  perpétue 
au  milieu  des  violences  le  sentiment  de  la  miséricorde,  essuyé  bien 
des  larmes,  épargné  des  tortures  à  la  chair  humaine.  Elle  a  rappelé 
aux  barbares  qu'ils  avaient  une  âme  que  le  péché  mettait  on  péril. 
licniède  de  l'àme,  ceiia  expression  qu'on  lit  dans  les  chartes  de  do- 
nation, était  bienfaisante.  Le  moyen  le  plus  souvent  employé  d'as- 
surer le  remède  à  son  âme  était  sans  doute  la  libéralité  envers 
l'église  :  qu'importe  !  Elle  seule  sa\  ait  alors  faire  usage  des  richesses. 


ÉTDDEs  SUR  l'histoire  d'allemag.ne.  387 

puis  il  suffit  que  le  remède  ait  été  quelquefois  l'afîpancliissement 
d'esclaves  ou  la  fondation  d'une  œuvre  de  charité  pour  que  l'huma- 
nité sache  gré  à  ceux  qui  ont  trou%  é  les  mots  Remedium  animœ. 
Mais  ces  mots  nous  livrent  aussi  le  secret  de  la  religion  mérovin- 
gienne, égoïste,  intéressée,  reposant  tout  entière  sur  un  calcul,  aisé- 
ment satisfaite  par  des  pratiques  extérieures  et  confondant  l'acte 
pieux  avec  la  piété.  La  nation  des  Francs  s'imagine  qu'elle  est  liée 
à  Dieu  par  un  contrat  qui  règle  les  devoirs  réciproques.  «  Vive  le 
Christ,  qui  aime  les  Francs  !  »  dit  un  prologue  de  la  loi  saliqtie  :  cette 
exclamation,  qu'on  croirait  poussée  sur  un  champ  de  bataille  après  la 
victoire,  signifie  :  «  Vive  le  Christ,  parce  qu'il  aime  les  Francs  !  » 
Pourquoi  les  Francs  s'attribuent-ils  des  droits  à  l'amour  du  Christ? 
Parce  qu'ils  sont  le  peuple  qui  «  a  reconnu  la  sainteté  du  baptême 
et  somptueusement  orné  les  corps  des  martyi-s  d'or  et  de  pierres 
précieuses.  »  Être  baptisé,  donner  des  tombeaux  et  des  châsses 
aux  reliques  des  saints,  bâtir  des  églises  et  les  enrichir,  cela  pro- 
cure une  créance  sur  Dieu  ;  quiconque  se  l'est  acquise  se  présen- 
tera sans  crainte  au  dernier  jugement  en  disant,  comme  on  lit  dans 
un  sermon  attribué  à  saint  É'oi  :  «  Donne,  Seigneur,  parce  que  nous 
avons  donné  !  Du,  Domine,  quia  dedimns!  »  La  puissance  de  l'ar- 
gent est  telle  qu'elle  crée  la  liberté  du  mal  par  cela  même  qu'elle 
en  détruit  les  effets.  Les  hommes  s'imaginent  qu'il  y  a  une  com- 
pensation réglée  pour  les  péchés,  comme  le  wergeld  compensait  telle 
offense  ou  tel  attentat  et  l'effaçait.  Cette  coutume  germanique  a  été 
adoptée  par  l'église  comme  les  épreuves  judiciaires,  et  déjà  sont 
rédigés  des  livres  pénitentiaires  où  la  taxe  des  péchés  est  une  vé- 
ritable dispense  de  vertus. 

La  plus  grande  marque  de  l'impiété  de  ces  païens  parés  des  de- 
hors du  christianisme,  c'est  qu'ils  réduisent  Dieu  et  ses  saints  à  la 
qualité  de  forces  que  l'homme  peut  subjuguer  et  employer  à  sa 
guise.  On  leur  propose  des  marchés  à  tout  instant.  La  femme  d'un 
sacrilège  frappé  d'un  mal  terrible,  pour  avoir  blasphémé  contre  un 
saint,  demande  à  celui-ci  la  guérison  du  malade  et  dépose  des  pré- 
sens dans  son  église  ;  le  malade  meurt  et  la  veuve  reprend  ce  qu'elle 
a  donné,  car  elle  n'a  donné  qu'à  condition.  La  grand' mère  d'un 
enfant  qui  vient  de  mourir  porte  le  corps  dans  une  église  consacrée 
à  saint  Martin  et  où  se  trouvaient  des  reliques  que  sa  famille  avait 
été  chercher  à  Tours.  Elle  explique  au  saint  dans  quelle  espérance 
ses  parens  avaient  fait  un  long  voyage  pour  aller  quérir  ces  pré- 
cieux restes,  et  elle  le  menace,  s'il  ne  ressuscite  pas  le  mort,  de  ne 
plus  courber  le  cou  devant  lui  et  de  ne  plus  faire  briller  dans 
son  église  la  lumière  des  cierges.  Les  prêtres  mêmes  prétendent 
exercer  une  contrainte  sur  leurs  saints.  Un  officier  du  roi  Sigebert 
avait  pris  possession  d'un  bien  qui  appartenait  à  l'église  d'Aix.  L'é- 


388  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

vêque,  s'adressant  au  saint  patron,  lui  dit:  «  Très  glorieux,  on 
n'allumera  plus  ici  de  cierges  et  l'on  ne  chantera  plus  de  psaumes, 
tant  que  tu  n'auras  pas  vengé  tes  serviteurs  de  leurs  ennemis  et 
restitué  à  la  sainte  église  les  biens  que  l'on  t'a  volés.  »  Puis  il  met 
des  épines  sur  Je  tombeau,  des  épines  aux  portes  de  l'église.  Les 
saints  mis  en  demeure  de  cette  façon  s'exécutent  :  saint  Martin  rend 
la  vie  au  cadavre,  et  saint  Métrias  punit  de  mort  le  spoliateur.  C'est 
l'église  qui,  du  haut  de  la  chaire,  racontait  ces  miracles  ;  c'étaient 
des  plumes  ecclésiastiques  qui  en  perpétuaient  le  souvenir.  Gom- 
ment les  simples  fidèles  ne  se  seraient-ils  pas  imaginé  que  la  puis- 
sance vénale  des  êtres  célestes  pouvait  être  requise  même  pour  le 
mal  ?  Mummole,  un  de  ces  Romains  dont  on  cite  l'exemple  pour  prou- 
ver que  les  Romains  ne  le  cédaient  point  aux  Francs  en  fait  de 
passions  mauvaises,  apprend  qu'Euphronius,  marchand  syrien 
établi  à  Bordeaux,  possède  des  reliques  de  saint  Serge.  Or  on  rap- 
portait qu'un  roi  d'Orient  qui  avait  attaché  à  son  bras  droit  un 
pouce  de  ce  saint  n'avait  qu'à  lever  le  bras  pour  mettre  ses  enne- 
mis en  déroute.  Mummole  se  rend  chez  Euphronius  et,  malgré  les 
prières  du  vieillard,  qui  lui  olïre  100,  puis  200  pièces  d'or,  il  fait 
ouvrir  la  châsse  par  un  diacre  qu'il  avait  amené,  prend  un  doigt 
du  saint,  y  applique  un  couteau,  frappe  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  brisé 
en  trois  morceaux,  et,  après  s'être  mis  en  prière,  en  emporte  un. 
«  Je  ne  crois  pas,  dit  Grégoire,  que  cela  ait  fait  plaisir  au  bienheu- 
reux ;  »  mais  c'était  le  moindre  souci  de  Mummole  :  il  croyait  s'être 
acquitté  envers  saint  Serge  par  ces  parodies  qu'il  avait  faites  d'a- 
genouillement et  dn  prières,  et  ne  doutait  pas  de  l'efficacité  du 
talisman.  Ainsi  pensait  Chilpéric,  qui,  ayant  violé  la  parole  donnée 
à  ses  frères  en  s'emparanl  de  Paris,  entra  dans  la  ville  précédé  de 
reliques,  qui  devaient  le  mettre  à  l'abri  de  tout  mal.  Frédégonde 
fit  mieux  encore.  Lorsqu'elle  embaucha  deux  sicaires  pour  l'as- 
sassinat de  Sigebert,  elle  leur  dit  :  «  Si  vous  revenez  vivans,  je 
vous  honorerai  vous  et  votre  lignée  ;  si  vous  périssez,  je  répandrai 
pour  vous  des  aumônes  dans  les  lieux  où  les  saints  sont  honorés.  » 
Elle  ne  doutait  pas  que  les  saints,  bien  payés  par  elle,  ne  fissent 
dans  l'autre  monde  à  ces  deux  misérables  les  bons  offices  qu'elle 
leur  promettait  s'ils  échappaient  à  la  punition  de  leur  crime. 

Grégoire  !ious  fait  connaître  nombre  de  personnages  dont  il  nous 
cite  les  paroles  et  nous  conte  les  moindres  actions;  grâce  à  lui.  nous 
vivons  dans  leur  intimité  :  trouvons-nous  parmi  eux  un  seul  homme 
duquel  on  puisse  dire  qu'il  soit  un  chrétien?  Sera-ce  Gontran,  cet 
homme  «  d'une  sagesse  admirable,  »  et  qui  avait  l'air  ii  non- 
seulement  d'un  roi,  mais  d'un  prêtre  du  Seigneur?  »  De  son  vivant^ 
même,  il  faisait  des  miracles.  Une  pauvre  femme,  dont  le  fil 
était  mourant,  se  glisse  un  jour  à  travers  la  foule  jusqu'à  lui,  d^ 


ÉTUDES    SUR   l'histoire    D'iXLEJiAG.NE.  389 

tache  de  son  vêtement  des  franges  et  les  infuse  dans  une  coupe 
d'eau  qu'elle  fait  boire  au  malade  :  le  malade  guérit.  Quel  chrétien 
était  donc  ce  miraculeux  personnage?  11  s'est  complu  en  la  com- 
pagnie de  concubines;  il  a  commis  un  certain  nombre  d'actions 
atroces;  par  exemple,  à  la  mort  d'une  de  ses  femmes,  il  a  fait  périr 
les  deux  médecins  qui  l'avaient  soignée  sans  la  guérir.  Un  jour,  en 
chassant  dans  les  Vosges,  il  trouve  une  bête  tuée;  il  interroge  le 
garde-chasse,  qui  dénonce  le  chambellan  Ghundo.  Celui-ci  niant  le 
méfait,  le  duel  est  ordonné.  Deux  champions  sont  choisis  :  celui  de 
l'accusé,  qui  était  son  propre  neveu,  a  le  ventre  percé  d'un  coup 
de  couteau  au  moment  où  il  se  mettait  en  devoir  d'achever  son  ad- 
versaire qu'il  avait  renversé.  Chundo,  se  voyant  condamné,  s'en- 
fuit vers  la  basilique  de  Saint-Marcel,  mais  Contran  crie  qu'on  l'ar- 
rête avant  qu'il  atteigne  le  seuil  sacré,  et,  sitôt  qu'il  a  été  saisi,  le 
fait  lapider.  Le  même  prince  a  commis  maints  parjures,  et  nulle 
parole  n'était  plus  incertaine  que  la  sienne;  mais  il  était,  atout 
prendre,  moins  méchant  que  les  autres  rois,  et  il  avait  des  goûts 
ecclésiastiques  :  il  se  plaisait  en  la  compagnie  des  évoques,  les 
visitait,  dînait  avec  eux.  11  aimait  les  cérémonies  religieuses,  sur 
l'effet  desquelles  l'église  comptait  pour  surprendre  et  charmer  les 
barbares,  qui,  éblouis  par  l'éclat  des  luminaù'es,  respirant  à  pleines 
narines  l'odeur  des  parfums,  écoutant  les  chants  des  prêtres  et  mis 
en  recueillement  par  la  célébration  des  mystères,  se  croyaient 
transportés  au  paradis.  Contran  paraît  avoir  été  surtout  amateur 
de  chant.  Un  jour  qu'il  avait  à  sa  table  plusieurs  évèques,  il  pria 
Grégoire  de  laire  chanter  un  psaume  par  un  de  ses  clercs,  puis  il 
demanda  successivement  à  tous  les  évèques  d'en  faire  autant,  et 
chacun  de  son  mieux  chanta  son  psaume.  Le  «  bon  roi  »  avait  une 
autre  vertu,  qui  était  son  respect  pour  la  personne  des  évèques  : 
comment  n'aurait-il  pas  craint  de  leur  déplaire?  Un  jour,  il  a  fait 
emprisonner  un  évêque  de  Marseille,  et  la  Providence  divine  lui  a 
envoyé  une  maladie  pour  le  punir.  Une  autre  fois.il  a  enfermé  dans 
un  couvent  Salone  et  Sagittaire  pour  qu'ils  y  lissent  pénitence;  mais 
aussitôt  son  fils  est  tombé  malade  et  ses  serviteurs  l'ont  supplié  de 
mettre  les  deux  évèques  en  liberté,  de  peur  que  l'enfant  ne  vînt 
à  périr  :  «  Relàchez-Ies,  s'est-il  écrié,  afin  qu'ils  prient  pour  mes 
petits  enfans!  »  Pourtant  il  savait  bien  que  ses  prisonniers  étaient 
des  bandits,  mais  il  redoutait  le  caractère  sacré  dont  ils  étaient  re- 
vêtus; il  ressentait  cette  sorte  de  terreur  inspirée  par  les  prêtres 
de  tous  les  temps  aux  gens  simples  de  tous  les  pays.  Et  c'est  avec 
ces  superstitions,  ces  simagrées  et  ces  niaiseries  que  Contran  passe 
bon  chrétien,  prêtre  et  saint! 

Pourquoi  donc  ces  hommes  n'étaient-ils  pas  des  chrétiens?  La 
rapide  étude  que  nous  venons  de  faire  de  l'histoire  de  l'église  de- 


390  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

puis  ses  origines  avait  pour  objet  de  répondre  à  cette  question.  Les 
Mérovingiens  n'ont  pas  été  des  clirétiens,  parce  que  l'église  gallo- 
franque  n'était  plus  capable  de  transmettre  le  christianisme.  En- 
fermée dans  cette  orthodoxie  littérale  dont  les  termes  sont  arrêtés 
à  jamais,  à  la  fois  ignorante  et  sûre  d'elle-même,  elle  ne  sait  plus 
pénétrer  dans  l'âme  d'un  païen,  l'étudier,  y  analyser  les  croyances 
et  les  sentimens  religieux,  trouver  le  point  de  départ  d'une  prédi- 
cation et  approprier  son  enseignement,  comme  avaient  fait  jadis  les 
chrétiens  philosophes,  à  l'état  des  intelligences  et  des  cœurs.  Que 
fallait-il  laire  pour  transformer  Glovis  en  un  chrétien?  Il  fallait 
retrouver  la  notion  du  Dieu  suprême  dans  la  religion  germanique 
parmi  la  foule  des  génies  et  au-dessus  des  grandes  figures  qui 
représentaient  les  idées  de  l'amour,  de  la  fécondité  de  la  terre  et 
de  la  puissance  du  soleil  ;  insister  sur  le  sentiment  germanique  de 
la  fragilité  de  cette  vie  placée  entre  le  jour  et  la  nuit;  employer  les 
mythes  populaires  de  dieux  qui  ont  vécu  paraii  les  hommes  ;  partir 
d'Odin  pour  arriver  au  Christ,  et  préparer  ainsi  un  guerrier  fils  de 
guerriers  et  fils  de  dieux,  un  superbe  qui  n'aimait  que  la  force,  un 
violent  qui  ne  savait  que  haïr  et  pour  qui  le  droit  de  vengeance  était 
une  institution  réglée,  à  incliner  sa  tête  devant  le  Dieu  qui  a  voulu 
naître  parmi  les  misérables  et  mourir  d'une  mort  ignominieuse, 
afin  d'enseigner  aux  hommes,  par  l'exemple  de  sa  charité  envers 
l'humanité,  le  devoir  d'être  charitables  les  uns  envers  les  autres. 
Proposer  à  Glovis  le  christianisme,  c'était  lui  demander  la  transfor- 
mation de  tout  son  être.  Or,  si  l'on  en  croit  Grégoire  de  Tours, 
lorsque  Glovis  hésitait  à  reconnaître  dans  le  Grucifié  le  maître  du 
monde  et  reprochait  à  sa  femme  «  d'adorer  un  dieu  qui  n'était  pas 
de  la  race  des  dieux,  »  Glotilde  lui  faisait  honte  do  vénérer  des 
idoles  et  d'adorer  Jupiter,  qui  a  souillé  les  hommes  de  son  amour 
et  qui  a  épousé  sa  propre  sœur,  puisque  Virgile  fait  dire  à  Junon 
qu'elle  est  «  et  la  smur  et  l'épouse  du  maître  des  dieux;  »  mais 
Glovis  n'avait  pas  d'idoles,  ne  connaissait  ni  Jupiter,  ni  Junon, 
ne  comprenait  pas  par  conséquent  cette  dialectique  suraimée,  em- 
j)loyée  jadis  contre  les  païens  d'Athènes  et  de  Rome,  et  que  l'église 
ne  se  donnait  pas  la  peine  de  renouveler.  Aussi  les  réponses  du  roi 
barbare  montrent-elles  qu'il  n'entend  pas  ce  qu'on  lui  veut  dire. 
Le  jour  où  il  a  vu  les  siens  plier  sur  le  champ  de  bataille,  il  a  pensé 
ati  Dieu  de  Glotilde,  non  point  pour  se  souvenir  de  l'enfantine 
théologie  qu'elle  lui  avait  enseignée,  mais  pour  inviter  le  Christ  à 
montrer  sa  force  :  «  Glotilde  dit  que  tu  es  le  fils  du  Dieu  vivant  et 
que  tu  donnes  la  victoire  à  ceux  qui  espèrent  en  toi.  J'ai  ini|)loré 
mes  dieux,  mais  ils  ne  me  [)rêtcnl  aucune  assistance.  Je  vois  bien 
que  leur  puissance  est  nulle.  Je  t'implore  et  je  veux  croire  en  loi, 
mais  tire-moi  des  mains  de  mes  ennemis  !  »  Entre  ses  dieux  el  le 


ÉTUDES   SUR   l'histoire    d' ALLEMAGNE.  391 

Christ  il  a  donc  institué  une  sorte  de  duel  judiciaire,  et,  quand  le 
Christ  se  fut  montré  le  plus  fort,  il  l'adora,  non  pour  être  né  dans 
une  crèche  et  pour  être  mort  sur  la  croix,  mais  parce  qu'il  avait 
cassé  la  lête  de  ses  ennemis. 

Peu  importe  que  Grégoire  nous  ait  exactement  conté  l'histoire  de 
la  conversion  de  Glovis  ;  il  suffit  qu'il  se  la  représente  comme  il 
fait  pour  que  nous  sachions  qu'un  des  évêques  les  meilleurs  et  les 
plus  éclairés  de  la  Gaule  ne  soupçonne  même  pas  qu'il  faille  cher- 
cher une  méthode  de  prédication  à  l'usage  des  païens  germaniques. 
Point  de  preuve  plus  convaincante  de  l'inertie  intellectuelle  où 
l'église  était  tombée.  Cette  inertie  est  la  cause  principale  de  son  im- 
puissance, comme  l'énergie  intellectuelle  des  premiers  siècles  avait 
été  la  cause  principale  des  victoires  remportées  sur  le  paganisme 
grec  et  romain.  L'activité  de  l'esprit  s'est  soutenue  pendant  la  lutte 
contre  les  hérésies,  mais  les  combats  que  l'église  livre  alors  sont 
de  guerre  civile,  et  comme  la  guerre  civile  fait  oublier  l'ennemi 
extérieur,  la  guerre  contre  l'hérétique  a  fait  oublier  le  païen.  Victo- 
rieuse une  seconde  fois,  l'église  se  souviendra-t-elle  qu'il  demeure 
des  gentils  et  qu'elle  a  mission  de  continuer  l'œuvre  des  apôtres? 
Non,  car  elle  a  fait  dans  la  lutte  des  pertes  sensibles.  Elle  a  perdu 
ces  instrumens  de  la  sagesse  antique  qui  avaient  servi  à  élever  l'édi- 
fice du  dogme.  L'édifice  demeure  isolé,  morne,  dans  la  nuit  qui 
s'est  faite  sur  le  monde  après  que  la  civilisation  ancienne  s'est 
éteinte.  Le  prêtre  ne  cherche  plus  la  libre  adhésion  des  intelli- 
gences :  il  impose  une  doctrine  réduite  en  formules  dont  il  ne  sait 
plus  l'histoire,  qu'il  ne  comprend  plus  et  qu'il  n'a  point  souci  que 
l'on  comprenne.  En  même  temps  que  le  vide  s'est  fait  dans  les 
intelligences,  la  conscience  du  chrétien  a  été  alourdie  de  tout  le 
poids  des  superstitions  les  plus  grossières.  Occupé  à  tant  de  petits 
devoirs,  enchaîné  par  les  liens  d'une  dévotion  compliquée,  il  a  fait 
assez  quand  il  s'est  occupé  de  lui-même  et  qu'il  s'est  mis  en  règle 
avec  les  prêtres  et  avec  les  saints.  Église  et  fidèles,  arrêtés  sur 
le  champ  des  premières  victoires,  sont  impuissans  à  faire  des  con- 
quêtes hors  des  pays  grecs  et  romains.  Les  évêques,  qui  se  disent 
les  successeurs  des  apôtres,  répètent  encore  de  temps  à  autre  la 
parole  :  «  Allez  et  enseignez  les  nations;  »  mais  ils  sont  incapables 
d'y  obéir  :  pour  enseigner  ils  n'ont  plus  l'intelligence  assez  haute, 
ni  le  cœur  assez  pur. 

VL 

Le  clergé  mérovingien,  loin  d'avoir  propagé  le  christianisme  au- 
delà  des  frontières  romaines  qu'il  avait  atteintes,  au  iv«  siècle, 
ne  lui  a  pas  même  rendu  tout  le  terrain  que  lui  avaient  fait  perdre 


392  KJiVUE    DKS    DEUX    MONDES. 

les  invasions  germaniques.  Le  nord  et  l'est  de  la  Gaule,  les  cantons 
du  Rhin,  de  la  Meuse,  de  l'Escaut  sont  remplis  de  })aïens,  et  les 
rares  prédicateurs  qui  s'y  aventurent  trouvent  le  culte  et  les  su- 
perstitions germaniques  mêlés  au  culte  et  aux  superstitions  du  paga- 
nisme classique.  A  Trêves,  une  statue  de  Diane  est  vénérée  par  les 
barbares,  et  l'anachorète  Wulfilaisch  jeûne  et  prie  pour  obtenir  de 
Dieu  qu'elle  soit  renversée.  A  Cologne,  les  Francs  célèbrent  des  or- 
gies dans  un  sanctuaire  païen,  et  le  diacre  Gallus,  qui  l'a  incendié, 
échappe  à  grand'peine  à  la  fureur  des  guerriers  en  se  réfugiant 
auprès  du  roi  Thierri.  Ces  rois  de  l'Est  ont  beau  se  dire  les  fils  de 
l'église  et  proscrire  le  paganisme  dans  leurs  lois  :  ils  sont  contraints 
de  le  subir.  Un  jour,  saint  Waast  a  suivi  Glotaire  dans  un  banquet 
offert  par  un  guerrier  franc  :  sur  la  table,  il  voit  des  vases  pleins  de 
bière  bénits  pour  les  convives  chrétiens  et  d'autres  préparés  pour 
les  païens.  Théodebert  est  loué  par  Grégoire  pour  sa  piété;  il  se 
donne  lui-même  comme  un  champion  du  catholicisme  et  parle  à  de 
certains  momens  comme  un  croisé  :  lorsqu'il  passe  en  Italie  pour  y 
combattre  les  Goths  et  les  Byzantins,  son  armée  arrivée  aux  bords  du 
Pô  y  précipite  des  corps  d'enfans  et  de  femmes,  afin  de  se  rendre  favo- 
rables les  dieux  de  la  guerre  par  un  sacrifice  humain.  Dagobert  ho- 
nore les  saints  et  les  martyrs,  et  le  monastère  de  Saint-Denis  comblé 
de  ses  libéralités  :  dans  une  expédition  en  Germanie,  il  a  des  païens 
avec  lui.  Le  paganisme  qui  se  montrait  dans  l'intimité  de  ces  rois 
toujours  entourés  d'évêques  vivait  à  plus  forte  raison  dans  le 
peuple,  en  ce  temps  où  les  églises  étaient  très  rares  et  où  des 
paysans  pouvaient  passer  leur  vie  sans  voir  un  prêtre. 

11  y  eut  au  vi®  siècle  une  sorte  de  renaissance  chrétienne  sur  les 
bords  du  Rhin.  A  Trêves,  à  Mayence,  à  Cologne,  à  Metz,  des  évêques 
rebâtissent  des  églises,  et  le  poète  Venantius  Fortunatus  les  loue 
d'avoir  renouvelé  les  temples  de  Dieu.  L'ancienne  frontière  est  ainsi 
touchée,  mais  en-deçà  le  paganisme  se  défend  toujours.  L'église 
franque  ne  s'inquiète  ni  ne  s'offense  de  ce  voisinage.  Les  seuls 
actes  de  prosélytisme  qu'elle  ait  faits  sont  les  missions  de  saint  Floi 
et  de  saint  Amand,  qui  prêchent  dans  le  pays  entre  Escaut  et  Meuse, 
au  milieu  du  vii^  siècle.  A  quelques  lieues  des  n'Has  royales  de 
Neustrie,  ils  trouvent  des  hommes  pour  qui  c'est  une  nouveauté  que 
d'entendre  parler  du  Dieu  unique,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre. 

Voici  enfin  la  démonstration  éclalanle  de  rim|)uissance  de 
l'église  mérovingienne  :  les  premiers  grands  missioimaires  vin- 
rent à  la  Germanie,  non  point  de  la  Gaule  voisine,  mais  de  la 
lointaine  Irlande.  L'histoire  de  l'église  irlandaise  s'oppose  trait 
|)our  trait  à  celle  do  l'église  franque.  Le  christianisme  prêché 
en  Irlande  au.  v*  siècle  par  saint  Patrice  fit  rai)idement  son  che- 
min dans   une  population  homogène  habitant  un  territoire  peu 


ÉTUDES    SLR   l'hISTOIRE    d'aLLEMAGXE.  393 

étendu.  Comme  l'Irlande  n'avait  jamais  été  occupée  par  les  Ro- 
mains, l'église  n'entra  point  dans  des  cadres  d'état.  Le  gouver- 
nement patriarcal  des  chefs  de  clan  ne  ressemblait  en  rien  au 
gouvernement  complexe,  affairé,  embrouillé  des  Mérovingiens,  et 
les  prélats  irlandais  ne  compromirent  pas  dans  des  cours  corrompues 
leurs  mœurs  et  leur  autorité.  La  victoire  du  christianisme  ayant  été 
toute  morale,  il  n'y  eut  pas  de  rupture  ni  d'antagonisme  entre  le 
passé  et  le  présent  ;  les  Celtes  d'Irlande  apportèrent  dans  la  foi  leur 
poésie  de  la  nature,  leurs  légendes,  leur  fantaisie,  le  goût  des  aven- 
tures lointaines.  Enfin,  comme  la  Bretagne  fut  conquise  au  v*  siècle 
par  les  Anglo-Saxons  qui  demeurèrent  longtemps  païens,  la  chré- 
tienté d'Irlande,  séparée  des  églises  du  continent,  fut  abandonnée 
à  son  propre  esprit.  Il  n'est  pas  vrai  qu'elle  ait  jamais  prétendu 
vivre  à  part  dans  la  catholicité,  qu'elle  se  soit  crue  directement  rat- 
tachée aux  apôtres  et  au  Christ,  ni  qu'elle  ait  dénié  au  siège  de 
Pierre  le  respect  et  l'obéissance,  mais  il  y  eut  en  elle  plus  d'indé- 
pendance et  de  liberté  que  chez  les  autres  églises  ;  elle  garda  et 
défendit  énergiquement  certains  usages  particuliers.  Elle  ne  connut 
point  la  discipline  de  l'église  d'Occident,  qui,  si  imparfaite  qu'elle 
fût,  distinguait  entre  le  clergé  séculier  et  le  régulier,  et  faisait  de 
l'évêque,  chef  de  son  clergé,  protecteur  et  surveillant  des  moines, 
le  personnage  principal  de  l'église,  pourvu  de  toutes  les  attribu- 
tions d'une  autorité  officielle.  Clergé  séculier  et  régulier  sont  con- 
fondus en  Irlande  ;  les  abbés  des  grands  monastères  sont  eji  même 
temps  évêques  ;  c'est  à  peine  si  le  clerc  est  distingué  du  laïque, 
car  des  familles  entières  vivent  en  grand  nombre  dans  des  mo- 
nastères, qui  sont  de  vraies  villes  peuplées  de  plusieurs  milliers 
d'âmes.  Enfin,  tandis  que  la  culture  ancienne  dépérissait  en. 
Gaule,  les  monastères  d'Irlande  étaient  de  grandes  écoles  où  l'on 
étudiait  avec  la  même  passion  les  lettres  profanes  et  l'Écriture. 

Pour  toutes  ces  raisons,  l'église  d'Irlande  avait  une  vie  très  libre, 
très  active,  et  une  force  d'expansion  qu'elle  manifesta  par  les  mis- 
sions qu'elle  envoya  en  Germanie.  Les  plus  illustres  de  ces  mis- 
sionnaires, saint  Colomban,  fondateur  du  monastère  de  Luxeuil  en 
Bourgogne ,  saint  Gall ,  fondateur  du  monastère  de  Saint-Gall  en 
Allemannie ,  saint  Kilian ,  qui  trouva  le  martyre  à  Wurtzbourg  en 
Thuringe,  Virgile,  qui  fut  évêfjue  de  Salzbourg  en  Bavière,  sont 
de  véritables  apôtres  et  les  bienfaiteurs  des  contrées  où  ils  prê- 
chent l'évangile.  Ils  ont  une  originalité  singulière.  Colomban  est  un 
ascète,  très  dur  à  lui-même  et  aux  autres.  Il  a  écrit  pour  ses  mo- 
nastères une  règle  où  il  traite  le  moine  comme  un  forçat  suspect, 
menacé  pour  la  moindre  faute  du  fouet  qui  est  la  moindi*e  peine. 
Et  le  même  homme  écrit  à  un  ami  de  jolis  petits  vers  «  en  la  me- 
sure qu'employait  Sapho,  l'illustre  poète,  pour  ses  doux  poèmes.  » 


394  REVDE    DES    DEUX  MONDES. 

Il  y  chante  la  vanité  et  le  danger  de  la  richesse,  attestant  la  toison 
d'or  qui  fut  cause  de  tant  de  maux,  la  pomme  d'or  qui  troubla  le 
banquet  des  dieux,  la  pluie  d'or  qui  corrompit  Danaé,  le  collier  d'or 
au  prix  duquel  Amphiaraûs  fut  vendu  par  sa  femme,  et  ainsi  de 
suite  ;  car  Colomban  connaît  sa  mythologie  aussi  bien  que  l'Ecriture. 
Ce  disciple  de  Sapho  a  la  grandeur  d'un  saint  du  désert,  sûr  de  sa 
vertu,  confiant  en  Dieu,  méprisant  toutes  les  grandeurs  de  la  terre. 
Ecrivant  aux  évêques  de  l'église  franque  pour  se  défendre  de  l'ac- 
cusation d'erreur  et  d'hérésie  qu'ils  lui  avaient  adi-essée,  il  les 
exhorte,  comme  s'il  avait  qualité  pour  cela,  à  obéir  aux  canons  et 
à  faire  les  devoirs  de  leur  office.  Il  reproche  au  roi  de  Bourgogne 
Thierri  ses  débauches,  et  le  presse  de  renvoyer  ses  concubines  pour 
prendre  une  femme  légitime.  Il  n'est  pas  écouté  ;  même  un  jour, 
Brunehaut,  grand'mère  de  Thierri,  lui  demande  sa  bénédiction  pour 
les  fils  que  celui-ci  avait  eus  de  ses  maîtresses  :  «  Sache  bien,  ré- 
pond-il, que  ceux-ci  ne  porteront  jamais  les  ornemens  royaux,  car 
ils  sortent  de  lupanars.  »  Colomban  est  aussi  hardi  envers  le  pape 
qu'envers  les  rois.  Il  ne  méconnaît  pas  la  dignité  de  l'église  de 
Rome,  car  il  écrit  au  pape  :  «  Tout  le  monde  sait  que  notre  Sau- 
veur a  donné  à  saint  Pierre  les  clés  du  royaume  céleste  ;  »  mais 
il  ajoute  :  «  De  là  vient  l'orgueil  qui  vous  fait  réclamer  plus  d'au- 
torité que  les  autres..,  mais  sachez  que  votre  puissance  sera 
moindre  auprès  du  Seigneur  si  vous  pensez  ainsi  dans  vos  cœurs...» 
Ce  moine  qui  donne  des  leçons  à  tous,  qui  ne  demande  les  con- 
seils et  ne  prend  les  ordres  de  personne,  semble  un  prophète  au 
milieu  d'Israël  captif  dans  une  Babylone  d'iniquité. 

Ces  missionnaires  irlandais  sont  des  découvreurs  :  tantôt  c'est 
une  ruine  qu'ils  débarrassent  des  ronces  et  qu'ils  restaurent,  tan- 
tôt ils  jettent  en  plein  désert  les  fondations  d'églises  et  d'abbayes 
autour  desquelles  s'élèveront  des  villes.  Saint  Gall,  le  disci])le 
de  Colomban,  cherchait  dans  la  solitude  un  lieu  où  il  pût  finir 
ses  jours  terrestres.  Un  diacre  l'accompagnait,  peu  rassuré,  par- 
lant d'ours,  de  loups  et  de  sangliers  et  toujours  prêt  à  s'ar- 
rêter pour  prendre  du  repos  :  «  Marchons  !  »  disait  le  missionnaire, 
mais  son  pied  s'embarrasse  dans  des  broussailles  et  il  tombe  :  — 
«  C'est  ici  que  je  me  reposerai  pendant  des  siècles,  »  s'écrie-t-il; 
et,  faisant  une  croix  avec  une  branche  de  coudrier,  il  la  i>lanto  en 
terre  et  y  susi^end  des  reliques  qu'il  portait  avec  lui.  La  petite 
brandie  devint  un  grand  arbre,  qui  étendit  ses  rameaux  au  loin, 
car  à  l'endroit  où  le  saint  était  tombé  s'éleva  le  monastère  de  Saiut- 
Call,  qui  devint  une  seigneurie  puissante,  une  grande  école  et  un 
foyer  de  civilisation.  L'histoire  et  la  légende  de  ces  missions  ti-ans- 
portent  l'esprit  au  commencement  des  choses  ;  on  s'y  croit  au 
lendemain  de  la  création  du  monde.  Hommes  et  animaux  vivent 


ÉTUDES  SUR  l'histoire  d'allemagne.  395 

confondus  dans  une  sorte  de  familiarité.  Pendant  la  première  nuit 
qu'il  passa  auprès  de  la  branche  consacrée,  saint  Gall  vit  venir  un  ours 
qui  mangea  les  restes  de  son  repas  :  «  Au  nom  du  Christ,  lui  dit-il, 
retire-toi  de  cette  vallée  ;  tu  partageras  avec  nous  les  montagnes  et 
les  collines,  à  condition  que  tu  ne  fasses  aucun  mal  ni  aux  troupeaux, 
ni  aux  hommes.  »  Saint  Gall  avait  appris  de  son  maître  l'art  de  char- 
mer les  bêtes,  car  on  disait  que,  lorsque  Golomban  traversait  une 
foret,  les  oiseaux  voltigaient  autour  de  lui  et  les  écureuils  venaient 
se  poser  sur  sa  main.  Mais  le  trait  le  plus  poétique  de  l'histoire  des 
Irlandais,  c'est  la  lutte  de  la  religion  chrétienne  contre  la  vieille  re- 
ligion naturaliste,  de  la  métaphysique  contre  la  mythologie,  du  Christ 
contre  les  esprits  des  terres  et"  des  eaux.  Saint  Gall  entendit,  un  soir 
qu'il  jetait  ses  filets  dans  un  lac,  un  dialogue  entre  le  démon  de  la 
montagne  et  le  démon  des  eaux  :  —  «  Lève-toi,  disait  le  premier; 
au  secours!  Des  étrangers  sont  venus  qui  m'ont  chassé  de  mon 
temple  !»  —  Et  l'autre  répondait  :  —  a  Mais  en  voici  un  justement 
auquel  je  ne  pourrai  jamais  nuire  ;  j'ai  voulu  détruire  ses  filets,  et 
je  m'avoue  vaincu  et  je  pleure,  car  il  est  toujours  ceint  du  signe  de 
la  croix  et  ne  sommeille  jamais!  »  —  Quelquefois  ces  esprits  dépos- 
sédés apparaissaient  sous  la  figure  de  femmes  nues  et  jetaient  des 
pierres  ;  mais  le  signe  de  la  croix  les  faisait  fuir  le  long  des  eaux  et 
l'on  entendait  leurs  cris,  leurs  lamentations  et  la  question  qu'ils 
faisaient  :  «  Le  chrétien  est-il  encore  dans  notre  désert?  » 

Les  missionnaires,  qui  s'en  vont  ainsi  dans  un  monde  inconnu, 
sans  le  secours  d'un  roi  ou  d'un  prince,  sans  argent  et  sans  armes, 
seront- ils  capables  d'achever  l'œuvTe  si  hardiment  commencée? 
Malgré  les  ;*uxiliaires  que  leur  envoient  les  communautés  de  la  mère 
patrie,  ils  ne  sont  qu'une  poignée  d'hommes  dans  cette  immense 
Germanie.  Aussi  n'en  ont-ils  cou'-juis  que  les  abords.  Par  leurs  mo- 
nastères qui  ont  été  des  écoles  de  travail  intellectuel  et  agricole,  et 
d'oîi  sont  sortis  des  prêtres  et  des  évéques  meilleurs  que  les  con- 
temporains de  Grégoire  de  Tours,  ils  ont  affermi  le  christianisme  en 
Austrasie  et  l'ont  assuré  contre  tout  retour  offensif.  En  Allemannie 
et  en  Bavière,  sur  le  Haut-Rhin  et  sur  le  Haut-Danube,  des  évêchés 
ont  été  relevés  ou  créés  par  eux  ;  mais  ces  églises  ne  sont  pas  or- 
ganisées; elles  ne  s'appuient  pas  les  unes  sur  les  autres;  elles  n'ont 
point  de  chef  commun,  et  cependant  il  reste  à  faire  de  grands  ef- 
forts ,  car  la  Thuringe ,  cœur  de  la  Germanie ,  ne  possède  encore 
que  de  rares  chapelles  et  la  grande  Saxe  est  païenne  tout  entière. 
A  quelque  distance  du  Rhin  et  du  Danube,  le  missionnaire  est  aven- 
turé. Il  peut  s'assurer  l'appui  de  quelque  chef  et  jeter  la  semence 
de  la  parole  chrétienne,  attii*er  autour  de  lui  la  population,  l'éton- 
ner par  l'austérité  de  sa  \ie  et  la  nouveauté  de  ses  discours,  parles 
vêtemens  sacerdotaux  dont  il  se  revêt  aux  jours  de  fête  et  dont 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'éclat  contraste  avec  sa  pauvreté,  par  ses  actes  hardis,  par  l'impu- 
nité des  offenses  qu'il  fait  aux  anciens  dieux,  car  les  statues  et  les 
arbres  sacrés  sont  abattus  par  sa  hache,  les  sources  reçoivent  sa 
bénédiction  et  la  pierre  des  sacrifices  ne  se  soulève  pas  pour  ren- 
verser l'autel  qu'il  y  a  dressé.  Les  pauvres  gens  auxquels  il  enseigne 
le  travail  et  dont  il  assure  l'existence  forment  sa  clientèle.  Une 
communauté  est  ainsi  groupée  autour  de  la  petite  église  en  bois,  à 
portée  de  la  cloche  qui  appelle  à  la  prière  et  qui  fait  fuir  les  esprits, 
car  ceux-ci  ne  peuvent  demeurer  dans  le  voisinage  des  chrétiens, 
et  les  paysans,  au  dire  de  la  légende,  trouvent  parfois  dans  leur  voi- 
ture de  toutes  petites  pièces  d'or  déposées  par  d'imperceptibles 
gnomes  qui  émigrent,  et,  après  s'être  assis  une  partie  du  chemin 
sur  le  char  qui  passait,  ont  honnêtement  payé  le  prix  du  transport. 
Mais  les  gnomes,  comme  les  esprits  de  la  montagne  ou  des  eaux, 
ne  s'en  vont  jamais  loin.  Ils  attendent  et  demandent  si  le  chrétien 
est  toujours  là.  Le  chrétien  y  resterait-il  toujours?  C'était  une  ques- 
tion, car  le  paganisme  avait  dans  l'Allemagne  du  INord  et  dans  la 
Scandinavie  la  force  de  se  défendre  et  d'attaquer. 

Sur  ces  Germains  demeurés  Germains  et  restés  en  Germanie,  le 
christianisme  ne  pouvait  avoir  prise  comme  sur  les  peuples  dé- 
paysés, Goths,  Vandalesf  et  Francs.  Les  Saxons,  les  Frisons,  les 
Scandinaves  vivent  comme  leurs  ancêtres.  Au-dessus  du  non-libre 
et  du  simple  libre,  ils  ont  le  noble,  qui  est  en  même  temps 
un  prêtre.  Cette  aristocratie,  sacerdotale  et  guerrière  tout  à  la  fois, 
a  une  horreur  instinctive  pour  le  prêtre  chrétien,  qu'elle  croit  en- 
voyé pour  la  soumettre  à  l'impôt  et  aux  lois  de  l'étranger.  Elle  est 
la  prêtresse  d'Odiii,  le  dieu  de  la  guerre,  dont  le  culte  héroïque  et 
sanglant  convient  à  ses  mœurs.  Au  milieu  du  vif  siècle,  la  Saxe  a 
secoué  le  joug  des  Francs  et  elle  a  pris  contre  eux  l'offensive,  il  y  a 
comme  un  monde  du  Nord  opposé  à  cette  Gaule  où  l'église  et  la 
royauté  tombent  en  décadence  et  semblent  près  de  la  ruine.  Saxons 
et  Scandinaves  sont  des  conquérans,  et  leurs  émigrations  armées 
semblent  annoncer  une  invasion  nouvelle.  Il  ne  sulïira  point  pour 
les  convertir  que  des  missionnaires  leur  apportent  des  paroles  in- 
compréhensibles et  leur  donnent  des  représentations  de  la  foi.  Pour 
achever  l'évangélisation  de  la  Germanie,  il  faudra  de  grands  efforts, 
la  persévérance  et  l'esprit  de  suite  d'une  politique  bien  conduite.  Il 
faudra  aussi,  —  car  la  \ieille  religion  est  enracinée  dans  le  pa\s 
et  dans  les  cœurs,  et  la  nouvelle  offense  trop  violemment,  non-seu- 
lement les  croyances,  mais  la  conception  tout  entière  que  les  Ger- 
mains ont  de  la  vie  et  de  l'humanité,  —  il  faudra,  dis-je ,  le  fer  et 
le  feu.  A  cette  œuvre,  la  papauté  fournira  la  politique  et  Charle- 
magne  le  fer  et  le  fou. 

ËBNE8T  LaviSSE. 


LES     RELATIONS 


DE 


LA  FRANCE  ET  DE  LA  PRISSE 


DE    1867    A    1870 


IV  . 


LES  NOUVELLES  TENDANCES  DE  LA  PRUSSE.  —  LA  PRUSSE  ET  L'AUTRICHE. 
—  L'ENTREVUE  DOOS.  —  LES  PUISSANCES  ET  LES  COMPLICATIONS  ORIEN- 
TALES. 


I. 

Le  cabinet  de  Berlin,  après  s'être  débattu  dans  un  double  cou- 
rant entre  la  crainte  et  les  résolutions  violentes ,  avait  repris  son 
sang-froid.  Il  s'était  convaincu  que  le  sentiment  public  en  Allemagne 
n'avait  répondu  qu'imparfaitement  aux  excitations  de  sa  presse;  il 
s'apercevait  aussi  que  l'Europe  commençait  à  se  lasser  de  ces  alertes 
incessantes,  qui  à  tout  propos  remettaient  la  paix  en  question.  Les 
cours  étrangères  se  montraient  inquiètes  ;  elles  ne  dissimulaient  pas 
les  appréhensions  que  leur  causait  l'éventualité  d'un  conflit.  II  leur 
semblait  que  la  Prusse ,  démesurément  agrandie ,  avait  mauvaise 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1*'  ei  du  15  janvier,  et  du  i"  février. 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grâce  de  récriminer  et  de  poursuivre,  sans  égards  pour  de  légi- 
times intérêts,  de  nouvelles  extensions.  Ces  doléances,  interprétées 
dans  les  correspondances  de  la  diplomatie  prussienne,  servaient  de 
thème  auprès  du  roi  Guillaume  aux  détracteurs  du  ministre.  Ils  di- 
saient que  les  témérités  de  sa  politique  conduiraient  tôt  ou  tard  à 
des  catastrophes.  On  trouvait  qu'après  tant  d'étapes,  si  glorieuse- 
ment et  si  rapidement  parcourues,  il  était  sage  de  reprendre  haleine, 
de  borner  sa  tâche  à  l'assimilation  des  provinces  conquises,  à  l'or- 
ganisation de  la  confédération  du  Nord,  et  que,  pour  l'accomplis- 
sement d'une  œuvre  aussi  laborieuse,  il  importait  de  ne  provoquer 
personne.  On  estimait  qu'il  serait  imprudent  de  pousser  Napoléon  III 
à  bout  et  d'alTronter  une  guerre  avec  la  France  tant  que  l'Allemagne 
ne  se  serait  pas  réconciliée  avec  les  événemens  de  1866  et  qu'il  pour- 
rait rester  le  moindre  doute  sur  les  sentimens  du  Midi  et  sur  l'exé- 
cution résolue  des  traités  d'alliance.  Les  déclarations  que  le  prince 
de  Hohenlohe  venait  de  faire  devant  les  chambres  sous  la  pression  de 
l'opinion  publique  n'autorisaient  pas  à  croire  que  déjà  on  pût,  en  tout 
état  de  cause,  compter  sur  l'ardent  concours  de  la  Bavière  (1). 


(1)  Di^p^che  d'Allemagne.  —  «  Les  déclarations  du  prince  de  Hohenlohe  sont 
de  nature  à  mécontenter  la  Prusse;  les  journaux  n'attendaient  qu'un  signal  du  gou- 
vernement pour  manifester  leur  indignation.  Le  signal  n'a  pas  été  donné,  M.  de  Bis- 
marck a  proféré  se  montrer  satisfait.  C'est  adroit  et  judicieux.  II  se  rend  compte  des 
diflicultés  qui  accablent  le  premier  ministre  du  roi  Louis.  Il  sait  que  la  Bavière  n'est 
pas  disposée  à  se  fusionner  avi'c  le  Nord  et  que,  s'il  voulait  lui  imposer  le  pro- 
gramme du  parti  national,  il  se  heurterait  aux  intérêts  dynastiques  et  aux  vœux  popu- 
laires. Il  '^e  place  dès  lors  sur  le  terrain  où  la  Bavière  est  d'elle-même  disposée  à  se 
placer.  Le  prince  de  Hohenlohe  ne  voulant  pas  entrer  dans  la  confédération  du  Nord 
et  le  Wurtemberg  ne  se  souciant  pas  d'une  confédération  du  Sud,  on  en  est  réduit  à 
chercher  une  formule  qui  permette  de  constituer  l'unité  par  dos  institutions  iden- 
tiques et  par  la  solidarité  des  intérêts  économiques  et  militaires.  La  presse  natio- 
nale se  refuse  à  admettre  des  transactions,  elle  s'attaque  au  prince  de  Ilubcnlolic, 
elle  demande  la  mise  en  accusation  du  baron  de  Dalwigh,  le  ministre  du  grand-duc 
de  nes«o;  elle  réclame  des  garnisons  pru«8iennes  à  Kehl  et  à  Rastadt.  Le  grand-duc 
de  Bade,  qui  veut  passer  à  tout  prix  le  Main,  avec  armes  et  bagages,  s'impatiente. 
On  dii  que  récemment  il  aurait  livré  à  son  beau-père,  le  roi  Guillaume,  un  vc  rii.ililo 
assaut  pour  se  faire  ouvrir  les  portes  de  la  confédération  du  Nord. 

«  Les  déclarations  du  prince  de  Hohenlohe  ont  un  grand  retentispemcnt  ».•  .1..»- 
magne;  elles  serviront  à  calmer  en  France,  il  faut  l'espérer,  les  appréhoDsIons  «in- 
cères  ou  calculées  de  ceux  qui  tionnont  l'unité  germanique,  par  l'attraction  que  la 
confédération  du  Nord  exercerait  sur  le  Midi,  comme  un  fait  déjà  accompli.  L'échange 
inusité  de  courriers  qui  a  eu  lieu  dans  ces  derniers  temps,  entre  Borlin  et  .Munich, 
permet  do  supposer  que  le  comte  do  ISisuiarck  a  eu  de  la  peine  à  sanctionner  le 
programme  bavarois.  S'il  no  s'en  accommodait  pas,  il  serait  exigeant,  car  le  roi 
Louis,  ramené  aux  sympathies  prussiennes  par  l'influence  de  sa  mère  et  do  son  mi- 
niHlre  dirigeant,  aurait  promis  au  roi  Guillaume,  en  échange  do  son  assentiment 
à  la  politique  de  son  gouvernctncnl,  le  concours  le  plus  loyal,  et  il  aurait  mémo 
engagé  sa  parole  qu'en  cas  de  guerre  il  n'hésiterait  pas  à  marcher  sous  sa  ban- 
nière. ■ 


LA    FRAJNCE    ET    LA    PRUSSE    DE    !l  867    A    ISTQ.  399 

Le  roi  Guillaume  n'avait  pas  les  hardiesses  du  joueur  ;  c'était  un 
esprit  pondéré,  méthodique,  timide  plutôt  qu'entreprenant;  il  ne 
se  souciait  pas  de  violenter  la  fortune  et  de  risquer  sur  un  coup  de 
dé,  sans  la  certitude  absolue  du  succès,  les  résultats  acquis.  Les 
ministres  tombent  du  pouvoir  et  manquent  la  gloire,  mais  les  sou- 
verains perdent  leur  couronne  et  compromettent  les  destinées  de 
leur  pays.  —  Le  roi  et  son  conseiller  n'étaient  pas  toujours  d'accord. 
M.  de  Bismarck  avait  un  grand  respect  et  un  profond  attachement 
pour  ((  son  maître,  »  mais  il  regrettait  les  timidités,  les  partis-pris 
et  les  faiblesses  de  ce  maître  pour  d'anciens  serviteurs  qui  se  permet- 
taient de  critiquer  ses  actes  et  de  miner  son  crédit  (11.  Ce  grand 
politique  ne  supportait  pas  les  coups  d'épingle.  Il  déplorait  l'in- 
fluence que  des  personnalités  subalternes  exerçaient  sur  l'esprit  du 
roi.  «  Je  supporte  bien  la  lutte  contre  des  adversaires  sérieux,  con- 
vaincus, disait-il,  contre  une  assemblée,  contre  des  partis  hostiles  : 
elle  est  rationnelle;  inévitable,  mais  ce  qui  me  brise,  c'est  la  lutte 
sourde  contre  des  hommes  sans  valeur,  contre  des  inimitiés  traî- 
tresses s'exerçant  sur  une  âme  honnête,  élevée,  mais  timorée.  C'est 
une  toile  d'araignée  à  défaire  chaque  jour,  c'est  l'œuvre  nocturne  de 
Pénélope,  mes  nerfs  s'en  ressentent  et  ma  patience  souvent  est  mise 
aux  plus  rudes  épreuves.  »  Le  comte  de  Bismarck  s'irritait  des 
obstacles,  il  se  plaignait  d'être  méconnu,  payé  d'ingratitude,  il  mau- 
dissait le  pouvoir.  Richelieu  a  connu  de  plus  grandes  amertumes  ; 
il  a  subi  les  angoisses  humiliantes  de  la  journée  des  Dupes,  a  Vingt 
pieds  carrés,  disait-il  en  faisant  allusion  au  cabinet  de  Louis  XllI, 
me  donnent  plus  de  peines  que  toute  l'Europe.  » 

Il  ne  devait  pas  coûter  cette  fois  au  ministre  de  se  prêter  à  la  vo- 
lonté royale.  Les  intérêts  de  sa  politique  se  conciliaient  avec  les 
vues  de  sou  maître  :  il  passa  de  la  violence  à  la  modération.  Ses  re- 

f  I)  Dépêche  de  Berlin.  —  «  Le  court  séjour  que  le  comte  de  Golu  a  fait  à  Berlin  a 
donné  lieu  à  plus  d'un  incident.  Le  ministre  et  l'ambassadeur  se  sout  exp-imé^  l'un 
sur  l'autre  avec  peu  de  tempérance.  Si  le  comte  de  Bismarck  témoigne  peu  d'égards  à 
ses  collègues  du  conseil,  il  n'agit  pas  avec  moins  de  violence  contre  les  adversaires 
qu'il  rencontre  jusque  sur  les  marches  du  trône.  La  distance  est  grande  entre  lui  et 
le  prince  royal,  qui  le  rend  responsable  de  l'irritation  persistante  de  l'opinion  publique 
dans  les  provinces  annexées.  Le  mécontentement  ne  s'apaiserait  pas  en  Hanovre  ; 
M.  de  Bennigsen  méconseillerait  le  voyage,  il  craindrait  que  Sa  Majesté  ne  fût  expo- 
sée à  un  fâcheux  accueil.  Les  rapports  du  plénipotentiaire  militaire  à  Munich  ne 
seraient  pas  plus  rassuians.  » 

Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Le  comte  d'Usedom,  qui  vient  de  passer  plusieurs  se- 
maines à  Berlin,  m'a  parlé  des  voies  obscures  dans  lesquelles  la  Prusse  s'est  engagée; 
il  manifeste  des  inquiétudes  au  sujet  du  maintien  de  la  pais.  Il  ne  ménag&  pas  les 
critiques  à  M.  de  Bismarck,  il  énumère  avec  complais-ance  ses  fautes;  il  dit  qu'il 
n'aime  pas  les  programmes  et  qu'il  n'est  pas  aisé  de  s'entretenir  avec  lui  des  éven- 
tualités de  l'avenir.  • 


AOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tours  étaient  soudains,  déconcertans.  Son  courroux  et  son  bon  vouloir 
se  réglaient  au  gré  des  circonstances.  11  pouvait,  sans  rien  sacrifier 
ni  compromettre,  manifester  des  tendances  pacifiques.  Par  ses  af- 
firmations hautaines  et  ses  procédés  discourtois,  il  avait  atteint  son 
but;  il  avait  impressionné  la  France,  inquiété  l'Autriche  et  rappelé 
au  respect  de  leurs  engagemens  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  :  le 
comte  de  Beust  protestait  de  ses  sentimens  germaniques,  Napoléon  111 
affectait  la  résignation  ;  au  parlement,  les  libéraux  faisaient  litière  de 
leurs  principes,  et  les  cours  du  Midi  s'appliquaient  de  leur  mieux  à 
faire  sanctionner  par  les  chambres  des  traités  qui  consacraient  leur 
asservissement. 

M.  de  Bismarck,  son  évolution  accomplie,  s'étonnait  qu'on  se  fût 
mépris  sur  la  pensée  dont  il  s'inspirait  en  adressant  à  ses  agens, 
au  lendemain  d'une  entrevue  menaçante,  une  circulaire  confiden- 
tielle qui,  par  lefaitd'nne  indiscrétion,  avait  été  livréeà  la  publicité; 
il  ne  pouvait  pas  prévoir  le  retentissement  que  ses  paroles  auraient 
à  l'étranger  et  s'attendre  au  déplaisir  qu'elles  causeraient  à  ses 
alliés  du  Midi.  Il  s'était  flatté  qu'en  reconnaissant  les  obligations  qui 
découlent  du  traité  de  Prague,  on  n'attacherait  qu'une  importance 
secondaire  aux  espérances  qu'à  titre  de  consolation  il  avait  laissé  en- 
trevoir à  ses  partisans  dans  un  avenir  indéterminé.  Pouvait-il,  après 
le  concert  qui  s'était  établi,  à  la  face  de  l'Europe,  entre  les  deux 
empereurs,  décourager  le  sentiment  national  qui,  au  jour  du  dan- 
ger, serait  sa  force?  La  Prusse  n'était-elle  pas  autorisée  à  se  pré- 
munir contre  une  agression  éventuelle  en  voyant  la  diplomatie  fran- 
çaise en  Allemagne  s'attaquer  à  sa  politique,  contrecarrer  sa  légitime 
influence  auprès  des  cours  méridionales? 

Tels  étaient  les  argumens  que  le  chancelier  faisait  valoir  pour  ex- 
pliquer ses  griefs  et  justifier  ses  récriminations.  Il  disait  qu'il  n'avait 
rien  négligé  pour  entretenir  avec  le  cabinet  des  Tuileries  des  rela- 
tions confiantes  ;  il  avait  prescrit  au  comte  de  Goltz  une  attitude  ami- 
cale, il  lui  avait  recommandé  de  se  montrer  rassuré  par  les  manifes- 
tations personnelles  de  l'empereur  et  par  les  déclarations  de  son 
gouvernement  sur  la  portée  de  l'entrevue  de  Salzbourg.  Il  lui  avait 
donné  l'ordre  de  nous  tranquilliser  sur  la  loyale  exécution  du  traité 
de  Prague,  sans  admettre  toutefois  notre  intervention  dans  des  ar- 
rangemens  auxquels  nous  n'avions  pas  participé  (1). 

(1)  nép<*che  de  Berlin.  —  «  Il  Rufflt  au  comte  de  Biamarck  d'avoir  cmpôcb(^  la  con- 
fédération du  Sud.  Son  intoniion  n'est  pas  de  braver  la  fortune  en  poursuivant  la 
m/^diatisation  constitutionnelle  absolue  des  souverains  dont  l'ind^pondanco  a  sur- 
v/'cu  à  la  guerre  de  1866.  Isolés  les  uns  des  autres,  les  états  du  Midi  imnrront  de 
moins  en  moins  se  passer  de  l'appui  de  la  Prusse.  Il  le  leur  assurera  au  moyen  d'ar- 
rangromcns  particuliers  qui  auront  le  caractère  do  combinaisons  internationales,  de 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  18/0.         AOl 

A  l'appui  des  déclarations  calmantes  qu'il  adressait  à  ses  agens  (1), 
le  cabinet  du  roi  nous  donnait  des  gages  effectifs  de  ses  seniimens 
pacifiques.  Il  réglait  sa  politique  orientale  d'après  la  nôtre,  et  il 
reprenait  avec  le  ministre  de  Danemark  à  Berlin  les  pom'parlers 
si  bruyamment  rompus  au  mois  de  juillet  par  l'étrange  méprise  du 
sous-secrétaire  d'état.  Il  informait  aussi  le  gouvernement  néerlan- 
dais qu'il  avait  fait  sortir  de  Luxembourg  tout  le  matériel  de  guerre 
et  que  les  troupes  qui  restaient  dans  la  citadelle  allaient  être  retirées. 
Il  espérait,  en  échange,  que  la  Hollande  procéderait  au  démantèle- 
ment de  la  place,  dès  que  le  dernier  soldat  prussien  en  serait  sorti. 
L'évacuation  avait  été  différée  tant  que  les  appréhensions  d'une 
guerre,  soit  qu'on  dût  la  subir,  soit  qu'on  voulût  la  provoquer, 
étaient  prédominantes  à  Berlin.  Les  communications  faites  au  cabi- 
net de  La  Haye  ne  pouvaient  plus  laisser  de  doutes  sur  les  disposi- 
tions du  gouvernement  prussien  :  elles  dénotaient  une  franche  con- 
fiance dans  le  maintien  de  la  paix. 

L'attitude  du  chancelier  au  Reichstag  n'était  pas  moins  rassurante; 
il  calmait  les  ardeurs  patriotiques  des  nationaux  et  les  alarmes 
particularistes  du  Midi.  Il  employait  son  ascendant  sur  les  chefs 
des  différentes  fractions  parlementaires  pour  enlever  à  l'adresse  au 
roi  (2)  tout  caractère  irritant  pour  les  susceptibilités  du  dehors. 

façon  à  satisfaire  tous  les  goûts  et  à  ménager  les  susceptibilités  des  puissances  étran- 
gères. C'est  par  le  caractère  international  et  conditionnel  des  transactions  qui  inter- 
viendront dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché  que  les  rapports  des  états  du  Sud 
avec  la  Prusse  se  distingueront  du  statut  constitutionnel  qui  forme  la  base  fondamen- 
tale de  la  confédération  du  Nord  en  un  tout  compact  et  indivisible  à  jamais.  » 

(1)  Circulaire  prussienne.  —  «  Il  me  revient  que  la  circulaire  du  7  septembre,  que 
TOUS  avez  communiquée  au  gouvernement  auprès  duquel  vous  êtes  accrédité,  a  été 
dans  certains  cercles  mal  interprétée.  Malgré  la  clarté  de  ma  dépêche,  on  y  a  vu  l'in- 
tention d'eiercer  une  pression  morale  sur  les  états  du  Midi  pour  les  forcer  à  entrer 
malgré  eux  dans  la  confédération  du  Nord.  Le  gouvernement  du  roi  maintiendra  cer- 
tainement avec  fermeté  les  rapports  et  les  conventions  avec  les  gouvememens  du 
Midi,  mais  il  est  fort  éloigné  de  vouloir  exercer  la  moindre  pression  sur  la  libre  déter- 
mination de  ses  alliés.  Nous  les  laisserons  toujours  parfaitement  libres  de  resserrer  à 
leur  gré,  maintenant  ou  plus  tard,  les  liens  qui  les  rattachent  au  Nord.  Le  gouver- 
nement du  roi  désire  rester  en  bonne  intelligence  avec  tout  le  monde,  mais  il  consi- 
dère comme  un  devoir  d'achever  l'édifice  dont  le  sentiment  national  a  jeté  les  bases 
et  de  fonder  le  bonheur  des  nouvelles  parties  de  la  monarchie  sur  une  paix  durable, 
seule  capable  de  couronner  une  œuvre  difficile.  » 

(2)  Le  parlement  décida  que  l'adresse  serait  portée  au  roi,  qui  voyageait  dans  le 
midi  de  l'Allemagne.  C'est  à  Nuremberg,  la  vieille  cité  impériale,  choisie  à  dessein,  que 
la  députation  fut  reçue.  Guillaume  !••■  venait  de  saluer  à  Hohenzollern  le  berceau  de  ses 
ancêtres  et  il  allait  recevoir  à  Augsbourg,  la  ville  de  Charles-Quint,  le  roi  de  Bavière, 
On  ne  négligeait  aucune  occasion  pour  raviver  les  souvenirs  du  saint-empire.  Le  roi 
Louis,  qui  ne  s'était  prêté  à  l'entrevue  qu'à  son  corps  défendant,  en  revint  fort  sati»- 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  26 


A02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  il  était  difficile  de  tempérer  les  passions  d'une  asserablée  aussi 
jeune,  avide  de  bruit  et  n'ayant  pas  le  sentiment  de  la  responsabilité 
politique,  ni  le  respect  des  convenances  internationales.  S'arrêter 
à  mi-chemin,  ajourner  la  réalisation  d'une  œuvre  si  glorieusement 
commencée  n'était  pas  un  sacrifice  ordinaire.  M.  de  Bismarck 
aimait  la  lutte,  il  y  excellait,  elle  répondait  à  son  tempérament; 
sa  popularité  y  trouvait  l'avantage  de  ne  pas  s'user  dans  les  dé- 
bats intérieurs  avec  une  opposition  mesquine,  frondeuse  et  déni- 
grante. 

La  diplomatie  française  suivait  avec  une  attention  anxieuse  les 
manifestations  du  ministre  prussien,  elle  pressentait  ses  desseins, 
elle  savait  qu'ils  étaient  menaçans  pour  la  grandeur  et  la  sécurité 
de  la  France.  Mais,  dans  ses  correspondances  au  jour  le  jour,  elle 
n'avait  pas  de  parti-pris,  elle  ne  s'inspirait  d'aucune  pensée  hostile 
à  l'Allemagne  ;  si  elle  signalait  les  symptômes  alarmans,  elle  rele- 
vait avec  empressement  tout  ce  qui  pouvait  réconcilier  le  gouver- 
nement do  l'empereur  avec  la  transformation  qui  s'opérait  à  nos 
portes.  L'histoire  sera  plus  clémente  pour  elle  que  le  comte  de  Bis- 
marck, qui,  dans  ses  circulaires  de  1870,  l'a  violemment  mise  en 
cause.  Il  lui  reprochait  alors  peu  courtoisernent  son  ineptie,  sa  mé- 
connaissance de  l'Allemagne,  il  l'accusait  d'avoir  poussé  aux  réso- 
lutions téméraires  en  entretenant  le  gouvernement  de  l'empereur 
dans  de  funestes  illusions.  Il  la  frappe  aujourd'hui  pour  avoir  été 
trop  clairvoyante. 

Le  gouvernement  prussien  était  en  veine  de  sagesse,  il  sentait 
qu'il  avait  fait  fausse  route,  il  cherchait  à  revenir  sur  ses  pas  et  à 
réparer  ses  erreurs.  Il  ne  se  bornait  pas  à  rassurer  l'Europe,  qu'il 
n'avait  cessé  d'alarmer  depuis  deux  ans,  il  s'efforçait  de  regagner 
les  sympathies  de  l'Allemagne  qu'il  s'était  aliénées  par  la  violence 
de  ses  procédés.  On  pouvait  craindre  qu'au  jour  des  épreuves  les 
populations,  au  lieu  de  se  rallier  autour  de  la  Prusse,  ne  se  re- 
tournassent contre  elle ,  en  cas  de  revers ,  pour  échapper  à  sa 
domination.  Le  roi,  dans  de  récens  voyages  à  travers  deux  de 
ses  nouvelles  provinces,  la  îlesse  électorale  et  le  grand-duché  de 
Nassau,  avait  été  frappé  de  l'impopularité  de  son  gouvernement  (l). 


fait.  Le  roi  de  Prusse  avait  su  capter  sa  conRance,  si  bien  qu'il  s'engagea  à  marcher. 
en  cas  de  guerre,  résolument  sous  sa  bannière.  Il  était  arrivé  à  Au^sbourg  comiu« 
roi  de  Bavière  et  il  en  était  reparti,  disait-on,  commo  préfet  prussien. 

[l)  Dépêche  d'Allemagne,  31  juillet  18G7.  —  «  Le  roi  do  Prusse  a-t-îl  été  bl< 
inspiré  en  allant  à  Wiesbaden?  C'est  ce  que  beaucoup  do  personnes  se  sont  demantf 
hier  après  son  entrée  dans  rancicnno  capitale  du  duché  do  Nassau.  La  spontanéité 
l'élan  du  cœur  ont  fait  absolument  défaut  à  cotte  féto.  A  côté  des  couleur»  prussienne 
flottaient  partout,  en  signe  de  protestation,  les  couleurs  du  pays.  Los  populations  da 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         A03 

11  avait  su  par  les  autorités  municipales  qui.,  par  ordre,  étaient 
venues  le  complimenter,  que  son  ministère  n'avait  tenu  compte, 
dans  ses  instructions,  ni  des  habitudes,  ni  des  intérêts  locaux 
de  ses  nouveaux  administrés.  Frappé  de  ces  doléances,  il  avait 
reconnu  les  fautes  commises  et  promis  d'y  porter  remède.  Les  mi- 
nistres n'étaient  pas  restés  insensibles  au  blâme  qui  leur  était  in- 
fligé, mais  ils  ne  s'étaient  soumis  que  dans  une  mesure  étroite  aux 
observations  du  roi.  Les  plaintes  s'étant  accentuées  en  même  temps 
que  le  danger  d'un  conflit  avec  la  France  apparaissait  plus  immi- 
nent ,  on  comprit  à  Berlin  qu'il  était  urgent  de  changer  de  système 
et  de  racheter  par  des  procédés  plus  généreux  la  politique  à  ou- 
trance que  la  bureaucratie,  sous  prétexte  d'énergie,  poursuivait  dans 
les  provinces  annexées.  Aussi  l'irritation  s'étail-elle  sensiblement 
calmée  depuis  qu'on  était  revenu  sur  les  actes  qui  avaient  le  plus 
vivement  mécontenté.  Des  délégués  avaient  été  appelés  à  Berlin  pour 
régler  les  différends  et  atténuer  autant  que  possible  la  transition  d'un 
règne  à  l'autre.  Le  gouvernement  avait  surtout  été  bien  inspiré  en  res- 
tituant aux  provinces  conquises  leurs  caisses  domaniales  et  en  trai- 
tant avec  une  magnificence  qu'on  ne  lui  soupçonnait  pas  les  princes 
dépossédés.  Le  sort  du  roi  de  Hanovre  et  du  duc  de  Nassau  n'avait 
plus  rien  d'aflligeant.  Il  semblait  qu'en  les  comblant  on  eût  voulu 
en  faire  un  sujet  d'envie  pour  tous  les  princes  allemands.  On 
assurait  au  roi  de  Hanovre,  sans  porter  atteinte  à  sa  dignité  par  la 
condition  préalable  d'une  abdication,  un  capital  d'environ  120  mil- 
lions de  francs.  Le  duc  de  Nassau,  dont  le  règne  s'était  passé  en 
conflits  avec  ses  états  au  sujet  de  ses  biens  domaniaux,  se  trouvait 
avoir  300,000  francs  de  revenu  de  plus  qu'il  n'avait  étant  prince 
régnant. 

Cette  conversion  inattendue  à  des  actes  de  générosité  si  peu  con- 
formes aux  traditions  de  la  cour  de  Prusse  permettait  de  supposer 
-qu'en  accordant  à  ces  deux  souverains  des  compensations  pécu- 
niaires aussi  considérables,  on  avait  voulu  donner  des  primes  d' en- 
campagnes  s'étaient  abstenues,  et,  dans  le  cortège  organisé  par  les  soins  et  sous  la 
pression  de  la  régence,  ne  figuraient  que  les  élèves  des  écoles  et  des  gymnases  et 
quelques  jeunes  filles  vêtues  de  blanc.  Quantité  de  Prussiens  du  Nord,  mus  par  un 
seutiment  patriotique,  étaient  accourus  de  tous  côtés  pour  suppléer,  par  leurs  dé- 
monstrations, aui  acclamations  de  la  population  indigène.  Sans  le  concours  d  eié- 
mens  étrangers,  qui  tenaient  à  assister  le  roi  dans  une  épreuve  un  peu  risquée,  on 
en  serait  sans  doute  à  regretter  une  démarche  qui,  généralement,  a  paru  préma- 
turée. Le  roi  avant  de  se  rendre  à  Wiesbaden  est  allé  inspecter  la  garnison  de 
Mayence.  Cette  démarche  faite  en  l'absence  du  grand-duc  de  Hesse,  dans  une  ville 
qui  ne  dépend  pas  de  la  confédération  du  i\ord,  et  peut-être  sans  avis  préalable  donné 
au  souverain  territorial,  est  considérée  comme  une  prise  de  possession  morale  con- 
traire à  l'esprit  du  traité  de  Prague.  » 


hOk  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

couragement  aux  princes  allemands  disposés  à  aliéner  leurs  cou- 
ronnes. «  Ils  devraient  bien,  disait-on,  suivre  l'exemple  de  ce  lord 
qui,  ayant  laissé  dans  un  steeple-chase  à  un  buisson  un  pan  de  son 
habit,  s'empressa,  pour  se  soustraire  au  ridicule,  de  couper  le  pan 
qui  lui  restait.  » 

L'empereur  ne  demeurait  pas  insensible  au  revirement  qui  s'opérait 
dans  la  politique  prussienne,  elle  ne  lui  avait  valu,  depuis  le  mois 
de  juillet  1866,  que  d'amers  déboires  -,  toutes  ses  promesses  étaient 
restées  en  souffrance  ;  au  lieu  de  lui  faciliter  la  tâche,  elle  avait 
mis  sa  patience  aux  plus  rudes  épreuves.  S'il  avait  évité  des  con- 
flits, ce  n'était  qu'à  force  de  sang-froid  et  de  résignation.  Rien  ne 
pouvait  donc  lui  être  plus  agréable,  au  moment  où  ses  difficultés 
intérieures  allaient  en  grandissant  et  où  l'Italie  lui  causait  de 
graves  soucis,  que  de  voir  la  modération  prévaloir  dans  les  conseils 
du  roi  Guillaume.  Il  constatait  avec  satisfaction  que  les  protesta- 
tions amicales  du  comte  de  Goltz  étaient  confirmées  par  les  cor- 
respondances de  nos  agens  en  Allemagne.  Toutefois,  l'attitude  de 
la  presse  prussienne,  si  bien  disciplinée  cependant,  laissait  à  dé- 
sirer ;  ses  appréciations  ne  cadraient  pas  avec  les  déclarations  offi- 
cielles. 

Les  organes  habituels  du  cabinet  de  Berlin  continuaient  à  s'atta- 
quer à  nos  armemens;ils  rendaient  le  gouvernement  de  l'empereur 
responsable  du  malaise  qui  pesait  sur  l'Europe.  Ils  persistaient,  mal- 
gi"é  nos  dénégations,  à  signaler  nos  préparatifs  en  termes  alar- 
mans  ;  ils  parlaient  d'achats  de  chevaux,  de  la  répartition  de  notre 
armée  le  long  des  frontières  allemandes.  La  Gazette  nationale  fai- 
sait ressortir  le  contraste  entre  les  dépêches  pacifiques  de  M.  de 
iMoustier  et  la  concentration,  dans  les  provinces  de  l'est,  de  60  à 
70,000  hommes.  Elle  se  gardait  bien  de  dire  que  la  Prusse  avait 
75,000  hommes  échelonnés,  en  deux  lignes  profondes,  à  nos  portes, 
entre  Fcrbach  et  Thion ville,  et  que  cette  masse,  mise  sur  le  pied 
de  guerre,  atteindrait  instantanément  un  effectif  de  120,000  com- 
battans.  C'était  à  Paris  bien  plus  qu'à  Berlin  qu'on  avait  lieu  d'être 
inquiet  (1).  Dans  un  pays  comme  la  France,  où  tout  se  fait  au  grand 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Les  assurances  pacifiques  que  la  Prusse  nous  pro- 
digue, soit  par  ses  Journaux,  soit  par  les  organes  do  sa  diplomatie,  et  bien  que  leur 
sincérité  ne  paraisse  pas  douteuse  en  ce  moment,  ne  sauraient  cependant  nous  faire 
perdre  de  vue  le  soin  constant  avec  lequel  elle  s'applique  à  donner  à  ses  arméniens  le 
plus  complet  développement.  Il  est  vrai  qu'en  ce  moinoiil  elle  semble  s'y  consacrer 
avec  une  activité  moins  fiévreuse  que  par  le  passé.  Je  no  8uis  arrivé  du  moins,  i<ar 
mot  observations  personnelles,  à  relever  autour  de  moi  aucun  indice  dénotant  des 
arrière-pensées  qui  seraient  en  contradiction  manifeste  avec  les  déclarations  tran- 
quillisantes qui  ont  pu  vous  Être  données.  Les  pensées  audacieuses  dans  lesquelles 
se  complaisait  l'étal-major  général  lors  de  l'incident  du  Luxembourg  so  sont  «tté- 


LA    FRANCE   ET    LA    PilLSSE    DE    1867    A    1870.  iOÔ 

jour,  il  n'était  pas  diffici'e  de  constater  les  arméniens;  mais  en 
Prusse,  où  tout  ce  qui  touche  à  l'armée  est  considéré  comme  secret 
d'état,  et  avec  une  organisation  qui  permet  une  entrée  en  campa- 
gne presque  immédiate,  les  arsenaux  regorgeant  de  munitions  et 
le  trésor  étant  de  tradition  toujours  en  mesure  de  pourvoir  large- 
ment, pour  cinq  ou  six  mois  au  moins,  aux  dépenses  de  la  guerre, 
il  n'était  pas  aisé  de  contrôler  les  assertions  qu'il  pouvait  convenir 
à  la  politique  de  M.  de  Bismarck  d'émettre.  Il  semblait  que  la 
presse  allemande  regrettât  de  ne  plus  avoir  de  prétexte  pour  exciter 
les  ardeurs  patriotiques  et  entretenir  les  haines  nationales.  C'étaient 
de  fâcheux  symptômes.  Il  était  permis  d'en  conclure  que,  si  le 
gouvernement  prussien  ne  recherchait  pas  les  complications  et  dé- 
sirait se  consacrer  sérieusement  à  son  travail  intérieur,  il  n'entrait 
pas  dans  sa  pensée  de  désarmer  et  d'amener  une  réconciliation 
sincère  entre  les  deux  pays.  Il  lui  convenait,  au  contraire,  de  main- 
tenir en  éveil  le  sentiment  national  en  prévision  d'une  guerre  qu'il 
persistait  à  considérer  comme  inévitable  (1). 

11  était  évident  que  la  Prusse,  tout  en  affirmant  la  paix,  ne  re- 
nonçait pas  à  ses  desseins,  et  le  gouvernement  de  l'empereur  se 
serait  exposé  à  de  cruelles  surprises  s'il  avait  pris  à  la  lettre  les 
déclarations  rassurantes  qui  partaient  de  Berlin,  a  Le  comte  de 


nuées;  le  général  de  Moltke  n'en  est  plus  à  dire,  comme  au  mois  d'avril:  «  Ce  qui 
pourrait  nous  advenir  de  plus  heureux,  c'est  une  guerre  avec  la  France.  »  Les  préoc- 
cupations n'en  restent  pas  moins  tournées  vers  l'éventualité  d'un  conflit,  toutefois 
moins  en  vue  d'une  attaque  qu'en  vue  de  la  défense.  Par  l'activité  qui  se  déploie 
sous  mes  yeui,  je  vois  combien  on  a  hâte  de  transformer  les  recrues  en  soldats  aguer- 
ris à  toutes  les  fatigues.  Les  régimens  sont  en  mouvement  tous  les  jours  dès  cinq 
heures  du  matin,  pour  ne  rentrer  qu'à  onze  heures,  et  le  soir,  jusqu'à  la  nuit  tom- 
bante, les  ofEciers  surveillent  le  tir  et  les  manœuvres  de  peloton.  Tenir  le  soldat 
toujours  en  haleine  est  de  règle  dans  l'armée  prussienne,  et  il  ne  faudrait  pas  s'éton- 
ner si  ce  principe  reçoit  en  ce  moment  une  application  exagérée.  Après  avoir  sou- 
levé d'aussi  vives  appréhensions,  la  politique  prussienne  n'est  que  logique  en  se 
tenant  prête  à  tout  événement.  » 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  h  Le  gouvernement  prussien  est  convaincu,  et  il  appuie- 
rait ses  convictions  sur  des  renseignemens  positifs,  cjue  la  guerre  n'est  plus  qu'une 
question  de  temps,  qu'elle  éclatera  le  jour  où  nos  préparatifs  et  ceui  de  notre  alliée 
éventuelle  seront  au  complet.  Mais  il  sait  aussi  que  ce  moment  est  relativement  en- 
core assez  éloigné,  car  la  fabrication  de  nos  fusils,  quelque  activité  que  nous  v  met- 
tions en  multipliant  nos  commandes,  ne  marchera  jamais  assez  vite  pour  nous  per- 
mettre d'entrer  en  campagne,  dans  des  conditions  d'égalité,  avant  plusieurs  années. 
Il  sait  aussi  qu'en  Autriche  les  armemens  marchent  avec  plus  de  lenteur  encore  ;  il 
n'admet  pas  qu'avant  trois  années  son  développement  militaire  atteigne  le  degré  de 
préparation  voulue,  si  toutefois  il  n'est  pas  entravé  par  des  complications  inté- 
rieures. Il  ne  faudrait  donc  pas  nous  étonner  si  les  idées  de  l'état-major  prussien,  si 
agressives  au  printemps  dernier,  conservent  un  certain  ascendant  à  Berlin.  Elles 
répondent  d'ailleurs  auj:  convictions  du  chancelier.  > 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bismarck,  disait-on,  est  toujours  sûr  d'étonner  et  de  séduire,  mais 
il  n'inspire  jamais  qu'une  demi -confiance,  et  cette  moitié  de  con- 
fiance qu'on  lui  accorde  vient  de  ce  qu'on  le  sait  capable  de  tout, 
même  en  bien,  et  qu'avec  lui,  plus  qu'avec  tout  autre,  il  faut  s'at- 
tendre à  l'imprévu  et  ne  jamais  jurer  de  rien  (1).  » 

Le  dernier  mot  du  chancelier  n'était  pas  dit.  Il  s'était  placé  sur 
une  pente  qui  ne  lui  permettait  plus  de  s'arrêter,  il  était  forcé  de 
continuer  ses  empiétemens  étape  pai'  étape,  jusqu'au  jour  où  le 
nord  et  le  sud  se  fusionneraient  dans  un  grand  empire  unitaire. 
Pour  y  réussir,  il  fallait  qu'il  transformât  le  tempérament  national 
et  séculaire  de  l'AJlemagne  en  la  tirant  des  voies  intellectuelles  et 
pacifiques  pour  la  jeter  dans  les  habitudes,  dans  les  appétits,  dans 
les  aventures  militaires.  Cette  œuvre,  il  entendait  l'accomplir  avant 
que  la  France  fût  en  état  de  l'entraver. 

De  la  Prusse  dépendaient,  en  réalité,  les  lendemains  de  l'Eu- 
rope. Si  le  malaise  était  général  et  si  tous  les  pays  étaient  condam- 
nés aux  charges  écrasantes  de  la  paix  armée,  c'est  que  la  Prusse 
tenait  une  question  ouverte  qu'elle  entendait  régler  à  son  heure  au 
gré  de  son  ambition.  Elle  avait  beaucoup  de  motifs  pour  désirer 
la  guerre,  mais  elle  était  trop  avisée  pour  la  provoquer.  La  France, 
au  contraire,  ne  pouvait  songer,  après  les  enseignemens  sortis  des 
champs  de  bataille  de  la  Bohême,  qu'à  une  guerre  de  conserva- 
tion. Il  aurait  fallu,  pour  tirer  l'épée,  qu'elle  se  sentît  atteinte  dans 
sa  sûreté  par  une  entreprise  violente  contre  les  états  du  sud  de 
l'Allemagne,  qu'elle  eût  toutes  les  cliances  pour  elle;  il  aurait  fallu 
que  la  provocation  fût  de  nature  à  mettre  l'opinion  européenne  de 
son  côté.  L'empereur  le  comprenait,  mais  il  était  dit  que  les  pas- 
sions l'emporteraient  sur  sa  volonté  défaillante  et  que  la  France 
affolée  se  jetterait  sur  l'Allemagne  comme  le  taureau  se  précipite  sur 
l'épée  du  toréador. 

H. 

La  presse  prussienne  continuait  à  récriminer  contre  U  France  et 
à  lui  prêter  des  arrière  -  pensées  agressives  malgré  la  mission  du 
général  Fieury,  qui  était  venu  à  Berlin  expliquer  les  motifs  qui 
avaient  empêché  l'empereur  d'aller  saluer  le  roi  à  son  retour  de 
Salzbourg  et  donner  à  M.  de  Bismarck,  sur  les  tendances  de  notre 
politique,  les  assurances  les  plus  pacifiques.  Les  journaux  inspirés 
faisaieiit,  au  contraire,  les  yeux  doux  au  cabinet  de  Vienne,  ils  taij 
témoignaient  une  sollicitude  touchante,  ils  chantaient  les  éloges  de] 

(1)  M.  Victor  Cbcrbuliez,  l'AUmnague  nouvelle^ 


LA    FRANCE   ET   LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  A 07 

François-Joseph  et  parlaient  avec  une  déférence  afTectée  de  son  mi- 
nistre. Il  semblait,  à  les  entendre,  que  l'Autriche  n'eût  pas  été  bat- 
tue ni  violemment  exclue  de  l'Allemagne  et  qu'il  suffisait  d'avances 
équivoques  pour  la  réconcilier  avec  de  récentes  et  de  douloureuses 
épreuves.  On  lui  rappelait  la  confraternité  des  temps  passés,  on 
lui  démontrait  les  avantages  qu'elle  retirerait  d'un  rapproche- 
ment :  «  Si,  à  Vienne,  disait  magnanimement  un  organe  officieux, 
on  n'a  pas  encore  oublié  les  événemens  de  1866,  nous  pouvons 
affirmer  que  toute  pensée  hostile  a  disparu  à  Berlin.  »  On  ajoutait 
que  le  terrain  y  était  tout  préparé  pour  un  accord  et  qu'une  entente 
avec  l'Autriche  permettrait  à  la  Prusse  de  détendre  ses  liens  avec 
la  Russie.  On  laissait  entrevoir  aussi  le  rappel  du  baron  de  Wer- 
ther, que  M.  de  Bismarck  maintenait  obstinément  à  son  poste,  bien 
que  sa  présence  fût  pénible  à  l'empereur,  depuis  la  publication  de 
sa  dépêche  sur  le  couronnement  de  Pesth,  si  désobligeante  pour  sa 
personne  et  si  malveillante  pour  son  gouvernement  (1). 

M.  de  Bismarck  lançait  des  ballons  d'essai  ;  il  croyait  le  moment 
opportun  pour  désarmer  le  cabinet  de  Vienne  et  le  ramener  à  lui 
avant  le  départ  de  François-Joseph  pour  Paris.  Les  communications 
diplomatiques  entre  les  deux  gouvernemens  étaient  devenues  plus 
fréquentes,  moins  acrimonieuses.  Des  procédés  courtois  et  des  dé- 
clarations sympathiques  avaient  succédé  au  dédain  et  aux  réflexions 
amères  qui  s'échangeaient  depuis  la  guerre.  La  situation  de  l'em- 
pire, cependant,  ne  s'était  pas  améliorée,  elle  s'était  aggravée  plu- 
tôt, au  dire  de  la  diplomatie  prussienne.  On  cherchait  les  motifs 
secrets  de  ce  revirement  ;  il  frappait  par  sa  coïncidence  avec  le  relâ- 
chement qu'on  signalait  dans  les  rapports  entre  Berlin  et  Péters- 
bourg  :2^.   M.  de  Bismarck  paraissait  reconnaître  subitement  les 

(1)  Dépêche  de  Berlin.  —  «  Il  serait  question  de  nommer  le  baron  de  Werther,  dont 
la  position  a  Vienne  est  devenue  impossible,  sous-secrétaire  d'état  au  ministère  des 
affaires  étrangères.  Cela  permettrait  à  M.  de  Bismarck  de  se  soustraire  à  l'obligation 
d'entretenir  des  rapports  directs  avec  le  corps  diplomatique  qui  le  gênent  et  l'en- 
nuient. Cet  esprit,  naguère  si  peu  sensible  à  certaines  faiblesses,  est  par  momens 
comme  subjugué  par  un  immense  orgueil. 

(2)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Les  journaux  qui  s'inspirent  à  la  chancellerie  fédé- 
rale parlent  d'incitations  dont  la  Prusse  aurait  été  l'objet  de  la  part  de  la  Russie;  ils 
prétendent  que  ces  avances  ont  reçu  un  accueil  peu  encourageant.  Ils  disent  que  les 
démarches  tentées  par  le  cabinet  de  Pétersbourg  à  Berlin  et  à  Londres,  en  vae  d'une 
entente  sur  la  question  d'Orient,  compromettante  pour  la  paix  de  l'Europe,  sont  res- 
tées sans  succès.  Non-seulement  ces  tentatives  auraient  échoué,  mais  elles  auraient 
prouvé  que  la  politique  prussienne  ne  tend  à  rj«n  moins  qu'à  une  alliance  avec  la 
Russie,  qu'elle  n'a  aucun  souci  de  favoriser  ses  desseins  sur  la  Mer-Noire,  qu'une 
alliance  ne  manquerait  pas  de  provoquer  une  coalition  entre  la  France,  l'Autriche  et 
l'Angleterre,  parfaitement  unies  d'intérêt,  aujourd'hui  comme  autrefois,  dans  les 
affaires  d'Orient. 

«  Il  est  possible,  m'a  dit  un  diplomate  allemand,   que  l'empereur  Alexandre  ait 


AOS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inconvéniens  de  l'alliance  russe  ;  elle  avait  été  son  salut  après  Sa- 
dowa  ;  elle  l'avait  tiré  de  l'isolement  ;  elle  lui  avait  permis  de  trans- 
former l'Allemagne,  de  réduire  à  l'état  de  vassaux  les  plus  proches 
parens  du  tsar  et  surtout  de  tenir  la  France  et  l'Autriche  en  échec. 
Mais  la  situation  s'était  modifiée  depuis,  et  M.  de  Bismarck  réglait 
sa  politique  d'après  les  circonstances.  Il  ne  redoutait  plus  de  com- 
plications, il  avait  besoin  de  la  paix  pour  s'assimiler  ses  conquêtes 
et  opérer  la  fusion  des  armées  méridionales  avec  celles  du  Nord. 
Il  n'avait  rien  à  redouter  de  la  France  et  de  l'Autriche,  elles  étaient 
pour  longtemps  paralysées  par  leurs  difficultés  intérieures  et  leur 
réorganisation  militaire.  La  Russie,  au  contraire,  cherchait  à  sou- 
lever des  complications  en  Orient, et  le  ministre  prussien  prévoyait 
que  ses  relations  avec  le  cabinet  de  Pétersbourg,  dont  le  prince 
Gortchakof  exagérait  trop  hautement  la  portée  (1),  pourraient  d'un 
jour  à  l'autre  le  mettre  en  face  de  la  coalition  des  puissances  occi- 
dentales qui  avaient  présidé  au  traité  de  1856.  Aussi  évitait-il  de 
s'expliquer  sur  la  question  d'Orient.  Quand  on  l'interrogeait,  il 
répondait  qu'il  ne  lisait  jamais  les  dépêches  de  Constantinople,  bien 
que  secrètement  il  caressât  les  vues  du  cabinet  de  Pétersbourg. 
Mais  l'heure  n'était  pas  venue  d'inquiéter  la  Russie  et  de  la  sacri- 
fier à  l'Autriche.  L'intime  alliance  avec  le  cabinet  de  Vienne  avait 
à  passer  par  bien  des  péripéties  avant  d'aboutir.  L'empereur 
Alexandre  devait,  en  1879,  par  ses  menaces,  après  les  déceptions 
du  congrès  de  Berlin,  et  sous  de  funestes  influences,  la  provoquer 

essayé  de  renouveler  à  Londres  la  tactique  poursuivie  autrefois  par  l'empereur  Nicolas 
auprôs  de  lord  Seymour.  Mais  il  a  dû  s'apercevoir  que  l'intérêt  de  l'Angleterre  en 
Orient  reste  ce  qu'il  a  toujours  été  et  ne  saurait  amener  d'entente,  sur  aucun  point, 
avec  la  Russie.  Le  danger  d'une  conflagration  en  Turquie,  a-t-il  ajouté,  diminue  en 
raison  de  la  constance  et  de  la  fermeté  de  la  politique  anglaise  et  de  t'éloignement 
que  montre  la  Prusse  à  s'unir  à  la  Bussicpour  favorher,  au  contraire,  de  tout  son 
pouvoir,  la  mission  de  l'Autriche  en  Orient.  D'après  lui,  l'isolement  du  cabinet  de 
Pétersbourg,  ainsi  constaté,  serait  la  meilleure  garantie  do  la  paix  européenne. 

«  Il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  l'insistance  que  mot  le  cabinet  de 
Berlin,  dans  ses  manifestations  officieuses,  à  faire  ressortir  le  désir,  pour  ne  pas  dire 
la  nécessité,  de  se  rapprocher  de  l'Autriche  et  de  lui  faciliter  ce  qu'elle  se  plaît  à 
appeler  sa  mission  en  Orient  depuis  qu'il  l'a  exclue  de  l'Allemagne.  Ce  dénir  no  sau- 
rait être  mis  en  doute,  il  s'est  accentué  depuis  que  l'Autriche  s'est  rapprochée  de 
la  France.  M.  de  Bismarck,  au  lendemain  de  la  guerre,  tenait  la  régénération  de  la 
monarchie  autrichienne  pour  impossible,  l'œuvre  tentée  par  M.  de  Beust  lui  sem- 
blait une  chimère.  Selon  lui,  la  maison  de  Habsbourg  était  condamnée  à  disparnitro 
sous  l'action  d'une  loi  fatale  do  décomposition  ;  ses  idées  se  sont  bien  modifiées,  .au- 
jourd'hui qu'il  s'aperçoit  que  l'empire  dont  il  prédisait  la  fln  prochaine  a  plus  de 
vitalité  qu'il  ne  le  soupçonnait,  il  no  néglige  rien  pour  se  réconcilier  avec  le  cabiaet 
de  Vienne  » 

(1)  Lettre  du  baron  de  TuUeyrand.  —  «  Le  vice-chancelier  veut  à  tout  prix  bien 
vivre  avec  Berlin;  il  s'applique,  en  toute  occasion,  à  faire  croire  à  une  intimité  plus 
grande  que  ne  l'admet  la  légation  du  roi  Guillaume  à  Pétorsbourg.  » 


LA    FRANCE    ET    LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  409 

et  la  cimenter  (1).  Le  tsar  avait  la  prétention  d'être  son  propre 
ministre  des  affaires  étrangères,  ce  qui  faisait  dire  au  comte  An- 
drassy  :  «  Je  suis  fier  d'avoir  pour  collègue  un  souverain,  mais 
bien  humilié  de  le  voir  si  mal  inspiré  et  si  peu  expérimenté.  » 

M.  de  Bismarck  n'était  pas  seulement  l'homme  des  actions  har- 
dies et  des  inspirations  soudaines,  il  était  aussi  l'homme  des  longues 
et  utiles  patiences  ;  de  longue  main,  il  préparait  son  terrain,  et, 
lorsque  tous  ses  jalons  étaient  posés,  il  saisissait  l'occasion  ar- 
demment guettée  pour  réaliser  ses  projets.  A  ce  moment,  il 
s'appliquait  à  calmer  les  amertumes  qui  couvaient  encore  dans 
le  cœur  de  l'empereur  François-Joseph,  il  tenait  avant  tout  à  réta- 
bhr  les  rapports  personnels  entre  le  roi  et  son  neveu  et  à  atténuer 
les  légitimes  préventions  de  la  cour  de  Vienne.  Les  journaiLX  par- 
laient d'une  entrevue,  tandis  que  des  intermédiaires  secrets  s'ap- 
pliquaient à  la  préparer.  La  négociation  était  en  bonnes  mains  ;  elle 
se  poursuivait  entre  l'archiduchesse  Sophie,  la  mère  de  François- 
Joseph,  et  sa  sœur,  la  reine  douairière  de  Prusse. 

Le  22  octobre,  à  sept  heures  du  matin,  l'empereur  d'Autriche,  qui 
avait  quitté  Vienne,  la  veille  au  soir,  descendait  à  la  station  d'Oos  du 
train  express  qui  le  menait  à  Paris.  Il  allait  entrer  dans  la  salle  du 
buffet,  où  l'attendait  une  collation,  lorsqu'il  apprit,  non  sans  émotion, 
que  le  roi  de  Prusse  accourait  de  Bade  pour  le  saluer  à  son  passage. 
Les  deux  souverains  furent  subitement  en  présence  :  leurs  bras  ne 
s'entr'ouvrirent  pas,  de  sanglans  souvenirs  se  dressaient  entre  eux  ; 
Kœniggraetz  jetait  une  sinistre  lueur  sur  les  sermens  échangés  à 
Gastein.  L'entrevue  fut  courte,  car  déjà  le  train  avait  du  retard, 
mais  la  glace  était  rompue,  les  mains  s'étaient  rencontrées.  Le  roi 
avait  réveillé  dans  le  cœur  de  son  neveu  les  sentimens  de  famille 

(1)  La  Russie,  en  1879,  armait  sans  relâche;  la  dislocation  de  ses  troupes  sur  les 
frontières  de  la  Prusse  et  de  l'Autricke  prenait  un  caractère  alarmant.  Le  cabinet  de 
Vienne  et  le  cabinet  de  Berlin  réclamèrent  des  explications.  Les  préparatifs  furent 
niés;  mais  M.  de  Bismarck  était  renseigné,  o  Pourquoi,  disait-il.  Dieu  aurait-il  créé 
les  juifs  polonais,  si  ce  n'est  pour  servir  d'espions?»  Les  journaux  russes  continuaient 
d'ailleurs  l'ardente  campagne  qu'ils  avaient  ouverte  contre  l'Allemagne.  On  savait  que 
les  articles  les  plus  acrimonieux  sortaient  de  la  plume  de  M.  de  Jomini,  ce  qui  leur 
donnait  une  importance  exceptionnelle.  Ils  reflétaient  la  pensée  du  isar,  qui,  dans  ses 
entretiens  et  dans  ses  correspondances,  parlait  de  ses  griefs  et  formulait  des  menaces. 
C'était  le  moment  où  la  presse  inspirée  s'adressait  à  nos  ressentimeas  et  nous  con- 
viait à  une  alliance,  tandis  que  les  généraux  en  mission  en  France  et  Skobelef  affec- 
taient des  allures  de  défi  et  de  dédain  pour  l'armée  allemande.  La  Prusse  et  TAu- 
triche  se  sentirent  menacées,  bien  que  le  gouvernement  français  ne  répondit  qu'avec 
une  extrême  réserve  aux  incitations  dont  il  éUit  l'objet.  M.  de  Bismarck  se  trou- 
vait à  Gastein;  sur  son  appel,  le  comte  Andrassy  vint  l'y  rejoindre.  On  se  concerta 
sur  les  précautions  à  prendre,  on  jeta  les  bases  d'une  entente,  et  il  fut  convenu 
que  M.  de  Bismarck  irait  à  Vienne  pour  discuter  et  conclure  une  alliance. 


hiO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  de  confraternité  allemande  ;  il  savait  que  l'empereur  d'Autriche 
n'avait  rien  signé  à  Salzbourg,  il  était  convaincu  qu'il  ne  signerait 
rien  à  Paris  (1). 

Le  comte  de  Bismarck  poursuivait  de  vastes  desseins,  mais  sans 
le  roi  Guillaume  il  ne  les  eût  pas  réalisés.  On  chercherait  vaine- 
ment dans  l'histoire  un  ministre  et  un  souverain  se  complétant  si 
merveilleusement,  elle  ne  présente  pas  d'exemple  de  deux  volontés 
et  de  deux  ambitions  identifiées  à  ce  point. 

III. 

L'Orient  était  alors  profondément  troublé.  On  se  massacrait  de- 
puis un  an  dans  l'île  de  Candie.  L'insurrection  Cretoise  paraissait 
être  le  prélude  d'un  soulèvement  général  de  toutes  les  populations 
chrétiennes.  La  fermentation  était  entretenue  par  la  propagande 
active  et  entreprenante  des  comités  slaves.  Ceux  qui  représentaient 
la  Russie  officiellement  prévoyaient  une  désagrégation  de  l'empire, 
ceux  qui  la  servaient  secrètement  parlaient  d'un  démembrement 
imminent.  La  situation  était  inquiétante,  mais  elle  n'avait  pas  la 
gravité  qu'ils  lui  prêtaient;  les  agens  russes  substituaient  leurs 
désirs  à  la  réalité.  La  Turquie  avait  une  vitalité  latente  qu'ils  ne 
soupçonnaient  pas.  Les  peuples  qui  ont  rempli  le  monde  de  leur 
éclat  et  de  leur  grandeur  ont  l'agonie  longue,  ils  mettent  des  siècles 

(1)  L'empereur  était  acompagné  des  archiducs  Charles  Louis  et  Louis-Victor.  Le 
comte  de  Beust  n'emmenait  que  le  chef  de  son  secrétariat  et  un  conseiller  aulique. 
Le  train,  après  une  courte  halte  à  Strasbourg,  arriva  à  midi  à  Nancy.  L'empereur  y 
passa  la  nuit.  Il  désirait  s'arrêter  dans  l'ancienne  capitale  de  la  Lorraine,  le  berceau 
de  sa  famille.  Marie-Thérèse,  fille  de  Charles  VI,  Je  dernier  rejeton  de  la  maison  de 
Habsbourg,  avait  épousé  le  duc  François  l",  qui,  en  1738,  échangea  la  Lorraine 
contre  le  grand-duché  de  Toscane.  Dès  son  arrivée,  François-Joseph  visita,  en  grand 
uniforme  de  maréchal,  les  tombeaux  des  ducs  de  Lorraine.  Il  s'arrêta  avec  émotion 
devant  une  inscription  qui,  sur  le  fronton  de  la  chapelle,  rappelait  le  courage  et  l«s 
vertus  de  ses  ancôtres  : 

PASSANT  1 

ARHi^ri!    ET    ADMIRB    SOUS    CBS    TOHBBAOX 

DAMS    CES    DUCS    DE    LORRAINE 

AUTANT   OB    UéROS ; 

DANS    LES    DUCHESSES    AUTANT    DE    FEUMKS    FORTES; 

DANS    LEURS   BNFANS 

AUTANT  DE   PRINCES   NÉS  POUR   LE  TRONE 

PLUS  DIGNES   BNCORB   DO   CIEL. 

Le  lendemain,  à  trois  heures  de  l'aprÙH-midi,   François-Joseph   arrivait  à  l'aii 
L'empereur  Napoléon  le  reçut  k  la  garo  et  le  cuuduisii  à  l'Elysée,  où  l'attendaient  1^ 
famille  impériale  e(  les  dignitaires  do  la  cour. 


LA  FRANCE  ET  LA  PRISSE  DE  1867  A  1870.         Ail 

à  disparaître,  ils  confondent  parfois  les  calculs  de  ceux  qui  convoi- 
tent leurs  dépouilles.  «  On  a  conduit  plus  d'une  fois  l'enterrement 
de  la  Turquie,  mais  le  cercueil  était  vide  et  le  malade  regardait 
passer  le  convoi  à  travers  la  fumée  de  son  chibouck  (1).  » 

La  Russie  spéculait  sur  les  rivalités  des  puissances,  si  profondé- 
ment divisées  par  les  événemens  de  1866,  pour  réaliser  ses  desseins. 
Elle  avait  recherché  l'alliance  de  la  France  après  la  guerre  de  Crimée, 
elle  recherchait  aujourd'hui  celle  de  la  Prusse,  depuis  que  la  pré- 
pondérance du  roi  Guillaume  s'était  substituée  en  Europe  à  celle  de 
Napoléon  II l.  Elle  appnyait  sa  politique  sur  les  principes  que  l'em- 
pereur avait,  au  détriment  de  nos  intérêts  traditionnels,  introduits 
dans  le  droit  public  :  le  principe  des  nationalités  et  celui  de  la  sou- 
veraineté des  peuples. 

Le  cabinet  de  Pétersbourg  était  sincère  lorsqu'il  affirmait  qu'il  ne 
poursuivait  aucun  agrandissement  territorial,  mais  il  entendait  créer 
dans  la  Turquie  d'Europe  une  multitude  de  petits  états  qui,  placés 
sous  son  protectorat,  seraient  ses  satellites.  Ces  a  petites  répu- 
bliques, »  comme  les  appelait  le  prince  Gortchakof,  devaient  ouvrir 
à  la  Russie  la  route  de  Constantinople  et  former  autour  de  l'Autriche 
une  enceinte  continue  et  menaçante.  Personne  ne  se  méprenait  sur 
les  arrière-pensées  du  cabinet  de  Pétersbourg,  malgré  le  soin  qu'il 
prenait  à  les  déguiser.  On  savait  que  l'ardente  sollicitude  qu'il  ma- 
nifestait dans  les  documens  de  sa  chancellerie  pour  le  sort  des 
chrétiens  n'était  pas  sans  alliage.  On  se  rappelait  les  entretiens  de 
l'empereur  Nicolas  avec  lord  Seymour.  L'empire  ottoman  avait  subi 
de  nombreux  démembremens,  d'autres  étaient  en  voie  de  s'accom- 
plir, mais  il  n'était  pas  dit  que  l'Europe  laisserait  la  Russie,  sous 
prétexte  d'améliorer  le  sort  des  populations  chrétiennes,  s'installer 
à  Constantinople.  Tous  les  cabinets  se  préoccupaient  de  l'Orient.  La 
Turquie  était  le  pivot  de  toutes  les  combinaisons  diplomatiques. 

M.  de  Rismarck  s'en  servait  pour  impressionner  l'Autriche  et  la 
forcer  de  se  retourner  vers  Rerlin.  M.  de  Moustier  prêtait  son  con- 
cours moral  au  prince  Gortchakof  sous  le  prétexte  de  l'assister 
dans  une  œuvre  de  civilisation,  mais,  en  réalité,  pour  détendre  les 
liens  qui,  depuis  le  mois  d'août  1866,  s'étaient  noués  entre  l'em- 
pereur Alexandre  et  le  roi  Guillaume.  Sauvegarder  nos  intérêts  en 
Orient  en  appuyant  la  Russie  qui  les  menaçait,  ne  mécontenter  par 
ce  double  jeu  ni  l'Angleterre  ni  l'Autriche,  avec  laquelle  nous  ve- 
nions de  lier  partie  à  Salzbourg,  telle  était  la  tâche  compliquée  que 
s'était  donnée  M.  de  Moustier  et  qu'il  poursuivait  avec  persévérance 
dans  l'espoir  de  faire  échec  à  l'Allemagne  sur  le  Rhin.  Le  succès  ne 

(1)  Valbert,  Revue  des  Deux  Mondes. 


412  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

répondait  pas  toujours  à  ses  efforts.  Le  prince  Gortchakof  était  un 
allié  exigeant,  ombrageux.  Le  caractère  et  le  tempérament  des 
hommes  d'état  varient  à  l'infini.  Il  en  est  de  craintifs,  d'irréflé- 
chis et  de  téméraires,  de  chimériques  et  de  réalistes  :  le  prince 
Gortchakof  était  rancuneux.  Il  avait  introduit  dans  la  politique  un 
élément  dangereux  :  le  ressentiment.  C'est  par  ressentiment  qu'il 
avait  laissé  écraser  l'Autriche  en  1866  ;  c'est  par  ressentiment  que, 
en  1870,  il  devait  assister  impassible  au  démembrement  de  la  France. 
«  J'ai  beau  consulter,  disait -il  à  notre  ambassadeur  pour  colorer 
son  évolution  vers  la  Prusse,  le  bilan  de  nos  rapports  avec  le  ca- 
binet des  Tuileries;  le  nom  de  la  France  ne  se  retrouve  nulle  part, 
tandis  qu'à  chaque  colonne,  je  vois  figurer  à  l'actif  le  nom  de  la 
Russie.  »  Ses  griefs  étaient  fondés  sans  doute  ;  nous  avions  oublié, 
en  1863,  lors  de  l'insurrection  de  la  Pologne,  les  services  que  le 
cabinet  de  Pétersbourg  nous  avait  rendus  en  1859  lors  de  la  guerre 
d'Italie.  Mais,  en  produisant  son  inventaire,  qui,  disait-il,  se  soldait 
tout  à  son  désavantage,  il  oubliait  la  conduite  de  la  France  lors  de 
la  guerre  de  Crimée.  Elle  méritait  cependant  de  figurer  à  son  bilan. 
Jamais  un  pays  maltraité  par  le  sort  des  armes  ne  s'était  trouvé, 
comme  la  Russie,  en  face  d'un  vainqueur  plus  préoccupé  de  la  seule 
pensée  de  ménager  sa  dignité,  de  le  relever  à  ses  propres  yeux  et 
d'atténuer  les  conséquences  de  sa  défaite  (1).  La  Russie  s'est  trou- 
vée depuis  aux  prises  avec  de  plus  dures  exigences,  et  le  prince 
Gortchakof,  dans  les  comptes  courans  qu'il  ouvrait  à  d'autres 
puissances,  a  pu  constater  des  déficits  plus  graves  que  ceux  qu'il 
relevait  si  amèrement  en  1867. 

La  France  a  de  vives  sympathies  pour  la  Russie  ;  elle  déplore 
son  effacement  en  Europe,  elle  est  impatiente  de  la  voir  reprendre 
dans  les  conseils  de  la  diplomatie  son  prestige  et  son  ascendant. 
Elle  n'oublie  pas  les  services  que  le  cabinet  de  Pétersbourg  lui  a 
rendus  en  1859  et  en  1875;  elle  rend  hommage  à  la  sagesse  et  à 
l'esprit  libéral  dont  Alexandre  II  s'est  inspiré  au  début  de  son 
règne,  à  ses  efforts  pour  se  réconcilier  la  Pologne,  à  l'émancipation 
des  serfs,  à  ses  réformes  administratives  et  financières,  mais  quelle 
que  soit  son  admiration  pour  la  politique  intérieure  du  tsar,  il  lui 
est  diflicile  de  ne  pas  se  rappeler  l'hostilité  qu'il  lui  a  témoignée  en 
1870,  l'action  paralysante  qu'il  a  exercée  sur  l'Autriche,  le  Dune- 
mark  et  l'Italie,  les  récompenses  qu'à  chacune  de  nos  défaites, 
sans  égards  pour  nos  infortunes,  il  prodiguait  aux  chefs  des  armées 
allemandes,  et  les  télégrammes  qu'il  échangeait  avec  le  roi  Guil- 
laume. Mieux  eiit  valu,  pour   les  intérêts  do  notre  défense,   une 

(1)  La  Politique  fi'.tnça'ne  en  1S(j6. 


LA   FRANCE   ET   LA    PRUSSE   DE    1867    A   1870.  A13 

guerre  franchement  déclarée  qu'une  neutralité  aussi  perfidement, 
aussi  cruellement  exercée. 

Le  vice -chancelier  se  plaignait  de  l'attitude  de  nos  agens 
en  Orient,  si  peu  conforme,  afïirmait-il,  à  notre  entente;  il  était 
jaloux  de  notre  intimité  avec  le  cabinet  de  Vienne  et  récriminait 
contre  l'Autriche.  «Je  suis  indigné  contre  Beust,  nous  disait-il; 
pour  nous  brouiller,  il  soulève  des  complications  en  Turquie  et  nous 
en  rend  responsables.  Je  lui  renvoie  l'accusation  ;  les  convoitises  ne 
sont  pas  de  notre  côté,  mais  du  sien  ;  nous  ne  poursuivons  aucune 
extension  territoriale,  tandis  qu'il  voudrait  s'annexer  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine.  C'est  un  «  caméléon  ;  »  personne  en  Orient  n'a  varié 
plus  que  lui,  il  a  passé  d'un  pôle  à  l'autre.  Ne  nous  a-t-il  pas  pro- 
posé, d'initial  ive,  sans  la  moindre  incitation  de  notre  part,  la  revision 
du  traité  de  Paris  (1),  dont  il  se  constitue  aujourd'hui  le  plus  ar- 
dent défenseur?  Le  jeu  qu'il  joue  ne  saurait  tromper  personne,  et 
j'espère  bien  qu'il  ne  réussira  pas  à  jeter  du  froid  entre  nous.  Vous 
n'avez  pas  à  vous  plaindre  de  mes  exigences;  j'use  de  tous  les  mé- 
nagemens  pour  ne  pas  vous  être  désagréable  ;  je  ne  formule  que 
des  propositions  inofTensives.  Mais  le  voile  dont  je  cou\Te  notre  re- 
traite dans  l'affaire  de  Candie  est  à  peine  assez  épais  pour  nous 
sauver  du  ridicule.  Le  temps  d'arrêt  dont  souffre  notre  action  conbr 
mune  en  Turquie  m'est  d'autant  plus  pénible  qu'il  me  constitue  ici 
un  échec  personnel.  Vous  savez  contre  quelles  attaques  j'ai  à  me 
défendre,  quel  est  mon  isolement  lorsque  je  plaide  en  faveur  d'une 
intimité  politique  avec  la  France.  » 

M.  de  Moustier  ne  pouvait  rester  insensible  à  ces  doléances  et 
compromettre,  par  une  plus  longue  inaction  à  Constanlinople,  les 
relations  amicales  qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  consolider.  II  télé- 
graphia à  notre  ambassadeur,  qui  ne  s'entendait  pas  toujours  avec 
son  collègue  de  Russie,  de  modifier  son  attitude  et  de  faire  sans  re- 
tard à  la  Porte  la  déclaration  collective  convenue  entre  les  deux 
gouvernemens  dans  le  pro  ynemoria  qu'ils  avaient  échangé  à  Paris. 
^L  Bourée  était  un  agent  brillant,  il  avait  fait  sa  carrière  dans  le  Le- 
vant, il  était  initié  à  tous  les  détours  des  affaires  orientales.  Il  restait 
fidèle  à  nos  traditions,  il  défendait  la  Porte  contre  de  dangereuses 


(1)  Le  comte  de  Beust,  à  son  entrée  au  pouvoir,  dans  l'espoir  de  détacher  la  Russie 
de  la  Prusse  et  de  se  la  concilier,  avait  pensé  qu'il  serait  de  bonne  politique  de 
relever  le  cabinet  de  Pétersbourg  des  clauses  humiliantes  de  la  paix  de  Paris;  mais 
ni  l'empereur  Ale.tandre,  ni  son  ministre  ne  pouvaient  oublier  l'ingratitude  du  cabi- 
net de  Vienne  pendant  la  guerre  de  Crimée;  ils  lui  témoignaient  leurs  ressentimens 
en  toute  circonstance.  Ils  applaudissaient  à  ses  revers  en  1865,  et  si,  en  1875,  le 
comte  de  Bismarck  s'était  associé  à  leurs  desseins,  l'Autriche  eût  été  menacée  dans 
son  existence. 


A  là  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ingérences,  mais  il  avait  peine  à  se  pénétrer  d'instructions  souvent 
changeantes  ;  il  s'étonnait  des  contradictions  de  notre  politique  ;  il 
ne  lisait  pas  entre  les  lignes  ce  qu'on  négligeait  de  lui  dire  explici- 
tement ;  il  semblait  lui  échapper  que  la  sécurité  de  nos  frontières 
primait  l'intérêt  ottoman.  Les  nuages  se  dissipèrent  aussitôt  à  Pé- 
tersbourg  dès  qu'on  sut  que  le  cabinet  des  Tuileries  s'était  exécuté. 
M.  de  Budberg  ne  ménagea  pas  les  complimens  à  M.  de  Moustier. 
«  Dites  à  l'empereur,  télégraphiait  le  prince  Gortchakof  à  son  am- 
bassadeur, que  mon  maître  n'a  jamais  douté  de  la  fidélité  de 
Sa  Majesté  à  sa  parole.  » 

Il  n'était  pas  aisé,  pour  notre  diplomatie,  de  se  maintenir  en  équi« 
libre  entre  des  puissances  rivales  sans  éveiller  des  défiances  et  s'ex- 
poser à  des  récriminations.  Pour  y  réussir,  il  fallait  concilier  l'habileté 
avec  la  loyauté.  C'étaient  les  qualités  maîtresses  de  notre  ministre 
des  affaires  étrangères.  M.  de  Gramont  reçut  mission  de  s'expliquer 
avec  M.  de  Beust,  à  cœur  ouvert,  sur  notre  intimité  avec  la  cour  de 
Russie  et  sur  notre  commune  action  dans  les  affaires  de  Crète.  Notre 
ambassadeur  passa  en  revue  avec  le  chancelier  les  services  récipro- 
ques que  la  France  et  l'Autriche  étaieni  en  état  de  se  rendre.  Il  lui 
parla  de  l'intérêt  que  nous  avions  à  maintenir  avec  la  Russie  des  re- 
lations confiantes  et  même  cordiales;  il  lui  conseilla  la  modération 
dans  ses  actes,  et  surtout  dans  son  langage,  de  manière  à  ne  pas 
embarrasser  ses  amis  en  les  plaçant  dans  l'alternative  ou  de  rompre 
avec  la  Russie,  ou  de  séparer  leur  action  de  la  sienne.  M.  de 
Beust  comprit  les  motifs  dont  s'inspirait  notre  politique,  il  ne 
s'en  offusqua  pas.  C'était  un  sacrifice  qu'il  nous  faisait,  car  l'anta- 
gonisme déjà  si  marqué  entre  Vienne  et  Pétersbourg  s'accentuait  de 
plus  en  plus. 

Il  était  convaincu  que  la  Russie,  poussée  par  des  nécessités  inté- 
rieures, voulait  provoquer  des  conflits.  11  ne  pensait  pas  que  le  mo- 
ment fût  venu  pour  des  prises  de  possession  en  Orient.  D'après 
lui ,  mieux  valait  garder  les  Turcs.  «  Le  Turc ,  disait-il ,  est ,  par 
tempérament  autant  que  par  nécessité,  tolérant  pour  toutes  les  con- 
fessions et  certainement  plus  doux  et  plus  accommodant  que  ne  le 
seraient  les  Russes,  i»  Il  necachait  pas  qu'en  cas  de  démembrement, 
il  chercherait  à  s'assurer  la  Bosnie  et  l'Herzégovine,  mais  il  disait 
n'être  pas  j>ressé.  Il  envisageait  du  reste  avec  philosophie  l'éven- 
tualilé  d'un  heurt  avec  la  Russie;  il  estimait  que,  pour  ses  voisins, 
sa  force  était  plus  nominale  que  réelle;  à  sesyt-ux,  elle  consistait 
surtout  dans  son  intimité  avec  la  Prusse  et  dans  l'activité  do  sa 
propagande  panslaviste.  Mais  il  voyait  dans  son  état  intérieur,  qui 
laissait  toiit  à  désirer,  un  contrepoids  à  son  expansion  au  dehors.  Il 
n'en  reconiiai.ssait  pas  moins  la  nécessité  d'une  bonne  entente  avec 


LA    FRA-NCE    ET    LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  AlÔ 

le  prince  Gortchakof,  en  face  de  la  Prusse  menaçante,  et  il  nous 
promettait  d'agir  en  conséquence.  Le  marquis  de  Moustier  n'avait 
pas  à  regretter  ses  franches  explications. 

Le  4  novembre,  l'empereur  d'Autriche,  après  une  journée  de 
chasse  passée  à  Gompiègne,  quittait  le  sol  français  et,  le  7,  il  faisait 
une  rentrée  triomphale  à  la  Burg.  Il  revenait  dans  ses  états  avec 
le  prestige  d'un  éclatant  succès.  Son  voyage,  au  lieu  d'être  un 
simple  acte  de  courtoisie,  s'était  transformé  en  un  événement 
politique.  II  fallait  le  récit  des  manifestations  enthousiastes  qui, 
partout  en  France ,  éclataient  sur  son  passage  pour  qu'à  Vienne 
on  en  comprît  la  signification.  Les  ministres  de  Prusse  et  de  Russie 
ne  dissimulaient  pas  leur  dépit.  La  diplomatie  russe  surtout,  à  en 
juger  par  l'aigreur  de  ses  propos ,  appréhendait  que  la  politique 
française,  si  impressionnable  et  si  mobile,  n'eût  fait  une  nouvelle 
évolution,  a  II  parait,  disait  le  comte  de  Stakelberg,  que  depuis 
que  Beust  est  à  Paris,  les  Turcs  ont  toutes  les  vertus,  et  qu'au  lieu 
de  les  tancer,  on  ne  leur  décerne  plus  que  des  éloges.  » 

Les  conjectures  des  chancelleries  étrangères  étaient  autorisées. 
François-Joseph  avait  été  en  France  l'objet  d'ovations  significatives. 
On  l'avait  reçu  comme  l'hôte  préféré,  comme  un  allié,  avec  la  certi- 
tude qu'au  jour  des  épreuves  il  combattrait  à  nos  côtés  ;  ses  ressen- 
timens  semblaient  s'être  confondus  avec  les  nôtres.  Aucun  des  sou- 
yerains  qui  l'avaient  précédé  n'avait  été  fêté  avec  plus  d'éclat  et 
de  cordialité  démonstrative.  On  eût  dit  qu'on  reconnaissait  la 
faute  commise  en  ébranlant  la  monarchie  autrichienne,  et  qu'on 
prenait  le  solennel  engagement  de  consacrer  désormais  toutes  ses 
forces  à  les  réparer. 

Le  discours  de  l'empereur  François-Joseph  à  l'Hôtel  de  Ville  eut 
un  immense  retentissement  (1).  On  se  plut  à  l'interpréter  comme 
un  gage  donné  à  Tindissoluble  entente  des  deux  pays.  Si  les  secrets 

(i)  Discours  de  l'empereur  François-Joseph  en  réponse  au  toast  de  l'empereur 
Napoléon.  —  «  Lorsque,  il  y  a  peu  de  jours,  j'ai  visité  à  Xancy  les  tombeaux  de  mes 
ancêtres,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  former  un  vœu  :  Puissions-nous,  me  suis-je  dit, 
ensevelir  dans  ces  tombes  confiées  à  la  garde  d'une  généreuse  nation  toutes  les  dis- 
cordes qui  ont  séparé  deux  pays  appelés  à  marcher  ensemble  dans  les  voies  du  pro- 
grès et  de  la  civilisation  I  Puissions-nous,  par  notre  union,  ofirir  un  nouveau  gage  de 
cette  paix  sans  laquelle  les  nations  ne  sauraient  prospérer.  Je  remercie  la  ville  de 
Paris  de  l'accueil  qu'elle  m'a  fait;  car,  de  nos  jours,  les  rapports  d'amitié  et  de  boa 
accord  entre  les  souverains  ont  une  double  valeur  lorsqu'ils  s'appuient  sur  les  sym- 
pathies et  les  aspirations  des  peuples.  » 

Réponse  de  l'empereur  dAuiriche  aux  félicitations  de  la  municipalité  de  Vienne  à 
son  retour  de  Paris.  —  a  Les  sympathies  que  partout  j'ai  rencontrées  en  France 
s'appuient  principalement  sur  !a  conviction  que  l'Autriche,  qui  a  acquis  une  nouvelle 
vif  aeur  par  son  union  à  l'intérieur,  reprendra  la  position  qui  lui  appartient,  et  que 
c'est  en  conséquence  dans  la  paix  que  nous  devons  chercher  sa  force.  » 


A16  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

compliqués  de  la  politique  échappent  aux  peuples,  ils  ont  en  revanche 
l'instinct  des  situations.  La  France  sentait  alors  que  son  salut  dé- 
pendait d'une  intime  alliance  avec  l'Autriche  et  qu'il  serait  funeste 
et  criminel  de  s'engager  dans  une  guerre  sans  être  certain  de  son 
concours  militaire. 

L'avenir  apparaissait  moins  menaçant  au  gouvernement  de  l'em- 
pereur; il  ne  se  sentait  plus  isolé,  les  intérêts  de  l'Autriche  se  con- 
ciliaient avec  les  siens,  il  était  certain  qu'il  trouverait  dorénavant 
sa  diplomatie  à  ses  côtés,  prête  à  le  seconder,  dans  toutes  les  ques- 
tions qui  surgiraient  en  Europe.  L'accord  concerté  à  Salzbourg 
avait  reçu  une  consécration  nouvelle  par  l'entrevue  de  Paris.  La 
France  avait  sanctionné  par  de  chaleureuses  démonstrations  l'en- 
tente des  deux  souverains. 

L'Angleterre,  si  étroitement  associée  à  notre  politique,  depuis  le 
commencement  du  règne,  se  désintéressait,  il  est  vrai,  sous 
l'influence  de  l'école  de  Manchester,  des  affaires  du  continent  ; 
elle  ne  protestait  pas  contre  la  transformation  de  l'Allemagne  ; 
comme  toujours,  elle  prenait  son  parti  des  faits  accomplis.  A  la 
veille  de  la  guerre  de  Bohême,  elle  n'avait  pas  eu  de  blâme  assez 
sévère  pour  le  cabinet  de  Berlin  ;  elle  s'attaquait  au  roi  et  outra- 
geait son  ministre.  On  traitait  alors  la  Prusse  comme  un  parent 
pauvre  ;  on  la  recherchait  depuis  qu'elle  avait  révélé  ses  res- 
sources ;  on  se  félicitait  de  sa  fortune,  on  se  flattait  qu'on  trou- 
verait en  elle  un  solide  appui  contre  les  exigences  de  la  France  et 
les  ambitions  de  la  Russie.  Cependant  les  souvenirs  de  la  guerre 
de  Grimée,  bien  qu'attiédis,  ne  s'étaient  effacés  ni  à  Paris  ni  à  Lon- 
dres. La  reine  nous  avait  donné  une  marque  éclatante  d'amitié 
dans  une  heure  de  détresse,  lors  de  l'incident  du  Luxembourg. 
Elle  était  sortie  de  son  deuil  pour  écrire  une  lettre  pressante  au  roi 
Guillaume  et,  par  l'énergie  de  sa  démarche,  elle  avait  puissamment 
contribué  à  conjurer  la  guerre. 

La  Russie  ne  cessait  de  nous  faire  des  avances,  elle  réclamait 
notre  concours  à  Gonstantinople  en  échange  des  conseils  qu'elle 
donnait  à  Berlin.  Le  prince  Gortchakof  se  plaisait  à  rappeler  les 
souvenirs  de  l'entrevue  de  Stuttgart,  il  semblait  oublier,  momen- 
tanément, la  Grimée  et  la  Pologne. 

L'Italie,  en  revanche,  causait  à  l'empereur  d'amères  déceptions. 
Elle  était  son  œuvre.  En  la  délivrant  il  avait  cru  assurer  à  la  France 
une  alliée  à  toute  éi)reuve  ;  elle  devait  nous  assister  dans  les 
congrès  et  sur  les  champs  de  bataille,  et  elle  méconnaissait  les 
services  rendus,  elle  devenait  pour  notre  politique  un  sujet  d'in- 
quiétude, une  cause  d'affaiblissement.  Elle  ajoutait  à  nos  embarras 
en  soulevant  la  question  romaine  au  mépris  du  traité  du  15  sep- 


LA  FRA>CE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         417 

tembre;  et,  ce  qui  était  plus  douloureux  encore,  elle  sollicitait 
secrètement  l'appui  de  la  Prusse.  Le  comte  de  Bismarck  nous  fai- 
sait à  son  sujet  d'étranges  confidences.  Il  racontait  à  notre  ambas- 
sadeur que  Garibaldi  lui  avait  écrit  pour  réclamer  des  armes  et  de 
l'argent  ;  mais,  soupçonnant  un  piège  de  l'Autriche  et  sachant  com- 
bien il  était  aisé  d'imiter  l'écriture  du  révolutionnaire  italien,  il  avait 
répondu  à  son  intermédiaire  quil  ne  disposait  d'aucune  somme  dont 
il  ne  dût  rendre  compte,  et  qu'il  ne  pouvait  distraire  aucune  arme 
des  arsenaux  de  la  Confédération  du  Nord.  Il  confiait  aussi  à  M.  Be- 
nedetti  que  le  chargé  d'affaires  du  cabinet  de  Florence  était  venu 
lui  soumettre  une  dépêche  de  son  gouvernement  qui  désirait  savoir 
s'il  était  disposé  à  seconder  l'Italie  et  dans  quelle  mesure  elle  pour- 
rait compter  sur  son  assistance.  Ces  confidences,  si  peu  conformes 
aux  usages  de  la  diplomatie  régulière,  avaient  lieu  de  nous  sur- 
prendre. Il  était  permis  de  se  demander  comment  le  ministre 
prussien  savait  que  l'écriture  de  Garibaldi  était  facile  à  imiter.  On 
pouvait  s'étonner  aussi  qu'il  eût  reçu  un  de  ses  émissaires;  n'était- 
ce  pas  encourager  la  révolution? 

«  Dans  quel  but,  écrivait  notre  ambassadeur,  M.  de  Bismarck, 
qui  n'est  jamais  indiscret  sans  calcul,  m'a-t-il  spontanément  fait  ces 
communications?  Craignait-il  que  nous  en  lussions  informés  par 
d'autres  voies  ?  Ou  bien  s'est-il  uniquement  proposé  de  nous 
apprendre  avec  quel  empressement  les  partis  et  le  gouvernement 
/  italien  lui-même  sont  prompts  à  s'adresser  à  la  Prusse  et  combien 
il  lui  serait  facile  de  trouver  des  alliés  au-delà  des  Alpes  (1)?  »  Le 
comte  de  Bismarck  était  cruel  dans  ses  confidences.  Il  nous  révélait 
l'inanité  de  l'alliance  de  1859,  il  nous  rappelait  que  nous  a\'ions 
méconnu  les  intérêts  séculaires  de  la  France  en  sacrifiant  à  de 
faux  dieux.  L'Italie  était  aujourd'hui  une  carte  maîtresse  dans 
son  jeu  ;  elle  nous  forçait  de  détourner  notre  attention  de  l'Alle- 
magne, en  nous  mettant  aux  prises  avec  le  cabinet  de  Florence, 
qui  s'irritait  des  obstacles  que  nous  opposions  à  ses  revendications 
nationales,  et  avec  le  pape  qui  nous  accusait  de  le  livrer  à  la  révo- 
lution. 


G.  RothajV. 


;i)  M.  Benedetii,  Ma  Mission  en  Prusse. 

TOME  LXXIV.  —  1886.  27 


LOUIS    RIEL 


ET 


L'INSURRECTION    CANADIENNE 


Le  23  mars  1885,  sir  John  Mac-Donald,  premier  ministre,  annon- 
^it  au  parlement  canadien,  réuni  à  Ottawa,  qu'une  insurrection 
venait  d'éclater  dans  le  territoire  du  nord-ouest.  Six  cents  demi- 
blancs  et  un  certain  nombre  d'Indiens,  sous  les  ordres  de  Louis 
Riel,  avaient  pris  les  armes,  déclarant  qu'ils  ne  tes  déposeraient 
que  quand  le  gouvernement  aurait  fait  droit  à  leurs  justes  récla- 
mations. Campés  à  Prince-Albert,  ils  menaçaient  le  fort  Carlton  ; 
maîtres  des  stations  télégraphiques,  ils  avaient  coupé  les  communi- 
cations entre  le  Manitoba  et  la  capitale.  Sir  John  Mac-Donald  ajou- 
tait qu'il  avait  donné  ordre  de  concentrer  sur  Carlton  les  brigades 
de  police  à  cheval  et  d'expédier  en  liâte  de  Wiunipeg  le  90^  batail- 
lon de  carabiniers  et  une  batterie  d'artillerie.  En  outi*e,  le  major- 
général  Middleton  se  préparait  à  partir,  avec  des  renforts,  pour 
arrêter  les  progrès  de  l'insurrection. 

L'émotion  fut  vive  dans  le  parlement  et  non  moins  vive  dans 
tout  le  Canada.  Depuis  longtemps,  on  redoutait  un  soulèvement 
des  demi-blancs,  Canadiens  d'origine  française,  profondément  irri- 
tés du  peu  de  cas  que  le  gouvernement  faisait  de  leurs  incessantes 
réclamations.  En  18(59,  le  Canada  avait  obtenu  la  cession,  à  prit 
d'argent,  par  la  Compagnie  do  la  baie  d'IIudson,  des  inanenses 
territoires  du  nord-ouest.  Les  demi-blancs,  qui,  antérieurement  à 
cette  cession,  s'étaient  établis  sur  une  partie  de  ces  territoires, 
l'avaient  fait  conformément  aux  coutumes  locales  et  en  vertu  du 


LOUIS    RIEL.  Al9 

droit  de  préemption.  Tacitement,  tout  au  moins,  la  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson  avait  reconnu  ce  droit  par  lequel  ils  détenaient  le 
sol  qu'ils  avaient  défriché  et  mis  en  valeur.  Dans  ces  vastes  soli- 
tudes, où  il  n'existait  pas  de  routes  tracées,  les  colons  s'étaient 
établis  de  préférence  sur  le  cours  des  rivières,  notamment  du  Sas- 
katchewan,  qui  se  déversait  dans  le  lac  de  Manitoba  et  leur  offrait 
une  voie  économique  pour  le  transport  de  leurs  produits.  En  pre- 
nant possession  de  ces  territoires,  le  gouvernement  canadien  avait 
établi  le  cadastre  des  terres,  réclamé  la  propriété  du  sol  attenant 
aux  cours  d'eaux  et  contesté  les  droits  des  demi-blancs,  leur  offrant, 
à  titre  d'indemnité ,  des  terrains  en  friche  dans  des  conditions 
moins  favorables.  Les  demi-blancs  s'y  refusaient  énergiquement  ; 
ils  réclamaient  une  reconnaissance  définitive  et  légale  de  leurs 
titres  de  propriété,  ou,  tout  au  moins,  une  indemnité  suffisante 
en  cas  d'expropriation.  Une  première  prise  d'armes  avait  abouti, 
en  1869,  à  la  reconnaissance  partielle  de  leurs  droits  et  à  la  pro- 
messe de  mesures  équitables;  mais  depuis  ils  n'avaient  pu,  malgré 
leurs  incessantes  sollicitations,  obtenir  que  des  décisions  partielles, 
réglant  des  cas  isolés,  mais  laissant  planer  sur  l'ensemble  de  leurs 
réclamations  une  incertitude  menaçante  pour  l'avenir.  Leur  pa- 
tience était  à  bout;  les  nouvelles  d'Europe  annonçaient  comme 
imminente  une  guerre  entre  l'Angleterre  et  la  Russie  au  sujet  de 
l'Afghanistan.  Profitant  des  embarras  de  la  métropole  pour  lui  arra- 
cher par  la  force  ce  qu'elle  refusait  à  leurs  demandes,  ils  se  soule- 
vaient à  l'appel  de  Louis  Riel,  qui,  déjà  en  1869,  s'était  mis  à  leur 
tête.  Pour  comprendre  l'importance  de  ce  mouvement,  il  fiiut  d'abord 
se  rendre  compte  du  cadre  dans  lequel  il  se  produisait  et  de  l'homme 
qui  le  dirigeait. 

Le  Dominion  du  Canada  s'étend  de  l'Atlantique  au  Pacifique  : 
ces  u  quelques  arpens  de  neige  »  dont  parlait  Voltaire  ont  une 
superficie  de  9,099,140  kilomètres  carrés,  plus  des  deux  tiers  de 
l'Europe.  Le  territoire  du  nord-ouest,  plus  considérable  de  beau- 
coup que  toutes  les  autres  provinces  du  Canada,  puisqu'il  contient 
à  lui  seul  7,500,000  kilomètres  carrés,  a  été  acquis  par  le  gouver- 
nement canadien  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  C'est  au 
cœur  même  de  cet  immense  territoire,  à  800  lieues  de  l'Atlantique 
et  à  plus  de  AOO  lieues  du  Pacifique,  que  se  trouvait  le  foyer  de 
l'insurrection.  D'immenses  prairies,  coupées  de  bouquets  d'arbres, 
y  déroulent,  sur  1,300  kilomètres  de  longueur,  de  Winnipeg  aux 
Montagnes-Rocheuses,  l'horizon  infini  et  monotone  de  leurs  hautes 
herbes  ondoyant,  au  souffle  de  la  brise,  comme  les  vagues  d'une 
mer  de  verdure.  Terre  riche  au-delà  de  toute  description,  donnant 
au  cultivateur  d'abondantes  moissons  d'un  beau  blé  doré,  véritable 
grenier  d'abondance  croulant  l'été  sous  le  poids  des  gerbes.  Trois 


Zl20  REVUE    DES    i)ELX    MONDES. 

grands  cours  d'eau  la  sillonnent  :  l'Assiniboine,  du  nord-ouest  au 
sud-est;  le  Saskatchewan  et  le  Qu'Appelle,  de  l'ouest  à  l'est;  puis, 
çà  et  là,  des  lacs  qui  partout  ailleurs  seraient  considérables,  mais 
semblent  lilliputiens  à  côté  de  ces  mers  intérieures  qui  ont  nom 
rÉrié,  l'Ontario,  le  Huron,  le  lac  Supérieur,  immenses  nappes  d'eau 
de  100  à  150  lieues  de  longueur,  qui  alimentent  le  majestueux 
Saint-Laurent,  roulant,  sur  son  parcours  de  1,200  kilomètres,  ses 
eaux  bleues  dans  un  lit  qui,  à  100  lieues  de  son  embouchure,  me- 
sure 12  kilomètres  de  large  et  150  à  la  Pointe  des  monts  ! 

A  peine  exploré,  il  y  a  cinquante  ans,  par  les  chasseurs  et 
les  trappeurs  de  la  baie  d'Hudson,  qui  parcouraient  seuls  ces 
vastes  solitudes,  le  Manitoba  est  aujourd'hui  occupé  par  une  popu- 
lation de  métis.  Les  tribus  indiennes,  refoulées  par  la  civilisation, 
y  vivent  en  bonne  harmonie  avec  ces  colons  auxquels  les  unissent 
les  liens  du  sang.  Entre  les  Indiens  et  eux  il  y  a  échange  de  pro- 
duits et  de  bons  procédés.  Français  d'origine,  les  demi-blancs  ont 
conservé  ces  traditions  d'humanité  qui,  lors  de  notre  occupation 
du  Canada,  nous  avaient  concilié  la  sympathie  des  Indiens,  demeu- 
rés fidèles  à  notre  cause  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  nos 
luttes  avec  l'Angleterre. 

Situé  sur  les  bords  du  Saskatchewan,  à  l'ouest  du  lac  Winni- 
peg,  Garlton  est  le  centre  de  la  région  occupée  par  les  métis  et 
dans  le  voisinage  du  territoire  des  Indiens  Crées.  C'est  de  là  que 
Louis  Riel  avait  donné  le  signal  de  l'insurrection.  Il  savait  pouvoir 
compter  sur  le  concours  de  Big-Bear,  le  chef  des  Indiens  Crées, 
ambitieux  et  courageux,  mécontent  du  gouvernement  canadien, 
dont  il  croyait  avoir  à  se  plaindre,  et  tout  prêt  à  faire  cause  com- 
mune avec  les  demi-blancs  contre  lui.  Puis  il  subissait  l'ascendant 
de  Louis  Riel,  que  ses  guerriers  et  lui  considéraient  comme  une 
sorte  de  prophète,  et  qui  avait,  aux  yeux  des  demi-blancs  comme  à 
ceux  des  Indiens,  presque  aussi  superstitieux  les  uns  que  les 
autres,  un  incontestable  prestige. 

Louis  Riel  était  né,  en  184Û,  à  Fort-Garry,  aujourd'hui  la  ville  de 
Winnipeg,  dans  le  territoire  du  Manitoba.  Bien  que  de  sang  mêlé, 
il  tenait  beaucoup  plus  de  la  race  blanche  que  de  la  race  indienne. 
Très  intelligent,  il  retenait  et  apprenait  facilement  ;  ses  heureuses 
dispositions  naturelles,  sa  docilité,  son  penchant  pour  les  choses 
religieuses,  attirèrent  de  bonne  heure  sur  lui  l'attention  de  l'arche- 
vêque catholique,  .M'^''  Taché,  qui  l'envoya  au  séminaire  de  Montréal 
pour  y  faire  son  éducation.  Il  augurait  favorablement  do  Louis  Riel 
et  espérait  le  voir  entrer  dans  les  ordres.  Il  n'en  fut  rien  ;  à  l'expi- 
ration do  ses  études,  Louis  Riel  revint  se  fixer  à  Fort-Garry.  Là,  sa 
supériorité  intellectuelle,  et  surtout  son  patriotisme  ardent,  lui  con- 
quirent un  grand  ascendant  auprès  de  ses  compatriotes,  lin  peu 


LODIS   RIEL.  ^21 

de  temps  il  devint  l'un  des  hommes  les  plus  populaires  du  terri- 
toire, et,  lorsqu'en  1869  éclata  la  première  insurrection  des  métis, 
Riel  fut  appelé  par  eux  à  en  prendre  le  commandement. 

Le  Canada  venait  d'acquérir  les  territoires  du  nord-ouest. 
Les  demi-blancs  voyaient  cette  cession  avec  inquiétude.  D'une 
part,  ils  redoutaient  l'application  du  système  fiscal  canadien; 
de  l'autre,  ils  se  sentaient  menacés,  en  tant  que  détenteurs 
du  sol,  n'ayant  pour  la  plupart  aucun  titre  écrit  et  ne  possédant 
qu'en  vertu  du  droit  de  préemption,  qui  avait  pour  eux  force  de 
loi.  Riel  prit,  sans  hésiter,  le  commandement  qu'on  lui  offrait,  et,  |^^ 
avant  que  le  gouvernement  canadien  eût  pu  s'y  opposer,  il  s'empa- 
rait du  fort  de  la  Compagnie,  décrétait  l'organisation  d'un  gouver- 
nement local  dont  il  se  proclamait  chef  et  mettait  en  demeure 
les  autorités  d'accorder  aux  demi-blancs  d'être  représentés  au  par- 
lement, ainsi  que  de  leur  garantir  les  droits  de  propriété  et  autres 
dont  ils  jouissaient.  En  même  temps,  bien  renseigné  par  les  Indiens 
et  connaissant  parfaitement  le  pays,  il  faisait  main  basse  sur  les 
dépôts  d'armes  et  de  munitions  dont  ils  lui  signalaient  l'existence, 
armait  et  équipait  ses  partisans,  dont  le  nombre  grossissait  chaque 
jour.  Les  milices  volontaires  anglaises  tentèrent  vainement  de  s'op- 
poser à  ses  progrès;  Louis  Riel  les  battit,  et,  résolu  à  inspirer  la  /^ 
terreur,  fit  fusiller  leur  chef,  Thomas  Scott.  Le  général  Wolseley, 
célèbre  depuis,  était  alors  lieutenant-colonel  au  service  du  Canada. 
Ce  fut  lui  que  le  gouvernement  chargea  de  réprimer  l'insurrection. 
A  la  tête  de  1,000  hommes  de  troupes  régulières  et  des  milices 
nationales,  Wolseley  réussit  à  atteindre  le  Fort-Garry.  Hors  d'état 
de  résister,  Riel  dut  licencier  ses  partisans  et  chercher  un  refuge 
aux  États-Unis.  Peu  après,  le  gouvernement  canadien  le  condam- 
nait à  cinq  ans  d'exil. 

L'insuccès  de  Riel  ne  compromit  en  rien  sa  popularité  :  il  avait 
fait  preuve  d'audace  et  d'énergie;  l'exil  augmentait  son  prestige, 
et,  tout  vaincu  qu'il  fût  et  forcé  de  fuir,  il  obtenait  cependant  gain 
de  cause  dans  une  certaine  mesure,  puisque  le  gouvernement  cana- 
dien admettait  en  principe  les  réclamations  des  demi-blancs  et  leurs 
droits  à  des  compensations  équitables.  A  l'expiration  de  sa  sentence 
de  bannissement,  Riel  rentrait  dans  le  Manitoba,  salué  des  applau- 
dissemens  de  ses  compatriotes,  prêts  à  se  ranger  de  nouveau  sous 
les  ordres  de  celui  qu'ils  considéraient  comme  leur  chef  natiu-el, 
le  représentant  de  leur  race  et  le  défenseur  de  leurs  droits. 

Il  l'était  et  le  fit  bien  voir  en  sachant  résister  à  l'impulsion  de 
ses  partisans.  Les  fenians,  ou  Irlandais,  nombreux  et  puissans  aux 
États-Unis,  animés  contre  l'Angleterre  d'une  haine  implacable,  non 
contens  d'entretenir  par  leurs  subsides  l'agitation  en  Irlande,  cher- 
chaient, par  tous  les  moyens  possibles,  à  faire  naître  un  conflit 


/j22  revue  des  deux  mondes. 

entre  les  États-Unis  et  l'Angleterre.  Au.  États-llnis  même   ils  se 
sentaient  appuyés,  ouvertement,  par  un  parti  considérable    tacte- 
mëÛrpar  de  hautes  inHuences.  Les  États-Unis  ne  voyaient  pas 
Tans  regrets  le  nord  de  l'Amérique  aux  mains  des  Anglais    m  sans 
u^e    Saine  satisfaction  les  dissentimens  entre  la  race  française 
d'origine  et  le   gouvernement  colonial.  On  caressait    espoir  de 
cotations  graves  de  nature  à  amener  un  jour  ou  1  autre  1  an- 
nexe   de  cet  fmmense  territoire;  on  suivait  avec  attention   e  me- 
comentement  chaque  jour  croissant  d'une  P-tie  de  la  populat    n 
l'affaiblissement  des  liens  qui  l'unissaient  à   a  ■"«"■J  «  '  ^  '  ^^^^ 
prêter  aux  feniam  un  concours  compromettant    on  leur    aissait 
toue  liberté  d'action.  Us  en  usaient.  Estimant  le  moment  favo- 
rab  e   crovant  pouvoir  compter  sur  le  concours  des  dem.-blancs 
Is  o%anisaient  sur  les  frontières  du  Canada  une  expédition  de 

'bltrs  destinée  à  envahir  le  M-'^t'/lTU  grl" 
nouvoir  se  replier  sur  le  terntoire  des  htats-tJnis,  et,  gra'^e  a  '" 
comnïcité  morale  des  autorités,  y  trouver  un  refuge-  vainquem-s, 
Tne  doutaTent  pas  d'être  soutenus.  Leur  chef,  O'Donohue  homme 

d'a'ion  et  l'un'des  plus  ardens  «g'»»'--,  ^^^tl'fû  stŒ 
rlP^  intplli-eiices  avec  les  mécontens  du  Manitoba.  Il  fit  sonder  wei 
^''-" -  r'we  son  concours.  Riel  le  refusa.  Le  but  qui  pour- 
suivait n  était  p..„  ..nexion  aux  États-Unis,  mais  la  prépondérance 
^  de  l'élément  français,  atv.  ^  amener,  dans  un  temps  peu  éloigné, 
l'indépendance  du  Canada.  Pou  j^j  l'anne.xion  aux  États-Unis  n'eût 
^    été  que  l'absorption  de  l'élémeii  français  catholique  noyé  dans 
une  invasion  de  colons  américains  i-otestans. 

La  plupart  de  ses  compatriotes  ne  voya^j^t  ni  aussi  loin  ni  aussi 
juste.  Aigris  et  irrités,  ils  se  montraient  dii^osés  à  bien  accueillir 
ceux  qui  leur  offraient  de  faire  cause  commiuu  contre  un  ennemi 
commun.  Riel  résista  à  ce  courant  d'opinion  ;  il  fit  ^^lus,  il  ramena  les 
demi-blancs  à  ses  vues;  il  les  décida  à  repoussei.  même  par  la 
force,  l'agression  des  feniana  et  informa  le  gouvernen>ent  canadien 
qu'il  était  prêt,  lui  et  les  siens,  à  coopérer  aux  mesures  de  défense 
que  le  gouvernement  jugerait  à  propos  de  prendre  en  cas  d'inva- 
sion. Cette  attitude  énergi(}ue  ne  fit  qu'accroître  sa  popiHarité,  et, 
aux  élections  pour  le  [jarleraent,  Louis  Hiel  fut  élu  par  le  Manitoba. 
Cette  élection  suscita  d'ardentes  protestations  dans  le  parti»  anglais, 
parmi  les  hyttlists,  comme  ils  s'intitulaient.  Riel,  le  chef  de.s  insur- 
gés du  Manitoba,  l'assussin  de  Thumas  Scott,  à  peine  de  ret«our  de 
l'exil ,  osait  de  nouveau  parler  et  agir  en  maître;  il  briguait  lèfc  man- 
dat de  membre  du  parlement  canadien  et  réunissait  la  grandpe  ma- 
jorité des  suffrages I  On  proférait  contre  lui  les  minaccs  lof>>  plus 
violentes,  on  lui  promettait,  s'il  poussait  l'audace  jusqu'à  v^ftnir  à 
Ottawa,  lo  sort  de  Thomas  Scott,  exécuté  par  sos  ordres.   1'^   '  "O 


LOCIS   RIEL. 


423 


s'en  rendit  pas  moins  à  Ottawa  pour  prêter  serment  et  siéger  ; 
mais  telle  était  la  terreur  qu'inspiraient  ses  ennemis,  que  le  greffier 
du  parlement  fut  obligé  de  l'introduii-e  seul,  à  la  tombée  de  la  nuit, 
dans  la  salle  déserte,  pour  y  recevoir  son  serment.  Le  lendemain, 
les  abords  du  parlement  étaient  assiégés  par  une  foule  irritée, 
décidée  à  l'écharper  s'il  se  présentait.  Devant  ces  menaces,  il 
s'abstint.  Le  président  déclara  son  siège  vacant,  et  Riel  quitta 
Ottawa  pour  n'y  plus  revenir. 

Désespérant,  pour  le  moment,  de  pouvoir  être  utile  à  sa  cause, 
il  se  retira  de  nouveau  aux  États-Unis.  Les  menaces  dont  il  était 
l'objet,  les  accusations  violentes  dirigées  contre  lui  accentuèrent, 
si  elles  ne  déterminèrent  pas  chez  lui ,  une  crise  intellectuelle  et 
religieuse.  Enclin  par  nature  au  mysticisme,  né  sous  le  ciel  mé- 
lancolique et  brumeux  du  nord-ouest,  d'une  mère  de  race  blanche 
et  d'un  père  métis  de  blanc  et  d'Indien,  imbu  de  bonne  heure  des 
traditions  catholiques,  sa  vie  depuis  l'âge  de  vingt  ans  s'était  écou- 
lée au  milieu  de  ces  vastes  solitudes  et  de  ces  horizons  sans  limites. 
Deux  idées  dominantes  hantaient  son  imagination  :  les  profonds  mys- 
tères de  sa  foi  et  les  souffrances  imméritées  de  ses  compatriotes  et 
des  Indiens,  qui  ne  demandaient  qu'à  vivre  libres  sur  le  sol  que  Dieu 
leur  avait  donné  et  que  leur  travail  avait  défriché.  Riel  ne  compre- 
nait rien  aux  exigences  de  la  civilisation  qui  les  serrait  de  près  ;  il 
se  révoltait  contre  ses  injustices  et  ses  envahissemens.  Sobre  par 
nature,  il  s'indignait  contre  les  marchands  d'eau-de-vie  qui  favori- 
saient l'ivrognerie  des  Indiens  et  en  profitaient  pour  acquérir  à  vil 
prix  leurs  terres  et  leurs  biens.  Il  en  était  venu  peu  à  peu  à  se  croire 
investi  d'une  mission,  humaine  au  début,  plus  tard  divine,  à  prendre 
pour  des  inspirations  d'en  haut  les  suggestions  de  son  esprit  frappé 
et  de  sa  conscience  révoltée ,  à  s'estimer  en  dioit  d'opposer  à 
la  force  légale  la  force  matérielle.  Dieu  devait  être  avec  lui,  puis- 
qu'il luttait  pour  lui.  Réfugié  dans  la  Montana,  sur  les  frontières 
du  Canada,  il  y  reçut,  dit-il,  sa  première  révélation  :  —  «  Il  faut  que 
tu  marches  en  avant,»  lui  dit  l'esprit.  Je  ne  savais  rien  alors,  ajouta- 
t-il,  de  l'agitation  qui  régnait  dans  le  Manitoba;  je  priais  nuit  et 
jour,  suppliant  Dieu  de  venir  en  aide  à  mes  efforts  pour  protéger 
les  Indiens  et  les  demi-blancs  contre  l'eau-de-vie.  Tout  à  coup,  le 
à  juin  1884,  je  reçus  une  délégation  de  mes  frères  du  nord-ouest, 
m'invitant  à  venir  me  mettre  à  leur  tète.  Je  leur  demandai  un  dé- 
lai de  vingt-quatre  heures  pour  prier  et  me  confesseï*.  Le  lende- 
main matin,  je  me  confessai  et  communiai  avec  Gabriel  Dumont  et 
Michael  Dumas,  puis  j'ouvris  ma  Bible  et  tombai  sur  ce  passage  : 
«  Ne  te  détourne  pas  de  celui  qui  te  demande.  »  On  m'appelait  ; 
mon  devoir  était  de  partir.  » 

Tel  était  l'homme  qui,  en  mars  1885,  à  la  tête  d'une  poignée  de 


A24  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

demi-blancs  et  d'Indiens,  entrait  résolument  en  lutte  avec  le  Canada 
et  l'Angleterre.  Il  débuta  par  organiser  dans  tout  le  territoire  une 
agitation  pacifique  et  un  vaste  pétitionnement.  Son  premier  acte 
officiel  fut  la  publication  du  Bill  of  rights,  résumé  des  réclamations 
présentées  par  lui  au  nom  de  ses  compatriotes.  Il  demandait  :  1°  la 
sous-division  en  provinces  des  territoires  du  nord-ouest  ;  2"  l'exten- 
sion à  tous  les  demi-blancs  habitant  lesdits  territoires  des  concessions 
faites  aux  demi-blancs  du  Manitoba  ;  3"  la  remise  de  titres  régu- 
liers aux  colons  en  possession  du  sol  ;  à°  la  mise  en  vente  de 
500,000  acres  de  terres  non  occupées  et  appartenant  à  l'état,  le 
produit  de  ladite  vente  devant  être  affecté  à  la  construction  d'écoles 
et  d'hôpitaux  et  à  la  remise,  aux  demi-blancs  sans  ressources,  des 
semences  et  outils  agricoles  nécessaires  à  leurs  exploitations  ;  5°  la 
mise  à  part  d'une  partie  des  terres  coloniales  pour  être  ultérieu- 
rement distribuées  aux  enfans  des  demi-blancs  ;  6*^  une  annuité  de 
5,000  francs  par  village  pour  l'entretien,  dans  chacun  d'eux,  de 
sœurs  catholiques  vouées  à  l'éducation  des  enfans  et  aux  soins  des 
malades  ;  7°  l'amélioration  de  la  situation  des  Indiens  et  le  contrôle 
rigoureux  des  agens  chargés  de  leur  distribuer  les  subsides  du 
gouvernement. 

Sur  le  refus  tacite  du  gouvernement  de  discuter  ces  demandes 
et  d'y  faire  droit,  Louis  Riel  appela  la  population  aux  armes  et  in- 
vita les  tribus  indiennes  à  se  joindre  à  lui.  Leur  concours 
lui  était  indispensable  ,  étant  données  les  conditions  de  la  lutte 
qu'il  engageait  et  la  frayeur  que  la  seule  menace  d'un  soulè- 
vement des  Indiens  causait  dans  tout  le  Canada.  Derniers 
représentans  de  la  race  autochtone,  les  tribus  indiennes  qui  errent 
encore  dans  ces  immenses  prairies  du  nord-ouest  ne  sont  plus  que 
les  descendans  dégénérés  des  peuplades  guerrières  dont  Fenimore 
Cooper  a  décrit  la  grandeur  et  la  décadence.  Parqués  comme  des 
parias  dans  des  réserves  dont  les  colons  leur  disputent  la  posses- 
sion, exploités  par  les  agens  chargés  de  leur  distribuer,  sous  forme 
de  vivres,  de  couvertures  et  d'effets,  les  subsides  du  gouvernement, 
ils  végètent  misérablement,  décimés  par  l'ivrognerie  et  les  priva- 
tions. Quand  la  famine  les  étreint,  quand  ils  ont  échangé  contre  un 
verre  d'eau-de-vie  la  couverture  destinée  à  les  abriter  contre  les 
rigueurs  de  l'hiver,  quand  le  gibier  se  fait  rare  et  le  froid  intense, 
ils  pillent  où  ils  peuvent  et  ce  qu'ils  peuvent,  abattus  à  coups  de 
fusil  par  les  blancs,  pour  lesquels  ils  sont  un  danger  constant.  Dans 
le  nord-ouest,  plus  à  distance  de  la  civilisation,  leur  existence  se- 
rait moins  dure,  n'était  l'eau-de-vie.  Ils  trouvent  encore  à  chasser, 
à  vendre  des  pelleteries  aux  traliquans  de  fourrures,  puis,  si  mai- 
gres que  soient  les  secours  (juo  le  gouvernement  leur  accorde, 
c'est  quelque  chose  à  ajouter  au  produit  de  leur  chasse,  de  leur 


LOUIS    RI£L.  425 

pêche,  et  à  la  rémunération  du  concours  qu'ils  prêtent  aux  demi- 
blancs  pour  la  culture  du  sol. 

Les  plus  redoutés  et  les  plus  redoutables  sont  les  Indiens 
Sioux,  chassés  des  Etats-Unis  par  l'invasion  des  émigrans.  Con- 
traints de  remonter  vers  le  nord,  ils  ont,  pendant  la  guerre  de 
sécession ,  franchi  sur  plusieurs  points  la  frontière  du  Canada  et 
se  sont  réfugiés  dans  les  prairies  et  les  forêts  du  nord-ouest.  Le 
gouvernement  canadien  n'est  tenu  à  rien  vis-à-vis  d'eux;  ils 
n'ont  aucun  droit  au  sol,  aucun  droit  à  ses  secours;  ils  vivent 
à  l'état  nomade,  de  chasse  et  de  déprédations.  Les  Indiens  Crées 
sont  au  nombre  d'en\-iron  15,000,  les  Black  feet  ou  pieds  noirs, 
environ  10,000.  On  ignore  le  nombre  des  Sioux.  Si  dégénérées  que 
soient  quelques-unes  de  ces  tribus  indiennes,  elles  ne  laissent  pas 
d'être  redoutables  par  le  nombre  et  la  bravoure  de  leurs  guer- 
riers ,  par  leur  merveilleuse  résistance  à  la  fatigue,  par  leur  con- 
naissance des  localités,  leurs  ruses  et  leur  tactique  militaire,  qui 
consiste  à  tenir  leur  ennemi  toujours  en  alerte,  à  le  surprendre  à 
l 'improviste,  à  se  débander  pour  se  reformer  plus  loin,  à  dresser  des 
embuscades  et  à  éviter  toute  rencontre  en  rase  campagne. 

Auprès  d'elles  et  de  leurs  chefs,  Louis  Riel  avait  un  grand  pres- 
tige. Les  Indiens  le  tenaient  pour  un  prophète.  Leur  sang  coulait 
dans  ses  veines,  il  parlait  leur  langue,  comprenait  leurs  besoins, 
compatissait  à  leurs  misères  ;  leur  imagination  superstitieuse  en- 
tendait son  langage  mystique.  Ils  le  savaient  brave  et  le  suivaient 
sans  hésitation.  N'était-ce  pas  lui  que  leurs  traditions  désignaient 
comme  le  libérateur  appelé  à  leur  rendre  leur  grandeur  et  leur 
liberté  perdues?  Big  Bear,  le  chef  de  la  tribu  des  Indiens  Creesi 
répondit  à  l'appel  de  Riel  en  mettant  à  sa  disposition  une  partie  de 
ses  meilleurs  combattans  et  en  entrant  lui-même  en  campagne  avec 
les  autres.  Poundmaker,  chef  des  Indiens  Stonies ,  suivit  son 
exemple  et  mit  aux  ordres  de  Riel  ses  plus  habiles  scouts.  Ces 
scouts  ou  éclaireurs  jouent  dans  les  guerres  indiennes  un  rôle  im- 
portant. Ils  se  recrutent  parmi  les  jeunes  braves  de  la  tribu  ;  ils 
surveillent  et  épient  l'ennemi.  Doués  d'une  rare  agilité,  rompus  à 
toutes  les  ruses,  ils  suivent  la  marche  des  colonnes,  se  rendent 
compte  de  leur  force,  se  glissent  jusque  dans  le  camp,  et,  grâce 
à  leur  prodigieuse  mémoire  des  localités,  dirigent  ensuite  l'attaque 
sur  les  points  faibles  ou  mal  gardés.  Rien  n'échappe  à  leur  œil  vigi- 
lant et  plus  d'une  fois  une  poignée  de  scouts  a  réussi  à  paralyser 
les  mouvemens  de  toute  une  colonne  en  lui  enlevant  ses  chevaux 
pendant  la  nuit,  en  incendiant  les  hautes  herbes  et  en  capturant 
ses  convois. 

Riel  ne  se  dissimulait  pas  la  responsabilité  qu'il  encourait  en 
provo.^uant  le  concours  d'alliés  aussi  compromettans.  Il  connaissait 


A26      •  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  Indiens,  il  savait  qu'une  fois  déchaînés,  il  était  bien  difficile 
de  maîtriser  leurs  passions  brutales  et  violentes,  que  leurs  guerres 
étaient  des  guerres  d'extermination  ,  qu'ils  n'épargnaient  ni  les 
femmes,  ni  les  enfans,  ni  les  vieillards,  mais  il  savait  aussi  que 
les  Indiens  se  lèveraient,  qu'il  le  voulût  ou  non,  le  jour  où  l'insur- 
rection éclaterait,  et  il  comptait  sur  son  influence  pour  les  empê- 
cher de  se  porter  à  de  trop  cruelles  extrémités. 

Campé  sur  les  bords  du  Saskatchewan  avec  ses  demi-blancs, 
Riel  occupait  le  gué  de  Batoché,  barrant  ainsi  la  route  aux  troupes 
que  le  gouvernement  colonial  dirigeait  contre  lui,  et,  s'appuyant 
sur  le  village  peuplé  de  demi-blancs,  centre  de  plusieurs  missions 
tant  catholique  qu'anglicane  et  presbytérienne.  Cette  localité ,  qui 
servait  d'entrepôt  à  la  plupart  des  exploitations  agricoles  environ- 
nantes, était  abondamment  pourvue  de  grains,  de  bétail,  d'appro- 
visionnemens  de  toute  sorte.  Biel  avait  fait  fortifier  le  gué  de  Bato- 
ché et  pouvait  y  tenir  contre  des  forces  supérieures.  Les  srouts 
indiens ,  explorant  les  deux  côtés  de  la  rivière ,  parcouraient  la 
prairie  sur  leurs  ponies ,  maigres  comme  leurs  maîtres,  comme 
eux  durs  à  la  fatigue,  infatigables  à  la  course. 

Pendant  ce  temps,  Big  Bear,  bien  renseigné  par  les  siens,  se 
dirigeait  à  marches  forcées  sur  Frog-Lake,  situé  à  120  milles  de 
Battleford  et  à  30  milles  de  Fort-Pilt.  A  Frog-Lake  se  trouvait  un 
ancien  fort  construit  par  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  Autour 
se  groupait  une  population  d'environ  200  habitans.  Surpris  avant 
d'avoir  pu  se  mettre  en  état  de  défense ,  le  fort  fut  emporté  d'as- 
saut, ses  défenseurs  égorgés.  Ceux  qui  échappèrent  au  massacre 
s'enfuirent  au  hasard  ;  deux  femmes  blanches ,  M"'**  Delaney  et 
Gowanlok,  furent  épargnées  et  gardées  comme  otages.  Les  Indiens 
avaient  goûté  du  sang  ;  encouragés  par  ce  premier  succès,  ils 
se  dirigèrent  sur  Fort-Pitt.  Un  détachement  de  police  à  cheval 
y  tenait  garnison.  Soldats  éprouvés,  endurcis  à  toutes  les  fati- 
gues, rompus  aux  luttes  avec  les  Indiens ,  ils  connaissaient 
leur  répugnance  à  s'attaquer  à  des  ouvrages  fortifiés  et  défendus. 
Des  fugitifs  échappés  au  massacre  de  Frog-Lake,  des  colons  effrayés 
de  la  marche  des  Indiens  et  venant  chercher  un  refuge  à  Fort-Pitt 
grossirent  rapidement  le  chiffre  de  la  petite  garnison  et  le  portèrent 
à  une  centaine  d'hommes. 

Les  Indiens  suivaient  de  près;  au  nombre  d'un  millier  environ, 
ils  cernèrent  le  fort.  Ses  défenseurs,  bien  armés,  abrités  derrière 
les  meurtrières,  les  tenaient  à  distance.  Les  Indiens  tentèrent  d'en- 
lever le  fort  d'assaut.  A  un  signal  de  leur  chef,  ils  se  ruèrent  sur 
les  palissades,  mais  ils  ne  purent  tenir  sous  la  pluie  de  balles  qui 
les  accueillit  et  ils  battirent  en  retraite.  Les  assiégés  respiraient, 
mais  les  vivres  et  les  munitions  se  faisaient  rares.  Le  fort  n'était 


LOUIS  RIEL.  A 27 

approvisionné  que  pour  une  trentaine  d'hommes  et  il  servait  d'abri 
aux  colons,  à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfans,  auxquels  il  fallait  dis- 
tribuer des  rations.  Les  vivres  s'épuisaient,  et,  si  ménager  que  l'on 
fut  de  la  poudre  et  des  balles,  on  ne  pouvait  tenir  longtemps. 

On  espérait  que,  découragés  par  l'insuccès  de  leur  tentative,  les 
Indiens  avaient  levé  le  siège  pour  aller  piller  les  fermes  abandon- 
nées ;  mais,  en  l'absence  d'éclaireurs,  on  en  était  réduit  aux  hypo- 
thèses. L'inspecteur  de  police,  F.-J.  Dickens,  commandait  la  petite 
garnison.  Son  expérience  de  la  tactique  des  Indiens  lui  faisait  re- 
douter une  surprise,  bien  qu'on  n'en  vît  plus  trace  aux  abords 
du  fort.  Il  soupçonnait  que  Big  Bear,  renseigné  par  ses  espions, 
était  au  courant  des  ressources  dont  il  disposait,  savait  que  le  fort, 
approvisionné  pour  un  nombre  d'hommes  restreint,  ne  pourrait 
longtemps  subvenir  aux  besoins  de  ceux  qu'il  abritait  et  que  l'as- 
saut livré  par  lui  avait  eu  surtout  pour  but  d'épuiser  rapidement 
les  munitions  des  assiégés. 

Adossé  à  la  rivière  par  laquelle  on  y  faisait  tenir,  à  intervalles 
réguliers,  les  approvisiônnemens  nécessaires,  le  fort  n'était  exposé 
aux  attaques  des  Indiens  que  du  côté  de  la  prairie  ;  aussi  la  partie 
qui  y  fuisait  face  était-elle  solidement  défendue  par  des  palissades, 
des  fossés  et  d'épais  revêtemens  de  terre.  Par  derrière,  sur  la 
rivière,  on  avait  creusé  une  crique  où  l'on  abritait  une  chaloupe 
destinée  au  service  du  fort.  La  retraite  par  eau  était  donc  possible, 
mais  la  chaloupe  ne  pouvait  contenir  qu'un  pietit  nombre  d'hommes. 
Assisté  de  ses  deux  sergens,  J.-\V.  Ralph  et  J.-H.  Martin,  Dickens 
procéda  au  recensement  des  vivres  et  des  munitions.  On  en  avait 
pour  quelques  jours  à  peine  et  un  ou  deux  assauts  épuiseraient  ce  qui 
lui  restait  de  cartouches.  Il  résolut  donc  d'évacuer  le  fort  et  em- 
ploya les  non-combattans  à  la  construction  d'un  large  radeau.  Ses 
soldats  prendraient  place  dans  la  chaloupe,  éclairant  et  remorquant 
le  radeau  et  le  maintenant  autant  que  possible  à  l'abri  des  balles 
des  Indiens  au  cas  où  ces  derniers  surveilleraient  le  cours  de  la 
rivière.  Ces  mesures  prises,  il  attendit  la  nuit. 

La  journée  s'écoula  sans  incidens.  Aussi  loin  que  la  vue  pouvait 
s'étendre,  la  prairie  était  déserte  et  un  calme  profond  avait  succédé 
à  la  lutte  du  matùi.  On  se  reprenait  à  espérer.  La  nuit  vint.  L'em- 
barquement se  fit  en  silence  ;  on  partait,  quand  le  cri  de  guerre  des 
Indiens  éclata  aux  abords  du  fort.  Profitant  de  l'obscurité,  rampant 
à  travers  les  hautes  herbes,  ils  escaladaient  les  revêtemens,  brisant 
à  coups  de  hache  les  palissades,  entassant  leurs  débris  contre  les 
portes  massives,  incendiant  ces  amas  de  charpentes,  dont  la  lueur 
leur  permit  de  distinguer  sur  la  rivière  les  fugitifs,  qui  s'éloignaient 
lentement.  Abandonnant  le  fort  en  flammes,  ils  se  ruèrent  sur  les 
berges,  dirigeant  leur  feu  sur  la  masse  noire  qui  glissiut  au  fil  de 


A  28  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'eau.  Les  soldats  ripostèrent,  on  se  fusillait  dans  l'obscurité,  mais 
tout  l'avantage  était  du  côté  des  Indiens,  dispersés,  s'abritant  dans 
les  herbes  et  derrière  les  arbres,  suivant,  au  long  de  la  rivière,  la 
lourde  marche  du  radeau,  péniblement  remorqué  par  la  chaloupe. 
La  supériorité  du  tir  des  blancs  ne  leur  était  d'aucun  secours,  obli- 
gés de  riposter  au  hasard  à  des  ennemis  invisibles.  La  plupart  suc- 
combèrent, et  le  petit  nombre  des  fugitifs  qui  tombèrent  aux  mains 
des  Indiens  dut  envier  le  sort  de  ceux  qui  étaient  morts  les  armes 
à  la  main. 

Pendant  ce  temps,  le  général  Middleton  marchait  à  la  rencontre 
de  Riel.  La  chute  de  Fort-Pitt  l'obligeait  à  modifier  son  plan  de 
campagne.  Battleford  était  menacé  par  les  Indiens,  et  il  y  avait  ur- 
gence à  ne  pas  laisser  tomber  entre  leurs  mains  ce  point  important, 
qu'on  n'eût  pu  reprendre  qu'au  prix  des  plus  grands  efforts.  On 
était  aux  débuts  du  printemps,  printemps  froid  et  pluvieux.  La  dé- 
bâcle des  glaces  commençait,  le  dégel  rendait  les  routes  imprati- 
cables ;  les  convois  de  vivres  s'embourbaient  ;  il  fallait  tout  amener 
avec  soi,  fourrages  pour  les  animaux,  approvisionnemens  pour  les 
hommes,  artillerie  de  campagne.  Le  général  Middleton  divisa  ses 
troupes  en  deux  colonnes.  L'une,  composée  de  500  hommes  et  de 
deux  batteries  d'artillerie,  sous  son  commandement,  remontait  vers 
le  nord  en  suivant  le  cours  de  la  rivière.  Le  vapeur  Northcote  devait 
appuyer  sa  marche  et  assurer  le  service  des  approvisionnemens. 
L'autre  colonne,  sous  les  ordres  de  lord  Malgund,  comprenait  en- 
viron AOO  hommes,  quarante  scouts,  deux  batteries  d'artillerie,  et 
devait  suivre  parallèlement  l'autre  rive  du  Saskatchewan ,  de  ma- 
nière à  prendre  Riel  en  flanc  pendant  que  Middleton  l'engagerait  de 
front.  Enfin  le  colonel  Otter  devait  se  porter  rapidement  sur  Bat- 
tleford pour  y  renforcer  le  colonel  Morris,  hors  d'état,  avec  les 
faibles  ressources  dont  il  disposait,  de  tenir  longtemps  contre  une 
attaque  des  Indiens. 

Riel  attendait  l'ennemi  de  pied  ferme.  Gabriel  Dumont,  son  ami 
et  son  bras  droit,  commandait,  sous  sa  direction,  les  demi-blancs 
ralliés  autour  d'eux  et  décidés  à  combattre  jusqu'à  la  dernière  ex- 
trémité. D'origine  française,  ancien  trappeur  de  la  Compagnie  de  la 
baie  d'Hudson,  Gabriel  Dumont  était  connu  dans  tout  le  territoire 
du  Nord-Ouest,  où  son  habileté  de  chasseur,  sa  bravoure  et  son 
sang-froid  lui  avaient  concilié  l'estime  des  demi-blancs  et  le  respect 
des  Indiens.  Nul  ne  connaissait  mieux  que  lui  ces  interminables  so- 
litudes, où  il  s'aventurait  à  la  poursuite  des  ours,  des  renards  noirs 
et  argentés,  des  martres  et  des  loutres  dont  il  vendait  les  fourrures, 
trafiquant  avec  les  Indiens,  vivant  comme  eux,  joignant  à  leur  mer- 
veilleux instinct  de  la  vie  nomade  la  su|)ériorité  intellectuelle  de  l:i 
race  blanche.  Nature  flegmatique  et  calme,  il  admirait  en  iîiel  les 


LOUIS   RIEL.  /i29 

facultés  Imaginatives  et  l'esprit  mystique  qui  lui  faisaient  défaut  ;  il 
possédait,  en  revanche,  un  grand  sens  pratique  ;  il  avait  acquis,  dans 
le  cours  de  son  existence  aventureuse,  une  remarquable  habileté 
stratégique;  il  excellait  à  choisir  un  campement,  à  tirer  parti  des 
avantages  qu'il  offrait  pour  s'y  fortifier  et  s'y  défendre.  Riel,  qui 
l'appréciait  à  sa  valeur,  lui  avait  confié  le  commandement  en  sous- 
ordre  et  tenait  ses  conseils  en  grande  considération. 

Dumont  fut  d'avis  de  se  porter  en  avant  pour  arrêter  la  marche 
du  général  Middleton.  Au  sud  de  Batoché  se  trouvait  Fish  Creek  et 
le  village  de  Saint- Antoine-de-Padoue,  frontière  du  territoire  des 
demi-blancs.  Le  terrain,  plus  accidenté,  se  relevait  en  collines  boi- 
sées formant  un  étroit  défilé.  Gabriel  Dumont  y  établit  le  camp  sur 
la  hauteur  et  fit  immédiatement  creuser  des  rifle pits,  sorte  de  trous 
sufTisans  pour  abiiter  un  ou  deux  hommes  et  leur  permettre  de  re- 
charger leur  carabine  à  couvert.  Établis  sur  le  penchant  de  la  colline, 
ces  rifle  pits,  reliés  les  uns  aux  autres  par  d'étroites  tranchées, 
rendaient  difficile  la  marche  d'une  colonne  d'assaut;  ils  permettaient 
à  leurs  défenseurs  d'ajuster  avec  précision  et  de  n'offrir  au  tir  de 
l'ennemi  qu'un  objectif  fugitif  et  restreint.  Avec  de  l'artillerie,  on 
pouvait  avoir  raison  de  cet  obstacle,  mais  l'endroit,  habilement  choisi 
par  Dumont  au  coude  du  défilé,  ne  permettait  le  tir  de  l'artillerie 
qu'à  portée  de  carabine,  et  il  devait  être  difficile  de  l'amener  et  de 
la  maintenir  en  ligne  sous  un  feu  d'une  justesse  aussi  parfaite  que 
celui  des  demi-blancs,  habitués  dès  l'enfance  au  maniement  de  leurs 
armes,  ménagers  de  leur  poudre  et  manquant  rarement  leur  but. 

Le  général  Middleton  avançait  avec  prudence  ;  il  avait  réussi  à  se 
procurer  parmi  les  Indiens  Black  feet,  restés  fidèles  au  gouverne- 
ment colonial  et  ennemis  des  Crées,  un  certain  nombre  de  scouts, 
qui  éclairaient  sa  marche.  Le  23  avril,  ils  l'avisèrent  que  sa  co- 
lonne était  surveillée  par  les  Crées;  ils  en  concluaient  que  l'ennemi 
ne  pouvait  être  très  éloigné.  Le  2A,  en  effet,  ils  lui  signalaient  sa 
présence  à  quelques  milles  de  distance,  à  l'entrée  du  défilé.  Le  gé- 
néral Middleton  donna  ordre  au  major  Boulton  de  se  porter  en  avant 
avec  les  éclaireurs  et  au  gros  de  la  colonne  de  se  préparer  à  l'at- 
taque. Riel  et  Dumont  les  laissèrent  s'engager  à  bonne  portée  de 
balles  et  ouvrirent  le  feu,  feu  meurtrier,  qui  jeta  bas  une  partie  de 
l'avant-garde.  Les  troupes  ripostèrent,  mais  leurs  balles  se  per- 
daient dans  le  vide  et  passaient  en  sifflant  au-dessus  des  rifle  pits. 
L"n  temps  d'arrêt  se  produisit,  les  soldats  hésitaient  à  se  lancer  à 
l'assaut  de  ces  pentes  boisées,  coupées  de  trous  et  de  tranchées,  qui 
leur  cachaient  l'ennemi.  Le  général  fit  avancer  le  90''  bataillon,  com- 
mandé par  le  capitaine  Glarke. 

Le  bataillon  s'engagea  dans  le  défilé  sous  un  feu  terrible.  Pour 
s'y  soustraire,  les  hommes  s'avançaient  en  rampant.  En  ce  moment, 


A30  nE7UE   DES   DEUX   MONDES. 

le  général  Middleton,  qui  les  encourageait  du  geste  et  de  la  voLx, 
eut  sa  tunique  traversée  d'une  balle  :  «  Debout!  tenez-vous  debout! 
cria-t-il  à  ses  soldats  ;  si  je  m'étais  baissé,  la  balle  me  frappait  à  la 
tête.  »  Encouragés  par  son  exemple,  les  soldats,  se  déployant  en 
tirailleurs,  abordèrent  l'obstacle.  Le  capitaine  Clarke  marchait  en 
avant.  Le  feu  des  demi-blancs  redoubla.  Frappé  d'une  balle,  le  ca- 
pitaine Clarke  tomba  ;  le  désordre  se  mettait  dans  les  rangs  des  as- 
saillans  quand  le  général  fit  avancer  deux  batteries  d'artillerie  sous 
les  ordres  du  capitaine  Peters  et  commanda  un  mouvement  général 
pour  forcer  le  passage  et  franchir  le  défilé.  Riel  et  Dumont  suivaient 
d'un  œil  attentif  les  manœuvres  de  leur  adversaire.  Devinant  son 
intention,  ils  ramenèrent  en  arrière  le  gros  de  leurs  troupes,  lais- 
sant ordre  aux  tirailleurs  de  ralentir  leur  feu  pendant  quelques  in- 
stans,  mais  de  tenir  bon  dans  leurs  rifle  pits  et  de  viser  surtout 
aux  chevaux.  Les  chevaux,  blessés,  affolés  diuis  cet  espace  restreint, 
jetaient  le  trouble  parmi  les  troupes  et  paralysaient  le  mouvement 
des  batteries.  La  colonne  avançait  péniblement,  prise  en  flanc  par 
le  feu  des  tirailleurs,  se  heurtant  de  front  aux  défenses  improvisées 
que  Dumont  avait  fait  élever  en  hâte  pour  barrer  la  route.  Les  troupes 
faiblissaient  ;  un  désastre  était  imminent. 

La  journée  s'avançait.  Middleton  envoya  prévenir  lord  Malgund, 
qui  remontait  le  cours  de  la  rivière  sur  l'autre  rive,  de  lui  amener 
des  renforts.  Lord  Malgund,  entendant  le  bruit  de  la  fusillade, 
avait  compris  que  son  chef  était  aux  mains  avec  l'ennemi;  les  détona- 
tions de  l'artillerie  lui  donnèrent  à  penser  que  l'engagement  était  sé- 
rieux. Suspendant  sa  marche,  il  avait  fait  préparer  les  chalands  pour 
traverser  la  rivière  en  cas  de  besoin.  Avisé  du  danger  que  courait  la 
colonne  de  gauche,  il  embarqua  en  hâte  une  compagnie  du  10®  ré- 
giment, en  prit  le  commandement,  donna  ordre  à  deux  autres  com- 
pagnies et  à  la  batterie  de  campagne  de  venir  les  rejoindre,  et,  après 
une  marche  de  1  kilomètre  pour  prendre  l'ennemi  en  flanc,  il  vint 
prêter  main-forte  à  l'avant-garde.  Ce  renfort  permit  au  général 
Middleton  de  reprendi*e  l'offensive.  Maître  des  deux  côtés  du  défilé, 
il  entendait  écraser  l'ennemi  entre  deux  feux.  Le  combat  durait  de- 
puis le  matin,  mais,  celte  fois,  les  troupes  ressaisissaient  l'avantage. 
Cernés  dans  le  dt;filé,  Riel  et  les  siens  semblaient  perdus.  Ils  n'en 
continuaient  pas  moins  la  lutte  sans  faiblir.  Leur  tir,  aussi  sur,  por- 
tait aussi  juste.  L'artillerie  de  leui-s  adversaires  tirait  à  mitraille, 
mais  ils  tenaient  toujours  dans  leurs  rifle  pits.  Leurs  rangs  étaient 
cclau'cia,  mais  ceux  qui  restaient  chargeaient  et  déchargeaient  leurs 
carabines  avec  la  même  précision,  sans  se  lasser,  sans  se  presser, 
jetant  bas  tout  ennemi  qui  se  montrait  à  découvert. 

A  cinq  heures  du  soir,  le  général  Middleton,  convaincu  de  l'inu- 
tilité  de  ses  efforts  et  redoutant,  à  la  tombée  de  la  nuit,  un  mouve- 


LOUIS    RIEL.  A  31 

ment  offensif  des  Indiens,  habiles  à  jeter  la  panique  panni  des  troupes 
épuisées,  donna  l'ordre  de  suspendre  l'attaque  et  de  se  replier  en 
arrière.  Les  deux  aides-de-camp,  le  capitaine  Wise  et  le  lieutenant  Dou- 
cet,  étaient  blessés.  Lord  Malgund  avait  eu  son  cheval  tué  sous  lui. 
La  nuit  venait,  accompagnée  d'une  pluie  battante  et  d'un  froid  péné- 
trant. Le  Saskatchewan  charriait  des  blocs  de  glace  qui  rendaient 
périlleuse  la  traversée  des  chalands  ;  on  manquait  de  tout  pour  les 
blessés.  Les  troupes,  harassées  par  une  longue  latte,  découragées 
par  leur  insuccès,  se  sentant  entourées  d'ennemis  invisibles,  ap- 
préhendaient une  surprise  des  Indiens  et  campaient  en  armes,  at- 
tendant le  jour.  Le  général  Middleton,  anxieux,  craignait  pour  ses 
appro\isionnemens,  qui  se  trouvaient  de  l'autre  côté  de  la  rivière, 
dégarni  de  troupes  par  l'appel  des  renforts,  et  que  gardaient  seuls 
une  compagnie  du  10®  régiment  et  50  éclaireurs  (1). 

Le  lendemain.  25,  le  général  dut  laisser  reposer  ses  hommes  ; 
le  26  seulement,  une  forte  reconnaissance  poussée  en  avant  con- 
stata que  les  rebelles  avaient  évacué  le  terrain  sur  lequel  avait  eu 
lieu  la  bataille.  Ils  s'étaient  repliés  sur  Batoché,  à  10  milles  de  là, 
sur  le  bras  sud  du  Saskatchewan. 

La  nouvelle  de  l'échec  des  troupes  coloniales  à  Fish-Creek  avait 
causé  dans  tout  le  Canada  une  sensation  d'autant  plus  profonde  tpie 
la  milice  engagée  était  composée  en  grande  partie  de  volontaires, 
et  qu'un  grand  nombre  de  familles  comptaient  des  représentans 
dans  ses  rangs.  A  Québec,  à  Montréal,  à  OttaAva,  on  ignorait  les  dé- 
tails, les  noms  des  tués  et  des  blessés  ;  l'anxiété  et  la  rumeur  pu- 
blique grossissaient  l'étendue  du  désastre  ;  les  adversaires  politi- 
ques de  sir  John  Mac-Donald  et  du  ministère  l'attaquaient  sans 
relâche  dans  le  parlement.  Au  dehors  l'opinion  publique  lui  était 
hostile.  On  lui  reprochait  de  n'avoir  pas  su,  par  des  concessions 
opportunes,  conjurer  un  conflit  redoutable,  d'avoir  ajourné  con- 
stamment l'examen  des  réclamations  des  demi-blancs.  Beaucoup 
estimaient  que  les  demandes  de  Riel  étaient  fondées,  que  l'achat 
par  le  Canada  des  territoires  du  nord-ouest  impliquait  le  respect 
des  droits  acquis  antérieurement  à  cet  achat  et  que  le  gouvernement 
colonial  ne  pouvait,  à  son  gré,  imposer  aux  détenteurs  des  terres 
un  cadastre  nouveau. 

Dans  les  séances  de  la  chambre,  M.  Blake  mettait  en  demeure 
sir  John  Mac-Donald  de  s'expliquer  sur  les  causes  du  conflit.  Le  pre- 
mier s'y  refusait,  alléguant  que,  dans  la  situation  actuelle,  l'intérêt 
du  pays  exigeait  l'ajournement  de  cette  discussion.  Dans  le  sénat, 
sir  Alexandre  Campbell,  ministre  de  la  gueiTe,  défendait  de  son 
mieux  les  agens  de  l'administration  indienne,  auxquels  on  reprochait 

(1)  The  Canadian  Rébellion,  par  lord  Malgund;  Nineteenth  Century,  août  1885. 


432  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'avoir,  par  leurs  exactions  éhontées,  poussé  les  Indiens  à  la  ré- 
volte en  les  affamant.  Les  adversaires  du  ministère  établissaient, 
preuves  en  mains,  que  la  misère  des  Indiens  n'était  que  trop  réelle. 
Dépouillés  de  leurs  territoires  de  chasse  cadastrés  et  mis  en  vente, 
ils  s'étaient  vus  chaque  année  refoulés  vers  les  montagnes  Rocheuses. 
Les  buffles,  leur  principale  ressource,  avaient  disparu.  En  1883,  le 
trafic  des  peaux  de  buffles,  à  Saint-Paul,  avait  porté  sur  un  chiffre 
de  150,000;  en  1884,  on  en  avait  vendu  300.  Parqués  dans  leurs 
réserves,  les  Indiens  n'avaient  plus  pour  vivre  que  les  subsides  du 
gouvernement,  et  ces  subsides  passaient  par  les  mains  d'agens  pré- 
varicateurs qui  faisaient  fortune  à  leurs  dépens.  On  affirmait  que, 
sur  les  25  dollars  par  tête  alloués  aux  Indiens,  ceux-ci  en  recevaient 
à  peine  5.  Avec  Riel,  on  accusait  les  agens  de  favoriser  l'introduction 
de  l'eau-de-vie  et  on  rappelait  le  dicton  cruel  et  brutal  :  «  Le  meil- 
leur Indien,  c'est  l'Indien  mort»  [The  hestindian  isa  dead  one).  On 
produisait  enfin  des  lettres  de  colons  du  nord-ouest  déclarant  que 
les  Indiens  en  étaient  réduits  à  se  nourrir  de  porc  pourri  que 
leur  donnaient  les  agens,  ou  à  mourir  de  faim. 

Pendant  que  Riel  tenait  en  échec  le  général  Middleton,  Pound- 
maker,  à  la  tête  de  ses  Indiens,  se  préparait  à  attaquer  Battleford, 
sur  le  bras  nord  du  Saskatchewan,  à  50  lieues  environ  de  Batoché. 
La  réserve  assignée  par  le  gouvernement  canadien  à  Poundmaker 
et  à  sa  tribu  se  trouvait  dans  le  voisinage  de  Battleford.  L'agitation 
inusitée  des  Indiens  avait  éveillé  l'attention  du  commandant  du 
fort  chargé  de  surveiller  la  réserve.  Un  blanc,  M.  Arthur,  retenu 
prisonnier  par  Poundmaker,  réussit  à  s'échapper,  à  gagner  le  fort  et 
à  donner  avis  d'une  attaque  imminente.  Le  commandant  détacha  le 
chef  de  ses  scouts,  Ross,  avec  ordre  de  pénétrer,  si  possible,  dans 
le  campement  des  Indiens  et  de  s'assurer  de  leurs  projets;  en 
même  temps,  il  envoyait  avis  à  Battleford  du  danger  qui  menaçait 
la  ville.  A  la  faveur  de  la  nuit,  Ross  réussit  à  se  glisser  dans  le 
camp  des  Indiens  et  même  à  assister  sans  être  vu  à  une  conférence 
des  chefs.  Familiarisé  avec  la  langue  des  Crées,  il  n'eut  pas  de 
doutes  sur  leurs  projets.  Pour  lui  l'occasion  était  trop  tentante  pour 
la  laisser  échapper.  Rampant  entre  les  herbes,  s'abritant  derrière 
les  arbres,  il  rejoignit  ses  hommes,  et  au  moment  où  les  Indiens  se 
séparaient,  une  décharge  de  carabines  en  abattait  un  certain  nombre. 
Ne  comprenant  rien  à  ce  dont  il  s'agissait,  croyant  à  une  méprise 
de  leurs  propres  guerriers,  ils  couraient  au  hasard,  les  uns  pour 
prendre  leurs  armes,  les  autres  pour  intervenir.  Profitant  de  la 
confusion,  Ross  parvint  à  regagner  le  fort  sans  perte. 

Le  colonel  Otter  commandait  à  Battleford  ;  au  reçu  de  la  dépêche 
l'avisant  du  danger  qui  le  menaçait,  il  résolut  de  le  conjurer  en  le 
devançant.  A  la  tête  d'une  colonne  de  300  hommes  de  police  et  de 


LOUIS   BI£L.  A 33 

troupes,  il  se  porta  en  avant.  Le  5  mai,  après  une  marche  de 
35  milles,  il  atteignait  le  campement  des  Indiens.  Bien  que  pris  à 
l'improviste,  Poundmaker  résista  avec  énergie.  Le  combat,  com- 
mencé à  cinq  heures  du  matin,  se  prolongea  pendant  sept  heures. 
Les  Indiens  faiblissaient,  quand  leurs  squaws,  saisissant  les  armes 
de  ceux  qui  étaient  tombés,  vinrent  se  joindre  à  la  lutte  excitant  les 
combattans  par  leurs  cris  et  leurs  imprécations.  A  midi,  le  feu  se 
ralentit  et  cessa.  Le  colonel  Otter  hésitait  à  pousser  plus  loin,  crai- 
gnant de  voir  couper  ses  communications  avec  Battleford;  les  In- 
diens se  tenaient  pour  satisfaits  d'avoir  arrêté  l'ennemi  et  de  con- 
server leurs  positions.  De  part  et  d'autre,  on  s'estimait  victorieux, 
et  le  colonel  Otter  rallia  Battleford,  convaincu  que  les  Indiens  ne 
se  hâteraient  pas  de  l'y  venir  chercher. 

Le  même  jour,  pendant  que  ces  événemens  se  passaient  aux  en- 
virons de  Battleford,  le  vapeur  Aorlhcote  amenait  au  général  Mid- 
dleton  ses  renforts  et  ses  appro\isionnemens.  Le  7,  tout  étant  prêt, 
il  levait  le  camp  et  se  dirigeait  sur  Gabriel  Crossing,  à  6  milles  de 
Batoché.  Le  8,  ses  éclaireurs  prenaient  contact  avec  ceux  de  Riel, 
qui  occupait  Batoché.  A  cinq  heures  du  matin,  le  9,  le  général  don- 
nait l'ordre  de  se  porter  en  avant.  Incertain  de  l'issue  de  la  lutte, 
il  ne  fit  pas  lever  le  camp,  qu'il  laissa  à  la  garde  des  non-combat- 
tans.  Le  vapeur  Northcote  devait  concourir  à  l'attaque,  descendre 
la  rivière,  prendre  Batoché  à  revers,  pendant  que  lui-même  l'abor- 
derait de  front,  et  couper  ainsi  les  communications  de  Riel  avec 
l'autre  rive  du  Saskatchewan.  Une  compagnie  de  carabiniers  et  deux 
pièces  de  campagne  étaient  embarquées  à  bord.  A  huit  heures  du 
matin,  le  général  Middieton  arrivait  devant  Batoché.  L'avant-garde 
de  Riel,  dissimulée  derrière  un  rideau  d'arbres  qui  masquait  le  vil- 
lage, ouvrit  le  feu  sur  les  troupes.  Plus  loin,  sur  la  rivière,  on  en- 
tendait distinctement  les  décharges  de  l'artillerie  du  ISorthcote  et 
l'appel  continu  de  son  sifflet  indiquant  que  le  vapeur  se  trouvait  en 
détresse  ou  aux  prises  avec  un  ennemi  supérieur.  Le  général 
donna  ordre  à  son  artillerie  de  se  porter  en  avant  et  de  déloger 
l'ennemi  du  bois  qui  lui  cachait  le  village.  Soutenu  par  les  scouts 
déployés  en  tirailleurs,  l'artillerie  dirigea  sur  ce  point  quelques 
volées  à  mitraille  et  força  l'avant-garde  de  Riel  à  se  replier. 

Au  débouché  du  bois,  les  troupes  atteignaient  un  plateau  décou- 
vert surplombant  le  coude  de  la  rivière.  Devant  elles,  et  dans  un 
creux,  longeant  le  cours  de  l'eau,  s'étendait  le  ^illage  entouré  d'ar- 
bres; une  longue  pente  boisée  descendait  au  Saskatchewan.  Le 
général  Middieton  fit  immédiatement  mettre  son  artillerie  en  bat- 
terie et  ouvrir  un  feu  plongeant  sur  Batoché.  De  la  hauteur  qu'il 
occupait  on  apercevait  les  rebelles  massés  en  force  à  l'abri  de  l'église 

TOME  LXXIV.  —  1886.  28 


484  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Saint-Laurent  et,  sur  la  rivière,  le  Northcote  en  détresse.  Bien  ren- 
seignés par  leurs  éclaireurs,  qui,  depuis  la  bataille  de  Fish-Creek, 
n'avaient  perdu  de  vue  aucun  des  mouvemens  de  l'armée  cana- 
dienne, Riel  et  Dumont  avaient  posté,  à  quelques  milles  au-dessus 
de  Catoché,  à  un  endroit  où  les  eaux  basses  rendaient  la  navigation 
lente  et  difficile,  des  éclaireurs  des  deux  côtés  du  Saskatchewan. 
Forcé  de  ralentir  sa  marche,  le  Northcote  s'était  trouvé  pris  entre 
deux  feux.  Il  avait  vainement  riposté.  Abrité  dans  ses  rifle  pits, 
l'ennemi  ajustait  à  loisir,  rendant  le  pont  intenable.  Le  pilote  était 
tué,  la  cheminée  criblée  de  balles,  et  le  vapeur  était  venu  s'échouer 
sur  un  banc  de  sable.  Son  équipage  avait  réussi  toutefois  à  le  dé- 
gager, et  suivant  lentement  le  fil  de  l'eau,  il  avait  atteint  Batoché, 
mais  il  ne  gouvernait  plus  et  le  courant  l'entraînait  sous  une  pluie 
de  balles. 

Le  feu  plongeant  des  batteries  de  Middleton  contraignit  les  re- 
belles à  évacuer  l'église  Saint-Laurent.  Ils  se  replièrent  sur  le  bois 
derrière  le  village.  Middleton  commanda  de  les  y  suivre;  l'infanterie 
formée  en  colonne  se  mit  en  marche  ;  l'artillerie  devait  la  sou- 
tenir. Ce  mouvement  s'exécutait  quand  le  cri  de  guerre  des  In- 
diens retentit  à  quelques  pas  du  plateau.  Profitant  habilement  des 
pentes  boisées,  ils  les  avaient  escaladées  ;  débouchant  sur  le  pla- 
teau à  quelques  mètres  seulement  des  artilleurs  occupés  à  atteler 
leurs  pièces,  ils  ouvraient  sur  eux  un  feu  à  courte  portée  et  lut- 
taient corps  à  corps  pour  s'en  emparer.  Heureusement,  pour  l'armée 
canadienne,  le  capitaine  Howard,  commandant  la  batterie  Gatling, 
avait  ses  pièces  attelées.  Par  un  mouvement  rapide,  il  les  porta  en 
arrière  et  fit  feu  à  mitraille  sur  les  assaillans,  que  cette  décharge 
rejeta  en  désordre.  L'artillerie  était  sauvée.  Le  capitaine  Howard 
fit  immédiatement  avancer  les  pièces,  couvrant  les  pentes  de  ses 
feux,  et  no  se  remit  en  marche  qu'après  avoir  repoussé  les  Indiens 
à  grande  distance. 

Poursuivant  son  mouvement,  le  général  Middleton  pénétrait  dans 
Batoché,  délogeant  les  troupes  de  Riel,  qui  se  repliaient  en  bon 
ordre  sur  le  bois.  L'église  Saint-Laurent  était  évacuée;  an  moment 
où  le  général  débonchait  sur  la  place,  un  prêtre,  debout  sur  le  seuil, 
agitait  un  drapeau  blanc.  Le  général  s'avança,  lui  tendit  la  main, 
et  apprit  de  lui  que  l'église  était  remplie  de  femmes  et  d'enfans  qui 
étaient  venus  y  chercher  un  abri,  que  le  vapeur  ?iortb(Olg  dr 
dait  la  rivière  sous  le  feu  des  rebelles  et  qu'il  était  furt  à  cra 
qu'il  ne  tombât  dans  leurs  mains,  enfin  que  Riel  et  Dumont,  i.  ri- 
ment retranchés  daus  le  bois,  y  avaient  fait  creuser  de  i 
rifle  pit.t  qui  en  rendaient  l'accès  dilTicile  et  d'où  on  ne  !•  - 

rait  probablement  pas  sans  de  grands  eiïorts.  11  ajouta  qu'un  corps 
considérable  d'Indiens  campait  de  l'autre  côté  de  la  rivière  et  (pie 


LODIS    RLEL.  435 

Riel  avait  sous  ses  ordres  leurs  plus  braves  guerriers.  Le  général 
Mifldleton  fit  transporter  ses  blessés  dans  Téglise  et  commanda 
douvrir  le  feu  sur  le  bois.  Ses  éclaireurs  et  Tinfanterie  déployés  en 
tirailleurs  abordaient  la  lisière  sous  le  commandement  du  capitaine 
Freiicb.  11  était  alors  deux  heures  de  l'après-midi  ;  le  combat  durait 
depuis  huit  heures  du  malin. 

On  avait  successivement  dégagé  les  abords  de  Batoché,  rejeté 
l'eunemi  sur  le  village  qu'il  était  contraint  d'évacuer  en  partie  sous 
le  feu  plongeant  de  l'artillerie,  mais  on  ne  serait  maître  de  la  place 
qu'à  la  condition  de  déloger  les  rebelles  du  bois  qu'ils  occupaient 
et  d'où  un  mouvement  offensif  était  toujours  à  redouter.  D'autre  part, 
l'attaque  du  Nortlicote  avait  échoué,  le  vapeur  en  dérive  courait 
risque  de  tomber  aux  mains  de  Riel,  dont  les  communications  avec 
l'autre  rive  étaient  intactes,  et  qui,  battu,  pouvait  encore  mettre  la 
rivière  entre  Midileton  et  lui.  Il  importait  donc  d'en  finir,  et  on  aborda 
le  bois  avec  toutes  les  forces  disponibles.  Mais  les  elîorts  redoublés 
de  l'attaque  vinrent  se  briser  contre  l'énergie  de  la  défense.  Les 
demi-blancs  se  retrouvaient  sur  un  terrain  qui  leur  était  familier, 
dans  des  conditions  qui  leur  étaient  favorables.  Peu  habitués  à 
lutter  en  rase  campagne,  ils  recouvraient  tout  leur  sang-froid  et 
leur  indomptable  persévérance  dans  leurs  rifle  pits,  eicellant  à 
ajuster  rapidement,  à  se  dérober  au  feu  de  leurs  adversaires,  à  mé- 
nager leurs  forces  et  leurs  munitions.  De  deux  heures  à  cinq  heures, 
les  troupes  canadiennes  se  battirent  sans  pouvoir  avancer.  Riel, 
Duraont,  Garneau,  parcourant  sans  relâche  leurs  positions,  encou- 
rageaient et  soutenaient  leurs  combaltans.  Le  général  Middleton 
espérait,  d'après  les  rapports  de  ses  scouts,  que  les  munitions  des 
rebelles  s'épuiseraient;  mais,  vers  cinq  heures  du  soir,  leur  feu  subi- 
tement plus  nourri  et  l'examen  de  quelques  balles  perdues  d'un 
calibre  et  d'une  fabrication  différons  lui  montrèrent  qu'ils  avaient 
dû  recevoir  des  approvisionnemens  par  la  rivière. 

A  la  nuit  tombante,  Riel  reprit  l'offensive.  Le  vent  se  levait  ;  par 
ses  ordres,  les  Indiens  mirent  le  feu  aux  hautes  herbes  et  aux  four- 
rés dont  la  brise  rejetait  les  flammes  et  la  fumée  sur  les  troupes 
canadiennes  et  jusqu'aux  abords  de  l'église,  où  le  général  Middle- 
ton avait  établi  son  quartier-général  et  ses  blessés.  Force  fut  de 
l'évacuer.  Les  blessés  furent  transportés  dans  les  wagons.  L'ar- 
tillerie réussit  toutefois  à  arrêter  le  mouvement  de  Riel,  et  à  minuit 
le  feu  cessa  sur  toute  la  ligne.  Middleton  donna  ordre  à  lord  xMal- 
gund  de  se  rendre  à  la  station  télégraphique  de  Humboldt  pour 
ti-ansmettre  au  gouvernement  avis  de  l'état  des  choses  et  presser 
l'envoi  de  renforts.  De  pai't  et  d'autre,  on  campa  sur  les  positions 
que  l'on  occupait. 

La  situation  du  général  Middleton  ne  laissait  pas  que  d'être  cri- 


436  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

tique,  mais  son  énergie  était  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  Certain 
d'être  inquiété  dans  sa  retraite  s'il  tentait  un  mouvement  en  arrière, 
redoutant  pour  ses  troupes  la  fatigue  et  la  démoralisation  qui  en 
résulteraient,  il  se  décida,  après  consultation  avec  ses  principaux 
officiers,  à  ne  pas  lâcher  prise  et  à  se  cantonner  fortement  dans  la 
partie  du  village  qu'il  occupait.  La  matinée  du  lendemain  fut  em- 
ployée à  fortifier  les  abords  de  l'église,  dont  il  reprit  possession,  à 
couvrir  ses  avant-postes  par  des  revêtemens  de  terre  et  à  rectifier 
la  position  de  ses  troupes.  Vers  midi,  le  feu  reprit  sur  toute  la  ligne, 
le  90*  bataillon  et  les  grenadiers  soutenus  par  l'artillerie  attaquant 
de  front  les  positions  des  rebelles,  dont  le  tir  semblait  se  ralentir. 
Encouragés  par  cet  indice  et  formés  en  colonne,  ils  abordèrent 
vigoureusement  l'obstacle,  mais  ce  n'était  qu'une  tactique  de  Riel 
pour  les  amener  à  s'engager  plus  avant.  Accueillis  par  un  feu  vio- 
lent, ils  furent  obligés  de  reculer.  Pendant  cette  attaque,  le  général 
Middleton  avait  fait  creuser  en  arrière  de  sa  colonne  d'assaut  des 
rifle  pits  occupés  par  ses  meilleurs  tireurs  ;  accentuant  le  mouve- 
ment de  recul  de  ses  hommes,  il  espérait  que  les  rebelles,  entraînés 
par  la  poursuite,  viendraient  se  heurter  à  ces  obstacles  et  qu'un 
retour  offensif  lui  rendrait  l'avantage,  mais  Riel  et  Dumont,  préve- 
nus par  leurs  scouts,  qui  se  glissaient  jusqu'aux  abords  du  camp 
canadien,  retinrent  leurs  hommes. 

La  journée  du  11  devait  être  décisive.  A  six  heures  du  matin,  le 
général  Middleton  passait  ses  troupes  en  revue  :  «  11  nous  faut  en- 
lever Batoché  aujourd'hui,  mes  enfans,  et  en  finir.  »  A  sept  heures, 
l'attaque  recommençait.  Du  côté  des  demi-blancs,  aucun  symptôme 
de  lassitude.  Leur  feu  bien  nourri  tenait  leurs  adversaires  à  dis- 
tance ;  les  n/7<7  ;?îV.ç  étaient  aussi  nombreux  et  aussi  bien  défendus. 
Vainement  l'artillerie  faisait  pleuvoir  sur  eux  et  sur  les  maisons  de 
Batoché  une  grêle  de  mitraille  :  le  tir  continuait  sûr  et  régulier.  A 
midi,  les  assaillans  n'avaient  pas  gagné  un  pouce  de  terrain.  Après 
un  court  temps  d'arrêt,  la  bataille  reprit  de  nouveau. 

A  mesure  que  l'après-midi  avançait,  le  feu  des  rebelles  se  ralen- 
tissait. Depuis  quatre-vingts  heures,  ils  tenaient  bon  dans  leurs 
ri/îe  pits,  mais  il  était  visible  que  leurs  forces  s'épuisaient  et  que 
leurs  munitions  diminuaient.  Le  général  Middleton  multipliait  ses 
assauts;  à  trois  heures,  il  donna  ordre  au  capitaine  French  de 
prendre  le  commandement  des  scouts  tenus  en  réserve  depuis  le 
matin,  et  de  se  lancer  à  fond.  A  ce  moment,  un  prisonnier  de  Riel, 
Astley,  s'avançfut  en  parlementaire,  agitant  un  drapeau  blanc.  Il 
était  porteur  d'un  message  écrit  de  Riel  ainsi  conçu  :  «  Si  vous  ne 
cessez  pas  immédiatement  de  tirer  sur  les  maisons  où  sont  réfugiés 
nos  femmes  et  nos  enfans,  je  fais  mettre  à  mort  les  prisonniers  que 
nous  détenons,  en  commençant  par  Lasp,  l'agent  préposé  aux  ré- 


LOUIS    BIEL.  437 

senes  indiennes.  »  Middieton  lui  répondit  :  «  Faites-moi  savoir  où 
sont  réfugiés  vos  femmes  et  vos  enfans,  je  ferai  suspendre  le  feu 
dans  cette  direction.  »  Un  second  message  de  Riel  contenait  ces 
mots  :  «  Général,  votre  prompte  réponse  me  prouve  que  vous  n'êtes 
pas  insensible  aux  considérations  d'humanité.  Je  vais  faire  réunir 
les  femmes  et  les  enfans  dans  un  même  endroit  et  vous  en  a\ise- 
rai.  »  Sur  l'enveloppe  il  avait  ajouté  au  crayon  :  «  Je  hais  la  guerre, 
mais  si  vous  ne  vous  retirez  pas  ou  si  vous  me  refusez  une  entre- 
vue, je  maintiens  ma  décision  en  ce  qui  concerne  les  prisonniers.  » 
Middieton  communiqua  ce  message  à  ses  officiers  et,  par  eux,  à 
ses  troupes.  Le  sort  des  prisonniers  dépendait  de  leur  bravoure  et 
de  leur  impétuosité.  Officiers  et  soldats,  sur  un  signe  de  leur  géné- 
ral, se  ruèrent  à  l'attaque.  French,  à  la  tète  de  ses  scouts,  aborda  le 
rillageau  pas  de  course,  chassant  devant  lui  l'ennemi  déconcerté  par 
son  élan.  Une  balle  le  frappa  à  la  tête  au  moment  même  où,  attei- 
gnant la  maison  dans  laquelle  Riel  détenait  ses  prisonniers,  il  en 
faisait  briser  les  portes.  Vainement  Riel  et  Dumont  tentèrent  de 
rallier  leurs  hommes.  La  panique  s'était  mise  dans  leurs  rangs. 
Fuyant  en  désordre,  acculés  à  la  ri\'ière,  bon  nombre  d'entre  eux 
essayèrent  de  gagner  l'autre  rive  à  la  nage  ;  la  plupart,  tués  par  les 
carabiniers,  teignaient  de  leur  sang  l'eau,  qui  charriait  leurs  cada- 
vres. Riel,  Dumont,  Garneau  et  les  principaux  lieutenans  réussirent 
à  se  jeter  dans  une  barque  et  à  s'échapper.  Le  même  soir,  le  gé- 
néral Middieton  expédiait  à  Ottawa  une  dépêche  annonçant  la  prise 
de  Batoché.  En  même  temps,  un  message  l'avisait  que  le  vapeur 
Northrofe  était  hors  de  danger.  A  son  bord  se  trouvait  comme 
Tolontaire  Hugh  Mac-Donald,  fils  du  premier  ministre. 

Les  demi-blancs  étaient  vaincus,  mais,  tant  que  Riel  était  libre, 
une  nouvelle  prise  d'armes  était  possible,  et  si  Riel  parvenait  à  re- 
joindre Poundmaker  ou  Big-Bear,  la  guerre  pouvait  se  prolonger 
longtemps  encore.  Sur  l'ordre  de  Middieton,  les  sroiits  fouillaient 
les  bois  et  les  abords  de  la  rivière.  Les  renseignemens  reçus  don- 
naient à  croire  que  Riel  et  Dumont  s'étaient  séparés,  que  Dumont 
avait  réussi  à  se  mettre  hors  d'atteinte,  mais  que  Riel,  inquiet  du 
sort  de  sa  lemme  et  de  ses  enfans,  prisonniers  dans  Batoché,  errait 
aux  alentours.  Le  surlendemain  du  combat,  trois  éclaireurs  de 
Middieton,  Armstrong,  Hourie  et  Dript,  rencontraient  Riel  à  1  mille 
et  demi  de  Batoché,  accompagné  de  trois  de  ses  hommes.  Les 
éclaireurs  armaient  leurs  carabines  quand  Riel  s'avança  vers 
eux  :  «  Inutile  de  tirer,  dit-il  ;  j'allais  me  livrer,  je  veux  revoir  ma 
femme  et  mes  enfans.  »  Prévenu  de  son  arrestation,  le  général 
Middieton  consigna  les  troupes  dans  leurs  tentes.  Il  redoutait  l'exas- 
pération de  ses  soldats  et  l'assassinat  de  son  prisonnier.  Riel,  amené 
devant  lui,  déclara  qu'il  eût  pu  s'enfuir  avec  Dumont  et  gagner  le 


438  REVUE   DES    DEUX   MONDER. 

territoire  de  Montana  aux  États-Unis,  mais  qu'il  n'avait  pu  se  dé- 
cider à  abandonner  les  siens.  «  La  guerre  que  j'ai  soutenue,  ^outa- 
t-il,  aura  du  moins  pour  résultat  de  forcer  le  gouvernement  à 
examiner  les  justes  réclamations  des  demi-blancs  et  des  Indiens.  » 
Puis,  s' interrompant  au  moment  où  une  batterie  d'artillerie  défilait 
devant  la  tente,  il  reprit  :  «  J'espère,  général,  que  vous  ne  ferez 
pas  attacher  ma  femme  et  mes  enlans  à  la  gueule  de  ces  canons.  » 

La  prise  de  Batoché,  la  défaite  des  demi-blancs  et  la  capture  de 
leur  chef  permettaient  au  général  Middleton  d'agir  contre  Pound- 
maker  et  Big-Bear.  Campé  aux  environs  de  Battleford,  Poundmaker 
avait  réussi  à  s'emparer  d'un  convoi  de  vivres,  d'armes  et  de  mu- 
nitions destiné  au  ravitaillement  des  troupes.  Il  se  préparait  à  mar- 
cher sur  Batoché  pour  rallier  Biel  quand  il  apprit  que  Biel  était 
vaincu  et  prisonnier,  Dumont  en  fuite,  et  que  le  général  Midd'eton, 
accompagné  de  /iOO  hommes,  venait  d'arriver  à  Battleford  à  bord  du 
vapeur  I\ort/mwst.  Ces  nouvelles  jetèrent  l'alarme  dans  le  camp 
indien.  La  jonction  des  forces  du  colonel  Otter  et  du  général  ren- 
dait critique  la  situation  de  Poundmaker,  qui  s'empressa  d'ouvrir 
des  négociations.  Le  2o,  il  livrait  ses  armes,  restituait  le  convoi, 
libérait  ses  prisonniers  et  se  rendait  sans  conditions. 

Big-Bear  seul  tenait  encore.  Campé  aux  environs  de  Fort-Pitt,  sa 
réputation  de  courage  et  d'audace  avait  rallié  autour  de  lui  beau- 
coup de  jeunes  guerriers  indiens  appartenant  à  diverses  tribus,  mais 
ambitieux  de  servir  sous  ses  ordres  et  d'accroître  leur  renom  de 
bravoure.  Il  disposait  de  plus  de  800  com^battans.  Le  colonel  Strange 
occupait  Fort-Pitt.  Depuis  trois  semaines  il  cherchait  vainement  à 
se  renseigner  sur  la  position  des  Indiens;  Big-Bear  éludait  sa 
poursuite,  pillant  les  fermes,  s'emparant  du  bétail  et  recrutant  des 
adhérons.  Prévenu  enfin  que  le  chef  indien  se  trouvait  à  une  ving- 
taine de  milles  du  fort,  le  colonel  Strange  se  mit  en  marche,  et  le 
28  mai  ses  éclaireurs  lui  signalaient  la  présence  de  Big-Bear  et  de  ses 
Indiens  sur  une  hauteur  au  nord-est  de  son  campement.  A  la  tête  de 
300  hommes  d'élite  du  65®  régiment  de  Montréal,  soutenus  par  les 
carabiniers  de  Winnipeg  et  deux  pièces  de  campagne,  le  colonel 
Strange  se  porta  à  leur  rencontre  ;  Big-Bear  accepta  le  combat.  La 
hauteur  qu'il  occupait  était  entourée  d'un  marais  qui  rendait  diflicile 
une  attaque  de  flanc.  Les  troupes  n'hésitèrent  pas  à  aborder  d« 
front,  mais  le  feu  plongeant  des  Indiens  arrêtait  leur  élan.  Le  co- 
lonel Strange  réussit,  non  sans  peine,  à  contourner  le  njamelon  et 
à  amener  sur  le  plateau  une  compagnie  de  narabiniei^s  dont  le  tir 
jeta  un  instant  le  déHordi^e  dans  le  camp  indien.  Big-Bear  lança  de 
ce  cAté  200  de  ses  meilleurs  guerriers,  devant  l'impétuosité  des- 
quels les  carabiniers  durent  battre  en  retraite.  L'arlill»;rie,  mise  en 
ligne  en  arrière,  faillit  mémo  ôlro  cajUnr/'e.  Contraircmont  à  leur 


LOUIS   RIEL.  439 

tactique  habituelle,  les  Indiens  s'exposaient  à  découvert,  et,  à  plu- 
sieurs reprises,  des  bandes  de  20  ou  30  guerriers  se  lançaient  en 
avant  jusqu'à  quelques  mètres  des  pièces.  Après  quatre  heures  de 
combat,  convaincu  qu'il  ne  réussirait  pas  à  enlever  la  position,  le 
colonel  Strange  fit  cesser  le  ieu  et  ramena  ses  troupes  ;  la  retraite 
s'effectua  sans  encombre,  et  le  même  soir  il  regagnait  Port-Pitt, 
où  l'attendait  un  message  du  général  Middleton  l'informant  de  la 
soumission  de  Poundmaker  et  l'avisant  qu'il  s'embarquait  pour 
Fort-Pitt  avec  le  90*  bataillon  de  Winnipeg,  composé  de  soldats 
aguerris,  ayant  pris  part  à  toute  la  campagne. 

Arrivé  à  Fort-Pitt,  Middleton  prit  immédiatement  ses  mesures  pour 
en  finir  avec  Big-Bear.  Il  donna  au  capitaine  Steele  le  commande- 
ment de  70  scouts  triés  dans  tous  les  corps  de  l'armée  et  supérieu- 
rement montés.  Steele  devait  se  diriger  vers  le  sud  en  décrivant 
une  courbe  et  se  porter  ainsi  en  arrière  des  Indiens,  pendant  que 
Middleton  et  Strange  s'avanceraient  à  leur  rencontre.  Steele  avait 
ordre  d'éviter  tout  engagement  avec  les  Indiens,  de  reconnaître 
leurs  positions,  d'en  donner  avis  au  commandant  en  chef  et  de 
manœuvrer  de  façon  à  leur  couper  la  retraite.  Le  3  juin,  Steele  dé- 
bouchait à  l'improviste  dans  une  clairière  au  moment  où  les  Indiens 
levaient  leur  camp.  Le  choc  fut  si  brusque  et  la  rencontre  si  inat- 
tendue que  la  lutte  s'engagea  presque  corps  à  corps.  Steele  réussit 
toutefois  à  se  dégager  et  à  rallier  ses  hommes,  non  sans  avoir  fait 
subir  aux  Indiens  des  pertes  considérables.  Les  vivres  leur  man- 
quaient, leurs  munitions  s'épuisaient,  le  désordre  se  mettait  d£\ns 
leurs  rangs.  Deux  jours  après  ce  combat,  Big-Bear  était  fait  prison- 
nier et  ses  Indiens  se  soumettaient  sans  conditions. 

L'insurrection  était  vaincue,  les  opérations  militaires  terminées. 
Il  restait  à  faire  la  part  des  responsabilités  de  chacun,  à  examiner 
dans  quelle  mesure  les  réclamations  des  demi-blancs  et  des  Indiens 
étaient  fondées  et  à  décider  du  sort  des  prisonniers.  Cette  tâche 
incombait  à  l'administration  civile  et  à  l'administration  judiciaire. 

Le  gouvernement  canadien  n'envisageait  pas  sans  de  sérieuses 
appréhensions  les  embarras  qu'allait  lui  causer  le  procès  de  Riel. 
Si  l'élément  anglais  domine  dans  le  Haut-Canada,  il  n'en  est  pas  de 
même  dans  le  Bas-Canada.  D'après  le  dernier  recensement,  celui 
de  1881,  cette  province  comptait  1 ,358,^69  habitans,  dont  1,073,820 
se  réclamaient  de  leur  origine  française,  contre  123,7^9  descendans 
d'Irlandais,  54.923  d'origine  écossaise,  81,515  d'origine  anglaise; 
le  reste  appartenant  à  des  nationalités  diverses.  Sur  un  chiffre  total 
de  4,324,810  habitans,  les  Canadiens  français  figurent  pour  environ 
2,000,000,  descendans  authentiques  des  60  ou  70,000  colons  lais- 
sés sur  les  rives  du  Saint-Laurent  ou  dans  les  criques  de  la  pénin- 
sule acadienne  au   moment  de  l'abandon  de  la  Nouvelle-France. 


hkO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  les  Canadiens  français  n'avaient  pas  pris  fait  et  cause  pour  Riel, 
s'ils  s'étaient  abstenus  de  lui  prêter  un  concours  actif,  il  n'en  était 
pas  moins  vrai  que  les  sympathies  du  plus  grand  nombre  lui  étaient 
acquises,  et  que,  dans  le  parlement,  leurs  représentans  avaient, 
en  maintes  circonstances,  élevé  la  voix  pour  réclamer  une  enquête 
sur  les  griefs  des  demi-blancs,  et  des  mesures  plus  humaines  vis-à- 
vis  des  Indiens. 

Puissante  par  le  nombre,  par  l'influence  et  par  la  culture  intel- 
lectuelle, cette  population  est  arrivée  à  faire  accepter  au  Canada 
sa  langue  comme  langue  officielle  au  même  titre  que  l'anglais,  à 
être  représentée  dans  le  ministère  aussi  bien  que  dans  le  parle- 
ment, à  créer  et  à  entretenir  des  universités  exclusivement  fran- 
çaises, une  presse  quotidienne,  à  soutenir  un  clergé  catholique.  A 
se  l'aliéner  on  courrait  grand  risque,  celui  de  rompre  le  lien  si 
frêle  qui  unit  encore  le  Canada  à  la  métropole  et  de  provoquer  une 
rupture  que  souhaite  un  parti  nombreux.  La  haine  implacable  et 
vivace  des  Irlandais  contre  toute  domination  anglaise,  le  méconten- 
tement des  partisans  du  libre  échange  causé  par  les  mesures  protec- 
tionnistes de  l'administration  de  sir  John  Mac-Donald,  haine  et 
mécontentement  avivés  sous-main  par  les  fenians,  ne  permettaient 
guère  au  ministère  de  s'aliéner  les  votes  et  l'appui  des  Canadiens 
français.  Toutefois  la  loi  devait  suivre  son  cours.  Le  20  juillet  1885, 
le  gouverneur  général  prorogeait  le  parlement,  et  le  môme  jour 
Louis  Riel  comparaissait  devant  la  cour  de  Régina  sous  la  préven- 
tion du  crime  de  haute  trahison.  Interrogé  par  le  juge  Richardson, 
président  du  tribunal,  il  déclarait  plaider  la  non-culpabilité.  Les 
avocats  Fitzpatrick  et  Lemieux  défendaient  l'accusé,  que  poursui- 
vait M®  Robinson,  remplissant  les  fonctions  du  ministère  public. 

Riel  ne  prétendait  pas  être  innocent  des  charges  que  l'accusation 
relevait  contre  lui,  ni  décliner  la  responsabilité  de  ses  actes.  11  re- 
connaissait avoir  pris  part  à  l'insurrection,  en  avoir  été  le  chef,  tout 
en  laissant  à  son  lieutenant  Dumont  la  direction  des  opérations  mi- 
litaires, mais  il  déclarait  que  cette  insurrection  était  légitime,  que 
les  demi-blancs  n'avaient  fait  que  défendre  leurs  droits,  violés  de- 
puis des  années,  et  repousser  la  force  par  la  force.  Il  alléguait  j)Our 
sa  justification  les  nombreuses  pétitions  présentées,  conformément 
à  la  loi,  par  les  demi-blancs  pour  obtenir  justice,  le  silence  dédai- 
gneux qu'on  leur  avait  opposé,  l'agitation,  toute  pacifique  au  début, 
à  laquelle  il  avait  eu  recours  pour  obtenir,  tout  au  moins,  l'exa- 
men de  leurs  plaintes,  agitation  autorisée  par  de  nombreux  précé- 
dens,  et  conforme  aux  usages  anglais.  Puis  d'accusé  il  se  faisait 
accusnteur.  Le  gouvernement  canadien,  en  acquérant  de  la  Compa- 
gnie de  la  bai(!  d'iïudson  les  immenses  territoires  du  nord-ouest, 
en  devenait  propriétaire,  mais  à  la  charge  pour  lui  de  respecter  les 


LOUIS    BIEL.  441 

droits  antérieurs  à  sa  prise  de  possession.  Or  les  demi-blancs  occu- 
paient les  terres  dont  ils  réclamaient  la  propriété  bien  avant  la  ces- 
sion au  gouvernement  canadien.  Ils  les  occupaient  du  consentement 
tacite  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  conformément  aux  lois 
et  coutumes  en  usage  parmi  les  settlers.  Les  routes  faisant  défaut, 
ils  avaient  dû,  pour  assurer  leurs  communications  et  l'écoulement 
des  produits,  s'établir  sur  le  cours  des  rivières,  lis  avaient  défriché 
et  ensemencé  le  sol,  construit  leurs  demeures,  mis  en  valeur  des 
terres  incultes.  De  quel  droit  le  gouvernement  canadien  venait-il 
leur  en  disputer  la  jouissance?  Il  leur  avait  assigné,  il  est  vrai, 
d'autres  terres  en  échange  de  celles  qu'il  leur  enlevait,  mais  en 
vertu  de  quel  droit  procédait-il  à  cette  dépossession  et  à  cet  échange? 
De  croit,  il  n'en  avait  aucun.  Ses  mesures  arbitraires  ruinaient 
les  demi-blancs,  et  cela,  pourquoi?  Pour  livrer  aux  gros  spécula- 
teurs qui  entreprenaient  la  construction  du  chemin  de  fer  destiné  à 
relier  Halifax,  sur  l'Atlantique,  aux  rives  du  Pacifique,  les  terres 
culrivées  par  les  demi-blancs. 

Riel  concluait  en  réclamant  un  sursis  pour  préparer  sa  défense. 
II  demandait,  en  outre,  la  comparution  devant  la  cour,  à  titre  de 
témoins  à  décharge,  de  Gabriel  Dumont  et  Dumas,  qui  avaient  réussi 
à  gagner  les  États-Unis,  et  de  Burges  et  Van  Gougnet,  secrétaires 
d'état  du  ministère  de  l'intérieur  et  des  affaires  indiennes,  déposi- 
taires, en  leur  qualité  officielle,  des  documens,  pétitions  et  réclama- 
tions soumis  par  les  demi-blancs  à  l'examen  du  gouvernement,  dont 
le  silence  et  les  fins  de  non-recevoir  avaient  été  la  cause  des  événe- 
mens  survenus.  Enfin,  il  réclamait  la  production  devant  la  cour  des 
papiers  saisis  à  son  quartier-général,  à  Batoché,  parmi  lesquels  se 
trouvaient,  disait-il,  des  pièces  établissant  que,  contrairement  aux 
termes  de  l'acte  d'accusation,  il  avait  cessé  d'être  sujet  anglais  pour 
devenir  citoyen  américain. 

Le  ministère  public  répondait  que  Riel  et  ses  conseillers  légaux 
avaient  eu  tout  le  temps  nécessaire  pour  préparer  sa  défense  ;  que, 
prenant  en  considération  l'impossibilité  pour  Riel  de  faire  venir  à 
ses  frais  les  témoins  qui  lui  étaient  nécessaires,  le  gouvernement 
prendrait  ces  frais  à  sa  charge,  mais  qu'il  n'était  pas  au  pouvoir  du 
gouvernement  de  faire  comparaître  comme  témoins  Gabriel  Dumont 
et  Dumas,  eux-mêmes  sous  le  coup  d'un  mandat  d'arrêt ,  comme 
coupables  de  haute  trahison,  et  réfugiés  aux  États-Unis,  en  dehors  de 
la  juridiction  de  la  cour,  ou  de  leur  offrir  un  sauf-conduit.  11  consentit 
toutefois  à  un  délai  d'une  semaine,  que  la  cour  octroya,  après  avoir 
entendu  lecture  d'une  lettre  de  Gabriel  Dumont,  offrant  de  venir 
joindre  son  témoignage  à  celui  de  Riel  et  de  se  rendre  à  Regina 
avec  ou  même  sans  saut-conduit. 

A  l'insu  de  Riel  et  sans  l'avoir  consulté,  ses  conseillers  légaux 


hh'î  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui  préparaient  une  seconde  ligne  de  défense.  Ils  entendaient  tirer 
parti  de  son  exaltation  religieuse  et  de  son  mysticisme  bien  connu 
pour  plaider,  au  cas  où  ils  seraient  battus  sur  la  question  politique, 
rirres})onsabilité  de  leur  client.  A  cet  elfet,  ils  avaient  obtenu  des 
consultations  du  docteur  Ray,  médecin  de  l'asile  de  Beaufort  à  Qué- 
bec, et  du  docteur  Clarke,  médecin  de  la  maison  de  fous  d'Ontario, 
établissant  que,  dans  leur  opinion,  Riel  ne  jouissait  pas  de  la  pléni- 
tude de  ses  facultés  mentales. 

Les  débats  s'ouvrirent  le  30  juillet.  Le  ministère  public  fit  com- 
paraître huit  témoins  à  charge  qui  établirent  non-seulement  la  par- 
ticij)ation  de  Riel  au  mouvement  insurrectionnel,  mais  encore  le 
fait  qu'il  l'avait  commandé,  dirigé  et  soutenu  jusqu'au  bout.  Il  pro- 
duisit une  vingtaine  de  pièces  saisies  à  Batoché,  écrites  et  signées 
de  la  main  de  Riel,  adressées  aux  demi-blancs  et  aux  Indiens,  pro- 
clamations et  lettres  par  lesquelles  il  leur  annonçait  ses  succès  à 
Duck  Lake  et  Fish  Greek,  les  encourageait  à  attaquer  les  forts,  à 
capturer  les  convois  et  à  se  joindre  à  lui  pour  résister  aux  troupes 
du  gouvernement.  Il  établissait,  par  les  mêmes  documens,  que,  si 
Gabriel  Dumont  avait  eu  la  direction  des  opérations  mihtaires,  Riel 
était,  de  fait,  le  chef  suprême  de  l'insurrection,  que  c'était  lui  qui 
avait  choisi  Batoché  pom*  son  quartier-général  et  mis  la  place  en 
état  de  défense.  Laissant  de  côté  les  allégations  de  Riel  qu'il  n'avait 
pris  les  armes  que  pour  résister  à  la  force  par  la  force  et  obtenir 
justice  pour  les  demi-blancs,  il  prétendait  établir  que  les  motifs  de 
Riel  étaient  tout  autres,  que  ses  assertions  n'étaient  qu'un  prétexte, 
qu'en  réalité  il  avait  voulu  se  venger  de  son  échec  de  1869  et  de 
son  exil.  Enfin,  il  produisait  un  document  signé  de  Riel,  sorte  de 
programme  politique,  rédigé  en  vue  d'une  séparation  du  Canada  de 
l'Angleterre  et  qui  consistait  à  distribuer  un  septième  du  territoire 
aux  Irlandais  émigrés  aux  États-Unis  et  à  donner  gratuitement  des 
terres  aux  Hongrois,  Bavarois,  juifs  et  Polonais  persécutés  en  Eu- 
rope. Ce  programme  bizarre  se  terminait  par  des  considérations 
mystiques  relatives  à  l'établissement  d'une  religion  nouvelle. 

De  ces  témoignages  et  de  ces  pièces  résultait  bien ,  ce  qui 
n'était  douteux  pour  personne,  le  rôle  considérable  de  Riel  dans 
l'insurrection,  mais  ils  laissaient  subsister,  d'une  part,  les  reven- 
dications de  Riel  contie  les  injustices  dont  se  plaignaient  ses  com- 
patriotes et,  de  l'autre,  ils  oifraient  à  ses  défenseurs  l'occasion  de 
plaider  l'irresponsabilité  de  leur  client. 

Aux  premiers  mots  qu'ils  prononcèrent  dans  ce  sens,  Riel  pro- 
testa. Il  n'admettait  pas  un  instant  qu'on  cherchrit  h  le  faire  passer 
pour  fou.  De  leur  côté,  ses  avocats  <!  '  '  Mit  que,  si  Riel  en<<Mi- 
dait  conduire  lui-même  sa  défense  <  i  r  leur  liberté  d'arii.  n, 

ils  seraient  obligés  de  se  retirer.  La  cour  décida  que  Reil  eilt  à 


LOOIS    RIEL. 


448 


s'abstenir  pour  le  moment  ;  il  lui  serait  loisible,  suivant  l'usage, 
de  prendre  la  parole  après  les  plaidoiries. 

On  vit  alors  successivement  comparaître  devant  la  cour,  Philippe 
Garneau,  secrétaire  particulier  de  Riel,  le  père  André  et  le  père 
Fourmand,  de  Batoché,  les  docteurs  Ray  et  Clarke.  Garneau  témoi- 
gna des  excentricités  de  Riel  et  de  son  'attitude  singulière  pendant 
l'insurrection.  «  Riel,  dit-il,  se  croyait  inspiré  et  prophéàsait.  Riel  lui 
avait  fait  part  de  ses  projets  de  conquérir  le  Canada,  l'Angleterre, 
la  France  et  l'Italie  ;  il  rêvait  même  de  devenir  pape.  Les  pères 
André  et  Fourmand  déposèrent  dans  le  même  sens;  suivant  eux 
Riel  était  fou.  Quand  il  abordait  les  questions  politiques  ou  reli- 
gieuses, il  n'était  plus  maître  de  lui  ;  doux  et  calme  d'ordinaire,  il 
devenait  alors  impérieux  et  violent,  divaguait,  menaçait  de  détruire 
les  églises  et  de  chasser  les  prêtres.  Le  docteur  Ray  déclara,  sous 
serment,  qu'il  avait  donné  des  soins  à  Riel  alors  qu'il  était  interné 
dans  l'asile  de  Beaufort,  qu'à  cette  époque  il  le  tenait  pour  fou. 
Le  docteur  Clarke,  commis  à  l'examen  de  Riel,  concluait  dans  le 
même  sens,  ku  contraire,  le  docteur  Wallace,  médecin  de  l'asile 
d'Harailton,  déclara  que,  d'après  le  résultat  de  ses  obsei-vations,  il 
tenait  Riel  pour  sain  d'esprit  et  responsable  de  ses  actes.  L'accusé 
se  leva  et  le  remercia  de  ce  témoignage.  Le  lendemain,  le  général 
Middleton  et  ses  principaux  officiers  furent  appelés  à  comparaître 
devant  la  cour.  Tous  déposèrent  que  les  actes  de  Riel,  les  disposi- 
tions d'aitaque  et  de  défense  prises  par  lui,  sa  bravoure  et  son 
sang-froid  pendant  la  lutte,  son  attitude  comme  prisonnier,  dé- 
notaient un  homme  en   pleine   possession   de    ses  facultés.  Riel 
leur  en  témoigna  publiquement  sa  reconnaissance. 

Les  plaidoiries  de  ses  avocats  furent  brèves.  Ils  soutinrent  la 
thèse  suivante  :  «  Quand  Riel  se  mit  à  la  tête  du  mouvement,  il 
entendait  s'en  tenir  à  une  agitation  pacifique.  L'indifférence  dédai- 
gneuse avec  laquelle  les  autorités  accueillirent  ses  justes  réclama- 
tions exaspérèrent  un  esprit  malade,  convaincu  que  Dieu  l'avait  dési- 
gné pour  défendre  les  droits  de  ses  frères  opprimés.  Acculé  à  la 
nécessité  de  s'incliner  devant  la  force  brutale,  de  laisser  consommer 
la  ruine  des  siens,  Riel  avait  perdu  la  tête,  la  folie  s'était  emparée 
de  lui.  »  Ils  insistaient,  pour  établir  leur  thèse,  sur  le  contraste 
qu'offraient  les  documens  rédigés  par  Riel,  alors  qu'il  plaidait 
la  cause  des  demi-blancs,  avec  les  divagations,  les  excentricités, 
les  prophéties  mystiques  qui  abondaient  dans  ses  proclamations,  la 
lutte  une  fois  engagée.  Ils  concluaient  en  disant  que  l'accusation 
de  haute  trahison  portée  contre  Riel  n'était  pas  soutenable  ;  le  crime 
de  haute  trahison  comportant  de  la  part  de  son  auteur  la  pleine  pos- 
session de  ses  facultés  mentales  et  l'absolue  responsabilité  de  ses 
actes. 


àhll  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

Les  plaidoiries  terminées,  Riel  demanda  et  obtint  la  parole.  Une 
foule  immense  occupait  la  salle  d'audience  et  les  abords  de  la  cour. 
Riel  parla  pendant  deux  heures  au  milieu  d'un  silence  profond  et 
sympathique.  Levant  les  yeux  au  ciel,  il  débuta  par  la  prière  sui- 
vante :  «  Seigneur,  viens  à  mon  aide,  au  nom  de  Jésus-Christ,  mon 
sauveur!  Seigneur,  fais  reposer  tes  bénédictions  sur  moi,  sur  cette 
cour,  sur  les  jurés,  sur  mes  avocats  qui  n'ont  pas  hésité  à  faire 
700  lieues  pour  venir  ici  défendre  ma  vie.  Bénis  aussi  ceux  qui 
me  poursuivent  ;  ils  font  ce  qu'ils  croient  leur  devoir  et  ils  le  font 
avec  bonne  foi  1  Seigneur,  bénis  tous  ceux  qui  sont  ici  présens 
comme  spectateurs  et  fais  que  leur  curiosité  se  change  en  un 
amour  sincère  de  la  vérité!  Amen.  » 

Abordant  ensuite  sa  défense,  il  commença  par  établir,  en  son 
style  imagé,  qu'il  se  reconnaissait  deux  mères  :   celle  qui  l'avait 
porté  et  nourri,  et  sa  patrie.  Pas  plus  la  seconde  que  la  première 
ne  souhaitait  sa  mort.  La  postérité  le  jugerait  et  l'acquitterait.  Déjà 
ne  voyait-il  pas  sa  mission  produire  des  fruits?  Cette  mission,  pou- 
vait-il en  douter,  alors  qu'elle  lui  avait  été  annoncée  autrefois  par 
l'archevêque  Bourget  et  autres  dignitaires  de  l'église?  Depuis  dix 
ans,  il  s'y  était  voué  et  elle  s'achevait  dans  cette  enceinte.  Dieu  ne 
l'avait-il  pas  protégé  de  tout  danger,  alors  qu'à  Batoché  les  balles 
bourdonnaient  à  ses  oreilles  comme  des  nuées  de  moustiques? 
Le  général  Middleton  avait  déclaré  qu'il  ne  le  croyait  pas  fou.  Le 
ministère  public  avait,  par  ses  témoins,  mis  à  néant  les  déclara- 
tions des  médecins  qui  concluaient  à  sa  folie.  Il  priait  Dieu  de  les 
bénir  tous  deux.  Si  les  jurés  le  condamnaient  à  mort,  il  aurait  du 
moins  la  satisfaction  de  savoir  qu'on  ne  le  tenait  pas  })our  un  fou. 
Suivant  lui,  il  n'avait  fait  qu'user  de  son  droit  en  provoquant  une 
agitation  pacifique  ;  le  gouvernement  seul  l'avait  ftiit  dégénérer  en 
guerre  civile  ;  au  gouvernement  incombait  la  responsabilité  du  sang 
versé.  Injustement  traités,  ses  frères  et  lui  avaient  respectueuse- 
ment réclamé  leurs  droits  ;  injustement  attaqués,  ils  s'étaient  dé- 
fendus. Dieu  était  avec  eux  :  «  S'il  y  a  ici  quelqu'un  de  fou,  dit-il 
en  terminant  avec  véhémence,  ce  n'est  pas  moi,  mais  ceux  qui  diri- 
gent les  affaires  publiques.  A  nos  demandes  légitimes  ils  ont  opposé 
la  ruse  et  les  embûches.  Ils  nous  ont  cernés  sans  bruit  et  ont  voulu 
nous  écraser  sur  les  rives  du  Saskatchewan.  Mais  quand  ils  ont  mon- 
tré les  dents,  j'étais  prêt.  J'ai  commandé  le  feu  et  les  ai  fait  recu- 
ler. Rappelez-vous  que  c'est  là  ce  ([u'ils  appellent  mon  crime  et  ma 
trahison.  Ils  m'y  ont  forcé.  J'ai  agi  au  nom  de  Jésus-Christ,  en  qui 
seul  je  me  confie.  Maintenant,  ils  demandent  ma  mort.  Si  vous  me 
croyez  fou,  irresponsable,  acquiltcz-nioi  pour  avoir  rej)oussô  en  fou 
l'agression  d'autres  fous.  Si  vous  croyez  avec  le  ministère  public 
ffiie  je  suis  sain  d'esprit,  acquittez  moi  encore,  puisque,  sain  d'es- 


LOUIS  RiEL.  hhb 

prit,  sachant  ce  que  je  faisais,  j'ai  tenu  tête  à  un  gouvernement  qui 
avait  perdu  le  sens  et  qui  seul  ici  est  coupable  de  trahison.  » 

Ceci  dit,  il  se  rassit.  Conformément  à  la  loi  anglaise,  le  juge 
résuma  les  débats  et  termina  son  adresse  aux  jurés  en  leur  décla- 
rant que  leur  devoir  était  de  condamner  l'accusé  s'ils  n'estimaient 
pas  qu'il  fût  atteint  de  folie  et  irresponsable  de  ses  actes  pendant 
leur  exécution. 

A  deux  heures  et  quart,  le  jury  entra  dans  la  salle  de  ses  déli- 
bérations, et  Riel  se  mit  en  prières.  Une  heure  après,  le  chef  du 
jury  fit  prévenir  les  juges  qu'ils  étaient  d'accord  sur  le  verdict.  La 
cour  reprit  séance  et  les  jurés  furent  introduits.  Leur  président,  en 
proie  à  une  émotion  profonde,  que  trahissait  sa  voix  entrecoupée 
par  les  larmes,  déclara  Riel  coupable  du  crime  de  haute  trahison, 
ajoutant  que  ses  collègues  et  lui  étaient  unanimement  d'avis  de 
recommander  l'accusé  à  la  merci  du  gouvernement. 

Le  président  de  la  cour  se  couvTit  et  prononça  la  sentence.  Riel 
était  condamné  à  être  pendu.  La  recommandation  du  jury  serait 
transmise  aux  autorités  compétentes. 

L'émotion  fut  vive  dans  tout  le  Canada  quand  on  apprit  la  con- 
damnation de  Riel.  Dans  le  nord-ouest  et  dans  le  Bas-Canada,  la 
nouvelle  provoqua  un  mouvement  de  colère  et  d'indignation.  L'élé- 
ment canadien  français  y  dominait,  et  les  sympathies  pour  ffiel 
étaient  profondes.  Les  uns  voyaient  en  lui  un  héros  dont  la  mort 
ferait  un  martyr  ;  les  autres  le  tenaient  pour  un  exalté  ayant  agi 
sous  l'empire  d'une  idée  fLxe,  obsédé  de  rêves  et  de  visions,  mais 
convaincu  de  bonne  foi  qu'il  avait  pour  mission  de  faire  rendre 
justice  à  ses  frères  persécutés,  et  blâmant  hautement  l'inertie  et 
le  mauvais  vouloir  du  gouvernement  à  examiner  des  réclamations 
équitables.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  croyaient  d'ailleurs  à  l'exé- 
cution de  Riel.  La  recommandation  du  jury  leur  semblait  devoir 
entraîner  une  commutation  de  peine.  Un  vaste  pétitionnement  s'or- 
ganisait, la  presse  franco -canadienne  en  prenait  l'initiative  et  pro- 
diguait au  ministère  les  menaces  et  les  protestations.  A  Montréal,  à 
Québec,  les  manifestations  se  multipliaient  en  faveur  de  Riel. 

Dans  le  Haut-Canada,  au  contraire,  l'opinion  publique  se  déchaî- 
nait contre  lui.  Les  orangistes  rappelaient  avec  indignation  la  part 
prise  par  Riel  à  l'insurrection  de  Red-River  en  1869  et  l'exécution 
de  William^cott,  l'un  des  leurs.  Si,  à  cette  époque,  disaient-ils,  le 
gouvernement  avait  agi  avec  plus  de  fermeté,  l'insurrection  de  1885 
n'eût  pas  éclaté.  Par  faiblesse,  par  excès  d'indulgence,  on  s'était 
borné  à  exiler  Riel  pour  cinq  ans,  et  il  venait,  par  une  prise  d'armes 
nouvelle,  tenter  d'assouvir  ses  rancunes  et  ses  colères.  Aon  content 
de  soulever  les  demi-blancs  au  nom  de  griefs  imaginaires,  il  avait 
poussé  les  Indiens  au  meurtre,  au  pillage,  à  l'incendie,  sacrifiant 


âA6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  centaines  de  vies  à  son  orgueil  et  à  son  ambition.  Riel  était 
reconnu  coupable,  Riel  était  condamné,  le  gouvernement  devait 
iaire  exécuter  la  sentence. 

Entre  ces  deux  courans  passionnés,  le  ministère  hésitait.  Son 
indécision  se  trahissait  par  des  ajournemens  successifs  qui  rele- 
vaient la  confiance  des  partisans  de  Riel,  mais  le  15  novembre 
l'ordre  d'exécution  expédié  d'Ottawa  arrivait  à  Regina.  Riel  en  reçut 
avis  par  le  shérif  Chapleau.  Le  père  André,  qui  l'assista  dans  ses 
derniers  momens,  passa  la  nuit  en  prières  avec  lui.  A  cinq  heures 
du  matin,  le  16,  il  entendit  la  messe  et  communia.  A  huit  heures, 
il  montait  sur  l'échafaud,  d'un  pas  ferme  et  résolu.  Il  s'agenouilla, 
écoutant  les  prières  des  agonisans.  Les  prières  terminées,  un  grand 
silence  se  fit  ;  Riel,  les  yeux  levés  au  ciel,  semblait  en  extase.  Un 
mouvement  du  shérif  qui  lui  touchait  légèrement  l'épaule  le  ramena 
à  lui  ;  comme  un  homme  qui  s'éveille  en  sursaut,  il  contempla  d'un 
œil  étonné  ceux  qui  l'entouraient,  l'exécuteur,  ses  aides,  la  plate- 
forme, puis  sourit  et  vint  tendre  sa  tête  au  nœud  coulant.  «  Du 
courage,  Riel  1  lui  dit  le  père  André.  —  J'en  ai,  mon  père,  je  crois 
en  Dieu.  —  Jusqu'au  bout  ?  —  Jusqu'au  bout.  Jésus,  ayez  pitié  de 
moi.»  Le  shérif  s'avança  alors,  lui  dit  :  «  Louis  Riel,  avez-vous  quelque 
chose  à  dire,  quelque  raison  à  faire  valoir  contre  la  seîitence  de  la 
cour?  —  Non  !  »  réponditr-il,  en  regardant  le  père  André,  qui  l'avait 
exhorté  à  garder  le  silence.  Puis  il  récita  à  haute  voix  l'oraison  do- 
minicale. Au  moment  où  il  prononçait  ces  mots  :  «  Délivre-nous  du 
mal,  »  la  trappe  bascula  sous  ses  pieds,  Riel  disparut  dans  l'ou- 
verture béante.  La  corde  frémit,  le  corps  du  supplicié  se  crispa, 
les  genoux  repliés  sous  lui,  puis  les  jambes  se  détendirent  et  le 
cadavre  raidi  oscilla  lentement.  Une  heure  plus  tard,  on  le  détacha. 
Par  ordre  du  gouvernement,  la  corde  et  ses  vêtemens  furent  brûlés 
pour  empêcher  qu'on  n'en  lît  des  reliques.  Riel  avait  quarante  et 
un  ans. 

A  quelque  point  de  vue  que  l'on  se  place  pour  juger  l'homme 
et  son  œuvre,  on  ne  saurait  se  défendre  d'une  émotion  douloureuse 
devant  une  fin  aussi  lra|,^ique.  On  se  prend  à  douter  de  la  justice 
^  de  l'arrêt  et  l'on  se  demande  si  la  loi  a  frappé  un  criminel  ou  im 
fou.  Puis,  un  côté  de  la  question  nous  paraît  être  resté  dans 
l'ombro,  c'est  le  refus  constant  do  Riel,  avant  comme  pendant  tout 
le  cours  de  l'insurrection,  de  faire  appel  aux  fénians,  de  prêter  les 
mains  à  l'invasion  du  Canada  par  les  bandes  de  flibustiers  prêts  à 
franchir  la  frontière  des  États-Unis  et  à  créer  en  sa  faveur  uno 
puissante  diversion.  Vaincu,  Riel  s'est  réclamé,  il  est  vrai,  do  sa 
prétendue  naturalisation  américaine,  mais  en  ce  faisant  n*a-t-il  pas 
obéi  à  des  suggestions  étrangères  ?  iNe  pouvait-il  pas  aussi,  comme 
Dnmont,  gagner  le  Montana  et  so  mettre  à  l'abri  ?  Il  s'y  est  refusé, 


LOUIS   RIEL.  447 

par  sollicitude  pour  les  siens,  mais  vraisemblablement  aussi  parce 
qu'il  était  convaincu  de  la  justice  de  sa  cause,  parce  qu'il  se  consi- 
dérait comme  le  représentant   et  le  défenseur  des  droits  de  ses 
frères,  parce  que  son  imagÎHation  exaltée  le  faisait  croire  à  sa  mis-  ^ 
sion  et  à  la  protection  divine.  Si  Riel  n'était  pas  complètement  fou, 
Riel  n'était  pas  non  plus  complètement  responsable,  et  la  justice, 
comme  l'histoire,  lui  devait  les  bénéfices  du  doute.  Pour  beaucoup 
de  ses  compatriotes,  sa  mort  le  sacre  héros  et  martjT  ;  elle  lui  crée 
une  légende,  et  ces  légendes  sont  dangereuses. 

En  octobre  1859,  John  Brown,  originaire  du  Kansas,  partisan 
fanatique  de  l'émancipation  des  esclaves,  s'emparait  soudainement, 
à  la  tête  d'une  poignée  d'hommes,  d'une  fabrique  d'armes  des 
Etats-Unis,  k  Harper's  Ferry,  et  appelait  les  nègres  à  la  révolte. 
Cette  singulière  levée  d'armes,  en  pleine  paix,  avec  d'aussi  faibles 
moyens  d'action,  fut  promptement  écrasée.  La  plupart  des  insurgés 
se  firent  tuer.  John  Brown,  blessé,  fut  fait  prisonnier,  jugé  et  exé- 
cuté. Tout  était  étrange  dans  cette  insurrection  :  elle  ne  s'expli- 
quait que  par  le  fanatisme  et  la  démence.  Les  réponses  de  John 
Brown,  les  papiers  saisis  sur  lui  dénotaient  une  imagination  exaltée 
par  la  haine  de  l'esclavage.  La  folie  était  héréditaire  dans  sa  famille. 
Sa  tante,  ses  cousins  étaient  aliénés.  Ses  avocats  plaidèrent  l'insa- 
nité, mais,  comme  Riel,  il  revendiqua  avec  énergie  la  responsabi- 
lité de  ses  .actes.  Il  ne  voulut  pas  défendre  sa  vie  et  mourut  en 
prophétisant  que  sous  peu  la  cause  qu'il  représentait  triompherait, 
et  qu'une  guerre  formidable  ferait  ce  qu'il  n'avait  pu  faire.  Moins 
de  deux  ans  après,  le  13  avril  1861,  les  batteries  confédérées  ou- 
vraient leur  feu  sur  le  fort  Sumter;  le  15,  une  proclamation  du 
président  Lincoln  appelait  le  Nord  à  la  défense  de  l'Union  en  péril, 
«t  76,000  hommes  se  mettaient  en  marche,  entonnant  un  chant  de 
guerre  qui  devait  devenir  un  h^inne  national,  et  qui  débutait  ainsi  : 
«  Le  corps  de  John  Brown  repose  dans  son  cercueil,  mais  son  âme 
est  avec  nous  et  guide  nos  pas.  n  Le  criminel  ou  le  fou  de  1859 
était  devenu  le  héros,  le  martyr  de  1861,  et  sur  cent  champs  de 
bataille,  un  peuple  en  armes  acclamait  son  nom. 

La  politique  a  de  ces  retours  inattendus,  la  fortune,  de  ces  re- 
vanches posthumes  qui,  déjouant  toutes  les  pré\isions,  remettent 
chacun  et  chaque  chose  sous  son  -vTai  jour.  Comme  John  Brown, 
Riel  est-il  aussi  un  précurseur?  C'est  ce  qu'un  avenu*  prochain  noos 
apprendra.  En  tout  cas,  sa  tentative  et  sa  mort  sont  destinées  à  (^^ 
produire  au  Canada  des  consécpiences  graves  et  à  précipiter  une 
rupture  désormais  inévitable  entre  la  métropole  et  la  colonie. 


C.   DE  YaKIGXT. 


REVUE    MUSICALE 


LE  CINQUANTENAIRE  DES  HUGUENOTS  A  L'OPÉRA. 


Nous  reprendrions  volontiers,  au  début  de  cette  chronique,  une  phrase 
de  M.  Blaze  de  Bury  :  «  Assurément ,  écrivait-il  naguère ,  ni  Robert  le 
Diable  ni  les  Huguenots  n'ont  quitté  le  répertoire  de  l'Opéra;  mais  la 
manière  dont  ils  y  Ggurent  désormais  ne  saurait  convenir  à  de  tels 
chefs-d'œuvre,  pas  plus  qu'à  la  dignité  du  théâtre  sur  lequel  ils  se  pro- 
duisent... J'assistais  dernièrement  à  une  représentation  des  Hugue- 
nots; j'en  suis  sorti  navré,  au  point  de  me  demander  si  c'était  aussi 
beau  que  je  me  l'imaginais  (1).  »  Nous  avons  eu  la  même  impression 
en  écoutant  les  Huguenots,  que  l'Opéra  donnait  récemment  pour  le 
cinquantenaire  de  leur  première  représentation,  et  pour  le  troisième 
début  d'un  jeune  ténor  qui  fait  en  ce  moment  beaucoup  trop  de  bruit 
à  l'Académie  de  musique.  11  est  triste  que  les  interprètes  d'une  œuvre, 
ceux  qui  devraient  l'éclairer,  n'arrivent  qu'à  l'obscurcir,  et  c'est 
grand'pitié  quand  les  défenseurs  naturels  des  causes  sacrées  sem- 
blent s'en  faire  les  pires  ennemis.  Tout  conspire  à  l'Opéra  contre  ces 
pauvres  Huguenots,  et,  pour  reconnaître  la  sublime  partition,  il  faut  la 
relire  dans  la  solitude.  Alors  seulement  les  héroïques  figures  de  Meyer- 
beer  se  dégagent,  le  chef-d'œuvre  de  nouveau  resplendit,  et  notre  vieil 
enthousiasme,  réveillé,  venge  le  maître  et  nous  console  nous-méme 
d'une  indifférence  passagère. 

«  Qui  doit-on  accuser?  »  dira-t-on  avec  Saint-Bris.  Ferons-nous  le 

(1)  MeyerbMT  tt  $on  Tempi,  par  M.  niazo  de  Bury. 


REVUE   MUSICALE.  449 

procès  aux  directeurs  de  notre  Opéra  ?  Contesterons-nous  que  l'asso- 
ciation de  MM.  Ritt  et  Gailhard,  d'un  administrateur  et  d'un  musicien 
expérimentés,  présentent  les  meilleures  garanties  pour  la  prospérité 
matérielle  et  l'honneur  artistique  de  la  maison  ?  De  quel  duum\'irat 
plus  que  de  celui-là  pourrait-on  espérer  de  bonnes  affaires  et  de  bonne 
musique?  Les  directeurs  de  l'Opéra  sont  actifs  et  zélés  :  ils  ont  fait 
représenter  depuis  leur  avènement  Tabarin,  Rigoletto,Sigurd  et  le  Cid. 
Ils  sont  aussi  gens  de  goût,  puisqu'ils  ont  appelé  M"'  Caron  et  MM.  de 
Reszké,  puisqu'ils  ont  retenu  M"'  Richard  et  M.  Lassalle.  —  Sous  l'au- 
torité directoriale,  les  différens  services  de  l'Opéra  sont  aux  mains  de 
chefs  compétens  et  consciencieux.  Enfin  l'orchestre,  cet  orchestre  au- 
quel nous  chercherons  tout  à  l'heure  plus  d'une  querelle,  est  composé 
de  musiciens  qui  pour  la  plupart  sont  des  maîtres.  D'où  vient  donc  que 
cette  réunion  d'instrumentistes  éminens  compose  un  ensemble  sou- 
vent plus  que  médiocre?  D'où  vient  que  les  attaques  manquent 
de  sûreté,  que  les  mouvemens  sont  altérés,  les  traits  exécutés  sans 
force  ou  sans  grâce,  les  accords  arpégés,  et  comme  effrangés?  D'où 
viennent  cette  mollesse  et  cette  apathie?  N'est-ce  pas  que  le  bâton  va- 
cille entre  des  mains  incertaines,  et  que  les  musiciens,  comme  les  autres 
citoyens,  ont  besoin  d'être  gouvernés?  Que  leur  chef  réprime  donc  des 
négligences  qui,  pour  lui,  ne  sauraient  passer  inaperçues  ou  indiffé- 
rentes, et  que  ne  toléreraient  pas  les  chefs  de  nos  orchestres  sympho- 
niques.  Qu'il  exige,  à  défaut  de  l'ardeur,  qui  ne  se  commande  pas, 
surtout  trois  fois  par  semaine,  l'attention  qui  s'impose  toujours.  L'en- 
thousiasme ne  peut  être  que  d'exception,  mais  la  conscience  doit  être 
de  règle.  —  Aux  chœurs,  comme  à  l'orchestre,  la  discipline  et  le  soin 
manquent  le  plus.  Le  jour  seulement  où  l'une  serait  rétablie  et  l'autre 
exigé,  la  musique  à  l'Opéra  serait  sauvée. 

Elle  peut  l'être  encore,  et  l'on  trouve  à  l'Académie  nationale  des  élé- 
mens  de  travail  et  de  succès.  Nous  avons  voulu  les  reconnaître  tout 
d'abord,  pour  qu'on  ne  puisse  reprocher  à  notre  critique  des  sévérités 
de  parti-pris  ou  des  cruautés  inutiles.  Nous  signalons  le  mal,  parce  qu'il 
n'est  pas  sans  remède,  et  les  défauts  parce  que  nous  ne  les  croyons 
pas  incorrigibles.  Les  ouvrages  nouveaux,  Sigurd,  le  Cid  surtout,  ont  été 
montés  avec  une  conscience  et  un  soin  que  nous  avons  été  des  premiers 
à  louer.  Ce  qu'on  fait  pour  les  œuvres  d'aujourd'hui,  qu'on  le  fasse  pour 
les  vieux  chefs-d'œuvre;  on  le  doit,  et  nous  affirmons  qu'on  le  peut. 

Étudions  avec  quelque  détail  cette  longue  partition  des  Huguenots, 
et  jugeons  de  son  interprétation  actuelle.  De  tous  les  ouvrages  de 
Meyerbeer,  c'est  le  plus  beau,  mais  le  plus  difficile.  Nul  autre  n'exige 
des  chanteurs  la  même  intelligence,  la  même  passion,  une  attention 
plus  constante  et  plus  minutieuse,  un  tact  aussi  délicat  des  nuances. 
Raoul  et  Valentiue  sont  peut-être  les  créations  les  plus  parfaites  de 

TOMB  LXXIT.  —  1886.  29 


450  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

Meyerbeer,  et  le  maître,  à  cette  heure  bénie  entre  toute»  le»  heur«g 
de  ta  vie,  à  cette  heure  radieuse  du  plein  épanouissement  dt  «on 
génie,  a  voulu,  pour  entourer  son  couple  immortel,  retsusciter  tout  un 
aiècle.  Le»  moindre»  personnages  de»  Huguenots:  la  reine,  Naver», 
Saint-Bris,  sont  des  types  caractérisés,  et  même  ces  rôles  de  second 
plan  voudraient  des  artistes  de  prsmier  ordre. 

Avec  une  profonde  intelligence  de  l'histoire,  avec  une  entente  par- 
faite des  opposition»  théâtrales,  Meyerbeer  a  senti  qu'il  fallait  accuser 
le  contraste  habilement  ménage  par  son  librettiste  entre  les  deux 
aspects  de  l'époque  choisie,  entre  les  sentimens  raffinés  et  les  passions 
sauvages  qui  se  partagèrent  Time  de  la  rtnaissance  italienne,  puis 
de  la  r!.mai»sance  française.  Il  n'est  pas  un  drame  plus  pathétique 
que  Us  Huguenots;  11  n'en  est  pas  qoi  s'ouvre  par  un  plu»  léger  pro- 
logue. Les  dttux  premier»  actes  ne  sont  qu'un  charmant  tableau  de  la 
vie  aristocratique  et  princière  à  la  fin  du  ivi*  siècle.  Je  voi»  encore 
M.  Faune,  dans  le  rôle  de  Nevers,  levant  son  gobelet  d'or  pour  boire 
0  aux  beaux  jours  de  la  jeunesse.  »  Comme  il  savait,  lui,  présider  ce 
banquet  d-^  gentiUhommeiï,cet  élégant  déjeuner  de  garçons!  Son  suc- 
cesseur, qui  n'est  pas  sans  mérite  eu  d'autres  rôle»,  est  par  trop  bour- 
geois pour  celui-ci.  Sous  prétexte  de  donner  au  moins  à  son  débit  la 
désinvolture  qui  manque  à  sa  démarche,  M.  Melchissédec  fredonne  du 
bout  des  lèvres  tous  les  récitatif»  du  premier  acte  :  il  le»  mène  avec 
une  telle  vivacité,  que  des  pages  entières,  témoin  celle  qui  commence 
ainsi  :  Il  faut  rompre  l'hym/in  qui  pour  moi  s'appritait,  disparaissent 
dans  un  parlando  précipité,  dans  un  bourdonnement  confus. 

Autant  qu'à  Nevers,  l'élégance  fait  défaut  à  son  jeune  convive.  Je 
sais  qu'il  est  difficile  de  porter  galamment  le  pourpoint  de  Raoul,  d'en- 
trer, le  feutre  à  la  main,  dans  un  cercle  de  grands  seigneurs,  de  s'in- 
cliner avec  une  courtoisie  modeste  et  pourtant  assurée.  Je  sais  éga- 
lement que  M.  Duc  sort  du  Conservatoire,  après  de  courtes  études 
musicales  et  dramatiques;  qu'il  faut  faire  grâce,  ou  crédit,  à  tOD 
inexpérience,  je  sais  tout  cela  ;  mais  je  sais  aussi  qu'il  est  imprudent 
de  laisser  des  élèves  quitter  trop  tôt  l'école  et  s'attaquer,  k  peine 
échappés  de  la  classe,  aux  plus  grands  rôles  du.  répertoire.  Ni  le 
jeu,  ni  le  chant  de  M.  Duc  ne  peuvent  exprimer  la  poésie  de  cette 
délicieuse  entrée  de  Raoul.  La  grâce  avenante  do  la  jeune»»o  devrait 
se  révéler  ici  dans  chaque  détail,  surtout  dans  cette  excuse  du  simple 
soldat,  soldat  (jue  Ion  connaît  a  peine,  qu'il  faudrait  souligner  d'une 
nuance  imperceptible,  et  de  cette  boucle  musicale  dont  Rog«r  envelop- 
pait si  bien  les  dernières  notes.  La  fameuse  romance  :  Plus  blanche 
que  la  blanche  hermine,  n'est  pas  chantée  non  plus  dans  le  style  voulu. 
Le  récit  qui  la  précède  est  dit  avec  des  saccade»  et  des  hachures  de 
voix  qui  le  coupent  désagréablement.  Que  l'artiste  écoute  donc  la 


REVUE   MUSICiLE.  451 

viole  d'amour,  puis  l'alto  qui  l'accompagnent;  qu'il  s'inspire  des  iustru- 
meni  pour  chanter  comme  eux,  l'archet  toujours  à  la  corde,  pour  con- 
duire jusqu'à  la  Qn  la  période  musicale,  sans  en  interrompre  le  cours, 
sans  en  brusquer  la  chute. 

Avec  Marcel,  il  ne  saurait  être  question  de  période  musicale.  Un 
profegseur  au  Conservatoire,  qui  fut  un  chanteur  de  mérite,  M.  Mas- 
set,  écrivait  récemment  dans  un  ouvrasse  très  recommandable  (1)  : 
«  Certains  mouvemens  de  la  langue  peuvent  rendre  détestable  le  plus 
bil  organe  du  monde.  »  Je  ne  crois  pas  que  M.  Gresse  ait  le  plus  bel 
organe  du  monde;  mais  il  a  des  mouvemens  de  langue  extraordinaires, 
et  le  rictus  unilatéral  de  sa  bouche,  que  Victor  Hugo  eût  appelée 
tt  bouche  d'ombre,  »  transforme  le  cantique  de  Luther  en  une  série  de 
hoquets  ou  d'aboiemens  profonds.  Quel  cri  pourtant  jette  au  milieu  du 
festin  le  vieux  serviteur  huguenot!  Quelle  méprisante  apostrophe  à 
ces  impies  qui  boivent  et  chantent  !  Voici  le  page  :  il  remet  à  Raotd 
le  message  de  la  reine  ;  les  courtisans  s'inclinent  déjà  devant  l'élu  du 
caprice  princier;  et  Marcel,  chapeau  bas,  entonnant  un  Te  Devm  triom- 
phal, re;  orte  à  son  Dieu  toute  l'allégresse  que  lui  met  au  cœur  la  nais- 
sante fortune  de  son  jeune  maître.  M.  Gresse  ne  sent  donc  pas  cette 
exaltation  d'un  vieux  domestique,  cet  élan  d'une  âme  pieuse  et  fidèle  ! 

A  l'accent  plébéien  Meyerbeer  sait  joindre  l'accent  aristocratique.  Il 
aime  à  s'attarder  dans  les  châteaux  de  Touraine,  d'abord  chez  le  comte 
de  Nevers,  puis  chez  la  reine  de  Navarre.  Ce  second  acte,  a-t-on  dit, 
est  un  hors-d'œuvre  ;  peut-être,  mais  un  hors-d'œuvre  délicieux,  une 
esquisse  musicale  aussi  fine  que  les  fresques  du  Primatice  ou  les  bas- 
reliefs  de  Jean  Goujon.  L'aimable  sœur  de  Charles  IX  est  le  type  le  plus 
charmant  et  le  moins  vieilli  des  princesses  d'opéra  :  aucune  des  deux 
artistes  qui  se  partagent  le  rôle  de  Margot  ne  paraît  le  comprendre.  L'une 
est  évidemment  paralysée  par  l'épouvante;  l'autre  fait  d'une  voix  lanci- 
nante un  étalage  inutile.  Oh  !  la  violente  et  lourde  princesse,  qui  écrase 
les  sons  au  lieu  de  les  effleurer,  égratigne  au  lieu  d'égrener  les  voca- 
lises !  Ces  traits,  ces  trilles  devraient  couler  aussi  calmes,  aussi  doux 
que  la  rivière  qui  baigne  les  murs  de  Chenonceaux.  11  faut  se  jouer 
sans  effort  avec  la  phrase  maligne  :  Ah  !  si  fêtais  coquette!  en  suivre 
légèrement  les  détours  capricieux  et  ne  pas  scander  ainsi  tout  ce  babil 
musical.  En  réponse  aux  protestations  bruyantes  et  brûlantes  de 
Raoul,  ces  simples  mots  :  Mais  calmez-vous  !  réclament  un  accent  de 
spirituelle  ironie.  Tout  le  rôle  exige  une  voix  qui  ne  soit  ni  dure,  ni 
rêche,  un  filet  d'eau  de  roche  plutôt  qu'un  torrent  de  vinaigre. 

Les  filles  d'honneur  de  la  reine  ont  la  même  grâce  que  leur  maî- 

(t)  L'Art  de  conduire  et  de  développer  la  voix,  par  J.-J.  Masset.  Paris j  Brandus 
et  G«. 


452  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

tresse.  Le  chœur  des  baigneuses,  le  choeur  du  bandeau,  sont  chantés 
avec  une  raideur  inflexible.  Le  premier  surtout  est  pris  sur  un  rythme 
beaucoup  trop  précipité,  beaucoup  trop  sec,  qui  durcit  le  contour 
moelleux  de  la  mélodie.  On  n'entend  pas  sur  la  scène  la  partie  des 
seconds  soprani;  on  entend  à  peine  à  l'orchestre  ces  gammes  mur- 
murantes de  violoncelles  qui  donnent  à  l'accompagnement  la  fluidité 
de  l'eau  courante.  Les  violons,  qui  doublent  les  premiers  soprani,  ne 
font  qu'en  accentuer  l'aigreur.  Mais,  ce  que  ces  mêmes  violons  exécu- 
tent le  plus  platement,  c'est  la  belle  ritournelle  du  duo  entre  Raoul 
et  la  reine,  ce  prélude  de  six  mesures,  dont  l'explosion  et  la  retenue 
successives  font  frémir  à  Milan  toute  la  salle  de  la  Scala.  Raoul  dirait 
peut-être  plus  finement  son  madrigal  chevaleresque  si  l'orchestre 
daignait  lui  souligner,  dans  cette  courte  préface,  la  double  nuance  de 
galanterie  et  de  passion,  qu'il  aura  tout  à  l'heure  à  rendre  lui-même. 

Avec  le  troisième  acte,  nous  entrons  dans  le  cœur  du  drame.  Hélas  ! 
les  interprètes  de  l'œuvre  ne  s'élèvent  pas  avec  elle.  De  plus  en  plus 
importans,  les  ensembles  restent  médiocres  :  la  reprise  combinée  du 
Rataplan  et  des  litanies  manque  de  nerf  et  de  netteté.  M.Melchissédec 
continue  de  chanter  et  de  marcher  trop  vite,  ignorant  sans  doute  que 
les  grands  seigneurs  sont  plus  posés.  M.  Plançon,  qui  joue  Saint-Bris, 
n'arrive  à  tirer  de  sa  haute  stature,  de  sa  voix  puissante  et  de  ses  gestes 
trop  arrondis,  que  des  effets  d'une  mièvrerie  gigantesque  ;  il  n'accen- 
tue pas  les  phrases  haineuses  :  Il  revient  donc  enfin,  ou  bien  :  Un  Dieu 
vengeur  V amené  !  Ces  deux  ou  trois  pages  de  récits  qui  précédent  le 
couvre-feu  sont  d'un  grand  caractère  ;  elles  abondent  eu  détails,  en 
nuances  que  l'on  néglige  toujours. 

La  cloche  s'est  éteinte,  et  sur  le  seuil  de  l'église,  annoncée  par  une 
des  plus  belles  ritournelles  instrumentales  qu'il  y  ait  dans  la  musique 
moderne,  la  plus  noble  des  héroïnes  de  Meyerbeer  apparaît. 

Nous  n'avions  fait  qu'entrevoir,  au  second  acte,  M""  Dufrane  descen- 
dant péniblement  le  grand  escalier  de  Chenonceaux  :  elle  justilie  ici 
toutes  nos  craintes.  Dans  la  nuit,  dans  la  solitude,  Valentine  quitte 
l'autel  ;  et,  vêtue  encore  de  sa  robe  nuptiale,  en  toute  liberté,  mais  en 
tout  honneur  aussi,  avec  une  passion  ardente,  mais  avec  une  pureté 
sublime,  elle  vient  exhaler  son  amour  pour  celui  qui  l'a  repoussée  et 
qu'au  prix  de  sa  gloire,  de  sa  vie  peut-être,  elle  veut  sauver  de  la 
haine  de  son  père.  Que  devient-elle  à  l'Opéra,  «  cette  grande  fille 
brune,  courageuse,  entreprenante,  exaltée  (1)  ?  n  A  quelle  voix  pâteuse 
et  bouffie  ce  rôle  éclatant  est-il  livré?  Quelle  tragédienne  et  quelle 
cantatrice  est  donc  celle-ci,  pour  n'être  portée  ni  par  ce  drame  ni  par 
cette  musique  1 A  partir  de  ce  moment,  la  représentation  des  Huguenots 

(t)  G.  Sand,  Lettres  d'un  voyageur. 


REVUE    MUSICALE.  453 

devient  prescpie  douloureuse,  et  l'on'  se  prend  vraiment  à  redouter 
que  les  beautés  les  plus  saintes  ne  finissent  par  succomber  sous  de 
tels  outrages.  De  ce  duo, rien  n'est  épargné,  depuis  la  phrase:  Qu'il 
ne  vienne  au  combat  que  bien  accompagné,  dite  sans  aucune  nuance 
de  mouvement  ni  de  sonorité,  jusqu'aux  vocalises  finales,  descendues 
par  la  cantatrice  aussi  lourdement  que  les  degrés  de  Chenonceaux. 
Quant  à  la  plainte  célèbre:  Ah!  l'ingrat,  d'une  offense  mortelle,  l'or- 
chestre l'annonce  comme  il  ferait  d'une  petite  romance  ;  on  ne  saurait 
dire  cette  mélancolique  entrée  de  cors  et  de  violoncelles  avec  moins 
de  poésie,  moins  d'expansion,  dans  un  style  plus  étriqué.  M"^  Dufrane 
suit  l'exemple  de  ses  accompagnateurs  :  elle  ne  soupçonne  pas  l'art  de 
la  déclamation  lyrique  ;  elle  donne,  par  exemple,  au  seul  mot  :  égaré 
une  expression  mélodramatique  et  presque  ridicule  ;  elle  ne  trouve 
que  des  cris  sans  un  accent,  et  sa  voix  savonneuse  glisse  à  tout  in- 
stant sur  les  hauteurs  de  ce  sublime  duo. 

La  voix  de  M.  Duc  ne  glisse  pas  ;  elle  attaque  avec  crânerie  Vut  dièse 
qui  couronne  le  septuor.  Il  n'est  que  juste  de  féliciter  le  jeune  ténor 
de  cette  note  retentissante  :  elle  émeut  la  salle  avec  l'éclat  soudain 
d'une  détonation.  L'artiste  a  le  droit,  le  devoir  même,  de  donner,  quand 
il  la  possède,  une  note  fameuse;  mais  il  a  le  plus  grand  tonde  la  pro- 
longer avec  trop  de  complaisance.  Vut  dièse  en  question  n'est  qu'une 
note  de  passage,  dont  le  maintien  exagéré  dénature  le  sentiment  de 
la  phrase  musicale.  Mais  il  s'agit  bien  ici  de  sentiment!  le  public 
demande  une  sensation  violente;  Vut  dièse  la  lui  donne;  il  applaudit. 
Que  dis-je?  il  délire.  Au  mépris  de  l'action,  de  ce  duel  qui  commence, 
il  fait  bisser  le  morceau,  pour  réentendre,  à  la  mode  italienne,  non 
pas  même  une  phrase,  mais  une  note.  C'est  du  public  surtout  que 
nous  faisons  ici  le  procès  ;  du  public,  auquel  un  coup  de  gosier  ne  de- 
vrait pas  donner  le  change  sur  l'interprétation  de  tout  un  rôle  ;  du 
public  qui,    par  des  transports  insensés,    acclame   aujourd  hui   des 
prouesses  physiques  et  méconnaîtra  peut-être  demain  des  trésors  d'in- 
telligence et  d'art.  Une  note  ne  fait  pas  le  bonheur  d'un  peuple  ;  et, 
si  intense  qu'en  soit  la  sonorité,  si  violent  qu'en  soit,  sur  les  nerfs  de 
la  foule,  l'effet  purement  acoustique,  elle  n'est  jamais,  sans  l'intelli- 
gence, sans  l'expression,  que  le  vain  éclat  d'une  cymbale  retentis- 
sante. Bœrne  avait  décidément  tort  de  définir  le  public  «  une  collec- 
tion d'individus  où  chacun  peut  être  une  mazette,  mais  dont  l'ensemble 
est  raisonnable.  »  L'ensemble  même  déraisonne,  et  les  artistes  sont" 
peut-être  excusables  de  déraisonner  aussi  sur  la  foi  de  ces  trompeuses 
démonstrations. 

Les  Huguenots,  à  partir  de  ce  moment,  suivent  une  foudroyante 
progression,  et  notre  sévérité  pour  de  médiocres  interprètes  ne  peut 
hélas!  que  s'accroître,  comme  notre  admiration  pour  des  beautés 
toujours  plus  éclatantes  et  toujours  moins  aperçues.  Le  quatrième  acte 


hbll  REVUE  1»:S   DEUX  MONDES, 

est  peut-ptre  la  plus  belle  production  de  l'art  lyrique  :  je  ne  crois  pas 
qu'un  autre  opéra  renferme  une  pareille  demi-heure  de  musique.  Dans 
ces  deux  incomparables  scèaes,  Meyerbeer  a  versé  son  génie  par  tor- 
rens,  comme  l'empereur  que  le  poète  nous  montre  jetant  les  canons 
par  brassées  dans  la  cuve  où  bouillonnait  sa  colonne  bien-aimée. 

La  Bénédiction  des  poignards  semble  s'élever,  en  spirales  insensi- 
bles, de  l'exorde  sévère  à  la  péroraison  furieuse.  11  faudrait  rendre 
cette  gradation,  cette  lente  fermentation  de  colère,  amenant  l'explo- 
sion finale.  Saint-Bris  doit  commencer  avec  calme,  presque  avec  mé- 
fiance, ses  confidences  scélérates,  donner  seulement  un  court  accent  à 
la  phrase  :  Des  h^iguenots  la  race  sacrilège,  et  redevenir  aussitôt  maître 
de  lui.  L'interruption  de  Nevers  l'interdit;  il  se  lève,  et,  d'un  ton 
presque  amical  encore ,  lui  conseille  d'obéir  :  c'est  moins  une  apo- 
strophe qu'une  réprimande.  Même  après  la  fière  réponse  que  M.  Melchis- 
sédec,  pour  le  dire  en  passant,  dénature  par  une  variante  déplorable. 
Saint-Bris  doit  se  contenir  et  donner  sans  émotion  l'ordre  d'arrê- 
ter son  gendre.  Mais  voici  que  le  ton  change  tout  à  coup,  et  ce  trémolo 
solennel,  le  premier  de  cette  scène,  annonce  que  nous  allons  tout  ap- 
prendre. Les  moindres  récits  de  Saint-Bris  sont  de  la  plus  merveilleuse 
beauté;  chaque  mesure,  chaque  note  ajoute  un  trait  au  personnage  de 
ce  sublime  organisateur  de  massacre.  Avertissons  M.  Plançon  que,  même 
au  comble  de  l'exaltation,  Saint-Bris  doit  demeurer  grand  seigneur,  mo- 
dérer, sinon  «a  voix,  du  moins  ses  gestes,  prodiguer  moins  les  ronds 
de  jambes  ou  de  bras,  déclamer  avec  plus  de  largeur  et  de  liberté;  je 
voudrais  à  cet  homme  noir  une  tenue  plus  digne.  C'est,  disions-nous, 
ttn  organisateur, un  fanatique  h  froid,  l'impassible  meneur  d'une  horde 
de  forcenés.  Sa  voix  seule  doit  frémir  de  fureur  quand,  au-dessus  du 
trémolo,  coupé  par  les  hurlemens  des  cuivres,  éclate  le  cri  terrible  : 
Écoutez  !  écoutez  !  et  surtout  le  sinistre  récit  :  Lor&qu' enfin  de  l^Anxerrois 
la  cloche  sainte.  —  Saint-Bris  est  vraiment  l'apôtre  de  la  haine  et  de 
l'assassinat.  Un  instant  agenouillée  sous  la  bénédiction  des  prêtres,  la 
foule  se  relève  en  armes,  et  de  toutes  ces  poitrines,  où  bat  la  fièvre  du 
carnage,  s'échappe  l'anathôine  final.  Ah  1  ce  couronnement  du  plus  bel 
édifice  qu'ait  élevé  la  main  d'un  musicien  dramaticpie,  prenez  garde, 
il  s'écroule  et  vous  ne  le  soutenez  phis.  Autrefois,  (juand  venait  cette 
reprise  suprême,  nous  sentions  nos  cheveux  se  dresser  et  jusiu'au 
fond  de  notre  àiae  pénétrer  le  glaive  froid  du  sublime.  Nous  ne  con- 
naissons plus  à  l'Opéra  i\i  les  frissons  involontaires,  ni  les  furtivc 
lanncs.G'tle  salle  est-elle  doue  si  mauvaise,  que,  môme  des  premier.^ 
rangs  de  l'orchestre,  nous  n'entendions  que  tumulte  et  confusion  ?  Les 
chœurs  s'égarentdans  le»  descentes  chromatiques,  à  travers  les  harmo- 
nies dissonantes.  L'orchestre  accompagne  avec  une  mollesse  désespé- 
rante; c'est  à  peine  si  l'on  perçoit  une  petite  flûte,  qui  devrait  déchi- 
rer l'air  de  ses  Bidlemeos.  Le  dernier  unisson  surtout  est  pris  dans  un 


REVUE    MUSICALE.  A55 

mouvement  uniforme  qui  l'étrangle.  La  phrase  que  Saint -Bris  disait 
tout  à  l'heure  avec  tranquillité  :  Pour  cette  cause  sainte,  doit  se  précipi- 
ter maintenant  comme  une  avalanche,  et  prendre,  par  la  combinaison 
des  crescendo  et  des  ra'/en?flr?rft»,  une  ampleur  de  rythme  et  surtout  une 
intensité  de  sons  formidable.  Que  l'on  multiplie,- s'il  le  faut,  les^  tam- 
bours, ainsi  que  cela  se  fait  à  Milan,  mais  que  leurs  roulemens,  de 
plus  en  plus  nourris,  de  plus  en  plus  serrés,  nous  étreiguent  dans  un 
étau.  Que  le  chef  d'orchestre  élargisse  son  geste  et,  quand  éclate  la 
note  la  plus  haute  {Mes  serment),  qu'il  retienne  l'orchestre  et  les 
chœurs  supendus,  ne  fût-ce  qu'une  seconde,  sur  cet  abîme  d'harmonie, 
où  retombe,  pour  s-'y  achever,  l'imprécation  sublime  de»  conjurés  hors, 
d'eux-mêmes. 

L'interprétation  du  grand  duo  n'est  qu'un  long^  contresen»,  et  l'on 
ne  saurait  assez  protester  contre  de  pareils  travostisaemens.  Pas  une 
nuance  du  texte  ni  de  la  musique  n'est  comprise;  pas  une  intention 
du  maître  n'est  rendue.  Après  la  première  ritournelle  de  clarinette, 
dite  trop  vite,  sans  émotion,  sans  angoisse,  Raoul  commence  :  U  danger 
presse,  et,  sur  ces  mots  :  Laisse-moi  partir,  il  pousse  déjà  la  note,  au 
lieu  de  la  laisser  tomber  en  suppliant,  en  homme  qui  gent  bien  qu'il 
ne  partira  pas.  Désormais  la  violence  et  la  brutalité  sont  maîtresses  de 
la  scène.  Le  ténor  a  trouvé  sa  partenaire.  Tout  à  l'heure  déjà,  Valen- 
tine  avait  accentué  avec  une  outrance  déplorab'e  le  contraste  d'un  élan 
passionné  et  dune  chaste  réticence,  indiqué  seulement  par  Meyerbeer 
sur  ces  mots  répétés  deux  fois  :  Sauvez  Raoul!  maisquand  vient  l'aveu  : 
Je  foivye,  aussi  diiTîcile  à  dire,  il  est  vrai,  que  le  fameux  Cest  toi  qui 
Vas  nomme  de  Phèdre,  alors  l'effet  est  pire  encore,  et  ressemble  à  l'ex- 
plosion d'une  marmite!  Et  comment  répond  Raoul?  Avec  la  même 
frénésie.  Étrange  absence  du  sentiment  dramatique!  Il  ne  voit  donc 
pas  quel  horizon  s'éclaire?  son  coeur  ne  se  fond  donc  pas  dans  une 
surprise  délicieuse,  puisque  à  ces  trois  exclamations:  Tu  m'aimes,  dont 
la  dernière  devrait  être  à  peine  un  soupir,  nous  demandons  inutile- 
ment un  frémissement,  un  éblouissement  d'amour?  En  vain,  les  vio- 
loncelles s'épanchent,  et  bercent  de  leur  suave  cantilène  l'extase  la 
plus  enchanteresse  qui  jamai»  ait  ravi  une  âme  de  vingt  ans.  Dans 
cette  nuit  d'épouvante,  encore  silencieuse,  mais  qui  retentira  bientôt 
du  signal  meurtrier,  en  vain  un  doux  rayon  se  pose  sur  le  front  du 
jeune  homme,  en  vain  des  souffles  embaumés  passent  sur  ses  cheveux 
et  rafraîchissent  sa  tête  brûlante  ;  en  vain  l'ivresse  l'envahit  et,  avec 
l'ivresse,  l'oubli;  il  crie,  il  crie  toujours.  Tête-à-tête  sublime,  le  plus 
ardent  et  le  plus  chaste  des  dialoguesimmortels,  on  profane  honteuse- 
ment votre  mystérieuse  langueur!  A  défaut  des  notes,  le  chanteur  de- 
vrait pourtant  comprendre  au  moins  les  mots,  et  savoir  qu'on  ne  parle 
pas  d'amour  comme  on  crierait  au  feu.  M.  Duc  chante  à  pleine  poi- 
trine, quand  il  devrait,  à  l'exemple  de  Nourrit,  de  Roger,  chanteren  voix 


â56  UEVIJE   DES    DEUX   MONDES. 

mixte.  Les  ut  bémo',  naturel,  dièse,  tombent  aussi  drus,  aussi  durs 
que  la  grêle;  et  sur  le  dernier  de  tous,  sur  les  mots  :  Ah!  viens,  l'ar- 
tiste s'arrête  triomphant,  comme  sur  un  ennemi  terrassé. 

Violenter  ainsi  ce  duo,  c'est  le  déshonorer  et  presque  l'anéantir. 
Par  un  privilège  rare,  la  phrase  idéale  :  Tu  l'as  dit,  exprime  avec  la 
même  mélodie  deux  sentimens  contraires  :  le  paroxysme  de  la  ten- 
dresse chez  Raoul,  de  l'épouvante  chez  Valentine.  Chantée,  vociférée 
pareillement  par  celui  qui  tressaille  d'amour  et  par  celle  qui  frémit 
d'horreur,  elle  perd  cette  dualité  singulière  qui  fait  une  de  ses  beau- 
tés. 11  y  a  plus  :  dans  la  partie  de  Raoul,  dont  le  ton  est  presque  tou- 
jours caressant,  une  modulation  géniale  amène  avec  ces  paroles  :  Parle 
encore,  un  développement,  un  épanouissement  de  pensée,  auquel  doit 
correspondre  un  épanouissement  de  voix.  M.  Duc  ignore  ou  dédaigne 
ces  nuances,  et  les  contrastes  les  plus  clairement  indiqués;  c'est  ainsi 
qu'il  jette  sur  le  mot  :  Ah!  souvenir  fatal,  un  cri  dont  l'effet  est  forcé- 
ment annulé  par  tant  de  cris  déjà  prodigués;  l'artiste  ne  s'éveille  pas 
d'un  rêve  délicieux,  il  continue  de  s'agiter  dans  un  bruyant  cauche- 
mar. Mais  qu'importe?  Ici  comme  tout  à  l'heure  le  public  trépigne,  et 
semble  prendre  à  tâche  de  faire  mentir  la  promesse  évangélique  :  Heu- 
reux les  doux,  car  ils  posséderont  la  terre  ! 

Irons-nous  jusqu'au  bout?  Écouterons-nous  Valentine  haletante  épui- 
ser dans  la  magnifique  profession  de  foi  du  cinquième  acte  les  restes 
d'une  voix  tombée  et  d'une  ardeur  éteinte?  Dirons-nous  que  les  ré- 
ponses des  deux  amans  à  l'interrogatoire  nuptial  sont  récitées  en  cou- 
plets de  vaudeville,  que  les  trompettes  étouffent  les  voix  dans  le  chœur 
des  meurtriers;  que  Marcel,  au  début  de  la  vision,  n'a  ni  le  geste  ni  la 
voix  inspirée;  que  ce  trio  spleudide  est  conduit  comme  un  quadrille,  et 
(jue,  grâce  à  de  telles  exécutions,  les  chefs-d'œuvres  périraient,  s'ils 
pouvaient  périr?  —  Nous  en  avons  dit  assez  :  assez  pour  justifier  nos 
reproches,  assez,  hélas!  pour  être  sans  doute  accusé  de  sévérité 
systématique  et  de  malveillance  universelle;  assez  enfin,  et  ce  serait 
notre  seul  regret,  pour  offenser,  pour  affliger  peut-être.  Le  rôle  de  la 
critique  est  ingrat,  et  son  devoir  cruel,  lorsque  au  nom  des  intérêts 
môme  les  plus  sacrés,  il  faut  qu'elle  parle  en  toute  franchise, 
qu'elle  brûle  pour  essayer  de  guérir,  qu'elle  risque  de  heurter  l'orgueil 
d'un  homme,  ou  de  contrister  une  âme  de  femme.  Elle  ne  le  fait  que 
par  amour  de  cet  idéal  supérieur  que  tous,  artistes  ou  critiques,  nous 
devons  adorer  au  dedans  et  défendre  au  dehors  ;  de  cet  idéal  que  nous 
voudrions  voir  mieux  compris  et  plus  aimé  de  ceux  qui  vivent  le  plus 
près  do  lui  ;  do  cet  idéal  qui  nous  donne  nos  joies  et  nos  peines,  et 
qui,  comme  les  dieux,  réclame  parfois  dos  victimes. 


Camille  Ukli.aiuljl. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  4809,  dialogue  des  morts,  par  M.  Ernest  Renan.  —  Odéon  : 
1802,  à-propos  en  yers,  par  M"*  Simone  Arnaud. 

Une  fête  anniversaire,  le  26  février,  à  la  Comédie-Française!  Qui 
est  donc  né  ce  jour-là?  Corneille,  Racine  ou  Molière?  Non,  mais  Victor 
Hugo.  Il  est  mort,  comme  chacun  le  sait,  depuis  une  dizaine  de  mois; 
la  piété  de  ses  fidèles  juge  bon  de  ne  pas  attendre  davantage  pour 
instituer  cette  cérémonie;  le  premier  26  février  qui  passe,  on  le 
marque  de  ce  glorieux  signe,  un  à-propos  de  M.  Renan,  Quelqu'un 
s'étonne  que,  pour  moduler  ce  noël,  on  ait  appelé  ce  chantre  extraor- 
dinaire; il  y  a  treize  ans  à  peine,  l'auteur  de  P Antéchrist,  pour  donner 
une  idée  du  caractère  de  Néron,  écrivait  ceci  :  «  Qu'on  se  figure  un 
homme  à  peu  près  aussi  sensé  que  les  héros  de  M.  Victor  Hugo,  un 
personnage  de  mardi  gras,  un  mélange  de  fou,  de  jocrisse  et  d'ac- 
teur... »  Notre  étonné  s'écrie  que  l'auteur  de  1802,  «  dialogue  des 
morts,  »  doit  avoir  oublié  ces  lignes.  J'estime  qu'il  s'en  souvient,  au 
contraire;  et  c'est  justement  à  cause  d'elles  que  je  trouve  ingénieux 
et  sage  le  choix  qu'on  a  fait  de  lui.  S'il  faut  que  Victor  Hugo,  parce 
qu'il  fut  un  grand  poète,  et  parce  que  la  Comédie-Française  est  un 
lieu  public  et  sonore,  soit  célébré  en  ce  jour  à  la  Comédie-Française; 
s'il  faut  même  qu'il  y  soit  honoré  parce  qu'il  produisit  naguère  sur  les 
planches  une  œuvre  qui  ne  fut  pas  inutile,  du  moins  il  convient  que 
celui-là  soit  chargé  de  cet  office  qui  juge  les  figures  de  cette  œuvre 
avec  tant  de  prudence  et  d'esprit.  Sans  doute,  il  fêtera  le  saint  de  la 
bonne  manière  et  ne  fera  son  éloge  que  par  où  il  faut;  d'ailleurs,  un 
pareil  témoignage  vaudra  plus  que  tel  autre  moins  discret  :  il  prou- 
vera que,  sans  être  dupe,  un  ami  des  lettres  françaises,  même  au 
théâtre,  peut  encore  saluer  ce  génie. 

Cette  preuve  n'est  pas  superflue,  il  faut  le  dire,  dussions-nous 
scandaliser  quelque  amateur  de  beaux  vers,  heureusement  éloigné, 
pour  le  salut  de  ses  illusions,  de  la  Comédie-Française  et  de  la  Porte- 
Saint-Mariin.  Il  est  des  astres  qui  s'éteignent  ;  mais  leurs  rayons  par- 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Yiennent  encore  aux  habitans  de  la  terre  longtemps  après  que  le  foyer 
en  est  refroidi  :  ainsi,  sans  doute,  pour  la  plupart  des  lecteurs,  l'œuvre 
dramatique  de  Hugo  n'est  pas  morte.  Hélas!  nous  étions  disposés  à  la 
croire  immortelle,  nous  autres,  Français  et  Parisiens,  nés  dans  les  pre- 
mières annèei  du  second  empire,  alors  qu'avec  le  poète  ses  pièces  de 
théâtre  étaient  exilées.  Hugo,  sur  son  rocher  de  Guernesey,  nous  appa- 
raissait dans  une  gloire,  à  peu  près  comme  aux  enfans  de  1820  de- 
vait apparaître  Napoléon  sur  le  rocher  de  Sainte-Hélène.  Sans  doute, 
l'un  et  l'autre  resteraient  ainsi,  face  à  face,  dans  la  mémoire  de  la 
postérité  :  entre  ces  deux  colosses  le  courant  du  siècle  aurait  passé. 
Aussi  bien  ce  tête-à-tôt©  n'était  pas  pour  déplaire  à  Hugo  :  lorsqu'il 
bornait  ses  vœux  à  égaler  un  grand  homme,  c'est  celui-là  qu'il  devait 
égaler.  L'homme  d'action  +  l'homme  de  pensée,  ce  «  binôme,  »  serait 
l'expression  de  l'époque.  «  Un  poète  qui  serait  i  Shakspeare  ce  que 
iNapoléon  est  à  Charlemagne,  »  c'était  Hugo  lui-même.  C'est  sa  des- 
tinée qu'il  présageait  en  s'écriant  :  «  Marengo  !  les  Pyramides  1 
Austerlita  1  La  Moskowa  I  Waterloo  !  quelles  épopées  1  Napol  on  a 
ses  poèmes;  le  poète  aura  ses  batailles.  »  Et,  depuis,  en  eiïet,  il  les 
avait  eues.  Or,  ses  batailles,  entre  lous  ses  poèmes,  avaient  été  ses 
poèmes  dramatiques.  Reconnu  de  bonne  heure  et  toujours  respecté 
comme  Ijrique,  il  avait  lutté,  de  1827  à  18^3,  comme  dramaturge. 
C'est  bien  au  théâtre  qu'il  s'était  présenté  à  la  foule,  avant  de  se 
faire  acclamer  par  elle  sur  la  place  publique;  mais  ces  premières  ren- 
contres avaient  été  inquiétées.  Autant  de  [jièces,  autant  de  combats, 
que  nous  nous  figurions  comme  des  gestes  héroïques,  comme  les 
grandes  journées  d'une  sorte  de  révolution  littéraire  et  de  couiiuôte 
de  la  scène.  La  préface  de  CromweU,  c'était  la  déclaration  dos  droits 
de  l'esprit  moderne  dans  l'ordre  de  l'art  dramali(}ue;  et,  de  môme 
qu'il  semble  à  beaucoup  de  gens  qu'il  n'y  eût  pas  de  droits  ni  presque 
d'homme  avant  la  déclaration  des  droits  de  l'homme,  de  uiônie,  avant 
la  préface  de  Cromioell,  il  n'y  avait  pas  eu  de,  drame.  La  première  de 
Hemani,  c'était  l'assaut  donné  à  la  tragédie,  à  l'ancien  régime  du 
théâtre,  c'était  lu  prise  de  la  Bastille.  Marion  Ddonm  d'abord  inter- 
dite, U  Roi  s'antuse  suspendu,  c'étaient  les  martyrs  de  cette  révolution, 
mais  des  martyrs  ({ui  avaient  eu  raison  des  bourreaux,  qui  avuicut  dé- 
moli les  geôles.  Lucrèce  Donjia,  Varia  Tudor,  Anye'o  avaient  reculé 
malgré  toute  résistauce  les  bornes  de  l'émoiion  thràtrale.  Ruy  Bios! 
encore  une  lutte,  encore  une  victoire,  la  plus  éclatante  de  toutes, 
celle  du  génie  é  son  apogée,  l'Austerlitz  de  cette  conquête  1  Kniin,  les 
Burgravet...  Un  Waterloo?  Non  pas,  sinon  par  la  beauté  de  l'eflort.  La 
journée  avait  été  dure,  mais  la  poésie  était  restée  juaitrcsse  du  ter- 
rain. Ah  I  que  n'avions-nous  pris  part  à  ces  réjouissances  du  courage  1 
<x)mbattu  à  la  première  du  ilernani,  auprès  do  Cautier  eu  puurpoiut 
rose  et  longs  cheveux  !  combattu  encore  aux  Bur.jraves! 


REVUE  DRAMATIQUE.  459 

Un  quart  de  siècle  après  que  ce  merveilleux  cycle  était  fermé,  Hugo 
restait  dans  notre  imagination  comme  l'émancipateur  du  théâtre  na- 
tional. Les  inventeurs  du  romantisme,  Chateaubriand  et  M°"  de  Staël, 
Charles  Nodier  et  Alexandre  Soumet,  n'étaient  plus  que  les  courriers 
du  grand  homme,  ou  plutôt  ils  avaient  disparu  :  leur  petite  lumière 
d'aurore  avait  été  absorbée  par  ce  réflecteur,  qui  flamboyait  comme 
plein  soleil.  Même  le  Henri  Ul  de  Dumas  père  était  éclipsé  :  U  Cid, 
1636  ;  Hernani,  1830,  voilà  les  deux  dates  fortunées  de  notre  génie 
dramatique,  celles  de  sa  naissance  et  de  sa  renaissance.  D'ailleurs,  si 
Corneille  comptait  pour  quelque  chose,  c'est  que  Victor  Hugo  l'avait 
pris  sous  son  patronage,  à  l'exclusion  de  Racine,  et  désigné  pour  son 
précurseur.  Ce  pauvre  Corneille  I  11  avait  fait  ce  qu'il  avait  pu,  dans 
son  temps,  gên  ;  par  des  règles  absurdes;  et  ce  qu'il  n'avait  pu  faire, 
Hugo  l'avait  fait,  pour  la  joie  et  l'honneur  de  ce  tem|)s  ci.  Hugo,  c'é- 
tait un  Corneille  de  plein  vent,  plus  nourri  de  grand  air  et  plus  coloré 
que  l'autre;  un  Corneille  délivré,  mis  à  l'aise,  poussant  son  génie 
aussi  profondément,  aussi  largement  que  Shakspeare.  Et  contre  qui 
cette  poussée'  Contre  ces  derniers  successeurs  de  Corneille,  juste- 
ment, qui  avaient  pris  un  vil  plaisir  à  resserrer  leurs  fers,  qui  pré- 
tendaient les  garder  et  ne  permettre  à  personne  de  marcher  sans  un 
carcan  pareil  au  leur,  contre  ces  esclaves  qui  se  faisaient  policiers; 
contre  les  continuateurs  de  Racine  et  de  Campistrou,  M.  Brifaut  et 
M.  Viennet,  en  attendant  Casimir  Delavigne  et  Ponsard.  Et  les  fau- 
teurs de  ces  «polissons,»  qui  étaient -ils?  De  misérables  gens  de  bon 
sens,  des  bourgeois,  des  épiciers,  et  les  écrivains  qui  ne  rougissaient 
par  de  se  faire  leurs  secrétaires,  les  «  perruques  »  de  l'Académie 
française,  un  M.  Jay  et  ses  complices,.,  et  puis,  dans  un  coin,  ce  har- 
gneux, Gustave  Planche.  Q^iclques  bottes  de  foin,  —  les  polémiques 
de  iM.  Jay,  —  quelques  fagots  d'épines,  —  les  articles  de  Gustave 
Planche,  —  avaient  prétendu  arrêter  le  génie;  il  avait  passé  outre, 
comme  l'incendie,  et  l'obstacle  avait  volé  en  cendre. 

Cependant  le  vainqueur  était  exilé;  pourquoi?  Parce  qu'il  était  mal 
avec  le  gouvernement.  Oui,  nous  l'entendions  dire  4  nos  pères  ;  mais 
il  nous  semblait,  à  nous,  qu'il  était  proscrit  comme  révolutionnaire  en 
littérature  autant  pour  le  moins  qu'à  titre  de  défenseur  du  droit  popu- 
laire et  de  la  légalité  violée  en  politique.  Et  nous  prenions  plaisir  à 
lire  Marion  Delorme  et  Lucrèce  entre  les  classes,  où,  par  ordre,  nous 
récitions  du  Racine,  autant  qu'à  lire,  entre  deux  promenades  aux  Tui- 
leries où  l'on  voyait  passer  l'empereur,  les  Qiâtimens  et  Napoléon  le 
Petit  prêtés  par  un  grand  ou  par  le  pion.  Nous  n'étions  pas  sûrs  que  le 
coup  d'état  n'eût  pas  été  fait  par  Boileau  presque  autant  que  par 
MM.  de  Morny  et  de  Maupas,  et  pour  chasser  Victor  Hugo  de  la  scène 
et  remplacer  Racine  presque  autant  que  pour  bousculer  les  représen- 
tans  du  peuple  et  mettre  Napoléon  111  sur  le  trône.  Oh  !  ce  Boileau  et 


h60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sa  séquelle  !  Leur  revanche,  obtenue  par  fraude,  n'aurait  qu'un  temps. 
Nous  comptions  jouir,  quand  nous  serions  hommes,  de  leur  déroute 
définitive.  L'œuvre  dramatique  de  leur  adversaire,  de  même  qu'elle 
avait  eu  sa  période  militante,  dont  nous  imaginions  le  bruit  et  l'éclat, 
de  même,  après  cette  oppression,  elle  aurait  sa  période  triomphante, 
dont  nous  verrions  le  commencement  et  dont  nul  ne  verrait  la  fin. 

Eh  bien  !  le  théâtre  de  Victor  Hugo,  par  une  équitable  vicissitude,  a 
pu  atteindre  cet  âge  triomphal  ;  comme  la  politique  l'avait  opprimé,  elle 
a  pu  l'exalter  pour  un  temps;  mais,  comme  nous  avons  vu  son  exalta- 
tion, nous  avons  vu  et  nous  voyons  sa  chute.  Faut-il  décrire  encore 
l'ascension  de  l'astre  au  zénith,  de  1867  à  1882  ou  85,  et  de  quelle  ma- 
nière il  a  plongé?  Faut-il  rappeler  quel  ressort,  en  pesant  sur  eux  jus- 
qu'à se  fatiguer,  la  main  de  l'empire  avait  donné  aux  esprits  de  la  foule, 
tandis  que  les  nôtres  mêmes  se  bandaient  pour  vibrer  en  l'honneur  du 
poète?  Faut-il  rappeler  cette  détente:  Hernani,  acclamé  en  1867,  à  la 
fois  comme  un  Cid  reconquis  et  comme  la  Lanterne  en  1868?  Et  puis, 
en  1870-71,  l'apparition  de  cette  tête  blanche,  et,  sur  ses  lauriers,  le 
képi?  Hugo,  premier  garde  national  de  France  et  pape  laïque;  grand 
Français  avant  M.  de  Lesseps  et  grand-prêtre  de  l'humanité  ;  grand-lama 
plutôt,  de  qui  les  disciples  et  les  familiers  offrent  à  la  foule,  comme  dé- 
lectable et  adorable,  tout  ce  qui  s'échappe  de  lui!  Hugo,  enfin,  après 
soixante-dix  et  quatre-vingts  ans  de  durée,  après  autant  d'années,  ou 
peu  s'en  faut,  de  labeur  littéraire,  respecté  comme  le  patriarche  de  l'art  1 
Tout  le  public  heureux  de  faire  preuve  de  civisme,  de  largeur  d'âme  et 
de  culture  d'esprit  en  acclamant  ses  drames  tirés  tout  frais  du  souterrain 
de  l'empire,  à  la  fois  neufs  et  vénérables  !  Après  Hernani,  Ruy  Hlas  et  Ma- 
rion!  Même  les  drames  en  prose  exhumés!  Même  les  romans  découpés 
par  des  mains  amies,  Notre-Daine-de-PariseiOuatrevingt-treize,  applau- 
dis sur  la  scène  !  Pour  un  peu,  n'y  porterait-on  pas  ces  récens  poèmes, 
les  Deux  trouvailles  de  Gallus  et  Torquemada?  Du  moins,  après  le  Roi 
s'amuse,  on  se  propose,  au  Théâtre-Français,  de  reprendre  les  Bargraves. 
Le  directeur  de  l'Odéon  déclare  le  projet  de  hisser  Cromwell  sur  les 
planches.  Ainsi  tout  entière  l'œuvre  dramatique  de  Hugo  est  glorifiée; 
elle  paraît  s'établir,  selon  les  vœux  de  notre  enfance,  dans  la  paix  du 
répertoire. 

Cependant,  vers  la  fin  de  sa  vie  terrestre,  la  seconde  représentation 
d'un  de  ses  chefs-d'œuvre,  le  Roi  s'amuse,  donnée  un  demi-siècle  après 
la  première,  marque  au  moins  un  arrêt  dans  la  marche  du  poète  vers  le 
temple  :  il  pourrait  y  voir,  s'il  n'était  ébloui  par  les  reflets  de  sa  splen- 
deur, un  signe  de  la  ruine  prochaine  de  son  empire  théâtral.  Mais,  si  le 
char  hésite,  il  continue  pourtant  de  rouler  et,  chemin  faisant,  le  triom- 
phateur cesse  décidément  d'être  homme;  il  arrive  au  Panthéon,  il  parait 
le  remplir.  Ce  jour-là,  sans  doute,  la  superstition  envers  lui  est  plus 
apparente  que  la  religion  ;  n'importe  :  elle  n'en  est  que  le  superflu,  le 


REVUE    DRAMATIQUE.  A61 

luxe  un  peu  voyant;  la  popularité,  ici,  semble  étouffer  la  gloire,  comme 
les  gros  sous  cachent  l'or  dans  une  quête  nationale;  pourtant  l'or  ne 
manque  pas.  Quelques  bras  qui  le  poussent  dans  le  sanctuaire,  quel- 
ques fanfares  qui  en  ébranlent  les  voûtes,  Victor  Hugo  est  Dieu. 

Quelques  mois  se  passent;  on  court  à  Marion  comme  à  un  Te  Deum  : 
on  en  revient  plus  déconfit  que  de  ce  fameux  jubilé,  le  Roi  s^amiise.  En 
1882,  le  chef-d'œuvre  s'était  effondré  avec  majesté,  comme  un  beau  bâ- 
timent s'abîme  dans  les  flots;  en  1885,  cet  autre  chef-d'œuvre  échoue 
piteusement.  Alors  on  se  doute  que  deux  désastres,  coup  sur  coup,  ne 
doivent  pas  être  des  accidens,  mais  les  effets  de  causes  permanentes  et 
profondes.  On  se  demande  si  l'œuvre  théâtrale  de  Hugo,  après  avoir 
gagné  son  procès  en  première  instance,  alors  qu'elle  était  militante, 
et  même  en  appel,  —  c'est  alors  qu'elle  fut  triomphante,  —  le  gagnera 
en  cassation,  c'est-à-dire  devant  la  postérité.  La  mort,  «  ce  caporal  des 
rois,  »  est  sans  doute  aussi  le  caporal  des  poètes  dramatiques  :  on  re- 
cherche si  elle  maintiendra  celui-ci  au  poste  d'honneur  qui,  dans  ses 
dernières  années,  lui  était  échu,  ou  si,  par  aventure,  elle  ne  l'en  a  pas 
déjà  retiré.  On  ouvre  donc  une  enquête.  On  examine  la  théorie  roman- 
tique du  drame.  D'après  elle,  la  tragédie  et  la  comédie  n'avaient  repré- 
senté que  l'homme  simplifié,  réduit  par  l'analyse  à  tel  ou  tel,  hé- 
roïque ou  ridicule,  des  élémens  essentiels  de  sa  personne.  Le  drame 
venait  réunir  ces  deux  parts  et  reconstituer  l'homme  réel.  D'ailleurs, 
l'homme  raffiné  des  classiques  était  aussi  vrai,  mais  non  plus,  dans  tel 
pays  et  dans  tel  siècle  que  dans  tel  autre  :  l'homme  réel,  au  contraire, 
outre  la  vraisemblance  universelle,  éternelle,    porterait  la  marque 
de  la  vérité  particulière  à  une  contrée,  à  une  époque.  La  nature  et 
l'histoire,  voilà  donc  les  sources  jumelles  où  puiserait  le  poète  drama- 
tique :  il  en  tirerait  un  breuvage  qui  aurait  singulièrement  plus  de  force 
et  de  saveur  que  les  potions  distillées  de  la  tragédie  et  de  la  comédie. 
Mais  proclamer  ainsi,  en  1827,  les  droits  de  la  nature  et  de  l'histoire 
et  le  double  devoir  du  dramaturge  envers  elles,  c'était  partir  en  guerre 
contre  les  derniers  classiques.  Ceux-ci,  vingt  ans  plus  tôt.  M™*  de 
Staël  les  avait  dénoncés  :  «  Si  l'on  s'en  tient  à  ces  copies  toujours  plus 
pâles  des  mêmes  chefs-d'œuvre,  on  finira  par  ne  plus  voir  au  théâtre 
que  des  marionnettes  sans  aucun  rapport  avec  cette  étonnante  créa- 
ture qu'on   appelle  l'homme.  »  Dressant  tout  entière  et  toute  vive 
«  cette  étonnante  créature  »  sur  la  scène,  Hugo  voyait  s'agiter  l'armée 
de  ces  copistes  qui  ne  manquaient  pas  de  lui  opposer  leurs  modèles  : 
dans  la  préface  de   Cromwell,  dans  le   deuxième   acte  de  Marion, 
il  se  comparait,  soit  expressément,  soit  par  allusion,  à  Corneille  lut- 
tant contre  le  souvenir  de  ses  devanciers  et   l'acharnement  de  ses 
contemporains,  contre  Hardy  et  Scudéry.  C'est  le  courage  et  la  chaleur 
d'âme  de  Corneille  qu'il  lui  fallait  pour  faire  éclore  et  s'épanouir,  mal- 
gré les  vents  ennemis,  cette  fleur  commune  des  sciences  naturelles  et 


462  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

historiques,  si  vigoureuses  en  ce  temps-ci  et  pleines  de  sève  :  le  drame. 
Fort  bien  1  mais  cette  théorie,  comment  Hugo  y  était-il  parvenu  ? 
Est-ce  par  une  pratique  familière  de  la  nature  et  de  l'histoire  qu'il 
avait  acquis  le  droit  de  leur  adresser  de  pareilles  déclarations?  N'avait-il 
fait  que  façonner  en  doctrine  les  opinions  acquises  par  un  long  exer- 
cice, une  habituelle  observation  de  l'une  et  de  l'autre?  Mais,  jamais, 
on  le  sait  assez,  il  n'a  pu  seulement  se  connaître  lui-même  ni  con- 
naître son  histoire.  Qu'on  lise  le  curieux  livre  de  M.  Biré,  Victor 
Hugo  avant  1830,  ce  dossier  formé  par  un  greffier  attaché  à  tous 
les  pas  d'un  grand  homme.  Le  greffier  est  honnête  et  instruit; 
il  paraît  tatillon  et  taquin  à  la  longue,  lorsqu'il  n'est  que  minutieux  et 
scrupuleux.  C'est  que,  perpétuellement  et  jusque  dans  le  détail,  il 
constate  la  fausseté  des  récits  que  le  grand  homme  a  faits  ou  laissé 
faire  sur  lui-même.  Qui  faut-il  accuser?  La  mémoire  de  Hugo?  Mais 
dans  telle  lettre,  écrite  des  bords  du  Rhin,  après  une  journée  de  voyage, 
sans  aucune  note,  il  cite  cinquante  noms  de  châteaux,  plus  bizarres 
les  uns  que  les  autres,  et  les  noms  des  constructeurs  et  les  dates. 
Faut-il  le  taxer  de  mensonge?  A  Dieu  ne  plaise  !  «  Cela  sent  son  pédant 
et  son  petit  génie,  »  comme  dit  don  Salluste  à  Ruy  Blas,  d'employer  de 
tels  mots  pour  un  tel  homme.  Non,  Hugo  ne  ment  pas;  il  voit  la  vie, 
sa  propre  vie,  autrement  qu'elle  n'a  été  ou  qu'elle  n'est  :  il  la  voit 
mieux  composée.  11  n'aperçoit  tel  fait  que  modifié,  corrigé,  mis  d'accord 
avec  tel  autre  ou  bien  en  contraste,  enfin  mis  en  pendant.  11  établit 
nature  dément  des  antithèses  en  forçant  les  faits,  à  la  manière  de  ces 
gens  dont  parle  Pascal,  qui  en  établissent  «  en  forçant  les  mots,  comme 
on  faii  de  fausses  fenêtres  pour  la  sjmétrie.  »  Tant  qu'il  est  royaliste, 
il  voit  son  grand-père  menuisier,  ses  aïeux  cultivateurs;  quand  il  de- 
vient libéral,  il  se  découvre  une  illustre  lignée  d'ancêtres,  tous  nobles 
jusque  par-delà  le  seizième  siècle  :  ainsi  de  tout  le  reste.  Voilà  propre- 
ment sa  manière  de  voir;  ou  plutôt  il  ne  voit  pas,  il  est  un  voyant;  il 
est  un  exemplaire  magnifique  de  cette  classe  que  Malebranche  appe- 
lait celle  des  «  visionnaires  de  l'imagination.  »  Il  n'aperçoit  que  dams 
une  vision  même  les  réalités  qui  le  touchent,  même  la  sienne  propre; 
comment  connaîtrait-il  ces  objets  plus  éloignés,  le  caractère  des 
autres  hommes  et  leur  histoire?  C'est  que  sa  faculté  maîtresse,  en 
effet,  nous  le  savons  et  nous  ne  pouvons  plus  l'oublier,  n'eiit  pas  l'obser- 
vation, mais  l'imagination,  et  de  quelle  sorte?  L'imagination  du  con- 
traste. Il  ne  peut  percevoir  ni  concevoir  une  croix  blanche  sur  un  fond 
noir  sans  qu'elle  se  double  d'une  croix  noire  sur  un  fond  Idanc.  De 
môme,  lorsqu'il  imagine  des  êtres  moraux,  c'est  d'ordinaire  par  couples  ; 
chacun  n'ebt  que  le  contraire  d'un  autre;  et,  comme  rien  n'est  plus 
contraire  à  rien  qu'une  abstraction  à  une  abstraction,  c'est  le  plus 
souvent  des  couples  d'abstractions  qu'il  invente.  Knfin ,  examinez 
l'une   d'elles  :  vous   avez  chance    de   trouver  qu'elle  est   faite  de 


RETTE   DRAMATIQUE.  A63 

deux  élémens  contraires.  AjoutaDt,  par  une  opération  nécessaire  de 
son  esprit,  l'un  de  ces  élémens  à  l'autre,  accolant  de  Uiême  ce  per- 
8onnagt-ci  à  celui-là,  il  ne  sait  pas  qu'il  institue  d«s  chimères  et  des 
groupes  chimériques;  faisant  une  addition  baroque,  il  croit  constater 
un  total  ;  fondant,  par  hallucination,  un»  antithèse,  il  croit  toucherune 
synthèse.  Là-dessus,  il  estime  qu'il  a  reconquis  le  réel  et  la  nature, 
et  il  arbore  leur  drapeau.  Mais  ce  champion  du  réel  n'a  produit  que 
des  idées  pures,  ce  champion  de  la  nature  a  produit  des  monstres. 

Marion  et  Didier,  la  courtisane  et  l'enfant  trouvé  ;  la  raffinée,  le 
sauTage  ;  infamie  et  pureté,  misanthropie  et  amour;  —  Hernani  et 
Carlos,  le  bandit  et  le  roi  ;  Hernani  et  Ruy  Gomcr,  le  jeune  homme 
et  le  vieillard;  —  Triboulet  et  François  l",  le  bouffon  et  le  roi;  — 
Triboulet,  difformité  physique  et  beauté  morale  ;  Lucrèce  Borgia, 
difformité  morale  et  beauté  morale;  —  Catarina  et  la  Tisbe,  la 
femme  dans  la  société,  la  femme  hors  la  société;  l'une  opprimée, 
l'autre  méprisée;  —  Marie  Tudor  et^Janc,  la  reine  et  l'ouvrière;  la 
reine  qui  est  femme  à  la  façon  d'une  femme  du  peuple,  et  l'ou- 
vrière qui  est  fille  d'en  lord  ;  —  Marie  Tudor  et  Maria  de  iNeubourg,  la 
reine  éprise  d'un  favori  méprisable  etla  reine  éprise  d'un  favori  admi- 
rable ;  Fuy  Blas  et  Maria  de  INeubourg,  le  laquais  et  la  reine;  Ruy 
Blas  et  don  Sallusle,  le  laquais  sublime  et  le  grand  seigneur  à 
l'âme  basse;  don  Salluste  et  don  César,  le  grand  seigneur  féroce  et  le 
fritoie;  —  Barberousse,  l'empereur  devenu  mendiant;  Barberousse 
et  Job,  l'empereur  et  le  burgrave  rebelle;  Barberousse  et  Guanhu- 
mara,  l'empereur  amoureux  d'une  esclave;  —  Torquemada  enfin,  dans 
cette  œuvre  dernière  où  les  procédés  sont  plus  saillans,  comme  les  os 
sous  la  peau  dans  une  vieille  figure,  Torquemada  qui  brûle  les  curps 
pour  sauver  les  âmes  :  cruauté,  charité;  —  auprès  de  ce  représen- 
tant de  la  religion,  le  représentant  de  la  monarchie,  Ferdinand  le  Ca- 
tholique et  sa  femme  Isabelle,  «  deux  larves,  deux  masques,  deux 
Déans  formidables,  »  c'est  lui-même  qui  le  déclare,  —  voilà,  passée 
en  revue  rapidement,  la  galerie  de  ces  personnages  imagines  par  le 
poète  :  les  premiers  ne  sont  guère  plus  humains  que  les  derniers  ; 
toutes  idées  pures,  et  plusieurs  monstrueuses,  voilà  ces  apparitions 
annoncées  comme  des  personnes  réelles. 

V!ais  des  formes  qui  ne  sont  pas  des  hommes  ne  sauraient  être,  cela 
va  fans  dire,  des  hommes  de  telle  époque  ou  de  tel  pays.  Tout  ce  que 
le  poète  peut  faire  pour  elles,  s'il  veui  leur  donner  un  semblant  de 
valeur  historique  et  locale,  c'est  de  les  costumer  à  la  mode  d'un  pays 
et  d'une  époque.  Alors  que  seront-elles?  On  oserait  à  peine  le  dire,  si 
Feidinand  le  Cathulique  ne  suggérait  le  mot  :  des  masques!  Oui 
vraiment,  qu'est-ce  autre  chose  que  des  masques,  ces  acteurs 
fournis  de  noms,  de  vêtemens,  de  meubles  et  d'allusions  histo- 
riques, ce  Cromwell,  ce  Richelieu,  ce  Charles-Quint,  ce  François  l**". 


A64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  Marion  Delorme,  ce  Barberousse,  jusqu'à  ce  Torquemada,  jus- 
qu'à ce  Ferdinand  et  cette  Isabelle?  Voulez-vous  les  débaptiser,  les 
changer  d'habits  et  de  logis  et  détacher  quelques  paillons  de  leurs  dis- 
cours? Vous  pourrez  délier  ensuite  l'historien  le  plus  sagace  de  les 
reconnaître  ou  de  se  douter  seulement  que  ce  sont  eux.  On  a  vu  ce 
qu'offrait  le  partisan  de  la  nature,  on  voit  ce  que  présente  le  partisan 
de  l'histoire  :  idées  pures,  monstres  et  masques,  voilà  tout  le  person- 
nel du  drame  romantique,  toute  la  troupe  du  théâtre  de  Hugo, 

Enfin  ces  semblans  d'hommes,  sur  les  planches,  ne  sauraient  avoir 
les  exigences  de  personnes  humaines,  ni  leur  indocilité.  Des  personnes 
humaines  voudraient  que  l'auteur  les  fît  agir  et  parler  de  telle  sorte, 
entrer  et  sortir,  s'arrêter  et  marcher,  s'irriter  et  s'apitoyer  selon  leur 
caractère  et  leur  passion,  selon  la  situation;  elles  refuseraient  de  faire 
autrement.  Rien  de  pareil  avec  ces  simulacres  :  laissés  à  eux-mêmes, 
ils  demeureraient  inertes;  l'action  n'est  pas  déterminée  ni  réglée  par 
eux,  mais  par  le  caprice  de  l'auteur,  qui  la  ralentit  ou  la  précipite,  la 
complique  ou  la  dénoue,  la  fait  piétiner  sur  place  ou  la  mène  en  zig- 
zag à  son  gré.  Faut-il  citer  des  exemples?  Cromwell,  déguisé  en  fac- 
tionnaire, reste  à  bavarder  devant  sa  porte  avec  un  des  conjurés  qui 
s'attarde,  pendant  que  les  autres  parcourent  librement  son  palais  :  il 
est  venu  là,  cependant,  après  avoir  pris  la  .peine  de  faire  boire  un 
narcotique  à  Rochester,  et  l'on  ne  sait  pour  quelle  raison  il  court  cette 
aventure.  Marion  et  Didier,  fuyant  la  police,  perdent  le  temps  à  se 
redire  des  douceurs;  mais  ils  s'engagent  dans  une  troupe  de  comédiens. 
Hernani,  pendant  que  don  Carlos  éveille  ses  archers,  roucoule  aux 
pieds  de  doîïa  Sol  ;  en  revanche,  il  va  pour  conspirer  jusqu'à  Aix-la- 
Chapelle.  Il  refuse  de  céder  à  Ruy  Gomez,  en  échange  de  la  vie  et 
de  dona  Sol,  le  plaisir  de  satisfaire  sa  haine  ;  un  moment  après,  il 
lâche  cette  haine;  et  de  même,  à  la  fin,  il  lâche  son  amour.  Charles- 
Quint,  dès  qu'il  apprend  la  mort  de  son  aïeul  et  qu'il  devient  candidat 
à  l'empire,  passe  la  nuit  à  faire  l'école  buissonnière,  comme  un  étu- 
diant amoureux.  Triboulet,  par  contre,  au  lieu  de  jeter  à  l'eau  ce  qu'il 
prend  pour  le  cadavre  du  r.>i  et  de  s'enfuir,  frappe  sur  le  funèbre  sac 
comme  sur  une  tribune  pour  traiter  la  question  de  l'équilibre  européen. 
Lucrèce  Borgia,  ayant  dit  à  son  mari  qu'elle  part  pour  Spolôte,  vient  à 
Venise  tranquillement  comme  une  petite  bourgeoise;  en  retour,  elle 
n'a  pas  le  moyen  de  sauver  son  tils,  qu'elle  a  laissé  tomber  dans  an  de 
ses  pièges.  Marie  Tudor,  pour  perdre  son  favori,  est  obligée  de  s'en- 
tendre avec  l'ouvrier  Gilbert  et  de  déclarer  sa  honte  devant  toute 
sa  cour;  après  quoi,  pour  le  retirer  des  mains  du  bourreau,  elle  va  et 
vient  inutilement  de  son  palais  à  la  tour  de  Londres.  Catarina,  la 
grande  danj»  vénitienne,  n'échappe  à  une  mort  clande>tine  que  grâce 
à  une  courtisane  (jui  perce  les  murs  et  reconnaît  le  crucifix  donné  au- 
trefois par  sa  mère.  Don  Sallusie,  ce  politi(pi'\  n'inveiitt»  rien  de  plus 


REVUE    DRAMATIQUE.  465 

congru,  pour  se  venger,  que  de  faire  aimer  la  reine  par  son  valet;  ce 
valet,  tombé  dans  les  cuisines  par  paresse,  devient  d'un  jour  à  l'autre 
un  grand  ministre  ;  don  Salluste  a  la  naïveté  de  s'exposer  à  son  pou- 
voir; Ruy  Blas  a  la  naïveté  de  l'épargner  ;  à  la  fin,  cependant,  trop 
lard,  il  le  tue,  alors  que  cette  reine,  qui  tout  à  l'heure  ne  pouvait  se 
mettre  à  sa  fenêtre,  s'est  compromise  en  venant  le  rejoindre,  la  nuit, 
dans  un  faubourg.  Barberousse  a  un  frère  naturel,  un  burgrave,  qui 
naguère  l'a  poignardé  pour  l'amour  d'une  jeune  fille  corse;.,  mais 
faut-il,  après  tant  de  rêves,  raconter  ce  cauchemar?  En  voilà  plus  qu'il 
ne  faut  sans  doute  pour  montrer  de  quelle  manière  ces  idées  pures, 
ces  monstres  et  ces  masques  sont  agités  par  la  fantaisie  de  l'auteur. 
Le  spectacle  de  cette  action,  après  des  tragédies  qui  n'en  offraient 
guère,  a  pu  amuser  les  yeux.  De  même,  au  commencement  duxvn*  siè- 
cle, après  qu'on  s'était  lassé  de  Jodelle  et  de  son  imitation  du  théâtre 
antique,  on  avait  goûté  les  tragédies  irrégulières,  les  comédies  roma- 
nesques de  Hardy,  de  Scudéry,  de  Scarron,  imitées  du  théâtre  espagnol. 
C'est  contre  ce  libertinage  qu'avait  prévalu  la  raison  de  Corneille;  c'est 
ce  libertinage  dont  Hugo,  prétendu  successeur  de  Corneille,  donnait  de- 
rechef l'exemple.  Quoi  de  surprenant?  Les  mêmes  causes  produisent 
les  mêmes  effets.  Hugo,  d'ailleurs,  par  sa  nature  et  par  son  éducation, 
était  disposé  à  faire  cette  restauration  qui  devait  alors  être  applaudie. 
Entre  son  premier  drame, /nés  de  Castro,  écrit  par  un  gamin  de  quinze 
ans,  et  ce  dernier,  Torquemada,  publié  par  un  octogénaire,  lesquels 
ont  le  plus  chance  de  rester  ?  Hemani  et  Ruy  Blas.  C'est  dans  les  su- 
jets espagnols  que  ce  génie,  qui  procède  de  l'espagnol,  aura  réussi  le 
mieux.  Il  se  réclamait  de  Corneille;  mais  qui  donc  le  réclame  ?  Les 
maîtres  de  Scarron. 

Cette  action,  d'ailleurs,  si  compliquée  qu'elle  soit,  est  puérile,  et 
ses  complications  se  répètent.  Cromwell  et  Carlos  attendent  pa- 
reillement leurs  assassins  :  Barberousse,  comme  l'un  et  l'autre,  dis- 
court sur  la  politique  ;  il  réprimande  les  burgraves  comme  Ruy  Blas 
invective  les  ministres,  comme  Saint-Vallier  ou  Nangis  apostrophe 
François  I""  ou  Louis  XIII;  Catarina  etRéginasont  sauvées  par  des  nar- 
cotiques; doîïa  Maria  vient  au  secours  de  Ruy  Blas  comme  Marion  au 
secours  de  Didier;  Triboulet  tue  sa  fille  en  croyant  frapper  un  ennemi; 
de  même  Lucrèce  Borgia,  son  fils;  Marie  Tudor,  son  favori  ;  Lucrèce  et 
laTisbesont  frappées  par  celui  qu'elles  aiment.  Hernani,  Gennaro,  Ruy 
Blas,  Guanhumara  périssent  plus  ou  moins  volontairement  par  le  poison. 

Aussi,  pour  les  besoins  de  cette  action,  quelques  types  suffisent  :  le 
jeune  premier  fatal,  Didier.  Hernani,  Ruy  Blas;  le  jeune  premier  in- 
génu, Gennaro,  Rodolfo,  Otbert;  l'amante,  Marion  Delorme,  toute 
proche  de  dona  Sol,  qui  n'est  pas  loin  de  dona  Maria,  laquelle  donne 
la  main  à  Catarina,  et  celle-ci  à  Jane,  celle-ci  à  Blanche,  à  Régina  ; 

TOME  LXX.1V.  —     886.  30 


A  66  REVDE  DES  DEUX  MOJVDES. 

la  méchante  femme,  qui  souvent  devient  bonne,  Lucrèce,  Marie  Tudor, 
Tisbe;  le  sbire,  Laffemas,  Gubetta  ou  Homodei,  qui,  par  Simon  Re- 
nard et  don  Salluste,  se  rattache  à  l'ogre,  au  despote,  à  don 
Alphonse,  à  Angelo;  le  roi  amoureux,  Carlos  ou  François;  le  politique, 
Cromwell,  Charles-Quint,  Ruy  Blas,  Barberousse.  Entre  ces  drames,  il 
pourrait  se  faire  des  échanges  de  personnages,  pourvu  que  chacun  fût 
remplacé  par  un  de  ses  camarades  du  même  groupe  :  que  chaque  pièce 
garde  seulement  les  décors  et  les  costumes  qui  lui  sont  alTectés,  et  ces 
chasses-croisés  ne  troubleront  pas  l'ouvrage.  Bien  plus,  les  membres 
des  différens  groupes  ont  un  air  de  famille  ;  ils  paraissent  également 
éloignés  ou  plutôt  rapprochés  de  l'auteur.  Quoi  d'étonnant?  Ils  ne  sont 
que  des  mannequins  par  la  bouche  desquels  le  poète  souffle  des  pa- 
roles qui  sont  bien  du  même  temps  et  du  même  pays,  —  n'étant  que 
les  lieux-communs  à  la  mode  en  France  vers  1830,  mis  en  vers  so- 
nores et  pittoresques  par  un  prodigieux  virtuose. 

Car  c'est  là  qu'il  faut  en  venir.  Au  théâtre,  plus  qu'ailleurs, 
Hugo  est  demeuré  l'enfant  sublime  :  sa  psychologie,  son  érudition,  sa 
dramaturgie,  sous  le  couvert  de  la  nature,  de  l'histoire  et  de  Corneille, 
sont  puériles;  sa  poésie  est  admirable.  Considérons  pour  eux-mêmes, 
sans  chercher  quel  rapport  ils  ont  à  un  drame  quelconque,  tel  duo  de 
Didier  et  de  Marion,  d'Hernani  et  de  dona  Sol,  de  Ruy  Blas  et  de  dona 
Maria,  ou  tel  couplet  de  Ruy  Gomez  ;  acceptons-les  comme  des  pages 
détachées  des  Feuilles  d'automne  ou  des  Voix  intérieures;  admettons 
les  monologues  de  Cromwell  et  de  Triboulet  comme  tirés  des  Contem- 
plations, celui  de  Ruy  Blas  comme  extrait  des  Châtiniens;  les  discours  de 
Saint-Vallier,  de  Nangis,  de  Job  et  de  Barberousse  comme  autant  de 
feuillets  de  la  Légende  des  siècles  :  alors  nous  serons  éblouis,  enchantés. 
Mais  ces  merveilleux  poèmes,  qui  n'expriment  rien  qu'un  même  talent, 
ces  chefs-d'œuvre  lyriques,  pourquoi  les  faire  réciter  sur  la  scène  par 
plusieurs  acteurs,  vêtus  de  costumes  divers,  qui  nous  donnent  à  en- 
tendre, par  leur  aspect  et  leurs  noms,  qu'ils  sont  des  personnages  dillé- 
rens,  voire  des  héros  historiques,  prêts  à  parler  et  agir  pour  leur  compte, 
selon  la  logique  de  leur  caractère,  de  leur  passion  et  des  circonstances? 
Mous  voyons  presque  aussitôt  qu'il  u'ea  est  rien  ;  cet  essai  d'abus  de  con- 
fiance nous  fâche,  cette  déception  nous  irrite,  et  le  plaisir  de  la  poésie, 
le  seul  que  nous  trouvions  là,  nous  devient,  dans  ces  méchantes  con- 
ditions, une  fatigue  et  un  euuui.  Prenons-le  comme  il  faut,  ce  plaisir  : 
dans  un  fauteuil,  au  coin  du  feu,  en  hiver;  sous  l'ombrage,  eu  ètè. 

L'œuvre  dramatique  de  Hugo  a  été  militante  :  «  Ce  n'est  pas  bon, 
gémissait  Delavigue,  ce  que  fait  ce  diable  de  Dumas;  mais  cela  em- 
poche de  trouver  bon  ce  que  je  fais...  »  Hugo,  encore  plus  que  Dumas, 
était  préférable  aux  classitiues  de  la  décadeuce,  il  a  précipité  leur 
ruine  :  que  son  nom  soit  béni  !  —  L'œuvre  dramatique  de  Hugo  a  été 
Irioniphante  :  il  sulliique  nous  ayous  dit  par  quelles  occasions,  et  nous 


iŒVDE   DRAMATIQUE.  À67 

ne  lui  reprocherons  pas  son  triomphe.  —  Mais  voici  que  déjà,  —  hormis 
Ilemani  et  Ruy  Blas,  qui  peuvent  rester  au  répertoire  à  titre  de  comédies 
romanesques,  afïectant  mal  à  propos  trop  de  pathétique,  mais  ornées 
heureusement  d'intermèdes  lyriques  par  un  grand  artiste,  —  hormis 
Hernani  et  Ruy  Bios,  tout  ce  théâtre  n'est  déjà  plus  qu'un  théâtre  de 
bibliothèque.  Cest  qu'on  y  peut  trouver  des  fragmens  d'ode,  d'élégie  ou 
d'épopée,  mais  point  de  drame,  car  l'humanité  en  est  absente.  L'hu- 
manité !  Shakspeare  nous  l'offre  brute,  et  Racine  la  donne  raffinée  ; 
chez  Hugo,  demandez  l'une  ou  l'autre  :  néant  !  Les  personnages  de 
Shakspeare  et  de  Racine,  conçus  par  des  imaginations  qui  sont  diiîé- 
remment  raisonnables,  mais  qui  le  sont,  peuvent  supporter  le  contrôle 
de  notre  raison;  ils  sont  variés,  et  chacun  d'eux  est  notre  prochain, 
dont  l'action  logique  nous  intéresse.  Les  personnages  de  Hugo,  créés 
et  gouvernés  par  la  fantaisie  pure ,  dociles  et  monotones  truche- 
mens  de  l'auteur,  nous  laissent  indifférens,  à  moins  qu'ils  ne  nous 
agacent  :  tant  il  est  vrai  qu'aucun  pouvoir,  pas  même  l'imagination  à 
ce  degré  où  elle  se  nomme  génie,  ne  peut  longtemps  se  passer  de  la 
raison  ni  prévaloir  contre  la  raison  ! 

Tout  cela,  ni  M.  Renan,  à  la  Comédie-Française,  ni  à  l'Odéon, 
M*^*  Simone  Arnaud,  —  qui  a  gratifié  Hugo  d'une  belle  ode,  —  ne  pou- 
vaient le  déclarer  brutalement.  iMais  l'ingénieui  auteur  de  ce  a  dia- 
logue des  morts  »  a  laissé  entendre  la  vérité  sans  la  dire.  Il  a  voulu 
que  Racine  et  Corneille,  aux  champs  Élssées,  préoccupés  des  choses 
du  théâtre  à  peu  près  comme  Froufrou  et  Valréas  à  Venise,  appelas- 
sent de  leurs  vœux  un  poète  qui  rendît  à  la  langue,  après  le  refroidis- 
sement du  xvm*  siècle,  la  chaleur  et  l'éclat.  11  a  fait  célébrer  la  venue 
de  ce  héros  moderne  non-seulement  par  Diderot,  mais  par  Voltaire.  Il 
s'est  avisé  même  d'amadouer  boileaa  en  sa  faveur  jusqu'à  lui  faire 
présager  avec  ivresse  la  victoire  de  ce  nouveau  dieu  sur  certaine  idole, 
élevée  à  l'honneur  de  Boileau,  justement,  par  des  disciples  qu'il  désa- 
voue. A  merveille  !  Mais  dans  ce  concert  de  bous  génies,  rassemblés 
autour  du  berceau  de  Victor  Hugo,  M.  Renan  a  pris  soin  de  ne  pas  faire 
entendre  Molière.  C'est  que  celui-ci,  apparemment, ill'a jugé  incorrup- 
tible. Molière  devant  les  drames  de  Hugo  !  Déconcerté  un  moment,  il 
aurait  bientôt  ri,  et  puis  haussé  les  épaules  avec  colère.  Ruy  Blas 
même  l'aurait  fâché  comme  une  parodie  à  rebours,  un  travestissement 
sérieux  des  Précieuses;  et  Hernani, de  l'Ecole  des  femmes...  Molière,  en- 
core plus  que  Racine  et  Shakspeare,  c'est  la  raison  et  l'humanité  sur 
la  scène  ;  Hugo,  c'est  la  fantaisie  et  la  for»e  vide.  Si  Molière  n'est  pas 
resté  chez  lui,  le  26  février,  M.  Renan  sait  bien  pourquoi. 


Loms  Gander\x. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


li  mars. 


Voici  cinq  mois  bien  comptés  qu'il  y  a  eu  en  France  des  élections, 
que  les  partis  ont  pu  interpréter  et  commenter  à  leur  manière,  qui  res- 
tent, dans  tous  les  cas,  l'expression  saisissante  et  caractéristique  d'un 
des  plus  vifs,  d'un  des  plus  sérieux  mouvemens  d'opinion.  Pendant 
ces  cinq  mois  qui  viennent  de  s'écouler,  la  chambre  issue  de  ces  élec- 
tions s'est  réunie  une  première  fois  pour  la  session  extraordinaire  qui 
a  clos  la  dernière  année,  une  seconde  fois  pour  la  session  ordinaire 
qui  a  ouvert  l'année  nouvelle  et  qui  dure  depuis  deux  mois  déjà.  Qu'a 
donc  produit  cette  double  session?  Comment  le  temps  a-t-il  été  em- 
ployé? Par  quels  actes  utiles,  profitables  pour  le  pays,  s'est  manifesté 
le  parlement  nouveau?  Tout  bien  compté,  on  n'a  à  peu  près  rien  fait, 
rien  fait  du  moins  de  ce  qu'on  aurait  pu  attendre  d'une  assemblée  la- 
borieuse et  bien  inspirée.  L'histoire  de  cette  double  session,  de  ces 
douze  ou  quinze  semaines  de  vie  parlementaire,  serait  bientôt  écrite  : 
elle  pourrait  se  résumer  dans  beaucoup  de  temps  perdu,  beaucoup  de 
velléités  impuissantes  et  de  vaines  querelles.  Tout  ce  qui  n'est  pas  in- 
trigue ou  manœuvres  de  parti  laisse  assez  froids  ces  reprôsentans  de 
la  France.  Les  questions  les  plus  sérieuses,  celles  qui  exigent  une  étude 
attentive  et  réfléchie,  sont  successivement  ajournées.  Les  intérêts  les 
plus  pressans,  les  intérêts  positifs  et  pratiques  du  pays,  sont  ù  peine 
pris  en  considératioD.  Le  budget  n'est  même  pas  encore  présenté.  En 
revanche,  il  est  vrai,  les  interpellations,  les  excitations  et  les  motions 
de  parti  n'ont  pas  manqué.  On  a  employé  ou  perdu  tout  le  temj)»  qu'on 
a  pu  à  exercer  des  représailles  électorales,  h  prononcer  des  invalida- 
tions passionnées,  à  discuter  sur  l'amnistie  ;  on  dirait  que  toute  la  po- 
litique de  certains  républicains  se  réduit  à  soulever  des  questions  inu- 


RE7UE.    —    CHRONIQUE.  469 

tiles  ou  irritantes,  qui  n'existent  que  dans  leur  imagination,  et  à  aggraver 
celles  qui  existent  trop  réellement.  On  ne  s'occupe  pas  de  ce  qui  inté- 
resserait vraiment  le  pays;  mais  on  passe  son  temps  à  faire  la  guerre 
aux  princes,  ou  l'on  fait  tout  ce  qu'on  peut  pour  envenimer  les  malheu- 
reuses affaires  de  Decazeville.  C'est  le  plus  clair  de  l'histoire  du  jour. 

Certes,  s'il  y  avait  une  question  inutile,  c'est  bien  celle  qu'ont  ima- 
ginée, dans  les  dernières  semaines,  quelques  esprits  inoccupés  et 
échauffés  en  proposant  des  mesures  d'expulsion  contre  les  princes, 
ou,  pour  parler  le  langage  de  certains  républicains,  contre  les  «  ci- 
toyens ))  membres  des  familles  qui  ont  régné  sur  la  France.  A  quel 
propos  ces  mesures?  Les  princes  qui  résident  en  France,  comme  ils 
en  ont  le  droit,  sont  certainement  étrangers  à  toute  conspiration,  à 
toute  brigue  vulgaire.  Ils  vivent  sans  chercher  le  bruit,  sous  les  yeux 
de  tout  le  monde;  ils  sont  l'honneur  de  leur  pays,  et  si  les  républi- 
cains étaient  à  demi  intelligens,  ils  comprendraient  que  la  république 
elle-même,  pour  son  crédit,  pour  sa  considération,  est  intéressée  à 
montrer  à  l'Europe  qu'avec  elle  les  descendans  des  races  royales  peu- 
vent garder  librement  leur  place  au  foyer  de  la  patrie.  C'est  donc  sans 
raison,  uniquement  pour  le  plaisir  de  s'agiter  ou  de  satisfaire  quel- 
ques passions  haineuses  qu'on  a  fait  cette  proposition  qui  ne  répon- 
dait à  rien,  à  laquelle  M.  le  président  du  conseil  a  eu  le  tact  de  refu- 
ser son  adhésion,  en  assurant  qu'il  n'en  avait  pas  besoin  pour  la 
sauvegarde  de  la  république.  Qu'en  est-il  résulté?  La  discussion  est 
venue  il  y  a  quelques  jours  ;  elle  a  été  visiblement  un  peu  embarras- 
sante pour  tout  le  monde,  pour  les  auteurs  de  la  proposition,  qui  se 
sont  sentis  peu  soutenus,  pour  le  gouvernement,  qui,  en  refusant  une 
arme  inutile  ou  dangereuse,  a  cru  nécessaire  de  ménager  ses  alliés  les 
radicaux,  pour  M.  Clemenceau  lui-même,  qui  a  joué  un  singulier  rôle 
entre  ses  amis  de  l'extrême  gauche,  qu'il  ne  voulait  pas  abandonner, 
et  le  ministère,  dont  il  voulait  paraître  le  protecteur.  Tout  cela  a  fini  par 
une  certaine  confusion  de  scrutin  et  par  un  simple  ordre  du  jour  qui 
n'est  qu'une  vaine  démonstration,  qui  laisse  les  choses  au  point  où  elles 
en  étaient.  C'est  ce  qu'on  appelle  beaucoup  de  bruit  pour  rien. 

Ce  n'est  pas  fini,  disent  les  fanatiques  de  mesures  exception- 
nelles, la  question  renaîtra  dans  trois  mois;  il  y  a  même  un  dé- 
puté radical  qui  a  eu  la  velléité  de  substituer  à  la  proposition 
d'expulsion  des  princes  une  proposition  d'enquête  sur  les  menées 
monarchiques.  C'est  fort  bien  I  Et  qui  fera  cette  enquête  ?  A  qui 
l'appliquera-t-on  ?  Fera-t-on  comparaître  devant  une  commission  les 
trois  millions  cinq  cent  mille  électeurs  suspects  de  menées  monarchi- 
ques pour  avoir  donné  leurs  voix  à  des  conservateurs?  Les  républicains 
ne  veulent  jamais  voir  une  vérité  bien  simple;  ils  ne  veulent  pas 
s'avouer  que,  s'il  y  a  un  danger  pour  la  république,  ce  danger  ne  vient 
ni  des  princes  ni  des  conservateurs  :  il  vieut  d'eux-mêmes^  de  leurs 


470  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

passions,  de  leurs  violences,  de  leurs  faiblesses  pour  toutes  les  agi- 
tations, de  leurs  idées  fausses. 

Que  voit-on  depuis  quelques  jours,  dans  cette  malheureuse  affaire 
de  Decazeville,  qui  a  commencé  par  le  plus  odieux  des  crimes,  par  le 
meurtre  d'un  ingénieur, qui  continue  par  une  grève  désastreuse?  Assu- 
rément, il  n'y  a  rien  de  plus  délicat  que  ces  questions  de  salaires  qui 
mettent  parfois  aux  prises  des  sociétés  chargées  de  la  direction,  de  la 
responsabilité  d'une  grande  industrie,  et  leurs  ouvriers;  qui  sont,  dans 
tous  les  cas,  une  source  de  ruine  et  de  misère.  Ce  serait,  à  ce  qu'il 
semble,  une  raison  de  plus  pour  montrer  une  grande  réserve,  pouf 
éviter  tout  ce  qui  peut  prolonger  ou  envenimer  une  telle  crise.  Qu'a-t-on 
fait  cependant?  On  a  commencé  par  multiplier  les  interpellations,  paf 
assiéger  les  ministres,  par  déclamer  contre  les  plus  simples  mesures 
de  police,  par  mettre  le  feu  aux  passions;  on  a  fait  ce  qu'on  a  pu  pour 
transformer  un  différend  toujoui's  conciliable  en  guerre  déclarée  entre 
une  compagnie  et  ses  ouvriers,  entre  ce  qu'on  appelle  pompeusement 
le  capital  et  le  travail.  On  a,  sans  nul  doute,  aggravé  la  situation,  et 
si  le  gouvernement,  après  atoir  paru  un  moment  hésiter,  a  senti  le 
danger,  s'il  a  montré  plus  de  fermeté,  il  a  été  dépassé  et  débordé 
par  d'autres  qui  ont  vu,  avant  tout,  dans  ces  malheureux  événemens 
une  occasion  d'agitation.  Le  conseil  municipal  de  Paris,  qui  se  mêle 
de  tout,  s'en  est  mêlé,  et  a  voté  des  fonds  pour  les  grévistes  de  Decaze- 
yille,  —  probablement  parce  qu'il  n'a  pas  de  misères  à  secourir  à  Paris. 
Des  députés  se  sont  cru  permis  de  quitter  le  Palais-Bourbon  pour  aller 
porter  dans  le  bassin  de  l'Aveyron  leurs  déclamations  et  leurs  encou- 
ragemens,  pour  aller  souienir  la  grève  à  outrance. 

Eh  bien  !  on  a  réussi  jusqu'à  un  certain  point  :  la  grève  se  prolonge, 
la  crise  sévit  dans  l'Aveyron.  Et  après?  A  parler  franchement,  s'il  y  a 
quelque  chose  d'odieux  et  de  révoltant,  c'est  le  rôle  des  agitateurs  qui 
vont  abuser,  fanatiser  des  populations  en  leur  enseignant  le  meurtre,  la 
guerre  au  patron,  —  et  M.  le  ministre  des  travaux  publics  avait  certes 
raison,  ces  jours  derniers,  en  faisant  peser  sur  eux  une  lourde  res- 
ponsabilité. Ce  feont  les  excitateurs  qui  font  l'apologie  du  meurtre,  qui 
imaginent  des  euphémismes  pour  désigner  l'assassinat,  et  ce  sont  les 
ouvriers  égarés  par  leurs  coupables  polémiques  qui  sont  punis  pour 
avoir  répété  ce  qu'ils  ont  entendu  ou  lu.  Ce  sont  les  agitateurs  qui 
prêchent  à  letlr  aise  la  grève  à  outrance,  et  ce  sont  les  ouvriers  qui  on 
porteront  là  peine,  qui,  le  jour  où  ils  devront  reprendre  leur  travail, 
auront  à  dévorer  la  misère  qu'ils  se  seront  prépai'ée  en  écoutant  ceux 
qui  les  tfortipcm.  Ce  jour-là,  les  déclamateurs  disparaîtront.  Le  con- 
seil municipal  de  Paris  ne  votera  plus  de  fonds  pour  des  grévistes  ren- 
trés aux  mines!  Les  ouvriers  seront  les  premières  victimes,  cela  n'est 
pas  douicux,  et  ce  n'est  pas  tout.  Cette  crise  industrielle  dont  on  parle 
toujours,  qui  est  offcciivemcht  assez  générale  et  trop  réelle,  est-ce 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  471 

qu'on  croit  la  ^lérir  en  prêchant  ou  en  laissant  prêcher  partout  les 
grèves,  la  guerre  sociale,  la  haine  du  capital,  en  menaçant  les  sociétés 
minières  dans  leur  propriété?  On  ne  peut  y  remédier  que  par  beau- 
coup de  confiance,  et  la  confiance  ne  peut  venaîtreque  le  jour  où  l'on 
s'occupera  sérieusement  des  affaires  sérieuses  du  pays,  où  l'on  ces- 
sera de  tout  ébranler  ou  de  laisser  tout  ébranler  dans  la  situation  in- 
térieure de  la  France. 

Ce  n'est  pas  sans  peine  et  sans  efforts  qu'on  aura  réussi  à  remettre 
un  certain  ordre  dans  les  affaires  troublées  de  l'Orient,  à  détourner  les 
complications  dont  l'Europe  a  pu  depuis  quelques  mois  se  croire  inces- 
samment menacée.  On  paraît  pourtant  désormais  toucher  au  terme  de 
toutes  les  incertitudes  et  avoir  résolu  le  grand  problème  à  force  de 
négociations,  d'admonestations  et  de  conseils  prodigués  à  Belgrade 
comme  à  Sofia,  à  Constantinople  comme  à  Athènes.  On  a  fini,  à  ce 
qu'il  semble,  par  refaire  à  peu  près  une  paix  générale  avec  deux  ou 
trois  arrangemens  partiels  qui  ne  sont  peut-être  pas  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  rationnel,  de  plus  clair  et  de  plus  définitif,  mais  qui  ont  le 
mérite  de  clore  une  crise  trop  prolongée,  d'inaugurer  une  nouvelle 
trêve  en  Orient.  Il  est  certain  que  ces  arrangemens  signés,  d'une  part 
entre  la  Serbie  et  la  Bulgarie,  —  d'un  autre  côté,  entre  la  Bulgarie  et  la 
Turquie,  puissance  suzeraine,  —  ont  quelque  chose  d'assez  bizarre,  et 
que  ce  qu'on  peut  en  dire  de  mieux,  c'est  qu'ils  sont  le  dénoûment 
pacifique  d'une  mauvaise  affaire. 

Le  traité  qui  vient  d'être  signé  à  Bucharest  entre  la  Serbie  et  la 
Bulgarie  est,  assurément,  d'un  ordre  tout  particulier  et  a  son  origi- 
nalité. 11  est  du  genre  sommaire,  il  se  compose  d'un  seul  article.  11 
dit  que  la  paix  est  rétablie  entre  les  belligérans  d'hier,  il  ne  parle  pas 
du  rétablissement  des  relations  d'amitié  enire  les  deux  états.  Il  ne 
touche  à  rien,  il  n'éclaircit  rien  ;  il  passe  systématiquement  et  avec 
intention  sous  silence  toutes  les  questions  de  frontières  et  d'intérêts 
qui  auraient  pu,  à  ce  qu'il  semble,  être  un  objet  naturel  de  discussion 
dans  une  négociation  diplomatique,  qui  ont  divisé,  qui  divisent  encore 
les  deux  pays.  La  Serbie  paraît  avoir  particulièrement  tenu  à  ce  qu'il 
en  fût  ainsi,  la  Bulgarie  s'y  est  prêtée,  la  puissance  suzeraine,  la  Tur- 
quie, ne  s'y  est  point  opposée.  Il  est  impossible  de  sortir  d'une  guerre 
avec  moins  de  paroles.  A  quoi  tient  cette  anomalie?  Elle  s'explique  tout 
.simplement,  sans  doute,  par  des  circonstances  particulières,  par  l'état 
I  moral  de  la  Serbie,  peut-être  par  la  situation  personnelle  du  roi  Milan. 
Le  gouvernement  serbe,  qui  n'a  pas  été  heureux  dans  cette  triste  cam- 
pagne dont  il  a  pris  l'initiative ,  dont  il  a  la  responsabilité,  a  voulu 
sûrement  éviter  d'aggraver  la  blessure  du  sentiment  national  et  se 
réserver  de  montrer  qu'il  n'a  cédé  qu'à  la  dernière  extrémité  et  le 
moins  qu'il  a  pu,  qu'il  n'a  fait  que  se  soumettre  à  une  impérieuse 
nécessité,  à  la  pressante  volonté  de  l'Europe.  Le  roi  Milan,  qui  se  sent 


472  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

branlant  sur  son  trône,  dépopularisé  par  la  défaite,  menacé  par  des 
partis  ennemis,  a  craint  évidemment  de  donner  des  armes  à  ses  ad- 
versaires, des  prétextes  à  une  agitation  dangereuse  ;  on  a  rétabli  la 
paix  sans  phrases,  sans  explications,  on  n'a  signé  que  ce  qu'on  ne 
pouvait  pas  s'empêcher  de  signer!  Le  procédé  est  certainement  bizarre, 
il  peut  laisser  soupçonner  bien  des  arrière-pensées.  La  paix  sans  la 
réconciliation  ,  sans  la  plus  petite  assurance  d'une  mutuelle  amitié 
entre  Serbes  et  Bulgares,  peut  passer  pour  une  médiocre  garantie.  Ce 
n'est  pas  moins  la  paix,  ou,  si  l'on  veut,  la  cessation  de  la  guerre  entre 
les  deux  états  des  Balkans,  et  c'est  l'essentiel  pour  l'Europe,  qui, 
avant  tout,  tenait  à  empêcher  une  reprise  d'hostilités,  à  en  finir  sur 
ce  point. 

D'un  autre  côté,  la  convention  qui  a  été  signée  entre  la  Bulgarie  et 
la  Porte,  qui  reste  jusqu'ici  le  dernier  mot  de  la  révolution  de  Philip- 
popoli,  cette  convention  n'est  point  sans  avoir  eu  elle-même  ses  pe- 
tites péripéties.  Entre  le  prince  Alexandre,  qui  a  eu  l'habileté  de  mé- 
nager toujours  le  sultan,  de  faire  bon  marché  des  apparences  pourvu 
qu'il  eût  la  réalité  de  l'union  bulgare,  et  la  Porte,  qui  ne  s'est  jamais 
montrée  très  animée  dans  la  revendication  de  ses  droits  souverains 
sur  la  Roumélie  orientale,  l'œuvre  était  facile.  On  s'est  aisément  et 
rapidement  entendu,  on  s'est  même  trop  bien  entendu,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, et  c'est  de  là  qu'est  venue  la  dilliculté.  La  Russie,  qui  n'a  pas  en- 
core pardonné  au  jeune  chef  de  la  révolution  de  Philippopoli,  a  trouvé 
que  l'alliance  était  trop  intime  entre  Bulgares  et  Turcs,  que  le  sultan 
se  laissait  aller  à  des  concessions  trop  larges,  trop  personnelles  à 
l'égard  du  prince  Alexandre.  La  France,  à  son  tour,  a  élevé  quelques 
objections  au  sujet  d'une  ligne  douanière  de  la  Roumélie  qui  aurait 
pu  nuire  à  nos  intérêts  commerciaux.  En  réalité,  ce  ne  sont  là  que 
des  diflicultés  de  détail,  que  des  négociations  n'ont  pas  tardé  à  résou- 
dre. La  convention  turco-bulgare,  revue  ou  corrigée,  demeure  à  peu 
près  intacte,  reconnaissant  avec  toutes  les  formes  diplomatiques 
l'union  des  deux  Bulgaries,  créant,  en  un  mot,  une  situation  nouvelle, 
que  l'Europe  n'a  plus  guère  qu'à  ratifier  en  l'adaptant  le  mieux  pos- 
sible au  traité  de  Berlin.  De  sorte  que,  sur  ces  deux  points  au  moins, 
on  peut  croire  effectivement  toucher  au  terme.  La  paix  est  signée  entre 
la  Serbie  et  la  Bulgarie,  la  convention  turco-bulgare  est  acceptée  dans 
sa  partie  essentielle.  Le  reste  est  l'affaire  de  la  diplomatie,  quia  main- 
tenant à  rassembler  les  élémens  divers  do  la  pacilication  do  rOricnl, 
à  coordonner  ces  arrangemeus  partiels,  soit  dans  une  conférence,  soit 
par  des  négociations  entre  les  cabinets. 

11  y  a,  il  est  vrai,  un  dernier  nuage  à  cet  horizon  oriental,  une  der- 
nière difljcullé  qui  n'est  peut-être  pas  la  moins  délicate  :  c'est  la  (irèce 
avec  ses  ardeurs,  avec  ses  revendications  et  ses  impatiences  guerrières, 
la  Grèce  qui  ue  peut  sa  résigner  à  voir  passer  celte  crise  sans  y  avoir 


RETCE.    —    CHRONIQUE. 


473 


joué  le  rôle  qu'elle  se  promettait;  mais,  lorsque  la  paix  se  faitdans  les 
Balkans,  lorsque  Serbes  et  Bulgares  désarment,  les  Hellènes  peuvent- 
ils  songer  sérieusement  à  entrer  seuls  dans  une  lutte  inégale  contre 
l'empire  ottoman,  à  prolonger,  à  aggraver  des  complications  que  tout 
le  monde  désire  voir  finir?  Les  Grecs  ont  sans  doute  toujours  leurs 
espérances,  ils  ont  les  ambitions  d'une  race  brillante  qui  aspire  à  re- 
prendre la  première  place  en  Orient.  Ils  ont  même,  si  Ton  veut,  plus 
que  des  espérances,  ils  ont  presque  des  titres  et  ils  peuvent  invoquer 
jusqu'à  un  certain  point  ce  qui  leur  avait  été  promis  au  congrès  de 
Berlin.  Ils  ont  vu  dans  les  derniers  événemens,  qui  semblaient  re- 
mettre en  doute  les  traités,  tout  l'ordre  territorial,  une  occasion  favo- 
rable pour  exercer  leurs  revendications,  et  ils  se  sont  hâtés  de  s'armer 
pour  proliter  des  circonstances;  ils  ont  déployé  toutes  leurs  forces  au 
risque  d'épuiser  leurs  ressources.  L'occasion  a  pu  paraître  un  moment 
tentante  pour  eux  en  effet.  Aujourd'hui  tout  est  changé;  la  paix  est 
rétablie  ou  à  peu  près,  et  l'Europe,  qui  n'a  jamais  eu  d'autre  préoccu  - 
paiion  que  de  limiter  cette  crise,  n'a  pas  laissé  un  instant  ignorer  à 
Athènes  ce  qu'elle  désirait,  ce  qu'elle  voulait,  ce  qu'elle  était  en  défi- 
nitive résolue  à  imposer.  L'Europe,  malgré  les  sympathies  tradition- 
nelles de  toutes  les  grandes  nations  pour  la  Grèce,  n'a  rien  négligé 
pour  avertir,  pour  retenir  le  gouvernement  hellénique,  d'abord  par  ses 
conseils,  par  ses  communications  diplomatiques,  et  bientôt  par  la  pré- 
sence de  ses  navires.  Les  Grecs  ne  peuvent  douter  aujourd'hui,  surtout 
après  la  récente  signature  de  la  paix  des  Balkans,  qu'au  premier  mou- 
vement ils  seraient  arrêtés.  De  plus,  quelque  dévoûment  qu'ils  aient 
déployé  dans  leurs  préparatifs  mihtaires,  ils  ne  sont  peut-être  pas, 
autant  qu'ils  le  croient,  en  mesure  de  soutenir  une  guerre.  11  n'y  a  que 
quelques  jours,  des  lettres  venues  de  la  frontière  et  publiées  à  Athènes, 
faisaient  de  tristes  révélations  sur  l'état  de  l'armée  grecque  en  face  de 
l'armée  turque.  De  telle  façon  que  tout  se  réunit  pour  éclairer  la  Grèce, 
pour  la  ramener  à  une  politique  de  raison,  de  résignation,  qui  peut 
être,  elle  aussi,  du  patriotisme,  qui  n'est  point  une  renonciation  aux 
espérances  nationales,  qui  est  la  soumission  à  la  nécessité.  La  diffi- 
culté est  toujours  sans  doute  de  revenir  sur  ses  pas,  d'avouer  une 
pensée  de  sagesse,  et  il  ne  sera  probablement  pas  facile  de  trouver  un 
successeur  au  président  du  conseil,  M.  Delyannis,  qui  est  depuis  quel- 
ques mois  le  ministre  des  armemens  et  des  passions  guerrières.  Qui  se 
chargera  de  cette  œuvre  de  raison  et  de  paciOcation?  C'est  là  la  ques- 
tion qui  se  débat  aujourd'hui  à  Athènes,  et  les  Grecs  ne  simplifieraient 
pas  leurs  affaires  par  des  agitations  intérieures  qui  iraient  jusqu'à 
rendre  tout  gouvernement  impossible. 

Ce  n'est  pas  en  Allemagne  que  les  Grecs,  s'ils  avaient  eu  une  der- 
nière illusion,  auraient  pu  compter  trouver  un  appui;  ce  n'est  pas 
non  plus  en  Angleterre,  où  M.  Gladstone  n'a  pas  caché  sa  résolution 


h7h        '  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  continuer  la  pcMtique  de  lord  Salisbury  en  Orient,  et  où,  d'ailleurs, 
ministère  et  parlement  ont  devant  eux  pour  le  moment  assez  de  ques- 
tions intérieures  faites  pour  les  passionner,  pour  les  occuper  et  les 
absorber.  L'Angleterre,  en  effet,  a  tout  l'air  d'être  entrée  dans  ce 
qu'on  a  appelé,  en  France,  l'ère  des  difficultés,  même  des  difficultés 
graves,  et  si  le  grand  vieillard  qui  a  repris  le  pouvoir  depuis  quelques 
semaines  est  homme  à  ne  pas  reculer  devant  des  problèmes  qui  tou- 
chent à  la  constitution  politique  et  sociale  de  la  nation  britannique,  il 
ne  paraît  pas  moins  sentir  le  poids  du  fardeau  qu'il  a  accepté.  11  ne  se 
hâte  pas.  Vainement  ses  adversaires  le  pressent,  le  harcèlent  d'inter- 
pellations dans  la  chambre  des  communes,  renouvelant  sans  cesse 
leurs  provocations,  sefforçant  de  l'amener  à  s'expliquer  sur  ses  pro- 
jets, sur  la  politique  qu'il  médite,  qu'il  entend  proposer  pour  l'Ir- 
lande :  il  ne  se  laisse  pas  entraîner,  il  refuse  d'entrer  dans  des  expli- 
cations partielles  et  prématurées.  11  a  pris  ses  mesures,  il  a  ajourné  à 
quelques  semaines,  au  mois  prochain,  l'exposé  de  ses  plans,  dont  il 
entend,  jusque-là,  garder  le  secret.  On  dirait  que  M.  Gladstone,  en 
savant  tacticien  qu'il  est,  a  voulu  se  donner  le  temps  d'organiser  sa 
campagne,  d'accoutumer  l'opinion  à  ses  nouveautés,  de  s'assurer  des 
alliés,  de  préparer,  en  un  mot,  de  toute  façon,  le  terrain  sur  lequel  il 
doit  engager  la  grande  lutte. 

C'est  qu'effectivement  le  problème  que  le  premier  ministre  de  la 
reine  Victoria  se  prépare  à  aborder  est  un  des  plus  épineux,  un  des 
plus  redoutables  qu'une  nation  comme  l'Angleterre  puisse  avoir  à  dé- 
battre et  à  résoudre.  11  s'agit  de  donner  une  satisfaction  aussi  libérale 
que  possible  à  une  malheureuse  race  qui,  après  s'être  nourrie  pas- 
sionnément de  griefs  séculaires,  semble  ne  vouloir  accepter  que  son 
indépendance  ou  ce  qui  peut  la  conduire  à  son  indépendance.  Rien, 
certes,  de  plus  généreux  en  apparence,  mais  rien  aussi  de  plus  dillicile. 
Comment  M.  Gladstone  entend-il  résoudre  ce  problème?  On  ne  le  sait 
pas  encore,  puisque  rien  n'a  pu  vaincre  sa  réserve.  On  sait  seulement 
qu'il  étudie  les  combinaisons  pratiques,  que  tout  se  lie  dans  sa  pen- 
sée, qu'il  voudrait  commencer  par  des  mesnres  agraires  destinées  à 
désintéresser  définitivement  les  anciens  propriétaires,  les  landlords, 
et  qu'il  en  viendrait  ensuite  à  ce  qu'on  appelle  l'autonomie  irlandaise, 
au  parlement  irlandais.  Or,  c'est  là  justement  le  point  délicat;  c'est  là 
que  l'opinion  s'arrête  indt^cise,  émue  devant  cette  perspective  d'une 
révolution  qui  peut  ne  conduire  à  rien  si  elle  n'est  pas  radicale,  ou 
qui,  si  elle  est  poussée  jusqu'au  bout,  menace  l'intégrité  britannique. 
Il  n'est  point  douteux  que  l'opinion  anglaise  se  sent  singulièrement 
agitée  et  partagée,  qu'elle  en  vient  à  so  demander  si  ce  qui  fora  la 
faiblesse  de  l'Angleterre  sera  un  bienfait  pour  l'Irlande  elle-môme.  Et 
ce  ne  sont  pas  seulement  des  tories  qui  en  sont  là  ;  bien  des  libératix 
éprouvent  les  mômes  anxiétés  et  hésitent  à  s'engager  à  la  suite  de 


M.  Gladstone.  Il  n'y  a  que  quelques  jou-s,  un  de  ces  libéraux,  lord 
Hartington,  a  saisi  l'occasion  d'expliquer  dans  une  réunion  l'attitude 
de  dissidence  où  il  s'est  placé.  11  l'a  déclaré,  il  n'a  pas  entendu  se 
séparer  du  parti  libéral, —  il  n'a  pas  pu  s'associer  à  la  politique  irlan- 
daise du  cabinet,  et  il  attend  les  mesures  qui  seront  proposées. 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  de  caractéristique  dans  la  phase  où  est  au- 
jourd'hui l'Angleterre,  c'est  que  tous  les  problèmes  semblent  s'éleyer 
à  la  fois.  Tout  dernièrement,  un  député  radical,  M.  Labouchère,  de- 
mandait à  la  chambre  des  communes  de  déclarer  que  l'existence  de  la 
chambre  des  lords  était  incompatible  avec  le  principe  représentatif, 
et  la  motion  n'a  été  repoussée  qu'à  une  assez  faible  majorité.  La 
question  de  la  réforme  de  la  chambre  des  lords  est  à  Tordre  du  jour  I 
Plus  récemment  encore,  un  autre  député,  M.  Dillwyn,  a  fait  à  la  chambre 
des  communes  une  proposition  pour  la  séparation  de  l'église  et  de 
l'état  dans  le  pays  de  Galles.  Un  des  ministres,  sir  WilUam  Harcourt, 
a  combattu  la  proposition  en  montrant  que  l'église  du  pays  de  Galles 
faisait  partie  intégrante  de  l'église  anglicane,  qu'il  était  impossible  de 
soulever  la  question  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  pour  une 
province  sans  la  soulever  en  même  temps  pour  le  reste  du  pays  :  la 
motion  n'a  pas  moins  obtenu  229  voix  contre  241  à  peine.  11  est  cer- 
tain qu'un  souffle  de  réforme  agite  l'Angleterre,  en  dépit  d'un  vieux 
sentiment  public  qui  s'inquiète,  qui  résiste  encore;  et  on  ne  voit  pas 
bien  ce  qui  arriverait  si  M.  Gladstone  n'était  plus  là  pour  diriger  ou 
contenir  le  mouvement. 

Depuis  assez  longtemps  déjà,  l'Italie  a  eu  la  bonne  fortune  d'échap- 
per aux  crises  parlementaires  et  ministérielles  qui  mettent  l'incerti- 
tude dans  la  vie  d'un  pays.  Il  y  a  eu  sans  doute  de  temps  à  autre  des 
chaugemens  à  Rome,  et  c'est  ainsi  qu'il  y  a  quelques  mois,  M.  Mancini 
a  été  remplacé  au  ministère  des  affaires  étrangères  par  le  comte  Robi- 
lant,  ancien  ambassadeur  du  roi  Humbert  à  Vienne,  vieux  soldat  diplo- 
mate à  l'esprit  droit,  à  la  parole  nette  et  décidée;  mais  dans  son  en- 
semble, le  cabinet,  qui  a  déjà  une  assez  longue  existence,  est  resté  à 
peu  près  ce  qu'il  était,  et  à  vrai  dire,  le  cabinet  de  Rome  se  résume 
en  M.  Depretis,  qui  a  résolu  le  problème  de  la  stabilité  ministérielle 
en  demeurant  depuis  près  de  dix  ans  l'arbitre  de  la  situation.  Arrivé 
à  la  direction  des  affaires  comme  chef  de  l'opposition  et  héritier  des 
anciens  cabinets  de  la  droite,  M.  Depretis  a  su  se  créer  entre  les  par- 
tis une  position  des  plus  fortes,  une  sorte  d'ascendant  original.  Il  a  été 
évincé  un  moment,  il  y  a  quelques  années,  par  un  autre  chef  de  l'op- 
position, M.  Cairoli;  il  n'a  pas  tardé  à  être  rappelé  au  pouvoir,  où  il 
est  encore.  Le  vieux  Piémontais,  qui  date  des  anciennes  chambres  de 
Turin  et  qui  est  peut-être  aujourd'hui  le  seul  de  ces  temps  déjà  presque 
fabuleux,  n'est  pas  sans  doute  de  la  race  des  grands  politiques  ;  c'est 
un  ÛQ  tacticieu,  homms  de  sens  pratique  et  d'habileté,  sachant  ma- 


A76  REVDE    DES   DEUX    MONDES. 

nier  son  parlement,  assez  libéral  pour  garder  sa  popularité,  et  en 
même  temps  assez  modéré  pour  avoir  au  besoin  l'appui  des  modérés, 
assez  sage  surtout  pour  épargner  à  l'Italie  les  expériences  intérieures 
ou  les  aventures  extérieures  trop  périlleuses.  M.  Depretis,  avec  son  art 
de  déjouer  les  oppositions  et  les  diflicultés,  a  réussi  à  vivre,  à  durer 
plus  que  les  autres,  et  c'est  peut-être  la  raison  la  plus  décisive  de  la 
campagne  qui  vient  d'être  organisée  contre  lui,  de  la  discussion  qui 
tout  récemment  a  animé  et  passionné  pendant  quelques  jours  le  par- 
lement de  Rome.  Le  prétexte  de  cette  dernière  attaque,  savamment 
préparée  contre  le  ministère  italien,  a  été  le  budget  de  M.  Magliani, 
l'état  des  flnances  qu'on  s'est  plu  à  représenter  sous  les  couleurs  les 
plus  sombres,  quoiqu'il  n'ait  précisément  rien  d'inquiétant.  Au  fond, 
l'assaut  était  visiblement  et  notoirement  dirigé  contre  la  politique  tout 
entière,  intérieure  et  extérieure,  du  président  du  conseil,  qu'on  a  ac- 
cusé de  faiblesse,  d'indécision,  d'impuissance,  —  à  qui  on  a  presque 
reproché  une  passion  sénile  du  pouvoir. 

La  lutte  a  été  vive,  elle  avait  été  évidemment  concertée  avec  un 
certain  art.  Les  chefs  de  l'opposition,  M.  Cairoli,  M.  Nicotera,  M.  Grispi, 
ont  vigoureusement  joué  la  partie  et  n'ont  rien  négligé  pour  donner 
au  débat  le  caractère  d'une  sorte  de  procès  passionné  de  toute  la  po- 
litique, pour  rallier  et  entraîner  à  leur  suite  tous  les  dissidens,  tous 
les  mécontens.  M.  Depretis  était,  à  vrai  dire,  dans  des  conditions  assez 
singulières:  il  se  voyait  menacé,  assailli  par  les  chefs  de  la  gauche, 
dont  il  a  été  l'allié  au  pouvoir  comme  dans  l'opposition,  et  il  n'était 
pas  sûr  d'avoir  jusqu'au  bout,  jusqu'au  scrutin,  les  fractions  de  la 
droite,  dont  il  s'est  rapproché  depuis  quelque  temps,  qui  l'appuient  le 
plus  souvent  pour  sa  modération.  La  position  était  difficile,  pour  le 
moins  assez  douteuse.  Le  gouvernement,  loin  de  s'abandonner,  a  ré- 
solument tenu  têie  à  l'orage.  Le  ministre  des  finances,  M.  Magliani, 
le  premier  mis  en  cause,  s'est  habilement  défendu.  Le  cabinet  a  trouvé 
un  éloquent,  un  utile  allié  dans  un  des  chefs  de  la  droite,  M.  Min- 
ghetti,  qui  l'a  soutenu  de  sa  parole  comme  de  son  vote,  et  au  dernier 
moment,  le  président  du  conseil  lui-même  est  intervenu  avec  autant 
d'adresse  que  d'autorité.  M.  Depretis  a  voulu  probablement  montrer 
que  l'âge  et  quelques  infirmités  ne  l'affaiblissaient  pas  autant  qu'on 
le  disait,  que  tout  vieux  (ju'il  fût,  il  était  toujours  homme  à  faire  face 
à  ses  adversaires,  et  il  u  vaillamment,  spirituellement  soutenu  le  choc. 
Le  ministère  Depretis  l'a  emporté  en  définitive  au  scrutin,  il  a  eu  une 
majorité  de  quinze  voix.  La  victoire  n'a  rien  de  brillant,  il  est  vrai  ; 
elle  suffit  à  la  rigueur  pour  l'instant.  Elle  prouve  que  le  parlement, 
malgré  les  efforts  et  l'habileté  des  chefs  de  l'opposition,  n'a  pas  voulu 
provu({uer  une  crise  ministérielle,  et  bien  des  causes  avouées  ou  ina- 
vouées explique  nt  peut-être  le  vote  du  dernier  moment. 

Après  tout,  que  peul-oo  reprocher  à  iM.  Depretis?  Un  des  chefs  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

Topposition,  M.  Crispi,  l'a  presque  accusé  de  n'avoir  pas  su  saisir  dans 
ces  dernières  années  les  occasions  de  nouveaux  accroissemens  de  ter- 
ritoire :  ce  n'est  pas  apparemment  bien  sérieux.  M.  Depretis  n'a  point, 
il  est  vrai,  recherché  pour  son  pays  les  rôles  éclatans  et  bruyans.  Il 
n'a  pas  brigué  les  alliances  d'ostentation,  au  risque  d'aliéner  la  liberté 
de  la  politique  nationale  et  d'attirer  à  l'Italie  des  mécomptes  ou  de 
l'engager  au-delà  de  ses  propres  intérêts.  11  a  mieux  fait:  il  s'est  étu- 
dié à  éviter  les  aventures  trop  dangereuses  et  à  calmer  les  imagina- 
tions trop  échauffées  ou  les  ambitions  trop  impatientes.  Il  a  suivi  une 
politique  de  bon  sens,  de  prudence,  de  réserve,  et,  par  le  fait,  loin 
d'avoir  rien  perdu  à  cette  politique,  l'Italie,  à  l'heure  qu'il  est,  a  les 
rapports  les  plus  simples,  les  plus  aisés  avec  toutes  les  nations.  Le 
pays  n'est  sûrement  pas  si  pressé  de  voir  tomber  le  ministre  qui  l'a 
conduit  depuis  quelques  années  sans  le  compromettre.  Et,  d'un  autre 
côté,  par  qui  serait  remplacé  le  président  du  conseil  d'aujourd'hui?  Son 
successeur  à  peu  près  désigné  serait  M.  Cairoli,  qui  arriverait  au  pou- 
voir avec  ses  alliés  de  l'opposition  et  qui  serait  nécessairement  en- 
traîné à  inaugurer  une  autre  politique.  M.  Cairoli  est"  certes  un  fort 
galant  homme,  aimé  et  estimé  en  Italie.  Malheureusement  il  inspire 
plus  de  sympathies  que  de  conûance.  Il  a  déjà  passé  comme  président 
du  conseil  au  pouvoir,  et  il  n'y  a  brillé  ni  par  la  prévoyance  ni  par 
l'esprit  de  suite.  Il  a  été  un  ministre  plus  honnête  qu'habile,  et  le 
dernier  vote  qui  a  raffermi  ou  sauvé  le  ministère  prouve  peut-être 
une  certaine  crainte  de  voir  M.  Cairoli  revenir  avec  ses  amis  à  la  di- 
rection des  affaires. 

Est-ce  à  dire  que  M.  Depretis  ne  reste  pas  dans  une  situation  assez 
difficile  avec  la  petite  majorité  qu'il  a  obtenue  dans  un  parlement 
toujours  divisé  ?  Le  président  du  conseil  itahen  est  trop  lin  pour  ne 
pas  sentir  le  danger  de  sa  position,  et  il  est  évident  qu'un  jour  ou 
l'autre,  d'ici  à  peu  sans  doute,  il  saisira  l'occasion  ou  de  désarmer  ses 
adversaires  ou  de  s'assurer  des  aUiés  de  façon  à  fortifier  son  minis- 
tère et  à  se  donner  les  moyens  de  parcourir  une  nouvelle  étape.  La 
tactique  lui  a  réussi  plus  d'une  fois.  C'est  ainsi  qu'il  est  resté  depuis 
quelques  années  une  sorte  de  médiateur  des  partis  ;  et  si  l'Italie,  avec 
lui,  ne  peut  pas  se  promettre  de  beaux  coups  de  théâtre,  elle  est  du 
moins  à  peu  près  sûre  de  ne  pas  courir  les  aventures,  d'avoir  une 
certaine  sécurité  dont  tous  ses  intérêts  peuvent  profiter. 


GQ.  DE   MAZAOE. 


A78  KEVLE    DES    DEtX    MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  marché  financier  a  été  pendant  la  première  moitié  de  mars  en- 
tièrement placé  sous  l'influence  de  l'attente  des  décisions  que  le  mi- 
nistère devait  prendre  pour  l'établissement  du  budget  de  1887. 

Depuis  longtemps  déjà,  ce  n'était  plus  un  secret  pour  personne  que 
notre  situation  budgétaire,  aggravée  chaque  année  par  l'accumulation 
des  déflcits,  l'exagération  des  dépenses  de  toute  sorte  et  l'accroisse- 
ment démesuré  de  la  dette  flottante,  exigerait  l'émission  d'un  em- 
prunt de  liquidation.  Le  gouvernement  a  reculé  pendant  toute  l'année 
dernière  devant  la  responsabilité  de  l'adoption  d'une  mesure  aussi 
radicale.  Il  s'en  est  tenu  aux  expédiens  habituels  de  trésorerie.  Au 
commencement  de  cette  année,  le  ministère  déclarait  encore  qu'il  se 
faisait  fort  d'établir  l'équilibre  du  budget  de  1887  sans  recourir  à  l'em- 
prunt et  sans  imposer  aux  contribuables  de  nouvelles  charges. 

La  pression  de  plus  en  plus  vive  des  besoins  du  trésor,  la  perspec- 
tive d'importantes  moins-values  dans  le  rendement  des  impôts  en 
1886  (23  millions  pour  les  deux  premiers  mois  de  l'exercice);  d'heureux 
changemens  dans  la  situation  des  affaires  de  l'Europe  orientale,  le 
maintien  de  la  paix  assuré  par  la  signature  de  la  paix  serbo-bulgare, 
par  l'assentiment  des  puissances  à  l'arrangement  bulgaro-turc  et  par 
la  soumission  de  la  Grèce  aux  injonctions  du  concert  européen,  enlin 
la  formation  d'un  courant  d'opinion  en  faveur  de  l'emprunt  dans  le 
monde  de  la  finance,  ont  eu  raison  des  hésitations  du  ministère.  Le 
projet  de  budget  que  M.  Sadi-Carnot  a  présenté  samedi  à  ses  collègues 
et  au  président  de  la  république,  et  que  le  conseil  a  adopté,  comporte 
la  grande  opération  financière  tant  de  fois  ajournée. 

Un  emprunt  de  1  milliard  en  3  pour  100  perpétuel  sera  émis  dans 
le  courant  d'avril  et  servira  :  1»  à  rembourser  les  obligations  sexeu- 
naires  pour  un  montant  total  de  618  millions,  dont  ^68  en  circulation, 
et  150  ligurant  au  budget  extraordinaire  de  l'exercice  1886;  2°  à  con- 
solider 382  millions  de  la  dette  flottante. 

On  sait  que  la  déclaration  ministérielle  du  16  janvier  promettait  la 
suppression  du  budget  extraordinaire,  toutes  les  dépenses  dont  il  se 
com;)osait.  pour  la  guerre,  les  travaux  publics,  les  colonies,  devant 
désormais  rentrer  dans  le  budget  ordinaire.  Mais  celui-ci  se  trouvant 
grossi  d'autant.  M,  Sadi-Carnot  acalculé  que  l'écart  entre  les  dépenses 
tt  les  recettes  eu  1887  atteindrait  environ  100  millions,  même  après 


REVUE,    —   CilROîïIQUE.  479 

toutes  les  économies  qu'il  a  été  possible  de  réaliser  dans  les  divers 
départemeus  mioislériels.  Le  remboursement  des  obligations  sexen- 
naires  rend  disiionible  la  somme  qui  devait  être  consacrée  à  l'amor- 
tissement de  ces  titres.  Déduction  faite  de  l'annuité  nécessaire  au 
service  de  l'emprunt  de  1  milliard  à  émettre,  la  suppression  de  la  do- 
tation d'amortissement  laissera  libre  une  somme  de  85  millions.  11  res- 
tait à  trouver  75  millions  pour  mettie  en  équilibre  le  budget  de  1887. 
M.  Sadi-Carnot  propose  de  les  demander  à  une  surélévation  de  la 
taxe  sur  les  alcools,  qui  serait  portée  de  156  à  215  francs  par  hecto- 
litre. La  conversion  du  k  1/2  ancien  en  3  pour  100  perpétuel  ou  en  k 
pour  100,  opération  dont  il  avait  été  question  pendant  la  dernière 
semaine  à  la  Bourse,  ne  figure  pas  dans  le  programme  budgétaire  du 
cabinet. 

Les  combinaisons  auxquelles  s'est  arrêté  le  ministre  des  finances  et 
qui  pourront  d'ailleurs  être  modifiées  par  la  chambre,  ne  satisfont  qu'à 
demi  le  monde  financier.  Ou  estime  généralement  que,  puisque  l'on 
se  décidait  à  rouvrir  le  grand-livre  et  à  faire  un  appel  direct  à  l'é- 
pargne, il  eût  mieux  valu  apurer  absolument  le  passé  et  supprimer 
tous  les  embarras  légués  par  les  exercices  antérieurs  en  portant  à 
1  milliard  1/2  au  moins  l'emprunt  à  effectuer,  qui  aurait  véritablement 
mérité  dans  ce  cas  le  nom   d'emprunt  de  liquidation. 

Depuis  que  la  question  d'une  grosse  émission  de  rentes  s'est  posée 
sur  le  marché,  les  cours  de  nos  fonds  publics  ont  été  l'objet  d'une 
réaction  assez  vive,  qui  a  porté  aussi  bien  sur  l'amortissable  que  sur 
le  3  pour  100  perpétuel,  puisque  l'on  ignorait  quel  type  serait  adopté 
par  le  ministère.  Le  public  a  peu  de  goût  pour  ''aoiortissable,  en  dé- 
pit de  tous  les  avantages  que  ce  fonds  présente  au  point  de  vue  du 
remboursement.  Le  3  pour  100  perpétuel  est  'a  rente  préférée  de  la 
spéculation  et  des  capitahstes,  celle  qui  donne  lieu  aux  transactions 
les  plus  nombreuses  et  les  plus  importantes.  On  peut  voir  par  la  com- 
paraison des  cours  entre  le  commencement  et  la  fin  de  quinzaine  de 
quelle  force  de  résistance  jouit  un  fonds  d'état  assuré  d'un  aussi  large 
marché.  Malgré  les  ventes  énormes  qui  ont  été  effectuées  en  pré- 
\  vision  d'une  émission  prochaine,  le  3  pour  100  n'a  perdu  que  0  fr.  59 
;  sur  son  dernier  cours  de  compensation.  L'amortissable  a  perdu  1  franc, 
le  k  pour  100  0  fr.  20  seulement. 

Les  mêmes  causes  qui  ont  fait  baisser  les  rentes  ont  provoqué  une 
reprise  sur  la  Banque  de  France,  qui,  après  avoir  fléchi  de  4,285  à  4,080 
s'est  relevée  à  4,260, et  sur  le  Crédit  foncier,  eu  hausse  de  20  francs  à 
1,356.  Les  bénéfices  de  la  Banque  de  France  sont  toujours  en  grande 
diminution,  mais  on  escompte  le  profit  que  pourra  retirer  cet  éta- 
blissement, ainsi  que  le  Crédit  foncier,  du  mouvement  d'affaires  que 
provoque  l'émission  d'un  grand  emprunt. 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Le  5  pour  100  italien  a  salué  par  une  assez  vive  poussée  au-delà  de 
98  le  succès  parlementaire  obtenu  par  le  cabinet  Depretis  après  une 
discussion  qui  peut  compter  parmi  les  plus  longues  et  les  plus  achar- 
nées qui  se  soient  produites  dans  le  parlement  italien.  C'était  surtout 
contre  la  politique  financière  du  cabinet  que  l'opposition  coalisée  avait 
dirigé  le  principal  effort  de  ses  attaques.  On  prétendait  que  M.  Ma- 
gliani  n'avait  pas  montré  assez  de  férocité  dans  la  défense  des  intérêts 
du  trésor  contre  les  entraînemens  du  public  vers  les  dépenses  exagé- 
rées, et,  ce  qui  est  piquant,  c'est  que  ces  dépenses  avaient  été  surtout 
demandées  et  en  quelque  sorte  imposées  par  les  réclamations  et  les 
exigences  constantes  des  fractions  diverses  composant  l'opposition. 

On  s'efforçait  d'inquiéter  l'opinion  publique  à  propos  d'un  prétendu 
déficit  qui  n'existait  en  réalité  que  dans  l'imagination,  ou  mieux  dans 
les  discours  des  adversaires  de  M.  Magliani.  Celui-ci  n'a  pas  eu  de 
peine  à  démontrer  que  les  affaires  financières  de  l'Italie  étaient  dans 
une  situation  solide  et  prospère,  que  ses  budgets  étaient  parfaitement 
en  équilibre  et  que  le  pays  pouvait  être  fier  des  progrès  qu'il  avait 
réalisés  sur  le  terrain  économique  pendant  les  dernières  années. 

Si  donc,  depuis  1883,  les  excédens  budgétaires  se  sont  trouvés  ré- 
duits, c'est  que  l'ère  des  grands  travaux,  et  par  conséquent  des  grandes 
dépenses,  s'est  ouverte  au  moment  où  un  impôt  très  lourd  était  sup- 
primé. Le  pis  qui  puisse  arriver  au  trésor  italien,  c'est  la  nécessité 
d'émettre  des  obligations  domaniales.  Il  a  pu  l'éviter  jusqu'ici.  De  dé- 
ficit réel,  il  n'y  en  a  point,  et  le  vote  de  la  chambre  a  donné  raison 
à  la  politique  financière  de  M.  Magliani  contre  ses  adversaires. 

Depuis  que  la  paix  est  assurée  en  Orient,  l'attitude  des  valeurs  in- 
ternationales est  plus  indécise.  Le  Hongrois  s'est  maintenu  à  Sk  1/2, 
mais  les  titres  ottomans,  après  une  nouvelle  avance  au  début  du  mois, 
ont  reculé  vivement  samedi.  La  solution  pacitique  avait  été  escomp- 
tée ;  les  réalisations  ont  suivi.  La  Banque  ottomane  a  concédé  au  gou- 
vernement turc  une  nouvelle  avance  de  750,000  livres,  gagée  sur  le 
revenu  des  douanes. 

Le  Suez  a  reculé  de  15  francs,  les  recettes  restent  faibles.  Il  en  est 
de  même  pour  les  Chemins  français  ou  étrangers,  et  la  persistance  de 
ces  diminutions  de  rendement  a  produit  son  effet  naturel  sur  les  cours. 
Les  titres  de  nos  grandes  lignes  ont  fléchi  de  15  à  20  francs;  trois  va- 
leurs ont  monté  sensiblement  depuis  quinze  jours  :  l'Extérieure  de  57 
à  58  1/2,  l'Unifiée  de  343  à  350,  le  Panama  de  /t55  à  /i65.  Les  transac- 
tions ont  été  peu  animées  en  général  sur  les  valeurs,  considérables  au 
contraire  sur  nos  fonds  publics,  toutes  les  préoccupations  étant  con- 
^eulrées  sur  la  quesliuu  de  l'emprunt. 

Le  directeur -gérant  :  C.  Bcloz. 


HÉLÈNE 


DEUXIÈME    PARTIE    (1). 


VII. 

Deux  ans  se  sont  passés  depuis  la  mort  de  M.  des  Réaux.  Le 
printemps  touche  à  sa  fin,  et  les  propriétaires  tourangeaux  pen- 
sent déjà  à  quitter  la  ville  pour  s'installer  à  la  campagne.  Parmi  les 
rares  maisons  qui  restent  ouvertes,  la  plus  en  vue  et  la  mieux  fré- 
quentée est  celle  de  la  comtesse  de  Boiscoudray.  Cette  dernière  est 
devenue  veuve  presque  à  la  même  époque  que  M™*  des  Réaux,  le 
comte  ayant  eu  la  malchance  de  se  rompre  le  cou  pendant  une  chasse 
à  courre.  Après  dix-huit  mois  de  toilettes  de  crêpe  et  six  mois  d'un 
deuil  moins  austère,  la  comtesse  commence  à  entrebâiller  les  portes 
de  son  salon.  On  ne  danse  pas  encore  chez  elle,  mais  on  y  dîne  sou- 
vent entre  amis,  et,  le  soir,  on  y  fait  de  la  musique  en  petit  comité. 
Des  jeunes  gens  triés  sur  le  volet  sont  invités  à  ces  soirées  intimes, 
auxquelles  on  prie  aussi  quelques  jeunes  filles,  et,  parmi  ces  der- 
nières, figure  avec  éclat  Hélène  des  Réaux.  La  mort  de  Jean- Jacques 
des  Réaux,  en  mettant  un  terme  à  une  situation  embarrassante,  a 
permis  à  la  mère  d'Hélène  de  renouer  ses  relations  avec  la  société 
tourangelle  et  d'y  produire  sa  fille,  que  sa  beauté,  son  entrain  et  sa 
grâce  spirituelle  ont  rapidement  mise  à  la  mode. 

Gomme  la  plupart  des  habitations  de  l'aristocratique  rue  des 

(i)  Voyez  la  Revue  du  15  mars. 

TOM  LXXIV.  •—  1"  A^-BIL  1886.  31 


A 82  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Fossés-Saint-George,  l'hôtel  de  Boiscoudray  est  bâti  en  retrait  et 
précédé  d'un  vaste  jardin,  dont  les  grands  arbres  décoratifs  ver- 
doient au-dessus  du  mur  de  façade.  —  C'est  dans  ce  jardin  qu'on 
vient  prendre  le  café  pendant  les  tièdes  soirées  de  juin,  en  face 
d'une  pelouse  garnie  de  massifs  d'azalées  formant  corbeille  autour 
d'un  vigoureux  magnolia. 

Le  crépuscule  commence  à  tomber.  A  travers  les  fenêtres  du 
salon,  dont  les  lampes  sont  allumées,  on  aperçoit  des  silhouettes 
de  jeunes  femmes  groupées  autour  du  piano  où  la  comtesse  Del- 
phine chantonne  à  mi-voix  des  couplets  de  la  Grande- Duchesse .  A 
chaque  instant,  des  fusées  de  rires  interrompent  le  chant  et  arri- 
vent jusqu'aux  oreilles  des  convives  plus  calmes  ou  plus  âgés,  qui 
achèvent  de  déguster  leur  café  sur  les  chaises  du  jardin.  Ce  cercle 
de  gens  rassis,  parmi  lesquels  se  trouve  M"*^  des  Réaux,  entoure 
respectueusement  la  comtesse  douairière  de  Boiscoudray,  —  une 
vénérable  septuagénaire,  élégante  et  imposante  dans  ses  vêtemens 
de  deuil,  portant  comme  un  saint  sacrement  sa  tête  chenue  et  prêtant 
complaisamment  l'oreille  aux  propos  de  M.  Tiffeneau,  président  du 
tribunal. 

Celui-ci  est  un  vieillard  rondelet  et  tiré  à  quatre  épingles,  à  la 
physionomie  fine,  aux  manières  à  la  fois  prudentes  et  enjouées.  Son 
œil  pétille  de  malice;  il  a  l'oreille  rouge  et  la  lèvre  fleurie. 

—  Mesdames,  dit-il  en  déposant  sur  le  guéridon  sa  tasse  vide, 
puisque  nous  parlons  mariage,  permettez-moi  de  faire  appel  à  votre 
expérience.  Ne  connaîtriez-vous  pas  dans  votre  entourage  une  jeune 
fille  bien  élevée,  spirituelle,  jolie,  qui  serait  en  âge  de  se  marier? 

—  Vous  avez  un  parti  à  proposer?  demande  une  voix  de  femme. 

—  Oui,  et  un  bon...  Noblesse  de  robe,  orphelin,  cent  mille  francs 
de  rentes  en  terres  et  autant  à  espérer  à  la  mort  d'une  sœur  aînée 
qui  ne  se  mariera  pas. 

—  Tient- on  à  la  fortune? 

—  Pas  précisément,  mais  on  désirerait  que  la  demoiselle  fût  de 
bonne  famille. 

—  J'ai  votre  affaire  1  répond  la  douairière  de  Boiscoudray... 
M"*  de  La  Pons. 

—  Hum  !  réplique  le  président  avec  une  légère  grimace,  elle  est 
un  peu  montée  en  graine...  Nous  voudrions  plus  jeune  que  cela,  et 
puis  j'ai  dit  :  jolie. 

—  11  est  difficile,  votre  orphelin  !..  Parions  qu'il  est  vieux  et  laid. 

—  Il  a  vingt-huit  ans,  et  sans  qu'on  puisse  le  comparer  à  Anti- 
nous, il  est  plutôt  bien  que  mal...  Avec  cela,  instruit  et  magistrat 
d'avenir...  Je  dois  vous  avouer  que  je  m'intéresse  d'autant  plus 
vivement  à  lui  que  je  suis  pour  quelque  chose  dans  sa  naissance. 


HELENE.  A83 

—  Oh!  oh!  c'est  scandaleux,  ce  que  vous  nous  contez  là,  Tiffe- 
neau  ! 

—  Un  instant...  Laissez -moi  m'expliquer...  Je  n'y  suis  pour 
quelque  chose  que  moralement. 

—  A  la  bonne  heure  !..  Moralement?..  Comment  l'entendez-vous, 
s'il  vous  plaît? 

—  Voici...  Les  parens,  des  amis  à  moi,  arrivés  à  un  certain  âge, 
avaient  déjà  une  grande  fille  de  vingt  ans...  Le  père  était  président 
de  chambre  à  Poitiers,  à  l'époque  où  j'y  remplissais  les  fonctions 
de  procureur  du  roi  ;  un  soir,  après  une  audience  d'assises  qui 
s'était  prolongée  fort  tard,  j'emmenai  mon  président  souper  à  VHô- 
tel-de-France.  Le  menu  avait  été  corsé  :  huîtres,  Champagne,  écre- 
visses  et  perdreaux  truffés  ;  quand  mon  ami  rentra  chez  lui,  il  était 
fort  émoustillé,  et  dame!  neuf  mois  après,  jour  pour  jour,  la  prési- 
dente mettait  au  monde  un  garçon!..  J'ai  donc  quelque  raison  de 
revendiquer  la  paternité  morale  de  mon  protégé,  puisque  sans  moi 
il  serait  encore  dans  les  limbes... 

Les  dames  rient  derrière  leur  éventail.  —  Tiffeneau,  reprend  !a 
douairière  de  Boiscoudray,  vous  êtes  inconvenant!..  Mais,  dites- 
moi,  puisque  ce  garçon  est  jeune,  riche,  bien  posé  et  assez  bien 
tourné,  comment  n'a-t-il  pas  encore  trouvé  à  se  marier? 

—  C'est  qu'il  y  a  un  revers  à  la  médaille...  D'abord,  il  est  fort 
timide  avec  les  dames,  et,  comme  tous  les  enfans  de  vieux,  il 
manque  un  peu  de  jeunesse  et  d'initiative  ;  puis  il  ^it  avec  sa 
sœur,  une  personne  fort  respectable,  mais  qui  est  bien  la  vieille 
fille  la  plus  rêche  que  je  connaisse... 

—  Une  vieille  fille  revêche?..  Attendez  donc  !..  C'est  de  M.  de  La 
Roche-Élie  qu'il  s'agit  ! 

—  Mon  Dieu,  oui...  Du  reste,  j'en  fais  d'autant  moins  mystère 
que  vous  allez  le  voir...  Je  dois  le  présenter  ce  soir  à  M™*  la  com- 
tesse Delphine. 

—  La  Roche-Élie  !  s'écrie  quelqu'un,  c'est  un  agronome  distin- 
gué... On  parle  de  lui  comme  d'un  futur  candidat  officiel  à  la  dépu- 
tation. 

—  C'est  vrai  !  réplique  M.  Tiffeneau  ;  dans  la  peau  de  ce  timide 
il  y  a  un  ambitieux;  il  ira  certainement  un  jour  au  corps  législatif... 
Mais,  motus,  je  crois  que  le  voici... 

En  effet,  le  timbre  vient  de  tinter,  et  un  valet  de  pied  introduit 
dans  le  jardin  le  nouvel  arrivant,  que  M.  Tiffeneau  s'empresse  de 
présenter  à  la  vieille  comtesse. 

Autant  qu'on  en  peut  juger  aux  lueurs  fuyantes  du  crépuscule, 
M.  de  La  Roche-Élie  paraît  aussi  noir  de  mine  que  d'habit.  Avec  ses 
cheveux  plats,  ses  yeux  ronds  et  tristes,  ses  favoris  châtains  enca- 


hSh  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

drant  un  visage  olivâtre,  il  a,  comme  on  dit  en  province,  l'air  cha- 
brwi.  Son  front  déjà  plissé,  ses  paupières  fatiguées,  ses  lèvres  bou- 
deuses donnent  à  sa  physionomie  une  expression  vieillote.  Son 
attitude  est  à  la  fois  timide  et  compassée.  Il  y  a  en  lui  un  mélange 
de  gaucherie  et  de  morgue  doctrinaire  qui  attire  peu.  Néanmoins, 
M*^^  des  Réaux,  qui  n'a  pas  perdu  un  mot  de  la  conversation  du  pré- 
sident Tiffeneau,  examine  le  jeune  magistrat  avec  bienveillance,  puis, 
tandis  que  M.  de  La  Roche-tlie  cause  avec  la  douairière  et  le  pré- 
sident, elle  se  glisse  dans  le  salon,  où  se  trouve  déjà  sa  fille. 

—  Hélène!  murmure-t-elle  en  la  tirant  à  l'écart,  on  va  présenter 
à  la  comtesse  un  jeune  magistrat,  M.  de  La  Roche-Élie...  S'il  vient 
te  parler,  sois  aimable  avec  lui,  je  te  dirai  tantôt  pourquoi. 

La  jeune  fille  regarde  sa  mère  avec  ses  grands  yeux  distraits, 
ébauche  un  sourire  où  il  y  a  plus  d'étonnement  que  de  déférence, 
et  court  se  mêler  de  nouveau  au  cercle  bruyant  qui  entoure  Del- 
.phine  de  Boiscoudray. 

Hélène  vient  d'entrer  dans  sa  dix-neuvième  année  et  elle  est  très 
en  beauté.  Sa  robe  de  laine  blanche,  qui  la  drape  comme  une  statue 
antique ,  permet  d'admirer  la  ligne  irréprochable  des  épaules,  du 
buste  et  des  hanches.  Ses  abondans  cheveux  roux  sont  tordus  sim- 
plement et  attachés  assez  bas,  mais  sans  couvrir  la  nuque,  de  façon 
à  laisser  voir  la  forme  de  la  tête,  ainsi  que  l'oreille  mignonne  et 
délicate  comme  une  fleur.  Ses  bandeaux  lisses  et  plaqués  sur  le 
front  encadrent  d'or  fauve  son  visage  au  teint  blanc  et  à  l'ovale 
très  pur.  Sous  de  minces  sourcils,  ses  yeux  d'émeraude  élincellent; 
les  ailes  du  nez,  délicatement  modelées,  se  gonflent  à  la  moindre 
émotion  ;  un  sourire  un  peu  moqueur  relève  les  coins  retroussés 
de  sa  bouche  aux  lèvres  fines  et  découvre  à  demi  de  petites  dents 
très  blanches,  un  peu  écartées  l'une  de  l'autre.  Celte  beauté 
fraîchement  épanouie  repousse  au  second  plan  la  grâce  plus  mûre 
et  plus  savante  de  Delphine  de  Boiscoudray.  La  comtesse  est  cepen- 
dant très  séduisante,  ce  soir,  dans  sa  robe  de  satin  noir  garnie  de 
dentelles  blanches,  avec  ses  cheveux  châtains  qui  tombent  en  fri- 
sons sur  son  front;  mais  on  sent  qu'un  soupçon  de  rouge  a  avivé 
la  couleur  de  ses  lèvres  et  que  ses  yeux  ont  été  agrandis  à  l'aide 
du  crayon  noir. 

M"*  de  Boiscoudray  afi'ecte  de  mignardes  façons  d'ingénue  et  un 
parler  aux  intonations  enfantines,  (jui  contrastent  avec  le  hardi  re- 
gard de  ses  yeux  bruns  et  la  familiarité  des  poignées  de  main 
qu'elle  distribue  aux  jeunes  gens  à  mesure  qu'ils  entrent  dans  le 
salon.  —  Parmi  les  derniers  venus  se  trouvent  deux  anciennes  con- 
naissances d'Hélène  :  Philippe  de  Préfaille  et  Raymond  Descombes. 

Philippe  est  toujours  aussi  beau  que  lorsqu'il  ouvrait  la  chasse 


HÉLÈNE.  A 85 

de  Saint-Hubert  avec  M™®  de  Boiscoiidray,  mais  sa  beauté  est  plus 
virile  et  son  élégance  plus  raffinée.  Très  lancé  dans  la  haute  vie 
mondaine,  passant  une  partie  de  l'année  à  Paris,  où  il  mange  son 
fonds  et  son  revenu,  il  émerveille  la  province  et  donne  le  ton  à  la 
jeunesse  tourangelle.  Les  journaux  de  sport  citent  ses  équipages 
de  chasse  et  ses  chevaux  de  course  ;  il  est  très  à  la  mode  et  toutes 
les  femmes  se  montent  la  tête  pour  lui.  Comme  il  est  spirituel  et 
plus  cultivé  que  la  moyenne  des  gandins  qui  l'entourent,  il  séduit 
non-seulement  les  mondaines  frivoles  de  l'espèce  de  Delphine  de 
Boiscoudray,  mais  encore  les  natures  plus  réfléchies  et  plus  sérieuses, 
—  Hélène  des  Réaux,  entre  autres. 

En  le  voyant  entrer  quelques  jours  après  le  grand  prix  dans  le 
salon  de  l'hôtel  Boiscoudray,  Hélène,  dès  le  premier  moment,  avait 
été  éblouie.  Ce  jeune  gentilhomme,  riche,  bien  doué,  ayant  des  goûts 
d'artiste,  habile  à  tous  les  exercices  du  corps,  —  dont  on  racontait 
les  duels  et  les  bonnes  fortunes,  —  dont  l'élégance  avait  un  parfum 
de  si  exquise  distinction,  —  dont  la  conversation  effleurait  tous  les 
sujets,  les  plus  graves  comme  les  plus  légers,  sans  cesser  d'être 
amusante  et  sans  jamais  dépasser  la  mesure,  —  lui  apparaissait 
comme  l'idéal  auquel  elle  rêvait  depuis  si  longtemps.  Au  sortir  de 
cette  première  entrevue,  Hélène  s'était  dit  :  «  Voilà  l'homme  dont 
je  voudrais  être  aimée  ;  )>  et ,  le  lendemain ,  elle  s'était  répété  : 
«  C'est  celui-là  qu'il  faudrait  conquérir  et  épouser!  »  —  Pourquoi 
pas?  Elle  se  savait  belle  et  elle  avait  déjà  expérimenté  la  force  d'at- 
traction que  pouvait  exercer  sa  beauté.  Elle  avait  de  l'esprit  et  de 
la  naissance;  pourquoi  ji'aspirerait-elle  pas  à  la  conquête  du  seul 
homme  qui  lui  parût  digne  de  marcher  de  pair  avec  elle  dans  la 
vie? 

Baronne  de  Préfaille  !  —  car  il  était  baron  et  sa  baronnie  re- 
montait aux  croisades;  —  oui,  c'était  là  qu'il  fallait  viser.  En  se 
promenant  le  long  des  terrasses  du  Pressoir,  pour  un  peu  elle  se 
fût  écriée  comme  Juliette  :  «  S'il  en  épouse  une  autre,  la  tombe 
sera  mon  lit  de  noce!  »  —  Elle  tressaillait  d'orgueil  à  l'idée  d'être 
sa  femme,  d'habiter  Paris,  d'avoir  un  salon  où  elle  recevrait  les 
hommes  politiques,  les  artistes,  toutes  les  célébrités,  et  où  elle 
régnerait  en  souveraine... 

Pourtant,  quand,  la  semaine  d'après,  elle  s'était  retrouvée  avec 
lui  chez  la  comtesse  et  qu'il  lui  avait  adressé  la  parole,  elle  s'était 
aperçue  qu'elle  était  très  intimidée,  presque  tremblante.  Le  regard 
clair,  assuré  et  câlin  de  Philippe  la  troublait.  Quand,  presque  indo- 
lemment, du  bout  de  ses  lèvres  souriantes  que  surmontait  une  fine 
moustache  retroussée  en  pointe ,  il  laissait  tomber  un  compliment 
ou  une  remarque  légèrement  moqueuse,  elle  perdait  le  fil  de  ses 


486  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pensées,  et,  bien  qu'on  la  citât  pour  la  vivacité  de  ses  reparties,  elle 
ne  savait  que  répondre.  Elle  n'avait  plus  ce  beau  sang-froid,  cette 
pleine  possession  d'elle-même,  qui  ne  l'avaient  jamais  abandonnée 
dans  ses  entretiens  avec  Raymond  Descombes,  et  elle  se  deman- 
dait avec  inquiétude  si ,  au  lieu  de  conquérir,  ce  n'était  pas  elle 
qui  allait  être  conquise... 

Ce  soir  encore,  en  revoyant  Philippe  qui  s'avance  pour  la  saluer, 
elle  éprouve  la  même  émotion  et  perd  immédiatement  toute  son 
assurance.  Heureusement,  elle  aperçoit  Raymond  qui  vient  d'entrer 
et  qui  arrive  à  point  pour  faire  diversion.  —  Ils  ne  se  sont  pas  ren- 
contrés une  seule  fois  pendant  ce  dernier  hiver,  que  le  jeune  homme 
a  passé  tout  entier  à  Poitiers,  et  Hélène  est  passablement  surprise 
de  le  retrouver  dans  ce  salon  très  fermé,  où  l'on  ne  reçoit  guère  la 
bourgeoisie  tourangelle. 

Raymond  n'a  pas  beaucoup  changé  ;  il  a  pris  seulement  un  peu 
plus  d'aplomb  et  il  a  l'air  moins  jouvenceau  qu'autrefois;  mais  dans 
ses  yeux  renfoncés  Hélène  lit  toujours  le  même  dévoûment,  la  même 
tendre  admiration.  Il  s'approche  et  lui  serre  la  main. 

—  Vous  devez  être  étonnée  de  me  voir  ici?  demande-t-il  ingé- 
nument. 

—  Oai,..  un  peu...  Comment  connaissez-vous  la  comtesse  ? 

—  La  musique  nous  a  mis  en  relations...  Cet  hiver  on  a  joué 
une  opérette  de  ma  composition  dans  un  château  où  elle  se  trou- 
vait... Nous  nous  sommes  connus  pendant  les  répétitions,  et,  sa- 
chant que  j'habitais  Tours,  elle  m'a  invité  à  ses  mardis.  —  J'y  viens 
aujourd'hui  pour  la  première  fois. 

Près  de  Philippe  de  Préfaille,  Raymond  paraît  bien  effacé  et  bien 
humble;  pourtant  Hélène  lui  fait  bon  accueil.  Elle  lui  parle  avec  ces 
intonations  caressantes  qui  ne  manquent  jamais  leur  effet  sur  un 
cœur  naïf.  Il  s'y  laisse  prendre  comme  toujours,  car  il  croit  encore 
à  la  persistance  d'un  amour,  hélas!  évaporé  et  dont  il  est  seul  à 
conserver  le  parfum.  Certes,  Hélène  n'est  ni  perfide  ni  encline  à  la 
duplicité  ;  mais  elle  est  femme  et  n'est  point  f:\chee  de  sentir  près 
d'elle  cet  amoureux  enthousiaste,  dont  la  ferveur  |)Ourra  aiguillon- 
ner M.  de  Préfaille  et  exciter  en  lui  une  désirable  émulation. 

A  ce  moment,  le  président  Tiffeneau  rentre  au  salon  et  amène 
son  protégé  à  Delphine  de  Roiscoudray  : 

—  Permettez-moi,  madame  la  comtesse,  de  vous  présenter  M.  So&- 
thëne  de  La  Roche-Élie,  un  do  nos  magistrats  les  plus  distingués. 

M*"'  de  Roiscoudray,  qui  est  myope  et  qui  en  abuse,  regarde  pres- 
que sous  le  nez  M.  do  La  Rocho-Klie.  Elle  lui  tend  la  main,  puis  do 
sa  voix  flûtéo  et  mignardc  : 

—  Vous  allez  nous  trouver  bien  frivoles,  monsieur,  vous  qui  êtes 


HÉLÈNE.  487 

un  savant  et  un  anachorète!..  On  dit  que  vous  ne  connaissez  les 
femmes  que  pour  les  avoir  vues  du  haut  de  votre  tribunal...  Fi! 
que  c'est  vilain!..  Nous  vous  corrigerons  de  ce  défaut-là... 

Elle  débite  cela  avec  les  inflexions  de  voix  enfantines  dont  elle 
est  coutumière  et  qui  lui  permettent  de  lancer  des  impertinences 
de  l'air  le  plus  innocent  du  monde.  —  M.  de  La  Roche-Élie  rougit 
et  s'incline.  Tout  à  coup  ses  gros  yeux  humides  s'arrondissent  en- 
core et  restent  fixés  dans  la  direction  d'un  guéridon  où  Hélène  four- 
rage distraitement  dans  un  vase  plein  de  fleurs,  tout  en  écoutant 
les  confidences  de  Raymond.  Éclairée  de  haut  par  les  bougies 
d'une  torchère,  elle  se  tient  debout,  artistement  drapée  dans  sa 
robe  blanche  ;  sa  tète  de  statue  grecque  est  un  peu  ioclinée,  ses 
cils  sont  baissés,  im  sourire  énigmatique  voltige  sur  ses  lèvres  et 
son  bras  nu  jusqu'au  coude  laisse  voir  ses  contours  satinés  au  mi- 
lieu des  verdures  tombantes.  Elle  a  peu  à  peu  l'intuition  d'un  re- 
gard obstinément  arrêté  sur  elle,  sa  tête  se  relève  et  ses  yeux  ren- 
contrent ceux  de  M.  de  La  Roche-Élie,  qui  en  reçoit  comme  une 
secousse.  11  va  rejoindre  le  président  Tifleneau,  qui  se  prépare  à 
faire  le  whist  de  la  vieille  comtesse  de  Boiscoudray,  et  lui  pinçant 
légèrement  le  bras,  il  murmure  : 

—  Quelle  est  cette  jeune  femme  en  blanc,  là,  près  du  guéridon? 

—  Ce  n'est  pas  une  jeune  femme,  mon  ami,  c'est  une  jeune  fille... 
M"®  Hélène  des  Réaux. 

—  Ah!.,  merci! 

Cependant,  à  la  prière  de  Delphine  de  Boiscoudray,  Raymond 
s'est  mis  au  piano  et  joue  une  de  ses  dernières  compositions;  — 
une  sorte  de  pastorale,  très  subtilement  imprégnée  du  sentiment 
de  la  vie  rustique,  où,  à  travers  des  recherches  harmoniques  d'une 
couleur  toute  moderne,  revient  de  temps  en  temps,  comme  une 
note  de  nature,  cette  mélodie  populaire  que  le  jeune  homme  a  re- 
cueillie jadis  dans  les  landes  de  La  Châtaigneraie.  Aux  sons  de  cette 
musique,  Hélène  est  soudain  transportée  aux  lisières  de  la  forêt  de 
Loches.  Elle  revoit  le  pâtis  semé  d'ajoncs  en  fleurs  où  Raymond  no- 
tait la  chanson  de  la  pastoure  ;  elle  se  rappelle  la  veillée  près  du 
corps  de  Jacques  des  Réaux,  devant  cette  fenêtre  ouverte  sur  la 
campagne  endormie  où  chantaient  tant  de  rossignols  ;  —  un  mo- 
ment, ce  premier  amour,  ébauché  sous  les  tilleuls  du  Pressoir  et  au 
bord  des  étangs  du  Liget,  refleurit  pour  elle  dans  sa  verte  fraîcheur 
et  elle  en  respire  le  parfum,  suave  comme  celui  d'une  rose  de  haie. 
—  Assise  à  l'angle  d'un  canapé,  tandis  que  les  touches  vibrent  mé- 
lodieusement sous  les  doigts  du  musicien,  elle  regarde  alternative- 
ment Philippe  de  Préfaille,  Raymond  Descombes,  et  elle  les  com- 
pare :  —  Philippe  est  certainement  supérieur  à  Raymond  ;  il  a  plus 


AS8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  mordant  et  plus  de  prestige;  il  cause  une  sensation  plus  vio- 
lente, plus  chaude  ;  tandis  que  Raymond,  c'est  la  tendresse  pure, 
presque  virginale,  quelque  chose  comme  une  mélodie  lointaine  en- 
tendue pendant  le  crépuscule,  ou  comme  une  confidence  d'amour 
soupirée  à  voix  basse... 

Elle  s'absorbe  doucement  dans  ses  ressouvenirs  et  ses  compa- 
raisons; mais  soudain  une  voix  inconnue  résonne  derrière  elle  et  la 
fait  tressaillir  ;  —  une  voix  de  fausset,  à  la  fois  timide  et  désagréa- 
blement perçante  : 

—  Vous  paraissez  beaucoup  aimer  la  musique,  mademoiselle? 
Elle  se  retourne  et  reconnaît  M.  de  La  Roche-Élie  à  demi  incliné 

vers  le  canapé.  Elle  le  toise  d'un  regard  assez  dédaigneux  et  lui 
répond  d'un  ton  bref  où  perce  l'ennui  d'être  dérangée  : 

—  Beaucoup,  monsieur,  et  vous? 

—  Oh  !  moi,  reprend-il  avec  son  air  de  magistrat,  je  suis  un  pro- 
fane... Pour  moi,  la  musique  n'est  qu'un  bruit  dont  je  ne  saisis  ni 
le  sens  ni  le  charme. 

—  Tant  pis,  monsieur,  je  vous  plains!  réplique-t-elle  sèche- 
ment. 

Il  reste  un  peu  abasourdi  de  cette  réponse,  et,  comme  il  n'a  pas 
le  don  de  la  repartie,  surtout  avec  les  dames,  il  cherche  laborieu- 
sement un  autre  sujet  de  conversation,  mais  pendant  ce  temps,  Hé- 
lène s'est  levée  et  s'en  est  allée  complimenter  Raymond. 

On2e  heures  sonnent.  C'est  l'heure  où  la  douairière  de  Boiscou- 
dray  regagne  son  appartement.  La  vieille  dame  se  retire  silencieu- 
sement et  d'autres  invités  imitent  son  exemple  ;  le  président  TifTe- 
neau  et  plusieurs  personnes  âgées  prennent  congé.  Delphine  de 
Boiscoudray  les  accompagne  cérémonieusement  jusqu'au  seuil,  puis, 
quand  la  porte  du  salon  s'est  refermée,  elle  esquisse  une  moqueuse 
révérence  et  dit  de  son  ton  ingénu  : 

—  Maintenant  que  les  gens  raisonnables  sont  partis,  nous  pou- 
vons nous  amuser...  Je  propose  un  colin-maillard. 

De  même  qu'elle  affecte  un  parler  enfantin,  M™*  de  Boiscoudray 
a  un  faible  pour  les  jeux  du  jeune  âge.  Elle  aime  ces  gamineries  ta- 
pageuses, ces  familiarités  garçonnières,  ces  heureuses  rencontres 
qui  permettent  aux  joueurs  de  prendre  avec  la  taille  des  dames 
d'agréables  libertés  que  l'emportement  du  jeu  fait  excuser.  —  La 
proposition  est  acclamée  et  la  j)artie  s'engage.  —  Alors  ce  sont, 
dans  les  deux  salons  contigus,  des  rondes  folâtres,  des  farandoles 
tumultueuses  autour  du  «  chat,  »  qu'aveugle  un  mouchoir  étroite- 
ment noué,  puis  des  débandades  soudaines  dans  tous  les  coins,  des 
poursuites  à  tâtons  derrière  les  meubles,  des  luttes  pleines  de  pé- 
ripéties charmantes  entre  le  poursuivant  et  la  proie  qu'il  a  saisie, 


HÉLÈNE.  489 

des  chœurs  d'éclats  de  rire,  dont  le  tapage  doit  singulièrement 
troubler  là-haut,  dans  ses  prières,  la  vieille  comtesse  de  Boiscou- 
dray. 

A  un  certain  moment,  c'est  Philippe  de  Préfaille  qui  a  les  yeux 
bandés.  Après  avoir  erré  à  travers  les  groupes  moqueurs  qui  lui 
fredonnent  sous  le  nez  des  airs  narquois,  puis  s'éparpillent  à  son 
approche,  il  suit  enfin  une  piste  et  met  la  main  sur  Hélène  des  Réaux, 
qui  tente  d'inutiles  efforts  pour  se  dégager.  Il  la  retient  dans  ses 
bras  et  elle  éprouve  une  si  forte  émotion  qu'elle  en  est  comme  pa- 
ralysée. Lentement,  curieusement,  il  palpe  les  bras  demi-nus,  les 
épaules,  les  cheveux  aux  épaisses  torsades  ;  il  semble  prendre  plaisir 
à  prolonger  cet  examen  qui  tient  Hélène  toute  palpitante  sous  la  ca- 
resse des  doigts  promenés  délicatement.  A  la  fin  il  se  décide  à  par- 
ler et  s'écrie  d'une  voix  triomphante  : 

—  W^  des  Réaux  ! 

—  Il  y  a  mis  le  temps  !  chuchote  Delphine  de  Boiscoudray  à 
l'oreille  de  M.  de  La  Roche-Élie,  qui  retrousse  en  une  moue  scan- 
dalisée ses  lèvres  boudeuses. 

Il  est  minuit,  on  songe  enfin  à  se  retûer.  Dans  la  voiture  qui  les 
ramène  au  Pressoir,  Hélène  s'est  rencognée  en  face  de  sa  mère, 
et,  toute  frémissante,  il  lui  semble  sentir  encore  autour  de  sa  taille 
la  main  fine  et  nerveuse  de  Philippe. 

—  Eh  bien!  lui  demande  sa  mère,  M.  de  La  Roche-Élie  t'a  parlé?.. 
As-tu  été  aimable  avec  lui? 

—  Non,  répond  laconiquement  la  jeune  fille  agacée  d'être  trou- 
blée dans  sa  rêverie. 

—  Tu  as  eu  tort,  ma  chère,..  M.  de  La  Roche-Elie  cherche  à  se 
marier  et  c'est  un  parti  d'importance  :  riche,  ne  tenant  pas  à  la  for- 
tune, influent,  plein  d'avenir...  On  parle  de  lui  comme  d'un  futur 
député. 

—  II  sera  bien  laid  à  la  tribune,  réplique  Hélène  en  étouffant  un 
bâillement. 

—  Mais  non,  pas  si  laid  que  ça...  Il  a  quelque  chose  de  sévère 
et  de  distingué...  Et  puis  deax  millions,  songes-y,  ce  n'est  pas  à 
dédaigner... 

—  Merci  !  dit-elle  en  se  rejetant  dans  son  coin,  ses  deux  millions 
ne  me  touchent  pas...  Je  vaux  mieux  que  cela! 


VIII. 

Un  soir,  on  dansait  chez  M'^^  de  Boiscoudray,  —  oh  !  une  simple 
sauterie  entre  intimes,  —  la  comtesse  devant,  dès  le  1"  juillet. 


590  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

s'installer  aux  Aiguës,  un  petit  château  qu'elle  avait  dans  la  vallée 
de  l'Indre,  entre  Montbazon  et  Gormery.  —  Les  danseurs  occu- 
paient les  deux  salons  contigus  dont  les  portes-fenêtres  don- 
naient sur  une  vérandah  d'où  l'on  pouvait  descendre  dans  le 
jardin.  —  Hélène,  qui  venait  de  jouer  au  piano  un  lancier,  était 
allée  s'asseoir  près  d'une  embrasure  de  porte.  Elle  s'éventait  dis- 
traitement et,  par  une  des  baies  de  la  vérandah,  suivait,  dans 
l'ombre  des  massifs,  la  silhouette  de  Philippe  de  Préfaille,  qui  se 
promenait  en  fumant  une  cigarette. 

La  jeune  fille  était  mélancolique  et  mécontente  d'elle-même.  Trois 
semaines  s'étaient  écoulées  depuis  qu'elle  avait  rencontré  Philippe 
chez  M"^  de  Boiscoudray  et,  contre  son  espérance,  elle  ne  l'avait 
pas  conquis.  S'il  tenait  une  large  place  dans  son  cœur,  elle  était 
forcée  de  reconnaître  que  la  réciproque  n'existait  pas  et  qu'elle 
n'avait  qu'une  médiocre  part  dans  les  préoccupations  de  M.  de  Pré- 
faille. Assurément  il  se  montrait  aimable  avec  elle,  il  la  faisait 
danser  et  semblait  s'amuser  de  ses  reparties  spirituelles,  mais  rien 
n'indiquait  qu'il  fût  amoureux.  De  lui  à  elle  il  n'y  avait  pas  ce  je 
ne  sais  quoi  de  tendre,  de  mystérieusement  ému,  de  velouté,  qui 
trahit  le  commencement  d'une  passion.  Lorsqu'ils  se  trouvaient 
ensemble,  Hélène  ne  devinait  pas,  chez  Philippe,  ce  frémissement 
intérieur  qu'elle  éprouvait  si  fort  en  lui  parlant.  Elle  avait  eu  beau 
encourager  les  assiduités  de  Raymond,  dans  l'espoir  qu'elles  amè- 
neraient Philippe  à  se  prononcer,  il  n'avait  pas  eu  l'air  de  s'en  in- 
quiéter ni  même  de  s'en  apercevoir  î 

Ce  manège  de  coquetterie  n'avait  eu  d'autre  résultat  que  de  sus- 
citer la  jalousie  d'un  amoureux  auquel  Hélène  ne  pensait  pas  et  qui 
s'obstinait  à  l'accabler  de  ses  complimens  gauchement  tournés. 
M.  de  La  Roche-Élie  avait  été,  dès  le  premier  jour,  fortement  trou- 
blé par  la  beauté  de  la  jeune  fille,  et  il  la  poursuivait  partout  de 
son  ombrageuse  adoration.  Tandis  qu'Hélène,  la  tête  tournée  vers 
la  vérandah,  suivait  rêveusement  les  circuits  de  Philippe  autour 
des  pelouses,  M.  de  La  Roche-Ëlie,  la  voyant  seule,  s'était  appro- 
ché. H  sollicita  timidement  la  permission  de  s'asseoir  auprès  d'elle. 

11  paraissait  inquiet,  comme  un  homme  qui  a  beaucoup  de  choses 
à  dire,  mais  qui  est  fort  embarrassé  de  trouver  un  exorde.  H 
commença  par  disserter  lourdement  sur  les  tristesses  de  la  vie 
d'un  célibataire,  sur  le  mariage  en  général,  et  brusquement  de- 
manda à  Hélène  ce  qu'elle  en  pensait. 

—  Mais,  monsieur,  répondit-elle  en  riant,  ce  n'est  pas  une  ques- 
tion à  poser  aux  jeunes  filles...  Elles  sont  incompétentes,  comme 
vous  dites  au  tribunal. 

—  Une  jeune  fille  doit  devenir  femme  un  jour,  et  par  conséquent 


HÉLÈNE.  A9i 

doit  avoir  son  opinion  là-dessus...  Vous-même,  mademoiselle,  vous 
comptez  vous  marier,  sans  doute? 

—  Certainement. 

—  Et  quand  cela?..  Bientôt? 

—  Dans  deux  ou  trois  ans,  je  suppose...  Mais  qu'est-ce  que  cela 
peut  vous  faire? 

—  Alors  pas  avant  deux  ou  trois  ans? 

—  Mais  si...  Seulement  il  faudrait  des  circonstances  qui  peuvent 
ne  pas  se  produire...  On  ne  sait  jamais... 

—  Enfin,  si  on  vous  demandait  maintenant,  refuseriez-vous? 
Hélène  le  regardait  ébahie  et  commençait  à  se  sentir  mal  à  l'aise. 

Ayant  le  pressentiment  de  ce  qui  allait  se  passer,  elle  résolut  de 
s'en  tirer  en  tournant  la  chose  en  plaisanterie. 

—  Cela  dépendrait,  répondit-elle  avec  un  sourire. 

—  De  quoi? 

—  Du  prétendant...  Si  le  fils  du  roi  me  demandait,  j'accepte- 
rais. 

—  Vous  plaisantez  toujours,  murmura-t-il  en  fronçant  ses  gros 
sourcils  bruns. 

—  Je  vous  assure  que  non. 

—  Si  un  jeune  homme  vous  mmait,..  vous  prouvait  qu'il  vous 
aime  sérieusement,  que  diriez-vous? 

—  11  faudrait  d'abord  qu'il  me  plût. 

—  Comment  devrait-il  être  fait  pour  vous  plaire?..  Blond  ou 
brun?..  Je  vous  crois  trop  sensée  pour  vous  attacher  exclusivement 
au  physique. 

—  Sans  doute. 

—  Les  qualités  morales  vous  suffiraient,  alors? 

—  Quel  drôle  de  conversation  vous  avez  ce  soir! 

—  Je  vous  en  prie,  écoutez-moi!..  Répondez-moi! 

—  Eh  bien  !  reprit-elle,  toujours  raillant,  il  faudrait  qu'il  fût 
vertueux,  bon,  pur,  éthéré!.. 

—  Et  alors? 

—  Alors  on  verrait...  Ah!  si  c'était  le  fils  du  roi! 

—  Ne  riez  pas...  Et  si  c'était...  M.  Raymond  Descombes? 

Elle  le  regarda  malicieusement  entre  ses  cils  mi-clos,  comprit 
qu'il  était  jaloux  et  prit  malicieusement  une  attitude  hésitante  : 

—  Ah!  dame,  fit-elle  en  plissant  son  front  d'un  air  méditatif...  Eh 
bien!  non,  je  le  renverrais  à  l'école. 

—  Vous  le  trouvez  trop  jeune?  reprit-il  avec  un  éclaircissement 
de  toute  sa  physionomie. 

—  Oui...  Est-ce  qu'il  vous  a  chargé  de  parler  pour  lui? 

—  Non,  non,  je  plaisante... 

Il  s'arrêta,  balbutiant,  pâle,  la  voix  tremblante. 


A92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Enfin,  où  voulez-vous  en  venir?  dit-elle  impatientée  pour  le 
compte  de  qui  me  débitez-vous  cela? 

—  C'est  pour  moi. 

—  Pour  vous?..  Dieu!  que  vous  êtes  drôle!..  Voyons,  pas*  de 
gestes  désespérés;  on  nous  regarde...  "Vous  achèverez  votre  confi- 
dence un  autre  soir. 

Elle  venait  d'apercevoir  Philippe  qui  se  dirigeait  vers  elle,  et  l'in- 
sistance de  M.  de  La  Roche-Élie  l'agaçait. 
Le  magistrat  courba  la  tête  : 

—  Je  vous  obéirai,  mademoiselle,  j'attendrai...  Je  vous  prouve- 
rai,., oui,  je  vous  prouverai  que  je  vous  adore!.. 

Elle  se  leva  et  fit  quelques  pas  au-devant  de  Philippe,  qui  s'avan- 
çait d'un  air  nonchalamment  souriant. 

—  Je  crois,  monsieur  de  Préfaille,  lui  dit-elle,  que  nous  devons 
danser  cette  valse  ensemble  ? 

Il  la  regarda  d'un  œil  un  peu  étonné,  comprit  rapidement  qu'elle 
voulait  se  débarrasser  de  son  interlocuteur  et  s'inclina  en  lui  offrant 
le  bras. 

—  Merci,  murmura  Hélène  en  s'éloignant  avec  lui,  je  vous  de- 
mande pardon  d'avoir  ainsi  disposé  de  vous...  Faisons  seulement 
deux  ou  trois  tours  pour  la  forme,  et  puis  je  vous  rendi*ai  votre 
liberté. 

Philippe  protesta.  —  Puisque  cette  bonne  fortune  lui  était  échue, 
il  voulait  en  jouir  complètement  et  ne  céder  sa  place  à  personne. 

Au  piano,  quelqu'un  jouait  une  valse  de  Strauss.  Ils  prirent  leur 
envolée  et  tournoyèrent  lentement  à  travers  les  deux  salons.  Phi- 
lippe était  un  excellent  valseur  ;  Hélène  dansait  avec  une  grâce 
non  pareille.  Elle  s'abandonnait  au  bras  de  son  cavalier  chastement, 
souplement  et  ne  semblait  plus  faire  qu'un  avec  lui.  Depuis  sa 
tête  rousse  légèrement  inclinée  jusqu'à  l'extrémité  de  sa  jupe  de 
mousseline  traînante,  son  beau  corps  présentait  une  ligne  onduleuse 
d'une  élégance  achevée.  Philippe  savourait  en  gourmet  la  volupté 
de  presser  dans  sa  main  cette  taille  flexible,  de  respirer  la  péné- 
trante odeur  féminine  qui  s'exhalait  de  cette  ronde  poitrine  satinée 
et  embaumante  comme  une  rose -thé.  En  général,  il  n'aimait  pas 
beaucoup  les  jeunes  filles,  mais  celle-là,  avec  son  regard  inquiétant, 
son  esprit  précoce,  sa  i)arole  mordante,  ses  formes  pleinement* 
épanouies,  avait  déjà  tout  d'une  femme  et,  en  plus,  une  virginale 
verdeur  qui  donnait  un  attrait  singulièrement  vif  à  sa  beauté.  — 
Après  avoir  valsé  longuement  et  silencieusement  à  travers  les  deux 
salons,  ils  s'arrêtèrent  sous  la  vérandah. 

—  Je  vous  dois  une  explication  de  ma  demande  un  pou  indiscrète, 
murmura  Hélène  en  s'arrêtant. 

—  Indiscrète  !  se  récria-t-il,  ne  me  gâtez  pas  le  i)laisir  de  celle 


HÉLÈNE.  493 

valse,  en  me  disant  que  je  n'ai  été  pour  vous  qu'un  ^'uIgaire  sau- 
veteur. Il  était  donc  bien  ennuyeux,  votre  magistrat  ? 

—  Plus  qu'ennuyeux,  importun. 

Elle  s'arrêta,  — puis,  emportée  par  ce  désir  de  tout  savoir  qui,  de- 
puis la  Psyché  antique,  a  toujours  poussé  les  femmes  à  risquer  leur 
repos  pour  aller  jusqu'au  bout  de  leur  curiosité,  —  l'idée  lui  vint 
de  conter  à  Philippe  la  démarche  de  M.  de  La  Roche-Élie,  afin  de 
voir  comment  il  accueillerait  une  pareille  confidence. 

—  Oui,  continua-t-elle  en  examinant  attentivement  M.  de  Pré- 
faille, importun  jusqu'à  en  être  gênant  !..  Figurez- vous  qu'il  était  en 
train  de  me  demander  en  mariage  ? 

Il  se  mit  à  rire  : 

—  Hé  !  hé!  il  ne  manque  pas  d'outrecuidance,  ce  monsieur,  et 
d'après  la  hâte  avec  laquelle  vous  l'avez  quitté,  je  devine  ce  que 
vous  lui  avez  répondu  ? 

—  Moi?.,  rien.  A  de  pareilles  questions  il  est  difficile  de  répondre 
nettement  ce  que  l'on  pense. 

—  Surtout  si  c'était  a  non  »  que  vous  pensiez...  31ais,  pardon, 
voilà  que  je  deviens  indiscret  à  mon  tour. 

Elle  baissa  les  yeux  et  s'éventa  avec  plus  de  rapidité  : 

—  Vous  avez  deviné  juste,  c'était  «  non.  » 

Tout  à  travers  le  va-et-vient  de  son  éventail,  elle  épiait  la  con- 
tenance de  M.  de  Préfaille.  Elle  aurait  voulu  lire  sur  son  visage  une 
certaine  inquiétude  tandis  qu'elle  lui  révélait  l'entretien  de  M.  de 
La  Roche-Élie  ;  elle  aurait  été  heureuse  de  voir  ensuite  sa  physio- 
nomie s'éclairer,  comme  s'était  illuminé  le  visage  rogue  du  magis- 
trat, lorsqu'elle  lui  avait  dit  qu'elle  trouvait  Raymond  trop  jeune. 
Mais  elle  en  fut  pour  ses  frais  d'observation.  Le  beau  Philippe  ne 
sourcilla  pas;  ses  yeux  gardèrent  tout  le  temps  le  même  clair  re- 
gard ;  son  sourire,  la  même  nonchalante  grâce.  Il  se  borna  à  lui 
dire  de  sa  voix  caressante  : 

—  Vous  avez  eu  grandement  raison.  Charmante  et  jeune  comme 
vous  l'êtes,  à  quoi  bon  songer  déjà  à  mettre  votre  jeunesse  sous  le 
boisseau  du  mariage  ?  Laissez  cette  occupation  aux  filles  laides  qui 
voient  venir  avec  terreur  la  saison  où  elles  coifferont  sainte  Cathe- 
rine, mais  vous,  qui  n'aurez  qu'à  tendre  la  main  pour  cueillir  un 

'amoureux,  jouissez  du  plaisir  d'être  admirée,  désirée,  avant  de  faire 
un  choix.  —  Puis  il  ajouta  en  riant  et  en  arrondissant  son  bras  :  — 
Je  crois  que  la  valse  est  fmie,  permettez-moi  de  vous  reconduire  à 
à  votre  place. 

—  Merci,  monsieur,  je  préfère  rester  un  moment  ici,  au  frais. 

Il  salua  et  s'éloigna.  Hélène  demeura  accoudée  à  la  balustrade 
de  la  vérandah,  en  face  du  jardin  très  sombre  d'où  lui  venait  une 


h9ll  RE>UE   DES    DEUX   MONDES. 

pénétrante  odeur  de  seringas.  Derrière  elle,  comme  la  rumeur  d'un 
ruisseau  sur  des  graviers,  elle  entendait  le  bourdonnement  du  bal, 
avec  lequel  contrastait  le  ténébreux  silence  du  jardin  et  de  la  rue 
endormie.  Parfois  seulement,  au  loin  sur  le  mail,  elle  distinguait 
la  chanson  chevrotante  d'un  passant  qui  rentrait  chez  lui,  la  tête 
égayée  par  le  vin  de  Touraine.  Et,  la  figure  couverte  par  son  éven- 
tail, la  joue  rafraîchie  par  les  feuilles  vertes  des  grenadilles  qui 
grimpaient  aux  piliers  de  la  vérandah,  elle  se  répétait  lentement  les 
moindres  propos  de  Philippe  de  Préfaille.  —  Certes,  il  avait  été 
d'une  bonne  grâce  parfaite  ;  il  avait  eu  pour  elle  des  paroles 
aimables,  galantes,  dont  la  musique  câline  lui  caressait  encore  les 
oreilles.  Néanmoins  ce  n'était  pas  cela,  et  il  lui  semblait  qu'un 
cœur  vraiment  épris  eût  trouvé  d'autres  accens.  —  Ah  I  si  elle  avait 
été  à  sa  place,  comme  elle  aurait  autrement  accueilli  une  pareille 
confidence  !  Mais  elle  l'aimait,  tandis  que  lui  ?..  Alors  en  allant  au  fond 
d'elle-même,  Hélène  y  sentait  quelque  chose  de  déçu  et  de  désen- 
chanté qui  sonnait  tristement  à  côté  de  la  gaîté  de  cette  sauterie 
dont  le  l3ourdonnement  tapageur  s'accentuait  derrière  elle.  Et  tout 
d'un  coup  des  larmes  lui  montaient  aux  yeux,  à  la  pensée  qu'elle 
aimait  Philippe  ardemment,  passionnément,  et  que  peut-être  il  ne 
serait  jamais  à  elle, 

IX. 

Le  château  des  Aiguës  est  bâti  à  rai-côte,  sur  la  rive  droite  de 
l'Indre,  au  milieu  d'un  grand  parc  arrosé  de  sources  nombreuses, 
qui  vont  se  jeter  dans  la  rivière,  après  avoir  bouillonné  en  casca- 
telles  sur  des  gradins  de  roches  aux  assises  moussues.  —  Le  châ- 
teau est  un  spécimen  très  pur  de  l'architecture  de  la  renaissance, 
dans  le  genre  d'Azay,  de  Ghenonceaux  et  de  l'hôtel  Gouin  à  Tours. 
Ses  tourelles  coiffées  en  éteignoir,  ses  toits  pointus  et  ses  chemi- 
nées sculptées  découpent  légèrement  leurs  sveltes  silhouettes  sur 
le  fond  vert  des  arbres  ;  sa  façade  de  pierre  blanche,  percée  de 
fenêtres  en  anse  de  panier,  est  ouvragée  comme  une  dentelle  et 
décorée  de  médaillons  où  dos  devises  alternent  avec  des  motifs 
mvthologiques.  Deux  portes  jumelles  à  cintre  surbaissé,  séparées 
par  d'élégantes  colonnettes  feuillagées,  donnent  accès  dans  un  vaste 
vestibule,  tendu  de  vieilles  tapisseries,  qui  communique  avec  les 
salons  et  la  salle  à  manger,  aménagés  à  la  moderne. 

C'était  là  que  M""  de  Boiscoudray  s'installait  de  juillet  à  no- 
vembre; et  qu'elle  recevait  ses  nombreux  amis  par  séries.  On  y 
menait  joyeuse  vie,  et  Delphine,  qui  aimait  le  plaisir,  ne  ménageait 
pas  les  distractions  à  ses  hôtes:  —  promenades  aux  environs,  par- 


HÉLÈNE.  A95 

ties  de  pèche,  bals,  concerts,  soupers,  comédie  de  salon;  —  chaque 
jour  amenait  une  fête  ou  une  folie  nouvelle.  Hélène  des  Réaiix  avait 
été  conviée  l'une  des  premières;  la  comtesse  avait  prié  M™*  des 
Réaux  de  la  lui  donner  pendant  un  mois,  et  celle-ci,  retenue  à  Tours 
près  du  vieux  Nogueras,  avait,  avec  sa  légèreté  habituelle,  confié 
sa  fille  au  chaperonnage  peu  gênant  de  Delphine.  Elle  devait  venir 
la  reprendre  aux  Aiguës  au  commencement  d'août. 

Hélène  se  trwivait  donc  enfin  dans  le  milieu  où  elle  avait  si  sou- 
vent souhaité  de  vi"\Te  pendant  ses  rêveries  d'adolescente.  Elle  pou- 
vait savourer  pleinement  cette  existence  mondaine,  où  l'on  s'éveille 
chaque  matin  avec  un  plaisir  en  perspective,  où  l'on  change  de 
toilette  trois  fois  le  jour  et  où  on  s'endort  sur  le  tard  en  ayant  dans 
les  oreilles  des  bourdonnemens  de  musique,  d'éclats  de  rire  et  de 
galanteries  murmurées  pendant  le  tournoiement  d'une  valse.  Elle 
aimait  cette  vie  ainsi  que  tous  les  raffinemens  de  luxe  et  de  confort 
qui  en  sont  la  conséquence  :  —  les  bibelots  rares,  les  lourdes  ten- 
tures, les  tapis  épais  où  l'on  ne  s'entend  pas  marcher,  les  tableaux 
de  maîtres,  les  valets  attentifs  et  respectueux  dans  leur  correction 
anglaise;  le  thé  de  cinq  heures  au  salon  où  l'on  cause  gaîment  en 
attendant  le  moment  de  remonter  chez  soi  pour  changer  de  robe  ; 
le  dîner  en  grande  toilette  avec  son  service  somptueux,  sa  chère 
exquise,  ses  menus  imprimés  en  lettres  gothiques  sur  papier  de 
Hollande.  —  Quand,  le  soir,  traversant  lentement  le  spacieux  cou- 
loir du  premier  étage,  elle  s'arrêtait  devant  les  grandes  glaces  en- 
cadrées dans  des  boiseries  de  chêne,  elle  se  demandait  si  la  belle 
fille  aux  cheveux  roux  semés  de  narcisses  blancs,  à  la  robe  de  satin 
vert  d'eau,  largement  échancrée  sur  la  poitrine  et  les  épaules,  dont 
elle  voyait  le  reflet  radieux  dans  le  miroir,  était  bien  la  même  per- 
sonne que  cette  petite  des  Réaux  qui  se  morfondait  jadis  dans  la 
solitude  du  Pressoir.  —  Et,  en  dépit  de  son  étonnement,  il  lui  sem- 
blait qu'elle  avait  toujours  vécu  dans  ce  milieu  aristocratique  et 
que  tout  ce  monde  qui  l'entourait  avait  quelque  chose  d'accoutumé 
et  de  déjà  vu. 

Elle  s'y  retrouvait  d'ailleurs  avec  des  figures  familières.  M™^  de 
Boiscoudray  avait  in^^té  en  même  temps  qu'elle  Raymond  Descombes 
et  M.  de  La  Roche-Élie  ;  quant  à  Philippe  de  Préfaille,  il  était  l'hôte 
de  tous  les  jours.  Possédant  à  un  quart  de  lieue  de  là  un  petit  cas- 
tel  qu'il  appelait  son  pigeonnier,  il  n'avait  que  l'Indre  à  traver- 
ser pour  se  rendre  aux  Aiguës  et  il  y  arrivait  aussitôt  après  le  dé- 
jeuner. Le  surplus  des  invités  se  composait  de  quelques  officiers  de 
la  garnison  de  Tours  et  d'un  lot  de  jolies  Anglaises  appartenant  à  la 
colonie  étrangère.  Tout  ce  monde  était  jeune  et,  à  l'exception  de  M.  de 
La  Roche-Élie,  très  en  dehors  et  très  ardent  au  plaisir.  La  comtesse 


496  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

Delphine  composait  ses  séries  comme  un  bouquet  où  chaque 
fleur  était  choisie  de  façon  à  faire  valoir  sa  voisine;  toutes  les  nuances 
y  étaient  réunies ,  même  la  note  grise ,  représentée  par  le  jeune 
magistrat  et  destinée  à  rehausser  les  autres.  Dans  ce  décaméron  de 
jeunes  gens  et  de  jolies  femmes,  il  régnait  un  courant  de  liberté 
américaine,  de  dissipation  raffinée  et  de  galanterie  élégante,  dont 
Hélène  subissait  inconsciemment  l'influence.  Les  jeunes  Anglaises 
étaient  ce  que  l'on  appelle  dans  leur  pays  des  fast  girls,  parlant  de 
tout  comme  des  hommes,  tirant  au  pistolet,  fumant  des  cigarettes 
et  flirtant  avec  une  coquetterie  audacieuse.  Delphine  de  Boiscoudray 
avait  pris  leurs  habitudes  et  leur  rendait  des  points.  Comme  une 
Diane  mondaine,  avec  une  désinvolture  et  un  entrain  tout  parisiens, 
elle  conduisait  d'amusemens  en  amusemens  ce  chœur  de  nymphes 
britanniques  à  travers  les  bois  des  Aiguës. 

Elle  venait  d'imaginer  une  distraction  nouvelle  et  était  enchantée 
de  sa  trouvaille.  Elle  avait  fait  venir  aux  Aiguës  un  orchestre  vien- 
nois qui  donnait  des  séances  à  Tours,  et  elle  avait  promis  à  ses  hôtes 
un  réveillon  à  l'italienne,  où  des  morceaux  de  concert  alterneraient 
avec  des  valses,  le  tout  suivi  d'un  souper  en  musique. 

Pendant  l'après-midi  du  jour  où  cette  fête  devait  avoir  lieu,  Phi- 
lippe de  Préfaille,  traversant  le  large  couloir  du  premier  étage, 
aperçut  à  l'une  des  extrémités  Hélène  des  Réaux  occupée  à  fleurir 
de  grandes  jardinières  de  faïence.  Montée  sur  une  sorte  d'estrade, 
elle  avait  disposé  des  monceaux  de  fleurs  sur  le  rebord  d'une  des 
fenêtres  jumelles  à  croisillons  sculptés,  et  là,  au  milieu  d'un  fouillis 
de  roses  de  toutes  nuances,  parmi  des  touffes  d'œillets  rouges,  des 
traînes  de  chèvrefeuilles,  de  souples  retombées  de  jasmins  et  de 
fuchsias,  sa  pure  silhouette  se  découpait  glorieusement  sur  le  ciel 
bleu,  entre  les  meneaux  feuillages  de  cette  baie  lumineuse. 

Elle  était  si  affairée  que  Philippe  put  s'approcher  sans  que  ses 
pas,  étoufl'és  par  le  tapis,  détournassent  l'attention  de  la  jeune  fille. 
Ce  ne  fut  que  lorsqu'il  mit  le  pied  sur  l'estrade  qu'elle  releva  la 
tête  et  tressaillit  en  l'apercevant  près  d'elle  : 

—  Tous  mes  complimens,  lui  dit-il  de  sa  voix  nonchalante  ;  c'est 
sans  doute  par  coquetterie  que  vous  avez  choisi  ce  métier  de  bou- 
quetière,^qui]vous  va  si  bien? 

—  Non,'^monsieur  ;  c'est  pour  venir  en  aide  à  la  comtesse,  qui  est 
fort  occupée  aujourd'hui. 

—  Les  bonnes  actions  sont  toujours  récompensées,  en  ce  cas,  car 
vous  formez  avec  ces  fleurs  et  cette  fenêtre  le  plus  adorable  tableau 
que  j'aie  vu...  A  quel  usage  destinez-vous  toutes  ces  roses? 

—  A  décorer  la  table  où  dînera  votre  seigneurie,  répondit-elle  en 
faisant  une  révérence. 


HELENE. 


Zi97 


—  Alors  puis-je  vous  demander  la  permission  d'en  prendi*e  une 
ou  deux,  comme  acompte  sur  cette  décoration? 

—  Comment  donc!  Faites  votre  choix:  roses  thé  ou  roses  rouges? 

—  Les  deux,  si  cela  vous  est  égal. 

Il  s'était  rapproché.  Hélène  prit  deux  roses  et  les  fixa  elle-même 
à  la  boutonnière  de  Philippe. 

—  Mille  grâces,  murmura-t-il  ;  —  puis,  attachant  sur  elle  son  clair 
regard  brun  et  la  retenant  par  la  main  :  —  Un  instant,  continua-t-il; 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  décorer,  mais  il  y  a  un  dernier 
détail  du  cérémonial  que  vous  oubliez. 

—  Lequel  donc? 

—  L'accolade. 

Elle  se  mit  à  rire  nerveusement. 

—  Ah  !  reprit-elle,  quant  à  ça,  vous  aurez  la  bonté  de  vous  en 
passer. 

—  Non,  s'écria-t-il,  pas  tout  à  fait! 

Et,  s'inclinant,  il  lui  baisa  lentement  le  poignet.  Elle  retira 
sa  main  et  se  pencha  vers  les  touffes  de  roses,  afin  de  lui  cacher  sa 
rougeur. 

Il  ne  parut  pas  s'en  apercevoir  d'ailleurs  ;  il  la  salua  de  nouveau, 
s'éloigna  et  disparut  au  tournant  de  l'escalier. 

Pendant  le  reste  de  l'après-midi  et  toute  la  soirée,  Hélène 
garda  la  chaude  impression  des  lèvres  de  Philippe  sur  son  bras 
nu.  Ce  baiser  la  brûlait  encore  sous  le  long  gant  mastic  qui  lui  montait 
jusqu'au  coude  quand  elle  rentra,  après  le  dîner,  dans  le  salon  illu- 
miné. Il  fallut  le  charme  de  la  musique  et  l'animation  de  la  danse  pour 
dissiper  peu  a  peu  le  trouble  où  l'avait  mise  l'incident  de  la  fenêtre. 

M""*  de  Boiscoudray  avait  merveilleusement  disposé  les  choses 
pour  le  plaisir  des  yeux  et  des  oreilles.  L'orchestre,  placé  dans 
un  salon  contigu  et  masqué  derrière  des  massifs  de  hautes  plantes 
vertes,  se  faisait  entendre  sans  qu'on  pût  le  voir  et  un  peu  en  sour- 
dine. Les  musiciens  viennois  exécutaient,  avec  cette  verve  enragée 
et  ce  sentiment  voluptueux  qu'ils  tiennent  de  leurs  confrères  les  Tsi- 
ganes, des  fragmens  de  Verdi  et  d'Offenbach,  auxquels  succédaient 
les  valses  alors  à  la  mode  :  les  BoseSj  le  Beau  Danube  bleu,  les  Feuilles 
du  matin.  Pendant  les  morceaux  d'opéra,  les  hôtes  de  la  comtesse 
causaient  deux  à  deux  dans  des  encoignures  ombreuses ,  où  des 
massifs  d'arbustes  fleuris  mettaient  une  intimité  discrète.  Pour  fuir 
les  obsédantes  attentions  de  M.  de  La  Roche-Élie,  Hélène  avait  pris 
le  bras  de  Raymond  Descombes  et,  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre 
ouverte,  les  yeux  tournés  vers  le  parc  assombri,  qu'étoilaient,  çà  et 
là,  des  guirlandes  de  lanternes  vénitiennes,  ils  subissaient  tous  deux 
l'influence  de  cette  musique,  tantôt  gaîment  sensuelle  et  tantôt  mé- 

TOM  Liuv.  —  1886.  32 


h9S  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

fancoliquement  passionnée.  Le  magistrat,  devenu  la  proie  d'une 
jeune  Anglaise  nommée  miss  Walford,  rougissait  jusqu'aux  oreilles 
aux  questions  qu'elle  lui  posait  avec  un  flegme  ingénu  et  un  accent 
britannique  très  prononcé.  Des  rires  perlés ,  des  conversations  à 
demi  étouffées  sous  le  bruit  d'aile  des  éventails,  se  mêlaient  douce- 
ment aux  harmonies  de  l'orchestre.  Puis,  au  milieu  d'un  silence,  le 
prélude  d'une  valse  soupirait  amoureusement  et  les  couples  s'envo- 
laient soudain  à  travers  le  salon,  en  tourbillonnant  comme  une  jon- 
chée de  feuilles  d'automne. 

Pour  l'une  de  ces  valses,  Philippe  de  Préfaille  se  trouva  être  le 
cavalier  d'Hélène. 

—  Vous  le  voyez,  lui  dit-il,  en  lui  montrant  des  yeux  les  roses  at- 
tachées à  sa  boutonnière,  je  les  ai  encore.  —  En  même  temps,  il  re- 
gardait attentivement  Hélène,  il  la  trouvait  royalement  belle,  avec 
ses  opulens  cheveux  roux  noués  en  une  seule  natte  épaisse,  qui  tom- 
bait sur  ses  épaules,  très  blanches  dans  l'échancrure  du  corsage  vert 
d'eau.  —  Il  me  semble,  ajouta-t-il  en  souriant,  que  je  porte  un  peu 
de  vous  sur  mon  cœur. 

En  ce  moment,  l'orchestre  répétait  une  phi-ase  lente  et  large,  une 
de  ces  phrases  modulées  tendrement  par  les  violoncelles,  où  toute 
la  poésie  de  la  valse  semble  condensée.  Hélène  leva  vers  Philippe 
ses  grands  yeux,  qu'illuminait  une  lueur  moite  : 

—  Si  c'était  vrai,  seulement?  murmura-t-elle  comme  du  fond 
d'un  rêve. 

—  Plaît-il? 

—  Non,  ne  faites  pas  attention I  reprit-elle,  réveillée  en  sursaut, 
cette  musique  me  grise,  et  je  crois  que...  Je  ne  sais  plus  ce  que  je 
dis... 

Quand  on  fut  las  de  danser,  on  songea  au  souper.  Comme  l;i 
nuit  était  très  chaude,  la  comtesse  avait  fait  dresser  la  table  sur  la 
pelouse,  à  l'abri  d'une  tente  où  des  lampes  versaient  une  blonde 
lumière.  Les  convives,  très  bruyans,  émouslillés  par  la  doub! 
excitation  de  la  musique  et  de  la  danse,  s'étaient  groupés  au  gre 
de  leur  fantaisie  :  Delphine  auprès  de  Philippe,  Hélène  à  côté  de 
Raymond,  M.  de  La  Roche-Elie  au  milieu  des  officiers  et  des  An- 
glaises, qui  continuaient  à  le  scandaliser  par  leurs  propos  excen- 
triques et  leurs  allures  masculines.  La  valse  avait  aiguisé  tous  ces 
jeunes  appétits  et  on  attaquait  à  belles  dents  les  chauds-froids  d 
volaille,  les  pâtés  en  gelée  et  les  salades  russes,  tandis  que  les  do- 
mestiques versaient  libéralement  le  Moët  et  le  Bouzy.  Au  fond  des 
salons,  l'orchestre  jouait  des  motifs  do  Don  Juan.  Le  me- 
nuet du  trio  des  Masques,  la  SiWnade,  l'air  de  Zerlinr,  se  mêlant 
successivement  aux  éclats  de  rire  des  soupeurs,  achevaient  la  gri- 


HELENE.  A9& 

série  commencée  par  les  flirtations  et  le  champagae.  Cette  fleur  de 
la  gentry  tourangelle  était  montée  à  un  ton  d'épicurisme  très  libre 
qui  caractérisa  les  mœurs  de  la  société  élégante  vers  la  fm  du  se- 
cond empire.  La  joie  de  vivre  éclatait  dans  toutes  ces  luisantes 
prunelles,  le  besoin  de  dire  des  choses  risquées  démangeait 
toutes  ces  langues,  l'ivresse  du  plaisir  mettait  de  provocans 
sourires  sur  ces  lèvres  mouillées  par  la  mousse  du  Champagne.  La 
comtesse  Delphine  fredonnait  tout  haut  les  paroles  des  airs  que 
jouait  l'orchestre  ;  miss  Walford ,  tenant  dans  ses  doigts  une  grappe 
de  raisin,  l'agitait  au  niveau  de  la  bouche  de  M.  de  La  Roche-Èlie 
et  l'invitait  à  y  mordre  en  lui  adressant  en  anglais  de  tendres  et 
comiques  objurgations.  Philippe  de  Préfaille,  qui  regardait  fixe- 
ment Hélène,  placée  en  face  de  lui,  détacha  tout  à  coup  la  rose 
qui  rougissait  sa  boutonnière,  l'effeuilla  dans  son  verre  ;  puis,  levant 
la  coupe  de  cristal  à  la  hauteur  de  ses  lèvres  : 

—  1  drink  to  yuur  beautyl  dit-il  à  Hélène,  et  il  avala  le  con- 
tenu d'un  trait. 

Quelques  minutes  après,  il  s'échappa  discrètement,  à  l'anglaise. 
Tout  le  monde  s'était  levé  et  les  groupes  s'éparpillaient  bruyam- 
ment devant  la  façade  illuminée.  Hélène,  après  avoir  constaté  la 
disparition  de  Philippe,  se  retourna  vers  Raymond,  qui  était  resté 
son  cavalier  pendant  la  plus  grande  partie  de  la  soirée.  Heureux  de 
cette  faveur  rare,  le  jeune  homme  s'était  laissé  aller  avec  plus  de 
facilité  à  prendre  sa  part  de  cette  folle  soirée,  et  il  se  sentait  comme 
soulevé  de  terre  par  une  légère  ivresse  spirituelle. 

—  Est-ce  que  cela  vous  amuse  de  rentrer  par  une  nuit  pareille? 
lui  demanda  Hélène;  moi,  non...  J'ai  besoin  de  marcher  en  plein 
air,  et,  si  vous  voulez,  nous  descendrons  jusqu'au  bord  de  l'Indre. 

C'était  devancer  son  plus  intime  désir,  et  il  accepta  avec  joie.  La 
jeune  fille  ajusta  sur  sa  tête  et  sur  ses  épaules  un  coufji  algérien 
qui  la  coiffait  comme  un  sphinx,  puis  ils  gagnèrent  une  allée  tour- 
nante où  ils  s'engagèrent  côte  à  côte. 

La  terre  sèche  craquait  sous  leurs  pieds  ;  l'air  était  encore  tiède. 
H  n'y  avait  pas  de  lune,  mais  le  ciel  était  constellé,  et,  par  inter- 
valles, des  étoiles  filantes  y  décrivaient  de  rapides  courbes,  en 
laissant  derrière  elles  un  sillage  phosphorescent.  A  mesure  qu'ils 
descendaient,  ils  entendaient  plus  faiblement  les  accords  de  l'or- 
chestre, tandis  que  le  murmure  frais  de  la  rivière  conomençait  à 
être  plus  distinct. 

—  Quelle  adorable  nuit  !  s'écria  Hélène,  je  me  sens  heureuse  de 
vivre...  et  vous? 

—  Moi,  toujours  quand  je  suis  près  de  vous. 

—  Non,  ne  me  dites  pas  de  madrigaux,.,  mais  convenez  qu'il  y 


500  REVDE   DES    DEUX   MONDES, 

a  des  heures  qui  semblent  plus  que  d'autres  faites  pour  le  cœur, 
des  heures  où  Ton  est  plus  disposé  à  aimer! 

11  en  convenait  avec  enthousiasme.  Encore  tout  plein  de  juvé- 
niles illusions,  il  s'imaginait  que  cette  réflexion  s'adressait  indirec- 
tement à  lui,  et  il  en  était  profondément  ému.  Un  moment,  il  avait 
craint  que  le  torrent  des  dissipations  mondaines  ne  le  séparât  brus- 
quement de  M"^  des  Réaux  ;  mais,  en  cheminant  près  d'elle,  son 
cœur  se  reprenait  à  espérer,  il  interprétait  en  sa  faveur  ces  effu- 
sions rassurantes,  qui  l'encourageaient  à  parler  sérieusement  à  la 
jeune  fille  de  ses  projets  d'avenir. 

Pendant  ce  temps,  elle  marchait  silencieusement  près  de  lui, 
les  mains  roulées  dans  les  pointes  de  son  couffi,  les  yeux  levés  en 
l'air,  et,  mentalement,  elle  se  répétait  les  doux  propos  de  Philippe. 
Elle  revoyait  la  scène  du  couloir  dans  l'encadrement  de  la  fenêtre  ; 
elle  repensait  aux  lèvres  du  jeune  homme  collées  sur  son  bras  nu, 
aux  roses  effeuillées  dans  la  coupe  de  Champagne,  et  un  frisson  la 
prenait.  Il  lui  semblait  que  cette  coupe,  qu'il  avait  vidée  en  la  re- 
gardant, avait  formé  entre  eux  comme  un  premier  pacte  de  ten- 
dresse et  qu'il  était  déjà  un  peu  à  elle. 

Ils  avaient  atteint  le  mur  à  hauteur  d'appui,  au-dessous  duquel 
l'Indre  murmurait  câlinement.  Entre  les  balustrades  du  parapet, 
des  jasmins  enlaçaient  leurs  inflorescences  étoilées.  Hélène  en  cueillit 
quelques  brins,  qu'elle  piqua  dans  ses  cheveux;  puis,  s'asseyant 
sur  le  mur,  elle  croisa  les  bras  en  regardant  la  rivière  vaporeuse, 
les  prés  fauchés,  la  futaie  assoupie  : 

—  Quelle  belle  nuiti  répéta-t-elle,  comme  si  elle  se  parlait  à 
elle-même. 

—  Oui,  hasarda  Raymond,  cela  ne  vous  rappelle-t-il  pas  une 
autre  soirée,  bien  heureuse  aussi  ? 

—  Quelle  soirée?  murmura-t-elle  distraitement. 

—  Quoi!  reprit-il  un  peu  désappointé,  avez-vous  oublié  notre 
veillée  à  La  Châtaigneraie  ? 

—  Ah!  très  bien...  —  Elle  était  à  cent  lieues  de  ce  souvenir-là 
et  elle  ajouta  en  souriant  :  —  Oui,  comme  c'est  loin  déjà  I 

—  Il  y  a  eu  deux  ans  au  mois  de  mai  dernier,  reprit  Raymond; 
mais,  pour  moi,  c'est  comme  si  c'était  hier...  Je  vous  vois  encore, 
le  front  appuyé  contre  l'embrasure,  moi  en  face,  et  vous  tenant  la 
main,  comme  ceci... 

Il  lui  avait  pris  les  mains;  elle  le  laissait  faire,  souriant  vague- 
ment et  les  regards  perdus  dans  le  lointain  de  la  prairie. 

—  Je  vous  disais  alors,  continua  Raymond  d'une  voix  étranglée, 
que  je  vous  aimais  et  que  je  vous  appartenais  tout  entier...  Mon 
cœur  n'a  pas  changé,  et  ce  soir  je  vous  le  répète,  mais  cette 


HELENE. 


501 


fois    sérieusement,  en   homme   qui    comprend   mieux  la  gravité 
de  la  vie...  Hélène,  je  vous  aime;  voulez- vous  être  ma  femme? 

Emporté  par  son  émotion,  il  l'attirait  tendrement  à  lui.  Elle  sem- 
bla se  réveiller  d'un  songe,  lui  arracha  ses  mains  et  avec  un  éclat 
de  rire  nerveux  : 

—  Mon  cher,  lui  dit -elle  d'une  voix  ironique,  avez- vous  cent 
mille  francs  de  rente  ? 

Et,  comme  il  restait  stupide,  abasourdi  :  —  Non,  n'est-ce  pas? 
continua-t-elle,..  eh  bien!  n'en  parlons  plus!.. 

Après  un  moment  de  silence  et  lorsqu'il  fut  un  peu  revenu  de 
son  ahurissement,  Raymond  la  regarda  avec  ses  yeux  tristes  : 

—  C'est  vrai,  reprit-il  amèrement,  je  n'ai  pas  cent  mille  francs 
de  rente...  Mais  pensez-vous  que  ce  chiffre  soit  nécessaire  pour  se 
bien  aimer  et  être  heureux?..  Je  crois  que  vous  vous  faites  une  fausse 
idée  de  la  vie,  Hélène...  Elle  n'est  pas  toute  en  plaisirs,  comme  on 
se  l'imagine  dans  ce  monde  superficiel  que  vous  fréquentez  ici... 
Elle  est  sérieuse,  elle  est  dure  parfois,  on  ne  la  rend  clémente  qu'à 
force  de  tendresse,  d'affection  et  de  dévoûment...  Ces  trésors-là 
valent  bien  cent  mille  francs  de  rente,  et  si  vous  consentiez  à  par- 
tager ma  modeste  fortune,  je  me  sentirais  capable  de  vous  les 
donner. 

—  Vous  prêchez  bien,  répliqua-t-elle  railleusement;  il  me  semble 
entendre  feu  mon  père  me  répéter  que  la  vie  est  une  misère 
et  une  farce;  mais  je  n'en  crois  pas  un  mot,  et  vous  prêchez  un 
cœur  endiu-ci.  —  Mon  pauvre  ami,  s'écria-t-elle,  en  lui  reprenant 
les  mains  et  les  serrant  un  peu  convulsivement,  je  ne  suis  pas  une 
femme  possible  pour  les  gens  qui,  comme  vous,  ont  leur  avenir  et 
leur  fortune  à  faire.  Je  suis  une  créature  de  luxe,  il  me  faut  les 
pompes  et  les  vanités  du  monde,  un  train  de  maison,  des  toilettes 
coûteuses,  des  fêtes  comme  celle  que  nous  avons  eue  ce  soir...  Vrai, 
me  voyez-vous  dirigeant  le  ménage  d'un  artiste,  comptant  avec  ma 
cuisinière  et  entretenant  notre  linge?..  En  six  mois,  je  vous  aurais 
ruiné,  nous  vivoterions  chichement  et,  au  bout  d'un  an,  nous  nous 
en  voudrions  à  mort  de  nous  être  épousés... 

Il  secouait  la  tête  d'un  air  navré,  et  il  était  devenu  très  pâle  ; 
elle  s'en  aperçut,  et  très  affectueusement  : 

—  Croyez-moi,  poursuivit-elle,  ne  vous  butez  pas  à  une  pareille 
idée...  Vous  êtes  le  cœur  le  plus  droit,  le  plus  honnête,  le  plus 
naïf  que  je  connaisse,  et  il  m'en  coûte  de  vous  faire  de  la  peine... 
Contentez- vous  de  ce  que  je  vous  offre  :  une  amitié  solide,  fidèle, 
et  ne  vous  obstinez  pas  à  me  demander  une  chose  que  je  ne  puis 
vous  donner. 

—  Avouez-le  donc  franchement,  gronda  t-il,  avec  des  sanglots 


502  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  voix,  vous  faites  fi  de  mon  amour,  parce  que  vous  aimez  un 
de  ces  beaux  messieurs  que  M™®  de  Boiscoudray  traîne  à  sa  suile  I 
Elle  releva  la  tête  et  d'un  air  de  bravade  : 

—  Peut-être!  murmura- L-elIe...  Après? 

—  Alors,  adieu! 

11  la  quitta  brusquement,  remonta  en  courant  vers  les  massifs 
du  parc  et  y  disparut. 

X. 

Après  le  départ  de  Raymond,  Hélène  resta  longtemps  encore 
appuyée  au  parapet  qui  surplombait  les  prés  de  l'Indre.  Elle 
entendait  au  loin  sur  la  route  ferrée  les  grelots  du  break  qui 
ramenait  à  Tours  les  officiers  du  régiment  de  chasseurs...  Sans 
doute,  Raymond  Descombes,  navré  du  refus  qu'il  venait  d'essuyer, 
s'en  allait  avec  eux!..  Hélène  revit  en  imagination  ses  yeux  tristes, 
ses  traits  contractés  et  se  sentit  remuée  par  un  mouvement  de  pitié. 
Elle  regrettait  d'avoir  été  obligée  de  sacrifier  si  brutalement  cette 
affection  de  sa  première  jeunesse,  de  s'être  aliéné  ce  cœur  si  en- 
thousiaste et  si  dévoué.  Mais  aussi  pourquoi  s'était-il  mis  en  tête 
cette  ridicule  idée  de  l'épouser?  C'était  réellement  trop  d'outre- 
cuidance de  la  part  d'un  garçon  sans  position,  et  de  fortune  mé- 
diocre. Plus  elle  y  réfléchissait  même,  et  plus  elle  pensait  avoir 
agi  charitablement  en  n'encourageant  pas  davantage  de  pareilles 
illusions.  —  Elle  ne  pouvait  pas  raisonnablement  le  leurrer  plus 
longtemps  de  res[)oir  de  pénétrer  dans  un  cœur  où  il  n'y  avait  de 
place  que  pour  Philippe  de  Préfaille. 

Depuis  le  commencement  de  la  soirée,  en  effet,  il  lui  semblait 
que  son  amour  avait  fait  un  grand  pas  ;  maintenant  elle  appartenait 
à  Philippe  et  il  régnait  en  maître  sur  sa  pensée.  Elle  l'aimait  pour 
sa  beauté,  pour  le  charme  de  son  esprit,  pour  le  haut  rang  qu'il 
occupait  dans  la  société  mondaine;  elle  chérissait  de  lui  jusqu'à  ses 
défauts  :  son  scepticisme  dédaigneux,  son  mépris  des  préjugés,  ses 
habitudes  de  viveur  et  de  mauvais  sujet  qui  effrayaient  les  âmes 
bourgeoises.  Elle  se  croyait,  du  reste,  de  force  à  corriger  tout  cela, 
une  fois  qu'elle  serait  sa  femme.  —  Car  elle  serait  sa  femme;  au 
dedans  d'elle  quelque  chose  le  lui  disait  impérieusement.  Pendant 
le  bal,  son  espoir  avait  grandi.  Elle  avait  enfin  senli  entre  elle  et 
Philippe  cette  chaîne  mystérieuse  qui  unit  deux  êtres  et  leur  fait 
éprouver  les  mêmes  secousses,  les  mêmes  frissons  magnétiques. 

A  ce  moment,  le  croissant  de  la  lune  surgit,  mince,  au- 
dessus  des  bois  situés  do  l'autre  côté  de  l'Indre.  Le  rayonnemeht 
de  l'astre  glissa  lentement  sur  les  fouillées  et  sur  les  prés  humides 


HÉLÈNE.  503 

qu'il  diamanta,  puis  il  descendit  jusqu'aux  berges  de  la  rivière,  où 
il  fit  briller,  comme  des  écailles  d'argent,  les  feuilles  rondes  des  né- 
nuphars. Mue  par  une  fantaisie  superstitieuse,  Hélène  ne  bougeait 
pas  du  recoin  sombre  où  elle  était  assise,  et  intérieurement  elle  se 
disait  :  «  Si  le  rayon  arrive  jusqu'ici,  c'est  que  Philippe  sera  à  moi 
et  que  je  serai  à  lui.  »  —  Elle  attendait,  le  cœur  palpitant,  le  ré- 
sultat de  l'épreuve  qu'elle  venait  de  tenter.  —  Peu  à  peu,  le  rayon 
■avait  traversé  la  rivière  en  y  jetant  comme  un  filet  aux  mailles 
bleuâtres  ;  brusquement  il  escalada  le  parapet,  et  tout  à  coup  Hé- 
lène se  trouva  baignée  dans  une  auréole  de  clarté  lunaire.  Alors 
satisfaite,  elle  se  leva  et  reprit  lentement  le  chemin  du  château. 

Quand  elle  atteignit  la  pelouse  qui  s'étendait  devant  la  façade 
principale,  tout  semblait  déjà  rentré  dans  l'ordre  et  le  silence.  La 
tente  était  déserte  et  la  table  du  souper  avait  été  desservie.  Il  n'y 
avait  plus  de  lumière  dans  les  appartemens  du  rez-de-chaussée  ; 
seules  quelques  clartés  de  lampes  brillaient  aux  fenêtres  du  pre- 
mier étage,  où  venaient  de  remonter  sans  doute  ceux  des  invités  qui 
couchaient  aux  Aiguës.  On  entendait  dans  les  cuisines  le  va-et-vient 
des  domestiques  achevant  en  hâte  leur  dernière  besogne.  Hélène 
contourna  l'aile  gauche  du  château  afin  de  gagner  un  escalier  de 
service  pratiqué  dans  une  des  tourelles,  mais  au  moment  où  elle 
longeait  la  façade  postérieure  du  corps  de  logis,  son  attention  fut 
attirée  par  un  bruit  de  pas  sur  le  gravier  d'une  allée  qui  partait  de 
l'une  des  poternes  du  parc. 

Ce  pas  n'avait  rien  de  la  pesanteur  traînante  d'un  pied  de  domes- 
tique. Léger,  nonchalant  et  discret  à  la  fois,  c'était  certainement  le 
pas  d'un  homme  qui  porte  de  fines  chaussures  de  bal, —  et  Hélène 
l'écoutait  se  rapprocher  avec  un  soudain  battement  de  cœur.  Bien- 
tôt elle  distingua  dans  l'ombre  le  point  rouge  et  intermittent  d'un 
cigare  allumé,  puis  une  silhouette  élégante,  et,  tout  à  coup,  dans 
une  éclaircie  baignée  de  lune,  elle  reconnut  Philippe  de  Préfaille. 
Elle  n'eut  que  le  temps  de  se  rejeter  derrière  un  massif  de  rhodo- 
dendrons pour  ne  pas  être  surprise,  car  il  se  dirigeait  précisément 
de  son  côté. 

—  n  n'était  donc  pas  rentré  dans  son  pigeonnier?..  Que  reve- 
nait-il faire  aux  Aiguës  à  pareille  heure?.. 

Il  était  arrivé  à  quelques  pas  de  l'aile  droite  du  château.  Là,  dans 
l'épaisseur  de  la  tourelle  d'angle ,  s'ouvrait  au  rez-de-chaussée, 
presque  au  niveau  du  sol,  une  large  fenêtre  avec  balcon,  la  fenêtre 
d'un  cabinet  de  travail  que  la  comtesse  Delphine  avait  transformé 
en  une  sorte  de  boudoir  ;  entre  les  interstices  des  rideaiLx  fermés, 
des  rayures  lumineuses  indiquaient  que  cette  pièce  était  encore 
éclairée. 


50A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Philippe  s'arrêta  en  face  du  balcon,  jeta  son  cigare,  se  baissa,  et, 
ramassant  une  poignée  de  sable,  la  lança  contre  les  vitres.  Brusque- 
ment les  rideaux  furent  tirés,  la  croisée  s'ouvrit  avec  précaution,  et 
Delphine,  tête  nue,  enveloppée  dans  un  peignoir  de  peluche,  s'avança 
sur  le  balcon  : 

—  Comment!  c'est  vous?  murmura-t-elle  de  sa  voix  enfantine;  je 
ne  vous  attendais  plus. 

—  Pourquoi?  N'était-ce  pas  chose  convenue? 

—  Oui,  mais  vraiment  j'ai  des  remords...  Après  une  soirée  si  labo- 
rieusement employée,  vous  devez  avoir  besoin  de  repos...  Je  vous 
conseille  d'aller  sagement  vous  coucher. 

—  Vous  savez  bien  que  je  n'en  ferai  rien,  dit-il  négligemment, 
et  vous  n'en  pensez  pas  un  mot. 

—  Vous  êtes  un  fat!..  Non,  allez  vous  coucher...  Vous  ne  vous 
souciez  pas  de  moi,  et  je  ne  me  sens  pas  aimée... 

—  Je  vais  vous  prouver  le  contraire,  murmura-t-il  en  posant  le 
pied  sur  le  soubassement  du  balcon  et  en  faisant  mine  de  l'esca- 
lader. 

—  Je  vous  défends  de  monter...  Vous  ne  le  méritez  pas. 

—  Quel  crime  ai-je  commis? 

—  Jouez  donc  l'innocent!..  Vous  devriez  rougir!..  N'avez-vous 
pas  coqueté  toute  la  soirée  avec  cette  petite  des  Réaux? 

—  Bon  !  repli qua-t-il,  cela  n'a  pas  de  conséquence. 

—  Pour  vous,  c'est  possible;  pour  moi,  cela  en  a  beaucoup... 
Vous  savez,  je  suis  très  exclusive...  Tout  ou  rien. 

—  Tout  alors!  chuchota-t-il  en  enjambant  le  balcon. 

Une  fois  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  il  avait  pris  dans  ses 
deux  mains  la  tête  artistement  ébouriffée  de  Delphine  et  y  avait  dé- 
posé un  silencieux  baiser  entre  l'oreille  et  la  naissance  des  che- 
veux. 

—  Je  ne  vous  ferai  pas  l'affront  de  me  disculper,  continua-t-il,  et 
vous  n'allez  pas,  j'espère,  être  jalouse  d'une  enfant? 

—  Pourquoi  pas?..  Elle  est  jolie,.,  la  beauté  du  diable...  Elle  a 
dix-huit  ans,  et  les  mauvais  sujets  comme  vous  doivent  avoir  du 
goût  pour  les  fruits  verts. 

—  Vous  vous  trompez...  J'ai  une  respectueuse  terreur  des  jeunes 
filles.  D'abord,  elles  ne  savent  pas  aimer,  et  puis  elles  ont  toujours 
des  arrière-pensées  de  mariage,  ce  qui  est  une  perspective  singu- 
lièrement réfrigérante. 

—  Ceci  est  une  impertinence...  Vous  oubliez  que  je  suis  veuve 
et  que  je  pourrais  aussi  vous  demander  de  m'épouser. 

—  Vous,  Delphine!..  Vous  êtes  trop  intelligente  et  trop  au-des- 
sus des  idées  bourgeoises  pour  gâter  l'amour  en  y  mêlant  cette 


HÉLÈNE.  505 

piquette  du  mariage...  Vous  savez  en  faire  un  mets  exquis  en  le 
servant  au  naturel,  sans  autre  assaisonnement  que  le  plaisir... 

—  Merci!.,  vous  avez  de  moi  une  jolie  opinion,  et,  à  vous  en- 
tendre, je  serais  une  drôle  de  femme  ! 

—  Vous  êtes  la  vraie  femme,  fantasque,  passionnée,  spirituelle 
avec  une  pointe  de  perversité,  moitié  ange  et  moitié  serpent,.,  en 
somme,  adorable  et  tentante  comme  le  péché... 

Ce  portrait  ne  paraissait  point  déplaire  à  la  comtesse,  car  elle  riait 
tout  en  lui  posant  sa  main  sur  la  bouche  comme  pour  l'arrêter  : 

—  Voulez-vous  bien  vous  taire!..  Vous  ne  pensez  pas  le  quart  de 
ce  que  ^  ous  débitez  là  ! 

—  J'en  pense  encore  plus  que  je  n'en  dis,  répondit- il  en  lui  bai- 
sant doucement  le  bout  des  doigts. 

Elle  lui  mit  brusquement  les  deux  mains  sur  les  épaules  : 

—  Alors  tu  m'aimes  toujours  autant? 

—  Toujours  plus  ! 

—  Rentrons...  J'ai  peur  que  quelque  domestique  ne  nous  aper- 
çoive... 

A  dix  pas  d'eux,  derrière  les  rhododendrons,  Hélène  entendait 
cela  comme  dans  un  rêve.  Elle  n'avait  pas  le  temps  de  penser, 
toutes  ses  facultés  étaient  absorbées  par  l'effort  qu'elle  faisait  pour 
ne  pas  perdre  un  mot  de  cette  stupéfiante  conversation.  Les  paroles 
murmurées  du  bout  des  lè^TOs  par  Philippe  et  Delphine  n'arrivaient 
parfois  jusqu'à  la  jeune  fille  que  comme  un  chuchotement  confus  ; 
mais  la  jalousie  lui  affinait  le  sens  de  l'ouïe  et  elle  devinait  les  mots 
à  peine  articulés  qui  bourdonnaient  dans  le  silence  de  la  nuit.  Elle 
éprouvait  à  la  poitrine  et  à  la  gorge  une  contraction  douloureuse  ; 
il  lui  semblait  que  son  cœur  ne  battait  plus,  elle  avait  la  bouche 
sèche,  les  mains  glacées,  et,  aux  tempes,  comme  des  milliers  de 
piqûres  d'aiguilles.  Pendant  un  moment,  ce  malaise  fut  si  violent 
qu'il  l'empêcha  de  voir  et  d'entendre.  Quand  elle  sortit  de  cette 
stupeur,  ils  avaient  quitté  la  fenêtre.  Alors,  lentement,  cauteleuse- 
ment,  avec  les  minutieuses  précautions  d'une  chatte  qui  guette  une 
proie,  elle  se  glissa  hors  du  massif,  et,  rampant  presque  au  long 
du  mur,  elle  arriva  devant  le  balcon.  —  Les  étourdis  n'avaient 
même  pas  eu  la  prudence  de  refermer  les  rideaux.  —  Poussée  par 
une  fiévreuse  curiosité,  Hélène  se  haussant  sur  la  pointe  des  piôis, 
plongea  son  regard  à  travers  les  grands  panneaux  de  glace,  et,  à  la 
clarté  de  la  lampe,  elle  aperçut  les  amoureux  tout  au  fond  de  la 
pièce,  sur  les  coussins  d'un  divan...  Une  douleur  aiguë,  un  senti- 
ment de  pudeur  révoltée,  la  rejetèrent  vivement  en  arrière,  et  elle 
s'enfuit... 

Gomment  elle  rentra  par  l'escalier  de  service,  dont  la  porte  était 
restée  ouverte  ;  comment  elle  remonta,  tremblante,  les  jambes  cas- 


l'OÔ  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sées,  jusque  dans  le  couloir  du  premier  étage,  il  lui  aurait  été  im- 
possible de  le  dire.  Dans  le  petit  salon  qui  précédait  sa  chambre 
à  coucher,  elle  trouva  une  servante  qui  l'attendait  à  demi  endormie 
et  qui  lui  offrit  ses  services  pour  la  déshabiller.  Elle  la  renvoya  avec 
un  refus  impatienté  qui  tomba  péniblement  de  ses  lèvres  alourdies. 
Cette  fille  la  regarda,  étonnée  de  sa  pâleur  et  de  la  fixité  de  son 
regard,  puis  sortit  après  avoir  allumé  les  bougies. 

Restée  seule,  Hélène  poussa  nerveusement  le  verrou.  Elle  débou- 
tonna son  corsage,  se  délaça  et  se  décoiffa  avec  une  hâte  rageuse, 
puis  elle  s'arrêta  devant  la  glace  en  retenant  de  son  bras  nu  ses 
jupes  tombées  autour  des  hanches  et  en  secouant  ses  cheveux  dé- 
noués. —  Elle  était  pourtant  belle  dans  cette  pâleur  mate  que  faisait 
ressortir  encore  l'ondoiement  fauve  de  sa  chevelure  !  Ses  lèvres 
jeunes  et  fines,  ses  yeux  sombres  donnaient  un  charme  saisissant 
à  sa  figure;  ses  bras  étaient  d'une  forme  irréprochable;  sous  la 
dentelle  de  la  chemise,  dans  laquelle  un  velours  noir  était  passé, 
sa  poitrine  se  soulevait,  ronde,  ferme  et  d'une  blancheur  éblouis- 
sante. Elle  était  belle  sans  le  secours  d'aucun  cosmétique,  ni  d'au- 
cun artifice  de  toilette;  —  plus  belle  que  cette  Delphine,  maigre, 
plâtrée  et  défraîchie.  —  Et,  cependant,  c'était  Delphine  qu'on 
aimait  et  elle  qu'on  dédaignait  ! 

Alors  les  blessures  de  son  orgueil  et  le  désastre  de  son  amour  la  je- 
tèrent dans  un  chagrin  violent;  sa  poitrine  se  gonflait,  elle  se  blottit 
dans  un  fauteuil,  et,  la  figure  plongée  dans  ses  mains,  elle  répan- 
dit abondamment  des  larmes  de  honte  et  de  désespoir.  —  Quoi!  en 
quelques  heures,  les  choses  avaient- elles  pu  si  promptement  chan- 
ger de  face?  Elle  y  croyait  à  peine  encore.  Elle  se  voyait  au  bord 
de  l'Indre,  baignée  par  la  lumière  de  la  lune  et  illuminée  intérieu- 
rement d'une  clarté  radieuse  d'espérance...  Et  puis  le  temps  seu- 
lement de  remonter  la  pente  de  la  colline,  et  elle  se  trouvait  dans 
le  noir  avec  tous  ses  beaux  rêves  écroulés  autour  d'elle!  —  C'était 
donc  cela,  la  vie,  et  son  père  avait  raison  en  l'appelant  une  misère 
et  une  cruelle  farce?..  Tout  d'un  coup,  avec  une  lucidité  doulou- 
reuse, à  travers  ses  larmes,  elle  se  remémorait  la  scène  étrange 
qu'elle  avait  aperçue  au  fond  du  boudoir  de  Delphine...  Ohl  ce 
spectacle  de  ramoiu*  dans  son  plus  inlime  abandon  !..  Elle  en  était 
révoltée  et  secouée  jusqu'au  plus  profond  de  son  être.  —  Ainsi, 
c'étaient  là  le  dernier  mot  et  la  fin  dernière  de  la  tendresse  entre 
homme  et  femme?  Et  voilà  pourquoi  sans  doute  Philippe  de  Pré- 
faille dédaignait  les  jeunes  filles,  qu'on  no  peut  aimer  complète- 
ment qu'à  condition  de  passer  par  la  cérémonie  du  mariage!  Voilà 
pourquoi  il  leur  préférait  des  maîtresses  de  trente  ans,  complaisantes 
et  sans  préjugés  ! 

Go  qu'elle  venait  de  voir  à  travers  les  glaces  de  cette  fatale 


HELENE.  507 

fenêtre  opérait  en  elle  une  brusque  transformation  morale.  Le 
chaste  et  frêle  voile  d'ignorance  qui  enveloppait  encore  son  âme 
déjeune  fil  e  était  souillé  et  déchiré  en  lambeaux.  Quelque  chose 
de  virginal  avait  fui  hors  d'elle-même  pour  n'y  plus  jamais  reve- 
nir. Ses  dernières  candeurs  profanées  avaient  fondu  comme  une 
neige  qui  laisse  en  se  dissolvant  un  limon  grossier.  Elle  se  sentait 
tout  autre  ;  elle  se  faisait  l'effet  de  ces  croyans  qui,  voyant  tout  à 
coup,  dans  l'espace  d'une  nuit,  leur  foi  chanceler,  tombent  en  proie 
à  une  crise  de  désenchantement  parmi  les  débris  de  leurs  idoles, 
et  se  relèvent  incrédules. 

Au  milieu  de  cet  écroulement,  une  seule  chose  restait  vivace  et 
debout  dans  son  cœur  :  —  son  amour  pour  Philippe.  En  dépit  de 
ce  qu'elle  avait  entendu  et  mi,  la  statue  demeurait  triomphante  sur 
son  piédestal.  Philippe  était  toujours  le  héros  admiré  et  aimé  dès 
la  première  heure.  Elle  en  avait  honte,  elle  se  reprochait  de  le 
chérir  encore  après  ses  dédains,  après  la  découverte  de  son  sen- 
suel attachement  pour  Delphine.  Mais,  malgré  tout,  elle  ne  pouvait 
s'arracher  de  ce  cruel  amour.  Au  contraire,  quelque  chose  de  plus 
fort  et  de  plus  passionnant  l'attirait  vers  lui...  Elle  s'irritait  de  sa 
lâcheté ,  sa  fierté  saignante  criait ,  elle  se  trouvait  profondément 
méprisable  et  misérable,  et  ses  larmes  coulaient  plus  abondantes, 
plus  amères...  Et  ainsi,  pendant  des  heures,  se  poursuivait  une  lutte 
féroce  entre  son  orgueil  et  son  amour. . . 

Des  pépiemens  d'oiseaux  dans  le  jardin  lui  firent  redresser  la 
tête.  La  nuit  s'était  envolée,  le  jour  blanchissait  le  store  de  soie 
abaissé  devant  la  fenêtre ,  et ,  avec  l'aube,  un  peu  d'apaisement 
rentra  en  elle.  —  Non,  il  n'était  pis  possible  qu'en  si  peu  d^  temps 
toutes  ses  espérances  se  fussent  évanouies.  Elle  était  jeune,  elle 
était  belle,  et,  à  dix -neuf  ans,  on  ne  renonce  pas  encore  à  tirer 
de  la  vie  tout  ce  qu'elle  peut  donner  de  jouissances  et  de  satisfac- 
tions. Si  ses  illusions  d'adolescente  étaient  parties ,  il  lui  restait 
une  foi  inébranlable  dans  la  puissance  de  sa  beauté  !  Avec  un  pa- 
reil levier  et  une  énergique  volonté,  rien  n'était  encore  désespéré. 
—  Elle  se  leva,  jeta  un  peignoir  sur  ses  épaules  et  alla  baigner 
dans  l'eau  fraîche  ses  joues  pâlies  et  ses  paupières  gonflées.  Quand 
elle  eut  fait  disparaître  les  traces  de  ses  larmes  et  torda  ses  che- 
veux, elle  se  regarda  de  nouveau  dans  la  grande  psyché  dressée 
en  face  de  son  lit.  Ln  pâle  sourire  courut  sur  ses  lèvres,  ses  yeux 
s'éclairèrent  d'une  lueur  de  défi,  et,  sur  son  front  volontaire,  blan? 
et  lisse  comme  un  marbre,  une  résolution  arrêtée  sembla  régner 
victorieusement.  —  L'orgueil  l'avait  emporté  ;  la  jeune  fille  s'effa- 
çait pour  faire  place  à  la  femme.  —  Elle  souffla  les  bougies  et 
s'étendit  sur  son  lit  afin  de  se  retremper  dans  un  bain  de  som- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

meil  et  de  se  relever  vaillante,  prête  à  retourner  à  la  bataille  de 
la  vie  et  à  y  prendre  sa  revanche. 

XI. 

M.  de  La  Roche-Élie  ne  se  rebutait  pas  facilement.  Cet  enfant  d'un 
père  cachectique  et  d'une  mère  quadragénaire  manquait  de  jeu- 
nesse et  de  diable  au  corps,  mais  en  revanche  il  persistait  dans  ses 
idées  avec  une  opiniâtreté  têtue  et  patiente.  Demeuré  orphelin  de 
bonne  heure,  il  avait  été  élevé  sévèrement  par  sa  sœur  aînée,  M'^'^Hor- 
tense  de  La  Roche-Llie,  dont  la  laideur  maladive  et  la  raboteuse 
vertu  avaient  effrayé  les  plus  déterminés  coureurs  de  dots.  M'^*  Ilor- 
tense  s'était  résignée  à  ce  célibat  forcé.  Pour  se  consoler,  elle  se 
livrait  à  d'étroites  pratiques  de  dévotion  et  se  consacrait  à  l'édu- 
cation de  son  frère.  Sosihène  avait  d'abord  été  confié  aux  pères 
jésuites  de  Poitiers  ;  il  n'était  sorti  de  leurs  mains  que  pour  suivre 
les  cours  de  la  Faculté  de  droit  sous  la  vigilante  surveillance  de  sa 
sœur,  qui  le  tenait  chaque  soir  cousu  à  ses  jupes  et  le  mettait  sous 
clé  à  dix  heures.  Reçu  docteur  et,  grâce  aux  amis  de  son  père, 
nommé  d'emblée  juge  à  Tours,  il  s'était  installé  avec  M"*"  Hortense 
dans  un  vieil  hôtel  patrimonial  situé  derrière  les  cloîtres  de  la  ca- 
thédrale, dans  le  quartier  le  plus  solitaire  et  le  plus  silencieux  de 
la  ville.  Là,  comme  à  Poitiers,  M^'®  de  La  Roche-Élie  gouvernait  la 
maison  et  faisait  bonne  garde  autour  de  la  vertu  de  son  frère. 
Cette  dernière  tâche  était  facile,  car  le  jeune  homme,  gauche, 
timide  et  peu  communicatif,  fuyait  d'instinct  toutes  les  distractions 
mondaines.  Les  femmes  l'effrayaient  ;  il  ne  voyait  en  elles  que  des 
instrumens  de  tentation  et  des  abîmes  de  péché.  Il  partageait  son 
temps  entre  les  devoirs  de  sa  charge  et  la  gestion  de  son  impor- 
tante fortune  territoriale,  s'occupant  spécialement  de  l'administra- 
tion d'un  magnifique  domaine  aux  terres  d'alluvion  exceptionnelle- 
ment fertiles,  situé  à  Beaumont-en-Véron,  entre  la  Loire  et  la  Vienne. 
Il  en  avait  fait  un  champ  d'expériences  agronomiques  ;  il  y  intro- 
duisait les  procédés  et  les  machines  d'invention  récente.  Ses  rela- 
tions avec  les  gros  cultivateurs,  membres  des  comices  agricoles, 
l'avaient  mis  en  relief;  élu  conseiller  général  du  canton,  il  s'était 
insensiblement  mêlé  aux  affaires  publiques,  et  des  idées  ambitieuses 
avaient  germé  dans  son  cerveau.  Sous  l'influence  de  ces  visées 
nouvelles,  et  peut-être  a  quelque  diable  aussi  le  poussant,  »  il  avait 
alors  songé  au  mariage. 

Il  s'en  était  ouvert  à  sa  sœur,  et  celle-ci  avait  d'abord  accueilli  froi  - 
dément  ses  confidences.  Ce  changement  d'état,  qui  menaçait  sa  su- 
prématie domestique,  n'était  guère  fait  pour  sourire  à  M"' Hortense, 


HÉLÈNE.  509 

mais  Sosthène  s'était  entêté.  Il  voulait  avoir  un  salon,  recevoir  les 
personnages  notables  du  département,  et  il  se  rendait  justice  :  il 
sentait  qu'il  était  peu  organisé  pour  attirer  et  retenir  les  gens  chez 
lui.  Sa  sœur,  sous  ce  rapport,  ne  possédait  non  plus  aucune  des 
qualités  requises  pour  jouer  le  rôle  de  maîtresse  de  maison.  Après 
mûre  réflexion,  M"^  Hortense  avait  fini  par  céder,  mais  non  sans 
nourrir  l'arrière-pensée  de  se  maintenir  à  la  tête  du  gouvernement 
et  de  garder  toute  son  influence  sur  son  frère.  Pour  cela,  il  fallait 
trouver  une  jeune  fille  bien  élevée,  docile,  malléable,  sans  grande 
initiative  ;  il  fallait  en  outre  qu'elle  eût  peu  de  fortune,  afin  que 
sa  pauvreté  relative  et  la  reconnaissance  que  devait  lui  inspirer  un 
mariage  inespéré  la  missent  sous  la  dépendance  de  M"*  Hortense. — 
Eue  fois  ce  programme  arrêté,  le  président  Tiffeneau,  catéchisé  par 
la  vieille  fille,  consentit  à  entrer  en  campagne,  et  ce  fut  ainsi  que 
M.  de  La  Roche-Élie,  présenté  chez  M"^  de  Boiscoudray,  y  ren- 
contra Hélène  des  Réaux. 

Dès  la  première  entrevue,  la  beauté  de  la  jeune  fille  l'avait  for- 
tement frappé.  La  grâce  hautaine  et  la  florissante  verdeur  de  cette 
séduisante  personne  avaient  remué  en  lui  certaines  fibres  restées 
longtemps  engourdies;  de  violons  désirs  qui  couvaient  sous  les 
cendres  froides  de  sa  longue  sagesse  s'étaient  soudain  allumés. 
Les  natures  continentes  sont  souveot  les  plus  inflammables  ;  M.  de 
La  Roche-Élie  prit  feu  tout  d'un  coup.  Son  admiration  et  sa  passion 
s'étaient  encore  accrues  lorsqu'il  avait  entendu  Hélène  causer  et 
répandre  au  dehors  le  charme  de  son  esprit  primesautier.  Les  assi- 
duités de  Ra}-mond  près  de  la  jeune  fille  n'avaient  fait  qu'attiser  la 
flamme  du  magistrat.  Toutefois,  pressentant  bien  que  iP^  des  Réaux 
ne  devait  pas  être  de  nature  à  plaire  à  la  rigide  M"®  Hortense,  il 
s'était  gardé  de  confier  son  inclination  à  sa  sœur.  Il  voulait  avant 
tout  ouvrir  son  cœur  à  Hélène  et  s'assurer  de  ses  sentimens. —  On 
a  vu  comment  ses  insinuations  amoureuses  avaient  été  accueillies  ; 
mais  il  ne  s'était  pas  tenu  pour  battu.  —  En  somme,  il  n'avait  pas 
été  nettement  repoussé,  mais  simplement  ajourné  ;  du  moins  ce 
fut  ainsi  qu'il  interpréta  les  réponses  évasives  de  cette  capricieuse 
personne.  —  x\lors  il  opéra  un  mouvement  tournant  et,  sans  cesser 
d'accabler  la  fille  de  ses  attentions,  il  s'occupa  de  circonvenir  la 
mère. 

Un  jour,  M""^  des  Réaux  l'avait  \'u  arriver  au  Pressoir  ;  ils  avaient 
eu  ensemble  un  long  et  mystérieux  entretien,  au  sortir  duquel  la 
dame  avait  étonné  le  vieux  Nogueras  par  ses  airs  radieux  et  ses 
transparentes  allusions  aux  brillantes  perspectives  qui  s'ouvraient 
pour  Hélène.  —  Dès  le  lendemain  de  cette  visite.  M"*  des  Réaux  se 
rendait  aux  Aisrues. 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  arriva  au  château  précisément  deux  jours  après  l'événement 
qui  avait  si  brusquement  révolutionné  l'âme  d'Hélène.  La  veille,  la 
jeune  fille  était  restée  enfermée  dans  sa  chambre,  sous  prétexte 
d'une  migraine;  quand,  au  matin,  M"®  des  Réaux  pénétra  chez 
elle,  elle  la  trouva  encore  mal  remise  du  choc  qu'elle  avait  reçu, 
et  paressant  rêveusement  dans  un  grand  fauteuil  qu'elle  avait  roulé 
près  de  la  fenêtre. 

Après  les  premières  embrassades,  les  questions  échangées,  les 
récits  des  fêtes  qui  s'étaient  succédé  aux  Aiguës,  M"^*  des  Réaux, 
s'asseyant  en  face  de  sa  fille,  lui  dit  d'un  air  mystérieux  : 

—  A  propos,  devine  qui  est  venu  me  voir  hier  ? 

—  Que  sais -je?..  M.  Descombes  peut-être?  hasarda  Hélène  en 
repensant  au  brusque  départ  de  Raymond. 

—  Tu  n'y  es  pas...  Raymond,  qui  est  peu  poli  par  parenthèse, 
€st  parti  pour  Paris  sans  crier  gare  et  sans  même  me  faire  une 
visite...  Sa  mère  est  désolée...  Non,  il  ne  s'agit  pas  de  ce  garçon, 
mais  d'un  homme  sérieux  et  distingué  qui  m'a  chanté  tes  louanges 
pendant  deux  heures.  Tu  jettes  ta  langue  aux  chats? 

—  Oui  !  s'écria  Hélène  impatientée,  qui  est-ce  ? 

—  Eh  bien  !  c'est  M.  de  La  Roche-ÉIie. 

Une  moue  dédaigneuse  retroussa  le  coin  des  lèvres  de  la  jeune 
fille. 

—  Ah  !  murmura-t-elle  avec  indifférence,  et  elle  laissa  tomber 
la  conversation. 

—  Eh  quoi!  reprit  sa  mère,  cela  ne  t'émeut  pas  davantage?..  Tu 
ne  t'informes  même  pas  du  but  de  sa  visite? 

—  Au  fait,  pourquoi  venait-il  te  voir? 

—  Pour  me  parler  de  toi. 

—  Vraiment! 

—  Ma  chère,  il  t'aime  passionnément  et  il  te  demande  en  ma- 
riage... Voilà  du  nouveau,  j'espère! 

—  Ce  n'est  pas  du  nouveau  pour  moi,  répondit  flegmatiquement 
Hélène,  car  il  m'a  déjà  adressé  pareille  demande. 

—  Et  tu  ne  m'en  avais  pas  souillé  mot?..  C'est  un  peu  fort  !..  Que 
lui  as-tu  répondu? 

—  Moi?..  Rien. 

—  Comment!  rien?..  Quelle  singulière  fille! 

—  Je  ne  j)0uvais  j)ourtant  lui  dire  en  face  qu'il  me  déplaisait... 
Mais  vous-même,  que  lui  avez- vous  répondu? 

—  Que  sa  demande  nous  honorait  beaucoup,  que  pour  mon 
compte  j'étais  charmt«e,  mais  que  tu  devais  être  consultée...  Bref, 
j'ai  promis  do  te  communiquer  sa  requête...  Il  doit  revenir  aujour- 
d'hui même  aux  Aiguës  chercher  une  réponse. 


HÉLÈNE.  511 

—  Déjà!..  Il  est  bien  impétueux,  pour  un  enfant  né  trop  tard  de 
parens  trop  vieux  ! 

—  Hélène! 

—  Laisse  donc...  Tout  le  monde  ici  connaît  l'histoire... 

—  Ma  chère,  ces  plaisanteries  sont  fort  déplacées  dans  la  bouche 
d'une  jeune  fille...  Tâche  d'être  sérieuse  et  écoute-moi  :  —  Tu  n'as 
pas  de  fortune  ;  ton  père  t'a  laissé  une  soixantaine  de  mille  francs, 
tu  en  toucheras  autant  à  ma  mort...  C'est  peu  de  chose  quand  on  a 
tes  goûts.  Avec  cette  dot  modeste,  si  tu  étais  une  fille  ordinaire, 
tu  pourrais  à  peine  trouver  à  épouser  un  petit  fonctionnaire  ou  un 
négociant...  Ce  n'est  pas  à  cela  que  tu  vises.  Dieu  merci  !..  Nous  ne 
t'avons  pas  donné  une  éducation  brillante  pour  te  voir  réduite  à 
cette  extrémité.  Il  te  faut  de  toute  nécessité  faire  un  beau  mariage; 
ton  esprit  et  ta  beauté  t'y  obligent...  Mais  les  jeunes  gens  riches, 
bien  nés  et  désintéressés  sont  rares.  Tu  en  rencontreras  ici  et  ail- 
leurs, qui  seront  aimables  et  charmans  avec  toi,  qui  te  diront  des 
douceurs,  mais  dès  qu'il  s'agira  d'épouser,  ser\iteur!..  Ils  s'envo- 
leront et  ne  reviendront  plus...  Tu  en  seras  pour  tes  illusions... 

Hélène  secouait  la  tête  tristement.  Elle  avait  déjà  malheureuse- 
ment vérifié  la  cruelle  exactitude  des  paroles  de  sa  mère,  et  sa 
blessure  saignait  encore. 

—  Une  jeune  fille,  continua  M™®  des  Réaux,  ne  doit  pas  s'expo- 
ser de  gaîté  de  cœur  à  de  pareilles  aventures,  qui  sont  désastreuses 
pour  son  établissement;  après  deux  ou  trois  écoles  de  ce  genre, 
elle  est  impitoyablement  classée  dans  la  catégorie  des  filles  qu'on 
courtise,  mais  qu'on  n'épouse  pas...  Or,  en  ce  moment,  tu  as  la 
chance  d'être  recherchée  par  un  galant  homme,  qui  pèche  un  peu 
par  les  dehors,  j'en  conviens,  mais  qui  en  somme  est  fort  riche,  très 
bien  posé  et  en  passe  de  devenir  un  personnage  influent...  Cela  mé- 
rite réflexion.  De  plus,  il  t'aime  follement.  Si  tu  l'avais  entendu, 
comme  moi,  tu  aurais  été  touchée.  Le  pauvre  garçon  était  tout  pâle 
et  tremblant  en  m'adressant  sa  demande...  «J'aime  mademoiselle 
votre  fille,  me  répétait-il  ;  depuis  le  premier  jour  où  je  l'ai  vue, 
je  l'ai  adorée;  elle  possède  les  qualités  que  j'avais  rêvées,  et  si  elle 
consent  à  être  ma  femme,  je  l'entourerai  de  tout  le  luxe,  de  tout  le 
bien-être,  de  toute  la  considération  auxquels  elle  a  droit.  Dites-lui 
qu'elle  sera  reine  dans  ma  maison,  comme  elle  est  déjà  reine  dans 
mon  cœur...  » 

Hélène,  le  menton  dans  la  main,  les  yeux  fixes,  écoutait  attenti- 
vement sa  mère  sans  l'interrompre,  et  tandis  que  M™**  des  Réaux 
plaidait  en  faveur  de  M.  de  La  Roche-Élie,  un  sourire  énigmatique 
orrait  sur  les  lèvres  de  la  jeune  fille. 

—  Songe  que,  si  tu  l'épouses,  poursuivit  sa  mère,  tu  feras  de  lui 


512  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ce  que  tu  voudras...  Il  sera  à  tes  pieds  et  tu  n'auras  qu'à  te  laisser 
adorer.  Tu  aimes  le  monde,  tu  pourras  recevoir  chez  toi  la  meil- 
leure société  de  Tours  ;  tu  auras  maison  de  ville  et  maison  de  cam- 
pagne, et. s'il  est  nommé  député,  comme  cela  paraît  certain,  tu 
habiteras  Paris  une  partie  de  l'année...  Tu  seras  adulée,  ad- 
mirée, enviée...  C'est  quelque  chose  cela,  ma  mignonne,  quand  on 
a  dix-neuf  ans,  et  cela  fait  passer  sur  bien  des  considérations  de 
beauté  et  de  séduction  extérieures,  qui  ne  sont  que  secondaires. 

Hélène  demeurait  toujours  silencieuse  et  impassible,  avec  son 
sourire  de  sphinx. 

—  M.  de  La  Roche-Élie  sera  ici  dans  une  heure,  insista  M""®  des 
Réaux  avec  une  nuance  d'impatience,  il  me  questionnera  certaine- 
ment, que  devrai-je  répondre? 

—  Je  lui  répondrai  moi-même,  dit  Hélène,  en  se  levant  brusque- 
ment, comme  si  un  ressort  se  fût  détendu  en  elle. 

Elle  marcha  lentement  à  travers  la  chambre,  les  bras  croisés,  les 
lèvres  serrées,  les  sourcils  rapprochés,  puis  se  retournant  vers  sa 
mère  : 

—  S'il  arrive  dans  une  heure,  nous  n'avons  que  le  temps  de 
nous  occuper  de  notre  toilette...  Tu  serais  bien  aimable  de  me 
laisser  m'habiller. 

Quand  elle  fut  seule,  elle  continua  de  se  promener  de  long  en 
large,  la  tète  penchée  et  les  yeux  assombris  par  une  profonde  mé- 
ditation. Tout  un  drame  se  jouait  en  elle,  drame  mystérieux  dont 
les  péripéties  poignantes  ne  se  manifestaient  point  au  dehors.  Sous 
le  masque  de  sa  figure  marmoréenne,  le  dedans  de  son  âme  et  le 
secret  de  ses  résolutions  restaient  impénétrables.  Tout  à  coup  elle 
décroisa  ses  bras  et,  d'un  geste  violent,  elle  enleva  son  peigne.  Son 
opulente  chevelure  se  déroula  autour  d'elle  et  fit  étinceler  plus 
vivement  encore  ses  yeux  tragiques.  Elle  sonna  la  femme  de 
chambre  et  s'habilla  rapidement.  Elle  avait  passé  une  robe  de  mous- 
seline blanche,  unie,  qui  la  drapait  merveilleusement;  ses  cheveux, 
lissés  sur  les  tempes  et  réunis  par  derrière  en  une  lourde  natte 
très  lâche,  accompagnaient  cette  toilette  simple  et  raffinée  à  la 
fois,  à  laquelle  une  ceinture  verte  et  des  nœuds  pareils  ajoutaient 
un  réveil  de  couleur. 

Quand  elle  doicendit  avec  sa  mère,  tous  les  hôtes  des  Aiguës 
étaient  déjà  éparpillés  sur  la  pelouse,  où  M"'  de  Boiscoudray  avait 
organisé  une  partie  de  croquet.  —  11  faisait,  comme  disent  les 
paysans,  u  un  temps  de  demoiselle;  »  ni  pluie  ni  soleil.  Un  serais  de 
nuages  pommelés  plafonnait  le  ciel,  tamisant  une  lumière  diffuse 
sous  laquelle  le  paysage  et  les  figures  prenaient  des  tons  fins  et 
comme  attendris  :  dans  les  bois,  vingt  sortes  de  vert  mêlaient  leurs 


HÉLÈNE.  513 

nuances  fondues  ;  dans  les  prés,  la  rivière,  comme  une  nappe  d'ar- 
gent mat,  coulait  lentement  entre  des  bouquets  de  tremble,  dont 
un  vent  léger  agitait  parfois  les  feuilles  aux  retroussis  blancs.  Sur 
la  pelouse,  les  jupes  courtes  des  femmes  et  les  vestons  de  soie 
grise  des  hommes  se  détachaient  en  clair,  et  parmi  les  joueurs  se 
trouvait  Philippe  de  Préfaille.  Tout,  en  poussant  nonchalamment  sa 
boule,  il  eut  de  loin  un  aimable  salut  pour  les  deux  nouvelles  ve- 
nues. Appuyé  au  dossier  d'un  banc  rustique,  M.  de  La  Roche-Élie 
suivait  distraitement  la  fuite  des  boules  rebondissant  sous  les 
maillets.  Dès  qu'il  aperçut  les  dames  des  Réaux,  il  quitta  sa  place 
et  s'avança  précipitamment  vers  elles,  et  tandis  qu'il  formulait  pé- 
niblement quelques  phrases  pilies,  ses  gros  yeux  inquiets  sem- 
blaient interroger  M"*"  des  Réaux. 

—  Monsieur  de  La  Roche-Élie,  dit  Hélène  en  l'interrompant  au 
miheu  d'une  période  laborieuse,  je  désirerais  causer  avec  vous... 
Voulez-vous  que  nous  fassions  ensemble  le  tour  des  pelouses? 

Il  s'inclina  et  arrondit  son  bras  pour  le  lui  offrir  ;  mais  elle  le  re- 
mercia et  se  contenta  de  cheminer  à  côté  de  lui.  M™^  des  Réaux, 
très  agitée,  s'assit  sur  le  banc  que  venait  de  quitter  le  magistrat,  et 
regarda,  non  sans  anxiété,  le  couple  s'éloigner. 

Ils  suivirent  d'abord  silencieusement  la  pente  de  l'allée  tournante; 
puis ,  quand  ils  eurent  laissé  derrière  eux  le  groupe  bruyant  des 
joueurs  et  qu'ils  se  trouvèrent  tout  à  fait  seuls  sous  les  massifs  des 
platanes  : 

—  Monsieur,  commença  Hélène  d'une  voix  très  calme  en  appa- 
rence, mais  au  fond  de  laquelle  il  y  avait  un  sourd  frémissement, 
ma  mère  m'a  dit  qu'elle  avait  reçu  hier  votre  visite. 

—  Oui,  mademoiselle,  j'ai  eu  l'honneur  de  m'entretenir  longue- 
ment avec  elle...  M™^  votre  mère  vous  a-t-elle  aussi  rapporté  le  sujet 
de  notre  entretien? 

—  Parfaitement. 

—  Alors,  mademoiselle,  vous  savez?.. 

—  Je  sais  que  vous  lui  avez  répété  ce  que  vous  m'aviez  déjà  dit  à 
moi-même  et  qu'elle  vous  a  promis  une  réponse  pour  aujourd'hui... 
Vous  êtes  pressé,  monsieur,  et  vous  ne  donnez  pas  aux  gens  le  temps 
de  respirer  ! 

—  Pardonnez-moi  mon  impatience,  mademoiselle;  mais,  depuis 
le  jour  où  j'ai  commencé  à  vous  aimer,  je  ne  vis  plus,  je  ne  travaille 
plus  et  il  me  semble  que  je  n'aurai  de  repos  que  lorsque  mon  sort 
sera  fixé...  Pourtant,..  — il  s'arrêta  très  oppressé  et  respira  pro- 
fondément, —  pourtant,  au  moment  d'entendre  votre  réponse,  je 
n'ose  plus  insister,  tellement  j'ai  peiu*  qu'elle  ne  me  soit  pas  favo- 
rable... 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  33 


514  REVUE   DES   DEUX    MONDES, 

lis  étaient  arrivés  au  bas  de  la  pelouse,  sur  la  terrasse  qui  domi- 
nait l'Indre  et  presque  au  même  endroit  où,  la  nuit  du  bal,  Hélène 
avait  rejeté  dédaigneusement  la  demande  de  Raymond.  11  sembla  à 
la  jeune  fille  qu'il  y  avait  déjà  des  années  de  cela.  Elle  enveloppa 
d'un  rapide  coup  d'oeil  tout  le  paysage  et  le  reconnut  à  peine.  Elle  ne 
Ini  trouvait  plus  ce  charme  féerique,  cette  poésie  voluptueuse  que 
lui  prêtait  la  nuit,  alors  qu'au  loin  murmuraient  les  flûtes  et  les  vio- 
loncelles de  l'orchestre  viennois...  Oh!  cette  nuit  d'été,  cette  nuit 
d'amour,  qui  avait  vu  le  naufrage  de  ses  illusions  !..  Aujourd'hui,  les 
bois  de  la  rive  opposée,  les  prés  fauchés,  l'Indre  somnolente,  avaient 
quelque  chose  de  terne  et  de  vulgaire,  comme  la  réalité  où  elle  allait 
entrer...  Elle  releva  la  tête  et  se  tourna  vers  M.  de  La  Roche-Élie, 
debout  devant  elle  dans  la  posture  d'un  accusé  qui  attend  sa  condam- 
nation. 

—  Rassurez-vous,  monsieur,  murmura-t-elle,  ma  réponse  sera 
aussi  satisfaisante  que  possible...  Votre  proposition  a  l'agrément 
de  ma  mère,  elle  a  le  mien  aussi,  et  j'accepte... 

—  Oh!  mademoiselle!  s'écria-t-il  avec  effusion... 

—  Attendez,  interrompit -elle,  ne  me  remerciez  pas  avant  de 
connaître  les  termes  de  mon  acceptation...  Votre  démarche  est  trop 
flatteuse  pour  nous  et  je  suis  trop  loyale  pour  vous  induire  en 
erreur.  Je  consens  à  être  votre  femme,  mais  si  votre  caractère 
m'inspire  beaucoup  d'estime,  je  dois  vous  avouer  que  je  n'éprouve 
pas  pour  vous...  comment  dirai-je?..  ce  qu'on  est  convenu  d'appe- 
ler de  l'amour  dans  les  romans...  Vous  trouverez  en  moi  une  hon- 
nête femme,  affectueuse  et  dévouée,  mais  ne  m'en  demandez  pas 
plus... 

La  nature  ombrageuse  de  M.  de  La  Roche-Élie  avait  repris  le 
dessus.  H  regardait  Hélène  avec  des  yeux  ronds  effarés  et  pai'ais- 
sait  fort  déconcerté  par  la  brutale  franchise  de  cette  déclaration. 

—  Pardon,  hasarda -t-il,  je  me  ferais  scrupule  de  m'imposer... 
M™°  des  Réaux  n'a-t-elle  point  pesé  sur  votre  décision?  Est-ce  bien 
de  votre  plein  gré  que  vous  acceptez  ma  main? 

—  C'est  de  mon  plein  gré. 

—  Cela  mo  suffit...  Merci  de  votre  franchise,  encore  qu'elle  m'ait 
montré  un  peu  durement  le  peu  de  prestige  que  je  j)0i>sède...  4e 
ne  me  suis  guère  abusé  là-dessus,  du  reste,  et  je  dois  vous  être 
reconnais.sant,  à  vous  si  charmante,  de  vous  contenter  d'un  mari 
dont  les  dehors  n'ont  rien  do  particulièrement  brillant...  Quand 
vous  me  connaîtrez  mieux,  quand  vous  comprendrez  toute  la  force 
de  mon  adcction,  j'espère  que  vous  aurez  alors  cette  chaleur  d'âme 
qui  vous  man(|ue  aujourd'hui,  et  que  l'amour  vous  viendra...  Vous 
me  permettez  de  l'espérer,  n'est-ce  pas? 


HÉLÈNE.  '5iB 

Elle  inclina  la  tête  sans  répondre,  et  il  interpréta  ce  geste  comme 
un  signe  d'assentiment. 

—  Alors  c'est  entendu...  Et  maintenant  me  trouverez-vous  trop 
exigeant  si  je  vous  prie  de  hâter  le  moment  où  j'aurai  le  bonheur 
de  vous  appeler  ma  femme? 

Elle  ne  put  réprimer  un  tressaillement. 

—  Pardonnez  ma  légitime  impatience,  continua-t-il  ;  si  vous  le 
permettez,  nous  fixerons  ce  moment  à  une  époque  aussi  raprprochée 
que  possible...  Un  mois,  voulez-vous? 

—  Soit. 

—  Alors  vous  m'autorisez  à  annoncer  dès  aujoirrdliui  nos  fian- 
çailles à  tous  nos  amis? 

—  Oui...  Je  crois  que  cela  vaudra  mieux. 

—  Merci  encore...  Voulez -vous  me  donner  votre  main? 

Elle  lui  tendit  sa  main.  Il  la  pressa  maladroitement  entre  des 
doigts  tout  moites,  puis  la  porta  dévotement  à  ses  lèvres.  Tandis 
qu'il  savourait  la  douceur  de  ce  premier  baiser,  Hélène,  les"  yeux 
perdus  dans  le  vague,  revoyait,  corarme  au  fond  d'une  mystérieuse 
perspective,  la  grande  fenêtre  à  meneaux  sculptés  du  premier 
étage,  les  paquets  de  fleurs  amoncelées  et  Philippe  de  Préfaille 
penché  sur  son  bras  nu... 

Ils  revinrent  silencieusement  dans  la  direction  du  château  :  — 
Hélène,  les  yeux  fixes,  les  bras  croisés  et  serrant  nerveusement  sur 
sa  poitrine  ses  mains  glacées;  —  M.  de  La Roche-Élie,  grave,  so- 
lennel, avec  une  physionomie  à  la  fois  rêveuse  et  satisfaite,  se  féli- 
citant d'avoir  obtenu  si  promptement  une  réponse  affirmative,  mais 
ruminant  avec  inquiétude  en  son  par -dedans,  les  déclarations  de 
cette  étonnante  jeune  fille.  —  A  les  voir  cheminer  ainsi,  pensifs  et 
taciturnes,  l'un  près  de  l'autre,  on  ne  se  serait  pas  douté  qti'on 
eût  affaire  à  deux  fiancés  en  train  de  fixer  le  jour  de  leurs  épou- 
sailles. 

Assise  sur  son  banc,  une  face  à  main  appliquée  contre  ses  yeux, 
M™''  des  Réaux  suivait  anxieusement  les  circuits  des  deux  jeimes  gens 
autour  de  la  pelouse.  Quand  elle  les  vit  revenir  si  rêveurs  et  si 
complètement  silencieux,  elle  eut  peur  que  tout  fût  manqué  et,  n'y 
tenant  plus,  elle  alla  au-devant  d'eux. 

—  Madame,  lui  dit  M.  de  La  Roche-Élie  dès  qu'ils  se  furent  re- 
joints, mademoiselle  votre  fille  a  eu  la  bonté  d'accueillir  ma  de- 
mande et  de  fixer  elle-même  l'époque  prochaine  où  mes  vœux  se- 
raient comblés  ;  permettez-moi  d'être  le  premier  à  vous  en  instruire... 
D'ailleurs,  ce  ne  sera  bientôt  plus  un  secret,  car  M"*  Hélène  m'au- 
torise à  l'annoncer  à  nos  amis. 

M""^  des  Réaux  était  devenue  pourpre  ;  son  animation  contrastait 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

singulièrement  avec  la  pâleur  mate  du  visage  de  sa  fille.  Elle  ne 
put  se  contenir  et  lui  sauta  au  cou  : 

—  Ah  !  ma  chère  enfant,  s'écria-t-elle,  que  je  suis  heureuse  I 
Puis  se  retournant  vers  son  futur  gendre,  et,  dans  l'emportement 

de  sa  joie  expansive,  lui  saisissant  les  mains  : 

—  Cher  monsieur,  continua-t-elle,  je  suis  si  contentel..  Laissez- 
moi  aussi  vous  embrasser  !     "^""Ê^f~~^;  ^^â^'^»^ 

^  En  même  temps  elle  appliquait  deux  baisers  sur  les  joues  de 
M.  de  La  Roche-Élie,  plus  confus  que  charmé  de  cette  publique  ac- 
colade, qui  lui  semblait  un  manquement  choquant  aux  règles  de  la 
correction  et  de  la  tenue. 

—  Hé  bien  !  hé  bien  !  que  se  passe-t-il  donc  ?  demanda  M™®  de 
Boiscoudray,  qui  accourait  très  intriguée. 

—  Comtesse,  répondit  M"""  des  Réaux  rayonnante,  vous  voyez  une 
mère  enchantée  et  qui  ne  peut  s'empêcher  de  le  montrer...  Je  vous 
annonce  le  mariage  d'Hélène  avec  M.  de  La  Roche-Élie. 

—  Ah!  cette  chère  petite!.,  dit  en  minaudant  la  comtesse,  mais 
c'est  tout  à  fait  une  surprise  !..  Ces  magistrats  ne  doutent  de  rien... 
Tous  mes  complimens,  monsieur  de  La  Roche-Élie,  vous  avez  la 
main  heureuse  ! 

Les  joueurs  de  croquet  s'étaient  approchés  et  chacun  fut  mis  au 
courant  de  la  nouvelle.  Alors  ce  fut  un  concert  de  congratulations, 
une  succession  bruyante  de  sihake  hand  et  d'embrassades.  Philippe 
de  Préfaille  s'avança  en  souriant  indolemment  vers  Hélène  et  lui 
tendit  la  main. 

—  Mademoiselle,  dit-il  d'un  ton  légèrement  ironique,  permettez- 
moi  de  joindre  mes  féhcitations  à  celles  de  tous  vos  amis. 

—  Merci,  monsieur,  murmura-t-elle  sans  prendre  la  main  qu'il 
lui  offrait. 

II  ne  se  déconcerta  pas  et  ajouta  avec  la  même  intonation,  mais 
presque  à  voix  basse  : 

—  Vous  le  voyez,  il  ne  faut  jurer  de  rien...  La  Roche-Elie  s'est 
entêté  et  il  a  triomphé. 

Une  subite  rougeur  colora  les  joues  blanches  d'Hélène  et  ses 
yeux  étincelèrent. 

—  Que  voulez-vous,  monsieur?  répliqua-t-elle  d'une  voix  mor- 
dante, les  jeunes  filles  ne  font  pas  peur  à  tout  le  monde,  même  avec 
le  mariage  en  perspective  ! 

André  Theiriet. 


{La  troiiième  partie  au  prochain  n*.) 


SOUVENIRS 


AVANT-PROPOS 


(i) 


Je  ne  donnerai  point  à  cet  humble  récit  le  nom  pompeux  de 
Mémoires,  moins  encore  le  nom  dangereux  de  Confessions.  Il  faut 
être  saint  Augustin  pour  édifier  en  révélant  sa  ^ie  intérieure,  ses 
erreurs  et  ses  fautes,  ses  combats  et  ses  misères  ;  peut-être  même 
est-il  permis  de  penser  que  le  li\Te  d'un  grand  docteur  n'est  pas 
toujours  lu  selon  l'esprit  qui  l'a  dicté,  et  qu'on  y  cherche  trop  sou- 
vent ce  qu'il  y  déplore.  Il  faut  être  Rousseau  pour  se  complaire  à 
raconter  ce  qu'il  raconte  et  pour  en  tirer  vanité;  je  crois,  comme 
lui,  plus  que  lui  peut-être,  que,  même  après  l'avoir  lu,  nul  homme, 
au  jour  du  jugement,  n'aura  le  droit  de  dire  à  Dieu  :  Je  fus  meil- 
leur que  cet  honune-là-,  mais  c'est  chose  dont  il  y  a  lieu  de  rougir 
à  part  soi,  et  non  de  faire  étalage. 

Quant  aux  Mémoires,  pour  peu  qu'on  ait  mis  la  main  aux  affaires 
publiques,  on  ne  peut  guère,  en  écrivant  les  siens,  ne  pas  écrire,  à 
certain  degré,  ceiLx  des  autres  ;  on  ne  peut  guère  échapper  à  l'al- 
ternative ou  d'offenser  les  \ivans,  ou  de  juger  les  morts  sans  les 
entendre.  J'éviterai  ce  double  écueil  en  ne  faisant  point  de  l'his- 
toire, en  me  bornant  à  recueillir  pour  moi-même,  pour  les  miens, 

(1)  U Avant-Propos  que  nous  reproduisons  en  tête  de  cet  extrait  dit  assez  quel  est 
le  caractère  des  Souvenirs  du  feu  duc  de  Broglie,  et  on  ne  peut  lui  reprocher  que  de  le 
dire  trop  modestement.  Ces  Souvenirs,  publiés  par  son  fils,  paraîtront  prochainement 
à  la  librairie  Calmann  Lévy.  En  attendant,  et  avec  l'autorisation  de  l'éditeur,  nous  en 
publions  un  chapitre  qui  nous  a  semblé  contenir  sur  les  événemens  de  1814  et  de  1815 
des  renseignemens  d'autant  plus  précieux  qu'on  les  chercherait  inutilement  ailleurs. 
D'autres  extraits  suivroqt,  au  fur  et  à  mesure  de  la  publication. 


518  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tout  au  plus  pour  une  étroite  intimité,  les  souvenirs  que  m'a  lais- 
sés une  longue  et  laborieuse  carrière.  Homme  public  pendant  plus 
de  quarante  ans,  je  n'ai  jamais  évité  ni  recherché  la  publicité; 
homme  privé,  je  n'ai  plus  rien  désormais  à  démêler  avec  elle;  et  si, 
contre  toute  attente,  cet  écrit  devait  tomber  quelque  jour  en  des 
mains  auxquelles  il  n'est  point  destiné,  je  préviens  d'avance  qu'on 
n'y  trouvera  rien  de  ce  qui  plaît  aujourd'hui,  rien  de  ce  qui  fait  le 
succès  des  compositions  de  ce  genre. 

J'ai  vécu  plus  de  soixante  et  dix  ans  ;  j'ai  traversé  plus  d'une 
époque  de  désordres,  de  malheurs,  de  crimes  ;  Dieu  ne  m'a  épar- 
gné ni  les  épreuves  ni  les  revers  ;  il  m'a  fait  la  grâce  de  ne  jamais 
méconnaître  ni  la  sagesse  de  ses  voies,  ni  l'excellence  de  ses 
œuvres. 

J'aime  la  vie,  je  Vaime  et  la  ndtive,  comme  Montaigne,  telle 
qu'il  a  plu  à  Dieu  nous  V octroyer^;  j'en  ai  joui  dans  mon  enfance, 
dans  ma  jeunesse,  dans  mon  âge  mûi*,  j'en  jouis  encore  dans  ma 
vieillesse,  avec  douceur  et  reconnaissance.  Je  ne  regrette  rien  de 
ce  que  le  progrès  des  ans  m'a  successivement  enlevé;  j'éprouve 
qu'à  vivre  longtemps  on  gagne  en  définitive  plus  qu'on  ne  perd, 
et  qu'en  sachant  être  de  son  âge  et  de  son  temps,  à  7nesure  que 
rhomme  extérieur  se  détruit,  l'homme  intérieur  se  renouvelle. 

On  ne  trouvera  donc  ici  ni  misanthropie,  ni  mélancolie;  on  n'y 
trouvera  ni  dégoût  de  l'existence,  ni  dédain  des  choses  d'ici-bas  ; 
on  n'y  trouvera  pas  même  cette  teinte  de  tristesse  contenue  et  de 
résignation  virile  qu'inspiraient  à  Gibbon  la  fin  de  son  œuvre  et  le 
soir  de  sa  vie.  Je  n'ai  point  élevé  comme  lui  un  monument  du- 
rable et  dont  mon  âme  ait  peine  à  se  détacher. 

On  n'y  trouvera,  non  plus,  ni  révélations  malveillantes,  ni  récri- 
minations. 

Né  dans  le  sein  d'une  famille  justement  honorée,  entré  par 
alliance  dans  une  famille  justement  célèbre,  appelé  naturellement 
à  faire  nombre  dans  l'élite  de  la  société,  soit  au  dedans,  soit  au 
dehors  de  mon  pays,  je  n'ai  connu  intimement  que  des  personnes 
qui  valaient  mieux  que  moi,  et  à  qui  je  dois  le  peu  que  je  vaux. 
Tour  à  tour  l'un  des  chefs  d'une  opposition  modérée,  minisire, 
premier  ministre,  j'ai  été,  comme  tout  autre,  injurié,  calomnié, 
outragé;  je  l'ai  peut-être  été  moins  que  tout  autre;  ces  injures,  ces 
calomnies,  ces  outrages,  n'ont  jamais  porté  atteinte  à  ma  considé- 
ration {)ersonnelle;  on  a  toujours  pensé  de  moi  plus  de  bien  que  je 
n'en  pense  moi-même.  J'ai  rencontré  des  adversaires,  je  ne  me  sais 
point  d'ennemis.  J'ai  eu  des  amis,  —  j'en  conserve  encore.  Dieu 
merci,  —  des  amis  dont  l'affection  m'est  chère,  qui  m'ont  rendu 
de  grands  services,  dont  je  n'ai  jamais  ou  à  me  j)laiudre.  Par  tous 
ces  motifs,  je  serais  inoxcusable,  béni  surtout  comme  je  l'ai  été 


SOUVENIRS.  516» 

dans  mes  relations  domestiques,  de  mal  penser  des  hommes  en 
général,  et  d'en  médire  en  particulier. 

L'intérêt  que  peut  inspirer,  s'il  en  peut  inspirer  toutefois,  cet 
exposé  des  diverses  circonstanœs  de  ma  vie,  ne  saurait  donc  pro- 
venir que  de  sa  simplicité  même,  de  sa  sincérité,  je  dirais  presque 
de  son  ingénuité.  Tout  est  fini  pour  moi  ;  ma  cause,  la  cause  des 
honnêtes  gens  et  des  gens  sensés,  a  succombé  pour  longtemps, 
selon  toute  apparence  ;  je  n'en  espère  plus  rien  que  pour  mes  en- 
fans.  Je  n'ai,  dans  ma  conduite,  rien  à  défendre,  rien  à  publier,  rien 
à  expliquer  en  ce  qui  touche  à  l'honneur,  à  la  probité  privée  et  po- 
litique ;  j'ai  assez  vécu,  j'ai  assez  vu  se  tromper  les  plus  clairvoyans 
et  échouer  les  plus  habiles  pour  faire  bon  marché  de  tout  le  reste. 

Je  serai  vrai. 

Mais,  pour  être  vraiment  vrai,  il  ne  suffit  pas  toujours  d'en  avoir 
l'intention  ;  il  faut  avoir  bonne  et  exacte  mémoire  ;  il  faut  surtout 
se  tenir  en  garde  contre  l'instinct  tout  françoh  qui  porte  à  se  faire 
effet  à  soi-même,  à  disposer  im  peu  les  événemens  pour  l'agrément 
même  de  la  chose,  lorsque,  d'ailleurs,  cela  ne  nuit  à  personne. 

Je  m'efforcerai  d'éviter  ce  genre  d'infidéUté  tout  esthétique,  si 
l'on  ose  ainsi  parler,  en  m'attachant  sévèrement  à  l'ordre  chronolo- 
gique et  personnel;  je  suivrai  pas  à  pas,  c'est-à-dire  d'année  en 
année,  mes  souvenirs.  Je  ne  parlerai  que  des  faits  auxquels  j'ai 
j)ris  part  et  des  hommes  que  j'ai  vus  à  l'œuvre.  Je  m'attacherai  à 
reproduire ,  autant  que  possible ,  mes  impressions  du  moment, 
en  me  bornant  à  les  rectifier  quand  l'expérience  et  la  réflexion 
m'en  auront  appris  le  faible  ou  le  faux.  En  un  mot,  et  ce  sera  tout 
mon  pauvre  mérite,  ye  dirai:  j'étais  là,  telle  chose  tn  advint  j  il  n'ap- 
partient qu'aux  maîtres  d'ajouter  :  vous  y  croirez  être  vous-mêmes. 

Janvier  1857. 


LIVRE     III 


I. 


Dans  la  nuit  du  31  décembre  1813  au  1^  janvier  1814,  les  alliés, 
après  avoir  hésité  longtemps,  traversèrent  le  Plhin  entre  Spire  et 
Bàle. 

Le  24  janvier,  l'empereur  partit  pour  l'armée  ;  le  31  mars,  Paris 
capitula;  le  2  a\Til,  le  sénat  prononça  la  déchéance;  l'empereur 
abdiqua  le  11. 

Louis  XVIII,  rappelé  au  trône,  rentra  en  France  le  29  ;  le  2  mai, 


520  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

il  posa  les  bases  de  la  charte  dans  la  déclaration  de  Saint-Ouen; 
le  30,  il  inaugura  les  deux  chambres. 

Je  n'ai  assisté  qu'en  simple  spectateur  à  ces  événemens,  sans  y 
prendre  aucune  part;  et,  comme  spectateur,  voici,  en  peu  de  mots, 
le  peu  que  j'ai  vu. 

Ce  ne  fut  qu'au  bruit  du  progrès  des  alliés,  et  précisément  dans 
la  mesure  de  ce  progrès,  que  j'entendais  prononcer  le  nom  des 
princes  de  la  maison  de  Bourbon.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que 
j'étais  étranger  aux  conciliabules  que  tenaient,  dit-on,  leurs  parti- 
sans, et  dont,  pour  ma  part,  je  doute  très  fort  ;  mais,  dans  les  mai- 
sons que  je  fréquentais  et  où  les  esprits  étaient,  d'ailleurs,  très 
partagés,  il  était  impossible  qu'on  ne  discutât  pas  les  chances  de 
l'avenir;  la  restauration  y  avait  sa  part,  mais  fort  petite;  et,  chose 
étrange,  on  ne  savait  rien  à  Paris  ni  de  l'entrée  du  comte  d'Artois 
en  Franche-Comté,  ni  de  l'arrivée  du  duc  d'Angoulême  dans  le 
Midi.  Je  me  souviens  très  bien,  par  exemple,  des  discussions  dont 
le  salon  de  M""®  de  Jaucourt  était  le  théâtre,  discussions  qui  se  pro- 
longeaient très  avant  dans  la  matinée.  M.  de  Jaucourt,  bien  que 
sénateur  et  attaché  à  la  personne  du  roi  Joseph,  était  certaine-, 
ment  très  avant  dans  la  confidence  de  M.  de  Talleyrand,  puisqu'il 
devint  membre  du  gouvernement  provisoire.  Eh  bien!  là  même, 
chez  lui,  en  sa  présence,  on  n'agitait  guère  que  l'alternative  de  la 
paix  ou  de  la  régence,  et  l'on  inclinait  plutôt  à  croire  à  la  paix.  J'en- 
tends encore  M.  de  Damas,  ancien  émigré  rentré  depuis  longtemps, 
mais  resté  émigré  jusqu'au  bout  des  ongles,  s'épuiser  en  argumens 
pour  justifier,  tant  bien  que  mal,  la  stratégie  des  alliés  et  soutenir 
contre  tout  le  monde  qu'ils  arriveraient  à  Paris;  il  ne  parlait  pas  des 
Bourbons,  même  dans  cette  hypothèse. 

Mais  si,  dans  les  hautes  régions,  les  esprits  étaient  encore  très 
incertains  et  très  circonspects,  le  mécontentement  public  se  faisait 
jour,  et  j'en  suivais,  avec  une  anxiété  curieuse,  les  premières 
explosions.  Je  n'oublierai  jamais  le  soir  où,  tranquillement  assis  à 
l 'Opéra-Comique,  assistant  à  la  représentation  du  Tableau  par- 
lant, vieille  production  de  Marmontel  et  de  Grétry,  au  moment  où 
l'on  chantait  cette  ariette  : 

Vous  étiez  co  que  vous  n'êtes  plut, 
Vous  n'étiez  pas  ce  que  vous  êtes. . . 

les  applaudissemens  éclatèrent  de  toutes  parts,  depuis  le  parterre 
jusqu'au  paradis,  et  se  renouvelèrent  à  plusieurs  reprises.  J'ou- 
blierai encore  moins  une  autre  scène  dont  je  fus  témoin  deux 
jours  après  celle-là.  J'étais  au  Vaudeville.  La  police  y  faisait  repré- 
senter une  pièce  de  circonstance  où  les  Cosaques  pillaient  un  vil- 


SOUVENIRS.  521 

lage,  poursuivaient  les  jeunes  filles  et  mettaient  le  feu  aux  granges; 
la  pièce  fut  silïlée  outrageusement  dès  le  début,  interrompue  par 
les  clameurs  du  parterre,  et  ne  put  aller  jusqu'au  bout.  Que  souhai- 
tait le  public  qui  se  li\Tait  à  ces  démonstrations  ardentes?  Il  n'en 
savait  rien,  il  ne  pensait  point  aux  Bourbons,  il  n'appelait  point 
les  alliés  de  ses  vœux,  il  ne  songeait  point  à  la  régence;  il  se  pas- 
sait simplement  une  fantaisie  de  colère,  arrive  que  pourra. 

On  se  fait  à  tout.  Les  alternatives  de  succès  et  de  revers,  pen- 
dant la  courte  campagne  de  France,  avaient  tellement  démonté  les 
esprits  et  déconcerté  les  conjectures  que  le  jour  où  l'on  apprit 
l'approche  des  alliés,  personne  n'y  voulait  croire.  11  fallut  que  le 
bruit  du  canon  et  le  spectacle  des  paysans  se  réfugiant  dans  les 
faubourgs  avec  leurs  familles,  leurs  meubles,  leurs  bestiaux,  vînt 
triompher  de  l'incrédulité  générale. 

Le  lendemain,  je  me  levai  à  la  pointe  du  jour;  j'éveillai  mon 
voisin,  M.  de  Norvins.  iNous  nous  étions  donné  rendez-vous.  Nous 
remontâmes  rapidement  le  boulevard  et  les  rues  qui  se  dirigeaient 
vers  la  barrière  de  Glichy.  Repoussés  par  les  troupes  qui  gar- 
daient cette  barrière,  nous  suivîmes  le  mur  d'octroi  jusqu'à  la  bar- 
rière du  faubourg  Saint- Antoine.  Toujours  écartés,  et  non  sans 
raison,  par  les  gardes  nationaux  et  les  soldats,  nous  entendions  se 
rapprocher  de  plus  en  plus  la  canonnade  et  la  fusillade.  Nous  re- 
descendîmes ensuite  le  boulevard,  où  la  foule  commençait  à  s'accu- 
muler, et  par\1nmes  sans  obstacle  sur  les  hauteurs  de  Monceau. 
De  là  nous  vîmes  très  distinctement  les  forces  de  l'armée  alliée  se 
déployer,  et  quelques  tirailleurs,  sortis  des  barrières,  engager  de 
légères  escarmouches  sans  portée  et  sans  conséquence.  Personne 
ne  semblait  commander  à  Paris  ;  la  garde  nationale  manquait  de 
fusils  ;  rien  ne  provoquait  les  habitans  à  la  résistance. 

Revenus  sur  le  boulevard,  entre  la  Madeleine  et  la  rue  Mont- 
martre, il  nous  parut  que  la  foule  avait  changé  de  caractère  ;  ce 
n'était  plus  une  cohue  effarée  de  gens  appartenant  à  toutes  les 
conditions  de  la  vie,  la  foule  était  presque  exclusivement  composée 
de  gens  bien  mis,  de  femmes  en  négligé  élégant,  c'était  presque 
une  promenade  publique.  Les  boutiques,  d'abord  soigneusement 
fermées,  se  rouvraient  à  demi,  les  restaurans  se  remplissaient 
d'hommes  et  de  femmes  qui  déjeunaient  à  la  hâte  ;  on  entendait 
le  bruit  du  combat  très  distinctement,  on  dit  même  que  quelques 
obus  tombèrent  dans  les  rues  adjacentes,  mais  je  n'en  crois  rien. 
Les  nouvelles  qui  circulaient  étaient,  comme  on  peut  le  penser, 
très  diverses  et  très  contradictoires;  personne  ne  croyait  à  rien; 
tout  le  monde  s'attendait  à  tout. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  nous  revînmes  au  logis.  Je  demeurais 
encore  à  cette  époque  dans  la  rue  de  la  Madeleine.  Avant  de  ren- 


522  REVUE   DES    DEUX    M0NDE3. 

trer,  je  m'arrêtai  quelques  instans  dans  la  rue  des  Champs-Elysées, 
cliez  M"^  la  duchesse  d'Abrantès  ;  j'y  trouvai  le  général  Kellermann, 
que  je  n'avais  pas  revu  depuis  mon  séjour  à  Valladolid;  il  y  racon- 
tait le  combat  du  matin,  les  pourparlers  engagés,  la  capitulation 
prochaine,  le  départ  de  la  régente,  des  ministres,  du  gouverne- 
ment tout  entier.  Ne  pouvant  rien  pour  mon  pauvre  pays,  je  réso- 
lus, du  moins,  de  ne  pas  assister  à  l'occupation  de  Paris  par  l'en- 
nemi. Je  me  tins  renfermé  chez  moi,  je  ne  vis  ni  le  triste  défilé 
des  troupes  alliées  sur  nos  boulevards,  ni  les  scènes  honteuses  qui 
signalèrent  leur  entrée. 

Je  ne  quittai  ma  retraite  qu'au  bout  de  plusieurs  jours,  lorsque 
notre  sort  fut  fixé,  lorsque,  faute  de  mieux,  les  corps  de  l'empire 
eurent  disposé  de  la  couronne,  transféré  notre  allégeance  d'un  gou- 
vernement à  un  autre  et  préparé  à  la  France  un  nouvel  avenir. 

Je  revis,  sans  leur  porter  envie,  quelques-unes  des  personnes 
engagées  dans  ces  transactions.  M.  le  comte  d'Artois  venait  d'ar- 
river ;  c'était  à  qui  se  ferait  présenter  à  lui  ;  les  vieux  royalistes 
accouraient  des  quatre  coins  de  la  France  et  les  serviteurs  de  l'em- 
pire se  précipitaient  pour  les  devancer.  On  me  pressa  d'en~fâïre 
autant  et  de  ne  pas  négliger  la  part  de  restauration  que  mon  nom 
pouvait  me  valoir,  d'autant  que,  fort  obscur  jusqu'alors,  je  n'avais 
rien  à  me  faire  pardonner.  Mais  tout  ce  que  je  voyais  m'inspirait 
un  profond  dégoût  et  me  semblait  parfaitement  ridicule.  Je  ne  ré- 
sistai pas  toutefois,  un  matin,  à  l'envie  d'entrer  incognito,  c'est- 
à-dire  sans  uniforme  et  sans  me  faire  nommer,  dans  la  salle  basse 
du  pavillon  de  Flore,  où  M.  le  comte  d'Artois  distribuait  des  sou- 
rires et  des  complimens  à  tout  venant.  J'entrai  à  petit  bruit,  sans 
être  remarqué  par  personne,  et  je  sortis  de  même.  C'était  un  pauvre 
spectacle.  On  m'a  raconté  que  M.  de  La  Fayette  s'y  était  j)résenté  le 
matin  même  dans  un  dessein  patriotique,  à  coup  sûr  :  il  ne  serait 
ni  permis  ni  possible  de  lui  en  supposer  un  autre  ;  que,  revêtu  de 
son  ancien  uniforme  d'officier  général,  il  avait  été  pris  pour  un  an- 
cien émigré,  accueilli  à  bras  ouverts  comme  tel,  et  qu'ayant  décliné 
son  nom,  M.  le  comte  d'Artois  était  resté  stupéfait,  sans  mot  dire, 
au  milieu  d'un  auditoire  indigné  et  consterné.  Je  ne  sais  si  l'anec- 
dote est  vraie  ;  M.  do  La  Fayette  ne  m'en  a  jamais  parlé,  et  je  ne 
conçois  pas  pourquoi  je  no  lui  en  ai  pas  parlé  moi-même. 

Vint  l'entrée  de  Louis  XVlIf,  entouré  des  siens,  escorté  par  les 
généraux  et  les  maréchaux  de  l'empire.  J'assistai  en  simj)le  curieux 
à  la  marche  du  cortège,  je  le  suivis  de  rue  en  rue,  do  boiilevaixi  en 
liôûlevard  jusqu'à  son  entrée  aux  Tuileries.  Je  ne  crains  pas  de  m© 
tromper  en  aflirmant  qu'il  y  avait  là  deux  courans  bien  distincts  : 
l'un  (et  c'était  de  beaucoup  le  plus  considérable),  composé  de  gens 
à  peu  près  comme  moi,  curieux,  tristes  et  résignés;  l'antre,  com- 


SOUVENIRS.  523 

posé  de  royalistes  ardens,  en  nombre  limité,  mais  bruyans  et  dé- 
monstratifs ;  ces  deux  courans  alternaient  selon  les  quartiers,  crois- 
sant ou  décroissant  plus  ou  moins,  mais  toujours  distincts  ;  le  dernier 
devient  prédominant  aux  approches  des  Tuileries. 

Louis  XVIII,  cheminant  en  calèche  avec  sa  famille,  avait  l'air  ou- 
vert et  sérieux,  sans  émotion  apparente,  M""®  la  duchesse  d'Angou- 
lême,  cette  physionomie  grave  et  morose  que  nous  lui  avons  tou- 
jours connue.  M.  de  Chateaubriand  a  fait  de  la  poésie  sur  l'attitude 
farouche  et  sinistre  des  troupes  devant  lesquelles  passait  le  cortège.  Je 
les  ai  bien  observées,  rien  de  semblable  ne  m'a  frappé  et  je  n'ai  rien 
remarqué  qui  ait  fixé  mon  attention.  Les  généraux  à  cheval  autour  de 
la  calèche  étaient  visiblement  agités  et  inquiets.  Je  rentrai  chez  moi, 
médiocrement  satisfait  et  dans  un  état  d'esprit  tout  à  fait  perplexe. 

Depuis  ce  moment  jusqu'au  jour  de  la  promulgation  de  la  charte, 
je  suivis  de  l'œil  la  marche  et  les  progrès  du  nouveau  gouverne- 
ment, mais  sans  aucun  eflbrt  pour  m'en  rapprocher  et  me  tenant 
plutôt  à  distance  des  personnes  de  ma  famille  ou  de  ma  connais- 
sance qui  s'y  engageaient  de  plus  en  plus.  J'étais  néanmoins  tenu 
fort  au  courant  des  délibérations  du  comité  chargé  de  rédiger  la 
charte  et  cela  par  une  circonstance  assez  singulière. 

J'ai  parlé  de  mon  excellent  ami  et  camarade  Pépin  de  Bellisle. 
Il  était  revenu  en  France  lorsque  notre  armée  avait  définitivement 
évacué  l'Espagne,  et  je  l'avais  retrouvé  à  Paris  lorsque  je  ^e^ins 
moi-même  de  Prague.  Je  le  voyais  souvent.  Élevé  dès  sa  première 
jeunesse  par  M.  et  M™^  Beugnot,  presque  enfant  de  cette  maison, 
il  m'y  présenta.  M.  Beugnot,  alors  ministre  par  intérim  du  gouver- 
nement provisoire,  tenait  la  plume  comme  secrétaire  dans  le  co- 
mité de  constitution  désigné  par  le  roi.  Nous  allions  chez  lui,  Bel- 
lisle et  moi,  presque  tous  les  soirs.  Il  nous  racontait  habituellement 
la  séance  du  matin,  et  nous  restions  fort  avant  dans  la  nuit  à  discu- 
ter. Nous  lui  faisions  la  guerre  lorsqu'il  faiblissait  dans  la  défense 
des  principes  constitutionnels,  et  s'il  a,  comme  je  le  crois,  exercé 
quelque  influence,  quant  à  l'adoption  de  certaines  dispositions  con- 
testées, peut-être  n'y  avons-nous  pas  été  complètement  étrangers. 

Né  à  Troyes,  en  Champagne,  dans  une  condition  honorable  et 
modeste,  entré  de  bonne  heure  au  barreau,  et,  plus  tard,  à  l'as- 
semblée législative,  membre  de  la  courageuse  minorité  qui  honora 
cette  assemblée,  emprisonné  sous  la  Terreur,  devenu  successive- 
ment sous  l'empire  préfet  de  Rouen,  conseiller  d'état,  administra- 
teur du  royaume  de  Westphalie,  M.  Beugnot  était ,  à  coup  sûr, 
un  homme  très  honnête  et  très  éclairé.  Son  esprit  était  étendu, 
simple  et  sagace,  son  instruction  très  variée,  sa  conversation  char- 
mante. Il  avait  vu  beaucoup  d'hommes  et  beaucoup  de  choses  ;  il 
les  avait  très  bien  vus,  et  sa  mémoire  était  infaillible.  Mais  il  n'avait 


524  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

pas  entièrement  échappé  au  funeste  effet  des  révolutions  succes- 
sives couronnées  par  l'administration  impériale  ;  son  caractwe 
n'était  pas  au  niveau  de  ses  lumières;  il  avait  un  peu  l'épine  dor- 
sale brisée  ;  en  un  mot,  il  appartenait  plus  ou  moins  à  la  tribu  des 
fonctionnaires. 

Il  n'obtint  point,  par  cela  même,  dans  la  rédaction  de  la  charte, 
tout  l'ascendant  que  la  supériorité  de  son  esprit  et  de  son  expé- 
rience lui  pouvait  naturellement  acquérir.  Parmi  les  dispositions 
qu'il  laissa  passer  sans  trop  de  résistance,  il  en  était  une  qui  nous 
touchait  au  vif,  mon  ami  Bellisle  et  moi  ;  c'était  celle  qui  fixait  à 
quarante  ans  l'âge  exigé  pour  entrer  à  la  chambre  des  députés. 
Cette  disposition  nous  condamnait  pour  dix  ans  et  plus  à  l'oisiveté 
politique  ;  nous  en  fîmes  à  M.  Beugnot  des  reproches  très  amers, 
dont  il  se  défendait,  comme  de  coutume,  assez  mollement.  On  voit 
par  là  que  j'étais  personnellement  loin  de  m'attendre  au  dédomma- 
gement qui  m'était  réservé.  Gela  peut  paraître  extraordinaire,  mais 
n'en  est  pas  moins  vrai.  J'avais  totalement  oublié  que  j'étais  le  chef 
de  la  branche  aînée  de  ma  famille,  l'héritier  du  duché  de  Broglie, 
et  qu'à  ce  titre,  puisqu'il  s'agissait  de  créer  une  chambre  des  pairs, 
j'y  devais  être  naturellement  appelé. 

Heureusement  d'autres  y  pensaient  pour  moi  ;  mon  oncle,  le 
prince  Amédée  de  Broglie,  qui  pouvait  très  bien,  en  qualité  d'an- 
cien aide  de  camp  de  M.  le  prince  de  Condé,  faire  pencher  la  balance 
en  sa  faveur,  fit  au  contraire  valoir  mes  di'oits,  sans  m'en  préve- 
nir, avec  beaucoup  de  zèle  et  de  désintéressement  :  le  flot  de  la 
restauration  était  d'ailleurs  pour  moi,  sans  que  j'eusse  besoin  de 
m'en  mêler.  Ce  ne  fut  pas  néanmoins  sans  beaucoup  de  surprise 
que  je  reçus,  le  matin  même  du  A  juin,  la  lettre  close  qui  convo- 
quait la  future  chambre  des  pairs,  composée  d'anciens  sénateurs 
et  d'anciens  grands  seigneurs,  dans  les  salles  du  palais  Bourbon, 
où  siégeait  la  chambre  des  députés. 

La  séance  fut  imposante,  solennelle  et,  à  tout  prendre,  satisfai- 
sante. Le  discours  du  roi,  grave,  digne,  compensa  jusqu'à  un  cer- 
tain point  le  regret  qu'inspiraient  aux  gens  sensés  la  chtirte  oc- 
troyée, les  dix-neuf  années  de  notre  régne ,  le  discours  hétéroclite 
du  chancelier  Dambray  et  l'élimination  d'un  certain  nombre  de  séna- 
teurs auxquels  le  public  ne  prenaitd'ailleurs qu'un  médiocre  intérêt. 

Je  me  trouvai  donc  transporté  tout  à  coup,  et  par  le  simple  cours 
des  événemens,  au  premier  rang  dans  la  société  et  dans  l'état.  Je 
ne  l'avais  point  mérité  par  mes  services ,  je  ne  m'en  étais  point 
rendu  indigne  par  mes  sentimens,  mon  langage  et  ma  conduite.  U 
ne  me  restait  qu'à  bien  user  de  cotte  fortune  inattendue. 

J'av&is  vingt-neuf  ans.  Je  disposais  librement  depuis  dix  ans  de 
mon  temps  et  de  mon  modeste  patrimoine.  L'emploi  que  J'avais  fait 


SOOTIMRS.  525 

de  l'un  et  de  l'autre  n'était  point  de  nature  à  me  rendre  difficile  un 
établissement  convenable.  De  ces  dLx  ans,  j'avais  passé  la  moitié  à 
Paris,  dans  ce  qu'on  nomme  le  monde,  l'autre  moitié  à  l'étranger 
et  dans  les  affaires.  J'avais  acquis  quelque  expérience  des  hommes 
et  des  choses,  et  le  cours  de  mes  études  m'avait  préparé  à  la  vie 
publique,  autant,  au  moins,  que  la  plupart  de  mes  contemporains. 

Les  dispositions  que  j'y  portais  étaient  de  bon  aloi.  Mes  sentimens 
étaient  sains,  mes  intentions  droites ,  mes  opinions  sensées.  Sans 
mépriser  ni  dénigrer  l'ancien  régime,  toute  tentative  de  le  remettre 
sur  pied  me  paraissait  puérile.  J'appartenais  de  cœur  et  de  convic- 
tion à  la  société  nouvelle,  je  croyais  très  sincèrement  à  ses  progrès 
indéfinis  ;  tout  en  détestant  l'état  révolutionnaire,  les  désordres  qu'il 
entraîne  et  les  crimes  qui  le  souillent ,  je  regardais  la  révolution 
fi-ançaise  prise  in  globo  comme  une  crise  iné\itable  et  salutaire  ;  en 
politique,  je  regardais  le  gouvernement  des  États-Unis  comme  l'ave- 
nir des  nations  civilisées  et  la  monarchie  anglaise  comme  le  gouver- 
nement du  temps  présent  ;  je  haïssais  le  despotisme  et  ne  voyais 
dans  la  monarchie  administrative  qu'un  état  de  transition.  Il  y  avait 
en  tout  cela  sans  doute  beaucoup  de  jeunesse,  un  peu  de  rêverie, 
mais  rien  qui  fût  radicalement  faux,  rien  qui  ne  pût  être  rectifié 
par  le  temps  et  la  réflexion,  rien  qui  ne  fût  compatible  avec  une 
conduite  loyale  et  régulière. 

J'avais  employé  les  loisirs  où  me  laissait  l'agonie  du  régime  im- 
périal à  traiter  par  écrit  diverses  questions  politiques.  Je  trouve  à 
la  fin  d'un  de  ces  essais,  auxquels  je  n'attache,  d'ailleurs,  aucune 
importance,  le  passage  suivant  :  «  Montesquieu,  entraîné  par  son 
amour  pour  son  pays,  a  fait  fléchir  souvent  la  justesse  de  son  juge- 
ment pour  présenter  aux  Français  leur  gouvernement  comme  l'un 
des  trois  types  sur  lesquels  doivent  être  modelés  tous  les  autres. 
Mably  n'a  pas  dissimulé  l'opinion  contraire.  On  sait  qu'il  dit  un  jour 
avec  humeur  en  entendant  parler  de  quelques  améliorations  :  Tant 
pis,  cela  fera  durer  la  vieille  machine  qu'il  faut  détruire!  Le  des- 
sein de  Montesquieu  était  raisonnable  ;  il  est  triste  de  penser  que 
Mably  avait  raison.  »  Ce  peu  de  lignes  dépose  de  l'état  de  mon  es- 
prit à  cette  époque  et  de  la  fidélité  de  mes  souvenirs  actuels. 

Quelle  que  fût,  néanmoins,  la  modération  de  mes  desseins  et  de 
mon  caractère,  par  cela  seul  qu'ils  étaient  contraires  au  courant  des 
idées  et  des  sentimens  à  la  mode,  je  ne  tardai  guère  à  devenir,  pour 
la  cour  du  nouveau  roi  et  pour  la  haute  société,  un  apprenti  jaco- 
bin. La  conduite  de  M.  d'Argenson  (1)  y  fut  pour  quelque  chose. 
11  avait  nettement  et  sèchement  refusé  la  mission  de  commissaire 
royal,  délégué  pour  faire  reconnaître  et  installer  dans  les  dépar- 

(1)  M.  d'Argenson  ar&it  épouté  la  mère  du  duc  de  Broglie. 


526  REVOE  DES  DEUX.  MONDES. 

temens  le  nouveau  régime.  Mais  ce  qui  conti'ibua  le  plus  à  me  dis- 
créditer dans  les  hauts  lieux ,.  ce  fut,  d'une  part,  les  liaisons  que 
je  conservai  avec  plusieurs  des  serviteurs  du  régime  impérial, 
entre  autres  M.  de  Bassano  et  M.  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély, 
et,  de  l'autre,  les  liaisons  que  je  formai  avec  les  membres  des  deux 
chambres  qui  pensaient  comme  moi,  avec  Tracy,  Lanjuinais,  Boissy 
d'Anglas,  Pontécoulant,  Malleville,  Lenoir-Laroche,  dans  la  chambre 
des  pairs;  avec  Dupont  de  l'Eure,.  Gallois,  Ganilh,  Flaugerg.uies, 
Baynouard,  dans  la  chambre  des  députés. 

Je  ne  pris,  néanmoins,  aucune  part  aux  discussions  qpi  signa- 
lèrent la  première  session  du  parlement  français  et  qui  portèrent 
principalement  sur  la  loi  de  la  presse  présentée  par  l'abbé  de  Mon- 
tesquiou;  sur  le  système  de  finances  de  l'abbé  Louis,  devenu,  ou 
plutôt  resté  le  baron  Louis  ;  sur  l'affaire  du  général  Exelmans  et 
sur  la  restitution  des  biens  des  émigrés.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi 
d'en  faire  honneur  à  ma  modestie,  de  dire  que  n'ayant  pas  voix 
délibérative  à  la  chambre  dont  je  faisais  partie,  c'eût  été  présomp- 
tion, de  ma  part  d'y  prendre  la  parole  uniquement  pour  être  en- 
tendu, mais  j'aime  mieux  convenir  de  bonne  foi  que  la  timidité 
fut  pour  beaucoup  dans  mon  silence,  et,  comme  il  arrive  presque 
toujours,  l'amour -propre  pour  beaucoup  dans  ma  timidité. 

J'avais ,  d'ailleurs ,  autre  chose  à  penser  et  meilleure  excuse. 
C'était  le  moment  où  se  préparait  le  grand  événement  de  ma  vie, 
celui  qui  a  décidé  de  ma  destinée  pour  ce  monde  et,  je  l'espère, 
pour  un  monde  meilleur. 

M"""  de  Staël,  exilée  dix  ans  par  l'empereur,  échappée  pénible- 
ment à  sa  tyrannie  en  traversant  toute  l'Europe,  de  Genève  k  Mos- 
cou, de  Moscou  à  Stockholm,  reçue  triomphalement  en  Angleterre, 
était  rentrée  en  France  peu  après  le  retour  de  Louis  XVI II;  elle  y 
était  entrée  accompagnée  de  son  fils,  de  sa  fille,  de  M.  Rocca,  son 
second  mari,  et  de  Wilhelm  Schlegel,  à  cette  époque  l'une  des  gloires 
de  la  littérature  allemande.  Elle  avait  été  fort  liée  avec  ma  mère, 
ainsi  que  je  l'ai  déjà  rappelé  plus  d'une  fois  ;  enfant,  je  l'avjiis  con- 
nue; je  ne  tardai  pas  à  lui  être  présenté. 

Tout  est  dit  désormais  sur  M""  de  Staël.  Pleine  justice  lui  est 
rendue,  les  hommes  éclairés,  les  hommes  honnêtes  de  tous  les  par- 
tis, ce  chœur  des  gens  de  bien  et  de  bon  sens  qui  devance  la  pos- 
térité et  prépare  ses  arrêts,  s'accordent  à  reconnaître,  dans  l'auteur 
de  tant  d'écrits  qui  vivront  autant  que  notre  langue,  la  générosité 
du  cai*actère,  l'élévation  des  scutimens,  la  force,  l'étendue  et  la 
finesse  de  l'esprit,  une  rare  diversité  de  dons  naturels  et  de  talens 
acquis,  sans  parler  de  l'incomparable  éclat  de  sa  conversation,  le 
n'ajouterai  rien  à  tout  ceci,  et,  de  vrai,  (ju'y  ajouterais-jo?  M'""  de 
Staël  a  pliuAi  nui  quelque  i>eu  à  la  mémoire  de  son  illustre  père 


SOUVENIRS.  527 

en  l'accablant  d'éloges  mérités,  en  disposant  le  public  ingrat  et 
malin  à  dire  de  lui  ce  que  disait  d'Aristide  le  paysan  athénien.  Je 
ne  rendrai  point  à  la  sienne  ce  mauvais  office  et  je  me  contenterai 
d'indiquer  un  trait  particulier  de  sa  nature,  parce  qu'il  suJBt  à  lui 
seul  pour  expliquer  bien  des  choses  et  pour  répondre  au  besoin  à 
plus  d'un  reproche. 

Ce  qui  caractérisait  avant  tout,  plus  que  tout,  M™*  de  Staël,  c'était, 
d'une  part,  une  activité  impétueuse,  impérieuse,  irrésistible  pour 
elle-même,  et,  d'une  autre  part,  si  j'ose  ainsi  parler,  un  bon  sens 
inexorable.  Dans  toutes  les  transactions  de  la  vie,  publique  ou  pri- 
vée, dans  toutes  les  préoccupations  de  l'intelligence,  étude  ou  mé- 
ditation, composition  ou  conversation,  son  génie  naturel  la  portait, 
ou  plutôt  l'emportait  au  but,  tout  d'un  trait,  de  plein  saut,  au  hasard 
des  difficultés,  et  s'exposait  ainsi  à  dépasser  quelque  peu  la  mesure 
de  l'actuel  et  du  possible.  Elle  était  la  première  à  s'en  apercevoir 
et  la  plus  choquée  du  mécompte  ;  son  admirable  discernement  du 
vrai,  du  réel,  de  ce  qui  se  cache  au  fond  des  choses  et  au  fond  des 
cœurs,  l'éclairait  d'une  illumination  subite,  la  perçait  du  même 
coup,  comme  d'un  vif  aiguillon  ;  les  retoiu^  étaient  brusques,  les 
réactions  franches,  comme  on  dirait  en  mécanique,  en  chimie,  en 
médecine,  et,  le  plus  souvent,  le  dédain  des  précautions  à  prendre 
pour  couvrir  la  retraite,  pour  ménager  les  transitions,  faisait  beau 
jeu  à  la  médiocrité  envieuse  et  maligne  contre  l'esprit  supérieur. 

Je  suis  fermement  convaincu  qu'en  y  regardant  de  près,  on  trou- 
verait au  fond  de  tous  les  torts  réels  ou  supposés,  et  supposés 
pour  la  plupart,  qu'on  a  bien  ou  mal  à  propos  imputés  à  iP"  de 
Staël,  cette  lutte  entre  deux  qualités  éminentes  qui  la  dominaient 
tour  à  tour,  au  lieu  de  se  limiter,  de  se  tempérer  mutuellement  ; 
c'est  ce  qui  rendit  son  existence  orageuse,  c'est  ce  qui  rendait  son 
intimité,  voire  même  son  intérieur  de  famille,  passionné,  ardent, 
tumultueux  :  je  ne  crains  pas  d'ajouter  que  c'est  ce  qui  détruisit  sa 
santé,  malgré  la  vigueur  naturelle  de  son  tempérament,  et  termina 
prématurément  sa  vie  dans  la  force  de  l'âge  et  du  talent. 

Elle  m'accueillit  avec  bonté,  elle  aimait  les  titres  de  noblesse,  les 
noms  historiques,  les  idées  libérales  ;  elle  détestait  l'empereur  et 
le  régime  impérial  ;  elle  se  résignait  à  la  restauration,  sans  illusion, 
sans  aversion,  sans  préjugés  favorables  ni  contraires.  J'étais  assez 
son  fait  sous  ces  divers  rapports.  Je  la  vis  bientôt  tous  les  jours  ou 
à  peu  près;  j'allais  habituellement  chez  elle  soir  ou  matin,  quel- 
quefois l'un  et  l'autre,  soit  à  Paris,  soit  à  Glichy,  où  elle  s'étabUt 
pendant  l'été. 

Je  me  liai  intimement  avec  son  fils.  J'étais  son  aîné  de  plusiem-s 
années.  Élevé  de  bonne  heure  dans  un  gjmnase  en  Allemagne, 
puis,  plus  tard,  sous  les  yeux  mêmes  de  sa  mère,  par  M.  Schlegel^ 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  était  excellent  i>cholai\  et  presque  aussi  versé  dans  la  connais- 
sance de  l'antiquité  que  dans  les  moindres  finesses  et  les  moindres 
délicatesses  des  langues  classiques.  Il  avait  beaucoup  voyagé  ou 
seul,  ou  avec  sa  mère,  et  parlait  la  plupart  des  langues  modernes 
avec  une  facilité  merveilleuse  et  l'accent  le  plus  pur.  Propre  à  tout, 
il  avait  traversé  avec  éclat  les  examens  de  l'École  polytechnique, 
sans  entrer  définitivement  dans  l'école  même.  Éclairé,  fier  et  géné- 
reux comme  sa  mère,  il  en  subissait  la  disgrâce,  et  il  en  épousait 
les  espérances  avec  joie  et  avec  orgueil.  Mais  ce  qui  le  distinguait 
au  plus  haut  degré,  ce  qui  faisait  de  lui  un  homme  à  part,  c'était 
l'aptitude  singulière  à  faire  passer  dans  l'exécution,  dans  la  pra- 
tique, les  idées  spéculatives  des  rares  esprits  qui  se  pressaient  au- 
tour de  sa  mère.  Il  était,  il  fut  toute  sa  vie  matter  of  fact  mariy 
comme  on  dit  en  Angleterre.  Si  sa  jeunesse,  son  origine  étrangère, 
l'uniforme  suédois  qu'il  portait  encore,  ne  lui  eussent  pas  interdit,  en 
France,  l'accès  des  fonctions  publiques,  si  la  mort  ne  l'eût  pas  en- 
levé trop  tôt,  je  suis  convaincu  qu'il  aurait  figuré  au  premier  rang 
parmi  les  hommes  de  notre  temps. 

Je  ne  dirai  rien  de  sa  sœur  ;  il  m'en  coûterait  trop  de  recourir, 
pour  exprimer  ma  pensée,  à  des  termes  qui  paraîtraient  exagérés, 
tout  en  restant  bien  au-dessous  de  la  vérité.  Ceux  qui  l'ont  connue 
intimement  me  comprendront  ;  quoi  que  je  dise,  les  autres  ne  me 
comprendraient  pas. 

J'ai  peu  connu  M.  Rocca.  Au  moment  où  M™*  de  Staël  revint  en 
France,  il  était  atteint  d'une  maladie  mortelle  qui  le  condamnait  à 
la  retraite  et  au  silence  absolu.  On  ne  le  voyait  que  de  loin  en  loin. 
Dans  le  très  petit  nombre  de  paroles  que  j'ai  recueillies  de  lui,  il 
m'a  laissé  l'idée  d'un  esprit  original,  brusque  et  naïf,  qui  devait 
avoir  quelque  chose  de  singulièrement  piquant.  J'ai  beaucoup  connu, 
en  revanche,  Wilhelm  Schlegel,  et  j'aurai  souvent  occasion  d'en 
parler.  Je  laisserai  venir  l'occasion  et  me  bornerai,  en  ce  moment, 
à  dire  qu'il  m'accueillit,  comme  le  reste  de  la  maison,  avec  beau- 
coup de  bienveillance. 

Mes  assiduités  dans  cette  maison  n'ayant  point  paru  déplaire,  je 
conçus  bientôt  de  plus  hautes  esj)érances,  et,  vers  la  fin  de  l'au- 
tomne, je  partis  pour  les  Ormes,  afin  d'obtenir  le  consentement  de 
ma  mère,  qui  me  l'accorda  volontiers,  et  revint  avec  moi  à  Paris. 
M.  d'Argenson  avait  été  le  premier  à  me  conseiller  ce  luariage  ;  il 
suivit  ma  mère  de  près. 

L'assentimtMit  cordial  et  empressé  de  ma  mère  m'était  fort  né- 
cessaire pour  faire  tète  à  l'orage  que  ma  résolution  excitait  au  sein 
de  ma  iamille.  Tel  était  le  courant  de  l'opinion  dominante,  et  telle  la 
folie  des  préjugés  nobiliaires  fraîchement  exhumés  qu'on  y  regardait 
mon  mariage  avec  la  fille  d'un  grand  seigneur  suédois  comme  une 


SODVEÏNIRS.  529 

mésalliance.  On  rappelait  Topposition  entre  le  maréchal  de  Broglie 
et  M.  Necker,  en  1789  ;  il  semblait  que  nos  deux  familles  fussent 
des  Capulet  et  des  Montaigu  ;  mon  oncle  Amédée,  à  qui  j'avais  des 
obligations  réelles  et  récentes,  me  traitait  d'ingrat  ;  bref,  la  rumeur 
était  extrême  et  croissait  d'heure  en  heure. 

Je  tins  bon.  Le  mariage  fut  convenu  et  rendu  public,  dès  le  len- 
demain de  l'arrivée  de  ma  mère,  et  ne  fut  différé  qu'en  raison 
d'arrangemens  de  fortune  qui  dépendaient  de  la  restitution  de  deux 
millions  prêtés  généreusement  à  l'état  par  M.  Necker.  Je  revien- 
drai sur  ce  sujet. 

II. 

Les  derniers  jours  de  1814  et  les  trois  premiers  mois  de  1815 
s'écoulèrent  pour  moi  rapidement.  Je  me  couchais  tard  et  me  levais 
de  grand  matin  ;  j'étudiais  avidement  durant  une  partie  de  la  nuit 
et  la  première  moitié  de  la  matinée,  ne  négligeant  rien  pour  me 
rendre  digne  de  la  position  qui  m'était  échue  :  politique,  jurispru- 
dence, économie  politique,  finances,  administration,  je  dévorais 
tout,  un  peu  à  la  hâte  et  pêle-mêle;  midi  venu,  je  partageais  le 
reste  de  la  journée  entre  la  société  de  M™*  de  Staël  et  les  séances 
des  chambres. 

M™^  de  Staël,  en  retrouvant  son  cher  Paris,  après  dix  années 
d'exil,  était  lancée  dans  le  très  grand  monde.  Accueillie,  recher- 
chée même  à  la  cour  et  chez  les  ministres,  ménagée  dans  le  fau- 
bourg Saint-Germain,  son  salon  était  le  rendez-vous  de  tous  les 
étrangers  que  la  restauration  attirait  à  Paris.  Ce  n'était  pas  ce  qui 
m'en  plaisait  le  plus.  Dans  la  position  où  se  trouvait  la  France,  tout 
commerce  avec  les  étrangers,  quels  qu'ils  fussent,  me  répugnait  à 
certain  degré,  si  fort  même  que  je  me  félicitai,  mon  mariage 
n'étant  point  encore  déclaré,  de  n'être  point  appelé,  comme  membre 
de  la  famille,  à  la  fameuse  entrevue  de  l'empereur  Alexandre  et  de 
M.  de  La  Fayette,  entrevue  ménagée,  comme  on  le  sait,  par  M""®  de 
Staël  et  dans  son  propre  salon  ;  je  l'ai  souvent  regretté  depuis. 

Parmi  les  étrangers  que  je  rencontrai  dans  ce  salon  figuraient, 
au  premier  rang,  le  duc  de  Wellington,  M.  Ganning,  sir  James  Mac- 
kintosh,  lord  Harrowby  et  M.  de  Humboldt. 

Le  duc  de  Wellington  m'inspirait,  tout  ensemble,  de  l'éloigne- 
ment  et  du  respect.  C'était,  pour  le  fond  même  du  caractère,  un 
véritable  Anglais,  un  Anglais  de  la  vieille  roche,  un  esprit  simple, 
droit,  solide,  circonspect,  mais  dur,  raide  et  un  peu  étroit.  Du 
reste,  sa  position  comme  sa  renommée  formait  un  contraste  étrange 
avec  la  galanterie  gauche  et  pressante  qu'il  affectait  auprès  des  per- 

TOME  LXXIV.  —  1886.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonnes  jeunes  et  belles,  et  qu'il  poussait,  dit-on,  aussi  loin  que 
celles-ci  le  permettaient.  Il  en  a  conservé  les  allures  jusqu'à  la  der- 
nière vieillesse,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  preuves  du  bon 
sens  de  la  nation  anglaise  que  le  soin  qu'ont  pris  tous  les  partis  de 
jeter,  comme  à  l'envi,  le  manteau  sur  le  côté  ridicule  du  héros  de 
Waterloo. 

M.  Canning  était  tout  autre.  C'était,  à  la  fois,  un  bel  esprit  et  un 
homme  d'état;  l'un  des  deux  personnages  gâtait  un  peu  l'autre. 
Le  bel  esprit  était  très  brillant,  plus  peut-être  que  ne  le  compor- 
tait la  gravité  d'un  premier  ministre  en  expectative  ;  l'homme  d'état 
prenait  sa  revanche  ;  il  était  hautain  et  dédaigneux.  M™^  de  Staël 
avait  avec  l'un  et  l'autre  des  prises  très  vives,  et  c'était  plaisir  de 
l'entendre;  néanmoins, j'évitais  M.  Canning  plus  que  je  ne  le  re- 
cherchais ;  il  n'était  pas  encore  ce  qu'il  est  devenu  depuis,  et  de- 
puis aussi  je  lui  ai  rendu  plus  de  justice. 

Sir  James  Mackintosh  était,  en  revanche,  l'un  des  hommes  les 
plus  aimables  que  j'aie  connus.  Son  savoir  était  immense.  Il  était 
versé  dans  les  langues  classiques  ;  il  connaissait  à  fond  la  littéra- 
ture germanique,  comme  la  littérature  anglaise  et  française.  De 
visage  et  de  caractère,  il  ressemblait  à  Cicéron.  A  l'époque  dont  je 
parle,  il  revenait  de  Bombay,  où  il  avait  résidé  plusieurs  années  à 
titre  de  grand  juge,  et  sa  haute  réputation,  longtemps  contestée, 
commençait  à  s'établir  solidement  en  Angleterre.  Pendant  le  peu 
de  mois  qu'il  passa  à  Paris,  il  était  l'un  des  habitués  de  la  maison 
de  M""®  de  Staël,  et  il  se  prit,  pour  moi,  d'une  véritable  amitié  qu'il 
m'a  conservée  jusqu'à  sa  mort.  Ses  mémoires,  publiés  par  sa  fa- 
mille, en  portent  témoignage,  et  j'en  garde  un  souvenir  plein  de 
reconnaissance  et  de  vénération. 

Lord  Harrowby,  longtemps  ministre  en  Angleterre,  avant  et  de- 
puis l'époque  dont  je  parle,  était  un  tory  modéré,  éclairé,  d'une 
politesse  exquise  et  d'un  sens  parfait.  J'étais  très  curieux  de  l'An- 
gleterre, je  me  perdais  en  efforts  j)our  concilier  ce  que  que  je  lisais 
dans  les  livres  composés  ex  professa  sur  ce  pays,  et  ce  que  je  lisais 
chaque  jour  dans  les  feuilles  publiques.  Lord  Harrowby  satisfaisait 
ma  curiosité  avec  une  inéjmisable  complaisance.  11  me  témoignait 
l'intérêt  qu'un  vieillard  d'une  expérience  consommée  et  d'un  bon 
cœur  ressent  naturellement  pour  un  commençant  do  bonne  volonté. 
J'ai  beaucoup  profité  de  ses  entretiens,  et  son  amitié  i)our  moi  ne 
s'est  pas  démentie  pendant  de  longues  années  ;  car  il  n'est  mort 
que  dans  un  âge  très  avancé  ;  il  existait  encore,  bien  infirme  et  bien 
impotent,  lorsque  j'étais  ambassadeur  à  Londres,  et  m'honorait  do 
ses  conseils. 

Je  dirai  peu  de  chose  de  M.  de  llumboldt;  tout  le  monde  l'a  connu 
en  France,  où  il  a  résidé  pendant  tant  d'années.  C'était,  sans  doute, 


SO[]?£MBâ.  531 

et  c'est  encore  (car  il  eiiste  au  moment  où  j'écris  ces  lignes),  un 
homme  extraordioaire,  d'un  savoir  universel,  d'une  activité  prodi- 
gieuse, et  de  qui  l'on  peut  dire  que  rien  ni  personne  ne  lui  était 
étranger,  mais  un  homme  dont  la  société  n'était  pas  tout  à  fait  sûre, 
un  peu  malicieux,  un  peu  tracassier,  fort  meddliRg,  comme  dis€Si4 
les  Anglais,  et  au  fait  des  moindres  caquets  de  la  moindre  ville 
des  deux  .mondes,  comme  des  moindres  secrets,  des  moindres 
opérations  de  la  nature.  Sa  conversation,  très  instructive,  était 
accablante,  parce  qu'elle  était  intai'issable,  surchargée  de  faits  et 
d'allusions  de  tout  genre,  coupée  de  parenthèses  innombrables  et 
interminables,  et  finissait  par  devenir  fastidieuse,  à  force  de  co«r- 
plimens  prodigués  indistinctement  à  tout  venant.  Je  n'ai  point  connu 
son  frère,  bien  qu'il  lut  alors  à  Paris,  où  il  se  montra  le  grand 
adversaire  de  la  France  ;  c'était,  tout  le  moade  ea  couvient,  uae, 
tête  puissante  et  un  cœur  ardent.  Je  regrette  de  n'eu  pouvoir  par- 
ler que  sur  le  témoignage  d'autrui. 

Parmi  les  Français,  les  trois  personnages  considérables  que  je 
vis  habituellement  à  cette  époque  furent  M.  de  Chateaubriand  , 
M.  de  La  Fayette  et  Benjamin  Constant;  il  serait  impossible  d'eu 
indiquer  trois  qui  fussent  plus  différens  l'un  de  l'autre. 

M.  de  Chateaubriand  ne  fréquentait  pas  alors  le  salon  de  M°^  de 
Staël-  Je  crois  me  rappeler  que  ce  fut  seulement  en  1817  qu'il  y 
vint  habituellement;  mais  nous  le  voyions  souvent  chez  M°^  la 
duchesse  de  Duras,  qui  devint,  plus  tard,  l'une  de  ses  admiratrices 
passionnées.  M""  de  Duras  demeurait  alors  rue  de  Grenelle,  tout 
près  de  la  rue  de  Bourgogne,  et  porte  à  porte  avec  M""^  de  Staël. 
Elle  lui  ressemblait  de  taille  et  de  figure,  et  ne  négligeait  aucuu 
effort  pour  rendre  cette  ressemblance  de  plus  en  pius  frappante. 
C'était  une  personne  d'un  esprit  distingué  et  d'un  noble  caractère^ 
mais  dont  l'existence  a  été  malheureuse  parce  que  sa  position  était 
fausse,  même  à  ses  propres  yeux.  Fille  d'un,  conventionnel,  M.  de 
Kersaint,  gentilhomme  breton,,  républicain  sincère, mais  ardent  et 
déclamateur,  comme  l'étaient  tous  les  répubhcains  de  cette  époque, 
née  d'un  père  à  qui  l'on  ne  pouvait  reprocher  aucun  acte  criminel, 
mais  dont  on  pouvait  citer  de  regrettables  paroles,  elle  devait  son 
tabouret  à  la  cour  à  son  mariage,  et  son  mariage  au  hasard  de 
l'émigration  ;  c'était  une  grande  gèoe  pour  elle  dans  le  coup  de  feu 
de  la  restauration  ;  aussi  son  attitude  dans  le  grand  monde  était- 
elle  un  compromis  perpétuel  entre  l'orgueil  du  rang  et  la  piété 
filiale.  Douée  d'un  cœur  sensible,  elle  vivait  dans  une  méfiance, 
par  malheur  trop  bien  fondée,  de  ses  ^rémens  personnels.  Don 
esprit  délicat  et  cultivé,  elle  recherchait  et  redoutait  également  la 
société  des  gens  de  lettres,  toujours  inquiète  que  l'aflÈdDifité  n'sas- 
torisàt  la  familiarité.. 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  de  Chateaubriand,  gentilhomme  breton,  comme  M.  deKersaint, 
libéral  autant  que  lui,  sinon  comme  lui,  triomphant  aux  Tuileries, 
l'un  des  auteurs  de  la  restauration,  et  le  premier  des  écrivains  de  son 
temps,  fort  occupé  de  M™®  de  Duras,  devait  naturellement  tenir  le  pre- 
mier rang  dans  sa  société.  Il  réunissait  toutes  les  conditions  pour  de- 
venir l'idéal  de  la  maîtresse  du  logis,  dont  l'admiration  déjà  prononcée 
datait  d'ailleurs  d'assez  loin.  Je  me  souviens,  en  effet,  au  moment 
même  où  j'écris  ces  lignes,  que  six  ou  sept  ans  avant  la  restauration, 
en  plein  régime  impérial,  ayant  eu  l'honneur  de  passer  deux  jours  au 
château  d'Ussay,  où  M"*®  de  Duras  résidait  avec  son  mari  et  ses  deux 
filles,  elle  me  lut,  avec  un  enthousiasme  que  je  partageais  sincère- 
ment, le  fameux  article  du  Mercure  qui  pensa  faire  arrêter  son  auteur. 
Il  était  donc  chez  elle  le  personnage  en  évidence,  et,  chose  digne 
de  remarque,  dès  cette  époque,  c'est-à-dire  au  plus  haut  faîte  de  sa 
réputation,  maître  du  terrain,  enivré  de  gloire  et  d'espérance,  il 
était  déjà  ce  que  nous  l'avons  vu  dans  ses  jours  d'adversité  et  de 
décadence,  rogue  et  dédaigneux,  étalant  avec  complaisance  une 
personnalité  naïve  presque  jusqu'au  cynisme,  une  vanité  envieuse, 
amère  et  morose,  mécontent  de  tout,  de  tout  et  de  chacun  ;  il  était 
déjà  l'homme  des  Mémoires  d'outre-tombe. 

Ce  n'était  pas  chez  M™®  de  Staël  que  je  voyais  le  plus  souvent 
M.  de  La  Fayette  ;  il  habitait  sa  terre  de  La  Grange  et  ne  venait  à 
Paris  que  par  intervalles.  Quand  il  y  venait,  j'allais  le  voir  chez  lui. 
Je  le  rencontrais  chez  M.  de  Tracy  et  chez  plusieurs  de  ses  amis  ; 
M.  d'Argenson  avait  renoué  avec  lui  une  liaison  longtemps  inter- 
rompue. Je  l'aimais  et  l'admirais  beaucoup;  j'entrais,  à  plein  cœur, 
dans  sessentimens,  ce  qui  me  rendait  un  peu  plus  libéral  que  M"*"  de 
Staël  ne  le  désirait,  et  me  donnait,  dans  le  monde,  la  réputation 
d'ennemi  de  la  maison  de  Bourbon  ;  il  n'en  était  rien,  du  moins  de 
ma  part,  et  pas  encore  de  la  sienne;  non  seulement,  en  effet,  il  ne 
fut  pour  rien  dans  le  20  mars,  il  n'était  pas  bonapartiste,  mais  il  ne 
fut  pour  rien  dans  le  complot  que  Fouché,  le  comte  d'Erlon,  Le- 
febvre-Desnouettes  et  les  frères  Lallemand  dirigeaient  en  sens  opposé 
au  20  mars. 

N'écrivant  point  de  l'histoire,  je  ne  fais  pas  non  plus  de  portraits. 
Celui  de  M.  de  La  Fayette  a  d'ailleurs  été  tracé  de  main  de  maître 
par  M.  Guizot;  je  n'y  vois  rien  à  reprendre,  sinon  que  le  singulier 
mélange  de  l'aristocrate  et  du  démagogue  n'y  ressort  peut-être 
pas  assez  en  saillie.  Il  fullait  aimer  M.  de  La  Fayette  pour  lui  même, 
ce  qui  du  reste  était  facile,  car  on  ne  gagnait  rien  à  être  de  ses 
vrais  amis  ;  il  ne  faisait  guère  de  différence  entre  un  honnête  homme 
et  un  vaurien,  entre  un  homme  d'os])rit  et  un  sot  ;  il  ne  faisait  de 
différence  qu'entre  celui  qui  lui  disait  et  celui  qui  ne  lui  disait  pas 
ce  qu'il  disait  lui-môme.  C'était  un  prince  entouré  de  gens  qui  lo 


soDyEMRS.  533 

flattaient  et  le  pillaient.  Toute  cette  belle  fortune,  noblement  ga- 
gnée, noblement  offerte,  noblement  reçue,  s'est  éparpillée  entre 
les  mains  des  aventuriers  et  des  espions. 

On  ne  gagnait  rien  non  plus  à  le  prendre  pour  chef,  car  il  était 
toujours  prêt  à  s'engager  dans  une  entreprise  quelconque,  sur  le 
premier  appel  du  premier  venu,  exactement  comme  un  gentilhomme 
du  bon  temps,  qui  se  battait  pour  la  beauté  même  de  la  chose,  le 
plaisir  du  péril  et  l'envie  d'obliger  un  ami. 

Ce  que  je  dis  ici  et  en  ce  moment,  je  le  lui  ai  dit  cent  fois  à  lui- 
même,  durant  le  cours  d'une  intimité  qui  n'a  fini  qu'avec  sa  vie,  et 
dont  le  souvenir  ne  finira  qu'avec  la  mienne. 

Quant  à  Benjamin  Constant,  si  l'un  des  hommes  qui  l'ont  le  mieux 
connu,  l'un  des  esprits  les  plus  sains  et  les  plus  fins  de  notre  temps 
et  de  notre  pays,  si  M.  de  Barante  publie  jamais  la  notice  qu'il  m'a 
fait  lire,  s'il  croit  pouvoir  la  communiquer  au  public,  le  public  con- 
naîtra jusque  dans  ses  moindres  nuances  ce  triste  et  singulier  ca- 
ractère. A  l'époque  dont  je  parle,  rien  n'était  plus  curieux  à  étudier. 
Ce  n'était  plus  le  tribun  de  1800,  ce  chef  d'une  opposition  nais- 
sante, tout  aussitôt  décapitée  par  le  grand  sabre  du  premier  con- 
sul. C'était  encore  moins  le  jacobin  apprenti  du  régime  directorial, 
qui  professait  la  nécessité  de  s'y  rallier,  préludait  au  18  fructi- 
dor, et  dénonçait  en  traits  sanglans  la  restauration  d'Angleterre. 
Dix  années  d'exil  volontaire  en  Allemagne  et  le  spectacle  des  ra- 
vages exercés  par  l'empereur  Napoléon  sur  ce  malheureux  pays  en 
avaient  fait  un  autre  homme.  Il  célébrait  la  légitimité  des  princes 
et  maudissait  l'usurpation  en  termes  qu'un  habitué  de  Coblentz 
n'am'ait  pas  désavoués  ;  il  ne  voyait  de  salut  pour  le  peuple  et  d'es- 
poir pour  la  liberté  qu'à  l'ombre  des  trônes  antiques  et  des  institu- 
tions traditionnelles  ;  tout  roi  de  fraîche  date  était,  pour  lui,  un 
usurpateur,  et  tout  usurpateur  un  tyran. 

Cet  accès  d'orthodoxie  ultra-rhénane  n'était  pas  trop  bon  teint, 
aussi  ne  lui  dura-t-il  guère  ;  mais  il  eut  cet  heureux  effet  de  l'en- 
gager sincèrement  dans  les  vues  et  les  intérêts  du  gouvernement 
nouveau  et  d'employer  au  service  de  la  cause  constitutionnelle  le 
trésor  de  sages  réflexions  et  d'informations  utiles  qu'il  avait  en 
portefeuille  ;  il  s'y  consacra  de  tout  son  cœur  et  sans  arrière-pensée. 
C'est  lui  qui  a  vraiment  enseigné  le  gouvernement  représentatif  à 
la  nation  nouvelle,  tandis  que  M.  de  Chateaubriand  l'enseignait  à 
l'émigration  et  à  la  gentilhommerie.  Jusque-là,  même  dans  sa  par- 
tie la  plus  saine,  la  nation  nouvelle  en  était  encore  aux  idées 
de  1791.  L'histoire  de  la  constitution  préparée  par  le  sénat  conser- 
vateur en  fait  foi.  On  ne  saurait  trop  apprécier  sur  ce  point  la  dette 
de  notre  pays  envers  Benjamin  Constant  :  ses  différentes  brochures 
ont  éclairé  les  plus  habiles,  illuminé  le  gros  du  public  et  transformé 


5^â4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  lieux-communs  des  vérités  ignorées  ou  méconnues;  c'est  le  pre- 
mier des  triomphes  en  philosophie  et  en  politique. 

Je  l'assistais  dans  ce  travail  en  qualité  de  manœuvre,  je  l'aidais 
à  faire  passer  dans  le  langage  technique  de  notre  législation  des 
idées  empruntées  à  la  législation  britannique,  à  ménager  les  tran- 
sitions entre  l'une  et  l'autre.  Il  est  telle  de  ses  brochures,  entre 
autres,  et  ce  n'est  pas  la  meilleure,  celle  sur  la  responsabilité  des 
ministres  et  autres  agens  du  pouvoh'  exécutif,  dont  je  lui  ai  suggéré 
les  données  principales  ;  on  trouvera  dans  mes  papiers  un  essai 
sur  ce  sujet  ;  c'avait  été  l'un  de  mes  premiers  travaux  à  mon  en- 
trée dans  la  vie  publique. 

Je  m'entretenais  aussi  très  souvent  avec  lui  de  son  ouvrage  sur 
les  religions  dont  il  préparait  déjà  la  publication,  mais  qui  n'a  paru 
que  plus  tard.  Sous  ce  rapport  il  s'était  également  opéré  im  grand 
changement  dans  son  esprit.  Ce  n'était  plus  ce  sceptique  en  herbe, 
cet  échappé  du  collège,  déjà  blasé  sans  avoir  de  barbe  au  menton, 
dégoûté  de  tout  avant  d'avoir  goûté  à  quelque  chose,  tel,  en  uni 
mot,  que  nous  le  voyons  poindre  et  grandir  dans  sa  triste  corres- 
pondance avec  W^^  de  Charrière.  Ce  n'était  plus  cet  adepte  des  doc- 
trines les  plus  téméraires  et  les  plus  arides  de  la  philosophie  du 
dernier  siècle,  cet  autochtone,  si  l'on  ose  ainsi  parler,  des  régions 
les  plus  dévastées  de  l'âme  et  de^  l'intelligence,  se  préparant  à  por- 
ter le  coup  de  grâce  à  l'infâme^  à  dépecer,  à  détruire  l'une  par 
l'auti-e  les  ti'aditions  religieuses  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays.  Sur  ce  point  encore,  l'Allemagne  l'avait  retourné  du  blanc  au 
noir,  ou  si  l'on  veut,  du  noir  au  blanc.  L'érudition  germanique, 
alors  en  bonne  voie,  lui  avait  fait  honte  de  d'Holbach,  de  Diderot 
et  de  Dupuis.  Tant  s'en  faut  qu'il  persistât  dans  sa  haine  et  dans 
son  mépris  pour  toutes  les  religions  qu'il  était  plutôt  tenté  de  les 
révérer  toutes  également,  comme  dépositaires  de  grandes  vérités 
et  sur  la  voie  de  beaucoup  d'autres.  Il  avait  renvereé  le  plan  de  son 
livre  et  nous  disait  en  riant  :  «  J'avais  réuni  trois  ou  quatre  raille 
faits  à  l'appui  de  ma  première  thèse  ;  ils  ont  fait  volte-face  à  com- 
mandement, et  chargent  maintenant  en  sens  opposé.  Quel  œcemple 
d'obéissance  passive  !  »  Bref,  de  sceptique  il  était  devenu  mystique, 
et  rien  n'est  au  fond  plus  naturel.  Le  scepticisme  est  une  excel- 
lente machine  de  guerre  ou  un  très  bon  oreiller  pour  la  paresse  ; 
mais,  pour  un  penseur,  ce  n'est  point  un  port  dans  la  tempête,  c'est 
au  contraire  une  rade  ouverte  à  tous  les  vents  ;  ou  se  fatigue  à 
battre  l'eau,  sans  cesse  et  sans  but,  et,  de  guerre  lasse,  le  mysti- 
cisme devient  le  coup  de  désespoir  de  la  logique  aux  abois. 

J'ajoute  qu'en  ceci  Benjamin  (Constant  ne  s'en  tenait  pas  à  la  pure 
spéculation,  la  pratique  môme  était  de  la  partie,  si  tout  est  que 
pratique  il  y  ait  chez  les  mystiques.  11  était  là,  en  Suisse,  avec  la 


SODVENIRS.  535 

très  célèbre  alors  M™*  de  Krudener,  qui  rachetait  les  torts  de  son 
bel  âge  et  îe  roman  de  son  âge  mûr  en  convertissant  les  sociniens 
de  Genève  et  en  régentant,  à  Lausanne,  tout  un  petit  groupe  de 
semi-catholiques  plus  dévots  à  M™^  Guyon  qu'à  Calvin,  —  gens  de 
beaucoup  d'esprit  d'ailleurs  et  dont  j'aurai  peut-être  occasion  de 
parler  un  peu  pins  tard.  Retrouvant  à  Paris  M'"*  de  Krudener  en 
grand  crédit  auprès  de  l'empereur  Alexandre,  sa  directrice  de  con- 
science et  presque  son  confesseur,  il  renoua  avec  elle  et,  sans  en- 
trer dans  la  familiarité  de  l'autorité,  sans  tremper  en  rien  dans  cette 
rêverie  de  la  sainte-alliance  qui  se  préparait  à  petit  bruit,  il  ne  de- 
meura pas  entièrement  étranger  aux  jongleries  du  moment.  Ainsi, 
par  exemple,  il  lui  arrivait  de  passer,  lui  et  maints  autres  néophytes, 
des  nuits  entières  dans  le  salon  de  M""^  de  Krudener,  tantôt  à  genoux 
et  en  prière,  tantôt  étendu  sur  le  tapis  et  en  extase;  le  tout  sans 
fruit,  car  ce  qu'il  demandait  à  Dieu,  c'est  ce  que  Dieu  souffre  par- 
fois dans  sa  colère,  mais  qu'il  tient  en  juste  détestation.  Epris  de 
M"^  Récamier,  belle  encore  à  cette  époque,  bien  que  déjà  sur  le 
retour,  ce  que  Renjarain  Constant  demandait  à  Dieu,  c'étaient  les 
bonnes  grâces  de  cette  dame,  et.  Dieu  faisant  la  sourde  oreille,  il  ne 
tarda  pas  à  s'adresser  au  diable,  ce  qui  était  plus  conséquent. 

Je  ne  plaisante  pas,  je  raconte. 

Un  jour,  ou  plutôt  une  nuit,  nous  revenions  en  poste,  lui,  Au- 
guste de  Staël  et  moi,  d'Angervilliers,  maison  de  campagne  qui 
appartenait  alors  à  M'"*  de  Castellan.  La  nuit  était  noire,  le  temps  à 
l'orage,  le  ciel  sillonné  d'éclairs,  le  tonnerre  grondait  dans  le  loin- 
tain ;  le  galop  des  chevaux  et  le  bruit  des  roues  y  répondaient  à 
qui  mieux  mieux,  et  les  étincelles  jaillissaient  à  profusion  du  pavé. 
Ce  fut  ce  moment  que  Benjamin  Constant  choisit  ou  saisit  pour  nous 
faire  la  singulière  confidence  des  efforts  qu'il  avait  tentés  et  tentés 
inutilement.  Dieu  merci,  dans  le  dessein  d'entrer  en  marché  avec 
l'ennemi  du  genre  humain.  Il  entendait  un  peu  se  moquer  de  nous, 
sans  doute,  mais  il  se  moquait  au  fond  de  lui-même  et  ne  s'en  mo- 
quait que  du  bout  des  lèvres;  son  front  était  pàîe,  un  sourire  sar- 
donique  errait  sur  son  visage  ;  il  commença  sur  ce  ton  de  raillerie 
amère  qui  lui  était  familier  :  peu  à  peu  le  sérieux  prit  le  dessus,  et 
à  mesure  qu'il  nous  expliquait  les  simagrées  auxquelles  il  s'était 
soumis,  ses  espérances  conçues  et  déçues,  son  récit  devenait  si 
expressif  et  si  poignant,  qu'à  l'instant  où  il  le  termina,  ni  lui  ni  au- 
cun de  nous  n'était  tenté  de  rire  :  il  tomba  et  nous  aussi,  je  le 
confesse  en  toute  humilité,  dans  une  rêverie  pénible  et  pleine 
d'angoisse.  Nous  rentrâmes  dans  Paris  sans  nous  être  dit  un  seul 
mot.  En  retraçant  depuis,  dans  son  ouvrage,  au  livre  qui  traite  du 
polythéisme  chez  les  Romains,  le  tableau  désolant  des  superstitions 
qu'une  incrédulité  progressive  et  désespérée  engendrait  parmi  les 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

meilleurs  et  les  plus  éclairés  des  Grecs  et  des  Romains,  parmi  les 
héritiers  de  Phocion  et  de  Gicéron,  je  me  figure  que  Benjamin 
Gonstant  se  souvenait  un  peu  de  lui-même,  et  que  l'expérience 
personnelle  venait  en  aide  à  son  érudition. 

Au  demeurant,  je  ne  tardai  guère  à  m'assurer  qu'en  ce  qui  le 
concerne,  la  magie  noire  n'avait  pas  mieux  opéré  que  la  magie 
blanche,  et  que  le  malin  lui  avait,  de  son  côté,  tenu  rigueur. 

Quelques  jours  après,  en  effet,  j'étais  au  bal  chez  M.  Greffulhe, 
le  père  de  M.  M.  Greffulhe,  bien  connu  alors  dans  le  monde  pari- 
sien, et  de  M"'^  de  Castellane.  M.  Greffulhe  possédait,  en  ce  temps-là, 
une  vaste  et  charmante  habitation  au  haut  de  la  barrière  de  Glichy, 
habitation  morcelée  depuis  et  devenue  un  quartier  désert,  percé  de 
rues  sales  et  tortueuses. 

C'était  un  bal  masqué  ;  on  n'y  était  point  admis  à  visage  décou- 
vert. J'étais  masqué  comme  tout  le  monde.  Je  ne  tardai  pas  à  re- 
marquer qu'une  personne  à  moi  bien  connue,  et  qui  ne  déguisait 
point  sa  voix,  prenait  mon  bras,  le  quittait,  puis  revenait  à  moi, 
sans  avoir  d'ailleurs  rien  à  me  dire.  C'était  M""  Récamier.  Ce  ma- 
nège me  parut  d'autant  plus  singulier  que,  la  connaissant  depuis 
bien  des  années,  ayant  souvent  passé  des  jours,  voire  même  des 
semaines  avec  elle,  à  la  campagne,  je  n'avais  jamais  été  ni  l'admi- 
rateur de  sa  beauté,  ni  l'objet  de  ces  préférences  banales  qu'elle 
prodiguait  à  tout  venant,  grand  ou  petit,  jeune  ou  vieux,  beau  ou 
laid,  sot  ou  spirituel,  le  tout  en  tout  bien  tout  honneur,  et  comme 
pour  s'exercer  dans  l'art  de  plaire  et  s'entretenir  la  main.  Aussi 
n'était-ce  pas  de  moi  qu'il  s'agissait.  En  coquetterie  flagrante,  d'une 
part  avec  Benjamin  Constant,  de  l'autre  avec  Auguste  de  Forbin, 
j'étais,  en  quelque  sorte,  un  instrument  dentelle  jouait;  elle  se 
divertissait  à  entretenir  leur  jalousie  réciproque  en  feignant  de 
s'occuper  de  moi;  sous  mon  masque,  j'étais  Forbin  pour  Benjamin 
Constant,  et  Benjamin  Constant  pour  Forbin,  ce  qui  prouvait,  du 
reste,  qu'elle  se  moquait  également  de  l'un  et  de  l'autre.  Je  cou- 
pai court  à  ce  charitable  passe-temps  qui  ne  convenait  ni  à  ma  po- 
sition ni  à  mon  caractère,  et  qui  pouvait  aboutir  à  me  mettre  gra- 
tuitement sur  les  bras  deux  sottes  querelles,  en  quittant  le  bal 
avant  minuit,  et  ce  fut  en  sortant,  si  j'ai  bonne  mémoire,  que  j'en- 
tendis pour  la  première  lois  parler  à  voix  basse  du  débarquement 
de  l'empereur  à  Cannes.  Le  gouvernement  l'avait  appris  dès  le 
matin.  Le  lendemain,  la  nouvelle  était  publique. 

Je  dois  cette  justice  à  M'"*'  de  Staël,  qu'elle  ne  s'y  méprit  pas  un 
instant.  Dès  le  premier  mot,  elle  vit  le  bout  des  choses  :  l'armée  en 
révolte,  le  pays  résigné,  le  royalisme  en  déroute,  et  l'empereur  aux 
Tuilerit's.  Klle  écouta  avec  la  plus  tranquille  incrédulité,  |>lutôl 
même  avec  un  peu  de  compassion  contenue,  le  déluge  de  pro- 


SOUVENIRS.  537 

messes  et  de  menaces,  d'invectives  et  d'imprécations  qu'on  vocifé- 
rait autour  d'elle,  exhortant  chacun  à  faire  son  devoir  par  respect 
pour  soi-même,  pour  l'honneur  de  la  cause  et  du  drapeau,  mais 
sans  pousser  personne  à  se  compromettre,  avec  un  amour  persé- 
vérant pour  la  France  quand  même,  mais  pas  la  moindre  confiance 
dans  la  France  du  moment.  Son  parti  fut  également  pris  sur-le- 
champ. 

Elle  avait  obtenu  de  Louis  XVIII  la  promesse  de  faire  inscrire,  au 
nombre  des  dettes  de  la  famille  royale  que  la  France  prenait  à  son 
compte,  les  deux  millions  généreusement  prêtés  par  M.  JNecker  à 
Louis  XVI,  et  certes  cela  était  doublement  juste  ;  c'était  une  dette 
personnelle,  dont  l'emploi  avait  été  fait  au  profit  de  l'état.  Mais  cette 
promesse  tombait  naturellement  avec  celui  qui  l'avait  faite.  Les 
bonapartistes,  dans  l'avant-goût  de  leur  triomphe,  pressaient  M^'^de 
Staël  de  ne  pas  s'éloigner,  de  rester,  de  se  déclarer  pour  l'empe- 
reur, lui  promettant  alors  monts  et  merveilles.  J'ai  entendu  à  ce 
sujet  M.  de  La  Valette,  qui  demeurait  dans  la  même  maison  qu'elle, 
redoubler  d'instances  à  mesure  que  le  moment  fatal  approchait,  et 
le  prince  de  Beauvau,  le  gouverneur  du  roi  de  Borne,  se  faisait  fort 
de  tout  obtenir.  M°^^  de  Staël  recevait  ces  insinuations  avec  le  dé- 
dain qu'elles  méritaient,  faisait  ses  paquets  à  la  hâte,  en  m'exhor- 
tant  à  rester  aussi  longtemps  qu'il  y  aurait  quelque  chance  de  ré- 
sistance à  la  nouvelle  invasion  du  despotisme  impérial,  et  en  me 
donnant  rendez-vous  à  Goppet,  lorsqu'il  n'y  en  aurait  plus. 

Je  restai.  Le  gouvernement  et  la  société  offraient  un  spectacle 
misérable.  On  se  repaissait  de  fausses  nouvelles  sans  y  ajouter  la 
moindre  foi.  On  s'échauffait  en  déclamations  que  chacun  appréciait 
à  leur  juste  valeur.  On  se  préparait  à  la  résistance  avec  la  ferme 
résolution  de  ne  pas  attendre  le  premier  choc.  On  jurait  haine  au 
tyran,  en  s'arrangeant,  sous  main,  pour  en  être  bien  reçu,  le  mo- 
ment venu.  Forbin  traînait  son  grand  sabre  dans  le  salon  de  M""*  Ré- 
camier,  et  Benjamin  Constant  y  brandissait  l'article  qu'il  avait,  pour 
son  malheur,  fait  insérer  dans  le  Journal  des  Débats,  plus  préoc- 
cupés l'un  et  l'autre  de  l'effet  qu'ils  faisaient  sur  la  maîtresse  du 
logis  que  de  toute  autre  chose  au  monde.  Une  foule  hébétée  se 
pressait  aux  Tuileries,  criant  :  Vive  le  roi!  en  attendant  qu'elle  criât 
dans  le  même  lieu  :  Vive  l'e?npereur!  Les  deux  chambres  se  sen- 
taient aussi  détrônées  que  la  royauté,  leurs  comités  secrets  étaient 
percés  à  jour  comme  le  cabinet  des  princes,  et  leurs  salles  étaient 
des  cafés  où  l'on  venait  aux  nouvelles. 

La  séance  royale  où  Louis  XVIII  vint  annoncer  solennellement  le 
dessein  de  mourir  siu*  son  trône  en  défendant  son  peuple  fut,  néan- 
moins, de  bon  effet.  Elle  inspira  le  genre  et  le  degré  d'émotion 
qu'inspire  aux  acteurs  et  aux  spectateurs  une  scène  bien  jouée, 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

émotion  réelle  plutôt  que  sincère,  et  qui  ne  tire  pour  personne  à  la 
moindre  conséquence.  Le  rideau  tombé,  le  vieux  roi  roulé  dans  son 
fauteuil,  il  n'en  était  plus  question.  Les  séances  ordinaires  attes- 
taient le  découragement  universel  par  l'absence  de  toute  discus- 
sion, par  l'empressement  à  accorder  au  gouvernement  tout  ce  qu'il 
jugeait  à  propos  de  demander.  C'était  un  malade  incurable,  auquel 
on  passait  ses  moindres  désirs  et  qu'on  retournait  d'un  côté  sur 
l'autre.  Le  soir,  M.  Laine,  président  de  ia  chambre  des  députés,  le 
seul,  en  tout  ceci,  qui  eût  conservé  de  la  dignité,  du  courage  et  de 
la  prévoyance,  M.  Laine,  dis-je,  réunissait  chez  lui  les  personnes 
qu'il  jugeait  les  plus  résolues  et  les  plus  sensées,  les  membres  de 
l'ancienne  commission  de  l'Adresse  en  1813,  —  cette  Adresse  qu 
fut,  en  quelque  sorte,  le  coup  de  cloche  de  la  chute  du  gouverne- 
ment impérial,  —  d'autres  encore,  M.  de  Sacv ,  Dupont  de  l'Eure, 
Benjamin  Constant,  etc.  Je  faisais  régulièrement  partie  de  ces  con- 
férences. Comme  elles  n'avaient  aucun  caractère  oÛiciel,  elles  ne 
menaient  à  rien  et  tournaient  en  doléances. 

Dans  le  nombre  des  propositions  qu'on  y  hasardait,  vaille  que 
vaille,  la  seule  qui  eût  quelque  sens  et  qui  pût  avoir  quelque  effi- 
cacité, ce  fut  celle  de  combler  les  vacances  dans  le  sein  de  la 
chambre  des  députés,  en  lui  faisant  élire  elle-même  de  nouveaux 
membres,  et  en  dirigeant  son  choix  sur  des  noms  honorés  et  popu- 
laires. C'eût  été,  sans  doute,  un  coup  d'étal,  mais  un  coup  d'état 
utile  et  innocent.  La  proposition  échoua  par  le  refus  positif  de  M.  de 
La  Fayette  et  de  M.  d'Argenson,  les  deux  premiers  dont  le  nom  eût 
été  mis  en  avant. 

M.  de  Lally  nous  donnait,  chaque  soir,  la  comédie  dans  ces  réu- 
nions. Il  commençait  ses  interminables  harangues  en  répandant  des 
torrens  de  larmes  sur  les  infortunes  de  la  maison  de  Bourbon,  et 
les  terminait  en  répandant  des  torrens  d'injures  sur  chacun  des 
membres  de  la  famille  royale. 

Dans  les  intervalles  libres  que  me  laissaient  les  séances  des 
chambi-es  et  les  réunions  dont  je  viens  de  parler,  j'attirais  chez 
moi  plusieurs  jeunes  amis  que  je  m'étais  faits  récemment  à  l'occa- 
sion du  procès  du  général  Êxelmans.  Je  veux  parler  des  rédacteurs 
du  Censeur  européen,  le  journal  le  plus  libéral,  le  plus  résolu  et  le 
plus  désintéressé  qui  ait  honoré  notre  temps  et  notre  pays;  je  veux 
parler  de  i)lusieurs  de  leurs  collaborateurs,  au  nombre  desquels  on 
compuàt  déjà  Augustin  Thierry,  (}ui  s'est  acquis  depuis  une  mélan- 
colique et  glorieuse  célébrité.  Nous  parcourions  souvent  ensemble 
les  rues,  les  carrefours,  les  lieux  publics,  nous  mêlant  à  la  foule, 
et  écoutant  ce  qui  se  disait  ;  tout  était  morne,  cafaoM,  inditléreot  ; 
au  fond  sans  regret,  sans  espoir,  mais  non  sans  inquiétude. 

«  Mon  cher,  disait  quelques  jours  après  l'empereur  à  M.  Mollien, 


SOUVENIRS.  539 

Us  m'ont  laifisé  venir  comme  ils  ont  laisfé  partir  les  autres.  » 

Cela  est  vrai,  comme  le  mot  de  Cromwell,  lorsque,  entendant  au- 
tour de  lui  des  acclamations  joyeuses,  il  disait  à  Thurloe:  Ces  gens- 
là  crieraient  encore  pltis  fort  et  plus  joyeusement  s'ils  me  voyaient 
mener  pendre. 

Enfin  vint  le  moment  fatal.  Le  jour  du  départ,  je  n'avais  aucun 
motif  pour  me  présenter  aux  Tuileries.  Je  n'étais  pas  de  la  cour.  Il 
m'eût  été  impossible  de  feindre  pour  les  personnes  un  regret  que 
j'éprouvais  réellement,  mais  que  je  n'éprouvais  pas  précisément 
pour  elles  ;  dans  l'opinion  qu'on  avait  de  moi  fort  injustement  en  ce 
lieu-là,  on  m'eût  pris  pour  un  ennemi  secret,  peut-être  même,  que 
sais-je  ?  pour  un  bonapartiste  en  ilagrant  délit  d'espionnage.  Tout 
se  pouvait  dans  un  tel  moment  et  de  la  part  de  telles  gens. 

Je  me  bornai  donc,  comme  les  badauds,  à  regarder  du  dehors 
les  préparatifs  mal  dissimulés  d'une  évasion,  car  dans  le  langage 
ofiBciel  du  moment,  avec  les  protestations  dont  on  n'était  pas  avare, 
le  départ  avait  ce  caractère.  Il  était  aisé  de  voir,  à  travers  les  croi- 
sées, les  allées  et  venues,  la  précipitation,  le  désarroi  des  gens  qui 
croyaient  entendre,  d'instant  en  instant,  le  pas  de  charge  des  gre- 
nadiers impériaux.  En  voyant  ce  petit  homme,  si  grand  de  cent 
victoires,  à  la  tête  d'une  poignée  de  \ieilles  moustaches,  renverser 
d'une  chiquenaude  un  château  de  cartes,  démantibuler  d'un  coup 
de  pied  une  décoration  d'opéra,  je  me  rappelais  involontairement 
cette  scène  du  roman  de  Cervantes  où  le  héros  de  la  Manche,  en- 
trant dans  une  loge  de  marionnettes,  et  voyant  une  poupée  vêtue 
en  princesse  enchaînée  à  un  géant  de  carton,  tire  sa  grande  épée 
et  pourfend  le  donjon  et  les  prisonniers,  le  bateleur  et  sa  boutique. 

Le  lendemain  du  départ  de  celui  qu'on  laissait  partir,  et  le  jour 
de  l'arrivée  de  celui  qu'on  laissait  venir,  fut  encore  plus  triste  que 
la  veille.  Paris  était  lugubre  :  les  places  publiques  désertes,  les 
cafés,  les  lieux  de  réunion  à  demi  fermés;  les  passans  s'évitaient; 
on  ne  rencontrait  guère  dans  les  rues  que  des  militaires  attardés, 
des  officiers  en  goguette  et  des  soldats  en  ribote,  criant,  chantant 
la  Marseillaise,  étemel  refrain  des  tapageiu*s,  offrant  à  tout  ve- 
nant, d'un  ton  goguenard,  et  presque  à  la  pointe  de  leur  sabre, 
des  cocardes  tricolores. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  nous  eûmes  la  petite  pièce  avant  la 
grande.  Nous  vîmes  Saint-Didier,  l'ancien  préfet  du  palais,  à  la  tète 
de  la  domesticité  impériale  :  valets  de  pieds,  officiers  de  bouche, 
cuisiniers,  marmitons,  chacun  ayant  déterré  sa  livrée,  prendre  triom- 
phalement possession  des  appartemens  en  désordre,  des  lits  encore 
défaits,  des  réchauds  encore  fumans,  et  poursui\Te  à  coups  de  ba- 
lai et  de  broche  ce  qui  restait  encore  de  la  domesticité  royale. 

A  nuit  close,  le  maître  arriva.  Il  arriva  comme  un  voleur,  selon 


5Ù0  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

l'expression  de  l'évangile,  qui  ne  fut  jamais  plus  juste.  Il  grimpa  le 
grand  escalier  des  Tuileries,  porté  sur  les  bras  de  ses  généraux,  de 
ses  anciens  ministres,  de  tous  les  serviteurs  passés  et  présens  de 
sa  fortune,  sur  le  visage  desquels  on  pouvait  néanmoins  lire  autant 
d'anxiété  que  de  joie. 

A  peine  fut-il  assis,  qu'il  entendit  retentir  à  ses  oreilles  les  mots 
de  constitution,  de  liberté,  etc.;  il  avait  lui-même  entonné  la  pre- 
mière note  dans  ses  proclamations.  C'était  d'ailleurs  le  mot  d'ordre, 
la  lubie  du  jour,  le  jargon  de  la  circonstance.  Ce  fut  pour  lui  une 
pilule  fort  amère,  qu'il  avala  d'assez  bonne  grâce. 

Durant  le  peu  de  jours  que  je  passai  à  Paris,  et  dans  le  peu  de 
salons  bonapartistes  que  je  n'avais  jamais  cessé  de  fréquenter,  Dieu 
sait  tout  ce  qu'il  me  fut  donné  de  poignées  de  main,  prodigué 
d'assurances  et  de  protestations;  on  se  serait  cru  aux  premiers 
jours  de  l'assemblée  constituante. 

J'attachais  à  ces  protestations  sincères  et  frivoles  toute  l'impor- 
tance qu'elles  méritaient  ;  c'étaient  autant  de  variations  sur  ce  thème, 
qui  peint  l'époque  même:  Comment  ne  serais-je pas  libiral?  fai 
servi  dans  les  mamelouks ,  mais  c'étaient  autant  de  manifestations 
qui  rendaient  impossibles,  du  moins  dans  les  premiers  momens, 
le  rétablissement  du  despotisme  impérial,  et  préparaient  la  ruine 
prochaine  du  despote.  C'était  là  mon  espoir;  je  m'en  expliquai 
même  ouvertement  un  soir,  dans  le  salon  de  M"^*'  Gay,  en  présence 
des  gens  de  lettres  et  des  hommes  publics  qui  concouraient,  sous 
la  première  restauration,  à  la  rédaction  du  iSain  jaune.  J'avais  vu 
naître  ce  journal  satirique  dans  le  sein  de  cette  société.  J'avais 
assisté,  plus  d'une  lois,  aux  soirées  où  la  rédaction  s'en  préparait. 
Je  n'y  étais  pas  tout  à  fait  étranger,  en  ce  sens  que  j'avais  permis 
qu'on  y  insérât  des  plaisanteries  et  des  anecdotes  dont  j'étais  le 
narrateur  un  peu  malévole.  Je  dis  nettement  à  la  réunion,  dont  les 
personnages  principaux  étaient  les  futurs  rédacteurs  de  la  Mi- 
nerve: MM.  Jouy,  Jay,  Etienne,  etc.,  qu'à  mon  sens,  tout  espoir 
de  fagoter  l'empereur  Napoléon  en  roi  constitutionnel  était  une 
folie,  et  que  tout  espoir  de  l'empêcher  de  tenter  de  nouveau  les 
aventures  et  de  ramener  une  seconde  fois  les  étrangers  à  Paris,  en 
était  une  autre;  qu'il  n'y  avait  qu'une  chose  à  faire,  c'était  de 
mettre  à  profit  le  coup  de  vent  constitutionnel  pour  organiser  un 
gouvernement  qui  débarrassât  la  France  de  l'empereur  et  prévînt 
une  seconde  invasion. 

La  branche  aînée  de  la  maison  de  Bourbon  étant,  en  ce  mo- 
ment, tombée  dans  un  grand  docri,  j'indiquai  la  branche  cadette 
comme  l'unique  espoir  des  gens  de  bien  et  de  bon  sens.  Ce  n'était 
pas  que  je  fusse  initié  à  aucun  complot,  ce  n'était  pas  non  plus  que 
je  fusse  en  rapport  intime  avec  M.  le  duc  d'Orléans.  Je  lui  a\ais  été 


SOUVENIRS.  5Ùi 

présenté  ;  il  m'avait  accueilli  avec  bienveillance  ;  du  reste ,  je  le 
voyais  rarement  ;  mais  sa  position  l'indiquait  naturellement  dans 
les  circonstances  où  nous  nous  trouvions.  Je  me  rappelle  même,  en 
ce  moment,  que  deux  ou  trois  jours  avant  l'arrivée  de  l'empereur, 
cherchant  dans  mon  esprit  quelque  moyen  de  résistance,  je  me  mis 
en  route  pour  parler  du  duc  d'Orléans  à  Carnot,  que  je  ne  connais- 
sais pas  et  n'avais  jamais  vu.  Je  ne  le  trouvai  point  chez  lui  et  j'en 
restai  là. 

Je  partis  promptement  de  Paris  pour  les  Ormes,  craignant  qu'il 
ne  vînt  en  fantaisie  aux  manipulations  de  constitution  de  placer  mon 
nom  dans  ce  caput  mortuum  de  la  chambre  des  pairs  royale,  dont 
on  entendait  faire  l'embryon  de  la  chambre  des  pairs  impériale. 
C'était  une  appréhension  sans  fondement  ;  j'appris  même  bientôt 
après  que,  mon  nom  ayant  été  prononcé  devant  l'empereur,  il  n'y 
avait  pas  mordu.  Je  revins  dès  lors  et  je  trouvai  Benjamin  Constant 
conseiller  d'état,  en  grâce  auprès  de  l'empereur,  en  train  de  deve- 
nir sa  nymphe  Égérie  et  le  Solon  de  la  France. 

Il  avait  quitté  Paris  à  l'arrivée  de  l'empereur  et  s'était  réfugié  à 
Angers,  je  crois,  contre  une  proscription  qu'il  avait  raison  d'ap- 
préhender. Son  article,  inséré  dans  le  Journal  des  Débats,  était 
foudroyant.  Depuis  Tacite  et  Juvénal ,  jamais  la  tyrannie  n'avait 
ainsi  été  dévouée  à  l'exécration  publique. 

Rassuré  par  ses  amis,  il  revint.  L'empereur,  plus  malin  que  lui, 
qui  pourtant  l'était  beaucoup,  voulut  le  voir.  Il  le  vit,  et  Benjamin 
Constant  sortit  de  l'entrevue  aussi  convaincu  des  bonnes  intentions 
impériales  qu'il  pouvait  l'être  de  quelque  chose,  ce  qui,  à  la  vérité, 
n'était  pas  beaucoup  dire. 

En  entrant  dans  le  grand  appartement  qu'il  occupait  dans  la  rue 
Saint-Honoré,  je  vis  au  pied  de  l'escalier  une  voiture  de  remise 
attelée  et,  dans  l'antichambre,  un  habit  de  conseiller  d'état,  étalé 
sur  un  canapé.  Dans  le  salon,  Benjamin  Constant  était  établi  auprès 
de  M.  de  Humboldt,  ils  s'endoctrinaient  réciproquement  ;  j'ai  lieu 
de  croire  que  M.  de  Humboldt  était  pour  quelque  chose,  voire 
même  pour  quelque  chose  de  plus  que  quelque  chose  dans  la  con- 
version de  son  interlocuteur  ;  en  tout  cas,  c'était  lui  qui  riait  dans 
sa  barbe  et  qui  se  frottait  les  mains  en  sortant. 

Benjamin  Constant  n'entra,  vis-à-vis  de  moi,  dans  aucune  expli- 
cation. Je  ne  lui  en  demandai  point.  Nous  prîmes  l'un  et  l'autre  la 
situation  telle  qu'elle  était  :  je  me  bornai  à  lui  dire  et  bientôt  à  lui 
répéter  qu'il  y  allait  de  son  honneur  de  ne  montrer  aucune  faiblesse 
à  l'égard  de  l'empereur;  de  ne  fléchir  sur  un  aucun  principe  et  d'ar- 
mer la  France  de  toutes  pièces  contre  le  retour  trop  probable  du  des- 
potisme. Il  en  convint,  nous  passâmes  en  revue  les  points  essentiels 
et  nous  ne  fûmes  en  dissentiment  que  sur  un  seul  :  l'hérédité  de  la 


542  REVDE   DES  ©EUX   MONDES. 

chambre  des  pairs.  Je  soutenais  qu'une  chambre  des  pairs  hérédi- 
taire contre  laquelle  protesteraient,  par  leurs  absences  ou  par  leurs 
refus,  tous  les  noms  historiques  de  l'ancienne  France  et  beaucoup 
des  noms  de  la  France  nouvelle,  serait  discréditée,  de  prime  abord, 
et  incapable  de  rien  faire  de  bon  ni  d'utile.  M.  de  Humboldt  m'ap- 
puya. Nous  cherchâmes  d'autres  combinaisons  sans  parvenir  à  nous 
accorder,  et  je  vis  bien  qu'au  fond  tout  était  déjà  décidé. 

Je  rendrai,  d'ailleurs,  à  Benjamin  Constant  cette  justice  ,  qu'il 
n'essaya  pas  d'exercer  sur  moi  le  genro  de  séduction  qui  ne  lui 
réussit  que  trop  sur  un  homme  qui  paraissait  plus  difficile  à  gagner, 
sur  Sismondi,  l'historien  des  républiques  italiennes  :  esprit  éclairé, 
libéral,  honnête,  désintéressé  et  dont  il  fit  contre  toute  attente  un 
bonapartiste  de  circonstance. 

Témoin  de  cette  manœuvre  à  laquelle  je  ne  pouvais  rien,  connais- 
sant à  peine  Sismondi,  n'ayant  aucun  droit  de  lui  offrir  mes  con- 
seils, je  me  rappelai  par  occasion  ce  qui  m'avait  été  raconté  d'une 
comédie  ou  proverbe,  joué  quelques  années  auparavant  sur  le  théâtre 
de  Goppet  et  dont  le  singulier  sujet  était  la  tentation  dans  le  paradis 
terrestre.  Benjamin  Constant  y  figurait  le  tentateur  et  s'en  acquit- 
tait, m'a-t-on  dit,  avec  un  art,  une  verve,  un  entrain  plus  dignes 
d'admiration  que  d'envie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  réussit,  le  mal  ne  fut  pas  bien  grand.  Sis- 
mondi était  étranger,  membre  du  conseil  représentatif  de  Genève, 
attaché  à  son  pays  ;  lors  même  que  son  noble  caractère  ne  Ten  eût 
pas  préservé,  il  était  impossible  de  l'enrôler  au  ser\ice  de  l'empire. 
Tout  se  réduisit,  de  sa  part,  à  l'approbation  des  centjours,  et  c'était 
déjà  beaucoup  trop,  à  quelques  articles  insérés  dans  le  Moniteur, 
en  défense  de  l'acte  additionnel,  plutôt  enfin  à  une  manifestation 
contre  les  Bourbons  et  l'ancien  régime  qu'à  toute  autre  chose. 
1^  Il  parut  enfin,  cet  acte  additionnel  ;  il  fut  soumis,  par  oui  et  par 
non,  a,  .i  u  ««nction  du  peuple  et  l'obtint  aussi  facilement  que  l'avaient 
obtenue  ses  devâii^^^iers  et  que  l'obtiendront  ses  snccesseurs.il  fut 
en  même  temps  accuei.o.nii  ^^yg^  „jje  réprobation  non  moins  univer- 
selle que  les  signatures  don^j^j  n  ,^^^\^  re\^tu.On  ne  fit  aucune  atten- 
tion à  ce  qu'il  pouvait  renfern^  ^^^  ^^  ^^  et  ^^  libéral.  C'était  une 
charte  octroyée  ;  c'était  une  not^.i^gUe  édition,  revue  et  corrigée,  des 
constitutions  de  l'empire.  En  fa^^ji.^j^_^j  davantage  pour  défrayer  les 
criailleries  d'un  public,  hélas!  et  »  |j^',„j  pp^pie  qui  ne  se  soucie  point 
du  fond  des  choses? 

Pour  ma  part,  je  le  pris  au  sérieu^j^^  y^,  trouvai  beaucoup  de  dis- 
positions c'fficaoes  et  sincères  ;  pénég^p^^  ^ès  c«t1e  époque,  de  l'idée 
que  j'ai  toujours  conservée  et  suivia^j,^  ^  savoir  qu'on  politique  il  ne 
fallait  pas  rêver  l'idéal ,  mais  tendré^p,  ^^  possible  avec  activité  et 
persévérance,  je  pris  sur-le-champ  f  i.^^n  parti  ;  je  laissai  là  Paris, 


sou  vîmes.  543 

les  mécontens,  les  discussions,  les  tracasseries  du  moment,  et  j'allai 
m'établir  d'abord  à  Broglie,  puis  à  Évreux ,  pour  travailler  à  me 
faire  élire  membre  de  la  chambre  des  représentans. 

La  ligne  de  conduite  que  je  me  proposais  de  suivre  était  droite 
et  simple.  Les  deux  chambres ,  nommées  sous  l'empire  de  l'acte 
additionnel,  devaient,  à  mon  sens,  s'emparer  dès  le  début  de  cette 
œuvre,  bonne  au  fond,  mais  incomplète,  profiter  de  l'embarras  des 
circonstances  pour  faire  acte  de  pouvoir,  réformer  ce  qui  devait 
l'être  et  se  préparer  à  la  lutte  contre  l'emperem'  s'il  revenait  \ic- 
torieux  de  la  coalition  qui  se  préparait  contre  lui  au  dehors;  en 
même  temps  ne  lui  rien  refuser  de  ce  qu'il  jugerait  nécessaire  à 
la  défense  du  pays  et  ne  prendre  à  son  égard  aucune  initiative 
d'attaque  personnelle. 

En  me  portant  pour  candidat,  sans  faire  étalage  de  mes  principes 
et  de  mes  intentions,  je  n'en  fis  pas  non  plus  mystère.  M  les  élec- 
teurs de  Bernay,  ni  ceux  d'Évreux,  ne  me  trouvèrent  assez  bon  bo- 
napartiste. Les  collèges  électoraux  de  l'ancien  empire  avaient  été 
maintenus  par  l'acte  additionnel  ;  je  ne  leur  convins  pas  et  je  m'en 
affligeai  sans  m'en  étonner.  L'administration  fut  pour  moi  moins  ex- 
clusive. Le  préfet  me  seconda  de  son  mieux  :  il  est  vrai  que  ce  pré- 
fet était  mon  ancien  camarade,  Maurice  Duval,  dont  j'aurai  plus  tard 
l'occasion  de  parler;  mais  M.  Quinette,  que  je  n'avais  jamais  vu, 
M.  Quinette,  ancien  régicide,  alors  commissaire  impérial  en  mission 
extraordinaire,  seconda  les  efforts  du  préfet  et,  chargé  de  pourvoir 
aux  vacances  dans  le  conseil  général  du  département,  me  nomma, 
proprio  motu,  ce  que  j'acceptai  fort  à  l'étourdie. 

Je  ne  tardai  pas,  en  efiet,  à  me  trouver  placé  dans  un  fâcheux  di- 
lemme. On  me  demanda  le  serment.  Je  n'avais  pas  alors  sur  le  ser- 
ment politique  des  idées  très  arrêtées  ;  je  pensais,  comme  le  disent 
et  le  pratiquent  encore  aujourd'hui  bien  des  gens  de  bien,  que  le 
serment  politique  n'engage  à  rien  de  plus  qu'à  ne  pas  conspirer,  à 
ne  pas  trahir,  à  n'entretenir  aucune  intelligence  avec  les  ennemis  de 
l'état.  Sur  ces  trois  points,  j'étais  fort  tranquille  ;  néanmoins,  dans  la 
disposition  d'esprit  où  je  me  trouvais,  le  serment  me  répugnait.  Je 
ne  répondis  pas  :  j'essayai  inutilement  de  m'en  tirer  par  voie  de 
prétention  ;  mis  enfin  au  pied  du  mur,  je  ne  me  décidai  à  fi-anchir 
le  pas  qu'en  imposant  silence  à  ma  conscience,  et  je  reconnais  au- 
jourd'hui que  ma  conscience  avait  raison  contre  ma  raison.  Je  re- 
connais aujourd'hui  que  prêter  serment  à  tel  gouvernement  que  ce 
soit,  c'est  épouser  sa  cause,  espérer  en  lai,  travailler  à  le  mainte- 
nir, même  en  lui  résistant.  De  bonne  foi,  je  n'en  étais  pas  là,  fût-ce 
vis-à-vis  du  gouvernement  des  cent  jours.  C'est  un  acte  de  ma  vie 
publique  que  je  me  reproche  et  auquel  je  ne  puis  songer  sans  im 
peu  de  confusion. 


bhh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Je  revins  à  Paris  après  ma  déconvenue.  Le  baromètre  était  à  la 
tempête.  Plus  d'espoir  de  paix;  je  ne  dis  pas  plus  de  chance,  car, 
de  chance,  il  n'y  avait  jamais  eu.  L'Europe  entière  s'ébranlait  pour 
fondre  sur  nous.  Ce  n'était  pas  le  moment  de  s'éloigner.  ,I<^i 

J'assistai  le  l^""  juin  au  champ  de  mai;  il  eut  lieu  au  Ghamp-de-Mars. 
J'y  assistai  de  loin,  n'ayant  point  goût  à  la  cohue,  moins  encore  à  la 
parade.  «  11  y  a,  disait  Ghamfort,  trois  choses  que  je  hais  au  propre 
et  au  figuré  :  le  bruit,  le  vent  et  la  fumée.  »  Je  suis  de  l'avis  de  Gham- 
fort. 

Je  vis  passer  l'escouade  impériale,  en  grand  habit  de  gala,  plu- 
mets au  vent,  chapeaux  retroussés,  petits  manteaux  à  l'espagnole, 
pantalons  de  satin  blanc,  souliers  à  boufrettes,et  le  reste.  Cette  mas- 
carade, aux  approches  d'une  telle  crise,  lorsque  la  France  était  sur 
le  point  de  se  voir  envahie  et  dépecée,  du  fait  et  pour  les  beaux 
yeux  de  ces  beaux  seigneurs,  cette  mascarade,  dis-je,  m'inspira  au- 
tant d'indignation  que  de  mépris. 

Je  vis  passer  la  garde  et  quelques  régimens  de  ligne,  l'air  martial, 
la  démarche  fîère,  le  front  soucieux,  comme  gens  prêts  à  jouer  une 
partie  à  quitte  ou  double.  En  défilant  devant  l'empereur,  leur  regard 
brillait  d'un  feu  ardent  et  sombre  ;  on  croyait  voir  errer  sur  leurs 
lèvres  :  Morituri  te  salutant,  et  les  cris  forcené?  qu'on  leur  faisait 
pousser  à  commandement  gâtaient  l'impression  sans  la  détruire.  Le 
discours  de  l'empereur  eut  de  l'élévation,  sans  doute,  de  l'éclat,  de 
la  grandeur  ;  mais  il  sentait  encore  beaucoup  trop  le  héros  de  théâtre, 
le  parvenu  à  la  gloire.  Qu'avait-il  besoin  de  se  hisser  sur  des  tréteaux 
pour  parler  de  haut,  et  d'ouvrir  une  grande  bouche  en  rappelant  de 
grandes  choses  ?  Était-ce  bien  le  moment  d'ailleurs,  lorsque  la  France, 
réduite  par  une  première  invasion  à  ses  anciennes  limites,  se  débat- 
tait sous  le  coup  d'une  autre  et  n'y  semblait  pouvoir  échapper  que 
par  miracle?  Combien  n'avait  pas  été  plus  digne  d'admiration  et  de 
respect  ce  simple  mot  de  Guillaume  III ,  coupant  les  digues  de  la 
Hollande  en  face  des  armées  de  Louis  XIV,  en  face  de  Turenne,  de 
Condé,deVauban,  et  se  raillant  de  ceux  qui  se  raillaient  de  ses  prépa- 
ratifs :  On  peut  toujours  mourir  dans  le  dernier  fossé.  (îuillaume  III 
n'a  conquis  ni  l'Italie  ni  l'Egypte;  il  n'a  gagné  ni  la  bataille  de 
Marengo  ni  celle  d'Austerlitz;  mais  il  n'a  pas  livré  deux  fois  son 
pays  à  l'étranger;  il  n'a  pas,  trois  fois  en  deux  ans,  sacrifié  cinq 
cent  mille  hommes  à  son  fol  orgueil;  il  serait  mort  dans  le  dernier 
fossé  de  Waterloo;  on  ne  l'aurait  point  vu,  jouant  le  Thémistocle, 
mendier  un  asile  à  la  cour  du  grand  roi. 

Durant  les  quelques  terribles  jours  qui  suivirent  le  champ  de  mai  et 
le  départ  de  l'empereur,  je  ne  quittai  guère  la  chambre  des  représen- 
tans.  La  chambre  des  pairs  ne  comptait  pas  et  n'attirait  personne.  Je 
ue  fus  pas  témoin  de  l'esclandre  qu'y  fit  le  maréchal  Ney  en  racon- 


SOUTENIRS,  545 

tant,  trop  fidèlement,  le  désastre  dont  il  fut  pars  magna,  et  qu'il 
paya  bientôt  de  la  vie;  mais  je  fus  témoin  des  débuts  de  Manuel, 
et  j'eus  la  fortune  d'entendre  Bertrand  Barère  discuter  gravement, 
à  cent  pas  du  lieu  où  avait  siégé  la  Convention  nationale,  sur  les 
avantages  et  les  dangers  de  l'hérédité  de  la  pairie. 

Presque  au  même  moment,  il  se  jouai:  à  Saint-Denis  une  autre 
farce.  Le  digne  émule  de  Barère,  l'ex-oratorien  Fouché,  de  Nantes, 
autrement  dit  son  excellence  le  duc  d'Otrante,  un  monstre  dégout- 
tant, comme  Barère,  plus  que  lui  s'il  se  peut,  de  sang,  de  liel 
et  de  fange,  consommait  sa  dernière  trahison,  la  moindre  à  coup 
sûr  de  ses  peccadilles,  en  prêtant  serment  entre  les  mains  du  fils 
de  saint  Louis,  du  frère  de  Louis  XVI,  aux  acclamations  des  bons 
royalistes. 

Il  avait  pour  patron  dans  cette  expédition  l'ancien  évèque  d'Autun, 
lequel ,  après  avoir  jeté  successivement  aux  orties  son  froc  à  la 
chute  de  la  monarchie,  sa  toge  à  la  chute  du  Directoire,  et  sa  pe- 
tite couronne  de  Bénévent  à  la  chute  de  l'empire,  était  redevenu  tout 
bonnement  le  prince  de  Talleyrand,  premier  ministre  du  roi  treb 
chrétien. 

Quelle  figure  faisait  entre  eux  le  roi  très  chrétien?  Je  ne  m'en 
fais  guère  idée  ;  mais  on  m'a  conté  qu'en  les  voyant  remonter  en- 
semble en  voiture ,  Pozzo  di  Borgo  dit  en  riant  à  son  voisin  : Je 

voudrais  bien  entendre  ce  que  disent  ces  agneaux. 

Blûcher,  entrant  aiLX  Tuileries  avec  ses  Prussiens,  en  chassa  la 
commission  du  gouvernement,  que  Fouché  présidait  encore.  En- 
trant au  Luxembourg,  il  en  chassa  la  chambre  des  pairs,  qui  délibé- 
rait sous  la  direction  de  Cambacérès.  M.  Decazes,  redevenu  préfet 
de  police ,  prit  les  clés  de  la  chambre  des  représentans  et  laissa 
chaque  membre  se  casser  le  nez  contre  la  grille.  M.  de  La  Favette 
essaya  de  la  forcer  et  de  piquer  d'honneur  à  cet  effet  un  poste  de 
garde  nationale,  mais  ce  fut  en  pure  perte. 

J'assistai, de  compagnie  avecM.d'Argenson.mais  en  simple  spec- 
tateur, à  ce  18  brumaire  royal,  qui  mettait  fin,  pour  la  seconde  fois, 
au  premier  empire,  en  attendant  que  j'assistasse,  en  patient,  au 
18  brumaire  impérial  qui  congédia  la  seconde  république.  Dans 
l'intenalle,  les  Tuileries,  le  Luxembourg, le  Palais-Bourbon  avaient 
été  deux  fois  emportés  par  le  popidaire.  Je  me  sers  du  mot  clas- 
sique pour  n'en  pas  employer  d'autres. 

On  a  beaucoup  déclamé,  on  a  beaucoup  plaisanté  sur  la  chambre 
des  représentans.  L'empereur  lui-même  ne  s'en  était  pas  fait  faute 
en  rappelant  ces  moines  de  Constantinople  qui  s'égosillaient  sur 
la  lumière  du  Thabor  pendant  que  le  bélier  de  l'ennemi  battait  à  la 
porte  :  mais,  en  bonne  foi,  cette  chambre,  que  pouvait-elle  faire? 

TOME  LIXIV.  —   1883.  o^ 


546  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Elle  trouvait  à  son  arrivée  la  guerre  flagrante  et  l'empereur  par- 
tant pour  l'armée,  après  avoir  épuisé  en  dictateur  toutes  les  res- 
sources que  lui  pouvait  offrir  l'état  d«  pays.  Pouvait-elle  honorable- 
ment présumer  autre  chose  que  le  succès  de  la  guerre  et,  dès  lors, 
ne  devait-elle  pas  se  préparer  à  tenir  bon  contre  l'ascendant  du  des- 
pote victorieux?  Supposez  d'ailleurs  qu'elle  eût  fait  le  contraire, 
supposez  qu'elle  se  fût  jetée  dans  les  bras  de  l'empereur  ou  proster- 
née à  ses  pieds,  cela  l'eût-il  rendu  plus  triomphant  à  Ligny  et 
moins  vaincu  le  lendemain  ?  Gela  eût-il  donné  au  maréchal  Ney  des 
yeux  pourvoir,  et  des  oreilles  pour  entendre  à  un  maréchal  Grouchy2 
Et  supposez  qu'au  retour  précipité  de  l'empereur,  la  chambre  des 
représentans ,  au  lieu  de  lui  imposer  l'abdication ,  l'eût  remercié 
comme  îe  sénat  romain,  après  la  déroute  de  Cannes,  de  n'avoir 
point  désespéré  de  la  patrie  et  lui  eût  voté  d'enthousiasme  la  levée 
en  masse  de  tous  les  Français,  qu'en  aurait-il  fait?  A  cette  nou- 
velle, ni  Wellington  ni  Blûcher  n'auraient  poussé  leur  pointe 
jusqu'à  Paris;  ils  auraient  attendu  trois  ou  quatre  jours  pour 
être  rejoints  par  les  250,000  Russes  et  les  250,000  Autrichiens  qui 
passaient  le  Rhin  en  ce  moment  même,  et  l'empereur  se  serait  trouvé 
sous  les  murs  de  Paris,  avec  les  débris  de  Waterloo,  en  face  de  six 
ou  sept  cent  mille  étrangers  victorieux.  Aurait-il  bravé  l'assaut  et  mis 
le  feu  aux  quatre  coins  de  la  capitale?  Nous  savons,  du  reste,  qu'il 
n'était  pas  plus  Rostopchine  qu'il  n'était  Guillaume  III  ;  il  aurait 
fait  en  1815  ce  qu'il  avait  fait  en  181/i. 

Point  de  reproches  donc,  point  de  reproches  mérités  qu'on  puisse 
adresser  à  la  chambre  des  représentans,  quant  au  fond  même  des 
choses.  Quant  à  l'attitude,  sans  doute,  des  sénateurs  siégeant,  déli- 
bérant sur  leurs  bancs  en  guise  de  chaises  curules,  à  la  barbe  des 
barbares,  elle  était,  en  1815,  moins  voisine  du  sublime  que  de  so» 
contraire,  et  moins  encore  une  demi-douzaine  de  Brutus  et  de  Grac- 
chus,  braillant  et  gesticulant  comme  au  bon  temps.  Mais  qu'y  faire? 
Le  bon  temps  était  passé  de  mode»  Tous  les  temps  en  sont  là,  bons 
ou  mauvais. 

«  Sire^  disait  à  Louis  XIV  Vardes,  revenant  d'un  long  exil  et 
voyant  les  habitués  de  l'OEil-de-Bœuf  se  moquer  de  son  costume 
tant  soit  peu  suranné,  quand  on  vit  longtemps  en  dhgràce^on  n'est 
pus  seulement  malheureux^  on  devient  ridicule.  » 

Ici  commença  ce  qu'on  nomme,  non  sans  raison,  la  Terreur  de 
1815.  Rien  n'y  manqua,  en  effet,  pour  rendre  l'analogie  complète, 
que  la  durée  et  la  généralité,  ce  qui,  j'en  conviens,  est  bien  quchpie 
chose.  Dès  le  25  juin,  c'est-à-dire  dès  la  première  nouvelle  de  la  ba- 
taille de  Waterloo,  la  populace  do  Marseille,  je  la  nomme  cette  fois 
par  son  nom,  se  jeta  sur  les  bonajmrtistes  réels  ou  supposés,  entre 
autres  sur  une  petite  colonie  d'Égyptiens,  vulgairement  désignés 


SOUVENIRS.  bh7 

sous  le  nom  de  Jfameloucks,  et  la  mit  en  pièces.  Dès  le  15  juillet, 
Trestaillon,  quatre  Taillons,  tous  les  Taillons  du  monde,  à  la  tète 
de  soi-disant  volontaires  royalistes,  fondirent  sur  les  protestans  de 
jNîmes  et  en  firent  un  grand  carnage.  Le  général  Brune  fut  massa- 
cré le  15  août  à  Avignon,  le  général  Ramel  fut  massacré  le  17  à 
Toulouse.  Jusque-là,  le  gouvernement  n'y  était  pour  rien;  il  se  bor- 
nait à  déplorer  timidement  ce  qu'il  ne  pouvait  guère  prévenir  et  ce 
qu'il  n'osait  guère  réprimer,  mais  presque  en  même  temps  commen- 
cèrent les  réactions  juridiques. 

Labédoyère,  arrêté  à  Paris  le  2  août,  fut  condamné  par  un  con- 
seil de  guerre  et  fusillé  le  19.  Il  était,  à  coup  sûr,  très  coupable  de- 
vant la  loi  et  très  insensé  devant  la  raison  :  mais  comment  ne  pas 
le  plaindre?  il  n'avait  fait  que  devancer  d'un  jour  l'entraînement  de 
ses  frères  d'armes.  J'avais  comiu  cet  infortuné  chez  il"^®  de  Staël  ; 
il  avait  longtemps,  et  durant  le  plus  grand  éclat  de  l'empire,  honoré 
l'exil  de  Goppet  et  fait  partie  de  cette  troupe  d'élite  qui  y  jouait  sa 
sécurité,  son  avenir,  peut-être  sa  liberté,  en  y  jouant  Phèdre,  Alzire 
ou  Mahomet. 

Les  frères  Faucher,  arrêtés  le  même  jour  que  Labédoyère,  furent 
condamnés  par  un  conseil  de  guerre  et  fusillés  le  27  août.  On  con- 
naît leur  sort  et  leur  histoire.  J'aimerais  mieux  avoir  sur  ma  tête 
et  sur  mes  mains  le  sang  du  maréchal  Brune,  lâchement  assassiné 
à  bout  portant,  que  d'avoir  trempé  dans  le  jugement  des  frères  Fau- 
cher. M.  de  La  Valette,  arrêté  le  16  août,  fut  condamné  à  mort  le 
20  novembre.  Le  maréchal  Ney,  arrêté  le  6  août,  fut  condamné  à 
mort  le  6  décembre.  Je  dirai  quelques  mots  sur  ces  deux  procès. 
Mais,  comme  ils  eurent  lieu  l'un  et  l'autre  en  présence  des  cham- 
bres, le  premier  sous  leur  influence  et  le  second  par  l'entremise  de 
l'une  d'elles,  je  dois  m'arrêter,  avant  tout,  sur  les  circonstances  qui 
précédèrent  et  suivirent  leur  réunion. 

Je  passerai  sur  la  rentrée  du  roi  à  Paris,  l'occupation  de  la  capi- 
tale, la  spoliation  du  Musée,  la  tentative  de  faire  sauter  le  pont  d'Iéna, 
les  premières  négociations  qui  préparèrent  le  traité  du  20  novembre. 
Je  suis  resté  parfaitement  étranger  à  ces  incidens  et  ne  les  ai  vus 
que  de  loin;  mais  je  rappellerai  pour  mémoire  que,  le  13  juillet, 
cinq  jours  après  sa  rentrée,  le  roi,  par  le  conseil  de  son  ministère 
Talleyrand-Fouché,  frappa  une  série  de  coups  d'état  :  il  constitua, 
par  ordonnance,  un  nouveau  corps  électoral  et  le  convoqua  pour 
le  14  août;  il  revisa  et  modifia  provisoirement  cinq  articles  de  la 
charte  ;  il  raya  de  la  chambre  des  pairs  tous  ceux  de  ses  membres 
qui  avaient  siégé  dans  la  chambre  des  pairs  impériale  et  les  rem- 
plaça par  une  large  fournée  de  bons  royalistes  ;  il  exila,  par  une  or- 
donnance rendue  le  2A  juillet,  trente-huit  personnages,  les  uns  fort 
connus  et  les  autres  fort  ignorés.  11  li\Ta,  par  la  même  ordon- 


548  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nance ,  aux  tribunaux  militaires  un  nombre  indéterminé  de  géné- 
raux engagés  dans  les  événemens  du  20  mars.  Cette  inauguration 
du  nouveau  règne  dans  le  dessein,  nous  disait-on,  de  fortifier  le  mi- 
nistère Talleyrand-Fouché,  notre  unique  garantie  contre  la  réaction 
ultra-royaliste,  me  parut  de  mauvais  augure.  C'était  donner 
l'exemple  de  la  violence  à  des  gens  qui  s'y  livraient  volontiers  de 
leur  plein  gré. 

L'événement  ne  tarda  pas  à  justifier  ma  prévoyance.  Avant 
même  que  les  élections  fussent  terminées,  M.  de  Talleyrand 
avait  déjà  jeté  son  confrère  à  l'eau.  On  raconte  que  Carnot,  porté 
sur  la  liste  des  bannis,  ayant  été  trouver  Fouché,  lui  dit  avec  une 
humeur  bourrue  : 

—  Où  veux-tu  que  faille^  traître? 

—  Où  tu  voudras,  imbécile!  lui  répondit  son  ancien  collègue  du 
comité  du  salut  public. 

Le  traître  alla  bientôt  rejoindre  l'imbécile.  On  lui  proposa  d'abord 
la  mission  des  États-Unis,  qu'il  refusa,  puis  il  fut  tout  heureux  et 
tout  aise,  comme  le  héron  de  la  fable,  de  se  contenter  de  celle  de 
Dresde  :  puis  il  sortit  de  France,  à  peu  près  déguisé,  pour  éviter 
qu'on  lui  jetât  de  la  boue,  à  son  passage  dans  certaines  villes  ;  puis 
enfin  il  se  retira  à  Gra?tz,  où  ce  monstre  vieux  et  hideux  mourut 
bientôt  après,  dans  les  bras  d'une  jeune  personne,  belle  et  de 
grande  maison,  dont  le  royalisme  s'était  épris  de  lui,  dans  ce  court 
intervalle  de  sottise  où  la  contre-révolution  en  raffolait,  où  M.  le 
comte  d'Artois  et  le  duc  de  Wellington  le  portaient  dans  leurs  bras, 
aux  pieds  goutteux  de  Louis  XVIIL 

Bientôt  après  vint  le  tour  de  M.  de  Talleyrand  ;  les  élections  ter- 
minées il  disparut  devant  l'ombre  de  la  chambre  introuvable,  qu'il 
avait  trouvée  et  préparée  de  ses  mains;  le  7  octobre,  les  deux 
chambres,  l'une  toute  nouvelle,  l'autre  ayant  fait  peau  neuve,  se 
réunirent  pour  voter,  d'entrée  de  jeu  et  presque  d'acclamation, 
une  loi  draconienne  sur  les  écrits  et  les  cris  séditieux,  une  loi  sus- 
pensive de  la  liberté  individuelle,  une  loi  qui  rétablissait  les  cours 
prévôtales. 

Tout  ceci  m'était  odieux.  Je  m'étais  senti  profondément  humilié 
du  traitement  rébarbatif  infligé  à  la  chambre  dont  je  faisais  par- 
tie. J'en  avais  vu  sortir,  à  mon  grand  regret,  la  plupart  des  an- 
ciens sénateurs,  avec  lesquels  j'avais  fait  campagne  en  1814.  Mon 
chagrin  même  en  était  venu  à  ce  point,  que  je  résolus  de  donner 
ma  démission,  et  do  me  ranger  ainsi  volontairement  du  côté  des 
éliminés.  Le  coup  d'état  royal  ayant  ouvert  la  chambre  des  dé- 
putés aux  hommes  de  vingt-cinq  ans,  je  comptais  essayer  de  ren- 
trer par  cette  voie  dans  les  affaires.  J'allai  consulter,  à  ce  sujet, 
celui  do  mes  anciens  collègues  qui  m'inspirait  le  plus  de  confiance 


SOUTEMRS.  549 

par  l'élévation  de  son  caractère,  sa  raison  et  son  expérience,  M.  de 
Pontécoulant.  Il  me  détourna  généreusement  de  cette  pensée  et  me 
donna  de  bons  conseils  que  je  suivis  à  regret. 

N'ayant  pas  encore  tout  à  fait  trente  ans,  j'en  prenais  prétexte 
pour  négliger  les  séances  de  la  chambre  des  pairs,  mais  je  suivais 
assidûment  celles  de  l'autre  chambre,  où  tout  ce  que  j'entendais 
nourrissait  de  plus  en  plus  mon  aversion  pour  le  parti  dominant.  Je 
n'exagère  rien  en  affirmant  que  les  \iolences  de  ce  parti,  dans  la 
chambre  et  hors  de  la  chambre,  à  la  tribune  et  dans  les  tribunes, 
portant  habit  ou  portant  jupon,  rappelaient  trait  pour  trait  les  plus 
mauvais  jours  de  la  convention  nationale.  Ce  fut  surtout  à  l'issue 
du  procès  de  M.  de  La  Valette  que  la  fureur,  c'est  le  mot  propre, 
fut  portée  à  son  comble,  et  l'on  peut  dire  que  ce  procès  fut  un  vé- 
ritable bonheur,  en  ce  sens  que,  n'ayant  coûté  la  vie  à  personne, 
il  éclaira  tout  le  monde,  et  divisa  en  deux  camps,  d'une  part  les  ja- 
cobins de  la  royauté,  de  l'autre  les  hommes  honnêtes  et  sensés, 
quelles  que  fussent  leur  origine  et  la  nuance  de  leurs  opinions.  Je 
ne  dirai  rien  du  fond  même  de  ce  procès  :  jamais  l'iniquité  se  s'est 
montrée  plus  effrontée;  ni  de  la  déposition  de  M.  Ferrand  :  je  n'ai 
jamais  pu,  depuis,  approcher  de  lui  sans  indignation  et  sans  dé- 
goût. Mais,  je  le  déclare,  rien  ne  peut  donner  l'idée  de  la  joie  que 
causa  dans  Paris  l'évasion  du  condamné  ;  dans  tout  Paris  s'entend, 
moins  la  cour  et  le  faubourg  Saint-Germain.  Pour  peu  de  chose,  on 
aurait  illuminé.  Le  matin,  de  bonne  heure,  je  vis  entrer  chez  moi 
M.  de  Montrond,  qui  me  dit  avec  un  sang-froid  que  lui  seul  savait 
garder  en  plaisantant  :  «  —  Habillez-vous  ;  préparez-vous  ;  armez- 
vous  ;  un  grand  forfait  vient  d'être  commis.  M.  de  La  Valette,  au 
mépris  de  toutes  les  lois  divines  et  humaines,  s'est  échappé  de  sa 
prison  dans  une  chaise  à  porteurs  ;  et  le  roi,  à  cette  nouvelle,  est 
monté,  de  son  côté,  dans  une  autre  chaise  à  porteur  ;  il  le  poursuit 
en  toute  hâte,  mais  on  craint  qu'il  ne  puisse  l'atteindre  ;  les  porteurs 
de  M.  de  La  Valette  ont  de  l'avance,  et  il  n'est  pas  si  gros  que  le  roi.  » 

J'étais  plutôt  tenté  de  lui  sauter  au  cou  que  de  rire.  M.  Bresson 
fit,  sans  doute,  un  grand  acte  de  générosité  et  de  courage  en  rece- 
vant le  proscrit  dans  son  appartement,  dans  le  propre  hôtel  des 
affaires  étrangères  ;  il  brava  la  terreur  blanche,  comme  il  avait 
bravé  la  terreur  rouge  au  procès  de  Louis  XVI,  mais  j'oserais  pres- 
que affirmer  qu'en  quelque  maison  que  le  proscrit  se  fût  présenté, 
il  eût  été  le  bienvenu. 

L'évasion  avait  été  conduite  avec  beaucoup  de  prudence  et  de 
résolution.  L'un  de  ceux  qui  y  joua  le  plus  gros  jeu  m'était  bien 
connu  et  n'a  pas  obtenu,  en  cela,  la  part  de  célébrité  qu'il  mérite. 
Ce  fut  un  jeune  homme,  M.  de  Chassenon,  qui  recueillit  M.  de  La 
Valette  dans  un  cabriolet  où  il  l'attendait  à  cinquante  pas  de  la  Con- 


550  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ciergerie,  tandis  que  M"^  de  La  Valette  restait  dans  la  chaise  à  por- 
teurs. Ce  fut  lui  qui,  conduisant  lui-même  le  cabriolet,  déconcerta 
par  mille  détours  la  meute  des  poursuivans.  Il  disait  à  M.  de  La 
Valette  : 

—  J'ai  ici  quatre  pistolets  à  deux  coups  cJiargés  chacun  de  deux 
balles.  S'ils  vous  atteignent,  servez-vous-^n. 

—  A  Dieu  ne  plaise!  reprit  celui-ci. 

—  Vous  seriez  perdu  comme  moi,  alors,  ajouta  Gliassenon  en 
fouettant  son  cheval  ;  c'est  moi  qui  vous  donnerai  l'exemple. 

El  il  l'aurait  fait  comme  il  le  disait,  car  c'était  un  homme  plein 
d'honneur  et  de  courage,  bien  que  sa  tête  fût  mal  réglée. 

Esprit  de  Chassenon  était  fils  d'un  président  au  parlement  de 
Bretagne,  et  frère  de  M.  de  Cursay,  préfet  de  Nantes,  et  l'un  des 
défenseurs  de  la  restauration  dans  la  crise  de  1830.  Je  l'avais 
connu  dès  ma  jeunesse,  il  venait  souvent  aux  Ormes  ;  son  père  vi- 
vait près  de  Poitiers,  dans  une  fort  belle  maison,  entourée  d'un 
grand  jardin,  orné  lui-même  de  statues.  Un  jour  que  je  m'y  pro- 
menais avec  lui,  il  me  montra  la  statue  connue  sous  le  nom  du  Hé- 
mouleur  et  me  l'i^xpliqua  en  ces  termes  :  «  C'était  un  esclave  :  en  ai- 
guisant son  couteau,  il  fntendit  le  complot  formé  par  les  fils  de 
Bruius  en  faveur  de  Tarquin,  et  il  en  parla  à  Porcie,  femme  de  Bru- 
tus,  et  lui  remit  le  couteau  ;  celle-ci  s'en  donna  un  grand  coup 
dans  la  cuisse,  et  le  tendit  à  son  mari  en  lui  disant  ;  Pœtey  non 
dolet.  n 

Naiurellemenr.  le  fils  d'un  tel  père  n'avait  pas  été  trop  bien 
élevé;  mais  sans  être  à  ce  point  d'érudition,  il  ne  manquait  pas 
de  bonne  opinion  de  lui-même.  A  peine  majeur,  il  avait  mangé 
follement  tout  son  petit  bien,  et  devenu  auditeur  comme  moi,  je 
l'avais  rencontré  une  première  fois,  intendant  à  Fiurae,  où  il  s'était 
fait  une  mauvaise  querelle  avec  le  général  Bachelet;  puis  une  se- 
conde fois  en  Pologne,  où  il  s'était  fait  une  querelle  encore  plus 
sotte,  laquelle  lui  valut  un  coup  de  pistolet  dont  il  n'a  jamais  bien 
guéri.  Je  l'avais  perdu  de  vue,  lorsque  j'appris  la  part  qu'il  avait 
prise  à  l'évasion  de  M.  de  La  Valette.  Nous  le  retrouverons  une 
ibis  ou  deux  dans  le  cours  de  ce  récit. 

Tandis  que  le  condamné  de  la  cour  d'assises  narguait  ainsi,  non 
pas  la  justice,  à  coup  sûr,  mais  l'iuiquité  môme,  dans  son  propre 
palais,  le  procès  du  maréchal  Ney,  déjà  commencé,  marcJiait  d'in- 
cident en  incident. 

Le  maréchal  avait  comparu,  le  9  novembre,  devant  un  conseil 
de  guerre  composé  do  maréchaux  et  de  généraux  dont  la  plupart 
avaient,  comme  lui,  pris  parti  jwur  l'usurpateur  relajjs  et  certai- 
nement auraient  é()argné  sa  vie.  Il  avait  récusé  ce  cx)nseil,  pour  se 
livrer  à  la  chambre  des  pairs,  où  il  ne  comptait  guère  que  des  en- 


SOLVENIhS.  551 

nemis.  Gomment  ses  avocats,  les  deux  Berryer,  père  et  fils,  com- 
ment Dupin  lui  laissèrent,  ou  lui  firent  commettre  cette  faute 
capitale,  —  capitale,  c'est  le  mot  propre,  —  je  n'ai  jamais  pu  le 
comprendre. 

On  sait  que,  le  11  novembre,  c'est-à-dire  le  lendemain  du  jour 
où  le  conseil  se  fat  déclaré  incompétent,  M.  de  Richelieu,  le  suc- 
cesseur de  M.  de  Talleyrand,  s'en  \int  à  la  chambre  des  pairs, 
comme  un  furieux,  tenant  en  main  un  discours  écrit  tout  entier  par 
M.  Laine,  et  demandant  justice  au  nom  de  l'Europe,  sommant,  en 
quelque  sorte,  la  Chambre  d'expédier  le  maréchal  Ney,  comme  s'il 
s'agissait  d'un  simple  projet  de  loi. 

On  sait  que  la  chambre,  toute  mutilée  qu'elle  fût,  toute  rem- 
bourrée qu'elle  fût  d'excellens  royalistes,  entendit  ce  discours  avec 
une  telle  indignation,  que,  le  lendemain  12,  M.  de  Richelieu  en  fit 
amende  honorable:  rien  ne  peut  mieux  témoigner  de  l'état  des 
esprits  à  la  cour,  qu'une  telle  équipée  de  la  part  de  deux  hommes 
sages,  modérés  et  humains. 

La  chambre  des  pairs,  ayant  décidé  qu'elle  se  constituerait  ré- 
gulièrement en  cour  de  justice  pour  prononcer  sur  le  sort  du  ma- 
réchal Ney,  poussa  le  respect  des  formes  jusqu'à  ce  point  de  s'im- 
poser toute  la  série  des  conditions  prescrites  par  notre  code 
d'instruction  criminelle  ;  elle  procéda  par  commissaires  à  l'instruc- 
tion, statua  par  arrêt  sur  la  mise  en  accusation,  et  fixa  le  21  no- 
vembre pour  l'ouverture  des  débats.  Jusque-là,  je  n'avais  point  à 
m'en  préoccuper;  huit  jours  me  séparaient  encore  de  l'époque  où 
j'aurais  voix  délibérative  ;  mais,  l'audience  du  21  novembre  ayant 
été  sur  la  demande  du  maréchal  remise  au  k  décembre,  il  se  trouva 
que  j'atteignais  l'époque  fatale. 

Que  faire? 

Je  pouvais  éviter  de  prendre  part  au  jugement.  J'en  avais  plus 
qu'un  prétexte.  Il  est  de  règle  en  justice  qu'un  juge  ne  doit  pas 
siéger  dans  une  affaire  déjà  commencée.  Mais  il  me  répugnait  de 
m'abriter  sous  ce  prétexte,  et  je  pris  mon  parti  sans  en  parler  à 
personne. 

Le  à  décembre,  je  pris  séance.  J'entrai,  à  onze  heures  du  matin, 
dans  la  chambre  du  conseil,  déjà  réunie.  La  chambre  du  conseil, 
c'est-à-dire  le  lieu  où  la  chambre  délibérait,  hors  la  présence  du 
public,  c'était  la  galerie  de  tableaux.  Je  vois  encore  d'ici  la  position 
de  chacun  des  membres  à  moi  connus,  et  la  place  que  je  pris  moi- 
même  au  dernier  banc.  Chose  inconcevable  :  si  j'en  étais  requis, 
je  prêterais  serment  en  justice  que  le  sujet  de  la  délibération,  c'é- 
tait la  question  de  savoir  si  l'on  permettrait  au  maréchal  Ney  de 
plaider  la  capitulation  de  Paris.  On  sait  que  ce  fut  le  tort,  le  grand 
tort,  je  dirai  presque  le  crime  de  la  chambre  des  pairs,  d'avoir,  en 


552  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

ceci,  fermé  la  bouche  à  l'accusé.  J'entends  M.  Mole  parler  dans  un 
sens,  Lanjuinais  et  Porcher  de  Richebourg  en  sens  opposé  ;  cette 
séance  a  fait  époque  dans  ma  vie  ;  elle  a  fait  époque  dans  la  car- 
rière et  la  destinée  de  la  chambre  des  pairs.  Gomment  se  peut-il 
que  je  me  trompe?  Il  le  faut  bien,  néanmoins,  puisque  le  procès- 
verbal  place  cette  séance  non  pour  le  premier,  mais  le  dernier  jour 
du  procès,  à  l'issue  des  plaidoiries;  mais,  tout  en  reconnaissant 
mon  erreur,  c'est  ma  raison  qui  se  soumet  ;  ma  mémoire  reste  in- 
traitable, et,  je  le  répète,  si  je  ne  consultais  qu'elle,  je  prêterais  ser- 
ment contre  le  procès- verbal.  Cela  fait  trembler  pour  la  justice  hu- 
maine. A  quoi  tiennent  ses  décisions  et  le  sort  des  accusés? 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  la  partie  publique  du  procès. 
Tous  les  historiens  en  ont  rendu  compte;  le  Moniteur  est  dans 
toutes  les  bibliothèques.  Dès  le  premier  jour,  m' entretenant  avec 
Lanjuinais  qui  siégeait  à  côté  de  moi,  il  m'invita  à  venir  le  soir 
chez  lui,  pour  causer  avec  quelques  collègues  de  l'état  de  l'affaire 
et  de  la  conduite  à  tenir.  J'acceptai  avec  empressement.  La  réunion 
ne  fut  pas  nombreuse,  car  elle  se  réduisit  au  maître  du  logis,  à 
M.  Porcher  de  Richebourg  et  à  moi  ;  les  autres,  s'il  y  en  avait  eu 
d'autres,  s' étant  apparemment  ravisés. 

Nous  nous  mîmes  promptement  d'accord  sur  le  résultat  définitif. 
La  condamnation  étant  certaine,  nous  convînmes  de  voter  pour 
toute  peine  inférieure  à  la  peine  capitale  qui  aurait  chance  de  réu- 
nir le  plus  grand  nombre  de  voix  ;  la  déportation,  qu'il  devenait  facile 
de  commuer  promptement  en  simple  exil,  nous  parut  la  plus  appro- 
priée à  la  personne  et  aux  circonstances.  Mais  nous  ne  parvînmes 
point  à  nous  entendre  sur  le  sens  et  le  tour  qu'il  convenait  de  don- 
ner à  notre  vote,  sur  le  choix  et  l'explication  des  motifs. 

Lanjuinais  soutint  qu'il  fallait  se  retrancher  derrière  la  capitula- 
tion de  Paris,  dont  la  chambre  n'avait  pas  permis  la  discussion  aux 
défenseurs,  mais  ne  pouvait  interdire  l'examen  aux  juges. 

Nous  lui  répondions  que  la  capitulation  de  Paris  ne  couvrait  pas 
le  maréchal  dans  l'intention  des  signataires,  lesquels,  d'ailleurs, 
n'avaient  pas  qualité  pour  engager  Louis  XVIII  à  l'égard  de  ses 
propres  sujets,  ce  qui  était  vrai,  à  la  rigueur.  Lanjuinais  se  défen- 
dait mal  ;  s'il  nous  eût  dit  simplement  qu'en  matière  criminelle  il 
suffisait  qu'un  moyen  do  droit  pût  être  allégué  selon  sa  leltrCj  et 
quelle  que  fût  sa  valeur  morale,  pour  profitera  l'accusé;  qu'en  cette 
matière  il  fallait  toujours  appliquer  la  maxime  :  Favorcs  (implinndiy 
odia  rtstringcnda,  il  nous  aurait  persuadés. 

Porcher  insistait  pour  qu'on  se  bornât  à  faire  valoir,  en  avouant 
le  crime,  la  gloire  du  maréchal  et  les  grands  services  qu'il  avait 
rendus  à  l'étut.  Cela  aussi  [xjuvait  très  bien  se  soutenir. 

Quant  à  moi,  j'avais  un  système  que  je  tiens  encore  pour  valable, 


SOUVENIRS.  553 

mais  qui  n'était  guère  propre,  j'en  conviens  aujourd'hui,  à  gagner 
des  voix  au  pauvre  accusé. 

Je  pensais,  je  pense  encore,  qu'un  gouvernement,  quand  il  est 
debout,  et  tant  qu'il  est  debout,  a  le  droit  d'appeler  à  sa  défense 
les  lois,  la  force  publique,  les  tribunaux,  l'échafaud  même  dans  les 
cas  extrêmes  :  que,  s'il  succombe,  c'est  à  l'histoire,  à  l'histoire 
seule  qu'il  appartient  de  prononcer  entre  les  vaincus  et  les  vain- 
queurs, de  dire  de  quel  côté  étaient  le  bon  droit,  la  justice,  le  vé- 
ritable et  légitime  intérêt  du  pays,  si  les  vainqueurs  ont  été  des 
rebelles  ou  des  libérateurs.  Je  pensais,  je  pense  encore,  que  si  le 
cours  du  temps  ou  le  concours  des  événemens  remet  sur  pied  le 
gouvernement  renversé,  celui-ci  n'a  plus  aucun  droit  de  revenir 
sur  le  passé,  de  rechercher  ses  anciens  adversaires  pour  des  faits 
antérieurs  à  son  rétablissement.  Frapper  en  pareil  cas,  ce  n'est 
plus  se  défendre,  c'est  se  venger  et  choisir  ses  \'ictimes,  en  rai- 
son, non  du  crime  même,  mais  de  telle  ou  telle  circonstance,  c'est 
faire  pis  que  décimer,  car,  au  moins,  le  sort,  étant  aveugle,  est  im- 
partial. 

Je  le  répète,  cet  ordre  d'idées  me  paraît  ^Tai  encore  aujour- 
d'hui ;  mais  le  moyen  de  le  faire  accueillir  ou  simplement  com- 
prendre par  une  assemblée  tout  animée  de  passions  et  de  ressenti- 
mens?  Je  ne  parvins  pas  même  à  le  faire  approuver  par  mes 
interlocuteurs  bénévoles. 

rsous  nous  séparâmes,  en  restant  chacun  de  notre  avis,  mais  dès 
le  lendemain  le  chancelier  sembla  prendre  à  tâche  de  me  placer 
nez  à  nez,  pour  ainsi  dire,  en  face  de  ma  propre  sottise. 

Au  lieu  de  poser  la  question  comme  il  est  de  règle,  c'est-à-dire 
complexe,  embrassant  d'ensemble  le  fait  et  le  droit,  au  lieu  de 
dire  :  «  Le  maréchal  est-il  coupable  de  haute  trahison?  »  le  chan- 
celier décomposa  l'accusation  ;  il  posa  d'abord  la  question  de  fait  : 

—  Le  maréchal  a-t-il  lu  aux  troupes  la  proclamation  ci-jointe? 
A  quoi  force  était  bien  de  répondre  oui,  puisque  le  maréchal  en 

convenait:  puis  il  posa  la  question  de  droit  : 

—  Ce  faisant,  le  maréchal  à-t-il  commis  le  crime  de  haute  tra- 
hison? 

La  question  n'était  embarrassante  que  pour  moi.  Lanjuinais  s'en 
tira  en  disant  oui,  puis  ajoutant  que  le  crime  était  couvert,  à  ses 
yeux,  par  la  capitulation  de  Paris.  Porcher  s'en  tira  en  disant  oui, 
et  réservant  son  appel  à  la  générosité  de  la  chambre  pour  le  vote 
sur  la  peine  qui  devait  naturellement  succéder  au  vote  sur  la  cul- 
pabilité. Moi,  j'étais  au  pied  du  mur  ;  je  n'avais  à  mon  service  ni 
réponse  évasive  ni  expédient  dilatoire.  Durant  tout  le  cours  de 
l'appel  nominal,  qui  fut  long,  car  je  venais  un  de.>4  derniers,  j'étais 


554  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

perplexe  et  intimidé  :  on  l'eût  été  à  moins;  c'était  la  première  fois 
que  j'entrais  en  scène  et  prenais  la  parole,  et  j'allais  débuter  jiar 
casser  les  vitres. 

Le  moment  venu,  je  me  levai,  et  pour  ne  pas  être  tenté  de  fai- 
blesse, en  me  perdant  dans  mes  raisonnemens,  je  répondis  sur-le- 
champ  non  à  la  question.  Ce  non^  répété  de  bouche  en  bouche,  de- 
vint l'objet  d'un  chuchotement  général  qui  me  permit  de  donner 
mes  raisons  sans  être  interrompu,  n'étant  guère  écouté. 

—  Point  de  crime,  dis-je  (si  ce  ne  sont  mes  paroles  expresses, 
c'en  est  le  sens),  point  de  crime  sans  une  intention  criminelle; 
point  de  trahison  sans  préméditation  ;  on  ne  trahit  pas  de  premier 
mouvement.  Je  ne  vois,  dans  les  faits  très  justement  reprochés  au 
maréchal  Ney,ni  préméditation  ni  dessein  de  trahir.  Il  est  parti  très 
sincèrement,  résolu  de  rester  fidèle;  il  a  persisté  jusqu'au  dernier 
moment.  Au  dernier  moment,  il  a  cédé  à  l'entraînement  qui  lui  pa- 
raissait général,  et  qui  ne  l'était  que  trop  en  effet.  C'est  une  fai- 
blesse que  l'histoire  qualifiera  sévèrement,  mais  qui  ne  tombe  point, 
dans  le  cas  présent,  sous  les  définitions  de  la  loi.  Il  est,  d'ailleurs, 
des  événemens  qui,  par  leur  nature  et  leur  portée,  dépassent  la 
justice  humaine,  tout  en  restant  très  coupables  devant  Dieu  et  de- 
vant les  hommes. 

Je  dois  ce  témoignage  à  la  chambre,  que  la  témérité,  je  dirai 
presque,  vu  le  temps  et  les  circonstances,  le  scandale  de  mon  pre- 
mier vote,  n'excita  ni  exclamation  ni  murmure,  et  qu'à  l'issue  de 
la  séance,  personne  ne  s'éloigna  de  moi  et  ne  me  fit  plus  fraiche 
mine  que  de  coutume.  Nous  vivions  cependant  et,  en  ce  moment, 
nous  délibérions  sous  une  atmosphère  d'intimidation  dont  le  poids 
était  étouffant.  Je  n'en  veux  citer  qu'un  exemple. 

Parmi  les  anciens  sénateurs  conservés  dans  la  nouvelle  chambre 
des  pairs,  se  trouvait  un  petit  général  Gouvion,  qui  n'était  pas,  je 
crois,  parent  du  maréchal.  Je  l'avais  connu  à  Anvers,  où  il  com- 
mandait à  l'époque  où  M.  d'Argenson  y  résidait  comme  préfet,  et 
je  causais  quehiuefois  avec  lui. 

Quelque  temps  avant  l'ouverture  de  la  séance,  je  voyais  ce  petit 
homme  aller,  venir,  s'asseoir,  se  lever,  comme  une  àme  en  peine. 
A  la  fm,  il  s'approcha  de  moi  et  me  demanda  ce  que  je  comptais 
faire,  c'est- àrdire  comment  je  me  proposais  de  voter.  Je  le  lui  ex- 
pliquai; il  n'y  comprit  rien,  à  coup  sûr,  mais  il  médit  simplement: 

—  Je  ferai  comme  vous. 

—  P^ort  bien  !  repris-je  ;  alors  asseyez-vous  à  côté  de  moi,  nous 
nous  encouragerons  mutuellement. 

11  s'assit  à  côté  de  moi  ;  puis,  quand  vint  le  moment  de  voter  sur 
la  culpabilité,  il  dit  oui  y  comme  tous  ceux  qui  l'avaient  précédé; 


SODVEMRS.  555 

et  quand  vint  le  moment  de  voter  sm*  la  peine,  il  dit  :  La  mort, 
comme  tous  ceux  qui  l'avaient  précédé. 

Pauvre  homme!  il  lui  arrivait  précisément  ce  qui  était  arrivé  au 
maréchal  Ney,  sur  la  place  de  Lons-Ie-Saulnier. 

J'ai  depuis  assisté,  voire  même  pris  part  à  une  autre  séance  de 
la  chambre  des  pairs,  pour  le  moins  aussi  solennelle,  celle  qui  pro- 
nonça sur  le  sort  des  ministres  de  Charles  X.  Nous  étions  en  pleine 
émeute  ;  la  ville  retentissait  de  la  marche  des  trains  d'artillerie  et 
fourmillait  de  patrouilles  ;  nous  entendions  tout  autour  de  nous  la 
fusillade,  elle  se  rapprochait  d'instant  en  instant  :  nous  n'avions  pwir 
toute  sauvegarde  qu'un  garde  national  qui  faisait  chorus  avec 
l'émeute,  et  nous  chargeait  d'imprécations.  Je  ne  crains  pas  de  l'af- 
firmer, néanmoins  :  l'oppression  morale  était  beaucoup  moindre 
qu'en  1815:  si  elle  eût  été  la  même,  je  ne  sais  trop  ce  qui  serait 
arrivé  des  ministres  de  Charles  X. 

L'arrêt  rendu,  il  fallut  le  signer.  Plusieurs  pah^  qui  s'étaient 
abstenus,  c'est-à-dire  qui  avaient  refusé  de  voter,  refusèrent  de 
signer.  En  cela,  ils  étaient  conséquens  sans  doute,  mais  pensaient- 
iis  à  autre  chose  qu'à  eux-mêmes,  à  dégager  leur  propre  responsa- 
bilité? Je  le  laisse  à  juger. 

Quant  à  moi,  je  n'hésitai  pas.  J'avais  pris  part  au  jugement  et 
voté  librement  sur  la  culpabilité,  sur  la  peine,  sur  tous  les  incidens 
du  procès.  Mon  a^is  n'avait  point  prévalu,  mais  cela  ne  me  dispen- 
sait pas  de  poursui^Te  régulièrement  et  jusqu'au  bout  mon  rôle  de 
juge.  Je  signai.  Où  en  serait  la  justice  si  la  minorité  ne  se  sou- 
mettait pas  à  la  majorité? 

On  a  dit  et  répété  dans  le  temps,  que,  le  jugement  rendu,  les 
pairs  s'étaient  mis  à  table,  et  que  la  séance  s'était  terminée  par  un 
bon  souper,  voire  même  par  une  sorte  d'orgie.  Il  a  paru  des  gra- 
vures clandestines,  circulant  sous  le  manteau,  où  nous  étions  re- 
présentés le  verre  en  main,  à  peu  près  comme  l'enfant  prodigue 
dans  les  gravures  de  la  Bible  de  Royaumont.  C'est  une  insigne 
calomnie.  Il  n'y  eut  ni  souper  ni  rien  de  pareil. 

La  séance  ayant  commencé  à  dix  heures  du  matin  et  fini  après 
minuit,  M.  de  Sémonville  avait  fait  dresser  un  buffet  dans  un  cabi- 
net :  dans  les  intervalles  de  repos,  chacun  y  pouvait  venir  deman- 
der soit  un  bouillon,  soit  un  peu  de  pain,  soit  quelques  rafraîchis- 
semens.  Personne  ne  se  mit  à  table,  personne  ne  causait  avec 
personne. 

Je  rentrai  chez  moi  fort  tard  ;  je  demeurais  alors  dans  la  rue  Le- 
pelletier,  près  du  boulevard.  Ne  pouvant  dormir,  j'ou^Tis  ma 
fenêtre  au  point  du  jour;  je  \is  passer  un  bataillon  anglais,  mar- 
quant le  pas,  tambour  battant,  musique  en  tête. 


556  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'était  au  moment  même  où  le  corps  du  maréchal  Ney,  que  le 
fer  et  le  feu  de  l'ennemi  avaient  toujours  respecté,  tombait  percé 
de  douze  balles  françaises. 

Le  général  de  ces  Anglais,  le  vrai  commandant  de  Paris  à  cette 
époque  funèbre,  aurait  pu  d'un  mot  prévenir  ce  funèbre  holo- 
causte. Il  eût  mieux  valu  pour  sa  gloire  faire  violence  au  texte  de 
la  capitulation  qu'à  la  conscience  de  Louis  XVIII  en  lui  imposant 
pour  ministre  un  régicide  terroriste. 

Après  le  procès  du  maréchal  Ney  vint  la  loi  d'amnistie.  Comme 
à  peu  près  toutes  les  lois  de  cette  espèce,  elle  était  tellement  char- 
gée d'exceptions,  qu'elle  avait  plutôt  l'air  d'une  table  de  proscrip- 
tions que  de  toute  autre  chose.  Ce  n'était  rien,  néanmoins,  auprès 
des  propositions  nées  du  sein  de  la  chambre,  et  qui  durent  céder  la 
place.  La  défense  de  cette  loi  fit  quelque  honneur  au  ministère  ;  son 
succès  sur  presque  tous  les  points,  un  seul  excepté,  affermit  le 
parti  modéré  et  lui  rallia  les  incertains. 

Je  suivis  assidûment  les  débats  de  la  chambre  des  députés,  et  je 
pae  préparai  à  combler  la  mesure  de  mes  crimes,  aux  yeux  du  parti 
dominant,  en  combattant  la  loi  comme  inconstitutionnelle,  arbi- 
traire, et  dépourvue  de  tout  principe  de  droit,  de  justice  et  de 
raison. 

La  chambre  des  pairs,  en  tant  que  cela  dépendit  d'elle,  m'en 
épargna  le  souci  et  l'odieux.  Elle  décida,  par  amour  pour  la  paix, 
qu'elle  ne  discuterait  point,  et  vota  la  loi,  sans  rapport,  sans  dé- 
bat, sans  l'ombre  même  et  le  simulacre  d'im  examen. 

Je  fis  imprimer  le  discours  que  j'avais  préparé,  je  le  fis  distri- 
buer malgré  les  instances  du  préfet  de  police,  M.  Angles,  et  je 
l'envoyai  à  M""^  de  Staël. 

Ce  discours  ne  valait  rien  et  n'aurait  produit  aucun  bon  effet.  Le 
fond  des  idées,  sans  doute,  était  honnête  et  sensé,  mais  le  style 
était  obscur,  pédantesque  et  souvent  incorrect.  M™®  de  Staël, en  me 
le  renvoyant,  me  déclara  qu'elle  n'y  avait  rien  compris  ;  l'épreuve 
était  soulignée  de  page  en  page,  et  de  ligne  en  ligne.  On  peut  en- 
core la  retrouver  dans  ma  bibliothèque. 

L'affaire  des  deux  millions  de  M'""  de  Staël,  que  nous  suivions, 
son  fils  et  moi,  auprès  du  gouvernement,  étant  réglée,  et  ma  pré- 
sence à  Paris,  novice  que  j'étais,  et  dans  la  position  que  je  m'étais 
faite,  ne  pouvant  exercer  en  rien  une  influence  salutaire,  je  partis 
pour  l'Italie,  où  m'appelaient  les  intérêts  les  plus  chers  et  les  plus 
pressans. 


LES 


ORIGINES    DU    RÉALISME 


L'ART    FLAMAND     ET    L'ART    ITALIEN     AU    XV«    SIÈCLE 


Deux  grandes  écoles  se  partagent,  au  xv^  siècle,  l'empire  des 
arts  :  l'école  italienne,  ou  plus  exactement  l'école  florentine,  et 
l'école  flamande.  Toutes  deux  donnent  simultanément  le  signal  du 
mouvement  d'afiranchissement  qui  inaugure  l'ère  nouvelle  :  l'étude 
de  la  réalité,  l'étude  de  la  nature  (alliée  chez  les  Italiens  à  l'étude 
de  l'antique),  tel  est  le  secret  de  leur  suprématie,  tel  est  le  mot 
d'ordre  qui  triomphe  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe,  au  nord 
comme  au  midi,  chez  les  représentans  des  races  latines  aussi  bien 
que  chez  ceux  des  races  germaniques.  Aux  rêveries  ou  aux  abstrac- 
tions du  moyen  âge,  les  novateurs  substituent  l'esprit  d'observa- 
tion et  l'esprit  de  recherche,  un  style  essentiellement  analytique, 
quittes  parfois  à  s'élever  moins  haut  ou  à  frapper  moins  fort. 

A  ne  considérer  que  l'issue  d'une  rivalité  qui  a  rempli  tout  un 
siècle,  on  pourrait  être  tenté  d'attribuer  aux  deux  partis  une  im- 
portance inégale.  L'école  flamande  n'a-t-elle  pas  été  conquise,  sub- 
juguée, annihilée  au  siècle  suivant  par  l'influence  italienne?  La  re- 
naissance classique  n*a-t-elle  pas  pénétré  jusque  dans  les  moindres 
villages  des  Pays-Bas,  naguère  si  fiers  de  leur  indépendance?  Mais 


558  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tenons  nous-en  au  xv^  siècle  même,  à  l'ère  des  primitifs,  ces  maî- 
tres sincères  entre  tous,  nous  ne  tardons  pas  à  découvrir  que,  nu- 
mériquement du  moins,  la  supériorité  des  Flandres  est  écrasante  ; 
grâce  àleur  activité  dévorante,  elles  ont  réduit  à  l'état  desimpies  tri- 
butaires la  France,  l'Allemagne,  l'Angleterre,  l'Espagne,  le  Portugal, 
la  Scandinavie,  tandis  que  l'Italie,  qui,  au-delà  des  Alpes,  compte  à 
peine  quelques  recrues  en  Hongrie,  est  forcée  à  tout  instant  de 
lutter  sur  son  territoire,  notamment  dans  le  royaume  de  Naples, 
contre  l'invasion  étrangère. 

La  différence  d'inspiration  n'explique  que  trop  cette  dispropor- 
tion, si  anormale  au  premier  abord.  D'une  part,  une  société  plus 
choisie,  une  culture  plus  complète  et  plus  haute,  une  plus  grande 
liberté  intellectuelle,  un  idéal  plus  noble;  de  l'autre,  une  habileté 
technique  qui  tient  du  prodige,  et  l'intuition  la  plus  profonde  des  mys- 
tères de  la  vie;  ici  des  conceptions  qui  s'adressent  avant  tout  à  l'aris- 
tocratie de  l'esprit  (les  artistes  italiens,  en  ressuscitant  l'antiquité, 
n'ont-ils  pas  déclaré  qu'ils  entendaient  rompre  avec  les  masses?), 
là  un  art  qui,  grâce  à  son  tour  populaire,  grâce  aussi  à  la  multiplicité 
de  ses  moyens  d'expression,  pénètre  jusque  dans  les  couches  les  plus 
profondes.  Est-il  nécessaire  de  rappeler  avec  quelle  facilité  ses 
tableaux,  véritables  miniatures,  ses  gravures  sur  bois  et  sur  cuivre, 
ses  tapisseries,  pénétraient  partout,  comme  jadis  les  bronzes  des 
Phéniciens,  les  ivoires  ou  les  tissus  des  Byzantins?  Ici,  enfin,  toutes 
les  forces  vives  de  la  nation,  la  politique,  la  religion,  la  littérature, 
la  science,  tendant  vers  le  même  but,  la  résurrection  de  la  cul- 
ture antique  ;  là  un  essor  limité  à  quelques  branches  isolées. 
Même  exubérance  de  vie  d'ailleurs  des  deux  côtés,  môme  richesse, 
même  luxe  :  —  est-il  un  art  possible  sans  de  tels  auxiliaires?  — 
môme  besoin  des  jouissances  intellectuelles,  qu'il  s'agisse  de  la  cour 
des  ducs  d'Urbin,  des  rois  de  Naples,  des  Médicis,  ou  de  celle  des 
ducs  de  Bourgogne,  ou  encore  des  fières  municipalités  de  Bruges^ 
de  Gand,  d'^Vnvers  et  de  Bruxelles.  Ce  sont  ces  analogies  et  ces 
contrastes  que  je  voudi-ais  essayer  d'analyser  ;  c'est  la  double  in- 
fluence des  causes  permanentes  :  climat,  sol,  race,  et  des  causes 
historiques,  pour  employer  l'heureuse  formule  de  M.  Taine,  que 
j'aurais  à  cœur  d'exposer  devant  les  lecteurs  de  la  Renie. 

Si  l'on  s'attache  d'abord  à  celui  des  arls  qui  revendique  ajuste 
titre  le  di-oit  de  donner  le  ton  aux  autres,  puisqu'il  leur  trace  le 
cadre  qu'ils  sont  appelés  à  remplir,  — je  veux  parler  de  l'architec- 
ture, —  on  trouve  le  style  gotlu(jue  partout  en  possession,  de  ce 
côté-ci  des  Alpes,  de  la  faveur  publique.  Les  tendances  que  notre 
époque  peut  considérer  comme  des  défauts  dans  le  gothique  de  la 
dernière  période  sont  précisément  celles  qui  lui  valaient  son  ex- 


LES  ORIGINES   DU  REALISME.  559 

trême  popularité.  Quelle  est  la  qualité  qui  frappe  le  plus  vivement 
la  foule  ignorante,  qui  lui  inspire  l'admiration  la  plus  profonde?  Ce 
n'est  ni  Tharmonie  des  proportions,  ni  la  pureté  des  lignes,  ni  la 
délicatesse  de  la  décoration,  c'est  l'extraordinaire,  le  colossal,  le  tour 
de  force.  Tel  était  précisément  le  but  poursuivi  par  les  trop  ha- 
biles architectes  français,  allemands  et  flamands  du  xv  siècle;  le 
o-oùt  avait  baissé;  les  artistes,  par  suite  de  Tinfluence  néfaste  des 
corporations,  tendaient  à  descendre  au  niveau  desimpies  artisans; 
et  pour  ceux-ci  le  suprême  triomphe  ne  consiste-t-il  pas  précisé- 
ment dans  la  difficulté  vaincue?  Ainsi  s'expliquent  ces  constructions 
gigantesques  qui  s'appellent  les  flèches  des  cathédrales  de  Stras- 
bourg et  de  Vienne,  et  qui  ne  sont,  à  proprement  parler,  que  des 
hérésies,  des  barbarismes,  comparées  aux  monumens  plus  anciens 
qu'elles  avaient  pour  mission  de  compléter.  Qu'importe  !  leur  hau- 
teur prodigieuse  a  frappé  de  stupeur  la  foule  et  l'effet  désiré  a  été 
obtenu. 

La  finesse  ou  le  fini  des  décorations  constitue  un  autre  artifice 
dont,  l'action  n'est  pas  moins  infaillible.  Tabernacles,  chaires,  jubés, 
sont  sculptés  à  jour  et  fouillés  avec  autant  de  liberté  que  s'ils 
étaient,  non  en  pierre,  mais  en  bois  ou  en  métal.  Ils  n'ont  rien  à 
envier  aux  chefs-d'œuvre  de  l'orlèvrerie.  Quant  à  la  construction 
même  de  ces  monumens  accessoires  qui  sont  en  passe  d'éclipser 
le  monument  principal,  c'est  d'ordinaire  un  véritable  tour  d'équi- 
libriste  :  on  fait  supporter  à  quelque  grêle  colonnette  la  retombée 
d'une  voûte  énorme  ;  on  entasse  baldaquins  sur  baldaquins,  arcs- 
boutans  sur  arcs-boutans,  tout  glorieux  d'avoir  effrayé  l'œil  par  des 
échafaudages  extravagans  à  force  de  hardiesse.  Dans  une  église  de 
Nuremberg,  on  est  allé  jusqu'à  recourber  en  forme  de  crochet,  ab- 
solument comme  s'il  s'était  agi  du  métal  le  plus  malléable,  l'extré- 
mité en  pierre  d'un  tabernacle.  Celui  qui  serait  parvenu  à  faire 
tenir  une  pyramide  sur  son  sommet  aurait  été  proclamé  maître  sur 
maître,  maître  sur  tous.  Ou  encore  on  réalise  quelque  combinaison 
étrange,  quelque  idée  graphique  bien  plus  que  plastique,  comme  de 
donner  à  un  palais  autant  de  fenêtres,  à  une  ville  autant  de  tours 
qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année.  A  de  telles  gagem'es,  nul  style  ne  se 
prêtait  plus  .complaisamment  que  le  gothique  qualifié  de  flam- 
boyant. 

Examinons,  au  contraire,  l'architecture  italienne  :  ici,  sous  l'ef- 
fort des  Brunellesco,  des  Léon-Baptiste  Alberti,  des  Luciano  da  Lau- 
rana,  des  Bramante,  la  simplification  est  devenue  la  première  con- 
dition de  l'art.  Rien  qui  soit  de  nature  à  frapper  la  foule.  Des  profils 
d'une  extrême  légèreté,  des  pilastres  à  peine  apparens,  rarement 
des  colonnes,  si  ce  n'est  dans  le  cortile;  la  sobriété,  la  discré- 


560  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

tion,  l'art  des  nuances  poussés  à  leurs  dernières  limites.  Peut-être, 
dans  leur  horreur  pour  les  effets  vulgaires  ou  violens,  ces  harmo- 
nistes sont-ils  allés  trop  loin.  N'importe,  après  une  symphonie  de 
Haydn  ou  de  Mozart,  il  n'y  a  rien  de  plus  rythmé,  de  plus  harmo- 
nieux, de  plus  chantant  que  le  palais  Ruccellai  à  Florence,  le  pa- 
lais des  ducs  de  Montefeltro  à  Urbin,  le  palais  de  la  chancellerie  à 
Rome. 

£h  bien!  l'ardeur  avec  laquelle  les  architectes  gothiques  ont 
cherché  à  plier  la  pierre  à  leurs  caprices,  l'habileté  avec  laquelle 
ils  ont  pétri  les  moellons  comme  on  pétrit  une  cire  molle,  ce 
parti-pris  de  violer  toutes  les  lois  de  la  statique  pour  donner  un 
corps  à  leurs  rêves  audacieux,  cette  curiosité  sans  cesse  en  éveil, 
ont  cependant  produit  un  résultat  fécond  et  qu'il  était  impossible 
de  prévoir  :  à  force  de  s'exercer  à  une  telle  gymnastique  intellec- 
tuelle, l'art  septentrional  est  parvenu  à  réaliser  dans  les  arts  d 'imi- 
tation ce  qu'il  avait  réalisé  dans  un  art  aussi  abstrait  que  l'archi- 
tecture, c'est-à-dire  à  rivaliser  avec  la  nature  vivante  dans  ses 
combinaisons  et  ses  surprises  infinies.  La  tradition  hiératique,  les 
formules  rigides  du  style  roman  font  place  à  un  style  d'une  sou- 
plesse relative  ;  le  charme  est  rompu,  et  les  regards,  si  longtemps 
1er  m  es  sur  la  réalité,  découvrent  peu  à  peu  les  formes  véritables 
des  choses  et  des  êtres  ;  la  main  apprend  à  les  rendre  avec  une  fidé- 
lité de  plus  en  plus  rigoureuse. 

L'art  qui  éprouva  le  premier  les  effets  de  cette  révolution  fut  la 
sculpture,  devenue,  grâce  au  goût  pour  la  profusion  des  orne- 
mens,  l'auxiliaire  indispensable  de  l'architecture.  Il  serait  super- 
flu, après  les  publications  des  dernières  années,  après  l'ouverture 
du  musée  de  moulages  du  Trocadéro,  d'insister  sur  ce  qu'il  y  avait 
de  vie,  de  jeunesse  et  de  sève,  de  fécondes  et  hautes  aspirations 
dans  l'œuvre  de  nos  grands  statuaires  du  xiii*  et  du  xiv"  siècle,  de 
rappeler  la  douce  chaleur  qui  anime  tout  ce  peuple  de  statues  à 
Notre-Dame  de  Paris,  dans  les  cathédrales  de  Reims,  de  Chartres, 
de  Strasbourg,  le  jet  superbe  des  draperies,  les  expressions  tour  à 
tour  nobles  ou  touchantes,  ou  encore  le  sentiment  si  profon  1  de  la 
lorme  et  la  douce  ironie  qui  distinguent  les  statues  de  la  fameuse 
maison  des  musiciens,  à  Reims. 

La  période  dont  nous  nous  occupons  correspond  à  la  seconde 
phase  de  cette  renaissance  de  la  sculpture  septentrionale.  La  re- 
cherche du  mouvement,  de  la  vie  et  de  l'ampleur  remporte  sur  le 
souci  de  la  noblesse  ou  de  lu  gravité.  Aux  figures  traditionnelles 
des  cathédrales,  ces  saints  et  ces  saintes,  si  simplement  drapés 
dans  leurs  manteaux  de  pierre,  si  calmes,  si  sereins,  détaciiés  des 
choses  d'ici-bas  el  goûtant  par  avance  les  félicités  du  paradis,  suc- 


LES   ORIGINES   DD    REALISME.  561 

cèdent  des  individualités  nettement  caractérisées,  avec  toutes  les 
imperfections  et  tous  les  appétits  de  l'homme  du  Nord  ;  une  race 
vi^^oureuse,  brutale  et  qui  ne  demande  qu'à  vivre.  Les  portraits 
remplaceront  les  types  plus  ou  moins  impersonnels,  la  verve  l'em- 
portera sur  le  recueillement;  pour  frapper  plus  fort,  on  ne  recu- 
lera même  pas  devant  la  grimace  ou  la  caricature.  C'est  que  le 
foyer  même  du  mouvement  s'est  déplacé.  La  nouvelle  école  a  pour 
berceau,  non  plus  l'Ile-de-France,  la  Champagne,  le  Maine,  mais 
la  Flandre,  et,  en  second  lieu,  la  Bourgogne,  que  tant  de  liens 
rattachaient  alors  l'une  à  l'autre.  Les  sculpteurs  de  la  cathédrale  de 
Tournai,  ceux  de  la  cathédrale  d'Amiens,  les  auteurs  des  statues  si 
mouvementées  et  si  amples  de  la  Vierge,  de  saint  Jean-Baptiste,  de 
Charles  V,  du  dauphin,  de  Louis  d'Orléans,  du  cardinal  de  La 
Grange  et  de  Bureau  de  La  Rivière,  tels  sont  les  maîtres  par  les 
mains  desquels  la  sculpture  a  réalisé  ce  grand  progrès.  Par  l'effet 
d'un  de  ces  grands  courans  internationaux,  plus  puissans  parfois 
que  les  influences  de  climat  ou  de  race,  le  grand  sculpteur  sien- 
nois  Jacopo  délia  Quercia,  le  véritable  précurseur  de  Michel-Ange, 
s'essaie,  vers  la  même  époque,  dans  la  solution  du  même  pro- 
blème :  donner  à  toutes  les  parties  de  la  figure  humaine  et  jus- 
qu'aux moindres  accessoires  du  costume  le  maximum  d'animation 
sans  pour  cela  renoncer  à  la  grande  tournure,  cette  loi  suprême  de 
la  statuaire. 

La  peinture  ne  tardera  pas  à  entrer  dans  la  même  voie  :  pronon- 
cer les  noms  d'Hubert  et  de  Jean  Van  Eyck,  c'est  dire  que  le  coloris 
a  acquis  une  vérité  et  un  éclat  inconnus  aux  âges  précédons  et  qui 
n'ont  même  pas  été  portés  plus  haut  depuis,  c'est  dire  que  le  por- 
trait et  le  paysage  ont  subitement  pris  naissance,  qu'aucun  des 
grands  problèmes  inhérens  à  cet  art  n'est  resté  sans  être  abordé 
ou  résolu. 

II. 

Passons  à  l'Italie.  Le  réalisme  y  a-t-il  été  importé  des  Flandres, 
ou  bien  les  mêmes  causes  ont-elles  fatalement  produit  les  mêmes 
effets?  Nous  nous  croyons  en  mesure  d'affirmer  que  si,  sur  de 
certains  points,  les  résultats  ont  été  identiques,  si  le  réalisme  ita- 
lien n'a  souvent  rien  eu  à  envier  au  réalisme  flamand,  l'inspiration 
première  a  différé  essentiellement  dans  les  deux  contrées.  Le  réa- 
lisme italien,  il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  étudiant  le  rôle  de 
Brunellesco,  de  Donatello,  de  Ghiberti  et  de  Masaccio,  se  rattache 
intimement  au  réveil  de  l'antiquité  classique.  Ce  retour  à  un  idéal 
perdu,  cette  nécessité  de  faire  abstraction  des  formules  convention- 

TOME  LXXIV.  —  1886.  36 


5()2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

neliles  transmises  par  l'école  de  Giotto,  ont  surexcité  les  facultés 
critiques  ;  les  artistes  italiens  n'y  ont  pas  seulement  gagné  de  co- 
pier exactement  les  modèles  grecs  ou  romains,  leurs  yeux  se  sont 
du  coup  rouverts  sur  la  nature  vivante,  naguère  comme  couverte 
d'un  voile.  Et  de  foit,  chez  les  primitifs  du  moins,  ceux  qui  savent 
le  mieux  imiter  l'antique  sont  aussi  ceux  qui  savent  le  plus  se 
rapprocher  de  la  réalité.  Nicolas  et  Jean  de  Pise  l'ont  prouvé  au 
xiii''  siècle;  Donatello  et  Mantegna  au  xv^.  Les  auxiliaires  de  cette 
révolution  furent  en  Italie  l'anatomie  et  la  perspective,  c'est-à-dire 
des  sciences  positives.  Dans  les  Flandres,  au  contraire,  rempirisme 
seul  eut  part  aux  progrès  du  réalisme.  Mous  voyons  ainsi  les  Italiens 
affirmer  dès  le  début  cet  amour  de  la  méthode,  qui  est  le  trait  dis- 
tinctif  de  leur  renaissance,  et  qui  montre  à  la  fois  une  culture  d'es- 
prit plus  parfaite  et  des  principes  supérieurs. 

Est-ce  à  dire  que  l'école  flamande  n'ait  pas  pesé  sur  le  dévelop- 
pement du  réalisme  italien?  Ici,  nous  assistons  à  un  phénomène 
rare  dans  l'histoire:  ce  sont  les  représentans  de  la  forme  de  civili- 
sation supérieure  qui  \ont  au-devant  de  rivaux  en  possession  d'une 
culture  infiniment  moins  complète  et  qui  sollicitent  leurs  leçons, 
tandis  que  ceux-ci  dédaignent  les  leurs.  Une  t-lle  tolérance,  une 
telle  modestie,  suffiraient  à  elles  seules  pour  proclamer  l'ouverture 
d'esprit  des  Italiens  du  xv^  siècle,  pour  montrer  avec  quelle  fixcilité 
ils  savaient  découvrir  ou  s'assimiler  le  progrès  partout  où  il  se 
trouvait.  Nulle  part  la  peinture  flamande  primitive  n'a  été  plus 
appréciée  que  dans  la  péninsule.  Il  n'est  témoignage  d'admiration 
que  les  princes  les  plus  éclairés,  Alphonse  le  Magnanime,  Laurent 
le  Magnifique,  Frédéric  d'Urbin,  Lionel  d'Esie,  ne  lui  aient  pro- 
digué. Les  savans  et  les  artistes  n'ont  pas  montré  moins  d'enthou- 
siasme :  Cyriaque  d'Ancône  et  Fazio,  deux  humanistes  célèbres, 
Filarete,  le  très  habile  architecte  du  grand  hôpital  de  Milan,  Gio- 
vanni Santi,  le  père  de  Raphaël,  ne  tarissent  pas  en  éloges  quand 
ils  ont  à  prononcer  le  nom  de  Jean  et  de  Roger  de  Bruges,  c'est- 
à-dire  de  Jean  Van  Eyck  et  de  Roger  van  der  Weyden,  ou  même 
du  bon  roi  René,  le  res{)ectueux  disciple  de  l'école  de  Bruges.  Cette 
admiration  a  persisté  jusqu'en  pleine  renaissance,  jusque  dans  les 
écrits  du  Napolitain  Summonte,  jusque  dans  ceux  du  Vénitien  Mi- 
chiel,  l'auteur  de  la  fameuse  Notizia  (V opère  di  diseffno,  publii'^e 
par  Morelli,  jusque  dans  ceux  de  Vasari  lui-même.  Le  prenner, 
Michd-Ange,  dans  une  diatribe  souvent  citée,  mettra  à  nu  toutes 
les  imperfections  de  la  peinture  flamande. 

IjBS  Italiens  ne  s'en  liiu*ent  pas  h  des  témoignages  d'admiration 
platoniques:  outre  qu'ils  payèrent  au  |)oids  de  l'or  les  retables  de 
l'école  de  Bruges,  les  tapisseries  d'Arras  ou  de  Bruxelles,  ils  accueil- 


LES   ORIGINES    DU    REALISME.  563 

lirent  à  bras  ouverts  les  artistes  du  Nord,  que  le  caprice  ou  le  be- 
soin amenait  de  l'autre  côté  des  Alpes.  En  compulsant  les  docu- 
mens  conservés  dans  les  bibliothèques  ou  les  archives  italiennes, 
j'ai  réussi  à  réunir  plus  de  soixante  noms  d'artistes  français  et  plus 
de  cent  noms  d'artistes  flamands  et  allemands  fixés  en  Italie  pen- 
dant le  xv«  siècle  ;  et  encore  ces  chiffres  sont-ils  forcément  de  beau- 
coup au-dessous  de  la  réalité,  car  ce  serdit  une  singulière  illusion 
que  de  croire  que  les  notaires  et  les  comptables  du  temps  aient  pris 
soin  de  nous  conserver  les  noms  de  tous  ces  étrangers.  Nous  pou- 
vons donc  affirmer  sans  hésitation  que  plus  de  trois  cents  artistes 
de  toute  spécialité  et  de  tout  mérite,  tous  nourris  dans  la  tradition 
de  l'école  franco-flamande  et  germano-flamande,  ont  joué  leur  rôle 
dans  le  développement  de  l'art  italien  du  xv*  siècle,  le  dotant,  qui 
des  secrets  de  la  peinture  à  l'huile,  qui  des  procédés  de  la  gra- 
vure sur  bois,  qui  de  ceux  de  la  tapisserie  de  haute  lisse,  qui, 
enfin,  des  principes  du  réaUsme  le  plus  exclusif. 

On  ne  saurait  songer  à  passer  en  revue  ici  les  nombreux  ou- 
vrages laissés  en  Italie  par  ces  émigrés,  dont  beaucoup,  ne  l'ou- 
blions pas,  n'étaient  que  de  simples  artisans.  Il  importe  toutefois 
d'accorder  une  mention  à  ce  Pietro  di  Giovanni  Tedesco,  c'est-à-dire 
Pierre,  fils  de  Jean  d'Allemagne  (il  était  soit  de  Cologne,  soit  de 
Fribourg,  soit  du  Brabant),  qui,  entre  1386  et  1399,  exécuta  pour  la 
cathédrale  de  Florence  un  grand  nombre  de  statues  et  de  bas-reliefs, 
dans  lesquels  les  réminiscences  classiques  s'allient  à  tous  les  excès 
du  réalisme.  Les  enseignemens  de  Pietro,  il  n'est  point  permis  d'en 
douter,  n'ont  pas  été  étrangers  à  l'évolution  du  génie  de  Donatello 
et  de  Ghiberti  ;  aussi  ce  dernier,  dans  ses  conraientaires,  n*a-t-il 
pas  hésité  à  rendre  une  justice  éclatante  au  mystérieux  hôte  venu 
du  Nord.  Bientôt  cependant  la  sculpture  italienne  prit  un  si  brillant 
essor,  qu'elle  n'eut  plus  rien,  absolument  rien,  à  apprendre  des 
étrangers. 

Il  en  fut  autrement  de  la  peinture.  On  n'a  pas  assez  tenu  compte, 
à  mon  avis,  des  infiltrations  flamandes  dans  l'histoire  du  déve- 
loppement des  différentes  écoles  de  la  péninsule.  Ce  n'est  point 
un  effet  du  hasard,  assurément,  si  le  portrait  du  pape  Eugène  IV, 
dû  au  pinceau  de  Jean  Fouquet,  suscita  une  si  vive  admiration  ;  si 
Johannes  de  Alemania  a  présidé  aux  débuts  de  l'école  de  Murano, 
berceau  de  l'école  vénitienne  ;  si  Gentile  da  Fabriano,  fra  Angelico, 
et  l'école  de  Cologne  ont  sacrifié  simultanément  au  plus  suave  mys- 
ticisme, si  Roger  Vander  Weyden,  lors  du  jubilé  de  1450,  parcou- 
rut l'Italie  en  triomphateur,  si  le  roi  Ferdinand  de  Naples  envoya 
un  de  ses  sujets  étudier  à  Bruges,  si  le  saint  Michel  de  Simon  Papa, 
au  musée  de  Naples,  pourrait  passer,  au  témoignage  de  M.  A.-J.Wau- 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ters,  pour  Tœuvre  d'un  élève  de  Roger  ou  de  Memling.  Les  idées 
et  les  principes  voyageaient  alors  plus  vite  qu'on  ne  le  croit  :  au 
siècle  précédent,  l'école  florentine,  par  l'impulsion  de  Giotto,  avait 
fondé  des  colonies  jusqu'au  fond  de  la  Bohême,  jusqu'en  Angle- 
terre ;  au  xv^  siècle,  l'Europe  septentrionale  prend  sa  revanche 
avec  les  peintres  flamands. 

Si,  considérée  dans  son  ensemble,  la  peinture  d'histoire  italienne 
suit  sa  voie  distincte,  le  portrait,  en  revanche,  procède  sur  bien 
des  points  de  prototypes  flamands.  Ce  sont  les  peintres  de  l'école  de 
Bruges  qui  ont  mis  à  la  mode  ces  portraits  à  mi-corps,  où  l'original 
est  représenté  de  face  ou  de  trois  quarts,  posant  tranquillement 
devant  le  «  pourtraiteur.  »  Que  nous  voilà  loin  des  pratiques  du 
moyen  âge,  où,  sauf  pour  les  souverains,  l'on  n'admettait  d'autres 
effigies  que  celles  qui  étaient  destinées  à  orner  des  tombeaux! 
Désormais  tout  bourgeois  enrichi  a  la  prétention  de  transmettre  ses 
traits  à  la  postérité. 

Une  de  ces  rencontres,  pour  ne  pas  dire  une  de  ces  imitations 
les  plus  frappantes,  est  celle  que  Ton  peut  noter  entre  le  portrait 
d'un  sénateur  vénitien,  par  Solario,  à  la  National  Gallery  de  Lon- 
dres, et  le  fameux  Homme  à  l'œillet  de  Jean  Van  Eyck,  au  musée 
de  Berlin.  L'attitude  est  presque  identique  ;  il  en  est  de  même  du 
mouvement  des  mains  (dans  les  deux  tableaux,  le  personnage  tient 
un  œillet)  ;  le  modelé  du  visage  procède  des  mêmes  principes,  avec 
cette  différence  qu'il  est  plus  ferme  dans  l'œuvre  flamande,  plus 
souple  dans  l'œuvre  italienne.  On  peut  opposer  à  ces  portraits 
ceux  qui  dérivent,  si  je  ne  m'abuse,  des  médailles,  et  où  les  person- 
nages sont  représentés  de  profil.  Tels  sont  les  portraits  dePisanello, 
qui  a  excellé  à  la  fois  dans  l'art  du  môdailleur,  retrouvé  par  lui,  et, 
dans  la  peinture,  ceux  de  Piero  délia  Francesca,  de  Botticelli,  de 
Pollajuolo,  de  Ghirlandajo  et  de  tant  d'autres  quattrocentistes. 

Le  paysage  italien  ne  s'est  pas  moins  ressenti  de  l'influence  sep- 
tentrionale, quoique,  de  prime  abord,  les  créateurs  du  genre  pa- 
raissent avoir  travaillé  à  l'insu  les  uns  des  autres.  Dès  1423,  le  vi- 
et  tendre  Gentile  da  Fabriano,  cet  Ombrien  qui  osa  venir  défier  les 
Florentins  jusque  dans  leur  propre  cité,  réussit  à  rendre  avec  un 
égal  amour  et  une  égale  habileté,  dans  sa  célèbre  Adoration  des 
mages,  conservée  à  l'académie  de  Florence,  la  fraîcheur  des  fleurs 
qui  ômaillent  le  gazon  du  premier  plan  et  le  mouvement  des  terrains 
du  fond,  ces  belles  montagnes  boisées  sur  les  flancs  desquelles 
chemine  la  brillante  escorte  des  trois  rois.  Le  chef-d'œuvre  des  frères 
Van  Eyck,  V Adoration  de  Cagneau  mystique^  était  alors  à  peine 
commencé,  mais  les  modèles  flamands  avaient  pu  pénétrer  en  Italie 
par  une  foule  de  canaux,  notamment  par  les  miniatures,  et  nous 


LES   ORIGINES    DU    RÉALISME.  565 

savons  que  telle  de  ces  miniatures,  par  exemple,  la  Fenaison,  ou 
les  Semailles  de  l'admirable  livre  d'heures  du  duc  de  Berry,  au- 
jourd'hui conservé  dans  la  bibliothèque  de  Chantilly,  n'avait  rien 
à  envier  au  tableau  le  plus  parfait.  Pisanello,  dont  le  nom  a  été 
prononcé  tout  à  l'heure,  a,  très  certainement  aussi,  cherché  ses 
inspirations  de  ce  côté-ci  des  monts,  soit  dans  ses  esquisses  dessi- 
nées pour  des  médailles,  soit  dans  ses  tableaux.  Ses  paysages  si 
nourris  et  si  mouvementés  forment  l'opposition  la  plus  complète 
avec  les  paysages  arides,  rocailleux,  sans  verdure  et  sans  lumière, 
des  peintres  italiens  du  xiv^  siècle.  Si  les  paysages  du  Pérugin 
sont  conçus  et  disposés  par  grandes  masses,  en  revanche  un  autre 
peintre  ombrien,  Pinturicchio,  se  plaît  à  détailler  les  siens  avec 
toute  la  minutie  d'un  Flamand.  Léonard  de  Vinci  lui-même  s'est 
parfois  essayé  dans  ces  analyses  à  outrance  :  son  carton  du  Péché 
origine',  que  Vasari  a  encore  vu,  égalait  pour  la  surabondance  et  le 
rendu  des  détails  les  tableaux  flamands  les  plus  poussés  ;  on  y 
voyait  une  prairie  dont  les  moindres  touffes  d'herbe  étaient  repro- 
duites avec  une  minutie,  un  amour  inépuisables;  un  figuier,  un 
palmier  dans  lesquels  le  botaniste  le  plus  méticuleux  n'aurait  pas 
trouvé  à  reprendre  la  plus  légère  erreur.  Est-il  possible,  ajoute 
Vasari,  qu'un  homme  ait  eu  tant  de  patience? 

Quels  sont  les  secrets,  pour  employer  une  expression  chère  au 
xv^  siècle,  aux  yeux  duquel  il  n'y  avait  pas  de  supériorité  sans 
un  certain  mystère,  quels  sont,  dis-je,  les  secrets  qui  ont  valu 
aux  flamands  leur  réputation  européenne?  Ce  sont  avant  tout  les 
perfectionnemens  techniques,  perfectionnemens  favorisés  par  l'in- 
veniionde  la  peinture  à  l'huile,  mais  que  l'on  pourrait,  à  la  rigueur, 
concevoir  sans  elle.  Et  quel  a  été  le  premier  résultat  de  ces  perfec- 
tionnemens? De  leur  permettre  de  reproduire  plus  fidèlement  la  réa- 
lité :  en  d'autres  termes,  c'est  par  leur  réalisme  qu'ils  ont  imposé 
leur  domination  à  l'Europe.  Examinez  les  jugemens  que  les  auteurs 
italiens  de  la  renaissance  ont  portés  sur  les  tableaux  flamands  pri- 
mitifs :  ce  qui  les  a  invariablement  frappés,  c'est  l'habileté  avec  la- 
quelle sont  rendus  les  jeux  de  lumière  les  plus  compliqués,  la 
ressemblance  d'un  portrait,  ces  plaies  qui  paraissent  réelles,  ce 
paysage  dont  on  [)eut  compter  toutes  les  touffes  d'herbes,  et  ces 
touffes  d'herbes  sur  lesquelles  on  peut  compter  toutes  les  gouttes 
de  rosée.  De  pareils  trompe-l'œil,  ayons  le  courage  de  prononcer  le 
mot,  excitèrent  infiniment  plus  d'admiration  que  l'harmonie  du  co- 
loris, la  force  de  l'invention,  la  noblesse  de  la  composition,  qualités 
qui,  chez  les  réalistes  de  tous  temps  et  de  tous  pays,  ont  toujours 
passé  pour  secondaires. 

L'invention  ou  plutôt  le  perfectionnement  de  la  peinture  à  l'huile 


566  REVUE   DES    DEUX   AlONDES. 

a-t-il  joué  dans  l'histoire  de  la  diffusion  de  la  peinture  flamande  le 
rôle  capital  que  l'on  se  plaît  à  lui  attribuer?  Écoutons  tout  d'abord 
le  Vasari  des  Flandres,  Carel  Vatj  Mander,  dont  le  Livre  dea  peintres 
vient  enfin  de  paraître,  par  les  soins  de  M.  Hymans,  dans  une  tra- 
duction française.  «  D'après  l'opinion  admise,  dit  le  biographe,  Jean 
Van  Eyck,  un  homme  instruit,  versé  dans  les  choses  de  son  art, 
étudiant  les  propriétés  des  couleurs,  et  s'adonnant  à  cet  effet  à  l'al- 
chimie et  à  la  distillation,  en  vint  de  la  sorte  à  recouvrir  ses  pein- 
tures au  blanc  d'oeuf  et  à  la  colle  d'un  enduit  dans  la  composition 
duquel  entrait  une  huile  particulière,  procédé  qui  obtint  un  grand 
succès  à  cause  de  l'éclat  qu'il  donnait  aux  ouvrages.  Beaucoup  de 
peintres  italiens  avaient  cherché  ce  secret,  échouant  dans  leurs 
tentatives  par  ignorance  de  la  vraie  méthode.  I!  se  fit  qu'un  jour 
Jean,  après  avoir  exécuté  un  panneau  auquel  il  avait  consacré  beau- 
coup de  temps  et  de  peine  selon  son  habitude,  et  l'œuvre  étant 
achevée  et  enduite  de  son  vernis,  il  lexposa  au  soleil  pour  la  faire 
sécher.  Mais,  soit  qu'il  eût  été  mal  joint,  soit  que  le  soleil  eût  trop 
d'ardeur,  le  panneau  se  fendit.  Jean,  très  contrarié  de  voir  son  œuvre 
détruite,  se  promit  bien  que  pareille  chose  ne  se  renouvellerait  plus 
par  l'effet  du  soleil.  Renonr  :nt  alors  à  la  couleur  à  l'œuf  recou- 
verte de  vernis,  il  donna  pour  but  à  ses  recherches  la  production 
d'un  enduit  séchant  ailleurs  qu'en  plein  air  et  dispensant  surtout 
les  peintres  de  recourir  à  l'action  du  soleil.  Il  éprouva  successive- 
ment diverses  huiles  et  d'autres  matières  et  s'assura  que  l'huile  de 
lin  et  l'huile  de  noix  étaient  siccatives  entre  toutes  ;  les  soumettant 
à  l'action  du  feu,  et  y  mêlant  d'autres  substances,  il  finit  par  obte- 
nir le  meilleur  vernis  possible.  Et  comme  c'est  le  propre  des  es- 
prits chercheurs  de  ne  point  s'arrêter  en  chemin,  il  en  arriva  après 
de  multiples  essais,  à  s'assurer  que  les  couleurs  étendues  d'huile 
se  liaient  à  merveille,  qu'elles  acquéraient  en  séchant  une  grande 
consistance,  qu'elles  étaient  imperméables  à  l'eau,  que  l'huile, 
enfin,  donnait  un  éclat  plus  vif  sans  le  secours  d'aucun  vernis.  Ce 
qui  l'étonna  et  lui  plut  davantage,  ce  fut  que  les  couleurs  se  mé- 
langeaient mieux  à  l'huile  qu'à  l'œuf  et  à  la  colle.  Jean  fut.  comme  de 
juste,  joyeux  de  sa  découverte.  L'n  nouveau  genre  d'œuvres  voyait 
le  jour  à  la  grande  admiration  de  tous,  et  bientôt  la  renommée  eut 
porté  le  bruit  de  l'invention  jusqu'aux  contrées  les  plus  lointaines. 
De  l'antre  des  Cyclopes  et  de  l'inextinguible  Etna  l'on  accourut 
pour  voir  cette  merveilleuse  innovation,  comme  il  est  dit  plus  loin, 
11  ne  manquait  à  notre  art  que  celte  noble  pratique  pour  égaler  la 
nature  ou  la  mieux  rendre.  »  Cette  invention,  ajoute  Van  Mander, 
eut  lieu  vers  lAlO. 

D'après  Van  Mander,  Jean  Van  Eyck  aurait  gardé  jusque  dans  sa 


LES   OBIGIXES    DU    REALISME.  567 

vieillesse  le  secret  de  la  peinture  à  l'huile,  personne  n'étant  admis 
dans  son  atelier  que  Roger  Van  der  ^^  eyden.  Mais  cette  assertion 
est  formellement  démentie  par  les  textes  du  xv^  siècle.  ]Sous  y 
voyons  que,  dès  1A25,  la  ville  de  Gand  commandait  à  Jean  de  Scoe- 
nere  une  Vie  de  la  Vierge  et  une  Sainte  Gène  peintes  à  l'huile. 
L'historien  de  la  peinture  flamande,  M.  Michiels,  mentionne  même 
un  contrat  de  1Ù19,  par  lequel  Guillaume  Van  Axpoele  et  Jean  Mar- 
tens  s'engagent  à  restaurer  en  bonnes  couleurs  à  l'huile,  sans  mé- 
lange de  substances  corrosives,  plusieurs  panneaux  anciens. 

Quelles  que  soient,  en  réalité,  les  améliorations  inventées  par  Jean 
Van  Eyck,  il  est  certain  qu'elles  ont  eu  pour  résultat  de  donner 
au  coloris  plus  de  souplesse  et  plus  de  chaleur.  Rien  ne  se  saurait 
imaginer  de  plus  intense,  de  plus  profond,  de  plus  lumineux  que 
certains  de  ses  tons  favoris,  notamment  le  rouge,  le  bleu  et  le 
vert.  C'est  un  régal  pour  les  yeux.  Les  tableaux  de  Piero  délia  Fran- 
cesca  sont  aussi  légers,  aussi  transparens;  ils  ne  sont  pas  aussi 
nourris,  aussi  chauds,  aussi  éclatans  dans  les  tons  sombres.  Je  n'es- 
saierai pas  ici  de  retracer  l'histoire  de  la  peinture  à  Thuile.  11  suffira 
de  rappeler  que,  pendant  tout  le  xv^  siècle,  les  Flamands  et  les 
quelques  Italiens  qui  les  imitèrent,  à  commencer  par  Antonello  de 
Messine  (en  Italie,  la  peinture  à  tempera,  la  détrempe  et  la  fresque 
ne  cessèrent  d'être  en  honneur  pendant  toute  cette  période),  ap- 
portèrent un  soin  infini  à  la  préparation  technique  de  leurs  tableaux. 
Ceux-ci  sont  frais  et  brillans  comme  s'ils  venaient  de  quitter  le  che- 
valet. Le  premier,  Léonard  de  Vinci,  tout  chercheur  et  tout  savant 
qu'il  fût,  ou  négligea  la  préparation  de  ses  couleurs,  ou  voulut  de- 
mander à  la  peinture  à  l'huile  plus  qu'elle  ne  pouvait  donner.  On 
sait  dans  quel  triste  état  se  trouve  aujourd'hui  la  Cène  du  couvent 
des  Grâces.  Ses  tableaux  proprement  dits  se  sont  rembrunis, 
alors  toutefois  qu'ils  ne  se  sont  pas  crevassés.  Raphaël  qui, dans  les 
productions  de  sa  première  manière,  s'inspira  des  excellentes  ha- 
bitudes de  prévoyance  des  Ombriens,  se  relâcha  de  plus  en  plus 
vers  la  fin  de  sa  vie  de  ces  sages  précautions.  Le  noir  d'imprimerie 
dont  il  abusa,  notamment  dans  le  Saint  Michel  du  Louvre,  a  causé 
autant  de  ravages  que  de  nos  jours  le  bitume.  Chez  les  Vénitiens, 
qui,  d'ailleurs,  contrairement  à  l'opinion  commune,  cultivèrent  la 
peinture  à  la  détrempe  concurremment  avec  la  peinture  à  Ihuile, 
beaucoup  de  toiles,  entre  autres  celles  du  Tintoret,  ressemblent  à 
de  vastes  pâtés  d'encre.  Et  que  de  victimes  depuis,  rien  que  parmi 
les  peintres  de  notre  siècle  ! 

La  science  a  eu  une  part  considérable  au  succès  des  frères  Van 
Eyck,  mais,  proclamons-le  bien  haut,  c'est  le  génie  qui  a  rendu  fé- 
conde la  révolution  à  laquelle  ils  ont  attaché  leur  nom.  ils  étaient 
plus  que  des  alchim'stes,  —  ainsi  les  considéraient  leurs  contempo- 


568  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rains,  —  ils  étaient  des  artistes,  des  observateurs  et  des  poètes,  dans 
la  plus  haute  acception  du  terme,  sublimes  à  force  de  minutie 
intelligente.  Le  perfectionnement  de  la  peinture  à  l'huile  a  été  pour 
eux  un  moyen,  non  un  but,  et  comme  l'a  excellemment  dit  le  mar- 
quis de  Laborde,  l'importance  de  ce  perfectionnement  s'est  con- 
fondue avec  le  retentissement  produit  par  les  chefs-d'œuvre  des 
deux  frères. 

Avec  une  vue  très  nette  des  avantages  de  la  peinture  flamande, 
les  Italiens  se  sont,  avant  tout,  efforcés.de  lui  dérober  le  secret  de 
sa  supériorité  picturale  proprement  dite,  l'art  d'envelopper  les  objets, 
de  les  noyer  dans  une  lumière  tour  à  tour  discrète  et  éclatante,  de 
donner  de  la  profondeur  aux  compositions  au  moyen  de  dégrada- 
tions de  tons,  en  un  mot,  l'art  de  produire  sur  une  surface  plane 
l'illusion  de  la  réalité.  Peu  à  peu  ces  tours  de  force  l'emportent  sur 
l'interprétation  normale  et  loyale  du  sujet  :  je  pourrais  citer  tel  ta- 
bleau vénitien  signé  du  nom  le  plus  illustre ,  par  exemple,  le  Saint 
Jérôme  attribué  à  Jean  Bellin,  où  la  reproduction  des  objets  inani- 
més et  la  recherche  du  clair-obscur  forment  le  premier  des  soucis 
de  l'artiste,  où  les  personnages  ne  sont  plus  que  l'accessoire.  La 
peinture  de  nature  morte  ne  tarde  pas  à  prendre  naissance,  et,  cir- 
constance digne  de  remarque,  c'est  un  Vénitien  précisément,  Jac- 
ques de  Barbari,  qui  nous  en  a  laissé  le  plus  ancien  spécimen,  la 
perdrix  accrochée  à  un  clou  en  compagnie  d'un  gantelet  de  fer,  au 
musée  d'Augsbourg. 

Il  n'aurait  pas  été  permis  de  passer  sous  silence  ces  emprunts  ; 
mais  il  importe  également  de  n'en  pas  exagérer  la  portée.  Si  les 
Italiens  de  la  première  renaissance  ont  profité  des  leçons  des  Fla- 
mands, il  n'en  est  pas  moins  certain  que,  même  sans  elles,  obéis- 
sant à  une  loi  historique,  ils  auraient  porté  l'interprétation  de  la 
réalité  à  sa  suprême  perfection.  Par  l'affranchissement  absolu  de 
toute  tradition  et  de  toute  convention,  certains  chefs-d'œuvre  de 
Donatello,  par  exemple  les  bustes  de  Niccolù  da  llzzano,  au  musée 
national  de  Florence,  et  de  Saint-Laurent,  dans  la  sacristie  de  l'église 
du  même  nom,  ou  encore  les  gardiens  du  tombeau,  dans  la  Résur- 
rection du  Christ,  de  Piero  délia  Francesca,  à  Borgo  San  Sepolcro, 
paraissent  des  ouvrages  du  xix"  siècle,  non  du  x\",  tout  comme 
les  étonnans  portraits  do  Jean  Van  Eyck,  l'Arnolfini  de  la 
Galerie  nationale  de  Londres,  V Homme  à  l'crillcf,  du  musée  de 
B(îrlin.  Nulle  réminiscence  des  types  contemporains,  nul  vestige 
d'archaïsme  :  les  auteurs  ont  fait  abstraction  de  leurs  habitudes,  de 
leurs  tendances,  on  serait  tenté  d'ajouter  de  leur  personnalité,  pour 
représenter  la  physionomie  humaine  avec  l'implacable  rigueur  et 
la  souplesse  illimitée  de  l'appareil  photographique. 


LES   ORIGINES   DU    RÉALIS3IE.  569 


III. 

Voilà  donc  deux  écoles  dotées  de  moyens  d'expression  également 
variés,  sachant  animer  le  marbre,  fixer  par  le  pinceau  les  impres- 
sions les  plus  fugitives  comme  les  plus  durables.  Des  deux  côtés 
la  même  curiosité,  qui  s'étend  aux  petites  choses  aussi  bien  qu'aux 
grandes,  un  esprit  de  probité  qui  interdit  d'aborder  les  côtés  litté- 
raires de  la  composition  avant  que  les  moindres  détails,  une  boucle 
de  cheveux,  les  anneaux  d'une  chaîne,  le  pommeau  d'une  épée,  les 
feuilles  d'un  arbre,  aient  été  rendus  avec  la  plus  grande  exactitude. 
Quel  usage  les  deux  rivales  feront-elles  de  tant  de  perfectionnemens 
meneilleiLX  inconnus  aux  artistes  du  moyen  âge? 

Prenons  d'abord  la  sculpture.  Nulle  contrée  ne  semblait  devoir 
être  moins  favorable  à  son  développement  que  les  Pays-Bas,  éga- 
lement pauvres  en  modèles  antiques  et  en  modèles  vivans.  Ce  n'est 
point,  en  effet,  faire  injure  aux  races  wallones  ou  flamando-hollan- 
daises  que  de  les  considérer  comme  inférieures,  pour  la  pureté  des 
formes,  à  la  race  italienne,  dont  les  tnodèles,  hommes  et  femmes, 
sont,  aujourd'hui  encore,  en  possession  de  défrayer  les  ateliers  de 
l'Em'ope  entière,  depuis  l'Angleterre  jusqu'à  laPiussie.  Aussi  voyons- 
nous  le  plus  grand  des  sculpteurs  de  la  fin  du  xiv*  et  du  commence- 
ment du  xv®  siècle,  Claux  Sluter,  quitter  sa  patrie  pour  aller  cher- 
cher fortune  en  Bourgogne,  sous  un  ciel  plus  clément,  au  milieu 
d'une  population  plus  belle.  C'est  en  France  également,  à  Dijon,  à 
Bourges,  à  Tours,  et,  en  général,  sur  les  bords  de  la  Loire,  que  les 
disciples  de  Sluter,  parmi  lesquels  il  faut  ranger,  en  premier  heu, 
Michel  Colombe,  continuent  son  œuvre.  Cette  école,  française  par 
adoption,  sinon  d'origine,  aura  assez  de  vitahté  pour  nous  donner 
encore,  dans  le  premier  tiers  du  xvi*  siècle,  après  1520,  l'admi- 
rable tombeau  des  Pencher,  au  musée  du  Louvre,  cette  page  si 
simple,  si  grave,  si  recueillie,  et  qui  ne  doit  aucune  de  ses  qualités 
aux  ultramontains. 

Le  moment  n'est  plus  où  l'on  constatait  que  l'auteur  du  mau- 
solée de  Philippe  le  Hardi  «  possédait  à  un  faible  degré  le  sentiment 
de  l'art,  que  les  figures  auxquelles  il  a  voulu  imprimer  un  caractère 
de  gravité  et  de  mélancolie  représentent  plutôt  la  douleur  physique, 
que  les  corps  sont  trop  courts,  les  attitudes  mauvaises,  en  un  mot, 
que  l'artiste  a  peu  de  goût.  »  Ici  même,  M.  Montégut  a  brillam- 
ment réhabilité  le  maître  glorieux  à  qui  la  statuaire  franco-flamande 
doit  sa  renaissance  ;  grâce  à  ses  efforts,  grâce  à  ceux  de  M.  Al- 
fred Michiels,  de  Waagen,  de  Schnaase,  de  Lubke  et  de  différons 
autres  savans,  le  nom  de  Claux  Sluter  commence  enfin  à  sortir  de 


570  REVUE    PKS    DEUX    MONDES. 

l'oubli.  L'exposition, au  musée  du  Trocadôro,des  moulai^es  du  Puits 
de  Moïse  a  hâté  cette  réhabilitation  tardive.  Tous  les  connaisseurs 
admirent  aujourd'hui  dans  ces  figures  de  prophètes,  re[)résentés 
sous  les  traits  de  bourgeois  du  xv«  siècle,  la  rare  hardiesse  des  at- 
titudes, la  rare  énergie  des  expressions.  Renonçant  à  édifier,  Sluter 
a  voulu  avant  tout  créer  des  têtes  à  caractère.  Malgré  certains  dé- 
fauts inhérens  à  son  éducation  première  (ses  figures  sont  en  général 
trop  trapues),  son  Moïse  est,  de  tous  ceux  qui  ont  précédé  le  chef- 
d'œuwe  de  Michel  Ange,  le  plus  grandiose  et  le  plus  terrifiant.  Le 
prophète  chauve  aux  traits  émaciés,  à  la  barbe  jonciforme,  annonce 
ceux  dont  Diirer  fixera  les  traits,  un  siècle  plus  tard,  de  son  pinceau 
implacable.  Il  précède  immédiatement  les  fameux  prophètes  sculptés 
par  Donatello  pour  le  campanile  de  Florence  :  la  verve  n'y  est  pas 
moindre,  et  le  maître  flamand  n'a  pas  su  mieux  résister  que  son 
émule  italien  au  désir  de  donner  aux  personnages  de  l'histoire  sa- 
crée les  traits  des  plus  laids  d'entre  ses  compatriotes. 

Le  chef-d'œuvre  de  Sluter,  et  un  des  chefs-d  œuvi'e  de  la  sculpture 
dramatique  de  tous  les  siècles  et  tous  les  pays,  ce  sont  les  quarante 
statuettes  de  pleureurs,  debout  dans  les  niches  du  mausolée  de  Phi- 
lippe le  Hardi,  au  musée  de  Dijon.  Longtemps  on  s'était  plu  à  figu- 
rer à  cette  place  les  apôtres,  des  saints  (on  revint  à  cette  tradition 
dans  le  tombeau  de  Louis  et  de  Valentine  d'Orléans,  à  l'abbaye  de 
Saint-Denis),  parfois  aussi  des  motifs  allégoriques,  les  trois  Vertus 
théologales,  les  Vertus  cardinales,  etc.  Cédant  à  ce  besoin  de  ma- 
térialiser jusqu'aux  moindres  créations  de  l'art,  le  xv*  siècle  substi- 
tua aux  acteurs  de  l'histoire  sainte  et  aux  figures  symboliques  les 
portraits  des  personnages  qui  avaient  été  en  relations  avec  le  défunt 
ou  avaient  joué  un  rôle  dans  les  cérémonies  de  ses  funérailles.  Tout 
tendait  ainsi  à  faire  descendre  l'ai't  des  régions  éthérées  où  l'avait 
élevé  le  moyen  âge,  pour  le  ramener  à  la  rca  ité. 

Ces  pleureurs ,  ces  «  plourans ,  »  comme  on  disait  au  xt*  siècle, 
représentés  autour  du  défunt,  ne  sont  autre  chose  que  les  parens, 
les  amis,  les  cliens,  les  serviteurs  qui  l'accompagnent  à  sa  demeui'e 
dernière,  le  corps  perdu  dans  d'amples  manteaux  de  deuil,  la  tête 
couverte  de  capuchons  plus  amples  encore.  Le  savant  conservateur 
de  la  sculpture  au  Musée  du  Louvre,  M.  Louis  Courajod,cite,  dans 
ses  études  récentes,  plusieurs  exemples  de  représentations  de  co 
genre  remontant  au  xiv',  voire  au  xin'  siècle.  Mais  le  mérite 
d'avoir  développé  un  thème,  à  peine  entrevu  avant  lui,  d'y  avoir  mis 
un  esprit  d'observation,  une  vene  et  un  pathétique  que  n'importe 
quel  maître  de  la  statuaire  aurait  pu  lui  envier,  revient  inrontesta- 
blfmont  à  Sluter. 

Quelle  pleine  possession  de  la  mimique  !  quelle  richesse  de  mo- 


LES    ORlGIiNES    DU    REALISME.  571 

tifs!  Reproduire  quarante  fois,  et  sur  quarante  physionomies  diffé- 
rentes, sans  se  répéter  et  sans  faiblir,  une  note  identique,  la  dou- 
leui'  causée  par  la  perte  d'un  souverain  vénéré,  c'est  un  tour  de 
forcequiauraiteffrayémêmeun  Donatello,  même  un  Michel-Ange,  ces 
dramaturges  par  excellence.  Sluter  a  tenu  à  épuiser  jusqu'à  la  der- 
nière des  variations  auxquelles  ce  motif  pouvait  se  prêter.  11  nous 
montre  chez  l'un  la*  tristesse  froide  et  calculée,  véritable  deuil  de 
■cour;  chez  d'autres  la  douleur  concentrée,  chez  d'autre  encore,  la 
douleur  débordant  et  se  traduisant  en  sanglots ,  en  spasmes ,  en 
défaillances.  Quelle  netteté  et  quelle  énergie  dans  cette  gamme  des 
attitudes  et  des  gestes  :  l'un  qui  joint  les  mains  en  signe  de  surprise, 
le  second  qui  les  lève  au  ciel,  et  cet  autre  qui  essuie  ses  pleurs,  et 
cet  autre  qui  se  voile  la  face  !  L'nrt  du  contraste  est  porté  à  ses  der- 
nières limites,  tout  comme  daus  les  merveilleux  bas-reliefs  des 
portes  de  la  sacristie  de  Saint-Laurent,  exécutées  quelques  lustres 
plus  tard  par  Donatello;  tandis  que  le  visage  de  l'un  des  plourans 
€st  perdu  au  fond  du  capuchon,  celui  de  l'autre  domine  librement, 
laissant  éclater  au  grand  jour  la  douleur  qui  le  iransporte. 

Dans  les  types  des  acteurs  de  cette  tragédie ,  même  variété  et 
même  énergie.  Sluter  a  mis  en  scène  le  jeune  homme  éploré  et  le 
vieillard  tremblant,  l'ascète  et  l'épicurien,  le  bourgeois  aux  traits 
cauteleux  et  le  moine  fier,  implacable,  au  regard  d'inquisiteur.  On 
serait  parfois  tenté  de  croire  qu'il  y  a  une  nuance  de  satire  dans  ces 
portraits ,  —  car  il  n'est  pas  possible  de  douter  que  les  statuettes 
du  tombeau  de  Philippe  le  Hardi  ne  représentent  des  êtres  réels,  — 
tant  il  y  a  en  elles  de  franchise  et  presque  de  brutalité. 

En  substituant  au  costume  à  la  mode  le  costume  de  deuil,  la 
longue  robe  de  bourgeois  serrée  par  une  ceinture  à  la  hauteur  des 
reins,  ou  le  froc  monacal,  Sluteradotéla  sculpture  d'un  élément  plas- 
tique des  plus  féconds.  Ces  vêtemens  amples,  s'ils  n'ont  pas  la  net- 
teté et  la  noblesse  de  la  toge,  s'ils  offrent  surtout  l'inconvénient  de 
masquer  les  pieds  qu'ils  recouvrent  de  plis  trop  abondans,  se  prê- 
tent aux  combinaisons  les  plus  intéressantes,  aussi  bien  lorsqu'ils 
tombent  droits,  en  plis  parallèles,  que  lorsqu'ils  sont  ramenés  vers 
la  poitrine  par  un  de  ces  gestes  pathétiques  familiers  au  grand  ar- 
tiste. En  résumé,  Sluter  a  montré  dans  ce  monument,  qui  fait  la 
gloire  du  musée  de  Dijon,  qu'il  excellait  dans  l'art  de  la  draperie 
tout  comme  dans  celui  de  la  physionomie. 

L'influence  de  Sluter  ne  s'est  pas  bornée  à  la  Bourgogne.  Une 
province  voisine,  le  Berry,  s'enrichit,  par  les  soins  des  disciples  du 
maître  flamand,  de  l'important  mausolée  du  duc  Jean  de  Berry, 
frère  de  Philippe  le  Hardi.  Ce  mausolée,  conservé  dans  la  ca- 
thédrale   de    Bourges,    et    élevé    au    duc    par    son    petit-neveu 


572  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Charles  VII  de  France,  fut  terminé  en  l/i50;  il  avait  la  forme 
des  «  sépultures  des  rois  et  enfans  de  France,  par  figures  et  re- 
présentations. »  Aujourd'hui,  il  n'en  reste  que  des  fragmens  :  la  statue 
couchée,  qui,  d'après  les  recherches  de  M.  de  Champeaux,  est  l'œuvre 
de  Jean  de  Cambrai  (mort  en  lii38),  les  statuettes  qui  sont  l'œuvre 
de  Paul  Mosselmin,  le  sculpteur  des  stalles  de  la  cathédrale  de  Rouen, 
et  d'Etienne  Bobillet.  Ces  statuettes  sont  de  tout  point  inférieures  à 
celles  du  tombeau  de  Philippe  le  Hardi.  La  plénitude  des  formes, 
qui  distingue  le  style  de  Sluter,  a  fait  place  à  la  maigreur  et  à  l'affè- 
terJe.  Cherchez  bien  sous  ces  draperies,  vous  ne  trouverez  que  des 
membres  grêles,  à  peine  modelés;  c'est  un  art  tout  à  la  surface;  c'est 
l'affectation  de  la  vie  et  du  mouvement  plutôt  que  la  vie  et  le  mou- 
vement eux-mêmes. 

Avec  le  mausolée  de  Jean  sans  Peur,  nous  revenons  à  Dijon.  Ce 
monument,  commencé  en  ihkà  par  les  soins  de  Philippe  le  Bon,  est 
l'œuvre  d'un  Espagnol,  Jean  de  la  Vuerta,  assisté  de  Jean  de  Dro- 
gués et  d'Antoine  de  Moiturier.  Le  fait  seul  d'avoir  employé  un  sculp- 
teur originaire  de  l'Espagne,  pays  de  tout  temps  si  arriéré,  montre 
à  quel  point  les  Mécènes  français  du  xv°  siècle  ignoraient  les  prin- 
cipes de  la  renaissance.  Le  monument,  exposé  au  musée  de  Dijon 
en  compagnie  du  chef-d'œuvre  de  Sluter,  nous  révèle  en  outre  la 
prompte  décadence  de  l'école  bourguignonne  après  la  mort  de  son 
fondateur. 

Charles,  duc  de  Bourbon,  gendre  de  Jean  sans  Peur,  s'inspira 
à  son  tour  du  modèle  créé  par  Claux  Sluter,  dans  le  tombeau 
qu'il  fit  préparer,  en  1448,  pour  lui  et  pour  sa  femme,  à  l'abbaye 
de  Souvigny,  dans  le  département  de  l'Allier.  Il  fit  appel  à  un  ar- 
tiste de  Montpellier,  nourri,  très  certainement,  dans  la  tradition  de 
l'école  bourguignonne,  Jacques  Morel,  récemment  mis  en  lumière 
par  M.  Courajod,  dont  les  recherches  ont  fait  faire  un  si  grand 
pas  à  l'histoire  de  la  statuaire  française  du  xv*  siècle.  Les  têtes 
du  duc  et  de  la  duchesse  de  Bourbon  sont  trop  mutilées  pour 
qu'il  soit  facile  de  nous  rendre  compte  des  qualités  de  l'exécu- 
tion. Nous  nous  bornerons  à  constater  que  les  yeux  sont  d'un  des- 
sin pauvre  et  dur,  sans  expression  aucune.  Quant  aux  draperies, 
dans  le  manteau  qui  recouvre  le  duc,  elles  sont  souples,  abondantes, 
on  serait  tenté  de  dire  vivantes,  tout  comme  dans  les  meilleurs  mor- 
ceaux de  Sluter.  Chez  la  duchesse,  elles  laissent  plus  à  désirer  :  les 
plis,  trop  nombreux  et,  disons-le  bien  franchement,  trop  disgra- 
cieux, de  la  |)artie  inférieure  de  la  robe,  forment  une  dissonance 
avec  le  corsage  si  raide  qui  emprisonne  la  taille.  Chez  l'un  et  l'aiiire, 
en  résumé ,  la  recherche  du  monvcinrnt  r<Mnporte  sur  celle  du 
rythme. 

La  conception  de  ces  monumens  est  de  tous  \muis  opposée  & 


LES   ORIGINES    DU    RÉALISÎIE.  573 

celle  du  mausolée  italien,  tel  que  l'a  réalisé  la  renaissance.  En  Ita- 
lie, pendant  tout  le  xv®  siècle,  les  tombeaux  sont  à  peu  près  inva- 
riablement adossés  au  mur  ;  en  France  et  dans  les  Flandres ,  la 
règle,  c'est  le  tombeau  isolé  de  toutes  parts.  Cette  simple  modi- 
fication a  suffi  pour  imprimer  à  la  sculpture  funéraire  des  deux 
contrées  un  caractère  absolument  distinct.  En  Italie ,  la  statue  du 
défunt,  généralement  drapée  à  l'antique,  et  étendue  dans  une  pose 
noble  sur  un  sarcophage,  est  vue  d'en  bas  et  de  profil;  de  nom- 
breux ornemens,  empruntés  à  l'art  classique,  forment  autour  d'elle 
comme  une  auréole.  Ce  n'est  pas,  si  l'on  veut,  l'apothéose,  c'est  le 
repos  dans  un  monde  idéal,  loin  des  préoccupations  d'ici-bas.  En 
France,  au  contraire,  la  statue  isolée  sur  son  soubassement  s'im- 
pose à  l'attention  non-seulement  par  son  isolement  même,  mais 
encore  par  une  foule  de  particularités  qui  n'ont  rien  d'abstrait  :  le 
costume  même,  qui  est  celui  du  temps  et  non  une  restitution  archéo- 
logique, l'écusson,  qui  est  celui  de  la  famille,  l'ours,  le  lévrier  ou 
l'épagneul  accroupis,  substitués  aux  animaux  héroïques  chers  aux 
Italiens,  l'aigle,  le  lion,  la  licorne.  Dès  ce  moment,  sous  l'influence 
du  courant  réaliste  qui  transformait  les  idées  aussi  bien  que  le  style, 
on  voit  apparaître,  quoique  de  loin  en  loin  seulement,  ces  figures 
de  «  gisans  »  qui  devaient  conquérir  une  place  si  considérable  dans 
la  statuaire  française  du  siècle  suivant.  En  1302,  dans  le  monu- 
ment du  cardinal  de  La  Grange ,  on  avait  représenté  le  défunt  à 
l'état  de  squelette;  en  ihb7,  les  enfans  de  Jacques  Cœur  firent 
représenter  leur  mère  toute  nue  sur  le  mausolée  qu'ils  lui  élevè- 
rent dans  une  des  églises  de  Bourges.  Lorsque  l'étude  du  nu  se 
développa  (elle  avait  été  très  certainement  été  longtemps  interdite 
par  les  mœurs),  on  se  complut  dans  l'exécution  de  véritables  pièces 
anatomiques,  d'un  effet  horrible.  Qui  n'est  tenté,  devant  les  cada- 
vres de  Louis  XII  et  d'Anne  de  Bretagne,  sculptés  pour  l'abbaye  de 
Saint-Denis,  avec  des  raffînemens  de  réalisme  hideux,  de  répéter 
l'exclamation  arrachée  au  président  de  Brosses  par  la  \iie  du  tableau 
dans  lequel  le  bon  roi  René  avait  peint  sa  maîtresse  rongée  par  les 
vers! 

Le  style  inauguré  par  Sluter  pour  les  monumens  funéraires  se 
maintint  jusque  vers  la  fin  du  siècle  ;  nous  retrouvons  les  figures 
de  pleureurs  dans  le  mausolée  de  Philippe  Pot,  d'abord  grand-séné- 
chal du  duché  de  Bourgogne,  puis  gouverneur  de  cette  province, 
mort  en  ihQli  et  enterré  à  quelques  kilomètres  de  Dijon,  dans  la 
fameuse  abbaye  de  Cîteaux.  Ce  personnage,  suivant  la  coutume, 
avait  lui-même  préparé  son  tombeau,  qui  est  donc  antérieur  de 
quelques  années.  Il  se  fit  représenter  armé  de  pied  en  cap,  les 
mains  jointes,  un  ours  couché  à  ses  pieds.  Huit  pleureurs,  la  figure 


574  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cachée  par  un  capuchon,  et  tenant  chacun  un  écusson,  supportent 
la  dalle  sur  laquelle  est  posée  la  statue. 

Je  n'oserais  pas  affirmer  que  l'école  bourguignonne  ait  compté 
des  recrues  en  dehors  de  la  France.  Mais  l'école  flamande,  dont 
celle  de  Dijon  n'était  qu'une  émanation,  étendit  directement  son 
empire  sur  l'Allemagne,  où  nous  trouvons  pendant  tout  le  xv^  siècle 
les  mêmes  figures  trapues,  mouvementées,  tourmentées  et  bour- 
souflées, et  d'ordinaire  d'une  extrême  lourdeur.  Vers  la  fin  du  siècle, 
notamment  à  Nuremberg,  nous  voyons  enfin  se  produire  une  réac- 
tion par  les  efforts  d'Adam  Krafft,  à  qui  succéda  Pierre  Vischer,  qui 
eut  l'honneur  de  faire  triompher  dans  la  statuaire  allemande  les 
principes  de  la  renaissance. 

Pour  le  choix  des  sujets,  pour  l'indépendance  et  la  variété  des 
idées,  la  sculpture  franco -flamande  ne  pouvait  naturellement  pas 
se  comparer  à  celle  de  l'Italie  :  tout  un  domaine  et  des  plus  irapor- 
tans ,  —  la  mythologie  et  l'histoire  antique,  —  était  fei'mé  pour 
elle;  à  cet  égard,  il  y  eut  presque  recul  et  réaction.  Le  goût  de 
l'antiquité  était  certainement  plus  développé  à  la  fin  du  xiv*  siècle 
qu'au  milieu  du  xv^,  nous  le  savons  par  l'exemple  du  duc  de  Berry, 
dont  les  collections  l'emportaient,  selon  toute  vraisemblance,  sur 
celles  des  amateurs  italiens  contemporains  les  plus  éclairés,  et  aussi 
par  l'exemple  de  nos  humanistes  français ,  les  Jean  de  Montreuil, 
les  Nicolas  de  Clémenges,  les  Gerson,  émules  et  amis  des  premiers 
champions  de  l'humanisme  italien.  Notons,  pour  ne  pas  sortir  du 
domaine  de  l'art,  l'emploi,  vers  lAOO,  sous  la  plume  de  Jean  de 
Montreuil,  de  la  comparaison,  si  banale  plus  tard,  d'un  sculpteur 
contemporain  avec  Lv  sippe  et  Praxitèle.  —  il  nous  faudra  aller  jus- 
qu'à l'expédition  de  Charles  VIII  en  Italie,  en  IhQli,  pour  retrouver 
dans  notre  pays  de  telles  tendances,  pour  entendre  à  nouveau  un 
tel  langage. 

Si  l'on  s'attache  au  style  de  nos  vaillans  maîtres  de  pierre,  on 
constate  les  mômus  lacunes.  Comme  observateurs  et  comme  inter- 
prètes de  la  réalité,  ils  sont  au  premier  rang;  ils  ont  enfin  décou- 
vert ce  secret,  inconnu  au  moyen  âge,  de  fixer  la  physionomie  de 
leurs  contemporains  par  des  traits  d'une  vérité  et  d'une  énergie  sai- 
sissantes. Aussi  le  portrait  est-il  leur  triomphe  ;  mais  ne  leur  deman- 
dez pas  de  s'élever  au-dessus  du  modèle  qui  pose  devant  eux  :  ils 
ne  sauraient  concevoir  ce  personnage  que  dans  le  costume,  tour  k 
tour  si  pesant  ou  si  étriqué,  du  temps,  avec  ses  préoccupations  mes- 
quines, embarrassé  de  ses  mouvemens,  sans  liberté  et  sans  flaninie. 
Que  si  vous  les  sortez  de  la  réalité,  que  si  vous  leur  demandez  de 
créer  une  figure  idéale,  une  Vierge,  uu  Glu-ist,  de  personnifier 


LES   ORIGINES    DU   RÉALISME.  575 

quelque  vertu,  la  foi,  la  force,  l'espérance,  leur  impuissance  éclate 
brusquement  ;  ils  ne  savent  représenter  que  ce  qu'ils  ont  sous  les 
yeux. 

Dans  l'intervalle,  l'Italie  s'applique  sans  relâche  à  dégager  de  la 
forme  humaine  ceux  des  traits  qui  lui  paraissent  les  plus  parfaits  ; 
elle  s'efforce  de  créer,  à  côté  de  la  vérité  historique,  cette  vérité 
idéale  qui  est  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  ;  elle  prend 
pour  base  de  ses  études  le  nu,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  d'essentiel- 
lement durable,  laissant  sa  rivale  s'attacher  à  l'enveloppe,  au  cos- 
tume, qui  varie  d'âge  en  âge. 

Cette  tendance  à  rapprocher  l'histoire  sainte  des  événemens  de 
l'existence  contemporaine,  cet  éloignement  pour  le  style  héroïque, 
finissent  par  substituer  les  épisodes,  les  anecdotes,  et,  pour  l'appe- 
ler par  son  nom,  la  sculpture  de  genre  aux  hautes  et  sévères  créa- 
tions du  moyen  âge.  Il  ne  suffit  plus  aux  artistes  d'habiller  les  pa- 
triarches comme  les  bourgeois  du  xv^  siècle,  de  faire  porter  un 
béguin  et  des  souliers  à  la  poulaine  aux  héroïnes  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau-Testament,  à  Judith  comme  à  Marthe,  à  Rébecca  conune  à 
Marie-Madeleine  :  ils  leur  prêtent,  en  outre,  exactement  les  senti- 
mens  du  temps.  Examinez,  par  exemple,  sur  les  belles  stalles  de 
la  cathédrale  d'Amiens,  la  scène  où  Abraham  congédie  Agar  ;  vous 
croirez  voir  l'illustration  du  récit  d'un  de  nos  spirituels  conteurs 
du  XV*  siècle.  Le  dédain  pour  la  couleur  historique  n'a  jamais  été 
poussé  aussi  loin,  si  ce  n'est  peut-être  chez  les  maîtres  spirituels 
et  frivoles  du  siècle  dernier. 

Il  était  résené  à  un  artiste  né  sur  les  bords  de  la  Loire,  et  qui 
représente  la  plus  pure  tradition  française,  de  réagir  contre  ces 
excès,  de  ménager  la  transition  du  naturalisme  au  style  classi- 
que. Après  avoir  sacrifié  dans  sa  jeunesse  aux  principes  de  l'école 
de  Dijon,  notre  vaillant  Michel  Colombe  se  rallia  dans  la  suite  à 
ceux  de  l'Italie.  Le  moment  n'était  pas  venu  encore  de  fondre  har- 
monieusement les  uns  avec  les  autres.  Mais  nous  avons  le  devoir 
de  tenir  compte  à  ce  courageux  précurseur  d'un  effort  qui  a  si  lar- 
gement profité  aux  générations  suivantes. 


IV. 

Tout  autres  ont  été  les  destinées  de  la  peinture.  C'est  qu'ici  le  sen- 
timent de  la  couleur  prime  celui  de  la  forme,  et  qu'à  cet  égard  peu 
de  races  ont  été  aussi  favorisées  que  les  habitans  des  Flandres.  Je  ne 
saurais  mieux  faire  que  d'invoquer  le  témoignage  de  ce  merveilleux 
petit  livre,  si  gros  d'idées,  qui  s'appelle  :  Philosophie  de  l'art  dans 


576  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  Pays-Bas.  «  Seuls,  les  Flamands  et  les  Hollandais,  dit  M.  Taine, 
ont  aimé  les  formes  et  les  couleurs  pour  elles-mêmes  ;  ce  senti- 
ment dure  encore  ;  le  pittoresque  de  leurs  villes  et  l'agrément  de 
leurs  intérieurs  en  donnent  la  preuve,  et  l'an  dernier,  à  l'exposi- 
tion universelle,  on  a  pu  voir  que  l'art  véritable,  la  peinture 
exempte  d'intentions  philosophiques  et  de  déviations  littéraires, 
capable  de  manier  la  forme  sans  servilité  et  la  couleur  sans  barba- 
rismes, ne  subsistait  guère  que  chez  eux  et  chez  nous.  » 

C'est  à  la  vivacité  de  ces  instincts  que  les  primitifs  flamands 
doivent  la  première  et  la  plus  haute  de  leurs  qualités,  ce  coloris  si 
profond,  si  chaud,  si  lumineux,  propre  à  embarrasser  et  à  décou- 
rager les  meilleurs  coloristes  de  l'Italie  du  xv  siècle,  les  Ombriens 
et  jusqu'aux  Vénitiens. 

La  situation  faite  à  la  peinture  par  l'architecture  ne  pouvait  que 
développer  le  goût  de  productions  à  la  fois  petites,  quant  à  leurs 
dimensions,  éclatantes,  quant  à  leur  effet,  de  ces  chefs-d'œuvre  de 
fini  qui  ne  le  cèdent  pas  à  la  miniature  la  plus  achevée.  Le  style  go- 
thique, en  multipliant  les  creux  et  les  saillies,  en  fractionnant  à 
l'excès  les  surfaces  planes,  amoindrissait  fatalement  le  rôle  de  la 
peinture  d'histoire.  Tout  au  plus  la  bande  étroite  qui  s'étend  au- 
dessus  du  triforium,  ou  les  segmens  des  voûtes  d'arête  pouvaient- 
ils  recevoir  un  petit  nombre  de  figures  isolées.  Constatons,  à  ce 
sujet,  que,  si  l'ItaUe  a  pris  les  plus  étranges  libertés  avec  le  style 
gothique,  elle  l'a  surtout  fait  au  point  de  vue  des  exigences  de  la 
peinture.  Dans  les  églises  d'Assise,  de  Sienne,  de  San-Gemignano, 
de  Florence,  de  Padoue  et  de  tant  d'autres  villes  de  l'Ombrie,  de  la 
Toscane  ou  de  la  Haute-Italie,  les  architectes  ont,  avec  l'ardeur  la 
plus  louable,  poursuivi  ce  double  problème  :  obtenir  le  plus  de 
champ  possible  pour  développer  des  fresques  monumentales,  le  plus 
de  lumière  possible  pour  les  éclairer.  Dans  ce  pays  du  soleil  et  de 
la  vie  en  plein  air,  ils  auraient  été  inexcusables  de  ne  pas  ouvrir 
leurs  monumens  tout  grands  à  la  fresque,  le  procédé  de  peinture  à 
la  fois  le  plus  expéditif  et  le  plus  durable. 

Dans  les  Flandres,  outre  que  les  architectes  de  l'école  gothique 
montraient  moins  de  complaisance,  les  exigences  du  climat,  le 
manque  de  lumière,  l'exiguïté  des  appartemens,  s'opposaient  au 
dôveloj)pement  de  la  peinture  monumentale  (les  vitraux  peints  et 
les  tapisseries  sont  eux-mêmes  fractionnés  à  l'excès).  Force  fut  donc 
aux  artistes  comme  aux  amateurs  de  se  contenter  de  productions 
en  miniature,  maiss  qui,  sous  le  pinceau  d'un  Van  Eyck,  atteindront 
à  la  puissance  d'une  grande  page  d'histoire,  car  le -spectacle  de  la 
force  ainsi  concentrée,  et  en  quelque  sorte  latente,  nous  frappe 
souvent  plus  que  celui  de  la  force  arrivée  à  son  maximum  d'expan- 


LES    ORIGINES   DU   REALISME.  577 

sion.  Le  tableau  de  chevalet,  cher  aux  artistes  du  bas-empire,  mais 
à  peu  près  inconnu  dans  l'école  de  Giotto,  reprend  faveur.  Aussi 
bien  le  moyen,  étant  données  les  habitudes  de  minutie  des  pein- 
tres flamands,  de  produire  des  figures  grandeur  nature!  Chacune 
d'elles  aurait  exigé  des  années  de  travail.  Le  marquis  de  Laborde 
a  pleinement  mis  en  lumière,  dans  son  remarquable  rapport  sur 
l'exposition  de  1851,  le  rôle  que  les  Flamands  ont  joué  dans  cette 
révolution  si  grosse  de  conséquences. 

L'affranchissement  de  la  peinture  vis-à-vis  de  l'architecture  et 
l'abandon  de  la  peinture  monumentale,  ne  pouvaient  manquer  de 
modifier  profondément  les  conditions  de  l'art  dans  les  Flandres.  La 
rupture  une  fois  consommée,  c'en  est  fait  d'une  émulation  féconde, 
d'une  discipline  salutaire.  Quel  peintre  désormais  s'occupera  de 
marier  les  lignes  de  sa  composition  aux  lignes  du  monument  dans 
lequel  celle-ci  doit  prendre  place,  de  compléter  l'un  par  l'autre, 
en  un  mot,  de  faire  de  la  décoration  !  Ou  plutôt  la  confusion  pro- 
pre à  l'architecture  ogivale  de  -la  dernière  période  ne  se  reflète 
que  trop  dans  la  peinture  flamande,  de  même  que  la  clarté  et  la 
netteté  de  l'architecture  classique  éclatent  jusque  dans  les  moin- 
dres productions  de  la  peinture  italienne.  L'ignorance  absolue  de 
toute  ordonnance,  de  tout  rythme  dans  les  tableaux  flamands  des 
maîtres  les  plus  habiles,  les  Van  Eyck  naturellement  toujours  ex- 
ceptés, n'a  point  d'autre  cause.  J'ajouterai  une  autre  considéra- 
tion :  tandis  que  les  Italiens  se  sont  avant  tout  appliqués  à  per- 
fectionner la  perspective  linéaire,  les  Flamands  ont  surtout  cultivé  la 
perspective  aérienne,  qui  semble  avoir  été  créée  de  toutes  pièces  par 
l'eflbrt  du  génie  des  Van  Eyck.  Enfin,  dernière  différence  :  en  Italie, 
on  trouve  des  artistes  universels,  pratiquant  ces  beaux  préceptes 
de  l'enseignement  simultané,  qui  viennent  d'être  remis  en  honneur 
dans  notre  École  des  Beaux-Arts  ;  à  la  fois  architectes,  sculpteurs, 
peintres,  orfèvres,  voire  graveurs;  dans  les  Flandres,  en  France, 
en  Allemagne,  on  n'a  affaire,  sauf  de  rares  exceptions,  qu'à  des 
spécialistes  :  le  peintre  ne  sait  pas  modeler,  le  sculpteur  ne  sait  pas 
construire,  l'architecte  ne  sait  pas  peindre. 

Si  nous  envisageons  maintenant  la  conception  de  leurs  tableaux, 
l'interprétation  de  la  forme  humaine,  l'expression  :  partout  les  lacunes 
inhérentes  au  réalisme  éclatent  au  grand  jour,  sauf  chez  les  Van  Eyck, 
qui,  par  la  hauteur  de  leur  génie,  sont  absolument  hors  de  pair. 
Quels  que  soient  la  prospérité  publique,  le  luxe  des  particuliers,  la 
passion  pour  les  plaisirs  de  toute  sorte,  je  ne  sais  quels  souvenirs 
d'humilité,  quelles  traditions  de  vulgarité  ou  de  laideur  continuent 
à  peser  sur  tous  les  représentans  de  cette  école.  Ce  n'est  point  la 
Flandre  plantureuse  et  exubérante  de  Sluter  ou  du  grand  Rubens, 

TOME  LXXIV,  —  1886.  37 


578  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

c'est  un  art  essentiellement  étroit,  timoré  et  bourgeois,  aussi  con- 
centré en  lui-même  que  l'autre  est  éclatant  et  pompeux.  Prenez  les 
types  :  ce  sont  des  figures  aux  traits  irréguliers,  à  Texpression 
souffreteuse,  aux  extrémités  difformes,  aux  mouveraens  embar- 
rassés, au  costume  disgracieux  de  pauvres  pécheurs  dans  toute  la 
force  du  terme.  Nul  parti-pris  dans  le  regard  ou  dans  le  maintien, 
rien  qui  sente  l'homme  libre,  afl'ranchi  de  terreurs  superstitieuses  ; 
partout  le  spectacle  de  la  douleur  :  c'est  tout  au  plus  si,  de  loin  en 
loin,  dans  quelque  madone  trônant  au  milieu  d'un  paysage,  ou  dans 
les  saintes  de  Meraling,  qui  a  été  incontestablement  touché  d'un 
rayon  du  soleil  d'Italie,  percent  des  accens  plus  doux.  Hâtons-nous 
d'ajouter  que  cette  école,  qui  trace  de  l'homme  une  image  si  attris- 
tante, retrouve  d'ailleurs  toute  sa  sérénité  vis-à-vis  de  la  nature  ina- 
nimée :  ses  paysages,  avec  leurs  arbres  chargés  de  fruits,  leurs  ruis- 
seaux déroulant  au  milieu  des  prairies  un  long  ruban  d'azur,  leurs 
rochers  aux  silhouettes  pittoresques,  leurs  ruines  envahies  par  le 
lierre,  respirent  une  fraîcheur,  un  charme,  une  poésie,  auxquels 
nous  n'essaierons  pas  de  nous  soustraire. 

Cette  anomalie  n'est  pas  faite  pour  nous  embarrasser  ;  elle  n'est 
qu'apparente  :  vis-à-vis  de  la  nature,  aucune  tradition  ne  liait  l'ar- 
tiste du  XV*  siècle,  car  la  peinture  du  paysage  n'existait  pas  au 
moyen  âge.  Vis-à-vis  de  l'homme,  au  contraire,  il  subit  à  son  insu 
l'influence  du  passé,  aux  yeux  duquel  les  créatures  terrestres  sont 
avant  tout  destinées  à  souffrir.  Le  manque  de  bons  modèles  fit  le 
reste  :  les  peintres  s'habituèrent  insensiblement  à  mettre  en  lumière 
ce  que  les  types  de  leur  pays  avaient  de  plus  défectueux,  sans  se 
soucier  d'élaborer  un  canon,  de  poursuivre  un  idéal.  A  cet  égard, 
on  peut  rappeler  une  expérience  mémorable  dont  le  héros  fut  un  des 
souverains  les  plus  éclairés,  les  plus  indépendans  du  siècle  dernier. 
ix)rsque  l'empereur  Joseph  II  visita  l'église  de  Saint-Bavon,  l'Adam 
et  l'Kve  des  Van  Eyck  lui  parurent  tellement  indécens,  qu'il  donna 
l'ordre  de  les  faire  disparaître.  Un  contemporain  des  Boucher  et  des 
Pater,  scandalisé  par  l'indécence  des  Van  Eyck,  quel  signe  des  temps, 
mais  aussi  quelle  leçon  profonde  donnée  rétrospectivement  aux 
réalistes  du  xv"  siècle  1 

Les  Van  Kyck  avaient  porté  la  peinture  septentrionale  à  un  degré 
de  splendeur  où  elle  semblait  devoir  se  maintenir  longtemps.  Ia 
décadence,  ce{)endant,  fut  rapide;  elle  eut  pour  principîil  instru- 
ment un  peintre  à  qui  l'on  no  saurait  refuser  un  très  grand  talent, 
HofÇer  van  der  Weyden.  Ce  maître  s'apfiliqua,  inconsciemment  à 
coup  sûr,  à  dégager  et  à  dévelo|)per  les  tendances  les  plus  perni- 
cieuses du  réalisme  flamand,  dos  tendances  qui,  sans  lui,  auraient 
longtemps  pu  restera  l'état  de  germes.  Les  types  qui,  grâce  à  la 


LES   ORIGINES    DU   REALISME.  579 

puissance  d'inspiration  des  Yan  Eyck,  grâce  à  leurs  généreuses 
ardeurs,  avaient  conservé  de  la  grandeur,  sinon  de  la  beauté,  de- 
vinrent, sous  le  pinceau  de  Roger,  d'une  laideur  désespérante. 
Dans  ses  sujets  favoris,  les  Scènes  de  la  Pa$sio7i,  la  Crucifixion, 
la  Descente  de  croix,  la  ^fise  au  tombeau,  le  Christ  offre  invaria- 
blement des  traits  vulgaires  et  vieillis,  un  corps  décharné.  Ce  n'est 
plus  un  dieu,  c'est  un  homme,  et  quel  homme  !  le  plus  pamTe,  le 
moins  sympathique  de  tous  !  La  Vierge,  d'ordinaire  perdue  dans  sa 
douleur,  et  vêtue  du  costume  le  plus  disgracieux,  n'éveille,  elle 
aussi,  que  les  idées  les  plus  attristantes. 

Roger  ne  manquait  pas  d'une  certaine  puissance  dramatique.  Dans 
le  célèbre  Jugement  dernier  de  Beaune,  qu'on  lui  attribue  à  peu  près 
unanimement,  ces  damnés,  avec  leurs  yeux  écarquillés,  leurs  grin- 
cemens  de  dents,  les  contorsions  de  tous  leurs  membres,  crampon- 
nés les  uns  aux  autres  ou  se  déchirant,  ces  femmes  échevelées,  ces 
hommes  hideux,  tirant  la  langue,  peuvent  se  mesurer,  pour  la 
crudité  de  l'expression,  avec  les  damnés  sculptés  sur  la  façade  du 
dôme  d'Orvieto,  avec  ceux  que  Signorelli  peindra  cinquante  ans  plus 
tard  à  l'intérieur  du  même  monument.  Cependant,  quelque  énergie 
que  l'artiste  flamand  ait  déployée  dans  ces  scènes  horribles,  ses 
créations  nous  touchent  moins,  pourquoi?  C'est  que  de  tels  sujets 
comportent  difficilement  les  dimensions  de  la  miniature,  et,  en 
réalité,  le  retable  de  Beaune  n'est  pas  autre  chose.  Roger  faisait 
petit,  même  en  abordant  des  sujets  grandioses. 

Le  maître  n'a  pas  moins  méconnu  les  principes  fondamentaux 
de  toute  ordonnance.  Prenons  le  triptyque  du  musée  de  Berlin, 
avec  la  i\aissnnce  de  uiint  Jean-Baptiste,  le  Baptême  du  Christ 
et  la  Décollation  de  saint  Jean-Baptiste.  Malgré  son  encadrement 
architectural,  la  composition  manque  essentiellement  de  netteté. 
C'est  toujours  la  même  profusion  d'ornemens,  ce  sont  les  mêmes 
nus  maigres  et  prosaïques  (  que  les  personnages  ont  raison  de  rou- 
gir de  leur  nudité!),  les  mêmes  hiatus,  la  même  cacophonie.  Pas 
un  groupe  régulièrement  composé,  pas  une  draperie  arrangée  sim- 
plement, pour  ne  pas  dire  avec  élégance,  pas  une  physionomie  sans 
grimace.  U Adoration  des  Mages,  elle  aussi  conservée  au  musée  de 
Berlin,  pèche  par  les  mêmes  défauts.  Prises  individuellement,  les 
figures  sont  très  vivantes  et  pleines  de  caractère  (  ce  sont  généra- 
lement des  portraits  plus  ou  moins  arrangés,  plus  ou  moins  idéa- 
lisés), mais  elles  forment  les  unes  avec  les  autres  une  série  de 
dissonances  qui  soumettent  à  de  rudes  épreuves  tout  œil  une  fois 
familiarisé  avec  l'ordonnance  classique.  De  même  que  les  tj-pes 
sont  particulièrement  disgracieux  (  l'Enfant  Jésus  étendu  sur  le  sol 
est  un  véritable  monstre) ,  de  même  les  lignes  générales  sont  heur- 


580  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tées  et  confuses,  sans  un  accord  harmonieux,  sans  un  soufîle  de 
poésie. 

Nous  accusera-t-on  de  partialité,  après  les  exemples  qui  viennent 
d'être  rapportés,  si  nous  déclarons  que  Roger,  malgré  des  qualités 
de  tous  points  remarquables,  malgré  la  chaleur  du  coloris  et  l'énergie 
des  expressions,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  la  douleur,  est  l'artiste 
qui  a  le  plus  contribué  à  introduire  dans  l'art  flamand  cette  pau- 
vreté de  types,  cette  incorrection  et  cette  incohérence  de  groupe- 
ment, que  tous  ses  autres  mérites  sont  impuissans  à  racheter?  Avec 
lui,  toute  tradition  de  rythme,  de  noblesse,  ou  même  de  clarté  et 
de  netteté,  est  constamment  battue  en  brèche. 

Le  chef  de  l'école  de  Louvain,  Thien-y  Bouts,  s'engagea  plus  avant 
encore  dans  la  voie  tracée  par  Roger.  Son  œuvre  maîtresse,  la  Lé- 
gende de  Veynpereur  Othon,  au  musée  de  Bruxelles,  retrace,  avec 
une  simplicité  de  moyens  extraordinaire,  un  naïf  récit  du  moyen 
âge.  «  Pendant  un  voyage  de  l'empereur  Othon  III  en  Italie,  nous 
raconte-t-on,  l'impératrice  sa  femme  s'éprit  d'un  gentilhomme  de 
la  cour,  qui,  marié  lui-même  à  une  femme  qu'il  aimait,  repoussa 
les  avances  de  sa  souveraine.  Au  retour  d'Othon,  l'impératrice  ac- 
cusa, pour  se  venger,  le  gentilhomme  d'avoir  voulu  la  séduire,  et 
l'empereur,  sur  cette  seule  dénonciation  qu'aucune  preuve  ne  con- 
firmait, fit  décapiter  l'homme  qu'il  croyait  coupable.  Cependant,  la 
veuve  du  gentilhomme  vint  en  appeler  à  l'empereur  de  sa  propre 
sentence;  elle  offrit  de  démontrer  l'innocence  de  son  mari  par 
l'épreuve  du  feu.  Ayant  été  admise  à  subir  cette  épreuve,  elle  tint 
dans  la  main  une  barre  de  fer  rouge  sans  en  ressentir  le  moindre  mal. 
Vaincu  parce  miracle,  rem])ereur  se  mita  la  discrétion  de  la  veuve, 
qui  voulut  d'abord  l'obliger  à  mourir  lui-même  pour  venger  l'innocent, 
mais  qui  finit  par  se  contenter  du  trépas  de  l'impératrice,  laquelle 
fut  brûlée  vive.  »  La  composition,  malgré  l'absence  de  mise  en 
scène,  malgré  le  manque  d'action  proprement  dite,  a  une  tournure 
superbe,  que  la  chaleur  du  coloris  ne  fait  que  relever.  Les  acteurs, 
de  grandeur  naturelle  à  peu  près,  des  figures  élancées,  nettement 
découplées,  pleines  de  fierté,  presque  impassibles,  sont  tout  entiers 
à  leur  rôle,  ou  plutôt  ce  ne  sont  pas  des  acteurs,  ce  sont  des  hommes 
pris  dans  la  réalité,  sans  nulle  trace  d'arrangement  en  vue  d'un 
effet  dramatique.  La  scène  est  intéressante,  belle,  éloquente,  à  force 
de  naturel,  de  vérité  et  de  sérieux  ;  on  dirait  une  photographie  prise 
au  XV*  siècle. 

La  Sainte  Cène,  du  môme  auteur,  dans  l'église  Saint-Pierre,  à 
Louvain,  offre  tout  l'intérêt  d'un  festin  peint  d'après  nature,  mais 
d'un  festin  qui  aurait  eu  lieu  au  xv*  siècle,  non  au  \'\  Supprimez 


LES   ORIGINES    DU   REALISME.  581 

les  barbes,  —  c'est  peut-être  le  seul  point  où  l'imagination  de  l'ar- 
tiste se  soit  donné  carrière,  car,  de  son  temps,  cet  appendice  était 
encore  moins  en  honneur  de  ce  côté-ci  des  Alpes  que  de  l'autre,  — 
et  vous  aurez  une  réunion  de  bourgeois  de  Louvain,  conversant 
tranquillement  autour  d'une  table  d'ailleurs  assez  pauvrement  ser- 
vie. Nous  sommes  dans  une  salle  éclairée  par  trois  fenêtres  en 
ogive  et  supportée  par  des  arcades  également  en  ogive  ;  des 
poutrelles  découvertes  servent  de  plafond,  disposition  qui  se 
retrouve,  par  une  singulière  coïncidence,  dans  la  Cène  par  excel- 
lence, celle  que  Léonard  de  Vinci  peignit  au  fond  du  Cena- 
colo  de  Sainte- VI  arie-des-Grâces.  Au  mur  sont  accrochés  les  portraits 
de  deux  personnages  affrontés,  représentés  à  mi-corps.  Deux  servi- 
teurs, en  manteaux  garnis  de  fourrure,  se  tiennent  près  des  con- 
vives. Ceux-ci  ont  les  physionomies  les  plus  souffreteuses  et  les 
plus  pauvres  qui  se  puissent  imaginer.  Seuls  saint  Pierre  et  saint 
Jean,  assis  aux  côtés  du  Christ,  ont  conservé  le  type  tradition- 
nel. Quant  au  Christ  lui-même,  bénissant  l'hostie,  c'est  la  face 
simiesque,  au  front  bossue,  aux  yeux  petits,  presque  clignotans,  au 
nez  mince  et  atrophié,  à  la  lèvre  supérieure  démesurément  haute 
et  droite,  à  la  bouche  comme  rongée,  à  la  moustache  et  à  la  barbe 
clairsemées,  dont  l'art  flamand  fit  son  idéal  de  prédilection.  Les  dis- 
ciples ont  la  même  laideur,  —  elle  éclate  surtout  dans  ceux  qui  se 
montrent  de  profil,  —  et  la  même  expression  soucieuse,  maussade. 
Par  une  de  ces  contradictions  auxquelles,  je  le  répète,  les  réalistes 
de  profession  échappent  moins  que  n'importe  lesquels  d'entre  leurs 
confrères,  un  des  apôtres  a  les  pieds  nus  et  la  tête  recouverte  d'un 
bonnet.  Ils  portent  tous  d'ailleurs  une  sorte  de  toge  d'un  arrange- 
ment bizarre. 

Nous  avons  jugé  la  composition  au  point  de  vue  de  la  poésie  et 
nous  avons  été  forcé  de  nous  montrer  sévère.  Mais  attachons-nous 
à  la  vigueur  du  coloris,  au  rendu  des  physionomies,  des  mains, 
aux  jeux  de  lumière,  et  la  Cène  nous  paraîtra  une  merveille,  une 
vision  impeccable  de  la  réalité.  D'autres  ont  su  évoquer  des  senti- 
mens  plus  nobles,  peu  ont  réussi  à  fixer  sur  le  panneau  avec  une 
telle  sûreté  une  parcelle  de  ce  trésor  enviable  entre  tous  qui  s'ap- 
pelle la  vie. 

On  a  beau  être  un  réaliste  acharné,  sans  une  certaine  flamme,  on 
ne  s'avise  jamais  de  tout.  Prenons  le  Martyre  de  saint  Ih'ppolyte, 
de  Bouts,  à  la  cathédrale  de  Bruges.  Comme  observation  des  gestes, 
comme  énergie  des  expressions,  comme  chaleur  du  coloris,  cette 
petite  composition  est  excellente.  Mais  si  l'on  considère  les  propor- 
tions relatives  des  figures  et  l'effet  de  perspective,  que  d'erreurs 
capitales  !  Les  bourreaux  sont  deux  fois  plus  grands  que  les  che- 
vaux, dont  ils  pressent  les  flancs  pour  leur  faire  écarteler  le  patient. 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

étendu  tout  nu  sur  le  sol,  et  hurlant  de  douleur.  Ces  chevaux,  en 
outre,  sennblent  aller  à  l'aventure.  Tandis  que  l'un  marche  tran- 
quillement au  pas,  un  autre  s'élance  au  galop.  Bref,  l'effet  drama- 
tique est  réduit  à  sa  plus  simple  expression,  et  il  faut  se  féliciter 
de  cet  échec,  car  comment  éprouver  autre  chose  que  du  dédain 
pour  un  artiste  se  plaisant  à  peindre  des  scènes  aiissi  horribles? 
Troisième  défaut  capital  :  la  perspective  est  nulle.  Les  person- 
nages de  l'arrière-plan  sont  aussi  grands  que  ceux  du  premier. 
Mais  quelle  force  d'observation  dans  les  acteurs  pris  isolément  î 
Comme  ils  sont  bien  à  leur  affaire!  Quelle  conviction  et  quelle  har- 
diesse dans  leurs  traits  et  dans  leurs  gestes  !  Quels  monstres  achevés  ! 
Ils  ont  pour  dignes  rivaux  ceux  qui,  dans  le  Jugement  de  Camhyse, 
au  musée  de  Bruges,  prennent  un  si  vif  plaisir  à  écorcher  le  juge 
prévaricateur.  C'est  là  le  côté  faible,  et,  en  même  temps,  le  côté  fort 
de  l'école  flamande,  un  réalisme  qui  ne  recule  devant  rien. 

Nous  risquerions  de  faire  fausse  route  en  ne  voyant  dans  le  réa- 
lisme flamand  du  xv^  siècle  que  l'expression  d'un  principe  d'esthé- 
tique, une  simple  affaire  de  goût  et  de  mode,  un  moyen  de  capter 
la  faveur  des  amateurs  ;  le  réalisme  était  en  même  temps  un  agent 
de  propagande  religieuse  des  plus  puissans,  quoique  d'un  emploi 
infiniment  dangereux  à  la  longue.  Les  symboles  trop  abstraits,  — 
le  Père  éternel  représenté  par  une  main  qui  émerge  des  nuages. — 
les  personnifications  trop  impersonnelles,  les  types  empreints  d'une 
beauté  simple  et  noble,  n'avaient  plus  assez  de  prise  sur  des  esprits 
que  le  doute  ne  devait  pas  tarder  à  envahir,  qui  voulaient  voir  pour 
croire.  Pour  obtenir  un  redoublement  de  fer^^eur,  il  était  indispen- 
sable de  sar-rifier  l'idéal  ancien,  de  faire  appel  à  des  instincts  moins 
purs,  de  frapper  par  des  images  crues  et  triviales,  telles  qu'en 
offre  la  vie  de  tous  les  jours.  Les  impressions  n'augmentent-elles 
pas  en  raison  de  la  proximité?  Le  spectacle  des  souffrances  d'un 
voisin  ne  touche-t-il  pas  plus  que  le  récit  des  malheurs  d'un  inconnu, 
de  l'habitant  d'une  terre  lointaine?  Les  artistes  flamands  mettaient 
en  pratique  le  mot  d'IIamlet  :  Que  nous  estHécnbe,  on  que  sommes- 
nous  à  Hécfibe  pour  la  pleurer?  (W/itit  *s  Ucnthn  to  him,  or  Itv  to 
Uenihn?  Thaï  he  should  rvcep  for  lier!)  Dépouiller  le  Christ,  la 
Vierge,  les  saints,  de  leur  caractère  surnaturel,  les  transformer  en 
créatures  faibles  comme  nous,  soumises  aux  mêmes  affections,  aux 
mêmes  infirmités,  telle  était  la  dure,  mais  inéluctable  condition 
au  prix  de  laquelle  l'art  religieux,  je  devrais  ajouter  la  religion  elle- 
même,  pouvait  maintenir  son  prestige. 

Ainsi  prirent  naissance  ces  ('hrists,  ces  Madones,  ces  saints  oi 
ces  saintes  qui  sont  le  portrait  (\o  quoique  bourgeois  ou  bourgeoise 
de  Bruges,  de  Cologne,  de  Tours.  L'imitation  du  modèle  vivant  rem- 


LES    ORIGINES    DU    REALISilE.  183 

placera  les  types  de  convention  ;  l'horreur  pour  le  nu,  si  profonde 
pendant  la  première  partie  du  moyen  âge,  s'évanouira  progressi- 
vement ;  on  poussera  la  naïveté,  il  serait  plus  juste  de  dire  l'incon- 
venance, jusqu'à  représenter  \e  Christ  dans  le  sein  de  sa  mère.  Et 
quelle  émotion  ne  devait  pas  provoquer  la  vue  de  ces  martyrs  cou- 
verts de  plaies  horribles,  de  ces  bourreaux  ralïinés  et  féroces  jus- 
qu'au cynisme,  de  ces  enfans  à  l'agonie  tendant  leurs  bras  vers 
leurs  mères  impuissantes  !  L'effet  produit  était  en  raison  directe  de 
la  crudité  de  la  représentation. 

On  a  cru  jusqu'ici  qu'abstraction  faite  du  portrait,  l'école  fla- 
mande primiti\  e  ne  s'était  exercée  que  dans  les  sujets  religieux  : 
c'est  une  erreur.  D'innombrables  peintures  nous  ont  conservé  le 
souvenir  des  batailles,  des  tournois,  des  fêtes,  des  divertissemens 
et  même  des  occupations  les  plus  vulgaires  de  l'époque,  les  tra- 
vaux des  champs  ou  du  ménage,  la  confection  de  galettes,  la  les- 
sive, etc.  Seulement,  ces  peintures  sont  exécutées,  non  pas  au 
moyen  de  pinceaux,  mais  au  moyen  de  broches  et  de  lisses,  non 
pas  au  moyen  de  couleurs  liquides,  mais  au  moyen  de  laines  et  de 
soies  teintes;  de  là  le  dédain  de  la  critique  académique.  On  devine 
que  je  veux  parler  de  ces  merveilleuses  tapisseries,  subitement  ré- 
vélées, après  une  éclipse  trois  fois  séculaire,  à  l'admiration  de  nos 
contemporains.  L'activité  pittoresque  du  xv^  siècle  n'éclate  pas  avec 
moins  de  force  dans  ces  procédés  de  reproduction  et  ces  moyens 
de  propagande,  les  plus  populaires  de  tous,  la  gravure  sur  bois  et 
la  gravure  sur  cuivre,  dont  les  Flandres  revendiquent  l'invention, 
non  sans  des  argumens  très  sérieux.  11  y  a  de  l'observation,  de  la 
gaîté,  quelquefois  de  l'esprit  et  de  la  verve  dans  ces  ouvrages  mo- 
destes appelés  à  pénétrer  jusque  dans  les  plus  pauvres  chaumières. 

Mais  l'art  profane,  aussi  bien  que  l'art  religieux,  manque  de  cet 
idéal  supérieur,  moral,  philosophique,  littéraire,  scientifique  ou 
artistique,  sans  lequel  on  ne  saurait  fonder  une  école  durable.  S'agit-il 
de  l'illustration  des  romans  de  chevalerie,  c'est  une  narration  plate 
et  prolixe,  que  la  richesse  des  costumes  et  quelques  physionomies 
sympathiques  ou  distinguées  ne  suffisent  pas  à  racheter.  L'allégorie 
n'est  pas  moins  ennuyeuse,  tout  imprégnée  qu'elle  est  encore  des 
souvenirs  du  Boman  de  la  Rose.  Quant  à  l'interprétation  des  événe- 
mens  contemporains,  c'est  une  simple  juxtaposition  d'épisodes,  sans 
relief  et  sans  force  dramatique. 

Favorisée  par  les  instincts  de  la  population  non  moins  que  par  le 
courant  général  d'une  civilisation  différente  du  génie  classique,  ce 
que  l'on  pourrait  appeler  la  forme  la  plus  basse  de  l'art,  la  carica- 
ture, s'épanouii  au  grand  jour.  Le  trivial,  le  grotesque,  le  laid,  con- 
quièrent partout  le  droit  de  cité  ;  dans  des  régions  où  la  pensée  a 


58à  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déjà  tant  de  peine  à  s'élever,  ces  facteurs  dangereux  la  ramènent 
sans  cesse  à  ce  que  la  réalité  a  de  moins  poétique.  L'importance  de 
ce  mouvemei)t  n'a  pas  été  appréciée  jusqu'ici  dans  les  histoires 
générales  de  l'art.  Et  cependant,  ouvrez  les  ouvrages  de  M.  Ghamp- 
fleury,  de  Flœgel  ou  de  Wright,  quelle  multiplicité  de  motifs  !  les 
uns,  simplement  comiques,  les  autres  agressifs  et  haineux,  depuis 
les  personnages  grimaçans  sculptés  à  la  retombée  des  voûtes,  de- 
puis les  réminiscences  du  cycle  de  Renurt  jusqu'aux  cyniques  atta- 
ques dirigées  contre  le  clergé  par  le  fameux  graveur  anonyme,  le 
maître  E.-S.,  ou  maître  de  l/i66,  jusqu'à  l'épopée  satirique  par 
excellence ,  la  Danse  macabre,  qui  déroule  partout ,  sur  les  murs 
des  cimetières,  des  cloîtres  et  des  hôtels  de  ville,  aussi  bien  que  sur 
les  pages  des  livres  d'heures,  son  hideux  et  funèbre  cortège!  Tout, 
on  le  voit,  contribuait  à  paralyser  l'essor  de  l'art  flamand  et  à  lui 
faire  perdre  les  avantages  que  lui  avait  assurés  le  génie  d'un  SIu- 
ter  et  d'un  Jean  Van  Eyck. 

V. 

En  Italie,  le  réalisme  a  également  eu  ses  énergumènes.  Plus  d'un 
maître,  et  parmi  les  plus  grands,  a  substitué  des  expériences  de 
laboratoire  et  même  d'amphithéâtre,  non-seulement  à  l'inspiration 
poétique,  mais  encore  à  l'interprétation  normale  du  sujet.  De  fort 
bonne  heure  (et  nous  ne  songeons  d'ailleurs  pas  à  nous  en  plaindre), 
la  peinture  ethnographique  tenta  quelques  artistes  supérieurs.  Giotlo 
représenta  avec  une  précision  extraordinaire  des  Mongols  et  des 
Nubiens  ;  Piero  délia  Francesca  des  Tartares,  aux  pommettes  sail- 
lantes, et  des  Arméniens  ;  Mantegna  des  Moresques,  de  même  que 
les  Van  Eyck  avaient  donné  place,  dans  l'Adoration  de  l'Agneau 
mystique,  à  un  Arabe  lippu,  et  que  leurs  successeurs  peuplèrent 
leurs  tableaux  de  ces  Turcs  si  redoutés  depuis  la  prise  de  Gonstan- 
tinople.  Ge  qui  est  plus  grave,  c'est  le  parti-pris  de  laideur  dans  la 
représentation  des  personnages  sacrés,  et,  à  cet  égard,  les  Christs, 
voire  les  Madones  de  Donatello  ou  de  Mantegna,  ne  le  cèdent 
souvent  pas  à  ceux  de  leurs  confrères  flamands.  Mais  ce  no  sont  là 
que  des  accidens.  Chez  la  grande  majorité  des  artistes  italiens,  une 
sorte  de  distinction  native  s'oppose  à  la  représentation  de  tout  ce 
qui  est  vulgaire  ou  laid;  les  leçons  de  l'antiquité  ot  la  vue  assidue 
de  types  qui  n'ont  pas  cessé  d'être  les  plus  parfaits  de  l'univei'S 
font  le  reste;  peu  à  peu,  chaque  école  élabore  et  perfectionne  son 
canon  de  la  figure  humaine.  Le  culte  de  la  forme  harmonieuse  est 
si  puissant  qu'il  perce  même  chez  ceux  des  Italiens  qui  passent 
pour  les  sectateurs  les  plus  ardens  des  Flamands.  J'ai  sous  les  yeux 
la  photographie  de  deux  Christs  bénissant,  si  semblables  par  leur 


LES    ORIGINES    DU    REALISME.  585 

physionomie  et  leur  attitude,  qu'on  les  croirait,  à  première  Mie, 
copiés  l'un  de  l'autre.  Seulement,  l'un  est  dû  au  pinceau  d'un  Ita- 
lien, Antonello  de  Messine,  l'autre  à  celui  d'un  Flamand,  probable- 
ment Quentin  Metsys.  Dans  l'œuvre  flamande,  l'artiste  a  eu  pour 
principale,  pour  unique  préoccupation,  de  copier  son  modèle  aussi 
exactement  que  possible  ;  les  moindres  saillies  et  les  plus  légers 
plis  de  cette  face  osseuse  sont  rendus  avec  une  vérité  implacable. 
L'Italien,  au  contraire,  a  cherché  à  simplifier;  son  modelé  est  moins 
serré  et  plus  large  ;  la  bouche  exhale  comme  une  plainte  harmo- 
nieuse, tandis  que  celle  du  Christ  flamand  est  muette  ;  l'ensemble, 
enfin,  a  cette  grande  tournure  qui  nous  révèle  un  artiste  doublé 
d'un  poète.  Nous  touchons  au  doigt  la  diÛerence  entre  le  réalisme 
des  Flandres  et  celui  de  l'Italie. 

Si  Ton  considère  la  genèse  des  écoles  qui  se  sont  succédé  de- 
puis le  moyen  âge,  on  constate  que  chacune  d'elles  a  eu  son  point 
de  départ  dans  le  réalisme,  dans  le  naturalisme.  Il  ne  pouvait  en 
être  autrement.  Après  la  disparition  de  tout  initiateur,  ses  élèves, 
cédant  à  une  nécessité  historique,  se  laissent  aller  à  consulter  non 
plus  la  nature,  mais  les  modèles  qu'il  leur  a  légués,  en  d'autres 
termes,  des  ouvrages  qui  sont  déjà  par  eux-mêmes  une  interpréta- 
tion plus  ou  moins  fidèle,  un  écho  plus  ou  moins  affaibli ,  un  reflet 
plus  ou  moins  pâle  ;  ils  en  arrivent  rapidement  à  substituer  des  for- 
mules d'atelier  aux  observations  personnelles,  et,  au  bout  de  deux 
ou  trois  générations,  eussent-ils  fait  profession  du  plus  pur  réa- 
lisme, ils  seront  aussi  éloignés  de  la  réalité  et  de  la  nature  que 
l'avait  été  l'école  à  laquelle  ils  ont  succédé.  Ce  retour  à  la  nature, 
dont  il  sut  d'ailleurs  contrôler  les  enseignemens  par  la  tradition, 
avait  fait  la  fortune  de  Giotto,  à  la  fin  du  xiii^  et  au  commencement 
du  XI  y*  siècle.  Ce  fut  une  tentative  analogue  qui  assura  le  triomphe 
de  Masolino  et  de  Masaccio,  au  commencement  du  xv*  siècle  ;  à  ce 
moment,  les  derniers  sectateurs  de  Giolto,  ces  «  Giotteschi,  »  dont 
le  nom  est  devenu  comme  une  injure,  avaient  fini,  à  force  de  copier 
leur  maître,  par  faire  de  la  peinture  non  moins  fausse,  non  moins 
froide  que  les  Byzantins  détrônés,  quelque  cent  années  aupara- 
vant, par  l'immortel  fondateur  de  l'école  florentine.  Masaccio,  comme 
Giotto,  s'eflbrça  de  concilier  le  naturalisme  avec  les  enseignemens 
du  passé,  à  cette  différence  près  que,  pour  lui,  le  passé  s'appelait 
l'antiquité  classique  et  non  plus  le  moyen  âge.  II  cherche  à  enno- 
blir, donc  il  n'est  pas  un  réaliste  de  profession  dans  le  sens  éminem- 
ment défavorable  que  l'on  attache  aujourd'hui  à  ce  terme. 

Cette  qualification  retient  de  droit  à  son  compatriote  Paolo  Uccello, 
cet  artiste  heurté,  bizarre,  parfois  extravagant,  dont  le  nom  est 
resté  attaché  et  à  tant  de  progrès  techniques  du  premier  ordre  et 
à  tant  d'erreurs  capitales. 


58(5  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  connaît  la  plaisante  histoire  de  Paolo  Uccello  :  absorbé  par  les 
arcanes  de  la  perspective,  il  en  oubliait  le  manger  et  le  dormir.  Il 
fallait  la  nuit  que  sa  femme  allât  l'arracher  à  ses  calculs  en  lui 
disant  :  «  Allons,  Paolo,  il  est  temps  de  te  coucher.  »  A  quoi  il 
répondait  invariablement  :  «  Ah!  quelle  belle  chose  que  la  per- 
spective !  »  Mais  il  y  a  plus,  chez  ce  maître  opiniâtre  et  inégal,  que 
sa  passion  pour  une  science  qui  a  renouvelé  la  pemture  au  xv*  siècle 
et  dont  il  a  véritablement  été  l'initiateur  :  il  y  a  une  force  d'observa- 
tion peu  commune  et  une  précision  de  dessin  à  laquelle  il  n'a  man- 
qué que  d'être  dirigée  par  un  goût  supérieur. 

On  aurait  dit  qu'rccelio  voulait,  à  force  de  perspective  linéaire, 
supprimer  dans  la  peinture  jusqu'au  rôle  de  la  couleur.  Le  ca- 
maïeu, tel  était  le  procédé  dont  il  se  servait  de  préférence.  La  plu- 
part de  ses  fresques  sont  monochromes  ;  la  terre  verte  en  fait  d'or- 
dinaire les  frais.  Parmi  ces  sortes  de  grisailles,  la  plus  célèbre,  le 
Déluge j  peint  dans  le  cloître  de  Sainte-Marie-Nouvelle,  nous  fait 
toucher  au  doigt  les  qualités  et  les  défauts  du  maître.  A  côté  de  la 
figure  de  Noé,  superbement  drapée,  on  rencontre  des  détails  abso- 
lument comiques.  Les  victimes  expérimentent  toutes  sortes  d'appa- 
reils de  sauvetage  plus  ou  moins  saugrenus.  L'une  a  placé  autour 
de  son  cou  une  bouée,  l'autre  s'est  réfugiée  dans  une  cuve  ;  une 
troisième,  sur  le  point  de  disparaître,  s'accroche  aux  pieds  de  Noé 
debout  sur  la  terre  ferme.  —  Girodet-Trioson  n'a  pas  mieux  trouvé 
dans  son  ridicule  tableau  de  la  salle  des  sept  cheminées.  —  Plus 
loin,  apparaissent  des  noyés  étendus  sur  le  dos  comme  s'ils  fai- 
saient la  planche,  un  corbeau  dévorant  un  cadavre,  etc.,  bref,  des 
motifs  qui  seraient  horribles  s'ils  n'étaient  le  plus  souvent  grotes- 
ques. Ajoutons  qu'alors  même  que  les  figures  d'Uccello  ont  quelque 
chose  de  grandiose,  elles  le  doivent  à  l'impassibilité,  au  manque 
absolu  d'expression  et  à  une  sorte  d'hébétement.  C'est  que  jamais 
artiste  n'eut  moins  d'imagination.  Chargé  de  peindre  dans  la  loge 
des  Perruzzi,  à  Florence,  les  Quatre  Élémens,  il  choisit  pour  sym- 
bole de  la  terre  une  taupe,  pour  symbole  de  l'eau  un  poisson,  pour 
symbole  du  feu  une  salamandre,  enfin  pour  symbole  de  l'air  un 
caméléon.  Hâtons-nous  d'ajouter  que,  trompé  par  la  similitude  de> 
noms,  il  donna  au  caméléon  la  forme  de  chameau  (camello). 

Uccello  était,  pour  nous  servir  d'un  néologisme  qui  a  fini  par  con- 
quérir son  droit  de  cité,  im  «  animalier  »  hors  ligne.  Vasari  cite  de 
nombreuses  compositions  dans  lesquelles  il  fit  éclater  sa  connaissanro 
approfondie  des  quadrupèdes  et  des  bipèdes,  et  même  des  reptiles; 
par  exemple,  chez  les  Médicis,  des  lions  se  battant  entre  eux  et  un 
lion  luttant  avec  un  serpent.  Ainsi, de  toutes  parts, à  Florence  aussi 
bien  qu'à  Bruges,  on  constate  les  plus  grands  efforts  pour  rapprocher 
l'art  do  la  nature,  par  l'étude  du  corps  humain  aussi  bien  que  par 


LES   ORIGINES    DU    RÉALISME.  587 

celle  de  l'anatomie  des  animaux,  par  l'observation  de  leurs  mœurs 
et,  enfin,  par  l'observation  des  phénomènes  atmosphériques  les 
plus  divers. 

Eu  résumé,  le  réalisme  de  Paolo  Uccello  est  le  réalisme  scienti- 
fique et  sec  par  excellence ,  sans  le  goût  qui  distingue  les  autres 
Florentins  et  les  empêche  de  tomber  dans  le  ridicule,  sans  naïveté 
gracieuse  ni  généreuses  ardeurs.  L'influence  du  vieux  perspectiviste 
eût  été  désastreuse  s'il  s'était  trouvé  des  élèves  assez  insensés  pour 
suivre  sa  manière  :  mises  à  contribution  avec  une  sage  réserve,  ses 
découvertes  techniques  ont  fait  faire  à  la  peinture  italienne  des  pro- 
grès décisifs. 

A  côté  d'L'ccello,  le  principal  champion  du  réalisme  florentin  est 
Andréa  del  Castagno,  né  en  1390  dans  les  environs  de  Florence,  fils 
d'un  pauvre  ouvrier  et  forcé  lui-même  dans  sa  jeunesse  de  garder 
les  troupeaux,  tout  comme  Giotto.  C'était  un  tempérament  brutal,  ne 
reculant  devant  aucune  difformité,  devant  aucune  exagération  pour 
donner  à  ses  figures  plus  de  caractère,  et  porté  vers  la  laideur  comme 
d'autres  le  sont  vers  la  beauté.  Coloriste  assez  faible  d'ailleurs,  mais 
dessinateur  dont  la  hardiesse  et  l'étrangeté  vont  par'bis  jusqu'à  la 
grandeur,  Andréa  réussissait  surtout,  comme  l'a  excellemment  dit 
M.  Georges  Lafenestre,  «  les  précurseurs  faméliques  et  les  ermites 
émaciés.  »  Le  portrait  fut  chez  lui,  comme  chez  les  Flamands,  la 
base  même  de  son  art.  Il  en  fit  de  toutes  les  sortes  :  en  buste,  à 
pied,  à  cheval,  et  même  des  portraits  de  suppliciés.  C'est  lui  en  ef- 
fet qui,  en  1A35,  lors  du  retour  des  Médicis,  fut  chargé  de  peindre 
sur  le  palais  du  podestat  les  vaincus  immolés  à  la  vengeance  des 
vainqueurs.  Il  s'acquitta  de  cette  tâche  avec  une  telle  verve  qu'il  en 
reçut  le  surnom  a  d'Andréa  degli  Impiccati,  »  André,  le  peintre  des 
pendus.  Une  mission  plus  intéressante  fut  la  décoration  de  la  villa 
Carducci,  à  Legnaio.  Andréa  y  représenta,  en  dimensions  colossales, 
Pippo  Spano,  Farinata,  Niccolô  Accajuoli,   tous  fameux  capitaines 
ou  hommes  d'état  florentins,  Dante,  Pétrarque  et  Boccace,  enfin  Es- 
ther,  Tomyris  et  la  Sibylle  de  Cumes.  Ces  portraits,  aujourd'hui 
exposés  au  musée  national  de  Florence,  se  distinguent  par  leur 
grande  tournure  et  leurs  accens  véritablement  héroïques.  On  sera 
plus  sévère  pour  le  portrait  équestre  de  Nicolas  de  Tolentiuo,  peint 
à  l'intérieur  de  la  cathédrale  de  Florence,  en  regard  du  portrait  de 
Giovanni  Acuto,  dû  au  pinceau  de  Paolo  Uccello.  Telle  est  la  vul- 
garité du  héros  et  de  sa  monture  que  l'on  est  tenté  de  découvrir 
de  la  distinction  dans  l'œuvre  rivale  d'L'ccello. 

Dans  la  Sainte  Cène  du  couvent  de  Sant'Onofrio,  à  Florence,  le 
chef-d'œuvre  du  maître,  la  tendance  au  style,  un  style  relatif,  est  plus 
marquée  :  les  tètes  ont  un  ah*  de  gravité  sauvage  et,  la  sobriété  de 
l'encadrement  architectural  aidant,  l'ordonnance  est  à  la  fois  très 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nette  et  très  saisissante.  11  importe  de  constater  à  cette  occasion  une 
particularité,  ou  plutôt  une  loi  du  réalisme  italien  :  dans  la  Sainte 
CènCy  comme  dans  toutes  les  compositions  d'Andréa  del  Castagno, 
ainsi  que  dans  toutes  celles  de  Paolo  Uccello,  de  Piero  délia  Francesca, 
de  Masolino  et  de  Masaccio,  l'architecture  est  imitée  des  ordres  clas- 
siques. Est-il  un  témoignage  plus  frappant  de  l'influence  exercée  par 
l'antiquité  sur  les  réalistes  de  la  péninsule? 

On  est  heureux,  après  avoir  étudié  l'œuvre  si  rude  et  si  heurté 
de  réalistes  de  la  trempe  de  Paolo  Uccello  et  d'Andréa  del  Castagne, 
d'avoir  à  faire  connaissance  avec  des  réalistes,  disons  mieux,  des  na- 
turalistes d'une  tournure  d'esprit  aussi  distinguée  que  Pisanello  et 
Piero  délia  Francesca.  Eux  aussi  s'attachent  uniquement  à  l'étude 
de  la  nature,  où  le  beau  et  le  laid  se  rencontrent  indifleremment, 
mais  du  moins  ils  n'en  proscrivent  pas  systématiquement  tout  ce  (lui 
peut  charmer  le  regard  ou  élever  la  pensée. 

C'est  que  le  naturalisme  de  Pisanello  a  quelque  chose  de  libre, 
de  primesautier,  de  vif,  de  pénétrant;  la  légèreté  l'attire  plus  que 
l'ampleur  ;  il  recherche  les  formes  cà  la  fois  gracieuses  et  vigoureuses, 
et  sans  avoir  élaboré  telle  ou  telle  formule,  sans  s'être  proposé  tel 
ou  tel  idéal,  il  donne  à  ses  physionomies  un  air  distingué  et  spiri- 
tuel qui  tient  lieu  de  beauté.  Dans  ses  esquisses  à  la  plume  ou  à  la 
raine  d'argent,  Pisanello  est  le  prédécesseur  de  nos  grands  dessina- 
teurs du  siècle  dernier,  de  même  que,  dans  ses  médailles,  il  a  ou- 
vert la  voie  à  nos  grands  médail leurs  du  règne  de  Louis  XllI  et  du 
règne  de  Louis  XIV,  les  Dupré  et  les  Warin. 

Comme  Paolo  Uccello,  Pisanello  excellait  dans  la  représentation 
des  animaux.  Fazio  parle  de  son  habileté  à  peindre  les  chevaux. 
Nous  en  voyons,  en  effet,  sur  ses  médailles  un  certain  nombre 
esquissés  avec  une  sûreté  rare  :  ce  sont  des  chevaux  de  labour, 
toutefois,  plutôt  que  des  coursiers  épiques  dans  le  genre  de  ceux 
d'Uccello.  De  nombreux  autres  quadrupèdes  ou  bipèdes  paraissent 
soit  sur  ses  dessins  du  Louvre,  longtemps  attribués  à  Léonard  de 
Vinci,  et  dignes  de  lui  (sanglier,  mulet,  chiens,  etc.),  soit  sur  ses 
médailles.  Ces  dernières  nous  montrent  surtout  des  aigles  dépe- 
çant un  faon,  et  des  chiens  poursuivant  un  sanglier,  figures  qui, 
par  la  sobriété  et  la  hardiesse  du  modelé,  peuvent  se  comparer  aux 
plus  belles  œuvres  de  l'antiquité.  La  nécessité  de  résumer  en 
quelques  traits,  sur  ses  médailles  si  simples  et  si  nettes,  les  carac- 
tères essentiels,  soit  des  hommes,  soit  des  animaux,  a  efleclive- 
ment  donné  aux  productions  de  Pisanello  une  concision  extraordi- 
naire. Jamais  l'esprit  de  synthèse  n'a  été  poussé  plus  loin,  sans 
que  le  style  ait  cessé  d'être  éminemment  plastique. 

Chez  Pisanello,  le  dessinateur  et  le  médailleur  éclipsent  le  pein- 
tre. Un  artiste  tcscan,  que  l'on  est  constamment  tenté  de  rappro- 


LES   ORIGINES   DU   REALISME.  589 

cher  de  lui,  grâce  à  la  sincérité  et  à  la  distinction  de  son  style,  Piero 
délia  Francesca,  excelle  au  contraire  avant  tout  dans  la  peinture, 
qu'il  a  portée  à  un  haut  degré  de  perfection,  tant  par  ses  travaux  sur 
la  perspective  que  par  ses  études  sur  le  coloris.  Tout  jeune,  Piero 
étudia  les  mathématiques  avec  ardeur,  et  quoiqu'il  eût  embrassé,  dès 
l'âge  de  quinze  ans,  la  carrière  des  arts,  jamais  il  ne  renonça  à  ses 
études  de  prédilection.  La  géométrie  et  la  perspective,  telles  furent 
les  deux  branches  de  cette  science  qu'il  cultiva  de  préférence.  11 
composa  même  un  traité  de  Ouinque  Corporibus,  qui  eut  l'honneur 
d'être  pillé  par  un  de  ses  compatriotes,  le  fameux  Luca  Pacioli,  l'ami 
de  Léonard  de  Vinci. 

A  Florence,  Piero  s'inspira  surtout  des  leçons  de  Paolo  Uccello, 
auquel  il  prit  avec  son  goût  pour  la  perspective  son  goût  pour  la 
représentation  des  chevaux.  Mais  il  tempéra  le  naturalisme  grossier 
du  maître  florentin  par  sa  distinction  native,  sa  recherche  des  formes 
élancées,  sinon  toujours  élégantes,  enfin  par  un  sentiment  du  colo- 
ris, dont  la  finesse,  la  délicatesse  ont  à  peine  été  égalées  par  les 
plus  éminens  d'entre  les  peintres  flamands  contemporains. 

Le  plus  original  peut-être  des  ouvrages  du  maître  est  cette  lié- 
surrection  du  Christ,  peinte  à  fresque  dans  l'hôiel  de  ville  de  Borgo 
San  Sepolcro.  On  ne  saurait  imaginer  une  donnée  plus  réaliste  du  sujet. 
Les  gardiens  sont  tout  entiers  au  sommeil  ;  l'un  appuie  sur  ses  genoux 
sa  figure  couverte  de  ses  mains  ;  un  autre  a  rejeté  sa  tête  en  arrière 
pour  la  poser  sur  le  bord  du  sarcophage  ;  le  troisième  semble  dor- 
mir debout.  Cependant,  le  suppUcié,  une  partie  de  son  corps  nue, 
l'autre  recouverte  de  draperies  d'un  jet  admirable,  sort  lentement 
du  tombeau,  apparition  grandiose,  d'une  originalité  et  d'une  élo- 
quence saisissantes  :  l'artiste,  sans  sortir  des  limites  de  la  réalité, 
et  proscrivant  tout  ce  qui  pourrait  avoir  un  caractère  légendaire 
ou  surnaturel,  y  a  créé  un  contraste  profondément  dramatique.  Les 
types  ne  sont  pas  moins  originaux  que  la  conception  même  de  la 
scène  ;  où  Piero  a-t-il  pris  ces  physionomies  si  caractéristiques  qu'il 
nous  faut  aller  jusqu'à  Yelasquez  pour  en  trouver  le  pendant?  La 
science  des  raccourcis,  ce  complément  obligé  de  la  perspective,  est 
prodigieuse,  les  attitudes  sont  aussi  aisées  que  savantes. 

Après  les  deux  générations,  personnifiées,  la  première  par  Paolo 
Uccello  et  Andréa  del  Castagne,  la  seconde  par  Pisanello  et  Piero 
délia  Francesca,  le  réalisme  itahen  perd  de  jour  en  jour  du  terrain. 
Sans  doute,  plus  d'un  quattrocentiste  donnera  aux  acteurs  de  l'his- 
toire sainte  ou  de  l'histoire  classique  les  traits  et  le  costume  de  ses 
concitoyens,  ou  introduira  dans  des  compositions  sacrées  des  dé- 
tails plus  ou  moins  naïfs;  ils  continueront  surtout  à  cultiver  le 
portrait,  cette  pierre  de  touche  de  la  vitalité  d'une  école.  Mais,  abs- 


590  RE7UE   DES  DEUX  MONDES. 

traction  faite  peut-être  du  violent  et  brutal  Antonio  Pollajuolo,  aux 
yeux  duquel  la  peinture  réside  surtout  dans  la  solution  de  pro- 
blèmes d'anatomie,la  recherche  du  style  devient  partout  prépon- 
dérante, chez  Mantegna,  chez  les  Bellin,  aussi  bien  que  chez  ira 
Filippo  Lippi,  chez  Benozzo  Gozzoli,  chez  Ghirlandajo,  Botticelli  et 
Filippino.  Le  mot  d'ordre  désormais,  c'est  la  nature  contrôlée  et 
corrigée  par  la  tradition,  c'est-à-dire  par  l'antique.  On  peut  l'affir- 
mer hardiment  :  à  partir  du  milieu  du  xv®  siècle,  le  réalisme  ita- 
lien a  vécu. 

Essayons  de  conclure  :  sans  chercher  à  résoudre  le  problème 
de  la  supériorité  relative  des  deux  écoles,  je  me  bornerai  à  consta- 
ter que  les  Italiens  du  xv*  siècle  ont  réussi,  toutes  les  fois  qu'ils 
l'ont  sérieusement  voulu,  à  rivaliser  avec  les  Flamands  sur  le  ter- 
rain que  ceux-ci  avaient  librement  choisi,  tandis  que  les  Flamands 
ont  échoué  piteusement  quand  ils  ont  essayé  d'entrer  en  lutte  avec 
les  Italiens.  Il  y  a  un  autre  enseignement  encore  à  tirer  de  l'his- 
toire des  deux  écoles  :  l'une  d'elles,  celle  qui  ne  sacrifie  qu'au  réa- 
lisme, n'accomplit  pas  un  seul  progrès  après  la  disparition  de  ses 
glorieux  initiateurs,  Glaux  Sluter,  Hubert  et  Jean  Van  Eyck;  en 
moins  d'un  siècle,  elle  se  trouve  réduite  à  l'impuissance.  Depuis, 
c'est  à  peine  si  les  primitifs  flamands  ont  inspiré,  tout  près  de  notre 
temps,  une  demi-douzaine  de  pasticheurs.  L'autre,  au  contraire, 
celle  qui  tempère  le  réalisme  par  le  culte  des  belles  formes,  soit 
que  celles-ci  lui  aient  été  transmises  par  l'antiquité,  soit  qu'elles 
lui  aient  été  révélées  par  les  modèles  indigènes,  cette  autre,  dis-je, 
qui  s'appuie  à  la  fois  sur  la  tradition  et  sur  l'esprit  de  libre  recherche, 
après  avoir  rempli  le  xv*^  siècle  de  ses  chefs-d'œuvre,  nous  réserve, 
au  siècle  suivant,  une  floraison  encore  plus  complète,  encore  plus 
brillante,  avec  Michel-Ange  et  Baphaël,  avec  Giorgione  et  le  Titien, 
avec  le  Corrège  et  Paul  Veronèse;  plus  près  de  nous,  celte  école 
se  renouvellera,  sans  secousse,  pai*  le  simple  retour  à  un  principe 
fécond,  au  xvii*  siècle  avec  le  Poussin,  à  la  fin  du  xviii'  siècle  avec 
Louis  David,  au  xix*  avec  Ingres  ;  elle  est  loin  d'avoir  dit  son  der- 
nier mot  ;  l'avenir  nous  ménage  plus  d'une  surprise,  et  à  elle  plus 
d'un  triomphe. 

Ne  senible-t-il  pas,  qu'en  essayant  d'étudier  cette  rivalité  entre 
deux  grandes  écoles,  entre  deux  grands  princi|)es,  nous  venions 
de  faire  de  l'actualité  et  que  nous  ayons  touché,  témérairement 
peut-être,  à  l'histoire  de  l'art  contemporain? 


EUGàME  MiJNTZ. 


ÉTUDE 

D'HISTOIRE     RELIGIEUSE 


LE    DEVELOPPEMENT    DE    L'IDÉE    RELIGIEUSE    EN    GRÈCE. 


I.  Maury,  les  Religions  de  la  Grèce  antique.  —  II.  J.  Girard,  le  Sentiment  religieux 
en  Grèce  d'Homère  à  Eschyle.  —  III.  Fustel  de  Coulanges,  la  Cité  antique.^  — 
IV.  Tournier,  Némésis.  —  V.  Hild,  les  Démons. 

Il  est  deux  sortes  de  religions,  celles  d'un  livre  révélé  et  celles 
de  la  nature.  Les  juife,  les  chrétiens,  les  musulmans  ont  celles-là  ; 
l'Orient  et  la  Grèce  eurent  celles-ci.  Les  premières  ont  leurs  ra- 
cines en  un  Dieu  solitaire  et  jaloux  qui  ne  tolère  rien  en  dehors  de 
son  sanctuaire.  Les  secondes  plongent  dans  le  sein  de  la  nature, 
d'où  sort  le  grand  courant  de  la  vie  universelle,  et  leurs  temples 
s'ouvrent  à  toute  idée  revêtue  de  formes  divines.  Pour  les  cultes 
venus  du  Sinaï,  de  Jérusalem  et  de  La  Mecque,  le  développement 
religieux  se  fait  par  le  prophétisme,  commentaire  d'un  texte  sacré  ; 
dans  la  Grèce,|les  révélateurs  sont  les  poètes.  Les  rocs  décharnés 
et  nus  qui  ne  montrent  plus  aujourd'hui  que  le  squelette  de  l'Hel- 
lade  étaient  alors  couverts  d'une  végétation  luxuriante.  A  l'ombre 
des  bois,  erraient  les  Êiuves;  des  monts,  descendaient  les  ruis- 
seaux et  les  fleuves  avec  des  murmures  qui  semblaient  des  voLx  • 
la  vie  était  partout  et  la  nature  conservait  sa  majesté.  Les  premiers 
Grecs  ne  pouvant  encore  faire  sortir  d'elle  des  lois,  en  faisaient 
sortir  des  dieux.  Ils  les  multipliaient  à  l'infini,  et  ils  modifiaient 
leur  histoire  en  recouvrant  de  parures  incessamment  enrichies 
les  conceptions  nées  du  spectacle  toujours  changeant  de  la 
nature,  ou  des  traditions  apportées  de  lointains  pays. 


592  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

La  poésie,  en  efiet_,  qu'un  de  nos  vieux  écn\  ains  appelait  «  la 
grande  imagière,  »  reflète  toute  impression  en  une  image  et,  à 
un  certain  âge  de  civilisation,  toute  image  devient  une  personne. 
Les  dieux  des  Grecs  sont  des  forces  de  la  nature  ou  les  manifes- 
tations de  l'activité  physique  et  morale  ;  mais  ce  sont  aussi  des 
hommes  bons  et  mauvais,  comme  nous  le  sommes  ;  et  c'est  parce 
qu'ils  représentent  l'humanité  qu'ils  ont  vécu  si  longtemps.  Même 
dans  le  christianisme,  les  personnages  les  plus  vivans  sont  le  Fils 
qui  s'est  fait  homme  et  la  Vierge  qui  est  femme  et  mère. 

Hérodote  regarde  les  poèmes  d'Homère  et  d'Hésiode  comme  la 
source  de  toutes  les  croyances  religieuses  de  la  Grèce.  L'aimable 
et  crédule  conteur  nous  rapporte  qu'il  fit  aux  prêtresses  de  Dodone 
ces  impertinentes  questions  :  u  D'où  chaque  dieu  est-il  venu  ? 
Ont-ils  tous  et  toujours  existé?  Quelle  est  leur  forme?  »  Et  il  ajoute  : 
((  De  tout  cela  on  n'a  rien  su,  à  vraiment  parler,  jusqu'à  une  épo- 
que très  récente  ;  car  je  crois  qu'Homère  et  Hésiode  ne  sont  guère 
que  de  quatre  cents  années  plus  anciens  que  moi.  Or  ce  sont  eux 
qui  ont  fait  la  théogonie  des  Grecs,  qui  ont  donné  aux  dieux  leurs 
noms,  leurs  honneurs  et  leur  forme.  » 

Nous  en  savons  un  peu  plus  que  l'écrivain  d'Halicarnasse  ;  mais 
il  est  vrai  que,  de  la  religion  grecque,  nous  ne  connaissons  bien 
que  sa  forme  dernière,  celle  qu'elle  prit  quand  le  temps  et  la  ré- 
flexion eurent  mis  l'ordre  dans  le  chaos  des  anciennes  créations, 
quand  les  conceptions  spontanées  des  premiers  âges  eurent  été 
recouvertes  et  remplacées  par  les  combinaisons  poétiques  et  l'ar- 
rangement artificiel  des  temps  postérieurs  ;  quand  ['Iliade  enfin  fut 
devenue  la  Bible  hellénique.  S'il  est  difficile  de  décomposer  par 
l'analyse  cette  synthèse  des  siècles  et  de  retrouver  les  élémens 
primitifs,  d'en  déterminer  le  caractère  et  l'origine,  il  ne  l'est  pas 
de  s'apercevoir  que  les  Olympiens  sont  des  dieux  de  seconde  for- 
mation, qu'Homère  a  perdu  le  sens  du  naturalisme  antique  et  que 
ses  personnages  divins  vivent  au  travers  de  fictions  ingénieuses 
ou  brillantes,  parfois  même  irrévérencieuses,  qui  auraient  blessé  la 
foi  courte  et  robuste  des  hommes  de  l'ancien  temps. 

La  reine  des  cieux,  Junon,  «  aux  brodequins  d'or,  »  est  parfois 
bien  maussade,  et  la  punition  que  Jupiter  lui  inflige,  en  la  suspen- 
dant au  milieu  de  l'éther  par  une  chaîne  d'or  avec  deux  enclumes 
aux  pieds,  est  d'un  sultan  punissant  une  des  femmes  du  harem. 
Elle  aussi  est  bien  dure  pour  Diane,  qu'elle  soufllette  «  et  qui,  fon- 
dant en  larmes,  s'enfuit  comme  la  colombe  à  la  vue  de  l'épervier.  » 
Pour  récompenser  Autolycos  des  nombreux  sacrifices  qu'il  lui  ofl're. 
Mercure  lui  enseigne  l'art  de  tronjpor.  Vulcain  a  do  fâcheux  acci- 
dens;  Vénus,  do  trop  aimables  comj)Iaisances  ;  Mars  des  fureurs 
brutales,  et  tous  les  dieux  du  poète  subissent  d'étranges  misères» 


ETUDE  d'histoire   RELIGIEUSE.  593 

On  racontait  qu'aux  enfers  Pythagore  avait  vu  l'ombre  d'Hésiode  en- 
chaînée à  une  colonne  d'airain  et  celle  d'Homère  pendue  à  un  arbre 
au  milieu  de  serpens,  en  expiation  de  leurs  outrages  envers  les 
dieux.  Sur  la  terre,  Platon  et  Heraclite  humilièrent  le  chantre 
d'Achille  :  l'un  le  chassa  de  sa  république,  l'autre  l'excluait  des 
concours  et  aurait  voulu  qu'on  le  souffleiât  à  cause  de  son  im- 
piété. Homère  ne  représente  donc  pas  le  temps  de  la  foi  naïve  ; 
avec  lui  commence,  sinon  la  révolte  de  l'esprit,  du  moins  l'insou- 
cieuse irrévérence  qui  mènera  plus  tard  à  la  négation.  Déjà  ses 
héros  ne  craignent  pas  de  combattre  les  immortels.  Ajax  s'écrie  : 
«  Avec  les  dieux,  le  lâche  même  peut  vaincre  ;  moi,  je  me  passerai 
d'eux  ;  »  et  il  repousse  l'assistance  de  Minerve.  Un  personnage  d'Es- 
chyle répond  aux  Argiennes  qui  le  menacent  de  la  colère  de  leurs 
protecteurs  divins  :  «  Je  ne  crains  pas  les  dieux  de  ce  pays  et  je 
ne  leur  dois  rien.  » 

Bien  que,  dans  V Iliade  et  dans  l'Odyssée,  les  puissances  célestes 
se  mêlent  incessamment  à  la  vie  des  héros,  les  deux  poèmes  sont, 
par-dessus  tout,  la  glorification  de  la  force,  du  courage  et  de  la  sou- 
plesse d'esprit  des  humains.  S'ils  montrent  les  dieux  ayant  sur  la 
terre  des  amitiés  et  des  haines,  protégeant  les  uns,  poursuivant  les 
autres,  c'est  pour  des  actes  qui,  parmi  les  hommes,  eussent  fait 
naître  la  faveur  ou  la  colère  :  aucun  d'eux  ne  joue  le  rôle  de  Satan 
ou  d'Ahriman.  Eschyle  a  bien  tracé  un  portrait  hideux  des  Érin- 
nyes  :  «  chiennes  enragées  de  l'enfer,  dont  les  yeux  distillent  du 
sang,  horribles  à  voir,  même  pour  les  bêtes  sauvages,  »  mais  entre 
elles,  qui  ne  poursuivent  que  des  coupables,  et  Satan,  qui  travaille  à 
perdre  l'humanité,  la  différence  est  grande.  U  est,  lui,  le  génie  du 
mal,  et  elles  sont  la  justice  divine.  Le  ciel  de  la  Grèce  n'est  donc 
pas  assombri  par  les  monstrueuses  apparitions  qui  ont  rempli  d'au- 
tres cieux  et  jeté  sur  la  terre  tant  de  pieuses  terreurs  ;  la  dernière 
parole  des  mourans  exprime  le  regret  de  «  quitter  la  douce  lumière 
du  jour.  »  Homère  est  heureux  au  milieu  des  combats  et  le  Grec 
au  milieu  de  la  vie. 

Cette  joie  de  vivre,  que  le  Grec  moderne  a  gardée,  n'avait  pas  été 
le  partage  de  ses  premiers  aïeux.  Au  temps  de  ceux-ci,  la  lutte  pour 
l'existence  était  trop  rude  et  leur  religion  ne  pouvait  être  riante 
comme  elle  le  fut  plus  tard  sur  les  beaux  rivages  de  l'ionie.  Celle 
des  premiers  Hellènes,  résultat  de  l'influence  des  lieux  où  elle  prit 
naissance  et  se  développa ,  ne  fut  à  l'origine  qu'un  naturalisme 
grossier;  quand  les  dieux,  se  détachant  des  élémens  au  milieu  des- 
quels ils  étaient  confondus,  devinrent  des  êtres  vivans  et  passion- 
nés, la  trace  de  leur  premier  caractère  demeura  reconnaissable  jus- 
qu'au milieu  du  riche  développement  de  la  mythologie  hellénique. 

TOMB  Lxxiv.  —  1886.  38 


594  RETUE   DES    IXEDX   MONDES. 

Parmi  les  rites  et  les  légendes  des  héros  et  des  dieux,  on  retrouve 
le  culte  plus  ancien  des  forêts,  l'adoration  des  montagnes,  des 
vents  et  des  fleuves.  Af^amemnon,  dans  V Iliade,  invoque  encore 
ceux-ci  comme  de  grandes  divinités,  et  Achille  consacrait  au  Si- 
moïs  sa  chevelure.  Ce  naturalisme  dura  plus  que  le  paganisme  : 
on  découvrirait  encore  dans  la  Grèce  moderne  des  gens  qui  croient 
à  un  esprit  des  eaux,  comme  au  temps 

...  Où  le  ciel,  sur  la  terre 
Marchait  et  respirait  dans  un  peuple  de  dieux. 

Mais  je  ne  me  propose  pas  de  raconter  ici  l'histoire  de  la  radieuse 
troupe  des  Olympiens,  ni  de  suivre  les  transformations  successives 
de  cette  première  religion  de  THellade,  avant  qu'elle  ait  été  mo- 
difiée par  les  écoles  philosophiques.  Je  voudrais  seulement  regarder 
dans  quelques  recoins  obscurs  de  la  conscience  religieuse  des  an- 
ciens Grecs,  où  se  trouvaient  des  croyances  qui  ont  eu  une  grande 
influence  sur  leur  vie  sociale  et  politique. 


I. 

Au-dessus  de  tous  les  dieux  de  l'Olympe  hellénique  règne  le 
Destin,  dieu  sans  vie,  sans  légende,  même  sans  figure,  qui,  sur  la 
terre,  n'a  point  d'autel  et  qui,  du  fond  de  l'empyrée  où  il  est  inac- 
cessible à  la  prière,  maintient  l'équilibre  du  monde  moral  et  le 
soustrait  aux  caprices  des  autres  déités.  Ce  dieu,  qui  distribue  à 
chacun  son  lot  de  bien  et  de  mal,  avait  été  créé,  ou  plutôt  était  ne 
de  la  conscience  troublée  des  hommes  pour  expliquer  l'inexplicable 
et  faire  comprendre  rincompréhensible,  c'est-à-dire  les  causes  loin- 
taines et  cachées  des  événemens  et  les  motifs  d'ordre  supérieur 
qui  les  faisaient  accomplir.  Hérodote,  racontant  une  iniquité  qu'il 
ne  comprend  pas,  y  voit  un  acie  divin  et  s'incline. 

Toutes  les  divinités,  Zeus  lui-môme,  étaient  soumises  à  la  loi  du 
Destin.  Quand  la  lutte  suprême  entre  Achille  et  Hector  va  commen- 
cer, le  maître  des  dieux  prend  la  balance  d'or  où  sont  comptés 
les  jours  des  deux  héros  ;  le  plateau  d'Hector  penche  vers  la  de- 
meure d'Hadès,  et  Apollon,  le  protecteur  du  fils  de  Priam,  aussi- 
tôt l'abandoime.  Zeus  aussi  n'avait  pu  sauver  son  fils  Surpédon  des 
coups  de  Patrocle,  mais  en  signe  de  douleur  «  il  avait  ré])andu  du 
haut  de  l'éther  une  rosée  sanglante.  »  Tous  deux  acceptaient  donc 
en  silence  l'arrêt  souverain. 

Ces  divinités  impuissantes  devant  le  Destin,  qui  emporte  ceux 
qu'elles  aiment,  c'est  l'impassible  nature  assistant  à  nos  funérailles, 
sans  cuuvrii'  d'une  ombre  de  deuil  les  fêtes  qu'elle  se  duuuo  à  elle- 


ETLDE   d'histoire    RELIGIEUSE.  595 

même  par  l'épanouissement  continu  de  la  vie  qui,  cependant,  pour 
elle  aussi,  ne  se  fait  qu'à  la  condition  de  la  mort. 

La  fatalité  est  donc  au  fond  des  croyances  de  la  Grèce,  telles  que 
nous  les  offrent  les  poèmes  d'Homère  et  les  drames  d'Eschyle,  où 
elle  est  partout.  Lorsque  Glytemnestre  vient  d'abattre  d'un  coup 
de  hache  Agamemnon  et  la  captive  troyenne,  Cassandre,  «  qui, 
comme  le  cygne,  a  chanté  le  chant  plaintif  de  sa  mort,  »  elle  dit  au 
chœur  des  vieillards  d'Argos  :  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai  tués,  et 
ne  m'appelle  pas  la  femme  d' Agamemnon.  Accuse  le  Génie  trois 
fois  terrible  de  cette  race.  C'est  lui  qui  a  pris  ma  forme,  lui  Tan- 
tique  et  cruel  vengeur  du  festin  d'Atrée...  Allez,  vieillards,  rentrez 
dans  vos  demeures  ;  le  Destin  commandait  ;  il  iallait  que  ce  qui  a 
été  fait  fût  accompli.  » 

«  Lorsque  Crésus,  dit  Hérodote,  fît  déposer  sur  le  seuil  du 
temple  de  Delphes  ses  chaînes  de  captif,  pour  reprocher  sa  défaite 
au  dieu  qui  lui  avait  promis  la  victoire,  l'oracle  répondit  :  «  Il  est 
impossible,  même  à  un  dieu,  d'écarter  le  sort  marqué  par  le  Des- 
tin ;  Crésus  est  puni  pour  le  crime  de  son  cinquième  ancêtre,  Gygès, 
qui  tua  le  roi  Candaule.  Le  dieu  aurait  voulu  que  le  châtiment  tom- 
bât sui*  le  fîls  de  Crésus;  le  Destin  ne  l'a  pas  permis.  Du  moins 
Apollon  a-t-il  retardé  de  trois  ans  la  captivité  du  roi.  »  Quand  les 
Lydiens  em'ent  rapporté  ces  paroles  à  Crésus,  il  reconnut  que  lui 
seul  était  coupable  et  non  le  dieu.  »  Sophocle  expliquera  de  même 
par  une  ancienne  faute  les  malheurs  d'OEdipe,  ce  qui  donnera  au 
Destin  un  caractère  moral,  tout  au  moins  d'une  moralité  qui  s'ac- 
cordait avec  les  idées  religieuses  des  Grecs. 

La  nécessité  est  une  abstraction  ;  les  Grecs  du  premier  âge  ne 
pouvaient  se  contenter  de  ce  dieu  sans  forme  et  sans  nom  ;  ils  lui 
donnèrent  des  ministres  :  les  Parques  qui  tissent  la  trame  de  l'exis- 
tence, avec  les  événemens  irrésistibles  dont  cette  existence  sera 
remplie,  puis  coupent  le  fil  au  moment  marqué  par  le  Destin,  et  les 
Erinnyes  «  à  la  mémoire  fidèle  »  qui,  «  filles  lugubres  de  la  nuit  » 
punissaient  toutes  les  fautes  que  n'atteignent  pas  les  lois  civiles  : 
elles  étaient  le  remords  qui  déchirait  le  cœur  du  coupable.  «  A 
leur  approche,  la  gloire  des  hommes,  celle  même  qui  s'élevait 
resplendissante  jusqu'aux  cieux,  tombe  à  terre  et  s'anéantit.  » 
Pourtant  ces  déités  redoutables  qui  jettent  la  terreur  dans  les 
âmes  sont  respectées.  Gardiennes  de  Tordre  naturel  des  choses, 
elles  ne  frappent  que  ceux  qui  transgressent  la  loi,  la  jus- 
tice. «  Les  Parques,  dit  Jason,  ont  en  horreur  ceux  qui  brisent  par 
l'inimitié  les  liens  de  la  famille  ;  »  et  Ton  ne  s'étonnera  pas  de  voir 
dans  Eschyle  les  Erinnyes  changées  en  Euménides,  les  Fm*ies  de- 
venues les  déesses  vénérables  et  bienfaisantes. 


596  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Les  Hellènes  du  vieux  temps  ne  connaissaient  pas  une  divinité 
qui  sera  très  honorée  à  Rome,  la  Fortune  debout  sur  sa  roue  mo- 
bile et  changeante  :  son  nom  ne  se  trouve  pas  dans  Homère.  Le 
Destin  même  n'avait  point  de  caprices.  Représentant  les  lois  gé- 
nérales du  Cosmos  et  l'harmonie  du  monde,  il  oblige  les  dieux  à 
y  obéir,  sans  leur  interdire  d'en  être  attristés  ou  d'en  retarder  par- 
fois l'exécution.  «  Ils  ne  sont  pas  inflexibles,  dit  le  conseiller 
d'Achille.  Le  suppliant,  même  coupable,  les  apaise  par  les  sacri- 
fices, les  libations  et  la  fumée  des  victimes.  »  Até,  déesse  du  malheur, 
née  de  Zeus,  qui  pourtant  la  précipita  de  l'Olympe,  «  marche  sur 
la  tête  des  hommes  ;  »  mais  les  Prières  sont  filles  aui?si  du  grand 
Jupiter;  elles  la  suivent  d'un  pas  boiteux  et  guérissent  les  tour- 
mens  qu'elle  inflige. 

Par  cette  poétique  croyance  se  trouvent  justifiées  toutes  les  dévo- 
tions pieuses,  les  prières  et  les  vœux  que  les  hommes  adressent  à 
la  divinité,  les  offrandes  qu'ils  lui  font,  l'espérance  qu'ils  mettent 
dans  sa  protection  ;  et  cette  confiance  qui  rendait  à  la  liberté  morale 
une  partie  de  ses  droits,  empêchait  les  Grecs  de  s'abandonner  pa- 
resseusement aux  volontés  du  sort.  Malgré  leur  croyance  au  Destin, 
ils  ont  agi  comme  s'ils  étaient  les  maîtres  d'eux-mêmes.  Dans  l'es- 
prit de  ces  grands  logiciens,  qui  ont  été  si  lents  à  mettre  la  logique 
d'accord  avec  la  raison,  et  qui  ont  aimé  la  liberté  jusque  dans  ses 
abus,  la  fatalité  se  mélange,  dans  des  proportions  mal  déterminées 
et  par  cela  même  plus  eflicaces,  avec  la  loi  morale  qui  impose  à 
l'homme  le  travail  et  l'elfort,  en  lui  promettant  des  récompenses 
ou  en  exigeant  des  expiations.  Lorsque  Xanthos  annonce  à  Achille 
sa  fin  prochaine  :  «  Je  le  sais  bien,  »  répond  le  héros;  et  il  se  re- 
jette au  plus  épais  de  la  bataille,  opposant  au  Destin  son  énergie 
indomptable.  Eschyle  montre  partout  les  dieux  et  les  hommes  domi- 
nés par  la  divinité  fatale  ;  cependant  au  Protnôthêe  enchaîné  il  dit  : 
«  Zeus  est  libre;  »  et  Solon  qui  écrit  :  «  Nos  biens  et  nos  maux 
viennent  du  Destin,  »  réforme  les  lois  de  son  pays,  parce  que,  tout 
en  croyant  au  dieu  aveugle  et  sourd,  il  croit  aussi  à  la  sagesse  hu- 
maine. 

Liberté,  fatalité,  idées  tenaces  dont  l'humanité  ne  se  sépare  point, 
parce  qu'elles  sont  à  la  fois  sa  force  et  sa  faiblesse.  Aristote,  le 
plus  grand  esprit  de  la  Grèce,  tiendra  pour  l'une,  les  stoïciens  pour 
l'autre,  tout  en  rachetant  leur  énervante  croyance  à  la  fatalité  par 
de  grandes  vertus  et  des  morts  hèro'iques.  Du  monde  antique,  ces 
idées  passeront  sous  d'autres  formes  dans  le  monde  chrétien,  avec 
les  deux  doctrines  opposées  de  la  grâce  et  des  œuvres  :  l'une  (|ui 
correspond  au  destin,  puisque  c'est  Dieu  qui  la  refuse  ou  la  donne; 
l'autre  (jui  vient  de  la  liberté  morale,  puisque  c'est  l'homme  qui, 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  597 

volontairement,  accomplit  les  œuvres  méritoires,  condition  de  son 
salut. 


II. 


11  est  une  croyance  singtdière  qu'Homère  laisse  entrevoir,  qu'Hé- 
siode développe  et  qui  a  régné  longtemps  en  Grèce  :  l'envie  des 
dieux. 

Assis  comme  Jupiter  au  sommet  de  l'Ida,  Homère  voit  les  dieux 
et  les  hommes  combattre  dans  la  plaine,  et  il  entend  la  terre  qui 
tremble  sous  leurs  pas  ;  il  descend  à  «  la  prairie  d'asphodèles  » 
pour  écouter  les  lamentables  récits  des  âmes  ;  ou  bien  il  contemple 
Nausicaa,  aussi  belle  que  Diane,  trempant  dans  l'eau  limpide  du 
fleuve  des  Phéaciens  les  riches  vêtemens  de  son  père,  le  roi  Alci- 
noos.  C'est  un  poète  qui  donne  aux  dieux,  aux  hommes,  à  la  na- 
ture entière  la  grâce  et  la  grandeur,  sans  s'inquiéter  de  coordonner 
en  uu  système  toutes  les  idées  qu'il  exprime  au  cours  de  ses  ré- 
cits. Hésiode,  au  contraire,  est  un  moraliste  et  un  théologien  qui 
prétend  tout  savoir,  la  genèse  des  dieux  et  celle  des  hommes,  les 
diilérens  âges  de  l'humanité  et  les  maux  déchaînés  sur  elle  par 
l'Eve  hellénique  et  la  jalousie  des  dieux.  Sa  théorie  des  âges  est 
une  croyance  orientale,  qui  a  lait  fortune  en  bien  des  pays;  parce 
que  cette  conception  de  l'âge  d'or  pour  la  jeunesse  du  monde  et  de 
l'âge  de  fer  pour  les  siècles  vieillissans,  répond  à  une  disposition 
de  noire  esprit  qui,  si  souvent,  met  le  bonheur  dans  le  passé  pour 
échapper  au  sentiment  de  maux  présens  ou  imaginaires.  A  cette 
croyance  et  à  celle  de  l'envie  des  dieux  contre  les  hommes  se  rat- 
tachent les  mythes  fameux  de  Pandore  et  de  Prométhée. 

Les  hommes  et  les  dieux,  dit  Hésiode,  naquirent  ensemble;  les 
premiers  étaient  mortels,  mais  ils  vivaient  comme  des  dieux,  libres 
de  souci,  de  travail,  de  souffrance  et  amis  de  la  vertu.  Tous  les 
biens  étaient  autour  d'eux  et,  affranchis  de  la  cruelle  vieillesse,  ils 
mouraient  en  s' endormant  d'un  doux  sommeil.  Ce  fut  lâge  d'or. 
Quand  la  terre  eut  enfermé  cette  première  génération  dans  son 
sein,  ces  hommes  devinrent  les  gardiens  tutélaires  des  mortels  ; 
enveloppés  d'un  nuage,  ils  parcouraient  la  terre  en  y  semant 
l'abondance. 

Les  habitans  de  l'Olympe  produisirent  une  nouvelle  race,  bien 
inférieure  à  la  première,  celle  des  hommes  de  l'âge  d'argent,  qui 
vivaient  de  longues  années.  Jupiter,  cependant,  les  anéantit,  parce 
qu'ils  refusaient  d'adresser  aux  immortels  de  pieux  hommages  ;  ils 
formèrent  la  seconde  cla>se  des  Génies  terrestres. 

Après  eux  parurent  les  hommes  de  l'âge  d'airain,  dont  le  cœur 


598  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

eut  la  dureté  de  l'acier., Leur  force  était  immense,  et  ils  se  plai- 
saient aux  jeux  sanglans  de  Mars  ;  la  mort  pourtant  les  saisit  et  ils 
quittèrent  la  brillante  lumière  du  soleil. 

La  quatrième  race  fut  celle  des  héros  que  la  guerre  moissonna 
devant  Thèbes  aux  sept  portes,  ou  qui,  armés  pour  Hélène  à  la  belle 
chevelure,  furent  aux  pieds  des  murs  de  Troie  enveloppés  par  les 
ombres  de  la  mort.  Le  puissant  fils  de  Saturne  les  plaça  aux  con- 
fins de  la  terre.  Exempts  de  toute  inquiétude,  ils  habitent  les  îles 
Fortunées,  par-delà  les  goufi'res  profonds  de  l'océan,  et,  trois  fois  pal- 
an, la  terre  féconde  leur  prodigue  des  fruits  délicieux. 

Ainsi,  les  premiers  hommes  avaient  gagné  la  vie  bienheureuse  par 
la  justice,  et  les  héros  par  le  courage.  Mais  le  ciel  et  la  terre  s'assom- 
brissent. «  Plût  aux  dieux,  ajoute  le  poète,  que  je  ne  vécusse  pas  au 
milieu  de  la  cinquième  génération  !  C'est  l'âge  de  fer.  Les  hommes  tra- 
vaillent et  souffrent  durant  le  jour;  la  nuit,  ils  se  corrompent,  et  les 
dieux  leur  envoient  de  terribles  calamités.  L'Envie  à  la  face  blême, 
monstre  odieux  qui  répand  la  calomnie  et  se  réjouit  du  mal,  pour- 
suivra sans  relâche  les  humains.  La  Pudeur  et  rsémésis,  enveloppant 
leurs  corps  gracieux  de  tissus  éclatans  de  blancheur,  s'envoleront 
vers  la  tribu  des  Immortels,  et  il  ne  restera  aux  humains  que  les 
chagrins  dévorans.  » 

D'où  viennent  ces  misères?  De  l'envie  des  dieux.  Le  ciel  reflète 
la  terre  :  la  jalousie  des  hommes  contre  tout  ce  qui  s'élève  a  fait 
croire  à  la  jalousie  des  dieux  contre  tout  ce  qui  grandit.  «  Les  Im- 
mortels, dit  Hésiode,  cachèrent  aux  hommes  le  secret  d'une  vie 
frugale  qui,  en  un  jour  de  travail,  aurait  trouvé  de  quoi  subvenir 
aux  besoins  d'une  année  entière.  Irrité  contre  Prométhée  qui  avait 
dérobé  le  feu  du  ciel  pour  l'apporter  aux  mortels,  Jupiter  lui  dit  : 
«  Fils  de  Japet,  tu  te  réjouis  d'avoir  trompé  ma  sagesse,  mais  ton 
vol  sera  fatal  à  toi-même  et  aux  hommes,  car  je  leur  enverrai  un 
funeste  présent.  »  Aussitôt  il  commande  à  Vulcain  de  faire,  avec  de 
l'argile  et  de  l'eau,  une  vierge  d'une  beauté  ravissante;  à  Minerve, 
de  lui  apprendre  à  façonner  de  merveilleux  tissus  ;  à  Vénus,  de  ré- 
pandre sur  elle  la  grâce  enchanteresse;  à  Mercure,  de  lui  soufller 
un  esprit  perfide.  Les  dieux  obéissent.  Du  limon  de  la  terre,  Vulcain 
forme  un  corps  accompli  ;  la  déesse  aux  yeux  bleus  lui  donne  une 
riche  ceinture  ;  les  Grâces  et  la  Persuasion,  des  colliers  d'or  ;  les 
Heures,  une  couronne  de  fleurs  printanières  ;  Pallas,  do  magnifi- 
ques parures,  et  le  messager  des  dieux,  l'art  du  mensonge,  les  pa- 
roles séduisantes  et  perfides.  11  l'ajjpela  Pandore,  parce  que  chacun 
des  (lieux  lui  avait  fuit  un  dou  pour  la  rendre  funeste  aux  hommes 
industrieux.  Par  ordre  de  Zeus,  Mercure  la  conduisit  à  lipiméthée, 
qui,  malgré  les  conseils  de  Prométhée  son  frère,  accepta  le  dange- 
reux présent.  Pandore  tenait  un  vase  ;  elle  l'ouvrit  ;  mille  maux 


ETLDE    d'histoire    RELIGIEUSE.  599 

s'en  échappèrent  pour  se  répandre  sur  le  monde,  et  les  dieux  s'en 
réjouirent.  » 

On  dirait  un  écho  lointain  de  la  légende  biblique  :  la  femme  per- 
dant l'humanité,  qu'elle  charme,  au  contraire,  de  sa  grâce  et  de  son 
dévoùment  maternel,  et  Dieu  condamnant  l'homme  au  travail,  qui 
a  été  sa  force  et  son  salut. 

Cependant,  au  milieu  de  cette  désespérance  du  vieux  poète,  se 
glisse  un  rayon  de  soleil  :  siu*  le  bord  du  vase  de  Pandore,  l'Espé- 
rance s'est  arrêtée  et  elle  ne  s'envole  pas.  Mais  Hésiode  la  montre 
plutôt  qu'il  ne  la  donne  aits  hommes,  et  ceux-ci  restent  consumés, 
le  jour  et  la  nuit,  par  la  fatigue  et  le  chagrin,  tandis  que  «  les  Muses 
charment  les  Immortels  en  chantant  de  leurs  voix  mélodieuses  l'éter- 
nelle félicité  des  dieux  et  les  souffrances  des  humains.  » 

C'est  ainsi,  sans  théologie  ni  métaphysique,  mais  par  de  gra- 
cieuses images,  que  les  Grecs  expliquaient  l'origine  du  mal.  Pour 
eux,  il  venait  du  ciel  et,  en  eflet,  il  en  est  souvent  descendu,  puis- 
que Ahriman  et  Satan  ont  été  aussi  des  dieux  ou  des  anges  révoltés. 
Mais  on  connaît  ces  génies  malfaisans  pour  ce  qu'ils  sont,  et  les 
dieux  grecs  n'ont  jamais  eu  ce  caractère.  Ils  ne  font  pas  le  mal  par 
plaisir.  Nés  de  la  terre  comme  les  hommes  et  en  même  temps 
qu'eux,  ils  n'ont  acquis  leur  puissance  qu'après  de  grands  combats 
et  ils  sont  jaloux  de  la  garder.  Une  lortune  trop  haute  leur  semble 
une  diminution  de  leur  dignité,  peut-être  une  menace.  Prométhée 
n'a-t-il  pas  fait  trembler  Jupiter?  et  les  Titans,  ces  autres  fils  de  la 
Terre,  n'ont-ils  pas  mis  en  danger  les  maîtres  de  l'O'ympe?  Le  génie 
même  leur  est  suspect  ;  ils  n'aiment  pas  que  les  voiles  qui  cachent 
les  secrets  de  la  terre  ou  du  ciel  soient  levés.  La  Pythie  défend  aux 
Cnidiens  de  couper  leur  isthme,  ce  serait  prétendre  refaire  l'œuvre 
divine.  Cependant,  au  fond,  ils  ont  exercé  une  action  morale,  en 
réprimant  chez  les  hommes  les  excès  de  présomption  et  d'orgueil 
par  la  crainte  qu'inspirait  l'envie  divine,  cette  Némésis  qui  s'atta- 
chait à  ceux  dont  le  bonheur  n'était  pas  mérité.  On  demandait  à 
Ésope  :  «  A  quoi  donc  s'occupe  Jupiter?  —  A  humilier  ce  qui  est 
élevé,  à  relever  ce  qui  est  abaissé.  »  Et  i!  y  a  du  \Tai  dans  cette 
pensée,  à  la  condition  de  remplacer  les  dieux  par  l'homme.  Celui 
qui  monte  trop  haut,  sans  être,  au  besoin,  retenu  par  un  ferme 
esprit,  est  pris  de  vertige  et  se  perd. 

La  croyance  à  l'envie  des  dieux  s'enracina  dans  le  polythéisme 
gréco-romain,  pour  rendre  compte  des  malheurs  immérités  et  des 
chutes  fameuses.  Grésus  se  proclame  le  plus  heureux  des  hommes  ; 
en  punition  de  cet  orgueil,  dit  Hérodote,  la  vengeance  des  dieux 
éclata  sur  lui  d'une  manière  terrible.  Polycrate,  de  Samos,  moins 
confiant,  jette  à  la  mer  ce  qu'il  a  de  plus  précieux,  afin  de  conjurer 
la  colère  des  divinités  jalouses  ;  il  n'en  est  pas  moins  précipité.  Pour 


600  REVCE    DES    DEUX   MONDES. 

Eschyle,  c'est  la  trop  grande  fortune  de  la  Perse  et  l'insolent  or- 
gueil de  ses  rois  «  qui  ont  été  punis,  aux  champs  de  Platée,  par 
la  lance  dorienne.  »  Pindare,  dans  ses  Odes,  rappelle  aux  vain- 
queurs, tout  en  portant  leur  gloire  jusqu'aux  nues,  que  c'est  de  là 
que  part  la  foudre  qui  frappe  surtout  les  grands  chênes,  et  Mé- 
nandre,  avec  la  grâce  du  génie  grec,  répète  la  mélancolique  parole 
que  Solon  avait  déjà  fait  entendre  au  roij  de  Lydie  :  «  Le  mortel 
aimé  des  dieux  meurt  jeune.  » 

Cette  idée  passera  de  la  religion  dans  la  politique  :  l'ostracisme, 
établi  à  Athènes,  Argos  et  Syracuse,  ne  sera  autre  chose  que  la  ja- 
lousie craintive  du  peuple  contre  des  citoyens  trop  grands. 

Les  Romains  ne  connurent  pas  ce  moyen  d'échapper  à  l'ambition 
des  hommes  supérieurs,  mais,  comme  leurs  anciens  frères,  les  Hel- 
lènes, ils  craignaient  Némésis.  Camille,  vainqueur  des  Véiens,  redoute 
les  maux  réservés  à  trop  de  prospérité,  et  le  consul  romain  mettait, 
sous  son  char  de  triomphe,  l'objet,  fascinmn,  qui  devait  détourner 
de  lui  les  traits  de  l'envie  divine.  Même  César,  tout  incrédule  qu'il 
fut,  accomplit  pour  se  concilier  Némésis,  ou  plutôt  pour  satisfaire 
la  foule  superstitieuse,  un  acte  d'humilité  qui  ne  le  sauva  pas  des 
ides  de  Mars  :  rentrant  à  Rome  après  ses  grandes  victoires,  il  monta 
à  genoux  les  marches  du  Capitole. 

Le  christianisme  a  supprimé  l'envie  des  dieux,  mais  les  hommes 
l'ont  gardée;  quelques-uns  mêmes  en  sont  restés  à  l'âge  de  fer 
d'Hésiode  et  «  aux  soucis  dévorans,  »  qui  hâtent  la  décadence  pro- 
gressive de  l'humanité  ;  tels  ces  vieillards  décrépits  en  pleine 
jeunesse  qui  ne  croient  plus  à  l'amour,  à  l'art,  à  la  poésie,  à  l'ac- 
tion, et  qui,  sans  l'excuse  du  moine  bouddhique  ou  chrétien  qui 
met  le  but  de  la  vie  dans  un  autre  monde,  appellent  la  mort 
comme  une  délivrance.  Qu'ils  écoutent  ce  que  la  Grèce  répondait 
aux  désespérés,  il  y  a  vingt-quatre  siècles,  par  la  bouche  du  plus 
tragique  de  ses  poètes. 

Le  religieux  Eschyle  sait  que  le  fils  d'Alcmène  a  été  condamné 
par  Junon  à  de  terribles  épreuves  ;  que  la  fille  d'Inachos,  poursuivie 
par  un  taon  funeste  à  travers  l'Europe  et  l'Asie,  jusqu'aux  rives  du 
Nil,  fut  aussi  son  innocente  victime,  et  que  les  Niobides  ont  péri 
par  la  jalousie  de  Latone.  Dans  le  plus  simple,  mais  aussi  le  plus 
grandiose  de  ses  drames,  il  montre  Vulcairi  clouant  à  un  rocher  du 
Caucase  Prométhée  le  fils  de  la  Justice  divine.  «  Le  chien  ailé,  le 
terrible  convive  que  nul  n'invite,  lui  ronge  le  foie  et,  tout  le  jour,  se 
repaît  de  son  noir  et  sanglant  festin.  »  Quel  est  le  crime  du  Titan? 
Il  a  trop  aimé  les  hommes  :  il  leur  a  donné  le  feu,  les  arts,  la  science 
des  nombres,  qui  les  feront  maîtres  de  la  nature.  La  grande  victime 
qui,  pour  l'humanité,  souiïrc  les  plus  cruelles  tortures,  reste  obsti- 
née dans  un  lier  silence.  Aux  offres  de  pardon  et  de  délivrance  que 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  601 

Zeus  lui  fait  porter,  il  répond  par  de  mystérieuses  menaces.  L'usur- 
pateur du  ciel  s'en  irrite.  L'ouragan  se  déchaîne,  tous  les  vents 
bondissent,  le  ciel  et  la  mer  se  confondent  ;  de  sa  rauque  voix,  le 
tonnerre  mugit  et  l'éclair  brille  en  serpens  de  feu.  «  Ah  !  Zeus  me 
livre  l'assaut  suprême!  0  ma  mère!  0  ciel,  commune  lumière  où 
roule  l'immensité,  voyez  ce  que  je  souffre  pour  la  justice.  »  La 
terre  déracinée  tremble  sur  sa  base  ;  le  roc  où  Promélhée  est  en- 
chaîné, s'écroule,  mais  avant  d'être  précipité  au  Tartare,  le  Titan  a 
jeté  aux  hommes  une  dernière  parole  :  «  La  divinité  haineuse  tom- 
bera du  ciel  et  le  règne  de  la  justice  arrivera.  » 

L'espérance  qu'Hésiode  laissait  dans  le  vase  de  Pandore,  Eschyle 
l'a  mise  au  cœur  de  l'humanité,  et  nous  la  gardons. 

III. 

Pas  plus  que  les  Romains,  les  Grecs  n'ont  eu  des  livres  sacrés 
contenant  le  dogme,  ni  une  caste  sacerdotale  chargée  de  l'enseigner. 
La  croyance  ne  fut  donc  jamais  fixée  par  un  texte  incommuta ble; 
elle  resta  livrée  aux  caprices  de  l'imagination  populaire  et  aux  fan- 
taisies des  poètes  et  des  artistes,  les  seuls  théologiens  de  l'hellé- 
nisme. Le  poète,  qui  aime  les  images,  le  peuple,  qui,  comme  l'en- 
fant ,  en  voit  partout ,  ne  pouvaient  concevoir  un  Olympe  qui  se 
perdît  dans  l'infini  des  cieux;  ils  le  mirent  près  de  la  terre  et  ils 
diminuèrent  encore  la  distance  qui  séparait  les  dieux  des  hommes 
en  peuplant  les  avenues  de  l'Olympe  de  demi-dieux  et  de  héros  : 
ainsi  ont  fait  presque  tous  les  peuples  de  race  aryenne. 

Les  Grecs  donnèrent  le  nom  de  héros  à  des  hommes  qu'ils  cru- 
rent, sur  la  foi  de  leurs  poètes,  nés  de  dieux  et  de  créatures  hu- 
maines ,  ou  devenus  célèbres  par  leurs  exploits  et  leurs  services. 
A  ces  «  fils  de  Zeus  »  ils  rendaient  un  culte  qui  fut  d'abord  sans  liba- 
tions ni  sacrifices,  mais  avec  des  prières  et  des  honneurs  funèbres  ; 
ils  les  vénéraient  comme  des  génies  tutélaires  qui  veillaient  sur 
leurs  adorateurs,  les  secouraient  dans  l'infortune  et  leur  envoyaient 
des  songes  prophétiques.  Tels  étaient  non-seulement  Hercule,  Thé- 
sée, Jason,  Persée,  etc.,  mais  des  chefs  de  migrations,  des  fonda- 
teurs de  villes,  des  patrons  de  familles  ou  de  corporations,  même 
des  hommes  qui  n'avaient  été  remarquables  que  par  leurs  qualités 
physiques.  Hérodote  nous  a  conservé  un  fait  qui  est  bien  grec  : 
Philippe  de  Grotone  fut,  après  sa  mort,  vénéré  comme  un  héros, 
à  cause  de  sa  beauté,  «  qui  surpassait  celle  de  tous  les  hommes  de 
son  temps.  »  L'historien  pense  lui-même  comme  les  Grotoniates  :  il 
ne  se  demande  pas  si  Xerxès  avait  des  qualités  vraiment  royales  : 
«  Dans  son  immense  armée,  dit-il,  nul,  par  sa  beauté,  n'était  plus 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

digne  que  lui  du  souverain  pouvoir.  »  Pour  ce  peuple  artiste  et 
poète,  la  beauté  était,  elle  aussi,  un  don  des  dieux,  et  ce  souvenir 
explique  les  honneurs  rendus  à  Antinoiis  par  le  plus  grec  des  empe- 
reurs romains. 

On  comprend  qu'à  ce  compte  chaque  cité,  chaque  bourgade  ait 
eu  ses  patrons  divers.  Les  dix  tribus  d'Athènes  honoraient  les  héros 
dont  elles  portaient  le  nom.  Même  au  fond  de  la  Pliocide,  Pausanias 
trouva  des  légendes  merveilleuses  auxquelles  il  n'a  manqué,  pour 
venir  jusqu'à  nous,  que  d'être  nées  en  des  cités  moins  obscures. 
L'oracle  de  Delphes  était  habituellement  chargé  de  prononcer  la 
canonisation,  en  ordonnant  de  sacrifier  au  nouveau  dieu.  Oné- 
silos,  ayant  soulevé  Chypre  contre  les  Perses,  lut  vaincu  et  tué  par 
les  Amathontins,  qui  suspendirent  sa  tête  au-dessus  d'une  des  portes 
de  leur  ville.  Quand  elle  fut  desséchée,  des  abeilles  s'y  logèrent  et 
y  dressèrent  leurs  rayons.  La  Pythie,  consultée  sur  ce  prodige,  com- 
manda aux  gens  d'Amalhonte  d'ensevelir  cette  tête  et  d'olTrir  an- 
nuellement à  Onésilos  les  sacrifices  accomplis  en  l'honneur  des  hé- 
ros. Ils  obéirent  et  l'historien  ajoute  :  «  Gela  se  fait  encore  de  mon 
temps.  »  C'était  le  culte  des  saints  qui  a  existé  presque  partout 
parce  que  cette  conception  religieuse  répond  à  un  besoin  de  la  na- 
ture humaine;  l'islam  même  a  des  saints  dans  son  ciel  désert. 

Gomme  nos  saints  encore ,  les  héros  intercédaient  pour  les  hu- 
mains auprès  des  grandes  divinités.  Hélène,  fille  de  Jupiter,  fait 
rendre  la  vue  au  poète  Stésichore;  Eaque  obtient  de  Zeus,  son  père, 
la  cessation  d'une  famine  dont  Égine  souffrait.  A  Marathon,  à  Sala- 
mine,  des  héros  combattent  pour  leur  peuple,  car  on  les  supposait 
toujours  tenus  de  défendre  la  cité  où  ils  avaient  trouvé  leur  der- 
nière demeure.  Athènes  croyait  que  les  ossemens  d'OEtlipe  et  de 
Thésée  éloigneraient  d'elle  tous  les  maux  et  elle  ne  s'inquiétait 
pas  de  rechercher  si  la  légende  d'OEdipe  à  Colone  n'était  pas  une 
fantaisie  de  poète  et  la  trouvaille  de  Cimon  à  Scyros  une  fraude 
politique.  Orchomène  n'avait  pas  plus  de  scrupule  au  sujet  des 
restes  du  héros  Acta'on,  ni  Tégée  et  Sparte  pour  ceux  d'Oivste. 
Hésiode  même,  qui  n'avait  jwint  compté  sur  tant  d'hoiuieur,  de- 
vint, par  l'intervention  de  la  Pytliie,  le  j)rotecteur  divin  dOicho- 
niène ,  qui  alla  chercher  ses  os  à  Maupacte. 

Les  apj>aritions  étaient  presque  aussi  fréquentes  que  dans  notre 
moyen  âge.  Avec  les  yeux  de  l'esprit,  dont  la  vue  est  si  peiçante 
qu'elle  pénètre  l'invisible,  on  reconnîiissait  les  dieux,  les  deiui-dieux 
et  les  héros,  descendus  du  ciel  ou  sortis  du  sépulcre  pour  assis- 
ter leurs  adorateurs ,  ou  simplement  pour  attester  qu'eux-mêmes 
n'avaient  pas  cessé  de  vivre.  Dans  les  feux  du  soleil  couchant, 
Achille,  toujours  jeune  et  beau,  apparaissait  couvert  de  son  armure 


ÉTUDE    d'histoire    RELIGIEUSE.  603 

d'or  aux  marins  qui  longeaient  l'île  de  Leucé,  où  l'on  montrait  son 
tombeau. 

Quand  deux  peuples  faisaient  alliance,  il  arrivait  souvent  qu'afm 
de  montrer  leur  union  fraternelle,  chacun  d'eux  honorait  les  héros 
de  l'autre,  en  associant  ceux-ci  à  son  culte  national.  En  revanche, 
les  patrons  de  deux  cités  rivales ,  comme  certains  saints  de  deux 
villages  ennemis  au  moyen  âge,  ne  s'entendaient  guère.  Adraste, 
ce  roi  d'Argos  et  ancien  chef  des  confédérés  dans  la  guerre  thé- 
baine,  avait  à  Sicyone  une  chapelle  où  des  chœurs  dithyrambi- 
ques célébraient  chaque  année  ses  exploits  et  ses  malheurs,  durant 
une  fête  qui  était  la  plus  brillante  de  la  ^^lle.  Clisthénès  résolut 
de  l'en  chasser  pour  faire  affront  aux  Argiens,  ses  ennemis  ;  mais 
la  chose  était  grave.  Il  essaya  de  s'y  faire  autoriser  par  l'oracle 
de  Delphes.  La  Pythie  lui  répondit  qn' Adraste  était  le  divin  pro- 
tecteur des  Sicyoniens,  et  lui.  un  brigand.  Obligé  de  renoncera  la 
force  ouverte, Clisthénès  imagina  de  contraindre  Adraste  à  déguerpir 
de  lui-même.  II  fit  demander  aux  Thébains  le  héros  Mélanippos, 
mort  quatre  ou  cinq  cents  ans  auparavant,  c'est-à-dire  les  rites  de 
son  culte  ;  quand  il  les  eut  obtenus,  il  lui  consacra  une  chapelle 
au  Prytanée  et  le  plaça  dans  l'endroit  le  plus  fort,  afin  qu'il  pût 
mieux  se  défendre.  Mélanippos  avait  été  le  mortel  ennemi  d' Adraste, 
dont  il  avait  tué  le  gendre  et  le  frère.  Clisthénès  transporta  au  nou- 
veau-venu les  fêtes  et  les  sacrifices  qu'on  avait  jusqu'alors  célébrés 
au  nom  du  roi  d'Argos,  et  il  ne  douta  pas  qu'Adraste,  humilié  de 
son  délaissement  et  des  honneurs  rendus  à  son  rival,  ne  retournât 
de  lui-même  à  Argos. 

On  n'était  pas  toujours  bien  assuré  de  la  condition  faite  à  ces 
personnages,  placés  entre  ciel  et  terre,  sans  être  tout  à  fait  de  l'un 
ou  de  l'autre.  Un  mot  du  pieux  écrivain  d'Halicamasse  montre  l'in- 
certitude où  l'on  restait  à  leur  égard,  même  quand  il  s'agissait  du 
plus  illustre  d'entre  eux.  «  Le  résultat  de  mes  recherches,  dit  Hé- 
rodote, prouve  clairement  que,  parmi  les  Grecs,  ceux-là  agissent 
avec  discernement  qui  ont  deux  temples  d'Hercule,  l'un  où  ils  lui 
sacrifient,  comme  à  un  Olympien  ;  l'autre  où  ils  lui  rendent  les  hon- 
neurs dus  à  un  héros.  » 

Les  héros,  qui  tenaient  une  si  grande  place  dans  la  vie  religieuse 
des  Grecs,  en  avaient  une  encore  dans  leur  vie  politique  :  ils  inter- 
venaient dans  les  traités.  Bne  des  clauses  de  la  convention  fameuse 
qui  porte  le  nom  de  ISicias  (421)  stipula  que  toutes  les  conditions 
en  seraient  fidèlement  observées,  «  à  moins  qu'il  n'y  ait  empêche- 
ment de  la  paît  des  dieux  et  des  héros.  » 

Enfin,  on  verra  la  postérité  des  morts  illustres,  gardienne  de 
leurs  tombeaux  et  des  rites  de  leur  culte,  former  la  classe  des  Eu- 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patrides,  qui  restera  si  longtemps  maîtresse  du  gouvernement  des 
cités. 

Aux  héros  qui,  nés  de  dieux  et  de  femmes  mortelles,  relient  le 
ciel  à  la  terre,  se  rattachent  les  démons,  dont  Hésiode  nous  a  déjà 
parlé  et  que  nous  allons  retrouver  dans  le  culte  des  morts. 

A  certains  égards,  les  Grecs  eurent  de  bonne  heure  une  idée  con- 
fuse de  la  puissance  divine,  prise  en  elle-même,  indépendam- 
ment des  personnages  qui  se  partageaient  les  fonctions  surnatu- 
relles. Le  Aaipjv  d'Homère,  comme  le  Numen  des  Latins,  n'est  pas 
toujours  un  être  divin  particulier;  il  correspond  à  la  croyance  in- 
stinctive en  un  pouvoir  supérieur  et  indéterminé,  qui  produit  les  in- 
cidens,  tristes  ou  joyeux,  dont  les  hommes  sont  surpris  sans  qu'ils 
puissent  les  attribuer  à  un  dieu  spécial.  Qui  soufile  à  Télémaque,  en 
face  de  Nestor,  les  paroles  de  prudence,  ou  fait  tomber  l'arc  des  mains 
de  Teucer  quand  il  allait  frapper  Hector?  Qui  inspire  à  Achille  son 
obstination  funeste?  De  quel  démon  parlent  Andromaque  quand,  au 
départ  d'Hector,  elle  sourit  à  travers  ses  larmes,  et  Priam  lorsqu'il 
se  rend  à  la  tente  d'Achille?  Homère  ne  le  sait  pas  :  c'est  une  force 
divine  et  innomée  qui  agit  en  eux.  Les  philosophes  l'appelleront 
plus  tard  la  Providence,  et  les  indifîérens  le  Hasard  ou  la  Fortune. 

Pour  Homère,  les  démons  sont  donc,  quand  ce  mot  ne  s'applique 
pas  à  un  Olympien,  une  puissance  supraterrestre,  sans  nom  et  sans 
forme,  qui  n'a  point  de  place  dans  la  hiérarchie  céleste,  mais  qui 
participe  de  la  divinité.  Hésiode  condense  ces  soufllis  divins  en  per- 
sonnages réels.  Ses  démons  sont  des  hommes  de  l'âge  d'or  qui  ont 
obtenu  l'immortalité  et,  au  nombre  «  de  trois  fois  dix  mille,  par- 
courent, enveloppés  d'un  nuage,  la  terre  féconde.  Zeus  a  fait  d'eux 
les  gardiens  de  la  justice.  »  Mais,  comme  ils  n'ont  point  de  ces  poé- 
tiques légendes  que  tous  les  héros  possèdent,  comme  ils  gardent 
quelque  chose  de  l'abstraction  d'où  ils  ont  été  tirés,  ils  seront  moins 
populaires.  «  Hésiode,  dit  Plutarque,  a,  le  premier,  clairement  éta- 
bli les  quatre  classes  d'êtres  doués  de  raison  qui  peuplent  l'univers  : 
au  sommet,  les  dieux,  puis  un  grand  nombre  do  bous  génies,  en- 
suite les  héros  ou  demi-dieux  ;  enfin  les  hommes.  »  Le  besoin  d'avoir 
ce  que  le  christianisme  appellera  des  anges  gardiens  fera  aussi  de 
morts  honorés  des  génies  bienfaisans. 


IV. 


Platon  fait  naître  «  la  parenté  de  la  communauté  des  mêmes 
dieux  domestiques.  »  Ces  dieux  se  trouvaient  au  tombeau  des  aïeux 
cl  au  foyer  de  la  maison.  Il  faut  donc  ajouter  cette  religion  de  la 


ÉTUDE  d'histoire  religieose.  605 

famille,  aussi  ancienne  que  la  race  aryenne,  à  celle  qui  formait  le 
culte  public  de  l'état. 

Homère  regarde  la  mort  comme  le  mal  suprême,  et  elle  lui  inspire 
de  mélancoliques  pensées  :  «  Les  générations  des  hommes  ressem- 
blent à  celles  du  feuillage  des  bois.  Le  vent  jette  les  feuilles  à  terre 
et  la  forêt  féconde  en  produit  d'autres  au  nouveau  printemps.  Ainsi 
passent  les  races  humaines  ;  l'une  vient,  l'autre  s'en  va.  »  Piudare 
même  est  pris  de  tristesse  au  milieu  de  ses  odes  triomphales: 
«  Que  sommes-nous?  s'écrie-t-il.  Que  ne  sommes-nous  pas?  Le 
rêve  d'une  ombre.  »  Des  traditions,  venues  du  plus  lointain  des 
âges,  sans  doute  du  fond  de  l'Asie,  l'horreur  de  la  destruction  et 
les  songes  dans  lesquels  s'étaient  montrées  de  chères  ou  terribles 
apparitions,  lui  avaient  appris  que  les  morts  commençaient  dans 
la  tombe  une  seconde  existence.  Le  lien  qui,  durant  la  vie,  atta- 
chait l'esprit  au  corps  était  relâché,  mais  non  rompu  ;  l'âme  plus 
libre  errait  la  nuit  autour  des  lieux  qu'elle  avait  habités,  et  elle 
descendait  aux  champs  stériles  où  poussait  l'asphodèle,  la  plante 
des  morts.  Ainsi  Achille  régnait  sur  les  ombres,  tandis  que  son 
corps  reposait  sous  le  tumulus  élevé  dans  la  plaine  troyenne.  Ulysse 
voit  aux  enfers  Hercule  qui  lui  raconte  ses  malheurs  ;  et  il  sait  que 
le  héros  passé  dieu  réside  dans  l'Olympe  «  comme  l'heureux  époux 
de  la  jeune  Hébé.  »  L'âme  de  Phryxos,  dit  Pindare,  \int  de  la  Col- 
chide  demander  à  Pélias  de  rapporter  ses  restes  en  Grèce. 

Cette  séparation  des  deux  moitiés  de  l'homme,  cette  survivance 
de  la  personnalité,  après  que  le  corps  n'est  plus  que  poussière, 
sont  des  croyances  qu'on  retrouve  à  l'origine  de  toutes  les  religions. 
En  voyant,  pour  le  guerrier  tombé  dans  la  bataille,  succéder  aux 
bouillonnemens  de  la  vie  l'immobilité  glacée  et  l'effrayant  silence 
de  la  mort,  on  hésitait  à  penser  que  tant  d'énergie  eût  été  soudai- 
nement et  à  jamais  détruite.  Mais  l'idée  d'une  seconde  existence 
fut  d'abord  bien  grossière  ;  on  donnait  au  mort  ce  qui  pouvait  lui 
servir:  ses  chiens  favoris,  ses  chevaux,  ses  captifs  qu'on  égorgeait 
sur  son  bûcher.  Nos  Gaulois  avaient  cette  coutume,  et  l'Indien  des 
prairies  la  suit  encore  pour  que  rien  ne  manque  au  guerrier  sur  le 
terrain  de  la  chasse  funèbre.  Les  morts,  qu'Homère  appelle  les  têtes 
vides,  VC/.UOJV  âixcvr.và  îcapr.va,  ne  pouvaient  attendre  de  lui  un  sort 
bien  heureux.  Les  âmes,  formes  impalpables,  erraient  silencieuses, 
avec  une  conscience  obscure  et  eu  obéissant  moins  à  de  libres  volontés 
qu'à  des  habitudes  instinctives.  Minos  continuait  à  juger,  comme  dans 
son  île  de  Crète  ;  Nestor  racontait  ses  exploits  et  Orion  chassait  les 
bêtes  fauves  qu'il  avait  tuées  jadis  sur  la  montagne  ;  mais  tous  avec 
le  regret  de  l'existence  terrestre  et  un  incurable  ennui.  Le  glorieux 
Agamemnon  porte  emie  à  ce  roi  d'Ithaque  que  Neptune  poursuit 


606  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

depuis  dix  ans  de  sa  colère,  et  Achille  dit  à  Ulysse  :  «  ^e  me  con- 
sole pas  de  la  mort.  J'aimerais  mieux  cultiver  la  terre  au  service 
de  quelque  pauvre  laboureur  que  de  régner  ici  sur  les  ombres.  » 
Lorsque  Circé  conseille  à  Ulysse  de  descendre  aux  enfers  :  «  Per- 
séphoné,  dit-elle,  accorde  au  seul  Tirésias  de  garder  l'intelligence  et 
le  souvenir  ;  les  autres  morts  ne  sont  à  côté  de  lui  que  des  ombres 
muettes.»  Encore  faut-il  que  le  devin,  pour  qu'il  puisse  entendre 
et  répondre,  boive  le  sang  des  victimes  qu'Ulysse  immolera.  Eschyle 
est  bien  voisin  d'Homère  par  le  génie,  il  l'est  aussi  par  ce  qu'il  croit 
de  l'autre  vie.  Lorsque  Darius,  que  le  poète  a  fait  sortir  du  tombeau, 
y  rentre,  c'est  en  disant  aux  vieillards  de  la  Perse  :  «  Quels  que 
soient  les  maux  qui  vous  accablent  sur  la  terre,  livrez-vous  chaque 
jour  à  la  joie,  car  on  n'emporte  pas  sa  fortune  chez  les  morts.  » 
Et  Sappho  :  «  Il  ne  restera  de  toi  nul  souvenir,  écrit-elle  contre 
une  rivale,  car  tu  n'as  pas  cueilli  les  roses  des  Muses  et  tu  descen- 
dras ignorée  dans  les  demeures  d'Hadès,  auprès  des  morts  aveugles.» 
Le  dieu  de  la  mort,  ©«varoç,  est  frère  du  Sommeil  et  se  confond 
avec  lui. 

Longtemps  les  Grecs  pensèrent  comme  le  fils  de  Pelée;  sans 
compter  ceux  qui  croyaient  qu'après  la  mort  il  ne  subsistait  qu'un 
peu  de  cendre.  Même  dans  Eschyle,  on  lira  :  «  Les  morts  ne  sont 
capables  ni  de  joie  ni  de  douleur  ;  c'est  donc  s'abuser  étrangement 
que  prétendre  leur  faire  du  bien  ou  du  mal,  »  et  Euripide  :  «  Les 
morts  sont  insensibles.  » 

Il  ne  faut  pas  demander  beaucoup  de  logique  à  l'imagination  po- 
pulaire; elle  se  plaît  aux  contradictions.  Parallèlement  aux  croyances 
attristées  qui  viennent  d'être  rappelées,  d'autres,  plus  riantes,  s'é- 
taient établies.  Hésiode  faisait  arriver  les  morts  aux  extrémités  de 
l'Occident,  dans  les  îles  Fortunées,  qu'éclairaient,  non  pas  les  lueurs 
blafardes  du  séjour  sombre,  mais  un  vivant  soleil. 

C'était  un  bien  long  voyage.  Le  peuple,  qui  tenait  à  garder  s» - 
morts  près  de  hii,  organisa  pour  eux  un  culte  qui  fut.  la  second' 
religion  de  la  Grèce. 

Il  y  avait  deux  sortes  de  morts,  selon  que  les  rites  lunèbres  avaient 
été  pour  eux  accomplis  ou  négligés.  Ceux  qui  avaient  péri  dans  un 
naufrage  ou  que  le  vainqueur  abandonnait  aux  chiens  et  aux  vau- 
tours, le  criminel ,  le  traît  re  dont  le  cadavre  avait  été  jeté  hors  des  fron- 
tières, les  morts  enfin  qui  n'avaient  {>as  reçu  ou  à  qui  leurs  pR>ches 
ne  continuaient  pas  les  honneurs  funéraires,  erraient  sans  tin,  comme 
les  âmes  qu'entraîne  dans  le  j)urgatoire  de  Dante  un  tourbillon  per- 
pétuel ;  ou  bien,  irrités  et  rondns  niéchans  par  W  malhonr,  ils  en- 
voyaient la  maladie  dans  les  familles,  la  stérilité  dans  le  pays  e\ 
l'épouvante  parmi  les  vivans,  lorsqu'ils  remplissaient  la  nuit  de  cris 


ÉTUDE    d'histoire    RELIGIEUSE.  607 

sinistres  et  d'apparitions  menaçantes.  Aussi  le  droit  national  des 
Grecs  stipulait  que  la  sépulture  serait  donnée  aux  guerriers  tombés 
sur  un  champ  de  bataille,  excepté  durant  les  guerres  où  les  vaincus 
étaient  des  sacrilèges  que  la  terre  même  repoussait.  La  coutume 
imposait  l'obligation  à  celui  qui  trouvait  un  cadavre  sur  son  chemin 
de  le  couvrir  de  terre,  et  des  lois  sévères  punissaient  la  violation 
des  tombeaux.  Cette  préoccupation  de  donner  au  mort  sa  dernière 
demeure  était  si  grande,  qu'Hector  abattu  par  Achille  le  supplie  de 
ne  pas  lui  ravir  les  honneurs  funèbres,  et  qu'Aristophane  montre  les 
plus  pauvres  citoyens  épargnant  chaque  jour  une  obole  pour  mettre 
de  côté  l'argent  nécessaire  à  l'achat  d'une  bière.  Lue  des  conditions 
requises  dans  Athènes  pour  arriver  à  l'archontat  était  d'avoir  un 
tombeau  de  famille,  où  l'on  accomplissait  chaque  année  les  sacri- 
fices oÛ'erts  aux  aïeux.  Une  preuve  terrible  de  la  force  qu'avait  ce 
sentiment  sera  le  sort  des  généraux  vainqueurs  aux  Arginuses  ;  une 
autre,  celle-là  consolante,  est  la  solennité  que,  six  cents  ans  après 
la  bataille  de  Platée,  on  célébrait  aux  tombeaux  de  ceux  qui  avaient 
payé  de  leur  vie  la  délivrance  de  la  Grèce  :  un  repas  funèbre  leur 
était  encore  offert  comme  au  lendemain  de  la  victoire. 

Si  les  morts  ensevelis  avec  leurs  vêtemens,  leurs  armes  et  tout 
ce  qu'ils  avaient  aimé,  étaient,  au  jour  des  funérailles  et  aux  anni- 
versaires, honorés  par  des  sacrifices  et  un  repas  funèbre,  si  les  li- 
bations de  lait  et  de  vin,  répandues  autour  de  la  tombe,  avaient 
pénétré  jusqu'à  leurs  lèvres  avides,  ils  devenaient  les  protecteurs 
des  parens,  des  amis  qu'ils  avaient  laissés  sur  la  terre.  On  les  vé- 
nérait comme  des  démons  bienfaisans  ;  on  leur  adressait  des  prières 
et  l'on  pensait  être  secouru  par  eux  dans  ses  tristesses  ou  dans  ses 
malheurs.  «0  mon  père!  s'écrie  Electre  sur  le  tombeau  d'Agamem- 
non,  sois  avec  ceux  qui  t'aiment  1  Je  t'appelle,  entends-nous;  parais 
au  jour  ;  contre  tes  ennemis  sois  avec  nous  !  Pour  libation  d'hy- 
ménée,  je  t'apporterai  de  la  maison  paternelle  l'offrande  de  tout 
mon  héritage,  et  cette  tombe  restera  le  premier  objet  de  mon  culte.  » 
Platon  respectait  cette  vieille  croyance  aux  démons  bienfaisans  : 
«  D'après  nos  plus  anciennes  traditions,  disait-il,  il  est  incontestable 
que  les  âmes  des  morts  prennent  encore  quelque  part  aux  affaires 
humaines.  »  Mais  elles  refusaient  de  répondre,  si  aux  funérailles 
tout  n'avait  pas  été  accompli  selon  les  rites.  Périandre,  veuf  de  sa 
femme  Mélisse,  la  fit  consulter  au  sujet  d'un  trésor.  La  morte  re- 
fusa de  répondre:  «  J'ai  froid,  dit-elle,  je  suis  nue;  les  vêtemens 
qu'on  a  mis  en  terre  avec  moi  n'ayant  pas  été  brûlés,  ne  me  servent 
à  rien.  » 

Avec  le  temps  et  les  progrès  de  la  pensée,  surtout  par  l'action 
des  mystères,  où  des  promesses  de  béatitude  seront  faites  aux  ini- 


608  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tiés ,  la  demeure  ténébreuse  s'éclairera.  Homère  n'accordait  aux 
morts  qu'une  triste  condition  ;  Aristophane  et  Plutarque  les  verront 
mener  gaîment  leur  vie  d'outre-tombe  sous  une  lumière  éclatante 
et  dans  l'air  le  plus  pur,  au  milieu  de  danses  et  de  jeux  animés  pai 
l'harmonie  des  chœurs.  A  ces  plaisirs  matériels  qui  rappellent  ceux 
des  îles  Fortunées,  Pindare  ajoute  ce  qui  serait  pour  nous  la  su- 
prême récompense  :  «  la  connaissance  du  commencement  et  de  la 
fin  de  la  vie,  »  ou  la  science  complète  et  toutes  les  joies  de  l'intelli- 
gence. Le  Phédon  donne  même  aux  initiés,  c'est-à-dire  aux  élus,  «  la 
contemplation  des  dieux,  en  qui  ils  habiteront  et  vivront.  »  On  ira 
encore  plus  loin  :  «  Quand  tu  auras  abandonné  ta  dépouille  mortelle, 
disent  les  Vers  dorés,  tu  t'élèveras  dans  l'air  libre  et  tu  deviendras 
un  dieu  incorruptible.  La  mort  n'aura  plus  d'empire  sur  toi.  »  L'épi- 
taphe  d'une  jeune  Grecque  porte  même  ces  mots  qui  ne  sortent  plus 
de  l'imagination  d'un  poète  ou  d'un  philosophe  :  «  Ma  mère,  ne  me 
pleure  pas  ;  à  quoi  bon?  Vénère-moi  plutôt,  car  je  suis  devenu  l'astre 
divin  qui  paraît  au  commencement  du  soir.  »  Au  iv*  siècle  de  notre 
ère,  les  grands  païens  croyaient  encore  que  l'âme  des  justes  remon- 
tait au  ciel  pour  jouir  d'un  éternel  séjour  dans  les  astres. 

Les  Grecs  avaient  chargé  un  dieu,  Hermès  Psychopompe,  de 
conduire  les  âmes  aux  champs  Élyséens,  et,  par  le  droit  d'assis- 
tance et  de  châtiment  qu'ils  reconnurent  à  leurs  morts,  ceux-ci  sem- 
blèrent participer  de  la  divinité  ;  ils  devinrent  les  auxiliaires  des 
déités  chtoniennes  et  furent  appelés  des  dieux.  Au  temps  où  le 
polythéisme  se  mourait,  Gicéron  écrivait  très  sérieusement  :  «  Nos 
ancêtres  ont  voulu  que  les  hommes  qui  avaient  quitté  cette  vie  fus- 
sent mis  au  nombre  des  dieux...  Rendez  aux  mânes  ce  qui  leur  est 
dû  ;  tenez-les  pour  des  êtres  divins  ;  »  et  lui-même  voulut  conaAI 
crer  un  temple  à  sa  fille  Tullia.  Tous  les  tombeaux  romains  portaieiff 
l'invocation  :  Diis  Manibus^  et  bien  souvent  ces  mots  :  Sit  libi  terra 
levis,  ou  mieux  encore  :  Ave  et  vale.  Il  n'y  a  pas  bien  longtemps 
que,  dans  quelques-unes  de  nos  provinces,  au  repas  des  funérailles, 
on  buvait  à  la  santé  du  «  pauvre  mort.  » 

Rap[)rochez  maintenant  les  paroles  qu'Homère  prête  à  l'ombre 
d'Achille  de  celles  que  prononça  Julien  mourant,  et  vous  verrez  que 
l'hellénisme,  en  idéalisant  peu  à  peu  la  mort,  est  arrivé  jusqu'aux 
confins  du  christianisme. 


V. 

Le  culte  des  morts,  qui  ne  se  pratiquait  qu'aux  anniversaires, 
était  la  partie  extérieure  de  la  religion  domestique  ;  le  culte  du 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  609 

Foyer  en  fut  la  partie  intime  et  discrète  et  il  s'accomplissait  à  tous 
les  instans  du  jour. 

Des  souvenirs  inconsciens  que  les  Grecs  gardaient  du  \ieil  Orient 
les  avaient  conduits  à  l'adoration  du  feu.  Une  de  leurs  plus  vieilles 
légendes  montrait  Prométhée  dérobant  au  ciel  cet  agent  primordial 
de  la  nature  qui  mit  aux  mains  de  l'homme  une  puissance  presque 
égale  à  celle  des  dieux.  Une  étincelle  de  ce  feu  brillait  jour  et  nuit 
au  foyer  de  chaque  maison,  mais  il  était  plus  pur  que  celui  qui  as- 
souplissait les  métaux,  car  il  représentait  Testa  (Hestia),  la  déesse 
vierge  et  la  sœur  aînée  de  Jupiter.  L'image  se  confondant  avec  l'être 
représenté,  ce  feu  était  Vesta  elle-même,  la  gardienne  de  la  mai- 
son, la  protectrice  de  la  famille.  Devant  elle  ne  se  disaient  point  les 
paroles  que  la  chaste  déesse  ne  devait  pas  entendre  et  il  ne  se  fai- 
sait rien  qu'elle  ne  dût  voir.  Le  père,  seul  prêtre  du  culte  do- 
mestique, lui  donnait  les  prémices  de  chaque  repas;  il  répandait 
pour  elle  des  libations  de  vin  et  d'huile,  et  la  flamme  alimentée  par 
cette  ofïrande  s'élevait  plus  brillante  :  la  déesse  remplissait  la  mai- 
son de  ses  purifiantes  clartés. 

Elle  ét^it  associée  aux  joies  de  la  famille.  Le  cinquième  jour  après 
la  naissance  d'un  enfant,  la  nourrice,  portant  le  nouveau-né  dans 
ses  bras  et  suivie  de  toute  la  parenté,  faisait  trois  fois  le  tour  du 
foyer ,  àu/pt^poaia.  C'était  là,  près  de  l'autel  de  Vesta,  que  l'enfant 
entrait  véritablement  dans  la  vie,  car  de  ce  jour  cessait  pour  le  père 
le  droit  d'abandonner  son  fils.  Là  aussi  venait  s'asseoir  le  nouvel 
esclave  qui  entrait  dans  la  maison  et,  sur  sa  tête,  on  répandait  des 
figues  sèches,  des  dattes,  des  gâteaux  qu'il  partageait  avec  ses 
compagnons  de  servitude  :  c'était  un  jour  de  fête  que  Vesta  leur 
donnait. 

Pour  les  Grecs  et  les  Romains,  il  n'y  avait  point  de  repas  sans 
sacrifice,  de  même  qu'il  n'y  en  a  pas  pour  les  chrétiens  sans  prière. 
L'autel  de  ce  culte  domestique  était  le  foyer;  et  comme  dans  ces 
intelligences,  traversées  tout  à  la  fois  de  lueurs  éclatantes  et  d'om- 
bres épaisses,  le  sentùnent  religieux  ne  distinguait  pas  la  réalité 
de  la  fiction  poétique,  le  foyer  devint  un  objet  sacré,  un  être 
divin.  C'est  à  lui  qu'Alceste  mourante  adresse  ses  dernières  sup- 
plications et  Agamemnon  son  premier  salut ,  au  joyeux  retour  de 
Troie  ;  à  lui  encore  que  la  pieuse  femme  de  Mégare  confie  les  osse- 
mens  de  Phocion  en  attendant  qu'ils  puissent  être  rendus  au  tom- 
beau des  aïeux. 

Cette   religion  de  la   famille  avait   la   sanction  de  l'état  :  elle 

était  une  des  conditions  du  droit  de  cité  complet.  Qui  perdait  sa 

propriété  et  par  conséquent  n'avait  plus  ni  foyer  héréditaire,  ni 

tombeau  des   aïeiLx,  ne  pouvait  aspirer  aux  charges  publiques, 

TOME  Lxxrv.  —  1886.  39 


610  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

même  à  celles  dont  les  titulaires  étaient  tirés  au  sort.  Celui-là 
semblait  abandonné  des  dieux  et  devenait  comme  un  étranger  dans 
sa  ville. 

La  cité,  ou  la  famille  agrandie,  avait  son  foyer  public  et  toute 
ligue  possédait  un  foyer  central  :  ceux  de  Delphes  et  d'Olympie 
servaient  à  la  Grèce  entière.  Les  sacrifices,  même  pour  les  dieux 
les  plus  honorés,  ne  commençaient  qu'après  une  prièï'e  et  une  liba- 
tion à  l'autel  de  Vesta.  Quand  le  Mède  eut  été  chassé  de  la  Grèce,  la 
Pythie  ordonna  d'éteindre,  dans  tous  les  prytanées,  les  feux  qu'avait 
souillés  la  présence  des  barbares  et  de  les  rallumer  avec  la  flamme 
prise  à  Delphes,  au  foyer  national.  A  Sparte,  la  coutume  était  qu'on 
portât  en  tête  de  l'armée  ((  le  feu  sacré  qui  ne  s'éteint  jamais,  »  afin 
qu'en  toute  circonstance,  à  l'entrée  dans  le  pays  ennemi  et  au  mo- 
ment du  combat,  le  roi  pût  faire  un  sacrifice  et  connaître  les  signes 
favorables  ou  contraires.  De  même,  au  départ  d'une  colonie,  les  émi- 
grans  emportaient  du  feu  pris  au  foyer  public  de  la  métropole,  et  à  ce 
feu  s'allumaient  tous  ceux  des  nouveaux  autels. 

Comme  dans  la  maison  Vesta  présidait  au  repas  de  la  famille,  elle 
présidait  dans  le  TrpuTaveîov  au  repas  des  prytanes  et  des  citoyens  qui 
avaient  obtenu  par  décret  public  l'honneur  d'être  nourris  aux  frais 
de  l'état.  Chez  certains  peuples,  il  existait  des  tables  communes.  Ces 
agapes  fraternelles,  nécessité  des  anciens  jours,  étaient  un  acte  reli- 
gieux autant  que  politique,  une  communion  avec  les  dieux  et  avec 
la  cité,  qui  donnait  au  patriotisme  une  singulière  énergie.  Pour  les 
vieux  poètes,  la  cité  est  l'endroit  où  se  font  les  sacrifices  aux  dieux. 

Vesta,  «  la  déesse  bienfaisante  et  secourable,  »  avait  un  autre  pri- 
vilège :  son  autel  était  un  asile  inviolable.  Au  moment  de  l'assaut 
suprême,  Priam  se  retire  près  de  son  foyer  :  u  Tes  armes  !  dit  Hé- 
cube  au  vieux  roi,  ne  te  défendront  pas,  mais  cet  autel  nous  pro- 
tégera, n  Thémistocle,  menacé  de  mort,  se  réfugie  chez  son  ennemi  le 
roi  des  Molosses  ;  de  retour  dans  son  palais,  Admète  trouve  lo  pro- 
scrit assis  à  son  foyer  :  il  refuse  de  le  livrer  et  le  sauve.  A  Rome, 
les  vierges  de  Vesta  délivraient  le  condamné  mené  au  supplice,  si 
elles  le  rencontraient  par  hasard,  ce  qui  veut  dire  :  si  la  déesse  les 
avait  conduites  sur  le  chemin  du  malheureux. 

La  société  gréco-latine  avait  une  double  assise,  la  pierre  du  foyer 
et  la  pierre  du  tombeau.  Autour  de  l'une  s'était  formée  la  famille 
sous  l'autorité  morale  et  religieuse  du  père  ;  autour  de  l'autre  se 
conservaient  le  respect  des  aïeux  et  le  culte  héréditaire. 

Nos  races  latines  ont  gardé  lo  culte  des  morts.  Puisso-l-il  durer 
toujours  |)0ur  rappeler  le  lien  moral  qui  doit  unir  les  générations 
qui  s'en  vont  avec  celles  qui  arrivent ,  j)uisqu'il  existe  entre  elles 
une  étroite  solidarité  pour  les  fautes  commises  et  pour  l'expiation 
inéluctable  !  Mais  souvent  le  mal  sort  du  bien.  L'antique  et  pieuse 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  <3ll 

coutume  d'honorer  les  morts  comme  des  êtres  divins  conduisit  les 
Grecs,  puis  les  Romains,  à  décerner  l'apothéose  à  des  princes.  La 
divinisation  des  rois  et  des  empereurs,  qui  nous  est  justement 
odieuse,  ne  l'était  pas  plus  aux  contemporains  que  la  canonisation 
ne  l'est  aux  catholiques.  C'est  parce  qu'on  n'a  pas  reconnu  une 
croyance  enracinée  durant  des  siècles  au  cœur  des  populations, 
qu'il  a  été  écrit  tant  de  déclamations  contre  les  honneurs  rendus 
aux  Divi  Augusti. 

VI. 

Dans  toutes  les  religions,  même  dans  les  meilleures,  la  morale 
n'a  été,  pour  un  grand  nombre  de  croyans,  que  la  piété  extérieure, 
c'est-à-dire  l'observance  des  rites.  Le  polythéisme  grec,  qui  sou- 
mettait les  êtres  divins  à  toutes  les  faiblesses  humaines  et  qui  les 
montrait  jaloux,  vindicatifs,  cruels,  aurait  eu  peu  d'influence  mo- 
rale, si  ces  maîtres  de  l'Olympe  tant  occupés  de  leurs  plaisirs,  de 
leurs  colères  et  de  leurs  veiigeances,  n'avaient  été  aussi,  darjs  la 
pensée  populaire,  par  u'ne  heureuse  contradiction,  les  gardiens  vi- 
gilans  de  la  justice.  Ils  passaient  pour  veiller  à  la  sainteté  des  ser- 
mens,  et  leurs  autels  étaient  l'asile  dès  supplians.  Sombres  et  inexo- 
rables ministres  des  vengeances  célestes,  les  Érinnyes  (Furies) 
s'attachaient  aux  coupables,  vivans  ou  morts.  Les  cheveux  entre- 
lacés de  serjiens,  une  main  armée  d'un  fouet  de  vipères,  une  torche 
dans  l'autre,  elles  jetaient  l'épouvante  dans  son  âme  et  la  torture 
dans  son  cœur.  L'étranger,  l'impie,  qui,  par  ignorance,  pénétrait 
dans  leur  temple,  était  aussitôt  saisi  d'une  frénésie  furieuse.  Quand 
les  vieillards  de  Colone  sont  contraints  d'approcher  de  l'enceinte 
redoutable  où  OEdipe,  poussé  par  le  Destin,  s'est  réfugié  près  de 
leur  sanctuaire,  ils  marchent,  dit  Sophocle,  sans  regarder,  sans 
parler,  adressant  des  lèvres  une  prière  muette  aux  déesses  qu'on 
appelle  les  Euménides,  ou  les  Bienveillantes,  pour  ne  pas  prononcer 
leur  nom  redoutable. 

Déifications  terribles  des  remords  et  gardiennes  de  la  justice  dans 
la  famille  et  dans  la  cité,  les  Érinnyes  étaient  d'autant  plus  néces- 
saires, comme  sanction  morale,  à  cette  religion,  que  celle-ci  fut 
d'abord  peu  explicite  sur  la  vie  à  venir.  S'il  y  avait  pour  certains 
morts  des  supplices  et  des  récompenses,  combien  la  brillante  ima- 
gination des  Grecs,  même  celle  d'Homère,  était  stérile,  lorsqu'il 
fallait  décrire  les  joies  des  champs  Élyséens  ! 

Hésiode  ne  jette  pas  sur  l'autre  vie  plus  de  clarté.  Son  poème  des 
Travaux  et  des  Jours  est  d'une  morale  très  pure  ;  le  vice  y  est 
puni,  la  vertu  récompensée,  mais  sur  cette  terre.  De  la  vie  d'outre- 
tombe  il  ne  s'occupe  pas,  si  ce  n'est  en  quelques  vers  pour  les  hé- 


612  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

ros  du  quatrième  âge  qui  jouissent  en  paLx  du  bonheur  dans  les 
îles  Fortunées,  sur  les  bords  du  profond  océan.  Ils  cueillent  trois 
fois  par  an  des  fruits  doux  comme  le  miel  sur  des  arbres  toujours 
en  fleurs.  C'est  mieux  que  l'enler  du  poète  de  Ghios,  mais  quelle 
mélancolique  demeure,  et  que  de  vides  dans  cette  existence  alan- 
guie,  où  ne  se  trouve  rien  de  ce  qui  fait  le  charme  de  la  nôtre  : 
l'effort  pour  l'action  ou  pour  la  pensée!  Deux  ou  trois  siècles  plus 
tard,  Pindare  accorda  aux  morts  quelque  chose  de  plus  :  il  leur 
envoya  un  rayon  de  la  gloire  humaine.  «  Va,  Écho,  va  porter  par- 
delà  les  sombres  murs  de  Proserpine,  aux  pères  des  vainqueurs  de 
Delphes  et  d'Olympie,  la  nouvelle  des  victoires  de  leurs  fils.  »  Et 
ailleurs  :  «  Il  faut  donner  aux  morts  une  part  de  gloire  ;  la  pous- 
sière qui  les  recouvre  n'arrête  pas  le  bruit  des  exploits  accomplis 
par  leur  race.  » 

Cette  religion,  reflet  de  l'ancien  état  social,  dispense  parcimo- 
nieusement l'immortalité  ;  elle  la  promet  seulement  aux  héros  ;  pour 
la  foule,  elle  ne  doit  compter  que  sur  les  biens  et  les  maux  d'ici- 
bas.  Ceux  qu'on  voit  aux  enfers  récompensés  ou  punis  sont,  comme 
Tantale  et  Sisyphe,  des  rois  qui  avaient  offensé  les  dieux  ou  des 
chefs  à  qui  leur  naissance  et  de  glorieux  exploits  avaient  valu  le  pri- 
vilège de  goûter  les  tristes  plaisirs  de  la  seconde  existence.  Pin- 
dare n'ouvre  ses  champs  Élyséens  qu'aux  puissans  ou  aux  victo- 
rieux qui  ont  eu  dans  les  veines  quelques  gouttes  du  sang  divin, 
et  il  ne  s'inquiète  pas  plus  qu'Homère  des  petits  et  des  humbles. 
La  persévérance  de  ce  sentiment  fait  comprendre  la  longue  durée 
du  pouvoir  des  Eupatrides,  descendans  des  dieux  ou  des  héros,  et 
la  violence  des  luttes  qui  éclateront  entre  les  deux  partis  que  Théo- 
gnis  appellera  le  parti  «  des  bons  »  et  celui  «  des  mauvais.  »  En 
parlant  ainsi,  le  poète  aristocratique  de  Mégare  prononçait  des  pa- 
roles de  haine  et  de  division  ;  mais  dans  l'Ilellade  des  anciens  jours, 
prévalait  un  sentiment  contraire,  celui  qui  se  forme  naturellement 
dans  les  sociétés  barbares  où,  l'autorité  publique  étant  faible,  l'union 
dans  la  tribu  doit  être  forte.  Un  lien  de  solidarité  attachait  alors  les 
uns  aux  autres  tous  les  membres  d'une  môme  famille,  d'une  même 
cité.  On  croyait  que  les  fils  étaient  punis  ou  récompensés  jusqu'à 
la  troisième  génération  pour  les  fautes  ou  les  vertus  des  pères,  les 
peuples  pour  les  rois,  les  rois  pour  les  peuples  ;  qu'un  crime  indi- 
viduel attirait  la  famine  ou  la  peste,  et  que  la  piété  les  éloignait  ; 
croyance  précieuse,  à  défaut  d'un  mobile  plus  énergique,  et  frein 
puissaîit  pour  la  famille  et  la  cité.  L'histoire  des  Alcmôonides  en 
montrera  l'importance  politique. 

«  Quand  les  hommes,  dit  Homère,  au  mépris  des  lois  de  Jupi- 
ter, violent  la  justice  dans  les  places  j)ubliques  et  la  font  esclave  de 
leurs  passions,  le  dieu  irrité  déchatne  les  tcm])êtes  sous  lesquelles 


ÉTUDE  d'histoire  religiecse.  613 

la  terre  gérait.  Les  fleuves,  ministres  de  sa  colère,  débordent;  les 
torrens  arrachent  des  montagnes,  arbres  et  rochers,  et  les  champs 
du  laboureur  ne  sont  plus  que  misère  et  désolation.  »  Hésiode  dit 
mieux  encore  :  «  0  Perses,  écoute  la  Justice...  Couverte  d'un  nuage, 
elle  suit  les  peuples  pour  châtier  les  méchans...  La  cité  qui  l'ho- 
nore prospère  ;  la  paix  nourricière  l'habite,  car  Jupiter  qui  voit  tout 
n'envoie  jamais  la  guerre  impitoyable  ni  la  famine  au  milieu  des 
hommes  justes.  Pour  eux,  la  terre  porte  de  riches  moissons;  le 
chêne  donne  ses  fruits,  les  brebis  leur  toison  pesante,  et  les  femmes 
des  fils  semblables  à  leurs  pères.  Mais  souvent  une  ville  tout  en- 
tière est  punie  à  cause  d'un  seul  méchant  qui  machine  de  criminels 
projets.  Du  haut  du  ciel,  le  fils  de  Saturne  lance  sur  eux  un  double 
fléau,  la  peste  et  la  famine  ;  et  les  peuples  périssent,  les  femmes 
n'enfantent  plus,  les  familles  décroissent.  Ou  bien  il  détruit  leur 
vaste  armée,  renverse  leurs  murailles,  et  se  venge  sur  leurs  navires, 
qu'il  engloutit  dans  la  mer.  0  rois  !  vous  aussi,  songez  à  ces  ven- 
geances; car  trente  mille  génies,  ministres  de  Jupiter,  ont  les  yeux 
ouverts  sur  les  actions  des  hommes  et  parcourent  incessamment 
la  terre  ;  la  Justice,  vierge  immortelle,  est  assise  à  côté  du  maître 
des  dieux.  » 

Ainsi,  selon  la  croyance  à  l'expiation,  la  famille  répond  pour  l'in- 
dividu, la  cité  pour  le  citoyen. 

La  même  pensée  se  trouve  trois  siècles  plus  tard  dans  Eschyle  et 
dans  Hérodote.  La  Pythie,  consultée  sur  un  dépôt  qu'un  Spartiate 
voulait  nier,  lui  répond  :  «  Songe  que  du  serment  naît  un  fils  sans 
nom,  sans  mains,  sans  pieds,  qui  d'un  vol  rapide  fond  sur  l'homme 
parjure  et  ne  le  quitte  point  qu'il  ne  l'ait  détruit,  lui,  sa  maison  et 
sa  race  entière  ;  au  lieu  qu'on  voit  prospérer  les  descendans  de 
celui  qui  a  religieusement  observé  la  parole.  »  Toute  la  poésie  dra- 
matique d'Athènes  montrera  le  crime  suivi  de  l'expiation.  «  La  jus- 
tice, s'écrie  Selon,  finit  toujours  par  triompher  ;  »  aux  derniers  jours 
de  l'hellénisme,  Plutarque  écrira  encore  un  traité  fameux  sur  les 
Délais  de  la  justice  divine.  Si  donc  les  Grecs  n'avaient,  comme  les 
anciens  Juifs,  qu'une  idée  vague  et  confuse  de  l'autre  vie,  ils 
croyaient  à  l'intervention  du  ciel  dans  la  vie  présente,  et  cette 
croyance  à  la  responsabilité  personnelle  ou  héréditaire,  si  l'on  ne 
considère  que  l'influence  morale,  rendait  l'autre  moins  nécessaire, 
car,  bien  acceptée,  elle  ferait  comprendre  qu'un  lien  d'étroite  soli- 
darité attache  les  uns  aux  autres  les  membres  de  toute  association 
civile  ou  naturelle.  La  science  moderne  n'a-t-elle  pas  reconnu  que 
beaucoup  de  choses  s'expliquent  pour  les  individus  par  l'hérédité 
physique  ou  morale  et,  pour  les  sociétés,  par  le  passé  de  fautes  ou 
de  gloire  qu'elles  traînent  derrière  elles? 


614  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

Lorsque  Gréon  reproche  k  Antigone  d'avoir  violé  son  ordre  royal 
qni  interdisait  d'accomplir  pour  Polynice  les  cérémonies  funèbres, 
la  noble  fille  répond  au  tyran  en  invoquant  «  ces  lois  éternellement 
vivantes,  qu'aucune  main  n'a  écrites,  mais  que  les  dieux  et  la  Jus- 
tice, leur  compagne,  ont  gravées  au  cœur  de  tous  les  hommes.  » 
C'est  le  cri  de  la  conscience  que  révolte  l'iniquité,  et  ce  cri,  les 
persécutés  de  tous  les  temps  l'ont  jeté  à  la  face  des  persécuteurs. 
Aux  anciens  jours,  nul  ne  pensait  à  cette  opposition  entre  la  loi 
naturelle  et  la  loi  civile,  dont  les  résultats  marquent  le  mouvement 
de  la  civilisation,  et,  tout  en  répétant  les  histoires  légères  qui  cou- 
raient sur  la  plupart  des  divinités,  comme  pour  justifier,  aux  yeux 
des  Grecs,  leurs  propres  faiblesses,  on  avait  la  crainte  des^ dieux, 
vengeurs  de  l'injustice,  et,  si  l'on  violait  un  serment  prêté  avec  les 
imprécations  solennelles,  on  redoutait  les  Érinnyes,  gardiennes  des 
lois  morales.  Le  dieu  même  qui  manquait  à  son  serment,  après 
avoir  juré  par  le  Styx  et  les  divinités  infernales,  était  exclu  de 
l'Olympe  pour  neuf  années.  Le  serment,  si  fortement  consacré 
par  la  religion,  sera  aussi  le  lien,  longtemps  respecté,  de  la  so- 
ciété civile  et  politique. 

Cependant,  il  faut  dire  qu'avec  les  dieux  de  la  Grèce  et  avec  la 
morale  célébrée  par  les  poètes,  il  est  aussi  des  accommodemens. 
Apollon,  qui  fait  tuer  Clytemnestre  par  son  fils,  recommande  à 
Oreste  d'employer  le  mensonge  et  la  ruse  contre  les  meurtriers 
d'Agamemnon.  Aussi  trouve-t-on  dans  Homère  les  deux  représen- 
tans  du  génie  grec  :  pour  l'héroïsme,  Achille,  à  qui  rien  ni  per- 
sonne ne  résiste  et  qui  hait  le  mensonge  «  autant  que  les  portes 
de  l'enfer  ;  »  pour  l'adresse  et  la  subtilité,  qui  tournent  tous  les 
obstacles,  Ulysse,  le  fils  de  Sisyphe,  et,  comme  lui,  le  grand  ti'om- 
peur. 

YIÏ. 

L'espérance  dans  la  protection  des  esprits  ou  des  dieux  a  été 
pai'tout  l'origine  du  culte.  Los  Grecs  ont  cru,  comme  les  autres 
peuples,  qu'ils  pouvaient  jipaiser  ou  séduire  leurs  divinités  par  de 
pieuses  offrandes  et  des  prières,  par  des  vœux  et  dos  sacrifices; 
quelquefois,  dans  les  anciens  temps,  par  des  sacrifices  humains. 
Si  l'odeur  des  victimes  brûlées  sur  les  autels  était  pour  elles  un 
délicieux  parfum,  c'est  que  l'oblution  faite  j)ar  les  fidèles  d'une 
portion  de  leurs  biens  montrait  un  cœur  humble  et  repenti.  C'était 
aussi,  c'était  surtout  parce  que  de  nombreuses  victimes  oilVrtes  sur  le 
même  autel  flattaient  l'orgueil  du  dieu,  en  attestant  quels  honneurs 
lui  étaient  rendus  sur  la  terre.  Du  reste,  il  permettait  à  ses  adora- 


ETUDE   D  HISTOIRE  RELIGIEUSE. 


615 


teurs,  comme  un  père  débonnaii-e  à  ses  enfans,  de  s'asseoir  au  festin 
qui  lui  était  sem  et  de  partager  avec  lui  la  victime.  Un  sacrifice 
était  un  repas  sacré,  une  sorte  de  communion  religieuse  entre  le 
dieu,  les  prêtres  et  les  fidèles.  Ceux-ci,  pour  faire  honneur  au  dieu, 
consommaient  le  plus  possible  de  viandes  saintes,  de  gâteaux  sa- 
crés et  de  vin  ayant  servi  aux  libations.  MeO-Je-.v,  dit  Aristote,  signi- 
fiait d'abord  boire  après  le  sacrifice  ;  les  pieux  excès,  si  souvent 
renouvelés,  lui  valurent  le  sens  de  s'enivrer. 

Le  sacrifice  le  plus  complet,  mais  le  plus  rare,  était  l'holocauste, 
où  la  victime  réservée  au  dieu  seul  était  brûlée  tout  entière  ;  le 
plus  solennel,  l'hécatombe  ;  le  plus  effic^e,  celui  où  avait  coulé  le 
sang  le  plus  précieux,  comme  dans  l'immolation  dlphi^énie,  la 
vier^ie  fille  du  roi  des  rois.  Le  pauvTe  qui  n'avait  pas  de  victimes 
offrait  de  petites  images  en  pâte,  et  ce  sacrifice  n'était  pas  le  moins 
bien  reçu.  Apollon  surtout  exerçait  sur  ses  fidèles  une  action  mo- 
rale. Un  riche  Thessalien  immole  à  Delphes  cent  bœufs  aux  cornes 
dorées,  tandis  qu'un  pauvre  citoyen  d'Hermion*  s'approche  de  Tau- 
tel  et  y  jette  une  poignée  de  farine.  «  Des  deux  sacrifices,  dit  la 
Pythie,  le  dernier  est  de  beaucoup  le  plus  agréable  au  dieu.  »  Les 
philosophes  des  derniers  temps  parleront  ainsi  et  ne  tiendi'ont  nul 
compte  de  l'ostentation  des  sacrifices  fastueux.  Mais,  avant  eux, 
Euripide  avait  écrit  :  «  Des  hommes  apportent  au  temple  de  ché- 
tîves  offrandes  et  ils  sont  peut-être  plus  religieux  que  ceux  qui  im- 
molent de  grasses  victimes.  »  La  Grèce,  qui,  dans  son  premier  âge, 
croyait  que  les  grands  seuls  étaient  écoutés  des  dieux,  ouvrira 
donc,  dans  le  temps  de  sa  maturité,  les  temples  et  le  ciel  à  l'indi- 
gent obscur.  Cette  révolution  morale  correspondra  à  la  révolution 
politique  qui  donnera  des  droits  à  ceux  qui,  aux  première  jours, 
n'en  avaient  pas. 

Les  offrandes  devaient  être  pures,  les  victimes  parfaites,  le  prêtre 
ne  pas  avoir  un  défaut  dans  son  corps,  le  suppliant  une  pensée 
mauvaise  dans  son  esprit,  et  l'on  ne  s'approchait  des  autels  qu'après 
s'être  purifié  par  l'eau,  symbole  de  la  purification  morale.  A  la 
porte  du  temple  se  tenait  un  prêtre  qui  répandait  reao  lustrale 
sur  les  mains  et  la  tête  des  fidèles  ;  quelquefois  même  on  recou- 
rait à  une  sorte  de  baptême  par  immersion.  Dans  toutes  les  reli- 
gions, la  purification  est  l'acte  nécessaire  pour  approcher  du  dieu. 
«  Mais,  dira  la  Pythie,  si,  pour  purifier  l'homme  de  bien,  une 
goutte  de  cette  eau  suffit  ;  pour  le  méchant,  l'océan  tout  entier  ne 
sufiBrait  pas  ;  »  et  les  prêtres  d'Esculape,  à  Épidaure,  avaient  écrit 
sur  son  temple  :  r  Ce  sont  les  pensées  saintes  qui  font  la  pureté  vé- 
ritable. » 

Pour  expier  un  meurtre,  même  involontaire,  il  fallait  des  purifi- 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cations  solennelles.  La  légende  en  imposait  à  Apollon  après  qu'il 
eut  tué  le  serpent  Python  et  percé  les  Gyclopes  de  ses  flèches.  Un 
meurtrier  se  présente  à  Delphes,  l'oracle  le  repousse  et  lui  impose, 
comme  pénitence  publique,  d'aller,  dans  un  temple  du  cap  Ténare, 
se  soumettre  aux  cérémonies  expiatoires.  Les  villes  mêmes,  afin 
d'éloigner  un  fléau  ou  de  conjurer  la  colère  d'un  dieu,  devaient 
être  purifiées  ;  ainsi  Athènes  le  sera  par  Épiménide,  et  Délos  par 
les  Athéniens. 

Un  rite  plus  singulier  se  pratiquait  à  Samothrace.  Les  Cabires 
obligeaient  le  suppliant  à  se  confesser  d'abord  à  leurs  prêtres. 
Même  exigence  à  Delphes  :  le  coupable  devait  avouer  son  crime  au 
prêtre  d'Apollon  et  promettre  le  repentir. 

Sur  un  point  de  la  Grèce  subsistait  un  reste  de  l'ascétisme  indien. 
Dans  une  invocation  à  Zeus,  «  qui  habite  la  froide  Dodone,  »  Achille 
parle  des  Selles ,  «  ses  interprètes ,  qui  couchent  sur  la  terre  nue 
et  dont  l'eau  ne  lave  jamais  les  pieds.  »  Mais  les  Grecs  n'attachaient 
aucun  mérite  à  ces  privations.  Ils  voulaient  bien  prier  les  dieux  et 
leur  faire  des  offrandes  ;  ils  n'entendaient  pas  leur  sacrifier  les  joies 
de  la  vie. 

Ces  dieux,  nés  de  la  terre,  passaient  pour  rester  en  communica- 
tion constante  avec  les  hommes.  A  chaque  instant,  des  signes  se 
montraient  dans  l'air,  dans  le  corps  des  victimes,  et  des  oracles 
parlaient  dans  tous  les  temples.  Deux  aigles  planant  sur  l'assemblée 
que  Télémaque  avait  convoquée  dans  Ithaque  et  se  déchirant  le 
cou  avec  leurs  ongles,  prédirent  aux  prétendans  le  sort  qui  les 
attendait.  Les  entrailles  des  victimes,  dont  un  défaut  de  confor- 
mation était  un  signe  funeste,  la  direction  de  la  flamme  et  de  la 
fumée  du  sacrifice,  le  vol  des  oiseaux,  surtout  de  ceux,  messagers 
célestes,  qui,  descendant  des  hauteurs  de  l'atmosphère,  semblaient 
en  rapporter  des  ordres  suprêmes,  l'éclair  qui  déchire  le  ciel,  les 
songes  envoyés  par  Jupiter,  des  sons  inattendus,  des  rencontres 
fortuites  d'hommes  et  d'animaux,  des  mots  prononcés  au  hasard, 
car  le  hasard  était  la  volonté  divine,  révélaient  aussi  l'avenir.  Des 
devins  interprétaient  les  présages  et  les  prêtres  faisaient  parler  les 
dieux.  Il  y  avait  donc  comme  un  dialogue  continuel  entre  le  ciel  et 
la  terre.  Mais  le  Grec  ne  courbait  pas  sa  volonté,  ainsi  que  fera  le 
Romain,  devant  tous  les  signes  que  l'aruspice  interprétait.  Polyda- 
nias,  pour  détourner  les  Troyens  d'atluquer  les  vaisseaux  des  Grecs, 
leur  annonce  un  signe  funeste  :  un  aigle  au  vol  altier  planait  à 
gauche,  tenant  dans  ses  serres  un  dragon  couleur  de  sang  qu'il 
laissa  tomber  avant  d'avoir  atteint  son  aire  et  nourri  ses  aiglons  de 
cette  proie  vivante.  Hector  lui  r«''pond  avec  un  dédain  superbe  et 
un  vers  héroïque  :  «  Je  ne  m'inquiète  point  si  des  oiseaux  volent  à 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  617 

ma  droite  du  côté  de  l'aurore  et  du  soleil,  ou  à  ma  gauche  vers  les 
ténèbres  immenses  ;  le  meilleur  des  augures  est  le  combat  pour  la 
patrie.  » 

Le  temple,  celui  du  moins  des  âges  postérieurs,  se  composait 
d'une  vaste  enceinte  limitant  le  terrain  sacré,  et  que  ne  devaient 
jamais  franchir  ceux  à  qui  il  était  interdit  de  participer  aux  sacri- 
fices communs.  Au  centre,  s'élevait  sur  une  solide  assise,  le  sanc- 
tuaire véritable,  la  rellu  tournée  vers  l'Orient,  qui  renfermait  l'image 
du  dieu  et  souvent  celles  des  divinités  ou  des  héros  que  le  dieu 
principal  consentait  à  admettre  dans  sa  demeure,  ainsi  que,  dans 
nos  églises,  des  saints  ont  des  chapelles  particulières.  Près  de 
la  porte,  le  vase  renfermant  l'eau  lustrale  que  l'on  conservait  pure 
en  y  jetant  du  sel  ;  sous  le  parvis,  ou  au  bas  des  degrés  qui  faisaient 
le  tour  de  l'édifice,  l'autel  qui,  dans  l'origine,  n'était  qu'un  tertre 
ou  un  monceau  de  pierres,  et  qui  plus  tard  fut  une  table  de  marbre 
entourée  de  guirlandes  de  fleurs  et  décorée  de  bas-reliefs.  A  Olym- 
pie,  on  ramassait  chaque  jour  les  cendres  des  victimes,  on  les  gar- 
dait avec  soin,  et  au  bout  de  l'an,  après  les  avoir  délayées  avec 
de  l'eau  puisée  dans  l'Âlphée,  on  en  enduisait  le  grand  autel,  qui 
prit  ainsi  des  proportions  énormes.  Quand  Pausanias  le  vit,  il  avait 
cent  vingt-cinq  pieds  de  circonférence,  et  vingt-deux  de  hauteur. 
L'autel  d'Apollon  Spodias,  à  Thèbes,  était  également  fait  de  la  cendre 
des  victimes. 

A  l'intérieur  des  temples  étaient  suspendues  les  offrandes  des 
citoyens,  des  villes  et  des  rois,  nombre  aussi  d'ex-voto,  en  recon- 
naissance d'une  guérison  miraculeuse  ou  d'un  salut  inespéré. 
Souvent  l'État  et  les  particuliers  mettaient  sous  la  garde  du  dieu, 
à  côté  des  richesses  du  temple,  le  trésor  public  ou  leur  fortune 
privée. 

Au  nombre  des  plus  précieux  objets  étaient  les  reliques  des 
héros  :  à  Olympie,  l'épaule  de  Pélops,  dont  le  contact  guérissait 
certaines  maladies;  à  Tégée,  les  ossemens  d'Oreste,  qui  donnè- 
rent aux  Tégéates  la  victoire  tant  qu'ils  surent  les  garder.  Lors- 
qu'ils les  eurent  perdus  par  la  fraude  pieuse  de  Lichas,  il  leur  resta 
les  cheveux  de  Méduse,  qui,  placés  sur  les  murs,  suffisaient  à 
mettre  en  fuite  l'armée  ennemie  ;  l'orteil  de  Pyrrhus  faisait  aussi 
merveille. 

Les  statues  des  dieux  devaient,  pour  le  moins,  posséder  autant 
de  vertus  que  les  reliques  des  héros.  Elles  en  avaient  de  particu- 
lières :  Tune  guérissait  les  rhumes,  l'autre  la  goutte.  L'image 
d'Hercule  à  Erythrée  avait  rendu  la  vue  un  aveugle,  et,  à  Trézène, 
la  massue  du  héros  tombée  à  terre  était  devenue  un  magnifique 
oliner  sauvage.  Plus  souvent,  les  simulacres  se  couvraient  de  sueur, 


618  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

agitaient  les  bras,  les  yeux,  leurs  armes;  c'étaient  de  grands  signes. 
Dans  ces  temples,  foyers  de  la  superstition  populaire,  tout  s'ani- 
mait et  parlait  ;  il  y  avait  même  des  miracles  périodiques  :  à  Ân- 
dros,  le  jour  de  la  fête  de  Bacchus,  l'eau  se  changeait  en  vin. 

Instrumens  dociles  ou  acteurs  intéressés  de  ces  merveilles,  à  la 
fois  complices  des  fraudes  pieuses  et  adorateurs  convaincus  des  mi- 
racles qu'ils  opéraient,  les  prêtres  gagnaient,  à  faire  parler  les  dieux, 
de  la  considération  et  du  bien-être.  11  recevaient  leur  part  des  vic- 
times, quantités  d'offrandes,  soit  en  objets  précieux  pour  la  décora- 
tion du  temple  ou  de  la  statue  d'un  dieu,  soit  en  terres  dont  le  pro- 
duit leur  appartenait,  sous  la  surveillance  d'un  conseil  de  fabrique 
et  sous  la  condition  d'employer  ces  revenus  à  l'entretien  du  sanc- 
tuaire et  aux  dépenses  du  culte.  Delphes  avait  des  domaines  aussi 
grands  qu'une  province.  L'Athénien  Nicias  donna,  un  jour,  au  temple 
de  Délos  un  palmier  de  bronze  pour  le  dieu  et  une  terre  de  dix 
mille  drachmes  pour  les  prêtres,  qui  s'obligèrent,  en  retour,  à  cé- 
lébrer chaque  année  un  festin  sacré  en  son  honneur  et  à  prier  pour 
lui  :  on  dirait  une  de  nos  fondations  de  messe  perpétuelle.  Diodore 
de  Sicile  parle  d'un  temple  dont  les  prêtres  nourrissaient  trois  mille 
bœufs  dans  leurs  prairies.  Des  esclaves  étaient  aussi  donnés  aux 
dieux  ;  ils  devenaient  alors  hiérodules,  ou  serviteurs  du  temple,  et 
cette  condition  leur  assurait  un  sort  préférable  même  à  celui  de 
l'affranchi  :  peu  de  travail,  grasse  nourriture  et  aucun  souci  d'ave- 
nir. 

«  L'autel  des  dieux,  dit  Euripide,  est  le  refuge  commun.  » 
Avant  lui,  Eschyle  avait  écrit  de  son  style  énergique  :  «  L'autel 
vaut  mieux  qu'un  rempart;  c'est  une  armure  impénétrable.  »  Les 
temples  avaient  donc,  ainsi  que  nos  églises  du  moyen  âge,  le 
droit  d'asile.  S'ils  se  fermaient  devant  l'excommunié,  ils  s'ouvraient, 
par  une  touchante  exception,  pour  le  suppli<mt.  Celui  qui  portait 
les  bandelettes  de  laine  ou  les  rameaux  verts,  signes  du  malheur  et 
de  l'invocation  adressée  à  la  protection  divine,  avait  toujours  le 
droit  de  les  déposer  sur  l'autel ,  près  duquel  il  s'asseyait  lui- 
môme,  sous  l'œil  et  la  main  du  dieu.  Pour  lui,  les  bois  sacrés  où 
le  prêtre  seul  avait  droit  d'entrer  devenaient  une  retraite  invio- 
lable. Parfois,  la  protection  de  l'asile  le  suivait  hors  du  temple,  et 
le  débiteur,  l'esclave  réfugiés  dans  l'enceinte  sacrée,  y  laissaient, 
en  sortant,  l'un  sa  dette,  l'autre  sa  servitude.  «  Il  sus|)endait  ses 
chaînes,  dit  Pausanias,  aux  arbres  du  bois  sacré,  et  il  était  affran- 
chi d'esclavage.  »  Ailleurs  le  maître  était  forcé  de  composer  avec 
lui. 

Nombre  d'amendes  étaient  j)rononcées  au  profit  des  dieux  ;  elles 
allaient,  avec  la  dlme  du  butin  et,  chez  quelques  peuples,  avec 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  619 

celle  des  fruits  de  la  terre,  grossir  le  trésor  des  temples.  Au  v*  siècle, 
celui  de  Minerve  à  Athènes  recevra  un  soixantième  des  tribus  des 
alliés,  soit  chaque  année  dix  talens.  Aussi  les  temples  seront-ils 
assez  riches  pour  faire  la  banque  en  prêtant  à  gros  intérêts  (1).  On  ne 
voit  pas  cependant  que  le  sacerdoce  païen  ait  jamais  eu  à  son  usage 
privé  des  biens  considérables  comme  notre  ancienne  Eglise.  Les 
prêtres  étant,  dans  la  vie  ordinaire,  citoyens  ou  magistrats  et 
pontifes  seulement  à  l'autel  de  leurs  dieux,  les  biens  restai^iit 
attachés  au  temple  sous  une  administration  séculière  (2)  et  ser- 
vaient de  ressource  à  l'état  dans  les  nécessités  publiques,  au  lieu 
de  devenir  la  propiiété  d'une  caste  sacerdotale,  qui  n'exista  jamais 
en  Grèce. 

(1)  Une  grande  ioscriptiou  du  milieu  du  v®  siècle,  trouvée  en  ces  derniers  temps 
à  Eleusis,  est  un  décret  du  peuple  athénien,  qui  règle  o  xaxà  Ta  irâ-ï(;'.a  xai  tr.v  [iovTstatv 
lïjv  EX  AeXçwv,  »  que  les  Athéniens  et  leurs  alliés  offriront  aux  dieux  d'Eleusis  i/6  pour 
cent  médimnes  d'orge  récolté,  4/12  pour  cent  médimnes  de  blé.  «  Si  quelqu'un  récoite 
annuellement  plus  ou  moins,  qu'il  oflfi'e  les  prémices  en  proportion.  »  Le  décret  ajoute 
que  l'hiérophante  et  le  dadouque,  lors  des  mjstères,  inviteront  les  autres  cités  hellé- 
niques à  envoyer  aussi  les  prémices  de  leurs  récoltes  et  que  le  conseil  d'Eleusis  fera 
porter  partout  cette  invitation.  Ces  orges  et  fromens,  gardés  dans  des  silos,  étaient 
successivement  vendus,  et,  avec  le  produit,  on  achetait  des  victimes  pour  les  déesses 
et  des  offrandes  pour  leur  temple.  L'inscription  se  termine  par  l'annonce  d'un  autre 
décret  anr  les  prémices  de  l'huile.  On  voit  que  le  temple  d'Eleusis  était  bien  rente, 
puisque  les  jrremicas  auxquelles  il  avait  droit  dépassaient  la  dime  que  notre  ancien 
clergé  prélevait  sur  les  récoltes;  mais  on  avait  eu  soin  de  fixer  quelle  serait  sur  ce 
revenu  la  part  prélevé  par  les  prêtres  et  les  prêtresses,  ce  qui  ne  se  faisait  pas  dans  nos 
églises  et  nos  couvens.  (Cf.  Foucart,  Inscription  d'Eleusis  et  BulL  de  corresp.  hellén., 
t.  IV,  p.  22.1,  et  t.  vm,  p.  19i.) 

(2)  A  Athènes,  l'administration  des  biens  de  âiinerve  était  régie  par  dis.  trésoriers 
annuellement  élus,  un  par  tribu.  Ils  dressaient  l'inventaire  des  richesses  du  temple 
en  or,  argent,  étoffes  précieuses  et  tout  ce  qu'on  appelait  le  xotjxo;  de  la  déesse,  et  ils 
le  remettaient  à  leui*s  successeurs  en  séance  du  conseil  des  Cinq-Cents.  Les  statues 
les  plus  anciennes  et  souvent  les  plus  vénéi-ées  étaient  informes;  on  les  couvrait  de 
bijoQx,  de  tuniques,  de  voiles,  de  bandelettes,  et  leur  toilette  était  fréquemment  chan- 
gée. Aussi  le  vestiaire  d'une  déesse  était  très  encombré.  L'inventaire  du  temple  de 
Junon,  à  Samos,  qui  nous  reste,  est  fort  long  et  très  curieux.  (Voyez  Cari  Curtius 
Inschriften,  n°  6,  et  Foucart,  les  Clérotiquies,  p.  387  et  suiv*)  Des  monnaies  de  Samos 
montrent  que  l'usage  de  costumer  ainsi  la  vieille  statue  de  bois  qui  représentait 
Héra  durait  encore  sous  l'empire  romain.  Cet  usage,  qai  existe  toujours  dans  l'Inde 
(Monier  Williams,  Religious  thought  in  IndiOj  p.  14Î  et  suiv.),  était  pratiqué  pour 
toutes  les  divinités,  comme  il  l'est  encore  pour  les  nôtres.  Apulée,  Met.,  11,  repré- 
sente Isis  ayant  sur  la  tête  une  couronne  de  fleurs  et  un  nimbe  lumineux,  vêtue 
d'une  robe  à  couleurs  changeantes  et  d'un  manteau  noir  semé  d'étoiles,  et  on  a  les 
inscriptions  d'une  Ornatrix  Dianœ,  Murât,  104,  4,  et,  à  riimes,  d'une  ornatrix  fan*. 
{Beviie  épigraphique  du  midi  de  la  France,  18S5,  a°  3G,  p.  Ii9.)  Ce  n'était  pas  la 
déesse  seule  que  ses  fidèles  couvraient  de  voiles  magnifiques.  Tout  autour  d'elle  et 
au-dessus  de  sa  tète  étaient  suspendues  des  tapisseries  richement  brodées.  (Voyez  le 
curieux  livre  de  M.  de  Ronchaud  :  ta  Tapisserie  dans  Vantiquité;  U  Peplos  d'Athmé  ; 
la  Décoration  intérieure  du  Parthénon,  1884. 


620  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Certaines  familles,  à  cause  des  légendes  forraées  autour  de  leur 
nom,  possédaient  bien  des  sacerdoces  héréditaires,  ceux  des  dieux 
et  des  héros  regardés  comme  les  auteurs  de  leur  race,  ou  dont  elles 
avaient  apporté  le  culte  dans  la  cité.  Mais  cette  hérédité  religieuse, 
qui  aux  anciens  jours  avait  fait  leur  puissance,  ne  leur  valut,  dans 
l'époque  historique,  que  des  honneurs  et  ne  les  affranchit  d'aucun 
des  devoirs  du  citoyen.  Gardiens  de  la  divinité,  de  son  temple,  de 
de  ses  trésors  et  des  traditions  de  son  culte,  les  prêtres  n'étaient 
que  des  fonctionnaires  religieux.  Ils  guidaient  les  citoyens  dans 
l'accomplissement  des  rites  et  ils  repoussaient  de  l'autel  national 
l'étranger  qui  n'avait  pas  le  droit  de  sacrifier  aux  divinités  po- 
Hades. 

Une  autre  conséquence  de  l'absence  en  Grèce  d'un  corps  sacer- 
dotal fut  qu'il  n'y  eut  pas  plus  de  dogme  pour  gêner  les  philo- 
sophes qu'il  n'y  avait  de  «  temporel  d'église  »  pour  gêmn'  l'état. 
Le  Credo  n'ayant  pas  été  mis  sous  la  garde  jalouse  d'une  classe 
intéressée  à  le  retenir  au  fond  d'un  sanctuaire,  derrière  des  portes 
d'airain,  la  Grèce  deviendra,  par  excellence,  le  pays  de  la  libre 
recherche  dans  le  domaine  de  la  pensée. 

Ce  clergé,  si  faible  politiquement,  était  cependant  armé  d'un 
droit  considérable  :  il  pouvait  exclure  un  coupable  des  sacrifices 
communs  et  appeler  la  malédiction  divine  sur  la  tête  d'un  sacri- 
lège. Debout  et  la  tête  tournée  vers  l'occident,  le  prêtre  le  mau- 
dissait en  secouant  sa  robe  sacerdotale,  comme  s'il  le  rejetait  du 
temple  et  dé  la  cité.  Mais  cette  excommunication  différait  de  la 
nôtre  en  un  point  essentiel,  elle  frappait  pour  des  actes,  non  pour 
des  croyances.  Et  comme  les  divinités  étaient  nombreuses  et  diver- 
sement honorées  dans  chaque  ville,  la  condamnation  prononcée  en 
leur  nom  n'avait  pas  le  caractère  redoutable  des  sentences  por- 
tées, au  nom  d'un  dieu  unique,  par  une  église  universelle  qui  ne 
laissait  point  de  refuge  au  condamné.  Mais  l'exconmiunication 
grecque  frappera  quelquefois  toute  une  ville,  même  un  peu])le  en- 
tier que  d'autres  peuples  feront  mettre  au  ban  de  la  Grèce.  Alors 
auront  lieu  les  longues  guerres  et  les  abominables  égorgeraeus  qui 
sont  habituels  dans  les  luttes  religieuses. 

Tels  étaient  les  traits  généraux  du  polythéisme  grec.  J'ai  déjà 
montré  le  peu  d'influence  morale  de  cette  religion,  qui  représentait 
les  dieux  comme  livrés  aux  plus  honteuses  passions,  commettant 
le  vol,  l'inceste,  l'adultère,  respirant  la  haine,  la  vengeance,  et  qui 
obscurcissait  la  notion  du  juste,  i^n  légitimant  le  mal  par  l'exemple 
de  ceux  qui  auraient  dû  être  la  personnification  du  bien.  11  fiiut 
aller  plus  loin  et  voir  en  elle  une  cause  active  de  la  démoralisa- 
tion qui  se  développa  dans  les  âges  postérieurs. 


ÉTUDE  d'histoire  religiecse.  621 

Le  fond  du  polythéisme  étant  l'adoration  des  forces  productives 
de  la  nature,  il  y  eut  toujours  dans  son  culte  des  rites  scabreux  et 
des  images  qui  devinrent  obscènes,  parce  qu'on  voulut  figurer 
par  des  symboles  matériels  les  diverses  conceptions  du  natura- 
lisme (l).  Pour  quelques-uns,  qui  dans  le  signe  extérieur  ne  voyaient 
que  l'idée,  combien  finirent  par  ne  plus  voir  que  la  représentation 
qui  plaisait  à  leurs  sens  et  qui  leur  semblait  justifier  le  désordre  en 
le  divinisant  !  Aussi  Aristote  dira-t-il  :  «  Il  ne  doit  être  permis  qu'aux 
pères  de  famille  de  célébrer  les  rites  où  la  pudeur  des  enfans  serait 
compromise,  et  il  sera  défendu  à  ceux-ci  d'assister  aux  représen- 
tations des  comédies  et  des  drames  satiriques  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  l'âge  nécessaire  pour  se  préserver  eux-mêmes  des  mauvaises 
influences.  Ces  légendes  des  dieux,  toutes  remplies  de  leurs  amours, 
forcèrent  la  piété  et  la  poésie  à  s'arrêter  avec  complaisance  sur  des 
détails  voluptueux  et  impurs,  dont  le  moindre  mal  fut  de  priver  les 
Grecs  d'une  des  grâces  les  plus  charmantes  de  l'art,  de  la  pen- 
sée et  du  sentiment,  la  pudeur.  Les  adorateurs  de  Vénus  n'ont 
guère  connu  l'amour  chaste,  et  leurs  poètes  n'ont  chanté  que 
le  plaisir.  Alors,  il  arriva  par  le  développement  parallèle,  mais  en 
sens  contraire  des  légendes  divines  et  de  la  raison  humaine,  que 
le  polythéisme  tomba  à  cette  condition,  mortelle  pour  un  culte, 
que  la  religion  fut  d'un  côté  et  la  morale  de  l'autre;  car  les  idées 
religieuses  sont  transitoires  et  changeantes  comme  toutes  les  con- 
ceptions de  l'esprit,  au  contraire  des  instincts  moraux,  qui  sont 
éternels,  comme  l'humanité,  et  qui  se  développent  à  mesure  que 
la  conscience  de  l'homme  s'élève  et  s'épure.  La  lutte  entre  ces  deux 
forces,  quand  elle  éclate,  est  nécessairement  fatale  à  la  première. 

Une  dernière  remarque.  La  vie  religieuse  de  la  Grèce  a  été  un 
culte  d'intérêt  et  ne  fut  jamais  un  culte  d'amour.  Comme  il  fallait 
aux  ombres  des  morts  goûter  au  sang  d'un  sacrifice  pour  retrouver 
une  vie  d'un  moment,  les  dieux  étaient  supposés  avoir  besoin  de 
victimes  et  d'honneurs  pour  conserver  leur  rang  dans  l'Olympe  et 

(1)  Voyez,  dans  les  Acharniens  d'Aristophane,  le  sacrifice  de  Dicéopolis  à  Bacchus, 
V.  245  et  suiv-,  et  dans  Origène  (adv.  Celsum,  iv,  48),  les  paroles  de  Chn'sippe  au 
sujet  de  l'union  de  Jupiter  et  de  Junon.  Aristote,  dans  la  Politique,  vui,  4,  deman- 
dait qu'on  proscrivît  les  peintures  et  les  représentations  obscènes;  il  était  cependant 
forcé  d'accorder  lui-même  quelques  exceptions,  et  les  vases  peints,  les  figures  et  les 
traditions  qui  nous  restent  de  l'antiquité  montrent  combien  peu  il  fut  écouté.  On  sait 
que  les  courtisanes  de  Corinthe  avaient  des  fonctions  publiques  et  religieuses  :  elles 
étaient  chargées  d'offrir  à  Vénus  les  vœui  des  habitans.  (Alhén.,  xiii,  32.)  Et  le  diea 
sévère  de  Delphes  acceptait,  dans  son  temple,  les  offrandes  des  courtisanes  (Hérod..  ii, 
135);  Pausanias,  qui  n'en  rougit  pas,  vit  près  du  grand  autel  une  statue  dorée  de 
•  Phryné  la  Thespienne,  b  commandée  par  ses  amans  et  exécutée  par  un  d'entre 
eux,  Praxitèle  {Paus.,  x,  14,  7). 


622  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

leur  crédit  parmi  les  hommes.  Aussi  étaient-ils  favorables  aux  cités 
qui  célébraient  pour  eux  les  fêtes  les  plus  magnifiques;  mais,  parmi 
les  dons  que  leur  accordaient  les  hommes,  n'était  point  la  bonté,  qui 
a  conquis  le  monde  à  un  autre  dieu.  De  son  côté,  le  suppliant  leur 
demandait  pour  sa  vie  terrestre,  en  retour  de  ses  dévotions»  des 
biens  solides  ;  de  soi  te  que  les  pompes  religieuses  cachaient  un 
marché  :  «  Donne  et  tu  recevras.  »  Dans  Homère,  Ghrysès  exige 
qu'Apollon  le  défende,  parce  qu'il  lui  a  sacrifié  beaucoup  de  gras 
taureaux;  et,  pour  se  venger  d'OEnoe,  qui  négligeait  son  autel, 
Diane  envoya  dans  son  royaume  le  sanglier  farouche  qui  dévasta 
les  campagnes  «  de  la  riante  Calydon.  »  Eschyle  exprime  donc  le 
sentiment  qui  était  au  fond  de  tous  les  cœurs,  lorsqu'il  met  cette 
prière  dans  la  bouche  du  roi  thébain  que  menacent  de  puissans  en- 
nemis :  «  0  dieux  qui  habitez  parmi  nous,  si  vous  donnez  le  suc- 
cès à  nos  armes,  si  notre  villeest  sauvée,  j'arroserai  vos  autels  du 
sang  des  brebis  et  des  taureaux.  »  Rome  pensera  de  même  :  elle 
promettra  à  Jupiter  des  jeux  magnifiques,  à  condition  qu'il  la  fasse 
triompher  du  roi  de  Macédoine.  Les  Grecs  n'ont  pas  eu  pour  leurs 
dieux  un  respect  filial;  ils  les  honoraient  par  crainte,  les  sachant 
envieux  de  toute  prospérité  humaine,  et  jamais  ils  ne  les  ont  aimés. 
Lorsque  Télémaque  voit  son  père  transfiguré  par  Minerve,  il  le 
prend  pour  un  dieu  et  ses  premières  paroles  expriment  l'eflroi  : 
«  Apiise-toi  ;  nous  te  ferons  d'agréables  sacrifices  et  des  offrandes  d'or 
travaillé  avec  art;  mais  épargne-nous.  »  Les  chiens  du  vieil  Eumée 
qui  ont  reconnu  la  déesse  éprouvent  la  même  terreur  :  au  lieu  d'a- 
boyer, ils  s'enfuient  en  gémissant.  Gomme  des  solliciteurs  que  rien 
ne  rebute,  les  Grecs  cherchaient  chaque  jour  à  gagner  leurs  dieux 
par  des  présens  afin  qu'ils  détournassent  l'infortune  de  leur  maison 
ou  de  leur  cité;  mais  ils  n'attendaient  pas  d'eux,  pour  la  vie  d'outre- 
tombe,  la  béatitude  que  des  religions  différentes  promettent  à  leurs 
adorateurs,  et  ils  ne  mettaient  pas  le  bonheur  éternel  dans  la  con- 
templation des  perfections  divines.  Sans  doute  l'amour  divin,  comme 
tous  les  autres,  excepté  l'amour  maternel,  est  intéressé,  mais  il 
exalte  les  âmes;  il  fait  des  martyrs,  et  l'hellénisme  n'en  a  pas  fait. 
La  cité  en  a  eu,  point  le  temple.  La  piété  d'un  Grec  était  le  patrio- 
tisme. Il  est  vrai  que,  la  cité  et  le  temple  étant  tout  un,  en  mourant 
pour  sa  ville,  il  mourait  aussi  pour  son  foyer  et  pour  ses  divinités 
poliades. 

VIL 

Les  conceptions  d'Homère  et  d'Hésiode  avaient  suffi  au.x  besoins 
religieux  du  génie  grec  jusqu'au  vi«  siècle.  Alors  la  voie  où  l'bel- 


ÉTUDE   d'histoire   RELIGIEUSE.  62$ 

lénisme  s'avançait  fut  élargie  par  trois  puissances  nouvelles  :  les  phi- 
losophes qui  agitaient  déjà  de  bien  téméraires  questions;  les  poètes 
dramatiques,  dont  la  main  hardie  remua  profondément  le  vieux 
monde  des  légendes  héroïques  ;  enfin,  de  pieuses  confréries  qui 
prétendirent  donner  satisfaction  à  des  curiosités  plus  exigeantes 
que  celles  des  temps  passés.  Ces  associations  s'aventuraient,  par- 
delà  le  culte  officiel,  en  des  régions  ténébreuses,  où  l'homme  cher- 
chait ce  qui  pouvait  calmer  ses  inquiétudes.  Dans  presque  toutes 
les  religions,  en  dehors  du  culte  domestique  réglé  par  le  père  de 
famille  et  du  culte  public  soumis  à  des  rites  traditionnels,  il  se 
pratique  des  dévotions  particulières,  qui,  croit-on,  conduisent  à  une 
vie  plus  sainte  et  souvent  mènent  à  de  dangereux  désordres.  Dans 
la  seconde  moitié  du  vi®  siècle,  on  commence  à  parler  des  livres 
d'Orphée  contenant  les  révélations  nécessaires  pour  arriver  à  la  vie 
bienheureuse.  Âristote,  qui  ne  cioit  pas  à  l'existence  de  ce  person- 
nage mythique,  attribue  les  vers  qu'on  faisait  courir  sous  son  nom  à 
deux  contemporains  des  Pisistratides.  Quelle  qu'en  fût  l'origine,  cette 
poésie,  qui  répondait  à  certaines  aspirations,  provoqua  la  formation 
de  sociétés  au  sein  desquelles  les  idées  religieuses  plus  étudiées, 
plus  raffinées,  se  dégagèrent  peu  à  peu  des  conceptions  grossières 
du  culte  populaire. 

Secte  moitié  philosophique,  moitié  religieuse,  l'orphisrae,  qui 
trouva  dans  Athènes  un  lieu  d'élection,  développa  l'idée  de  l'har- 
monie du  monde,  garantie  par  l'observance  des  lois  morales  et, 
pour  la  rémission  des  fautes,  par  les  actes  expiatoires  qui  assuraient 
la  jouissance,  après  la  mort,  des  plaisirs  élyséens. 

Dionysos  Zagreos,  le  dragon  né  dans  la  Crète  ou  la  Thrace  sau- 
vage de  Zeus  et  de  Perséphoné,  la  Junon  infernale,  et  le  Dionysos 
des  monts  éoliens,  que  parcouraient  les  bacchantes  furieuses,  fu- 
rent réunis  par  les  Orphiques  en  une  seule  divinité  chtonienne 
qu'ils  associèrent  sous  le  nom  d'Iacchos,  à  Déméter  et  à  Cora.  Le 
rapprochement  était  naturel.  Cérès,  qui  avait  semé  le  blé,  Bacchus, 
qui  avait  planté  la  vigne,  se  complétaient  mutuellement,  comme 
étant  la  doul)le  expression  d'une  même  force,  l'énergie  vitale  de  la 
nature.  Mais  le  grain  qui,  enfoui  dans  le  sol,  se  développe  et,  après 
la  moisson,  recommence  une  vie  nouvelie,  le  rameau  qui,  verdoyant 
au  printemps,  se  charge  de  fruits  à  la  maturité,  puis  se  dessèche 
pour  revivre  au  renouveau,  étaient  aussi  le  symbole  de  l'existence 
humaine  et  des  espérances  d'outre-tombe,  en  même  temps  que 
l'image  de  la  passion  des  deux  divinités  qui,  tour  à  tour,  mouraient 
et  ressuscitaient.  Aux  premières  fleiu^s  qui  s'épanouissaient,  on  chan- 
tait la  naissance  de  Dionysos;  l'hiver  venu,  lorsque  la  nature  était 
en  deuil  et  la  terre  inféconde,  on  pleurait  sa  mort.  Dépouillé  de  son 


624  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

caractère  bestial  et  orgiastique,  il  devint  le  représentant  des  forces 
productives,  le  principe  de  la  vie  universelle  et  le  libérateur  de 
nos  maux,  par  l'ivresse  bachique  ou  prophétique  sur  la  terre,  par 
l'ivresse  morale  dans  les  mystères,  par  la  félicité  promise  dans  le 
royaume  des  ombres  à  celui  qui  aura  su  vaincre  ses  passions.  Par 
toutes  ces  raisons,  le  Dionysos  d'Eleusis  présidait  à  la  vie  et  à  la 
mort,  et  son  culte  était  tout  à  la  fois  joyeux  et  triste,  joyeux  jusqu'à 
la  licence,  triste  jusqu'aux  pensées  sévères  de  purification  et  de 
perfectionnement  moral . 

Les  mystères  avaient  d'abord  parlé  aux  yeux  ;  ils  étaient  un 
drame  religieux  bien  plus  qu'un  enseignement  philosophique  ou 
moral.  Mais  l'esprit  ne  pouvait  demeurer  inerte  en  face  de  ces  cé- 
rémonies émouvantes.  Les  uns  n'allaient  pas  au-delà  de  ce  qu'ils 
avaient  vu  et  s'arrêtaient  pieusement  à  la  légende  ;  d'autres,  en 
petit  nombre,  s'élevaient  du  sentiment  à  l'idée,  de  l'imagination  à 
la  raison,  et,  grâce  à  l'élasticité  du  symbole,  y  firent  entrer  peu  à 
peu  des  doctrines  qui  n'y  étaient  certainement  pas  à  l'origine  ou 
ne  s'y  trouvaient  que  d'une  manière  confuse.  Démophoon  au 
milieu  des  flammes  fut  l'àme  qui  se  purifie  au  milieu  des  épreuves; 
Proserpine  et  Dionysos  aux  enfers,  la  mort  apparente  de  la  moisson 
humaine;  leur  retour  sur  l'Olympe,  la  résurrection  de  la  vie  et 
l'immortalité.  Plus  tard  encore,  ces  idées  se  précisèrent  davantage, 
et  il  s'élabora  au  sein  des  mystères  un  polythéisme  épuré  qui  se 
rapprocha,  par  certaines  de  ses  tendances,  du  spiritualisme  chré- 
tien. Diodore  de  Sicile  croit  que  l'initiation  rendait  les  hommes  meil- 
leurs et,  n'était-ce  pas  un  initié  cet  Athénien  qui,  en  secret,  dotait 
des  filles  pauvres,  rachetait  des  prisonniers  et  enterrait  les  morts, 
sans  demander  à  personne  sa  récompense? 

Cette  rapide  esquisse  montre  les  étapes  successives  et  le  point 
d'arrivée  de  la  pensée  religieuse  chez  les  Grecs.  Le  Destin  n'est 
plus  seul  maître  de  l'homme;  la  jalousie  des  Olympiens  est  deve- 
nue la  Justice  divine.  Dégagé  du  joug  écrasant  de  la  fatalité,  l'in- 
dividu se  reconnaît  responsable,  et  la  vertu,  qui  n'était  comptée 
pour  rien  dans  l'ancienne  théologie,  reprend  ses  droits.  L'enfer  se 
moralise,  comme  la  vie  s'est  spiritualisée  ;  le  ciel  ne  s'ouvre  plus 
.seulement  aux  Eupatrides,  mais  à  l'humble  et  au  pauvre  honnête  ; 
et  le  monde,  entraîné  par  les  |)hilosophes,  se  met  en  marche  pour 
trouver  le  souverain  organisateur  des  choses.  C'est  à  Plaion  que 
saint  Augustin  empruntera  sa  démonstration  de  l'existence  de 
Dieu. 


V,  DURUT. 


LE 


SOCIALISME  ANGLO-SAXON 

ET  SON  NOUVEAU  PROPHÈTE 


Il  y  a  un  peu  plus  de  six  ans  que  paraissait  aux  États-Unis  un 
livre  qui  n'a  pas  tardé  à  avoir  un  grand  retentissement,  soit  en 
Amérique,  soit  en  Angleterre.  C'est  ce  livre,  dû  à  la  plume  d'un  au- 
dacieux réformateur  socialiste  dont  le  nom  n'est  plus  aujourd'hui 
absolument  inconnu  en  France ,  qui  fera ,  considéré  en  lui-même 
et  dans  le  mouvement  d'opinion  qu'il  a  provoqué,  l'objet  de  cette 
étude. 

L'ouvrage  dont  nous  parlons  doit,  sans  aucun  doute,  une  partie 
de  sa  fortune  aux  remarquables  qualités  d'écrivain  de  son  auteur  ; 
mais  si  le  bruit  qu'il  a  fait  a  pris  les  proportions  d'un  événement, 
s'il  s'est  imposé  à  l'examen,  s'il  a  été  discuté  largement  dans  la 
presse  et  dans  des  réunions  publiques,  c'est  pour  un  autre  motif  en- 
core. Il  abordait  certaines  questions  qui ,  au  moment  de  sa  publi- 
cation, s'agitaient  avec  violence.  Il  s'appliquait  à  résoudre  des  pro- 
blèmes qui  se  posaient  dans  tous  les  esprits.  Il  se  mêlait  aux 
luttes  de  la  politique  ,  auxquelles  il  apportait  un  aliment  nouveau. 
Il  présentait  à  un  haut  degré  l'attrait,  toujours  si  \'if  et  si  séduisant, 
de  l'actualité.  Nous  voyons,  en  effet,  se  refléter  à  toutes  les  pages 
de  ce  livre  des  préoccupations  qui  étaient  intenses  lorsqu'il  fit  son 
apparition,  et  qui  le  sont  encore,  à  l'heure  où  nous  sommes,  sur  la 
plus  grande  partie  du  vaste  territoire  où  la  langue  anglaise  est 
parlée. 

TOMB  Lxxiy.  —  1886.  '  40 


626  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Les  pays  de  race  anglo-saxonne  ont  eu,  pendant  ces  dernières 
années,  les  yeux  fixés  sur  l'Irlande.  Ils  ont  assisté  à  un  véritable 
duel  entre  celle  que  l'on  appelait  jusqu'ici  l'île-sœur  et  ses  maîtres, 
ses  anciens  conquérans.  La  lutte  a  offert  des  péripéties  variées  et 
émouvantes.  Mais,  pour  les  esprits  observateurs,  il  est  devenu  bien 
vite  évident  que  le  conflit  était  économique  beaucoup  plus  que  po- 
litique. Il  s'agissait  de  savoir  si  les  habitans  de  la  verte  Érin  con- 
tinueraient à  n'être  que  les  fermiers  du  sol  qu'ils  cultivent  ou  s'ils 
pouvaient  espérer  s'élever  un  jour  à  la  dignité  de  propriétaires  fon- 
ciers. Ce  qu'il  y  a  à  la  racine  de  toute  guerre  civile,  remarquait  le 
vieil  historien  Polybe,  c'est  un  déplacement  de  fortune.  Gomment 
réussira-t-on  à  combler  l'attente  si  vivement  excitée  du  peuple  ir- 
landais? Sera-t-il  possible  de  lui  accorder  le  déplacement  de  for- 
tune qu'il  souhaite?  C'est  ce  que  l'avenir  nous  apprendra.  Quoi 
qu'il  en  soit  et  en  attendant  mieux,  le  gouvernement  anglais  s'est 
déjà  occupé  de  la  revision  des  lois  agraires,  et  l'on  sait  que  le  mi- 
nistère Gladstone  a  pris  l'initiative  d'un  ensemble  de  réformes  dési- 
gnées sous  le  nom  de  Lmid  Art  et  qui,  en  tout  autre  temps,  auraient 
été  de  nature  à  amener  une  détente  sérieuse. 

Se  représente-t-on,  dans  ces  conjonctures,  un  penseur  ayant  mé- 
dité fortement  sur  ces  questions,  surgissant  tout  à  coup  comme  le 
deus  ex  machina  du  drame,  et  apportant  une  nouvelle  solution  éco- 
nomique à  des  hommes  qui  se  demandent,  de  part  et  d'autre,  où 
l'on  va  et  ce  que  l'on  va  faire?  Pour  peu  qu'il  ait  le  don  de  se  faire 
écouter,  la  parole  entraînante,  l'accent  pathétique,  on  juge  du  silence 
qui  va  se  faire  autour  de  lui.  On  devine  aussi  que  ce  silence  ne  sera 
pas  de  longue  durée  et  que  bientôt  il  fera  place  aux  acclamations 
des  uns,  aux  huées  des  autres,  se  croisant  comme  les  feux  de  deux 
armées.  Et  il  y  aura  bien  là,  en  effet,  deux  grandes  armées  :  d'un 
côté  ceux  qui  se  félicitent  de  la  solution  proposée,  de  l'autre  ceux 
qui  la  trouvent  irrationnelle,  injuste,  exécrable  et,  entre  ces  deux 
camps  hostiles,  quelques  esprits  indépendans,  modérés,  de  ceux  qui 
appliquent  en  chaque  circonstance  la  maxime  de  saint  Paul  :  «  l'éprou- 
vez toute  chose  et  retenez  ce  qui  est  bon,  »  mais  ne  formant  qu'un 
petit  groupe. 

Autre  question  brûlante.  L'Angleterre  souffre  et  l'Amérique  aussi, 
quoique  à  un  degré  beaucoup  moindre,  des  inconvéniens  de  la  grande 
propriété  foncière.  D'immenses  doraainesy  sont  réunis,  soit  par  le  fait 
de  l'hérédité,  soit  j)ar  celui  do  la  spéculation,  entre  les  mains  d'un 
petit  nombre  de  personnes,  et  des  multitudes,  arrêtées  par  cet 
abus,  se  voient  dans  l'impossibilité  de  posséder  jamais  un  arpent  de 
terre.  Qu'on  imagine  un  publiciste  recueillant  les  plaintes  que  sou- 
lève un  j)areil  état  de  choses,  recherchant  avec  patience  les  moyens 
de  remédier  à  ce  mal  et  arrivant  un  jour  avec  un  projet  de  réforme 


LE    SOCIALISME  ANGLO-SAXON.  627 

qui  va  tout  guérir,  car  il  opère  une  révolution  complète  dans  la  fa- 
çon dont  la  propriété  foncière  a  été  jusqu'ici  acquise,  possédée  et 
exploitée.  Il  n'aura  pas  longtemps  à  chercher  des  partisans,  des  al- 
liés, et,  en  tout  cas,  des  auditeurs.  Son  public  est  prêt.  Qui  ne  sera 
impatient  de  connaître  le  nouvel  évangile  qui  doit  ramener  la  paix 
dans  les  cœurs  ? 

Mais  ce  n'est  pas  tout  encore  et,  à  côté  des  préoccupations  gé- 
nérales que  nous  venons  d'indiquer,  s'en  placent  d'autres  qui  ne 
sont,  si  l'on  veut,  que  des  accidens,  mais  de  ces  accidens  que  leur 
fréquence  fait  ressembler  singulièrement  à  un  mal  chronique. 

L'Angleterre  et  les  États-Unis  ont  atteint  un  développement  in- 
dustriel prodigieux.  On  y  produit  trop  vite.  Les  bras  abondent  et  les 
machines,  la  vapeur,  l'électricité  font,  de  leur  côté,  la  besogne  de 
milliers,  de  millions  de  bras.  Au  bout  d'un  certain  temps,  l'atelier, 
l'usine,  la  mine,  se  trouvent  airêtés.  On  est  encombré,  les  magasins 
regorgent,  il  y  a  pléthore  et,  comme  il  faut  à  tout  prix  écouler  ce 
trop-plein,  la  direction  de  l'atelier,  de  l'usine,  de  la  mine  se  voit 
obligée,  pour  arriver  à  ce  résultat,  ou  de  ralentir  la  production,  ou 
de  faire  travailler  à  meilleur  marché,  en  abaissant  plus  ou  moins  le 
taux  des  salaires.  Il  arrive  ainsi  que  l'ouvrier  mène  une  existence 
précaire  et  passe  sa  vie  entre  ces  deux  menaces  :  le  chômage  et  la 
grève,  —  le  chômage,  contre  lequel  il  ne  peut  rien  ;  la  grève,  qui 
lui  est  imposée  par  le  comité  de  son  trade-union  et  qu'il  est  presque 
également  impuissant  à  conjurer.  Voit-ôn  d'ici  un  ami  des  classes 
laborieuses,  ému  des  difficultés  de  leur  position  et  venant  dire  à 
l'ouvrier  :  «  Tu  ne  \is  plus,  tu  ne  t'appartiens  plus.  J'ai  trouvé  ce 
qu'il  te  faut.  Je  sais  le  secret  de  ton  bonheur.  Tu  vas  devenir  ton 
maître.  Tu  n'auras  plus  à  redouter  les  surprises  du  lendemain,  tu 
seras  assuré  contre  les  caprices  du  sort.  »  Gomment  un  tel  libéra- 
teur ne  serait-il  pas  acclamé  par  ceux  auxquels  il  ferait  de  si  belles 
promesses  ? 

Le  réformateur  dont  nous  parlons ,  ce  penseur,  ce  pubhciste , 
cet  ami  des  classes  laborieuses  n'est  pas,  on  Ta  compris,  un  per- 
sonnage fictif,  inventé  uniquement  dans  l'intérêt  dramatique  de 
notre  récit.  C'est  l'auteur  du  livre  retentissant  dont  nous  parlions. 
Il  s'appelle  Henri  George. 

Nous  venons  d'indiquer  les  causes  qui  ont  aidé  au  succès  absolu- 
ment extraordinaire  de  son  livre.  Faisons  maintenant  plus  ample 
connaissance  av«c  ce  nouveau  docteur  et  voyons  ce  qu'il  enseigne. 

I. 

M.  Henri  George  appartient  par  la  nationalité  aux  États-Unis  et 
■  par  ses  origines  à  l'Angleterre  :  son  grand-père  du  côté  paternel, 


628  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  marin,  avait  émigré  dans  le  Nouveau-Monde,  au  commencement 
du  siècle,  après  des  revers  de  fortune  dont  sa  famille  ne  paraît  pas 
s'être  entièrement  relevée  dans  la  suite.  Né  à  Philadelphie  en  1839, 
il  passa  son  enfance  dans  la  ville  de  William  Penn,  la  cité  de  l'amour 
fraternel.  Il  y  suivit  les  écoles,  où  il  se  fit  remarquer  par  sa  facilité 
pour  l'étude,  et,  devant  songer  de  bonne  heure  à  s'assurer  un  gagne- 
pain,  car  ses  parens  ne  pouvaient  l'aider  beaucoup  pour  son  avenir, 
il  y  commença  un  apprentissage  de  typographe.  Tout  jeune  encore, 
ayant  fait  accepter  ses  services  à  bord  d'un  navire  en  échange  du  prix 
de  son  passage,  il  se  rendit  en  Californie,  où  la  fièvre  de  l'or  n'épar- 
gnait personne.  C'était  l'époque  où  de  riches  placers  venaient  d'être 
découverts  et  où  d'énormes  fortunes  se  faisaient  en  quelques  mois. 
Il  courut,  comme  tant  d'autres,  après  le  précieux  métal  et,  s'étant 
procuré  de  l'emploi  dans  une  mine, il  descendit  au  fond  des  noires 
galeries;  mais  ce  qu'il  en  retira  n'était  pas  en  rapport  avec  ce  qu'il 
avait  espéré.  Il  ne  tarda  pas  à  perdre  ses  illusions.  Il  revint  alors  se 
fixer  à  San-Francisco  et  travailla  dans  une  imprimerie,  tout  en  trou- 
vant encore  le  temps  de  développer  ses  moyens  naturels  et  d'aug- 
menter ses  connaissances  par  des  lectures  variées,  poursuivies  avec 
méthode  pendant  ses  heures  de  loisir. 

Quand  on  a  tant  d'énergie,  qu'on  sait  ce  qu'on  veut  et  que  l'on 
est,  avec  cela,  heureusement  doué,  on  fait  assez  vite  son  chemin,  en 
Amérique  surtout.  Bientôt,  le  modeste  ouvrier  compositeur  monta 
en  grade  et  mit  le  pied  dans  le  journalisme.  Il  collabora  à  plusieurs 
journaux,  il  en  dirigea  même  un  ou  deux  dont  il  se  laissa  déloger  par 
des  associés  avides  oupar  des  politiciens  qui  ne  le  trouvaient  pas  assez 
souple  et  qu'il  dérangeait  sans  doute  dans  leurs  plans  de  bataille. 
On  lui  faisait  payer  le  prix  de  son  indépendance  ou  de  son  indisci- 
pline. La  presse,  fortement  monopolisée  sur  les  bords  du  Pacifique, 
pouvait  alors  se  débarrasser  assez  facilement  de  ceux  de  ses  mem- 
bres, quel  que  fût  d'ailleurs  leur  talent,  dont  les  allures  lui  déplai- 
saient. M.  George  quitta,  par  la  force  des  circonstances,  une  car- 
rière où  ses  débuts  avaient  été  exceptionnellement  brillans.  11  lut 
rejeté  vers  ses  études  personnelles.  Le  journaliste  allait  f;tir<»  i>lace 
au  publiciste,  au  chef  d'école,  au  réformateur  social. 

Si  nous  avons  relaté  ces  détails  biographiques,  c'est  qu'ils  nous 
paraissent  éclairer  d'une  lumière  particulière  la  genèse  des  idées 
du  futur  réformateur.  Il  n'est  personne  qui  ne  doive  à  ses  expé- 
riences propres,  à  ses  luttes,  à  ses  succès  ou  à  ses  déboires  la  moi- 
tié au  moins  des  opinions  qu'il  professe.  Raconter  la  vie  d'un  homme, 
c'est  placer  les  idées  qu'il  représente  dans  leur  cadre  naturel. 

En  1871,  la  ré|)utalion  do  M.  George,  pour  bien  établie  (pielle 
fût  dans  le  milieu  où  il  exerçait  son  activité,  n'était  guère  sortie  de 
ce  cercle.  On  le  connaissait  à  San-Francisco  et  dans  les  environs, 


LE   SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  629 

mais  il  n'avait  pas  encore  fait  parler  de  lui  ailleurs.  Une  brochure 
qu'il  publia,  à  la  date  que  nous  venons  d'indiquer,  attira  sur  lui 
l'attention  d'un  public  plus  étendu.  Si,  à  \Tai  dire,  elle  ne  produisit 
pas  une  très  vive  impression,  elle  fut  cependant  remarquée,  et  les 
esprits  pènétrans,  habiles  à  démêler  la  valeur  des  hommes,  purent 
se  douter  que  ce  nouveau-venu  n'était  pas  le  premier  venu. 

Cet  opuscule  avait  pour  titre  :  Our  land  and  land  poîiry,  qui 
peut  se  traduire  ainsi  :  la  Terre  et  la  constitution  de  la  propriété 
foncière.  Il  lui  avait  été  inspiré  par  le  spectacle  qu'il  avait  eu  sous 
les  yeux  en  Calitornie. 

L'auteur  av  ait  été  frappé  d'un  fait  qui  lui  semblait  absolument 
anormal.  Dans  une  contrée  d'une  richesse  inouïe,  d'une  superficie 
immense,  qui  venait  à  peine  de  s'ouvrir  au  courant  de  1  immigra- 
tion, dont  la  population  ne  montait  encore  qu'à  600,000  âmes, 
si  même  ce  chiiiïe  était  atteint,  il  avait  vu  surgir  une  foule  de 
malheureux,  dénués  de  toute  ressource,  de  vagabonds,  donnant 
à  la  police  toute  sorte  d'embarras  ;  cette  constatation  l'avait  laissé 
ému  et  troublé.  D'après  lui,  un  tel  phénomène  ne  pouvait  s'expli- 
quer que  par  l'existence  d'un  vice  dans  l'organisation  sociale.  Ce 
désordre  économique,  il  s'était  mis  en  devoir  de  le  rechercher,  et 
bientôt  il  avait  cru  le  découwir. 

C'était  un  mal  déjà  ancien  dans  le  monde,  et  qui  s'était  introduit 
sur  les  côtes  du  Pacifique  avec  les  premiers  colons.  En  quelque 
temps,  le  meilleur  des  terres,  tout  ce  qui  était  d'un  accès  facile, 
tout  ce  qui  offrait  un  rapport  assuré,  avait  été  enlevé  ;  les  capita- 
listes avaient  fait  leur  razzia,  et,  à  côté  d'eux,  le  reste  de  la  popu- 
lation se  trouvait  à  l'étroit,  ainsi  qu'il  pourrait  arriver  dans  une 
contrée  souffrant  d'un  encombrement  séculaire.  Tant  pis  pour  ceux 
qui  arrivaient  trop  tard,  les  bonnes  places  étaient  prises  !  La  terre 
n'est-elle  pas  au  premier  occupant?  Voilà,  suivant  M.  George,  l'ori- 
gine du  désordre,  voilà  l'abus  d'où  dérivent  des  iniquités  sans 
nombre,  voilà  la  source  première  et  profonde  de  ce  précoce  pau- 
périsme qui  fait  tache  au  milieu  des  splendeurs  d'un  nouvel 
Éden.  Et  qu'on  ne  prétende  pas  que  nous  sommes  ici  en  présence 
d'un  mal  nécessaire,  inhérent  à  la  nature  des  choses.  Il  ne  saurait 
admettre,  quant  à  lui,  qu'un  Dieu  tout  sage  et  tout  bon  ait  voulu, 
préparé  de  loin  et  fait  entrer  dans  ses  plans  ce  contraste  entre 
l'opulence  superbe  des  uns  et  la  misère  repoussante  des  autres. 
Tout  cela  est  à  ses  yeux  l'œuvre  mal  laite  de  l'homme,  et  il  la  faut 
corriger.  Mais  comment  ? 

Rien  de  plus  simple,  répond  le  jeune  publiciste.  Nous  allons  tout 
d'abord  imposer  la  terre,  toute  la  terre,  jusqu'à  concurrence  de 
son  revenu.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  porter  le  coup  de  mort 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

à  la  grande  propriété  foncière.  Nous  citons  textuellement  :  «  Si  vous 
taxez  les  grands  domaines  jusqu'à  absorption  de  leur  rendement, 
il  deviendra  impossible  aux  grands  propriétaires  de  retenir  plus 
longtemps  tous  leurs  biens  ;  ils  se  verront  obligés  de  vendre.  » 

Ce  premier  pas  fait,  il  en  restera  un  second  à  accomplir.  La  loi 
devra  interdire,  pour  l'avenir,  la  formation  de  propriétés  dune 
étendue  trop  considérable.  Il  faudra  empêcher  le  retour  du  fâcheux 
état  de  choses  auquel  on  aura  mis  fin,  au  moins  pour  un  temps. 
Le  sol  ne  sera  plus  vendu  que  par  lots  de  AO  ou  de  80  acres  (16 
ou  32  hectares).  C'est  là  une  limite  qui  ne  pourra  être  dépassée. 

Nous  connaissons  maintenant,  dans  ce  qu'il  a  d'essentiel,  le  caté- 
chisme économique  de  M.  George;  sa  brochure  de  1871  en  ren- 
ferme les  élémens  fondamentaux.  Il  renoncera,  il  est  vrai,  dans  la 
suite,  en  présence  surtout  de  difficultés  d'application  qui  lui  paraî- 
tront insurmontables,  à  limiter  l'étendue  de  terre  qne  chacun  aura 
le  droit  de  posséder;  mais  l'imposition  du  sol  pour  une  somme 
égale  à  ce  qu'il  rapporte,  autrement  dit  la  confiscation  du  sol  par 
l'état,  qui  en  deviendra  le  seul  maître  et  qui  l'alfermera  ensuite 
dans  les  conditions  les  meilleures  pour  les  divers  intéressés,  cette 
doctrine-là  n'a  pas  été  modifiée,  et  c'est  aujourd'hui  encore  la  clé 
de  voûte  du  système  social  qui  nous  arrive  des  profondeurs  du 
Far-West. 

On  a  dit  que  le  prophète  de  Californie  (pour  nous  servir  d'une 
périphrase  fréquemment  employée  en  Amérique  et  en  Angleterre 
en  parlant  de  M.  George)  était  redevable  à  l'éminent  penseur  John 
Stuart  Mill  de  l'idée  de  la  suppression  des  pro[)riétaires  terriens, 
qui  est  à  la  base  de  tous  ses  plans  de  réforme.  Il  y  a  pourtant  assez 
loin  de  l'économiste  anglais  au  novateur  américain.  Reprenant  une 
idée  énoncée  par  son  père  dans  un  traité  d'économie  politique 
paru  en  1821,  Mill  avait  cherché  à  montrer  que,  si  la  terre  est  une 
propriété  comme  une  autre,  elle  a  pourtant  ceci  de  particulier 
qu'elle  acquiert,  par  le  simple  fait  de  l'accroissement  de  la  prospé- 
rité générale,  une  plus-value  souvent  très  importante.  Cette  hausse 
dans  le  prix  des  terres,  à  qui  profite-t-elle?  A  ceux  qui  tu  pos- 
sèdent, et  à  eux  seuls.  Et  pourtant  elle  n'est  due  à  aucune  initia- 
tive individuelle,  mais  à  un  ensemble  de  circonstances  que  tout 
le  monde  a  contribué  à  amener,  telles  que  l'accroissement  de  la 
population  ou  la  proximité  d'ui>e  ville.  La  plus-value  dont  nous 
parlons  pourrait  par  conséquent  être  réclamée  pour  la  collectivité, 
c'est-à-dire  pour  l'état.  Mill  aurait  désiré  que  le  gouvernement  fît 
{>rocèder,  à  un  moment  donné,  à  une  estimation  de  toute  la  pro- 
priété foncière,  et  que  la  dilTérenco  entre  le  j)rix  des  terres  au 
moment  de  rex|)ertise  ollicielle  et  celui  qu'elles  atteindraient  dans 


LE    SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  631 

la  suite,  fût  déclarée  appartenir  au  trésor  public.  M.  George  ne 
s'accommode  pas  de  ce  demi-socialisme,  qui  a  le  tort  grave,  selon 
lui,  d'être  trop  compliqué  et  de  manquer  de  netteté.  Il  ne  s'en  sert 
que  pour  s'élever  plus  haut;  il  le  développe,  et  il  arrive  à  la  dé- 
couverte qui  lui  est  propre  et  que  nous  connaissons  déjà  en  gros. 

La  doctrine  fondamentale  sur  laquelle  il  assied  son  système 
de  réorganisation  sociale  est  communément  désignée,  de  l'autre 
côté  de  la  Manche  et  de  l'Atlantique,  sous  les  noms  de  théorie  de 
la  suppression  de  la  rente  foncière  {iio  rent  theory)  et  de  retour 
de  la  terre  à  la  nation,  ou  «  nationalisation  »  de  la  terre  [natiomi- 
lisaiion  of  land)\  elle  a  été  exposée,  avec  une  grande  puissance 
de  talent,  dans  un  ouvrage  paru  huit  ans  après  la  brochure  sur 
les  afl'aires  californiennes.  Ce  livre  est  intitulé  :  Progrès  et  Pau- 
vreté {Progress  and  Porerty). 

Si  nous  n'avions  affaire  qu'à  un  écrit  composé  d'une  manière 
superficielle,  sans  connaissance  des  questions  abordées,  sans 
force  d'observation,  et  n'offrant  qu'une  suite  de  brillantes  dé- 
clamations rhétoriciennes,  ce  ne  serait  pas  assez  de  la  hardiesse 
des  thèses  socialistes  qui  y  sont  énoncées  pour  nous  décider  à 
nous  y  arrêter.  Mais  tel  n'est  pas  le  cas.  Nous  l'avons  déjà  dit, 
M.  George  a  fait  sensation;  il  a  été  l'auteur  d'un  mouvement 
d'opinion  plus  étendu  peut-être  que  profond,  mais  incontestable- 
ment considérable.  Or,  Progrès  et  Pauvreté  est  son  ouvrage  capi- 
tal, celui  qui  résume  le  mieux  l'ensemble  de  ses  vues,  et  la  vogue 
qu'il  a  obtenue  au  milieu  des  populaiions  de  langue  anglaise,  tant 
dans  le  nouveau  que  dans  l'Ancien-Monde,  ne  permet  pas  de  l'igno- 
rer et  de  le  tenir  pour  nul  et  non  avenu.  11  y  a  quelque  temps  déjà 
que  l'on  parlait  de  plus  de  cent  éditions  de  tout  format  et  de  tout 
prix  écoulées  aux  États-Unis,  et  de  la  moitié  environ  de  cette  vente 
pour  l'Angleterre  seule.  Il  a  été  traduit  dans  la  plupart  des  langues 
modernes  de  première  importance  (pas  en  français  cependant). 

M.  Emile  de  Laveleye  faisait,  dans  un  ouvrage  récent,  cette 
remarque  fort  juste,  que  ce  qui  distingue  les  principaux  avocats 
de  la  révolution  sociale,  à  notre  époque,  de  leurs  aînés,  c'est  qu'ils 
se  servent,  pour  combattre  les  théories  des  grands  économistes, 
d'armes  qu'ils  ont  été  prendre  dans  l'arsenal  même  de  leurs  puis- 
sans  adversaires.  Ils  savent  d'avance  les  objections  qu'on  pourra 
leur  faire,  ils  disent  pourquoi  ils  se  séparent  de  penseurs  dont  l'au- 
torité a  été  généralement  reconnue  et  avec  lesquels  c'est  à  peine  si 
l'on  a  osé  jusqu'ici  discuter  :  un  Adam  Smith,  un  Jean-Baptiste  Say, 
un  Frédéric  Bastiat;  ils  ont  tout  prévu  et  ils  ont  réponse  à  tout. 
Sous  ce  rapport.  Progrès  et  Pauvreté  donne  une  idée  particulière- 
ment avantageuse  de  la  nouvelle  littérature  socialiste. 


632  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Les  années  qui  s'intercalent  entre  le  premier  opuscule  de  M.  George 
et  son  ouvrage  capital  n'avaient  pas  été  pour  lui  du  temps  perdu.  Il 
les  avait  mises  à  profit  pour  revoir  les  maîtres  de  la  science  écono- 
mique, ceux  de  l'école  anglaise  surtout,  dont  il  fait  de  fréquentes 
citations.  Il  avait  tenu  aussi  à  soumettre  ses  théories  à  un  nouveau 
contrôle  en  les  plaçant  en  regard  des  faits,  et  à  noter  avec  soin 
les  phénomènes  sociaux  dont  il  pouvait  être  témoin.  Pour  entre- 
prendre une  enquête  de  cette  nature,  le  moment  était  bien  choisi. 
La  période  qui  précéda  la  publication  de  Progtrs  et  Pauvreté,  et 
pendant  laquelle  fut  exécutée  la  plus  grande  partie  du  travail  de 
composition  de  ce  livre,  était  en  effet  d'un  intérêt  tout  particulier 
pour  un  homme  plutôt  disposé  à  dire  du  mal  de  son  siècle  qu'à  en 
rechercher  les  beaux  côtés.  Jamais,  peut-être,  les  affaires  n'avaient 
été  plus  languissantes,  le  travail  plus  rare,  le  prix  des  salaires  plus 
bas.  Nombre  d'émigrans  avaient  repris  le  chemin  de  leur  pays 
d'origine;  des  grèves  effroyables  s'étaient  déclarées.  La  situation 
était  sombre.  C'est  de  tout  cela,  de  ces  études,  de  ces  médita- 
tions personnelles,  du  spectacle  de  tant  de  souffrances  accumu- 
lées et  pesant  surtout  sur  la  classe  ouvrière,  qu'est  sorti  le  caté- 
chisme de  la  nouvelle  foi  socialiste. 

Le  titre  de  l'ouvrage  annonce  déjà  la  thèse  qui  s'y  déroule.  Nous 
avons  plein  la  bouche  du  mot  de  progrès  :  ce  n'est  pas  sans  rai- 
son. Notre  époque  est  fertile  en  prodiges.  Nous  ne  restons  pas 
longtemps  à  la  même  place.  Le  monde  marche,  marche  même  très 
vite  et  dans  toutes  les  directions.  Mais,  hélas  !  fait  observer  triste- 
ment M.  George,  la  pauvreté  marche  de  conserve  avec  le  progrès. 
Ils  ne  vont  pas  l'un  sans  l'autre,  ils  avancent  d'une  même  vitesse; 
la  civilisation,  dont  nous  sommes  si  fiers,  se  paie  d'un  accroisse- 
ment de  souffrances  pour  une  partie  de  l'humanité.  Et  il  en  ira  de 
même,  —  car  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  accident,  mais  d'un  fait 
général  et  permanent,  —  aussi  longtemps  que  l'on  n'aura  pas 
consenti  à  ouvrir  les  yeux  sur  les  causes  profondes  du  mal.  Or,  la 
raison  de  cette  anomalie  doit  être  cherchée  dans  le  fait  que  la  terre 
a  été  accaparée  par  un  petit  nombre  de  privilégiés.  Mais  n'antici- 
pons pas  sur  le  contenu  du  livre;  donnons-en  plutôt  une  analyse 
qui  permette  de  s'en  lormer  une  idée  exacte.  Pour  aider  à  la  clarté 
de  cette  exposition,  nous  résumerons  Progrh  et  Pauvreté  comme 
si  nous  en  étions  l'auteur.  Nous  donnerons  donc,  en  quelque  sorte, 
la  parole  à  M.  Henri  George,  et  nous  serons  attentif  à  ne  rien  lui 
faire  dire  qui  ne  soit  conforme  à  son  enseignement. 

L'essor  j)rodigieux  que  l'industrie  a  pris  à  notre  époque,  sous  la 
double  impulsion  du  mouvement  scientifique  et  de  l'union  de  capi- 
taux considérables,  a-t-il  contribué  à  améliorer  le  sort  dos  classes 


LE    SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  633 

laborieuses?  Nous  savons  que  non,  et  que,  bien  au  contraire,  c'est 
au  sein  des  sociétés  qui,  sous  le  rapport  de  la  production  indus- 
trielle, tiennent  le  premier  rang,  que  la  situation  de  Tourner  laisse 
le  plus  à  désirer.  Dans  les  pays  nouvellement  colonisés,  dont  la 
population  n'a  qu'une  faible  densité,  la  distance  qui,  plus  tard, 
séparera  les  divers  degrés  de  fortune  est  encore  peu  marquée.  Là, 
les  riches  sont  moins  riches,  les  pauvres  moins  pauvres;  tout 
le  monde  travaille;  à  peine  sait-on  ce  que  c'est  que  men- 
dier. Mais  que  la  locomotive  arrive,  que  l'industrie  emploie  ses 
ressources,  que  la  machine  se  substitue  au  travail  des  bras  :  c'en 
est  fait  de  cet  âge  d'or.  Aussitôt  la  misère  apparaît.  Au  milieu  des 
élégans  magasins  et  des  églises  monumentales,  on  voit  sortir  de 
terre  les  établissemens  d'assistance  et  les  prisons.  On  ne  saurait 
nier,  en  présence  de  ces  témoins  accusateurs,  ^ue  la  misère  qui 
règne  au  bas  de  l'échelle  soit  imputable  à  la  marche  même  du  pro- 
grès et  non  à  des  circonstances  locales. 

Il  est  vrai  pourtant  que  la  richesse  générale  s'accroît  à  mesure 
que  le  flot  de  la  civilisation  s'étend.  Mais  à  qui  profite  cette  trans- 
formation? A  coup  sûr,  ce  n'est  pas  à  ceux  dont  l'existence  est  le 
plus  dépouillée.  L'eau  va  à  la  rivière  et  le  bien-être  à  ceux  qui  le 
connaissent  déjà.  Le  progrès  peut  être  comparé  à  «  un  coin  im- 
mense qui  pénètre  dans  la  société,  non  pas  perpendiculairement, 
mais  horizontalement  et  la  divise  en  deux  couches.  Ceux  qui  se 
trouvent  au-dessus  de  la  ligne  de  démarcation  sont  élevés,  ceux  qui 
se  trouvent  au-dessous,  écrasés.  » 

Pour  expliquer  ce  douloureux  phénomène,  les  économistes  ont 
invoqué  ce  qu'ils  appellent  la  loi  du  salaire.  D'après  eux,  le  nombre 
des  travailleurs  et  le  prix  de  la  main-d'œuvre  sont  en  raison  inverse 
l'un  de  l'autre,  car,  à  ce  qu'ils  assurent,  le  salaire  se  tire  du  capital 
et,  dans  tout  partage,  augmenter  le  nombre  des  ayants  droit,  c'est 
aussi  diminuer  ce  qui  leur  revient. 

Erreur!  Le  salaire  ne  provient  pas  du  capital,  mais  du  travail. 
Gomme  le  chasseur  trouve  son  profit  dans  le  gibier  qu'il  abat, 
ainsi  l'ouvrier  crée  lui-même  la  richesse  qui  lui  fournira  la  ré- 
munération de  ses  peines.  Nous  ne  nions  point  l'utilité  du  capital, 
mais  nous  soutenons  qu'il  n'a  pas  la  fonction  que  l'on  a  prétendu. 
Sa  mission  est  essentiellement  de  procurer  les  instrumens  de  travail 
à  l'artisan  et  à  l'ouvrier,  les  semences  à  l'agriculteur,  les  avances  né- 
cessaires au  commerçant.  Quand  on  s'adresse  à  lui  pour  lui  de- 
mander le  prix  de  la  main-d'œuvre,  c'est  qu'alors  nous  n'avons  plus 
affaire  seulement  à  un  producteur,  mais  à  un  négociant  qui  attend 
le  moment  favorable  pour  écouler  ses  produits. 

Sur  cette  première  erreur,  la  loi  du  salaire,  les  économistes  en 


634  RETDE   DES   DEUX   MONDES. 

ont  greffé  une  seconde  :  nous  voulons  parler  de  la  célèbre  théorie 
de  Malthus  relative  à  l'accroissement  de  la  population.  D'après  le 
savant  anglais,  le  mouvement  de  la  population,  partout  où  il  n'est 
pas  limité  par  l'exiguïté  du  territoire  ou  l'insuffisance  des  pro- 
duits, suit  la  progression  géométrique  et  double  tous  les  vingt- 
cinq  ans,  en  sorte  que,  au  bout  d'un  siècle,  en  s'en  tenant  aux 
moyennes,  les  étapes  franchies  sont  représentées  par  les  chiffres 
1,  2,  à,  8.  La  production  s'accroît  bien  aussi  de  son  côté,  mais 
beaucoup  plus  lentement,  car  au  lieu  de  suivre  la  progression  géo- 
métrique, elle  obéit  à  la  progression  arithmétique  :  1,  2,  3, 4.  Dans 
l'espace  d'un  siècle,  la  population  grandit  jusqu'à  former  huit  fois 
ce  qu'elle  était  au  point  de  départ,  pendant  que  les  subsistances  ne 
font  que  quadrupler.  L'équilibre  est  ainsi  rompu.  Mais  c'est  uni- 
quement la  faute  de  l'homme,  qui,  méconnaissant  le  vœu  de  la 
nature  et  manquant  à  toute  prév  oyance,  croît  et  multiplie  avec  une 
rapidité  absolument  anormale,  surtout  au  sein  des  classes  pauvres, 
qui  se  chargent  de  familles  qu'elles  sont  souvent  incapables  d'élever. 

Ainsi  raisonnait  Malthus,  aux  grands  applaudissemens  des  classes 
aisées,  tout  heureuses  de  pouvoir  jouir  de  leur  bien-être  en  bonne 
conscience  et  sans  avoir  trop  de  reproches  à  se  faire.  Mais  Malthus 
ne  voyait  pas  juste,  car  la  production  s'accroît  plus  vite  qu'il  ne  le 
pensait.  Un  homme  qui  arrive  dans  le  monde  est,  en  effet,  un 
producteur,  plus  encore  qu'un  consommateur.  Pour  une  bouche  à 
nourrir,  n'apporte-t-il  pas  deux  bras  pour  travailler? 

Voici  quelle  est  notre  explication  du  problème.  L'ensemble  de  la 
production  dépend  de  trois  facteurs  :  la  terre,  le  travail  et  le  ca- 
pital. Au  premier  va  la  rente  foncière,  au  second  le  salaire,  au 
troisième  l'intérêt.  Que  l'un  de  ces  associés  élève  ses  prétentions 
et  réussisse  à  augmenter  ses  avantages,  ce  ne  peut  être  qu'au  dé- 
triment des  deux  autres.  Or,  que  se  passe-t-il  à  mesure  qu'une  con- 
trée entre  dans  le  mouvement  de  la  civilisation?  Au  début,  l'argent 
porte  un  gros  intérêt,  et  le  travail  obtient  un  fort  salaire.  Puis, 
insensiblement,  l'intérêt  et  le  salaire  baissent,  mais,  en  revanche, 
la  terre  renchérit  à  mesure  que  son  rendement  s'élève. 

Le  progrès  a  donc  pour  résultat  final  de  faire  monter  le  prix  du 
sol.  C'est-là  la  vraie  explication  du  problème.  L'antagonisme  n'est 
pas  entre  le  travail  et  le  capital,  ainsi  qu'on  l'a  cru  souvent,  mais 
entre  le  travail  et  la  terre. 

Mais  à  cela  que  faire?  Nous  répondons  sans  hésiter  :  détruire 
l'obhtacle  qui  s'opjmse  à  une  juste  répartition  de  la  richesse.  Le 
moyen  est  héroïque,  il  faut  bien  le  reconnaître;  il  change  toutes 
nos  habitudes  et  bouleverse  toutes  nos  idées  :  ce  n'est  rien  moins 
qu'une  révolution  à  accomplir.  Aussi,  avant  d'en  venir  là.  nous 


LE    SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  635 

avons  dû  naturellement  nous  demander  si  l'on  ne  pourrait  pas, 
par  une  autre  voie,  arriver  au  résultat  désiré  :  mais  nous  avons 
reconnu  que  non.  Simplifier  notre  ménage  politique  qui  est  trop 
coûteux  ;  élever  le  niveau  général  des  esprits  ;  montrer  aux  ou- 
vriers le  parti  qu'ils  peuvent  tirer  de  l'association  pour  mieux  sou- 
tenir le  taux  des  salaires  ;  organiser  le  travail  dans  le  sens  de  la 
coo}:>ération  ;  invoquer  l'aide  de  l'état  pour  la  délense  des  faibles 
et  des  petits  ;  favoriser,  par  des  lois  intelligentes,  le  morcellement 
de  la  propriété,.,  autant  d'idées  qui  se  présentent  naturellement  à 
l'esprit,  qu'il  ne  faut  pas  négliger,  mais  dont  on  ne  peut  attendre 
l'impossible. 

La  seule  manière  efficace  de  détruire  le  mal,  c'est  d'aller  droit  à  sa 
cause,  c'est  de  l'atteindre  à  sa  racine  même.  De  ce  que  la  terre, 
au  sein  de  notre  civilisation  du  xix^  siècle,  est  accaparée  par  un 
petit  nombre  de  privilégiés,  il  s'ensuit  que  la  masse  souffre.  Eh 
bien  !  que  l'on  s'arme  de  courage  et  que  l'on  supprime  la  propriété 
foncière  individuelle  pour  lui  substituer  la  propriété  foncière  col- 
lective. En  dehors  de  cette  grande  mesure  il  n'existe  que  des  pal- 
liatifs. 

Mais  quoi?  On  dépouillerait  les  détenteurs  actuels  du  sol?  En 
a-t-on  le  droit?  N'y  aurait-il  pas  injustice  à  le  faire?  —  Pour 
dissiper  ces  scrupules,  il  suffit  de  montrer,  ce  qui  n'est  pas 
malaisé,  que  le  seul  bien  qui  appartienne  à  l'homme,  c'est  ce  qu'il 
gagne  par  son  travail.  Or,  la  terre  n'est  pas  une  conquête  de  ce 
genre  :  c'est  un  don  de  la  nature  au  même  titre  que  l'air  ou  que 
l'eau.  Il  est  vrai  que  l'appropriation  du  sol  s'appuie  sur  des  titres, sur 
des  lois  et  des  traditions.  Mais  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Rien  ne 
saurait  légitimer  ce  qui  est  contraire  à  l'équité,  ni  consacrer  une 
spoliation  manifeste.  Lorsque  l'on  voit,  par  exemple,  à  l'heure  qu'il 
est,  en  Angleterre,  le  peuple  des  campagnes  payer  des  sommes 
énormes  à  une  poignée  de  propriétaires  qui  dépensent  loin  de  leurs 
fermes  l'argent  gagné  pour  eux  au  prix  de  tant  de  sueurs,  que  dire 
d'un  tel  spectacle,  et  ne  froisse-t-il  pas  bien  autrement  le  sentiment 
de  la  justice  que  ne  pourrait  le  faire  la  prise  de  possession  de  la  terre 
par  l'état? 

Ce  n'est  pas  une  institution  défendable  que  celle  qui  a  pour  ré- 
sultat de  transformer  les  cultivateurs  du  sol  en  un  troupeau  d'es- 
claves dépendans,  écrasés,  avilis,  courbés  devant  le  maître  qui  les 
fait  vi\Te,  et  les  classes  laborieuses  en  général  en  des  martyrs.  Les 
travailleurs  sont  aujourd'hui  dans  la  situation  de  gens  qui  seraient 
broyés  entre  deux  meules,  dont  l'une  s'appelle  progrès  matériel  et 
l'autre  propriété  individuelle  du  sol. 

?^ous  avons  donc  le  droit  de  reprendre  la  terre  à  ses  détenteurs 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

actuels,  et  nous  ajoutons,  nous  séparant  ici  d'un  certain  nombre 
de  penseurs  qui  ont  médité  sur  ces  sujets,  sans  qu'il  y  ait  lieu  de 
leur  oflrir  en  retour  un  dédommagement  quelconque.  On  nous  fera 
observer  que,  si  la  terre  a  été  usurpée  à  l'origine,  ceux  qui  aujour- 
d'hui possèdent  un  champ  ou  un  domaine  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment les  héritiers  des  premiers  voleurs.  Mais  que  l'on  ne  perde 
pas  de  vue  la  nature  du  délit  qui  a  été  commis.  Ce  n'est  pas  un 
fait  ancien  seulement,  c'est  encore  un  fait  présent,  dont  les  effets 
sont  sensibles  à  toute  heure.  Aujourd'hui  même,  est-ce  que  le  pro- 
})riétaire  du  sol  ne  prive  pas  l'enfant  du  pauvre  qui  vient  de  naître 
de  son  droit  à  posséder  un  morceau  de  cette  terre  qui  est  le  patri- 
moine de  tous?  Plutôt  que  de  lui  offrir  une  compensation,  on  aurait 
donc  le  droit  de  lui  en  demander  une  pour  le  tort  causé  à  la  société. 

Lorsqu'il  commença  à  être  question  aux  États-Unis  d'affranchir 
les  esclaves,  on  parla  d'abord  de  les  racheter  aux  frais  du  trésor 
public.  Quelques  années  plus  tard,  l'émancipation  des  noirs  était 
consommée  et  personne  n'avait  été  indemnisé  de  la  perte  de  ces 
hommes,  de  ces  femmes,  de  ces  enfans,  qui  étaient  hier  encore  une 
marchandise  vénale. 

Ce  qui  effraie,  c'est  la  pensée  de  toucher  à  un  état  de  choses  con- 
sacré déjà  par  une  longue  suite  de  siècles.  Ce  qui  est  ancien  impose 
le  respect.  Mais  on  aurait  tort  de  supposer  que  ce  qui  existe  a  tou- 
jours existé  :  le  sol  cultivable,  la  matière  terrestre  d'où  l'homme 
tire  sa  subsistance  et  qui  lui  a  été  donnée  à  cet  effet,  a  commencé 
par  appartenir  à  tous  :  Vallmend  suisse,  le  mark  danois,  le  7nir 
russe,  restent  comme  des  témoins  de  cette  ère  malheureusement 
close. 

Quel  livre  on  écrirait  si  l'on  voulait  raconter  tout  le  mal  qui  est 
résulté  de  l'accaparement  du  sol  par  quelques  individus  !  Cette 
spoliation  a  été  la  cause  de  guerres  sans  nombre  dans  le  passé;  elle 
produit  des  souffrances  de  toute  sorte  dans  le  présont,  il  est  vrai 
que,  dans  certains  pays,  comme  les  États-Unis,  les  inconvéniens  de 
ce  système  ont  été  jusqu'ici  moins  sensibles  que  dans  d'autres,  à 
raison  de  l'immense  étendue  de  leur  territoire  eu  égard  à  la  popu- 
lation qui  s'y  trouve.  Et  })ourtant,  même  aux  États-Unis,  la  situa- 
tion est  telle  qu'il  y  a  urgence  à  revenir  le  plus  tôt  possible  aux 
premiers  principes  et  à  ôter  la  terre  à  quelques-uns  pour  la  rendre 
à  tous. 

Mais,  se  demandera-t-on  peut-être,  est-ce  que  la  destruction  de 
la  propriété  individuelle,  en  ce  qui  concerne  la  terre,  ne  portera  pas 
un  coup  fatal  à  l'exploitation  agricole,  à  l'esprit  de  travail,  aux  ha- 
bitudes d'ordre,  à  la  civilisation  en  un  mot?  Nous  n'en  croyons 
rien  ;  car  pour  conjurer  une  pareille  calamité,  il  n'est  besoin  que 


LE   SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  637 

d'une  chose  :  assurer  celui  qui  se  livre  au  travail  des  champs  qu'il 
continuera  à  recueillir  le  fruit  de  ses  peines,  de  son  initiative,  de 
son  intelligence,  de  son  économie.  Or,  ce  résultat  sera  aisément  et 
sûrement  atteint  si,  au  lieu  de  confisquer  la  terre  elle-même,  on 
se  contente  d'en  saisir  la  rente,  ce  qui  reviendra,  en  pratique,  à 
absorber  la  rente  par  l'impôt. 

Voici  comment  les  choses  se  passeront.  Il  sera  édicté  une  loi 
portant  suppression  de  tous  les  impôts  existans  et  décrétant  à  leur 
place  un  impôt  unique.  Cet  impôt  pèsera  sur  la  terre,  qui  se  trou- 
vera ainsi  supporter  à  elle  seule  la  totalité  des  charges  publiques. 
Il  ne  sera  pas  calculé  de  manière  à  balancer  les  dépenses,  il  sera 
l'équivalent  pur  et  simple  de  la  rente  du  sol.  La  rente  foncière, 
c'est  ce  qui  reste  disponible  du  rendement  de  la  terre  lorsque  celui 
qui  l'exploite  a  prélevé  sur  les  récoltes  la  rémunération  de  ses 
peines,  et  qu'il  s'est  défrayé  des  sacrifices  divers  exigés  par  sa 
culture.  C'est  la  somme  qu'un  propriétaire  obtient  aujourd'hui  de 
son  fermier.  Il  n'y  aura  plus  qu'un  seul  propriétaire  foncier,  l'état, 
dont  tous  ceux  qui  travailleront  le  sol  seront  les  concessionnaires. 
Il  ne  faut  pas  longtemps  pour  se  rendre  compte  des  avantages 
considérables  d'une  telle  transformation. 

Avantages  économiques  d'abord.  L'impôt  unique  sur  la  terre  se 
traduira  par  un  accroissement  de  la  production  agricole  et  indus- 
trielle. La  terre,  en  effet,  ne  sera  plus  détenue  que  par  des  per- 
sonnes désireuses  de  se  livrer  à  la  culture  ;  et,  de  son  côté,  le 
capital,  dégagé  de  ses  anciennes  entraves,  n'ayant  plus  rien  à  dé- 
mêler avec  le  fisc,  se  portera  spontanément  au-devant  de  toutes  les 
entreprises,  prêt  à  seconder  toute  idée  heureuse,  qu'il  s'agisse 
de  commerce,  d'industrie  ou  d'agriculture. 

Avantages  administratifs  ensuite.  Au  point  de  vue  de  sa  percep- 
tion, un  impôt  unique  sur  la  terre  présente  une  supériorité  qui 
se  discerne  au  premier  coup  d'oeil.  Il  est  facile  à  établir  et  à 
lever.  Un  système  d'une  telle  simplicité  ne  favorise  guère  non  plus 
les  desseins  coupables  et  des  employés  de  la  recette  qui  voudraient 
pratiquer  des  détom'nemens  et  des  contribuables  qui  voudraient 
tromper  l'état,  —  deux  petites  opérations  qui  ne  sont  pas  rares 
aujourd'hui.  Et,  en  fin  de  compte,  on  ne  saurait  concevoir  un  im- 
pôt portant  d'une  manière  plus  égale  sur  l'ensemble  de  la  popu- 
lation. Du  reste,  les  avantages  que  nous  signalons  en  ce  moment 
ont  été  entrevus  depuis  longtemps.  Le  père  da  grand  Mirabeau 
parlait  avec  un  tel  enthousiasme  de  l'idée  émise  par  Quesnay  d'un 
impôt  unique  sur  la  rente,  qu'il  regardait  cette  découverte  comme 
égale  en  importance  à  l'invention  de  l'écriture,  et  à  l'introduction 
de  la  monnaie  comme  moyen  d'échange. 


6S8  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

Mais  nous  ne  sommes  pas  encore  au  bout  de  nos  constatations. 
L'impôt  unique  sur  la  terre,  disions-nons  tout  à  l'heure,  c'est  la 
richesse  multipliée.  Ce  sera  aussi  la  richesse  plus  également  distri- 
buée. En  effet,  de  la  richesse  créée  il  sera  formé  deux  parts,  dont 
l'une  ira  au  travail  et  au  capital,  tandis  que  l'autre  arrivera  à 
l'état,  qui  s'en  servira  dans  l'intérêt  de  tout  le  monde.  On  verra 
ainsi  disparaître,  avec  les  trop  grandes  inégalités  de  fortune,  la 
misère  qui  en  est  la  triste  et  inévitable  conséquence.  Et  qu'on  ré- 
fléchisse aussi  à  ce  point  que  ce  ne  sont  pas  seulement  les  victimes 
de  l'ordre  de  choses  actuel  qui  seront  avantagées  par  la  nouvelle 
organisation  sociale  :  il  n'est  personne  à  qui  ce  changement  ne  doive 
profiter.  Même  les  propriétaires  fonciers  actuels,  bien  loin  d'en 
pâtir,  seront  les  premiers  à  y  gagner.  Oui,  même  dépouillés  de  la 
propriété  de  la  terre  qu'ils  ont  jusqu'ici  cultivée,  ou  fait  cultiver  par 
d'autres,  ils  resteront,  s'ils  le  désirent,  au  lendemain  de  la  grande 
révolution  économique,  dans  une  situation  éminemment  enviable. 
Ils  ne  seront  pas  expropriés.  Il  ne  sera  touché  ni  à  leurs  bâtimens, 
ni  à  leur  chédal,  ni  à  leur  cheptel,  ni  à  leur  mobilier;  tout  cela  est 
à  eux  au  même  titre  que  leur  capital  argent,  tout  cela  leur  restera, 
à  moins  qu'ils  ne  préfèrent  s'en  défaire  et  quitter  la  place.  S'ils  le 
veulent,  ils  continueront  donc  à  travailler  leur  ancien  fonds,  et  ils 
se  contrôleront  bien  vite  d'en  avoir  éié  dépossédés  lorsqu'ils  se  ver- 
ront dans  un  milieu  social  renouvelé,  paisible,  prospère,  embelli 
de  toute  manière  et  devenant  pour  eux  la  source  de  jouissances 
encore  inconnues. 

Aux  avantages  économiques  il  faut  joindre  encore  les  avantages 
politiques  et  sociaux.  On  parle  beaucoup  de  diminuer  les  compé- 
tences du  gouvernement  et  de  le  ramener,  si  possible,  à  n'être  plus 
qu'une  sorte  de  comité  directeur  à  la  tète  d'une  vaste  société  coopé- 
rative. C'est  la  thèse  soutenue  par  les  individualistes  et  à  laquelle 
M.  Herbert  Spencer  a  donné  un  éclat  nouveau.  Mais  comment,  sous 
le  régime  agraire  actuel,  opérer  les  réformes  dont  on  parle?  La 
mission  de  l'état  est  aujourd'hui  illimitée.  Rien  que  pour  rendre  la 
justice,  rien  que  pour  assurer  la  sécurité  des  biens  et  des  per- 
sonnes, que  de  mal  il  doit  se  doimer  !  Sous  le  nouveau  régime, 
les  innombrables  querelles  auxquelles  donnent  lieu  le  partage  du 
sol,  les  contestations  de  limites,  d'achat  et  de  vente  cesseront  de 
se  j)roduire.  Les  classes  déshéritées,  qui  fournissent  à  cette  heure 
le  gros  contingent  des  malfaiteurs,  ayant  retrouvé  leur  place  au 
généreux  banquet  préparé  par  la  nature,  ne  songeront  plus  à  violer 
le  code,  l'artout  l'homme,  alVranchi  des  soucis  cnvalussans  de  la 
vie  matérielle,  cessant  d'être  hanté  j)ar  le  cauchemar  de  la  misère 
ou  oppressé  j)ar  le  besoin,  se  portera  avec  calme  vers  les  objets 


LE   SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  639 

l^plus  dignes  d'occuper  sa  pensée  !  Quel  ennoblissement  de  toutes 
ses  facultés  et  de  toute  son  activité!  Que  de  tentations  qui  aujour- 
d'hui l'assiègent  et  qu'il  ne  connaîtra  plus  !  Que  de  forces  acquises 
qui  pourront  être  appliquées  à  la  poursuite  des  buts  les  plus  élevés  ! 
C'est  une  ère  nouvelle  qui  commencera  pour  l'humanité. 

Pour  tout  dire,  le  transfert  de  la  propriété  foncière  des  mains 
de  ceux  qui  l'ont  usurpée  à  ses  possesseurs  naturels,  c'est  le  pro- 
grès, le  vrai,  celui  qui  est  conforme  à  la  loi  morale,  rendu  possible; 
c'est  la  ruine  du  progrès  factice,  fondé  sur  la  ruse,  la  violence, 
l'égoïsme,  dépouillant  les  uns  pour  enrichir  les  autres,  renouvelant 
avec  une  constance  désespérante  la  clientèle  des  pénitenciers  et 
des  bagnes.  C'est  la  vraie  civilisation,  succédant  à  la  civilisation 
mensongère  et  trompeuse  des  temps  passés,  qui  sème  d'une  main 
cruelle  le  désappointement  et  la  souffrance  sur  ses  pas  et  qui 
menace  de  nous  ramener  à  une  nouvelle  barbarie.  C'est  le  règne 
de  l'égalité,  si  conforme  à  nos  instincts  les  plus  profonds,  procla- 
mée dans  nos  constitutions  et  dans  nos  lois,  et  dont  nous  parlons 
si  souvent  tout  en  la  connaissant  si  mal. 

Ici  s'arrête  le  livre  de  M.  George  ;  —  encore  une  fois,  que  l'on 
nous  comprenne  bien,  c'est  lui  qui  a  parlé  et  non  pas  nous.  Nous 
avons  cherché  à  résumer  à  grands  traits  le  programme  de  réforme 
sociale  qui  y  est  développé  et  dont  l'exposition  ne  tient  pas  moins 
de  quatre  cents  fortes  pages.  Nous  regrettons  seulement  de  n'avoir 
pu  en  reproduire  que  les  idées,  car  Progrès  et  Pauvreté  fait  im- 
pression par  la  beauté  du  langage,  par  le  souffle  qui  y  circule  et 
qui  en  anime  toutes  les  pages  autant  pour  le  moins  que  par  la 
hardiesse  des  doctrines. 

Ce  n'est  pas  aux  romanciers  seulement  qu'il  arrive  de  refaire 
plusieurs  fois,  sous  différons  noms,  le  livre  qui  leur  a  le  mieux 
réussi.  Quiconque  travaille  à  répandre  des  idées,  quiconque  veut 
agir  sur  les  esprits  se  répète,  et,  nous  dirons  plus,  doit  se  répéter. 
M.  George  n'a  pas  échappé  à  ce  genre  de  nécessité.  Il  est  revenu 
dernièrement  sur  les  idées  consignées  dans  Progrès  et  Pauvreté  et 
il  a  écrit  un  nouveau  livre  appelé  :  Problèmes  sociaux,  dont  une 
traduction  en  allemand  nous  a  appris  l'existence  avant  que  l'origi- 
nal anglais  nous  fût  connu.  C'est  dire  que  ce  volume  n'a  pas  passé 
inaperçu  et  qu'on  s'en  est  occupé  en  certains  milieux,  dans  le  pays 
où  il  a  paru  et  plus  loin.  Les  seules  modifications  que  M.  George, 
dans  ses  Problèmes  sociaux^  apporte  aux  doctrines  contenues  dans 
le  grand  ouvrage  qui  l'avait  précédé  et  qui  reste  son  manifeste  prin- 
cipal, ne  touchent  guère  au  fond  de  sa  pensée.  Elles  consistent  dans 
l'introduction  de  développemens  encore  inédits  et  dans  une  exten- 
sion plus  grande  donnée  à  sa  thèse  fondamentale.  C'est  ainsi  qu'après 


6â0  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

avoir  supprimé  la  propriété  foncière  individuelle,  sans  tenir  compte 
des  droits  que  les  possesseurs  du  sol  pourraient  faire  valoir  à  ren- 
contre de  cette  mesure,  il  en  vient  à  préconiser  aussi  la  répudia- 
tion des  dettes  publiques,  en  se  fondant  toujours  sur  ce  même  prin- 
cipe que  ce  qui  lie  une  génération  n'enchaîne  pas  celles  qui  la  suivent, 
et  que  les  titres  les  plus  sacrés  peuvent  être  déchirés  à  un  moment 
donné,  lorsque  le  vent  de  l'opinion  a  tourné,  que  les  idées  se  sont 
transformées  et  que  des  besoins  nouveaux  se  sont  fait  sentir. 

Nous  trouvons  aussi  dans  les  Problèmes  sociaux  un  vigoureux  et 
brillant  plaidoyer,  —  car  en  prenant  des  années,  l'auteur  de  Pro- 
grès et  Pauvreté  n'a  rien  perdu  de  sa  virtuosité  d'écrivain,  —  en 
faveur  de  la  reconnaissance  des  droits  politiques  de  la  femme.  Il 
voit  dans  celte  moitié  de  l'humanité  qu'on  a  appelée  le  sexe  faible 
et  qui,  jusqu'ici,  a  été  tenue  en  tutelle  et  gouvernée  par  l'autre 
moitié,  une  armée  de  futurs  électeurs  qui  ne  manqueraient  pas  de 
jeter  leurs  suffrages  du  bon  côté  dans  la  lutte  entreprise  pour  la 
réorganisation  de  ce  vieux  monde  chancelant  et  caduc.  Mais  ce  qui 
n'est  pas  moins  intéressant,  et  ce  qui,  selon  nous,  est  plus  important 
encore  que  ces  diverses  adjonctions  aux  théories  précédemment 
énoncées  dans  Progrès  et  Pauvreté,  ce  sont  les  critiques,  parfois 
très  fondées ,  que  l'auteur  des  Problèmes  sociaux  fait  de  certains 
abus,  tels  que  la  monopolisation  des  chemins  de  fer  par  un  petit 
groupe  de  princes  de  la  finance ,  dont  il  a  vu  de  près ,  dans  son 
pays,  surtout  les  graves  inconvéniens  (1). 

Après  avoir  entendu  le  chef  du  nouveau  socialisme  anglo-saxon 
et  fait  suffisamment  connaissance  avec  ses  doctrines,  voyons  main- 
tenant quel  accueil  lui  était  réservé,  quelle  influence  il  a  exercée, 
de  quel  crédit  il  jouit  au  milieu  des  populations  qu'il  avait  spéciale- 
ment en  vue  en  prenant  la  plume. 

II. 

Nous  sommes  ici  en  présence  d'une  manifestation  qu'on  peut  har- 
diment qualifier  d'exceptionnelle,  —  nous  l'avons  déjà  dit.  —  Tn 
publiciste  bien  renseigné  en  parlait  en  ces  termes  dans  un  écrit  ré- 
cent :  «  L'ouvrage  de  M.  George  :  Progrès  et  Pauvreté  a  vu  le  jour 
en  1879.  En  1885,  à  six  ans  de  distance,  on  peut  aflirmer  sans  hési- 
ter que  l'apparition  de  ce  livre  forme  à  elle  seule  une  date  impor- 

(1)  Cet  article  était  écrit  lorsque  VExamintr  do  San-Francisco  nous  a  apporté  les 
premières  pages  d'un  nouveau  livre  do  M.  George  qui  ost  à  la  veille  de  paraître  et 
que  ce  Journal  réimprime  sur  les  bonDCM  rcuillcs,  au  prix,  nous  dit-il,  de  grands  sacri- 
fices et  avec  privilège  exclusif  pour  toute  la  côte  du  Paciflquo.  Cet  ouvrage  a  pour 
litre  :  Vroleclion  ou  Libre- Échange?  {Protecttun  or  Fret  Trade?) 


LE   SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  6^1 

tante  dans  l'histoire  de  la  pensée  économique  tant  en  Angleterre 
qu'en  Amérique  (1).  »  Mais  il  importe  d'entrer  dans  quelques  dé- 
tails. Nous  commencerons  notre  enquête  par  les  États-Unis. 

M.  George  ne  pouvait  espérer  de  la  bourgeoisie  de  son  pays  un 
accueil  empressé.  Ce  n'est  pas  dans  ses  rangs  qu'il  avait  chance 
d'être  reçu  à  bras  ouverts  et  d'opérer  bien  des  conversions.  Un 
de  ses  biographes  signale ,  il  est  vrai,  le  cas  d'un  homme  possé- 
dant de  grandes  terres  et  qui  fut  si  enchanté  de  la  manière  dont 
Progrès  et  Pauvreté  disait  leur  fait  aux  propriétaires  fonciers,  qu'il 
s'empressa  d'acheter  vingt  exemplaires  de  cet  ou^Tage  pour  les  dis- 
tribuer à  ses  domestiques  et  à  ses  employés.  Mais  de  tels  succès 
ont  dû  être  rares. 

Le  réformateur  californien  a  pu  toutefois  s'estimer  heureux  de 
l'attention  qui  lui  a  été  accordée  par  ses  adversaires.  Il  n'a  pas 
eu  à  souffrir  de  la  conspiration  du  silence.  Ses  doctrines  ont  été 
discutées  dans  d'innombrables  articles  de  journaux  et  de  revues, 
dans  des  études  spéciales,  dans  des  conférences.  On  a  même  vu  un 
important  périodique  qui  se  publie  à  New-York,  XeHarpers  Weekly^ 
donner  en  primeur  à  ses  abonnés,  au  risque  de  s'attirer  bien  des 
réclamations,  qui,  en  effet,  ne  lui  ont  pas  manqué,  un  des  li\Tes  de 
M.  George,  le&  Problèmes  sociaux,  du  premier  au  dernier  chapitre. 

Mais  voici,  entre  tous  les  encouragemens  que  le  fondateur  du 
nouveau  socialisme  agraire  a  rencontrés  dans  le  camp  de  ses  oppo- 
sans,  celui  qui  l'aura ,  croyons-nous ,  le  plus  touché.  S'il  n'a  pas 
opéré,  à  proprement  parler,  de  révolution  au  sein  de  la  classe 
aisée  et  cultivée ,  c'est  pourtant  un  fait  indéniable  que  son  in- 
fluence est  sensible  dans  un  petit  nombre  de  publications  qui  ont 
vu  le  jour  pendant  ces  dernières  années  et  qui  sortent  de  ce  mi- 
lieu-là. Sans  remonter  bien  haut,  nous  citerons  un  livre  paru  il  y  a 
quelques  moiss  seulement  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  11  a 
pour  auteur  M.  Charles-A.  Washburn,  frère  de  l'ancien  ministre 
des  États-Unis  à  Paris  et  qui  a  lui-même  représenté  son  gou- 
vernement dans  le  Paraguay,  d'où  il  a  rapporté  un  volume  de 
voyages  et  de  souvenirs  auquel  on  accorde  du  mérite.  M.  Wash- 
burn, qui  vit  en  ce  moment  dans  une  jolie  campagne,  située  dans 
le  New-Jersey,  à  quelques  heures  de  New-York,  a  voulu  étudier  ce 
qu'il  appelle  l'évolution  politique  (2)  :  c'est  le  titre  de  son  livre.  Or, 
en  fait  d'évolution,  voici  la  théorie  qu'il  préconise  :  un  impôt  unique 
sur  la  terre ,  fortement  progressif,  presque  nominal  pour  les  très 
petites  propriétés,  mais  s'accroissant,  passé  une  certaine  limite,  avec 

(1)  Recmt  American  Socialîsm,  by  Richard  F.  Ely  ;  Baltimore,  april  1885,  p.  16. 
(2}  Political  Evolution,  by  Charles  A.  Washburn  j  Philadelphia,  Lippiacott. 
loitt  LXiiv.  —  1886.  41 


6à2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  telle  rapidité  que  force  serait  aux  grands  propriétaires  ruraux 
de  se  dessaisir  le  plus  tôt  possible  d'une  partie  de  leurs  biens  pour 
ne  pas  succomber  sous  les  charges  du  fisc.  C'est  là,  d'après  lui,  le 
seul  moyen  d'arriver  à  replacer  entre  toutes  les  mains  le  sol'  qui 
a  fini  par  se  concentrer  dans  quelques-unes,  par  devenir  l'apanage 
d'une  caste  de  privilégiés,  et  de  le  faire  servir,  selon  le  vœu  de  la 
nature,  à  «  l'entretien  du  genre  humain.  »  Nous  n'avons  pas,  pour 
le  moment,  à  apprécier  ces  doctrines.  Nous  ferons  seulement  re- 
marquer combien  elles  se  rapprochent  de  celles  dont  M.  George 
s'est  constitué  l'avocat. 

Si,  comme  on  vient  de  le  voir,  le  prophète  de  San-Francisco  n'a 
pas  eu  trop  à  se  plaindre  de  la  bourgeoisie  des  États-Unis,  cepen- 
dant son  vrai  triomphe  ne  pouvait  être  là  et  il  l'a  trouvé  au  milieu 
des  ouvriers.  Il  ne  s'était  malheureusement  pas  trompé  en  afTîrmant 
qu'il  se  cache  de  grandes  et  sombres  infortunes  dans  les  brillantes 
métropoles  du  Nouveau-Monde,  ainsi  que  dans  les  agglomérations 
industrielles,  si  nombreuses,  si  entassées  et  si  exposées  à  des  crises 
redoutables.  On  en  savait  certes  quelque  chose  au  moment  où  Pro- 
grès  et  Pauvreté  fit  son  apparition. 

On  n'a  pas  oublié  les  mémorables  grèves  des  employés  de  che- 
mins de  fer,  qui,  au  mois  de  juillet  1877,  éclatèrent  dans  la  région 
la  plus  riche  et  la  plus  populeuse  des  États-Unis  et  répandirent 
l'émeute  comme  une  traînée  de  poudre  à  Baltimore,  à  Pittsbnrg. 
dans  rOhio,  à  Chicago,  à  New-York.  On  sait  que  le  sang  coula,  que 
des  dégâts  qui  se  chiffrent  par  des  sommes  énormes  furent  com- 
mis, que  le  trafic  demeura  interrompu  pendant  plusieurs  jours  sur 
l'es  principaux  réseaux  de  voies  ferrées.  C'est  alors  que  le  général 
Sherman,  mandé  à  Washington  par  le  chef  du  pouvoir,  crut  devoir 
recommander  une  augmentation  considérable  de  l'efiectif  de  l'ar- 
mée, comme  le  seul  moyen  de  conjurer  le  retour  de  semblables 
calamités.  La  grande  masse  des  ouvriers  avait  été  entraînée  à 
prendre  parti  dans  cette  guerre  d'intérêts  qui  se  termina,  on  s'en 
souvient  peut-être,  au  profit  des  patrons.  Gr,  c'est  à  deux  ans  d«  là 
que  M.  George  fit  entendre  sa  voix  et  lança  le  catéchisme  du  nou- 
veau socialisme  agraire. 

Un  tel  livre,  venant  à  un  tel  moment,  était  de  nature  à  produire 
une  vive  commotion  dans  des  esprits  qui  n'avaient  pas  tout  oublié 
et  qui  n'étaient  qu'à  moitié  rassurés  sur  l'avenir.  Il  ne  faudrait  pas 
cependant  exagérer  les  choses.  Les  ouvriers  américains  éprouvaient 
sans  doute  une  satisfiiction  marquée  en  voyant  un  écrivain  en  \uc 
prendre  leur  défense  et  dresser  contre  les  riches,  les  heureux  de 
ce  monde,  les  hommes  qui  leur  commandent  et  qui  bénéficient  de 
leur  travail,  un  vigoureux  et  saisisHant  réquisitoire.  Mais  quant  à 
accepter  sa  solution  du  problème  de  la  misère,  (juant  à  croire  qut> 


LE    SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  6A3 

tout  le  mal  venait  du  rôle  que  la  terre  distribuée  entre  les  parti- 
culiers a  jusqu'ici  joué  et  qu'on  allait  bouleverser  toutes  les  doc- 
trines courantes  sur  la  propriété  pour  redresser  leurs  griefs,  c'était 
une  autre  alîaire.  Le  travailleur  ne  se  passionne  que  médiocrement, 
au  pays  de  Washington  et  de  Franklin,  pour  les  idées  théoriques  ;  il 
ne  fait  pas  beaucoup  de  politique  intransigeante  ;  il  est  peu  porté  à 
admettre  que  la  société  puisse  se  renouveler  à  coups  de  décrets  et 
qu'on  la  modèle  à  volonté  comme  le  sculpteur  qui  donne  à  la  glaise 
qu'il  pétrit  dans  ses  mains  toutes  les  formes  que  lui  suggère  sa 
fantaisie.  Son  éducation  en  a  fait  un  homme  pratique  plutôt  qu'un 
idéologue.  Son  ambition  ne  va  guère  au-delà  du  désir  d'améliorer 
sa  situation  sans  tenter  l'impossible  et. tout  simplement  en  tirant 
parti  des  cartes  qu'il  a. 

On  a  donc  beaucoup  applaudi  M.  George  dans  le  camp  ouvrier  ; 
on  l'a  lu  avec  le  plus  vif  intérêt;  on  a  relevé  dans  son  livre  une 
quantité  d'observations  prises  sur  le  vif,  de  critiques  pleinement 
justifiées.  Et  pourtant  l'apôtre  du  nouveau  socialisme  n'a  pas  été 
jusqu'à  entraîner  dans  son  orbite  la  masse  proprement  dite  de  ceux 
pour  qui  la  vie  est  dure,  et  qui  est  plus  prudente,  plus  conserva- 
trice d'instinct  que  l'on  ne  serait  porté  à  le  supposer. 

Mais  il  est,  au  milieu  de  ces  hommes,  des  groupes  plus  avancés  et 
aussi  plus  inflammables  que  le  gros  monceau  ;  c'est  là  que  l'in- 
fluence de  M.  George  devait  surtout  se  faire  sentir.  Elle  a  été  pen- 
dant quelque  temps  prépondérante  au  sein  des  associations  que 
riiiternationale  avait  précédemment  enrôlées  sous  son  drapeau,  et 
auxquelles  les  idées  de  révolution  ne  sont  point  étrangères. 

On  sait  que  l'accord  ne  règne  pas  toujours  dans  cette  avant-garde 
de  l'armée  des  travailleurs.  On  put  croire  un  moment  que  Progrès 
et  Pauvreté  allait  sceller  entre  ses  différentes  fractions  un  traité  de 
paix  perpétuelle  et  offrir  le  terrain  commun  sur  lequel  elles  uni- 
raient dorénavant  leurs  efforts.  Un  rapprochement  se  produisit, 
mais  il  ne  dura  pas.  L'arrivée  du  célèbre  Most  aux  États-Unis,  en 
1882,  vint  tout  gâter.  Les  élémens  disparates  qui  avaient  cherché  à 
fusionner  se  sont  de  nouveau  désassociés,  et  l'on  a  -vu  se  reformer 
deux  camps  distincts,  avec  lesquels  il  y  a  pour  nous  quelque  intérêt 
à  faire  au  moins  une  rapide  connaissance.  Nous  y  serons  aidés  par 
une  récente  étude,  —  déjà  citée,  —  faite  sur  les  lieux  et  publiée  à 
Baltimore  (1). 

Les  deux  écoles  qui  se  trouvent  aujourd'hui  en  présence  sont  : 
d'un  côté,  les  socialistes  révolutionnaires  purs,  les  internationalistes 
ou  les  rouges,  comme  on  les  désigne  communément;  de  l'autre 
les  socialistes  modérés  et  pacifiques,  les  bleus. 

(1)  Htcent  American  Socialism,  by  Richard  F.  Ely. 


6Û4  EEVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Chaque  groupe  a  son  organisation  particulière,  sa  méthode  de 
propagande,  ses  journaux,  —  en  tout  quatre  cents  environ  (nous 
disons  bien  :  quatre  cents),  —  dont  plusieurs  et  d'entre  les  plus 
importans  se  publient  en  allemand.  C'est  le  cas,  en  particulier,  pour 
la  Freihcit,  qui  a  Most  pour  rédacteur  et  dont  nous  entendons  quel- 
quefois parler. 

Le  programme  des  rouges  se  résume  dans  ces  deux  articles  :  au 
point  de  vue  politique,  l'anarchie,  et  pour  atteindre  ce  but  :  la  ré- 
volution. Au  point  de  vue  économique  :  l'organisation  du  travail 
d'après  le  principe  de  la  coopération,  et  l'échange  direct  des  pro- 
duits, de  manière  à  supprimer  à  la  fois  et  le  capital  et  le  commerce, 
—  le  capital  qui  demande  sa  rémunération  aux  sueurs  des  ouvriers 
et  qui  prélève  son  lourd  intérêt  sur  leur  salaire  ;  le  commerce,  qui 
joue  entre  le  producteur  et  le  consommateur  le  rôle  d'un  intermé- 
diaire inutile  et  coûteux. 

Quant  aux  bleus,  ils  combattent  à  outrance,  sur  le  terrain  poli- 
tique, les  doctrines  de  l'anarchie,  mais  ils  ne  se  montrent  pas  moins 
hostiles  à  l'individualisme  des  sociétés  actuelles,  au  sein  desquelles, 
selon  eux,  chacun  peut  s'enfermer  dans  la  recherche  de  son  intérêt 
personnel  et  laisser  mourir  son  prochain,  s'il  lui  en  coûte  de  se  dé- 
ranger pour  lui.  Sur  le  terrain  économique,  ils  tendent  aussi,  comme 
les  rouges,  à  la  coopération  tant  des  forces  productives  que  des 
forces  distributrices,  et,  pour  en  arriver  là,  ils  font  appel  aux  mêmes 
moyens  que  l'association  rivale.  Voici,  du  reste,  comment  ils  se 
sont  expliqués  à  ce  sujet  dans  une  de  leurs  assemblées  générales 
tenue  à  Baltimore  en  décembre  1883  :  «  Le  sol,  les  instrumens  de 
production,  de  transport  et  d'échange  redeviendront  aussitôt  que 
faire  se  pourra  la  propriété  de  tous.  » 

Telle  est  la  situation,  qui  peut  se  résumer  de  la  manière  sui- 
vante :  si  on  laisse  de  côté  le  point  de  vue  politique,  sur  lequel  elles 
diffèrent  assez  profondément,  pour  ne  considérer  que  le  côté  éco- 
nomique, les  deux  écoles  se  donnent  la  main.  Un  des  organes  de 
la  fraction  internationaliste,  le  Triith  de  Chicago,  publiait,  il  n'y  a 
pas  bien  longtemps,  dans  ses  colonnes,  celte  prophétie  commina- 
toire :  «  Gare  à  vous  propriétaires,  attention!  Il  y  a  des  brisans  au 
large.  C'est  la  nouvelle  loi  qui  régit  le  prix  de  la  terre,  h  la  ville 
comme  à  la  campagne.  Le  prix  de  la  terre  est  déterminé  par  la  vente 
de  Progrh  cl  Pauvreté  d'IIenry  George  ;  il  baisse  quand  la  vente 
do  cet  ouvrage  monte,  il  monte  quand  elle  baisse.  Ce  livre  vient  de 
dépasser  sa  centième  édition,  et  il  marche  d'un  pas  plus  rapide  que 
jamais.  Dans  dix  ans  d'ici,  les  lots  de  terrain  aux  abords  des  villes 
ne  vaudront  plus  que  les  impôts  dont  ils  seront  frappés.  »  Les 
socialistes  modérés  vont  peut-être  moins  vite  en  besogne;  ils  ne  se 
croient  pas  si  près  de  toucher  le  but,  mais  ils  se  nourrissent  des 


LE    SOCIALISME    AXGLO-SAXON.  645 

mêmes  doctrines  et  se  bercent  des  mêmes  espérances.  M.  Henry 
George  est  resté  leur  prophète,  et  c'est  là  un  fait  dont  la  portée 
n'échappera  à  personne. 

Encore  un  coup,  nous  savons  et  nous  n'avons  garde  d'oublier  que 
la  grande  masse  des  ouvriers  américains  n'est  pas  gagnée  au  socia- 
lisme agraire.  Mais  la  minorité  qui  est  dans  ces  idées  est  un  état- 
major  et  lorsque,  d'après  les  estimations  de  la  North  American 
Bevi'ew,  un  organe  digne  de  toute  confiance,  cet  état-major  s'élève, 
pour  les  rouges  à  quelque  50,000  hommes,  et  pour  les  bleus  à  en- 
viron la  moitié  de  ce  chiffre,  il  faut  décidément  en  tenir  compte. 

Nous  ne  sommes  pas  en  présence  d'un  facteur  négligeable,  mais 
d'une  force.  Qu'arriverait-il  le  jour  oîi  viendrait  à  se  produire  une 
crise  industrielle  intense,  pendant  laquelle  l'ouvrage  manquerait  et 
le  pain  aussi?  Le  désespoir  et  les  privations  ont  toujours  pour  effet 
de  porter  ceux  qui  souffrent  aux  résolutions  extrêmes.  Pans  ces 
momens-là,  ce  sont  les  violens  qui  entraînent  les  autres;  eux  du 
moins  ont  un  programme  d'action,  et  ceux  qui  jusqu'alors  s'étaient 
montrés  indécis  suivent  leur  impulsion.  Les  timides  mêmes  sont 
jetés  dans  le  courant,  parce  qu'ils  ne  trouvent  pas  en  eux  la  volonté 
nécessaire  pour  résister  aux  conseils  qu'on  leur  donne,  leur  pa- 
russent-ils mauvais,  et  pour  se  dégager  de  la  pression  qu'on  exerce 
sur  eux.  Dans  l'hypothèse  que  nous  venons  d'émettre,  si  une  crise 
devait  éclater  et  arrêter  un  grand  nombre  de  bras,  il  est  assez  na- 
turel de  penser  que  la  doctrine  de  la  «  nationalisation  »  du  sol, 
commune  aux  deux  écoles  qui  aspirent  à  prendre  la  direction  du 
mouvement  ouvrier,  servirait  de  centre  de  ralliement  à  la  plupart 
des  mécontens,  qui  viendraient  alors  se  jeter  dans  des  organisations 
toutes  prêtes  à  les  recevoir.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  se  montrer  pessi- 
miste, mais  on  ne  saurait  disconvenir  qu'il  y  ait,  dans  l'éventualité 
que  nous  signalons,  une  menace  pour  l'ordre  de  choses  actuel. 

Laissons  maintenant  l'Amérique  et  passons  en  Angleterre.  Voici 
en  quels  termes  la  Quarterly  Review  rendait  compte  de  l'action 
exercée  dans  les  Iles-Britanniques  par  les  idées  écloses  sur  les  bords 
de  l'Océan-Pacifique  :  «  Les  éditeurs  londoniens  de  M.  George,  écri- 
vait la  grave  revue  que  nous  citons,  viennent  de  republier  son  livre 
[Progrès  et  Pauvreté)  en  un  volume  ultra-populaire.  En  ce  moment-ci, 
il  s'écoule  par  milliers  d'exemplaires  dans  les  ruelles  et  dans  les 
quartiers  les  plus  reculés  des  villes  d'Angleterre,  où  on  l'accueille 
comme  le  glorieux  évangile  de  la  justice.  Cela  seul  suffirait  à  lui 
donner  une  importance  considérable,  mais  nous  n'avons  pas  encore 
tout  dit.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  pau\Tes  et  les  violens  qui 
ont  été  influencés  par  les  doctrines  de  M.  George.  Elles  ont  reçu 
un  accueil  qui  est  encore  plus  étrange  au  sein  de  certains  groupes 
appartenant  aux  classes  réellement  cultivées.  Elles  ont  été  l'objet 


646  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'un  sérieux  examen  de  la  part  d'un  conclave  de  clergymen  anglais. 
En  Ecosse,  des  pasteurs  et  des  professeurs  de  l'église  libre  ont  fait 
plus  que  de  les  examiner  :  ils  les  ont  ostensiblement  approuvées  ; 
ils  ont  même  tenu  des  meetings  et  fait  des  conférences  pour  les 
propager.  Enfin,  des  économistes,  des  penseurs,  —  ou  des  hommes 
à  qui  l'on  a  fait  cette  réputation  dans  l'une  au  moins  de  nos  uni- 
versités, —  ont  soutenu,  à  ce  que  l'on  assure,  qu'ils  ne  voyaient 
pas  comment  il  serait  possible  de  les  réfuter,  et  qu'elles  marquaient, 
selon  toute  apparence,  l'aurore  d'une  nouvelle  ère  économique.  » 

Ce  mouvement,  déjà  très  décisif,  en  faveur  des  tendances  et 
des  doctrines  qui  se  révèlent  dans  Progrès  ei  Pauvreté,  M.  George 
devait  l'accentuer  encore  par  son  influence  personnelle  et  par  son 
éloquence  pendant  une  tournée  qu'il  fit  dans  les  différentes  parties 
de  l'Angleterre,  au  commencement  de  l'année  1884.  Il  y  vint  sur 
l'invitation  d'une  société  pour  la  réforme  agraire  {Lmtd  Befonn 
Union)  qui  s'était  constituée  quelques  mois  auparavant  en  vue  de 
créer  une  agitation  dans  le  sens  de  la  restitution  de  la  terre  au  peuple. 
M.  George  fut  présenté  au  public  anglais  dans  un  grand  meeting 
tenu  à  Saint- James  Hall,  le  9  janvier  1884,  sous  la  présidence  de 
M.  Labouchère,  membre  du  parlement.  Dès  cette  première  entrevue, 
il  put  se  convaincre  que,  s'il  comptait  en  Angleterre, —  et  comment 
en  aurait-il  été  autrement? —  de  nombreux  et  puissans  adversaires, 
il  y  possédait  aussi  de  chauds  amis. 

•On  voit  que  le  missionnaire  venu  de  si  loin  trouvait  une  terre 
bien  préparée  et  que  les  classes  qui  ont  en  partage  l'aisance  et  la 
culture  se  montraient  relativement  accessibles  à  son  enseignement. 
11  n'avait  pas  trouvé  en  Amérique  un  chemin  si  facile  aujjrès  de  la 
bourgeoisie,  ce  qui  prouve,  une  fois  de  plus,  la  vérité  de  cette 
observation  déjà  ancienne  que  nul  n'est  prophète  chez  soi.  Cette 
sympathie,  non  pas  générale,  —  car  il  ne  s'agissait  de  rien  moins 
que  d'un  enthousiasme  universel, —  mais  très  réelle  chez  un  petit 
norabre  de  personnes,  ce  qui  était  déjà  beaucoup,  il  n'avflit  pas 
été  seul  à  l'éveiller.  L'influence  exercée  par  ses  propres  écrits 
avait  été  secondée  par  celle  de  quelques  penseui's  plus  ou  moins 
avancés. 

Arrêtons-nous  au  plus  marquant  d'entre  eux.  Coïncidence  pi- 
quante! presque  au  moment  où  paraissait  Progrès  et  Pauvreté ^ 
un  peu  après  cependant,  un  savant  anglais,  bien  connu  comme 
naturaliste  et  explorateur,  M.  Alfred  Hussell  Wallace,  j)ul)liait  wn 
livre  roulant  sur  les  mômes  questions  et  qu'il  intitulait  :  I.and  i\a- 
tionalisation,  —  its  necessity  ami  its  aims  {La  terre  rendue  />  la 
nation  ou,  si  l'on  nous  passu  encore  une  fois  ce  néologisme  :  /m 
nationalisât  ion  de  la  terre  :  néressité  et  but  de  eette  réforme)  ^ 
daiiB  lequel,  par  un  travail  de  réflexion  absolument  indépendant,  il 


LE   SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  647 

arrivait  à  peu  près  aux  mêmes  conclusions  pratiques  que  M.  George. 
L'auteur  y  considérait  successivement  la  grande  propriété  terrienne 
en  Angleterre,  en  Irlande  et  en  Ecosse,  puis  la  petite  propriété 
telle  qu'elle  existe  dans  la  plupart  des  autres  contrées  de  l'Europe, 
et  il  montrait  que  le  morcellement  du  sol  ne  résout  pas  la  question 
sociale,  n'empêche  pas  la  persistance  de  la  misère  ;  après  quoi  il 
écrivait  deux  longs  chapitres  sous  les  rubriques  suivantes  assez 
claires  par  elles-mêmes  pour  que  nous  n'ayons  pas  à  entrer  dans 
plus  de  détails  :  «  Baisse  des  salaires  et  paupérisme,  conséquence 
directe  de  l'appropriation  du  sol.  »  —  (c  Restitution  de  la  terre  à  la 
nation,  seule  manière  de  résoudi'e  complètement  la  question 
agraire.  » 

On  le  voit,  sans  s'être  concerté  avec  le  publiciste  américain,  le 
savant  anglais  se  rencontrait  avec  lui;  avant  de  terminer  son 
livre,  il  put  encore  prendre  connaissance  de  Progrès  et  Pauvreté 
et  saluer  son  auteur  comme  son  chef  de  file.  Toutefois  M.  Wallace  se 
séparait  de  M.  George  sur  un  point  important.  Il  n'admettait  pas 
qu'on  pût  confisquer  le  sol  sans  en  indemniser  convenablement 
les  propriétaires,  et  il  leur  assurait  une  compensation  raisonnable 
pour  l'abandon  de  leurs  droits,  au  moyen  d'une  rente  annuelle  sur 
l'état,  réversible  à  leurs  héritiers  pendant  un  certain  nombre  de  gé- 
nérations, qui  devrait  être  fixée  par  une  loi.  Il  ne  pourrait  selon 
lui  être  question  d'une  rente  perpétuelle,  car  ce  serait  alors  recon- 
naître implicitement  que  l'appropriation  de  la  terre  est  légitime. 
Les  ((  tenans  »  qui  cultivent  aujourd'hui  la  terre  des  autres  devien- 
draient ainsi  les  fermiers  de  l'état,  et  n'auraient  plus  à  craindre 
«  d'éviction;  »  personne  ne  pourrait  affermer  de  la  terre  que  pour 
la  travailler,  et  sans  possibilité  de  la  sous-louer  à  d'autres. 

Mais  revenons  à  M.  George  et  à  sa  tournée  de  propagande  en  An- 
gleterre. Disons  en  passant  qu'il  n'y  était  pas  connu  seulement  par 
ses  ouvrages,  mais  que  deux  ans  auparavant  il  avait  pris  en  Irlande 
une  part  directe  à  la  campagne  entreprise  en  vue  d'amener  une 
réforme  de  la  législation  agraire,  et  fait  à  cette  occasion  plusieurs 
conférences  qui  avaient  eu  un  certain  retentissement.  C'en  était 
assez  pour  que  tous  les  Irlandais  lancés  dans  ce  mouvement  l'ac- 
clamassent et  acclamassent  avec  lui  ses  doctrines.  C'était  déjà  un 
noyau.  Nous  avons  dit  qu'une  invitation  à  franchir  une  deuxième 
fois  l'Océan  Atlantique  lui  avait  été  adressée  par  l'Union  pour  la  ré- 
forme agraire.  Ce  n'était  pas,  en  Angleterre,  la  seule  association 
qui  poursuivît  un  but  analogue  au  sien;  il  en  rencontra  encore 
d'autres,  et  en  particulier  la  ligue  écossaise  pour  la  restitution  du 
sol  {Scotch  Lufid  Restauration  League).  Il  y  trouva  aussi  des  jour- 
naux voués  à  la  défense  d'un  socialisme  qui  n'était  pourtant  pas  tou- 


648  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

jours  le  sien,  entre  autres  le  Socialiste  chrétien  {Christian  Socia- 
list)  qui  aspire  à  diriger  les  forces  souvent  aveugles  des  masses 
poussées  par  le  désir  bien  compréhensible  d'améliorer  leur  condi- 
tion (1).  Le  Socialiste  chrétien  donna  un  compte  rendu  détaillé  du 
premier  meeting  tenu  à  Londres  pour  souhaiter  la  bienvenue  au 
conférencier  américain. 

M.  George  ne  fit,  dans  les  nombreux  discours  qu'il  fut  appelé  à 
prononcer,  que  reprendre  et  expliquer  ses  doctrines  bien  connues, 
mais  dans  plusieurs  occasions  il  termina  ses  conférences  en  invitant 
ses  auditeurs  à  acclamer  le  principe  de  la  confiscation  pure  et 
simple  du  sol,  sans  indemnisation.  Il  s'occupa  aussi  d'étendre  par- 
tout où  il  y  avait  quelque  chose  à  faire  sous  ce  rapport  le  réseau 
des  associations  pour  la  réforme  agraire.  Il  se  fit  entendre,  entre 
autres  villes,  à  Plymouth,  à  Gardiff,  à  Birmingham,  à  Liverpool  ;  en- 
suite, passant  la  frontière  de  l'Ecosse,  à  Glasgow,  à  Edimbourg,  à 
Aberdeen;  après  quoi  rentrant  de  nouveau  en  Angleterre,  à  Cam- 
bridge, la  célèbre  ville  universitaire,  où  son  éloquence  fut  plus  goû- 
tée que  ses  idées,  à  Hull,  la  patrie  de  William  Wilberforce,  le  grand 
philanthrope,  le  grand  avocat  de  l'affranchissement  des  esclaves, 
dont  la  statue  excita  fort  son  admiration,  car  c'était,  dit-il,  le  pre- 
mier monument  à  lui  connu  dans  le  Royaume-L'ni  qui  n'ait  pas  été 
élevé  à  un  tueur  d'hommes.  Londres  eut  encore  une  seconde  fois  sa 
visite.  En  repartant  pour  sa  patrie,  M.  George  fit  une  dernière 
conférence  à  Dublin. 

Cette  campagne  fut  fructueuse  pour  le  recrutement  des  associa- 
tions socialistes.  C'est  ainsi  qu'à  Glasgow,  dix-huit  cents  personnes, 
au  dire  des  amis  de  M.  George  (2)  s'enrôlèrent,  à  son  passage  et 
sous  son  influence,  dans  la  ligue  écossaise  pour  la  restitution  du 
sol.  Partout  l'orateur  défendit  sa  thèse  avec  une  incontestable  ha- 
bileté, mais,  comme  il  pouvait  bien  s'y  attendre,  ses  adversaires  ne 
restèrent  pas  inactifs.  Si,  dans  certains  endroits,  on  lui  faisait  une 
véritable  ovation  qui  se  continuait  après  ses  conférences  dans  des 
agapes  fraternelles  organisées  en  son  honneur,  dans  d'autres,  au  con- 
traire, on  l'attendait  pour  ainsi  dire  l'arme  au  bras.  Parfois  les 
opposans  avaient  la  salle  pour  eux,  et,  en  plusieurs  occasions,  on 

(1)  LcB  rédacteurs  de  ce  Jou/nal  bo  rattachent  à  ud  mouvement  auquel  ont  donné  le 
branle  deux  ecclûbiustiqucs  d'une  haute  valeur  intellectuelle  et  morale  :  Kingsloy  et 
Maurice,  morts  depuis  quelques  aunécs.  En  se  considérant  comme  des  socialistes,  ces 
deux  nobles  esprits  désiraient  protester  contre  les  tendances  d'un  individualisme  me- 
nant tout  droit  à  l'isolement,  et  qui  leur  paraissait  peu  d'accord  avec  l'esprit  humani- 
taire de  la  religion  chrétienne.  D'ailleurs,  l'adjectif  cAn'fien,  ajouté  au  terme  de  socia- 
liste, indiquait  nettement  la  position  qu'ils  prônaient. 

(•2)  Voir,  on  particulier,  sur  ce  point  et  pour  d'autres  détails,  Henry  Gtorgt^  a  6io- 
yraphicalf  anecdotal  and  critical  Sketch,  hy  Henry  RoiOj  London,  William  Reevos. 


LE    SOCIALISME    ANGLO-SAXON.  649 

les  vit  même  soumettre  aux  assistans  une  série  de  résolutions  con- 
damnant le  système  de  réforme  sociale  qui  venait  d'être  exposé  par 
le  nouveau  Gracchus,  et  qu'ils  faisaient  ratifier  par  la  fraction  de 
l'assemblée  hostile  à  ses  vues.  L'orateur  ne  trouvait  pas  toujours 
des  locaux  pour  tenir  ses  réunions,  et,  quand  il  ne  réussissait  pas 
à  s'en  assurer,  il  en  était  réduit  à  parler  en  plein  air,  ce  qui 
du  reste  n'est  pas  en  pays  anglais  une  chose  bien  extraordinaire. 
Enfin,  il  y  a  socialiste  et  socialiste,  et  bien  des  hommes  qui,  d'une 
manière  générale,  sympathisaient  avec  lui,  ne  pouvaient  cependant 
le  suivre  jusqu'au  bout  de  ses  déductions,  les  regardant  ou  comme 
trop  radicales  ou  comme  peu  propres  à  conduire  au  résultat  désiré. 
C'est  ainsi  que  M.  Wallace,  dont  nous  parlions  il  y  a  un  moment, 
s'est  séparé  de  M.  George,  parce  qu'il  ne  pouvait  pour  sa  part  con- 
seiller la  spoliation  des  propriétaires  fonciers  actuels,  et  a  même 
déclaré  qu'en  rejetant  toute  combinaison  tendant  à  indemniser  les 
détenteurs  du  sol  de  la  perte  de  leurs  biens,  l'auteur  de  Progrès  et 
Pauvreté  avait  indiscutablement  retardé,  et  peut-être  pour  plusieurs 
générations,  l'avènement  du  socialisme  agraire. 

Nous  aurions  un  certain  intérêt  à  savoir  quel  est,  à  l'heure  où 
nous  écrivons,  l'effectif  de  l'armée  de  mécontens  qui,  dans  le 
royaume- uni,  ont  suivi  jusqu'aux  dernières  conséquences  de  son 
système  le  novateur  californien,  mais  il  est  assez  malaisé  d'arriver 
sur  ce  point  à  une  appréciation  précise.  Nous  ne  sommes  pas  en 
présence  d'un  parti  unique.  Un  grand  nombre  de  personnes,  sans 
aucun  doute,  appellent  de  leurs  vœux  des  changemens  dans  la  ma- 
nière dont  la  propriété  agraire  est  aujourd'hui  répartie,  mais  outre 
qu'elles  sont  divisées  entre  elles  quant  à  l'objet  de  leurs  désirs, 
elles  ne  s'entendent  pas  non  plus  sur  le  choix  des  moyens.  Le  dé- 
bat se  complique  encore  par  le  fait  de  la  diversité  des  intérêts  ré- 
gionaux et  des  antagonismes  politiques  qui  s'y  rattachent.  Un  socia- 
liste irlandais,  par  exemple,  nourrit  des  espérances  concernant  le 
degré  d'autonomie  qu'il  conviendrait  selon  lui  d'accorder  à  son  pays, 
auxquelles  des  hommes  qui  lui  tendraient  sans  arrière-pensée  la 
main  sur  le  terrain  purement  économique  ne  peuvent  s'associer. 

Mais  tout  au  moins  pouvons-nous  affirmer  ceci  :  c'est  que  l'in- 
fluence de  M.  George  a  certainement  contribué  à  accroître  au  milieu 
des  trois  royaumes  réunis  sous  la  couronne  de  la  reine  Victoria  les 
partisans  du  socialisme  agraire,  et  à  fortifier  dans  leurs  esprits  cette 
opinion  qu'il  y  a  une  immense  révolution  à  accomplir,  en  dehors  de 
laquelle  tout  progrès  sérieux  est  impossible.  Un  membre  du  parle- 
ment, le  professeur  Thorold  Rogers,  écrivait  il  y  a  quelques  mois 
dans  un  article  publié  par  la  Contemporary  Bevieiv  que  les  per- 
sonnes qui,  dans  son  pays,  regardent  la  possession  individuelle  du 


650  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sol  comme  la  source  de  tous  ou  presque  tous  les  maux  dont  souffre 
la  civilisation  moderne  commencent  à  compter  et  sont  manifeste- 
ment en  croissance. 

Parmi  ces  mécontens  se  rencontrent  des  modérés  et  des  intran- 
sigeans.  Les  modérés  comprennent  des  groupes  qui  répondent  en 
gros  à  ce  qu'on  appelle  en  Allemagne  les  socialistes  de  la  chaire  et 
les  socialistes  chrétiens.  Les  tendances  de  l'extrême  gauche  ont  leur 
centre  et  leur  foyer  dans  un  certain  nombre  de  sociétés  ouvrières, 
plus  ou  moins  activement  mêlées  à  la  politique  et  chez  lesquelles 
l'action  exercée  par  M.  George  se  discerne  à  première  vue. 

L'une  des  plus  importantes  de  ces  organisations  de  travailleurs 
est  la  Fédération  démocratique.  Un  publiciste,  M.  W.-H.  Mallock, 
qui  s'est  appliqué  à  réfuter  les  vues  de  M.  George  dans  un  livre 
qu'il  a  appelé  Propriété  et  Progrès,  nous  appi'end  qu'elle  embrasse 
dans  ses  cadres  des  dizaines  de  milliers  d'adhérens.  Or,  voici  un  pas- 
sage tiré  de  l'un  de  ses  récens  manifestes  qui  montre  clairement  à 
quelle  école  elle  a  fait  son  éducation  :  a  Toute  richesse  est  due  au 
travail  ;  par  conséquent,  toute  richesse  est  due  au  travailleur.  Mais 
nous  sommes  des  étrangers  dans  notre  propre  patrie.  Trente  mille 
personnes  possèdent  la  terre  de  la  Grande-Bretagne,  en  présence 
de  trente  millions  d'individus  auxquels  on  veut  bien  permettre  d'y 
vivre.  Une  série  de  vols  et  de  confiscations  nous  a  privés  du  sol  qui 
devrait  nous  appartenir.  La  force  brutale  organisée  de  quelques-uns  a 
depuis  des  générations  dépouillé  et  tyrannisé  la  force  brutale  inor- 
ganisée de  la  masse.  A  présent,  nous  réclamons  la  a  nationalisa- 
tion »  du  sol.  Nous  demandons  que  la  terre  dans  les  campagnes 
et  la  terre  dans  les  villes,  les  mines,  avec  les  parcs,  les  montagnes, 
les  landes,  revienne  au  peuple,  qu'elle  serve  au  peuple,  qu'elle  soit 
occupée,  employée,  bâtie,  cultivée  aux  conditions  que  le  peuple 
lui-même  voudra  spécifier.  La  poignée  de  maraudeurs  qui  la  pos- 
sède en  ce  moment  n'a  sur  elle  aucun  droit;  ce  n'est  que  par  la 
force  brutale  qu'elle  tient  en  échec  des  dizaines  de  millions  de 
lésés.  » 

Sur  les  bords  de  la  Tamise,  les  forces  du  socialisme  agraire  sont 
donc  conduites  par  des  états-majors  analogues  à  ceux  qu'elles  pos- 
sèdent dans  la  grande  république  d'outre-mer.  A  la  vérité,  ici  en- 
core, nous  avons  une  armée  et  plusieurs  drapeaux,  mais  tous  les 
adhérons  de  cette  grande  ligue  reconnaissent  un  ennemi  commun  : 
la  propriété  foncière  sous  sa  forme  actuelle.  Or,  même  avec  des  élé- 
mens  disparates,  c'est  assez  d'un  Delcnda  est  Carllingo  sortant  de 
toutes  les  bouches  pour  constituer,  au  moins  pour  un  temps,  un  parti 
qui  a  son  importance. 

Dans  cette  rapide  revue  du  mouvement  socialiste,  dont  les  idées 


LE    SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  661 

représentées  et  patronnées  surtout  par  M.  George  ont  été  le  point 
de  départ ,  nous  n'avons  guère  envisagé  encore  qu'un  côté  de  la 
question.  Nous  nous  sommes  presque  exclusivement  borné  jusqu'ici 
à  enregistrer  les  sympathies,  les  adhésions  au  principe  du  collecti- 
visme agraire,  les  enrôlemens  dans  des  sociétés  décidées  à  en  pour- 
suivre l'application.  Il  nous  reste  à  parler  des  résistances  que  cette 
propagande  a  rencontrées,  de  l'opposition  qu'elle  a  provoquée. 

Dans  la  masse  du  public,  si  l'on  excepte  toutefois  les  groupes  d'ou- 
vriers avancés,  le  nouvel  évangile  n'a  été  reçu  qu'avec  incrédulité. 
Dans  la  plupart  des  cas,  on  s'est  contenté  de  hausser  les  épaules. 
L'idée  que  l'état  pourrait  dépouiller  les  propriétaires  fonciers,  grands 
et  petits,  sans  avoir  à  les  indemniser  ni  même  à  s'excuser  de  la  liberté 
décidément  bien  grande  dont  il  userait  à  leur  égard,  n'entrait  pas 
dans  les  esprits.  On  ne  discutait  pas  :  on  tenait  une  pareille  inspira- 
tion pour  un  rêve  insensé  ou  criminel. 

Il  y  a  eu  pourtant,  au  milieu  de  cette  résistance  sommaire,  une 
autre  sorte  de  réponse  à  M.  George  et  à  ses  amis.  On  leur  a  fait 
l'honneur  de  les  combattre  avec  les  armes  de  la  discussion,  et  l'on 
ne  pouvait  faire  moins.  Laisser  dire  sans  répliquer  autrement  que 
par  un  dédain  transcendant  ne  réuss't  pas  toujours.  Il  y  a  des  per- 
sonnes intéressées  à  interpréter  ce  silence  dans  le  sens  d'un  aveu 
d'impuissance.  II  convenait  donc  de  disséquer  l'argumentation  des 
socialistes  agraires  et,  pour  diminuer  la  prise  qu'elle  peut  avoir  sur 
certains  esprits,  d'en  montrer  la  valeur  exacte.  Elle  a  des  points  fai- 
bles et  qui  ne  supportent  pas  l'examen,  soit;  mais  quels  sont-ils?  Et-, 
d'autre  part,  dans  ce  tissu  d'exagérations  et  d'utopies,  ne  trouve- 
rait-on pas  peut-être  quelques  idées  justes,  l'indication  de  quelques 
abus  réels  qu'il  faut  combattre,  de  quelques  réformes  pratiques 
qu'il  faut  effectuer?  Voilà  ce  qu'il  y  avait  lieu  de  rechercher. 

C'est  ce  qui  a  été  fait  par  toute  une  armée  de  conférenciers  et  de 
publicistes,et  souvent  d'une  manière  extrêmement  complète  et  dans 
le  meilleur  esprit. 

Nous  avons  devant  nous  quelques-unes  des  études  critiques  dont 
les  doctrines  préconisées  par  M.  George  et  son  école  ont  été  l'objet. 
Nous  aimerions  nous  y  arrêter  un  peu  longuement,  car  elles  consrti- 
tuent  une  lecture  des  plus  instructives,  mais  on  comprendra  que 
nous  ne  puissions  songer  à  en  donner  une  idée  détaillée.  Ce  serait 
un  livre  à  écrire  sur  la  matière.  Qu'il  nous  suffise  d'indiquer  les 
points  qui,  dans  cette  discussion,  ont  été  le  mieux  mis  en  lumière. 
Ils  se  ramènent  à  six. 

Premier  point.  —  Le  problème  a  été  mal  posé.  Il  n'y  avait  pas 
lieu  de  se  demander  pourquoi  la  pauvreté  s'aggrave  à  mesure  que  le 
progrès  poursuit  ses  conquêtes,  parce  que  cela  n'est  pas.  On  n'est 


652  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

pas  en  droit  de  dire  que  la  civilisation  dessine  surtout  sa  marche 
par  les  malheureux  qu'elle  laisse  sur  son  chemin.  Le  parallélisme 
que  l'on  cherche  à  établir  est  absolument  contraire  aux  faits.  Quand 
on  compare  la  situation  des  classes  laborieuses  d'aujourd'hui  avec 
celle  des  ouvriers  d'il  y  a  deux  cents,  cent  ou  seulement  cinquante 
ans,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  qu'elle  s'est  améliorée. 
Elles  possèdent  plus  de  bien-être.  Elles  fournissent  à  la  charité  pu- 
blique et  particulière  un  nombre  d'assistés  qui  va  en  diminuant.  La 
moyenne  de  la  durée  de  la  vie  humaine  s'est  élevée  dans  leurs  rangs 
aussi  bien  que  dans  le  reste  de  la  population. 

Deuxième  point.  —  Proposer  de  dépouiller  les  propriétaires  fon- 
ciers de  la  terre  qu'il  possèdent  d'une  manière  régulière  et  légale, 
c'est  tout  simplement  conseiller  la  violation  du  huitième  comman- 
dement de  la  loi  de  Moïse  :  «  Tu  ne  déroberas  point,  »  dont  jamais 
les  honnêtes  gens  ne  se  sont  avisés  de  discuter  un  instant  la  con- 
formité avec  la  loi  morale.  Les  biens  immobiliers  sont  des  richesses 
tout  aussi  légitimes  que  les  biens  mobiliers.  Ils  représentent,  en 
thèse  générale,  du  travail,  de  l'économie,  de  l'ordre,  de  l'intelli- 
gence ,  capitalisés  pendant  une  ou  plusieurs  générations.  Le  sol  a 
été  jusqu'ici  acquis  et  conservé  dans  la  certitude  que  c'était  un 
titre  des  plus  sûrs,  et  s'en  emparer  sans  en  rembourser  la  valeur 
ne  serait  pas  seulement  une  spoliation,  ce  serait  encore  un  ébran- 
lement profond  donné  à  cette  base  même  de  l'ordre  social,  la  sé- 
curité, hors  de  laquelle  l'effort  sérieux  et  l'épargne  deviennent  im- 
possibles. 

Troisième  point.  ^  Si  l'appropriation  du  sol  est  un  fait  relativement 
récent  dans  l'histoire  des  sociétés,  cependant  il  est  démontré  que 
la  substitution  de  la  propriété  foncière  individuelle  à  la  posses- 
sion collective  marque  une  étape  importante  dans  la  voie  du  pro- 
grès. 

Quatrième  point.  —  La  terre  est  mieux  cultivée  dans  l'état  actuel 
qu'elle  ne  le  serait  après  une  confiscation  générale,  car,  pour  se 
livrer  à  un  travail  persévérant  et  intelligent,  il  faut  être  stimulé 
par  l'assurance  que  l'on  profilera  directement  des  sacrifices  accom- 
plis, et  détruire  le  ressort  de  l'intérêt  personnel,  c'est  du  même 
coup  diminuer  considérablement  la  i)roduction. 

Cinquième  point. — On  nous  dit  qu'il  faut  simplifier  les  ionctions 
du  gouvernement  et  les  réduire  à  leur  minimum.  Nous  l'admet- 
tons volontiers,  mais  c'est  pour  cela  précisément  que  nous  n'ajou- 
terons pas  aux  charges  de  nos  hommes  d'état  le  soin  de  gérer  toute 
la  propriété  foncière  aujourd'hui  entre  les  mains  des  particuliers. 
Nous  nous  plaignons  que  la  politique  ne  distingue  pas  toujours  suf- 
fisamment entre  l'intérêt  public  et  l'intérêt  privé,  qu'elle  excite 


LE    SOCIALISME   AJXGLO-SAXOX.  653 

des  convoitises  et  des  ambitions  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
le  bien  général.  Que  serait-ce  si  nos  magistrats  avaient  encore  des 
campagnes  à  louer,  à  surveiller,  à  faire  exploiter?  Quelles  tenta- 
tions ne  verraient-ils  pas  se  dresser  devant  euxl  C'est  bien  alors 
qu'ils  devTaient  s'écrier  :  0  ciel  î  préserve-moi  de  mes  amis  !  car 
les  amis  voudraient  avoir  les  meilleures  terres  et  au  meilleur  prk. 
Autant  vaudrait  décréter  tout  de  suite  que  l'état  sera  chargé  de  gé- 
rer la  fortune  entière  des  citoyens. 

Sixième  point.  — Sans  aller  jusqu'à  confisquer  la  terre,  les  pou- 
voirs publics  peuvent  de  plusieurs  manières,  par  une  sage  initia- 
tive, diminuer  les  obstacles  qui  s'opposent  au  morcellement  des 
grandes  propriétés  actuelles.  Ils  peuvent  et  doivent  s'occuper  avec 
sollicitude  des  faibles  et  des  petits  et  leur  procurer  le  moyen  de 
s'élever  intellectuellement,  moralement,  socialement.  Ils  perfec- 
tionneront les  écoles.  Ils  diminueront  les  charges  qui  pèsent  sur 
les  classes  laborieuses  auxquelles  on  a  trop  souvent  demandé,  — 
comme  dans  le  service  militaire,  —  des  sacrifices  de  temps  et  d'ar- 
gent absolument  excessifs.  Ils  chercheront  à  réagir  par  les  moyens 
qui  s'offriront  à  eux,  non  pas  certes  contrôla  civilisation  elle-même, 
mais  contre,  l'agglomération  qu'elle  produit  de  populations  consi- 
dérables qui  vont  s'entasser  dans  les  villes  et  les  centres  ouvriers, 
car  c'est  bien  là  qu'est  le  danger,  —  et,  dans  tous  ces  eûorts, 
bien  loin  de  décourager  le  zèle  des  particuliers,  ils  seront  heureux, 
au  contraire,  d'obtenir  leur  concours,  et  ils  y  feront  appel. 

Septième  et  dernier  point.  —  L'initiative  privée  n'a  pas  montré 
encore  tout  ce  dont  elle  est  capable:  L'association  et  la  coopération, 
sous  leurs  formes  variées,  sont  des  forces  encore  mal  connues  et 
dont  la  mission,  au  milieu  de  ceux  pour  qui  la  lutte  pour  l'exis- 
tence est  le  plus  rude,  est  fort  loin  d'avoir  été  remplie. 

Telles  sont  les  principales  considérations  qui  ont  été  développées 
par  les  adversaires  de  la  propriété  foncière  collective.  Mais  encore 
ici,  comme  tout  à  l'heure  en  exposant  les  théories  de  M.  Georo-e, 
nous  ne  pouvons  qu'indiquer  les  grandes  lignes  du  débat. 

IH. 

Lorsque  dans  l'été  de  1864  le  célèbre  apôtre  du  socialisme,  Fer- 
dinand Lassalle,  arrivait  à  Genève  pour  y  rencontrer  sur  le  terrain 
un  rival  d'amour,  et  que,  deux  jours  après,  il  succombait  aux  suites 
du  coup  de  feu  essuyé  dans  ce  lugubre  rendez-vous,  on  s'émut 
au-delà  du  Rhin.  La  presse  allemande,  qui  avait  eu  si  souvent  à 
s'occuper  du  jeune  pubUciste  et  orateur,  assiégeait  les  bureaux  de 
rédaction  de  la  presse  genevoise  pour  obtenir  des  renseignemens 


65 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  cette  affaire.  Lassalle  ?  Qui  pouvait  bien  être  ce  monsieur?  Un 
Français,  à  en  juger  par  son  nom  ;  mais  d'où  venait  que  l'on  s'oc- 
cupait ainsi  de  lui  en  Allemagne  ?  Les  habitans  des  bords  du  lac 
Léman  étaient  pris  par  surprise,  et  l'on  peut  dire  qu'au  moment 
où  Lassalle  expirait,  presque  tout  le  monde,  parmi  ceux  qui  assis- 
taient à  ce  drame,  sans  excepter  même  les  journalistes  qui  pour- 
tant sont  censés  tout  savoir,  ignorait  l'histoire  de  cet  étranger. 

Le  nom  de  M.  Henri  George  était-il  plus  connu  de  nos  lecteurs 
que  celui  de  Ferdinand  Lassalle  ne  l'était  des  témoins  de  son  duel 
et  de  son  agonie?  C'est  possible,  mais  pour  la  plupart  d'entre  eux 
cependant  nous  n'oserions  le  jurer. 

De  telles  ignorances  s'expliquent,  et  nous  en  avons  montré  la 
raison  au  début  de  cette  étude.  Un  réformateur  social  est,  par  excel- 
lence, le  produit  d'un  certain  milieu  et  d'une  époque  particulière. 
Très  populaire,  très  discuté  dans  le  petit  coin  de  terre  qu'il  a  spé- 
cialement en  vue  et  auquel  il  s'adresse,  il  pourra  demeurer  long- 
temps un  inconnu  pour  le  reste  du  monde,  à  moins  toutefois  qu'il 
ne  se  trouve  mêlé  à  des  événemens  considérables  qui  tiennent 
quelque  place  dans  les  colonnes  des  journaux. 

ISous  estimons  pourtant  que  c'est  une  chose  bonne  d'être  ren- 
seigné sur  les  manifestations  économiques  qui  se  produisent  au-delà 
de  \d,  frontière.  Et  voici  pourquoi.  C'est  que,  malgré  les  diversités 
de  race,  de  latitude,  de  nationalité,  de  situation,  de  langue,  les 
hommes  se  ressemblent.  Les  expériences  que  ceux-ci  font  aujour- 
d'hui,, ceux-là  ont  toute  chance  de  les  répéter  un  jour  ou  l'autre. 
N'ont-ils  pas  partout  les  mêmes  besoins,  les  mêmes  désirs,  les 
mêmes  intérêts,  et  ne  tendent-ils  p;is  par  mille  chemins  à  un  même 
but  :  l'accroissement  de  leur  bonheur?  Comment  dès  lors  ne  se  ren- 
contreraient-ils pas  quelquefois  dans  le  choix  des  moyens  qu'ils 
emploient  pour  augmenter  leur  somme  do  bien-être? 

Gela  étant,  il  ne  peut  nous  être  que  profitable  d'étudier  ce  qui 
se  passe  autour  de  nous.  A  suivre  l'évolution  des  idées,  les  mou- 
vemens  de  l'opinion  chez  nos  voisins,  à  entendre  leurs  novateurs, 
à  voir  la  manière  dont  ils  sont  accueillis,  à  nous  mêler  à  la  lutte 
qui  se  livre  autour  de  leurs  doctrines,  nous  faisons  notre  éducation 
économique.  Nous  nous  préj)arons  à  affronter  les  problèmes  de 
l'avenir.  Nous  réfléchissons  d'avance  aux  questions  qui  pourront, 
un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  i)lus  tard,  se  j)oser  dans  notre  pays.  Et 
quand  une  idée  fait  son  apparition,  ce  n'est  plus  alors  à  l'injpro- 
visie;  nous  l'avons  vue  venir,  nous  l'avons  déjà  passée  au  crible 
de  l'examen,  réduite  à  sa  juste  valeur.  Si  l'on  recommande  les 
voyages  comme  propres  à  former  reKi)rit  et  à  en  étendre  horizon, 
à  plu.*»  forte  raison  doit-on  conseiller  des  explorations  dans  le  champ 


LE    SOCIiXISME    ANGLO-SAXON.  655 

de  la  pensée  contemporaine,  car  ce  que  nous  avons  le  plus  d'in- 
térêt à  connaître,  ce  sont  les  hommes. 

Vovez  plutôt.  Nous  venons  de  nous  occuper  du  système  de 
}L  Henri  George.  Il  ne  s'agissait  que  de  nous  renseigner.  C'était 
un  phénomène  dont  nous  désirions  nous  rendre  compte,  une  pure 
satisfaction  donnée  à  notre  besoin  de  connaître  et  de  savoir,  à  la 
légitime  curiosité  qui  est  un  des  traits  de  notre  nature.  Mais  comme 
tout  cela  nous  semblait  éloigné,  étranger  à  nos  circonstances  par- 
ticulières et  d'un  intérêt  purement  spéculatif! 

Eh  bien!  non.  Voilà  qu'à  nos  portes  mêmes,  tout  près  de  nous, 
chez  nos  voisins  les  plus  proches,  le  socialisme  agraire  a  des  avo- 
cats, des  admirateurs,  un  petit  parti  qui  travaille  à  l'implanter,  et 
qu'en  France  même  il  a  fait  son  apparition. 

Pour  nous  en  tenir  aux  noms  les  plus  marquans  de  notre  temps, 
nous  voyons  qu'en  Allemagne  ce  n'est  pas  seulement  Ferdinand 
Lassalle,  dont  nous  parlions  plus  haut,  et  M.  Karl  Marx,  le  promo- 
teur et  l'àme  de  l'Internationale,  qui  font  le  procès  de  la  propriété . 
foncière  individuelle,  puisqu'ils  veulent,  comme  on  sait,  res- 
tituer la  terre  à  la  collectivité,  en  même  temps  que  le  capital  et 
les  autres  richesses.  C'est  encore  à  cette  heure  même  un  homme 
considérable,  un  penseur,  que  la  sociologie,  le  jour  où  elle  sera 
parv«tt«e  à  se  constituer,  réclamera  conmie  l'mi  de  ses  préciur- 
seurs,  un  politique,  un  ancien  ministre  du  cabinet  autrichien,  dans 
lequel  il  a  tenu  le  portefeuille  de  l'agriculture  et  du  commerce, 
M.  A.-E.  Schaeffle.  Le  public  français  peut  lire  de  lui  une  substan- 
tielle tirochure:  la  Quintessence  du  socialisme,  tirée  d'un  de  ses 
grands  ouvrages  et  traduite  par  M.  B.  Malon,  un  ancien  membre 
de  la  Commune,  pour  la  Bibliothèque  socialiste  qui  se  publie  à 
Paris. 

La  Belgique  a  été,  de  son  côté,  un  des  berceaux  du  socialisme 
agraire.  C'est  elle  qui  a  envoyé  à  la  France  le  baron  Colins,  qui, 
malgré  ses  titres  de  noblesse,  a  montré,  dans  la  collectivité  du  sol, 
le  grand  remède  aux  misères  de  notre  temps.  Voici  encore  Huet, 
qui  déclarait  que  la  qualité  d'homme  entraîne  un  droit  à  la  terre, 
et  son  éminent  disciple,  M.  Emile  de  Laveleye,  qui,  tout  en  criti- 
quant avec  une  grande  pénétration  les  systèmes  socialistes,  a  fait 
pourtant  des  concessions  très  importantes  aux  opinions  sur  les- 
quelles ils  se  fondent,  témom  ces  deiLx  passages  empruntés  à  son 
livre  :  De  la  propriété  et  de  ses  formes  primitives,  paru  en  1877. 
«  La  propriété,  considérée  comme  un  droit  naturel  appartenant  à 
tous,  est  seule  conforme  aux  sentimens  d'égalité  et  de  charité  que 
le  christianisme  fait  naître  dans  les  âmes  et  aux  réformes  des  lois 
civiles  que  le  développement  de  l'organisation  industrielle  paraît 
commander. 


656  REYCE  DES   DEUX   MONDES. 

«  La  connaissance  des  formes  primitives  de  la  propriété  peut 
présenter  un  intérêt  immédiat  aux  colonies  nouvelles  qui  dispo- 
sent d'immenses  territoires,  comme  l'Australie  et  les  Etats-Unis, 
car  elle  pourrait  y  être  introduite  de  préférence  à  la  propriété  qui- 
ritaire...  Citoyens  de  l'Amérique  et  de  l'Australie,  n'adoptez  pas  le 
droit  étroit  et  dur  que  nous  avons  emprunté  à  Rome  et  qui  nous 
conduit  à  la  guerre  sociale.  » 

Mais  le  socialisme  agraire  n'est  pas  seulement  autour  de  la  place  ; 
il  est  dans  la  place  même,  il  a  en  France  des  représentans,  peu 
nombreux  il  est  vrai,  mais  très  authentiques  et  convaincus,  dans 
le  monde  des  savans  comme  dans  les  rangs  du  peuple. 

L'autre  jour,  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  avait 
à  examiner,  dans  un  de  ses  concours,  un  livre  d'un  professeur  de 
l'Université  que  son  talent  recommandait  à  l'attention,  mais  dont 
elle  s'est  refusée  à  ((  encourager  les  doctrines  en  les  couvrant  de 
l'autorité  qui  s'attache  au  titre  de  lauréat.  »  Et  qu'y  avait-il  donc 
de  répréhensible  dans  cet  ouvrage?  «  On  ne  suit  pas  assurément 
la  meilleure  voie,  écrivait  M.  Levasseur,  chargé  du  rapport  sur  le 
concours,  en  signalant  la  propriété  foncière  comme  «  un  véritable 
privilège,  »  et  on  n'inculque  pas  dans  les  esprits  une  juste  notion 
d'économie  politique  lorsqu'on  laisse  penser  que  la  suppression  de 
la  propriété  immobilière  pourrait,  dans  les  sociétés  modernes, 
constituer  un  progrès  social  (1).  » 

C'est  l'autre  jour  aussi  qu'un  philosophe  et  publiciste  bien  connu, 
M.  Alfred  Fouillée,  cherchait,  fidèle  à  sa  tendance  ordinaire,  à  con- 
cilier dans  une  synthèse  supérieure  les  économistes  de  la  vieille 
école  et  les  socialistes.  11  suffirait  pour  cela,  d'après  lui,  de  consti- 
tuer à  côté  de  la  propriété  privée,  à  laquelle  il  ne  serait  pas  tou- 
ché, une  propriété  collective  que  le  temps  se  chargerait  d'aug- 
menter, et  qui  aurait  pour  effet  de  contre-balancer  les  effets  fâcheux 
du  régime  individualiste  sous  lequel  nous  vivons,  en  diminuant  les 
inégalités  sociales  (2). 

Si  M.  George  occupe  une  place  à  part  à  côté  des  divers  réfor- 
mateurs socialistes  que  nous  venons  de  nommer,  cependant  il  a  avec 
eux  plus  d'un  point  de  contact.  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  a  déjà  signalé 
ses  ressemblances  avec  Colins,  et  n'a  vu  dans  son  système  qu'une 
variété  américaine  du  collectivisme  franco-belge. 

Voilà  pour  les  théoriciens  de  cabinet.  Mais,  à  côté  d'eux,  il  y  a  les 
théoriciens  des  réunions  populaires,  des  vurtinga  ouvriers,  parmi 
lesquels  le  socialisme  agraire  trouve  plus  d'un  partisan.  C'est  ce 


(1)  Séances  et  travaux  de  l'Académie  det  scitncet  tnoralt$  et  politiques,  1885,  10*  li- 
vniiton,  p.  &.M. 
('.'}  Voir  la  l*ropriété  sociale  et  la  Dimocrati*.  Ptrii,  1885;  Hachette. 


ï 


LE   SOCIALISME   ANGLO-SAXON.  657 

dont  on  a  pu  se  rendre  compte  en  suivant  de  près  les  manifesta- 
tions des  groupes  socialistes  avancés  qui  se  sont  produites  ces  der- 
nières années  à  Paris,  et  Paris  n'est  plus  aujourd'hui  seulement  une 
capitale  politique,  c'est  encore  la  capitale  du  parti  des  travailleurs 
en  France.  Nous  avons  vu  souvent  au  cœur  même  de  la  nation  fran- 
çaise la  thèse  de  la  confiscation  du  sol  au  profit  de  la  collectivité 
inscrite  en  tête  des  programmes  de  réforme  sociale.  Tout  le  monde 
n'entend  pas,  il  est  vrai,  effectuer  de  la  même  manière  cette  révo- 
lution que  l'on  annonce.  A  qui  serait  remise  la  terre?  A  l'état! 
répondent  les  collectivistes.  Non,  pas  à  l'état!  s'écrient  de  leur  côté 
les  anarchistes,  mais  à  la  commune  agricole  (1).  Mais  ces  diver- 
gences ont  peu  d'importance  en  regard  de  l'entente  qui  règne  sur 
le  but  à  atteindre. 

Voilà  où  nous  en  sommes.  S'il  y  a  de  bonnes  raisons  de  croire 
que  la  question  de  la  propriété  foncière  ne  tiendra  jamais  de  ce 
côté-ci  de  la  Manche  et  de  l'Atlantique  la  place  qu'elle  occupe  dans 
le  mouvement  socialiste  en  Angleterre  et  aux  États-Unis,  on  ne 
pourrait  cependant  se  flatter  qu'elle  n'y  jouera  pas  aussi  son  petit 
rôle. 

En  présence  des  éventualités  de  ravenir,Ia  science  économique  nous 
paraît  avoir  sa  mission  et  une  haute  mission  à  remplir.  Peut-être  s'est- 
elle  trop  renfermée  jusqu'ici  dans  son  rôle  pédagogique,  et  canton- 
née dans  la  forteresse  des  doctrines  classiques  pour  en  défendre  les 
abords.  Qu'elle  ne  craigne  pas,  chaque  fois  qu'il  en  vaut  la  peine,  de  se 
porter  au-devant  des  idées  nouvelles  et  de  les  étudier  (2).  A  elle  de 
rechercher  la  part  de  vérité  qui  peut  s'y  trouver  mêlée  à  l'erreur, 
de  séparer  l'or  pur  du  plomb  vil,  ce  qui  est  solide  de  ce  qui  n'est 
que  clinquant,  et,  cela  fait,  mais  en  toute  bonne  foi,  avec  l'impar- 
tialité d'un  juge  intègre,  de  dissiper  aussi  les  rêves  mauvais,  mal- 
sains, décevans  qui  détournent  des  réformes  utiles.  A  elle  d'éclai- 
rer l'opinion,  de  la  diriger,  de  montrer  où  est  le  progrès  véritable, 
et  de  se  mettre  au  travers  de  ces  entreprises  stériles  qui  coûtent 
cher  à  tout  le  monde  sans  que  l'on  puisse  dire  à  qui  elles  profitent 
réellement. 


LODIS   WUARDf. 


(1)  Voir,  en  particulier,  le  Journal  des  Économistes,  11,  p.  405. 

(2)  Dans  son  beau  livre   sur  le  Collectivisme,  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  entrait  der- 
nièrement dans  cette  voie. 

TOME  LXXIV.  —  1886.  42 


LE 


PLAISIR   ET    LA  DOULEUR 

AU  POINT  DE  VUE  DE  LA  SÉLECTION  NATURELLE 


I.  G. -II.  Schneider:  Freud  und  Leid  des  Mcnscliengesclilechts.  Stuttgart,  1883. — 
II.  Rolph  :  Binlogische  Problème,  Leipzig,  i884.  —  III.  Léon  Dumoni  :  Théorie 
scientifique  de  la  sensibilité  (nouvelle  édition).  —  IV.  Delbœuf  :  Théorie  de  la  sin- 
sibilité.  —  V.  Nicolas  Grote  :  Psychologie  de  la  seusibiltté.  Saint-'Pétersbourp, 
1880.  —  VI.  Fr.  liouillier:  le  Plaisir  et  la  Douleur  (3'  édition.) 

Gomme  l'ont  dit  Platon  et  Aristote,  il  n'y  a  probablement  chez 
l'homme  ni  plaisir  ni  déplaisir  absolument  pur  :  les  deux  sentirnens 
se  trouvent  mélangés  à  doses  inégales  par  l'art  subtil  de  la  nature, 
et  l'impression  définitive  dans  notre  conscience  est  «ne  'résultante 
où  l'emporte  un  des  élémens.  Cette  complexité  de  toute  émotion 
pourrait  se  déduire  des  deux  conceptions  dominantes  de  la  physio- 
logie moderne.  La  première  de  ces  conceptions,  c'est  que  noti-e 
corps  est  en  réalité  une  société  de  cellules  qui  ont  chacune  leur 
aciivité  propre  et  luttent  entre  elles  pour  la  vie.  Chez  les  aninnux 
inférieurs,  chaque  partie  de  l'organisme  semble  encore  jouir  ou 
souffrir  pour  son  propre  compte,  comme  dans  le  ver  coupé  en 
deux;  chez  les  aniuiaux  supérieurs,  il  se  produit  une  sélection  et 
une  fusion  fuiale  des  impressions  élémentaires  (}ui  aboutissent  au 
cerveau.  11  est  probable  que  des  rudimons  d'émotions  agréables  ou 
désagréables  émergent  de  toutes  les  |)arties  et  viennent  retentir 
dans  la  consci'uice  générale,  de  manière  à  lui  connnuniquer  le 
timbre  du  plaisir  ou  celui  de  la  peine,  selon  les  élénicns  auxquels 
reste  la  victoire.  Nos  peines  et  nos  plaisirs  seraient  ainsi  lo  résumé 
des  peines  ou  plaisirs  élémentaires  d'une  myriade  de  cellules  :  un 


LE   PLAISIR  ET   LA   DOULEUR.  659 

peuple  souffre  ou  jouit  en  nous,  notre  moi  est  légion,  notre  bon- 
heur individuel  est  en  même  temps  un  bonheur  collectif  et  social. 
Ce  n'est  pas  tout.  Une  autre  conception  de  la  psychologie  physiolo- 
gique vient  confirmer  encore  ce  caractère  collectif  de  notre  sensi- 
bilité :  c'est  la  doctrine  de  l'évolution  et  des  effets  de  l'hérédité 
accumulés  dans  l'individu.  Ce  n'est  pas  seulement  le  présent  qui 
résonne  en  nous,  mais  encore  le  passé  :  nos  émotions  en  appa- 
rence les  plus  nouvelles  renferment  le  ressouvenir  et  l'écho  in- 
conscient des  expériences  de  toute  une  série  d'ancêtres.  Quoi  de 
plus  neuf,  semble-t-il,  et  de  plus  frais  que  la  première  émotion 
d'amour  éprouvée  par  la  jeune  fille?  Et  cependant,  c'est  tout  un 
passé  qui  se  prolonge  et  retentit  en  elle  :  le  battement  de  son  cœur 
est  la  continuation  du  battement  de  cœur  universel;  la  rougeur  de 
ses  joues  est  le  signe  visible  d'une  infinité  d'émotions  intérieures 
où  se  résument  les  émotions  de  toute  une  race;  ce  n'est  pas  elle 
seulement  qui  aime,  c'est  l'humanité  et  même  la  nature  entière 
qui  aime  en  elle. 

Selon  M.  Spencer,  on  le  sait,  la  vue  d'un  paysage  réveille  en 
nous  simultanément  des  milliers  d'émotions  profondes,  maintenant 
vagues,  qui  existaient  dans  la  race  humaine  aux  temps  barbares, 
quand  toute  son  activité  se  déployait  surtout  au  milieu  des  eaux  et 
des  bois  (1).  De  même,  selon  M.  Schneider,  pourquoi  la  contemplar- 
tion  d'un  coucher  de  soleil  nousdonne-t-elle  une  impression  de  calme 
et  de  paix?  ull  n'y  a  qu'une  réponse  :  c'est  que,  depuis  d'innom- 
brab'es  générations,  la  vue  du  soleil  couchant  est  associée  au  senti- 
ment de  la  fin  du  travail,  du  repos,  de  la  satisfaction  (2).  »  C'est  trop 
dire,  sans  doute;  les  teintes  mêmes  du  soir  et  sa  iraîcheur  ont  un 
effet  physiologique  et  psychologique  qui  entre  comme  élément  dans 
notre  émoti'tn  ;  nos  souvenirs  personnels  y  sont  aussi  associés  et  non 
pas  seulement  les  réminiscences  ancestrales  ;  pourtant  il  est  plau- 
sible d'admettre  que  le  calme  des  heures  de  repos  goûtées  par  le 
genre  humain  depuis  des  siècles  descend  en  nous  avec  les  ombres 
du.  soir.  Les  sentimens  esthétiques,  aujourd'hui  désintéressés,  en- 
veloppent ainsi  une  foule  d'éiémens  sensitifs  et  de  tenfiancesà  l'ac- 
tion renaissantes,  qui  se  rapportaient  originairement  à  la  conserva- 
tion de  l'individu  et  de  l'espèce. 

Il  résulte  de  là  que  l'étude  du  plaisir  et  de  la  doul^^ur  est  ana- 
logue, comme  complication  et  comme  difficulté,  à  la  science  sociale, 
où  les  actions  et  réactions  mutuelles  semblent,  par  leur  variété  et 
leur  multiplicité,  échapper  aux  prises  du  calcul.  Ne  nous  étonnons 
donc  pas  de  la  contradiction  qui  paraît  exister  entre  les  philosophes 


(1)  Psychologie,  ch.  viii. 

(2)  Page  29.   , 


660  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

relativement  à  la  nature  du  plaisir  et  de  la  douleur.  «  11  serait  à 
souhaiter,  disait  Leibniz,  que  la  science  des  plaisirs  fût  achevée  (1).» 
Elle  est  encore  bien  loin  de  l'être.  Aujourd'hui  que  le  problème  du 
pessimisme  et  de  l'optimisme  a  repris,  avec  un  aspect  nouveau, 
une  nouvelle  importance  morale  et  métaphysique;  il  n'est  guère  de 
question  plus  intéressante  pour  le  philosophe  que  celle  qui  con- 
cerne l'origine  du  p'aisir  ou  de  la  douleur  et  leur  rôle  comme  mo- 
teurs de  l'universelle  évolution.  Nous  nous  proposons  ici  d'exposer 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  ce  qu'il  y  a  aussi  d'incomplet  dans  les  expli- 
cations empruntées  à  la  doctrine  de  la  sélection  naturelle  :  nous 
rechercherons  d'abord  la  portée  et  les  limites  de  ces  explications; 
puis  nous  montrerons  les  conséquences  morales  ou  métaphysiques 
auxquelles  aboutit  l'étude  des  rapports  du  plaisir  et  de  la  douleur 
avec  la  vie. 


I. 

On  ne  pouvait  manquer  d'appliquer  la  doctrine  biologique  de 
la  sélection  au  plaisir  et  à  la  douleur.  C'est  à  cette  théorie  que 
M.  Schneider,  comme  M.  Spencer  dont  il  est  le  zélé  disciple  en 
Allemagne,  demande  le  dernier  secret  de  nos  joies  ou  de  nos 
peines.  Non-seulement  il  y  a  un  lien  entre  le  plaisir  et  l'accroisse- 
ment de  la  vitalité,  mais  ce  lien  ne  pouvait  pas  ne  pas  s'établir  par 
une  nécessité  de  l'évolution. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  le  plaisir?  «  Une  manière  d'être  que 
nous  cherchons  à  produire  dans  la  conscience  et  à  y  retenir,  »  ré- 
pond M.  Spencer.  —  Qu'est-ce  que  la  douleur?  «  Une  manière  d'être 
que  nous  cherchons  à  faire  sortir  de  la  conscience  ou  à  en  tenir 
éloignée  {'l).  »  Ces  principes  posés,  on  voit  immédiatement  la  consé- 
quence que  doivent  tirer  MM.  Spencer  et  Schneider.  Imaginez  des 
individus  chez  qui  le  plaisir  soit  lié  aux  actions  nuisibles,  la  dou- 
leur aux  actions  utiles.  Il  a  dû  se  produire  à  l'origine  des  êtres  de 
ce  genre,  grâce  aux  jeux  de  la  nature,  car,  comme  disait  le  vieil 
Heraclite,  «  Jupiter  s'amuse  et  le  monde  se  fait.  »  Mais  les  êtres 
ayant  accidentellement  un  tel  vice  de  constitution  ont  dû  vite  dispa- 
raître, puisqu'ils  persistaient  dans  ce  qui  est  nuisible  et  fuyaient  ce  qui 
est  utile.  Ainsi,  d'après  les  principes  de  Darwin,  qu'avait  entrevus 
un  autre  philosophe  grec,  Empédocle,  la  condition  essentielle  du 
développement  de  la  vie  à  travers  les  âges,  c'est  que  les  actes 
agréables  soient  aussi,  en  général,  les  actes  favorables  à  ce  déve- 
loppement. C'est  là  une  nécessilô  toute  mécanique. 

(1)  Lettre  au  pèro  Mcalse. 

(2)  Ptychologit,  ch.  viu.  ^ 


LE   PLAISIR    ET   LA    DODLElR.  661 

—  Mais,  dira-t-on,  il  y  a  des  exceptions  à  cette  loi.  Toute  dou- 
leur particulière  n'est  pas  nuisible  à  la  vie,  tout  plaisir  particulier 
n'est  pas  utile.  L'ivresse,  par  exemple,  quoique  nuisible,  est  pour 
beaucoup  de  personnes  agréable.  —  Les  partisans  de  la  sélection  na- 
turelle ne  seront  pas  embarrassés  pour  répondre.  Gomme  le  re- 
marque le  physiologiste  Fick,  si  toutes  les  sources  et  rivières  lais- 
saient couler  naturellement  de  l'alcool  au  lieu  d'eau,  il  serait  arrivé 
de  deux  choses  l'une  :  ou  bien,  dans  ce  milieu  ainsi  modifié,  tous 
les  hommes  auraient  fini  par  détester  l'alcool  et  par  le  fuir  instinc- 
tivement, comme  les  animaux  fuient  les  poisons;  ou  bien  nos  nerfs 
se  seraient  organisés  par  sélection  de  manière  à  supporter  l'alcool 
impunément. 

On  a  objecté  aussi  la  vive  douleur  du  mal  de  dents,  qui  ne  semble 
pas  pourtant  mettre  notre  conservation  en  grand  danger.  Mais 
les  dents  avaient  une  grande  importance  pour  nos  ancêtres  an- 
thropoïdes; ils  ne  s'en  servaient  pas  seulement  pour  la  mastication, 
mais  pour  une  foule  d'usages.  Sans  la  douleur,  l'être  vorace  serait 
exposé  à  mâcher  des  objets  trop  durs  et  à  briser  un  organe  utile. 
Enfin  et  surtout  les  dents  sont  un  organe  soumis  à  la  volonté,  et 
c'est  une  loi  générale  que  tous  les  organes  sur  lesquels  la  volonté 
a  un  pouvoir  de  direction  soient  sensibles.  Les  avertissemens  de  la 
sensibilité  ne  sont  demeurés  inutiles  que  pour  les  organes  qui  fonc- 
tionnent automatiquement. 

M.  Schneider  a  une  telle  confiance  dans  la  sûreté  du  mécanisme 
naturel,  au  moins  pour  la  généralité  des  cas,  qu'il  en  viendrait 
volontiers  à  croire,  avec  Rousseau  et  Fourier,  que  la  nature  ne  se 
trompe  pas  quand  on  l'abandonne  à  elle-même.  «  A  l'état  normal, 
dit-il,  les  sentimens  vont  toujours  à  leur  vrai  but;  les  erreurs  ne 
viennent  que  de  l'état  maladif,  surajouté  à  la  nature  par  la  civilisa- 
tion. Chez  l'homme  naturel  et  sain,  les  sentimens  sont  sains,  en 
sorte  qu'à  chaque  idée  est  lié  un  sentiment  d'une  intensité  corres- 
pondante et  convenable.  »  Les  rapports  anormaux  se  rencontrent 
surtout  chez  les  hommes  cultivés,  principalement  chez  ceux  qui 
sont  malades  par  leur  faute  ou  par  celle  de  leurs  ancêtres.  «  Les 
passions  sont  bien  moins  répandues  dans  la  population  saine  et 
simple  des  campagnes  que  chez  les  habitans  très  ci\"iUsés  des 
grandes  villes.  La  conduite  pratique,  droite,  bonne,  dépend  bien 
plutôt  de  la  santé  du  corps  que  de  la  santé  de  l'intelligence.  » 
Aussi  M.  Schneider  se  montre-t-il,  comme  M.  Spencer,  assez  dédai- 
gneux de  l'instruction  intellectuelle  et  de  la  force  des  idées. 

Ici  commencent,  à  notre  a-vis,  les  exagérations  de  la  théorie  dar- 
winiste.  Sans  doute,  une  fois  produit  un  mécanisme  de  plaisirs  utiles 
à  la  vie,  il  s'est  transmis  par  hérédité  et  est  devenu  presque  in- 


66^  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

faillible  dans  les  espèces  inférieures  ;  mais  chez  les  animaux  supé- 
rieurs, même  chez  ceux  qui  ont  la  7nens  sana  in  rorpore  snno,  on 
ne  peut  plus  trouver  aucune  infaillibilité.  C'est  que,  plus  les  orga- 
nismes se  compliquent,  plus  leur  sélection  pureinent  mécanique 
devient  difficile  ;  un  homme  paresseux  ou  inintelligent,  par  exemple, 
est-il  condamné  à  mort  par  la  justice  de  la  mécanique  universelle, 
armée  de  sa  balance  toujours  en  équilibre? — Non,  il  peut  se  sauver 
par  quelque  autre  endroit.  Si  telle  faculté  est  en  souffrance,  une 
autre  peut  venir  au  secours  de  la  première.  Aussi  l'adaptation  mé- 
canique au  milieu  se  fait-elle  avec  plus  de  peine  à  mesure  qu'on 
s'élève  dans  l'échelle  des  êtres  :  de  là  bien  des  anomalies.  Les  indi- 
vidus gardent  certains  plaisirs  autrefois  favorables,  maintenant  inu- 
tiles ou  nuisibles.  La  passion  de  la  chasse  et  celle  de  la  guerre  chez 
les  hommes  d'aujourd'hui  semblent,  selon  Spencer,  un  reste  des 
instincts  du  sauvage. 

Les  anomalies  ont  également  lieu  en  vertu  d'une  autre  consé- 
quence de  la  sélection  naturelle,  sur  laquelle  M.  Schneider  n'a  pas 
assez  insisté  :  l'antagonisme  de  l'individu  et  de  l'espèce.  Les  ani- 
maux inférieurs,  pour  se  propager,  doivent  se  détruire  eux-mêmes: 
le  corps  se  séparant  en  deux  ou  plusieurs,  l'individualité  du  parent 
se  perd  dans  celles  des  descendans.  L'antagonisme  est  donc  ici 
évident;  mais,  même  chez  beaucoup  de  races  déjà  plus  élevées, 
l'animal  est  condamné  à  périr  lui-même  aussitôt  qu'il  a  engendré  : 
tels  sont  la  plupart  des  insectes.  Plus  tard,  quand  l'espèce  s'élève 
encore,  la  race  et  l'individu  se  réconcilient  en  une  certaine  mesure. 
L'enfant  ne  subsiste  que  si  la  mère,  le  père,  une  foule  d'individus 
subsistent  autour  de  lui.  L'individu  vit  par  la  société,  la  société  vit 
par  l'individu.  Pourtant,  dans  ce  passage  graduel  des  races  infé- 
rieures aux  races  supérieures,  il  se  produit  encore  une  foule'  d'a- 
nomalies; aussi  chez  les  hommes,  mêmes  saim^  le  plaisir  es(>-il 
souvent  contraire  à  l'intérêt.  En  tout  cas,  le  plaisir  de  l'individu  est 
très  souvent  contraire  à  l'intérêt  de  l'espèce  humaine.  Pas  plus 
que  M.  Spencer,  M.  Schneider  n'a  trouvé  le  moyen  de  réroncilier 
l'égoïsmeet  «  l'altruisme.  »  Si  la  relation  générale  du  plaisir  et  de 
la  douleur  avec  la  vie  demeure  certaine,  la  nécessité  d'une  intelli- 
gence régulatrice  ne  l'est  pas  moins.  Nous  accordons  que  l'idée 
même  doit  se  faire  sentiment  j)our  devenir  force  elficace,  mais  ici 
le  sentiment  n'est  plus  un  simple  résultat  dos  lois  de  la  sélection  : 
il  est  lié  au  développement  de  la  pensée,  qni,  étant  elle-même  la 
fonction  supérieure  de  la  vie,  ne  mérite  pas  celte  sorte  de  défiance 
qms  M.  Schneider  professe  à  son  égard. 

Nous  venona  dn  voir  (jae  lu  sélection  toute  mécanique  et  biolo- 
gique so  montre  insufiisanto,  chez  les  espèces  supérieures,  pour 


LE   PLAISIR   ET    LA    DOULEUR.  663 

produire  l'harmoiiie  constante  du  plaisir  ou  de  la  peine  avec  la 
conservation  de  l'espèce.  Allons  plus  loin  :  la  sélection  mécanique 
n'est-elle  pas  également  insuffisante  à  expliquer  ia  première  origine 
du  plaisir  et  de  la  douleur,  même  chez  les  espèces  les  plus  infimes? 
Le  darwinisme  porte  exclusivement  sur  le  mécanisme  extérieur  des 
choses  déjà  exist^ntes,  sur  les  rapports  d'élémens  une  fois  donnés. 
On  comprend  fort  bien  que  le  hasard  amène  dans  la  structure  des 
organismes  tels  et  tels  accidens  heureux,  telles  variations  favorables 
à  l'espèce  ;  mais  peut-on  se  figurer  la  sensibilité  au  plaisir  ou  à  la 
douleur  comme  un  accident  de  ce  genre,  comme  une  nouveauté  due 
à  une  combinaison  fortuite  d'élémens  insensibles?  N'y  a-t-il  là  des 
élé:i;ens  qui  se  rencontrent  comme  les  atomes  de  Démocrite  et  se 
combinent  pour  produire  les  plaisirs  ou  les  peines,  étincelles  fugi- 
tives jadlies  de  leur  choc? 

Non-seulement  l'existence  même  du  plaisir  et  de  la  douleur, 
comme  faits  d'ordre  mental,  reste  inexplicable  au  darwinisme, 
mais  leur  relation  primitive  avec  la  vie  n'est  pas  elle-même  com- 
plètement expliquée.  Est-ce  seulement  par  hasard  que  le  plaisir 
s'est  trouvé  lié  aux  actions  utiles  et  en  quelque  sorte  vitales  ? 
Faut-il  pousser  le  darwinisme  jusqu'à  concevoir  une  sorte  de  jeu 
de  dés  où  les  circonstances  fortuites  et  extérieures  détermineraient 
seules  la  liaison  du  plaisir  avec  la  vie?  Ou  ne  doit-il  pas  exister  entre 
les  deux  un  lien  plus  profond  et  plus  intime,  indépendant  de  la 
sélection  qui  le  diversifie  et  le  perfectionne,  mais  ne  le  crée  pas? 
—  Nous  allons  voir  que  ce  lien  existe  en  effet,  et  qu'il  existe  avant 
l'influence  extérieure  de  la  sélection  naturelle.  C'est  donc  à  la  phy- 
siologie et  à  la  psychologie  qu'il  faut  demander  la  raison  primitive 
d'où  résulte  la  connexion  du  sentiment  avec  la  vie.  Voyons  d'abord 
ce  que  la  physiologie  nous  apprendra  sur  ce  sujet  et  quelle  est  la 
limite  de  ses  explications. 

II. 

Les  interminables  discussions  sur  les  causes  physiologiques  du 
plaisir  et  de  la  douleur  proviennent  de  ce  qu'on  raisonne  trop  sur 
des  organismes  déjà  développés,  sortes  d'états  centralisés  et  com- 
plexes. Ce  qu'il  faudrait  savoir, —  mais  ce  qu'il  est  le  plus  difficile  de 
savoir  au  juste,  —  c'est  ce  qui,  dans  une  cellule  ou  un  nerf,  cause 
le  rudiment  du  plaisir  ou  de  la  peine,  pour  s'étendre  ensuite  à 
l'ensemble  du  corps  vivant. 

Les  élémens  nerveux,  —  tubes  ou  cellules,  —  sont  constam- 
ment le  théâtre  d'un  double  travail  chimique  :  un  «  travail  né- 
gatif »  de  réparation,  qui  consiste  dans  la  formation  de  composés 
albuminoïdes  très  complexes,  et  im  «  travail  positif  »  de  dépense, 


664  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  consiste  dans  leur  réduction  en  combinaisons  plus  simples.  Dans 
l'état  de  repos,  ces  deux  travaux  moléculaires,  accompagnés  de 
courans  électriques  inverses,  existent  simultanément  et  se  font  à 
peu  près  équilibre.  En  ce  cas,  il  n'y  a  rien,  dans  la  conscience  même, 
qu'un  état  d'équilibre  et  de  calme  vital,  auquel  est  attaché  un  vague 
sentiment  de  repos  et  de  bien-être.  Un  agent  extérieur,  son,  lumière, 
choc,  vient-il  exciter  un  nerf,  l'équilibre  rompu  produit  un  mouve- 
ment de  dépense  nerveuse,  qui  excite  un  mouvement  de  réparation 
simultanée  comme  l'eau  qui  sort  d'un  siphon  appelle  à  sa  place 
l'eau  qui  y  monte. 

Maintenant,  quelle  est  la  relation  des  deux  espèces  de  travail  ner- 
veux avec  la  peine  et  la  douleur?  —  C'est  ici  que  la  divergence  se 
produit  entre  les  physiologistes.  Essayons  d'éclaircir  la  question  en 
nous  reportant  aux  nécessités  de  la  vie  même,  qui  n'ont  pu  man- 
quer d'agir  dans  la  sélection  naturelle. 

Les  deux  travaux  de  réparation  et  de  dépense  sont  également 
nécessaires  à  la  vie  ;  de  plus,  ils  doivent  être  proportionnés  l'un  à 
l'autre  pour  que  la  vie  subsiste.  La  réparation  nerveuse,  qui  accu- 
mule la  force,  a  toujours  pour  résultat  et  pour  objet  Vexercice,  qui 
dépense  la  force.  Dans  la  sélection  naturelle,  l'animal  ne  peut  pas 
se  contenter  de  réparer  son  système  nerveux  ;  il  faut  qu'il  le  mette 
en  usage  pour  chercher  sa  nourriture  et  se  défendre,  il  faut  qu'il 
se  dépense  pour  se  conserver.  S'il  en  est  ainsi,  peut-on  admettre 
avec  Léon  Dumont  que  l'accumulation  de  la  force,  son  «  emmaga- 
sinement  dans  le  nerf  »  soit  ce  qui  seul  cause  le  plaisir?  Tout  fonc- 
tionnement nerveux,  dit  Léon  Dumont,  est  une  dépense  de  force  ; 
«  comment  la  dépense,  qui  est  une  perte,  pourrait-elle  produire  le 
plaisir?  »  Ce  dernier  doit  avoir  pour  cause,  au  contraire,  une  aug- 
mentation de  force,  u  une  réception  de  mouvement  (1).  »  Cette 
théorie  vient  de  ce  que  Léon  Dumont  conçoit  mal  le  rapport  des  deux 
travaux  moléculaires.  Le  travail  visible  de  dépense,  —  marcher, 
parler,  regarder,  écouter,  etc.,  —  est  sans  doute,  sur  le  moment 
même,  une  perte  de  force  motrice;  mais  d'abord,  nous  venons  de 
voir  que,  dans  l'organisme  suffisamment  nourri,  il  y  a  réparation 
du  nerf  par  la  nourriture  à  mesure  qu'il  s'use  par  l'exercice;  le 
simple  repos  suffit  aussi  à  le  réparer  :  il  n'y  a  donc  point  ici  perte 
sèche  et  définitive.  De  plus,  l'exercice  môme  produit  l'hubitudu  en 
diminuant  les  résistances  et  les  obstacles  :  le  musicien  s'habitue 
aux  mouvemons  nécessaires  pour  l'exécution.  Enfin,  (juand  l'exer- 
cice est  modéré  et  agréable,  il  accroît  et  nourrit  l'organe  au  lieu 
de  l'afliiiblir.  Faute  d'usage,  au  contraire,  un  organe  s'atrophie, 
comme  l'œil  de  la  taujKî,  celui  do  certains  rats  des  cavernes  («•(?- 

(I)  Thioru  scientifique  de  la  sensibilité,  cli.  iv. 


LE   PLAISIR   ET   LA   DODLEUR.  665 

iama),  celui  des  crabes  qui  vivent  dans  les  antres  profonds  de  la 
Carnioleet  du  Kentucky  :  chez  cqs  crabes,  le  support  de  l'œil  subsiste, 
mais  Toeil  a  disparu;  le  pied  du  télescope  est  encore  là,  mais  le 
télescope  lui-même  avec  ses  verres  n'y  est  plus.  Plusieurs  rats  de 
cavernes  capturés  à  un  demi-mille  de  distance  de  l'ouverture,  et 
qui  n'habitaient  pas  les  plus  grandes  profondeurs,  furent  exposés 
un  mois  par  Sillman  à  une  lumière  graduée  et  finirent  par  recou- 
vrer, grâce  à  l'exercice,  une  vue  trouble  des  objets  (1).  Le  lapin 
domestique  n'ayant  plus  besoin  de  dresser  l'oreille  à  la  menace  du 
danger,  les  muscles  redresseurs  ont  fini  par  s'atrophier  dans  cer- 
taines espèces  et  par  laisser  les  oreilles  tombantes.  Ainsi  l'exer- 
cice normal,  la  dépense  proportionnée  à  la  force,  est  une  con- 
dition nécessaire  de  réparation,  de  conservation,  de  progrès.  La 
sélection  naturelle  est  donc  une  loi  de  travail,  de  dépense  inces- 
sante. —  Travaille  ou  meurs.  Mais  l'action  même  fortifie,  la  dépense 
enrichit. 

C'est  que  la  vie  suppose  une  recomposition  et  ime  décomposition 
incessantes,  par  conséquent  des  mouvemens  de  «  désintégration  » 
aussi  bien  que  «  d'intégration.  »  Suspendez  la  décomposition  vitale, 
par  exemple  au  moyen  de  certaines  substances  toxiques  :  loin  de 
conserver  la  vie,  vous  l'arrêterez.  Se  sentir  vi\Te,  c'est/ avoir  la 
perception  obscure  de  tous  ces  mouvemens  vitaux  ;  jouir  ou  souf- 
frir, c'est  se  sentir  vivre  ])lus  ou  \ivre  moins.  Plus  la  décomposi- 
tion est  intense  avec  une  recomposition  également  intense,  plus  le 
mouvement  vital  est  précipité  et  plus  nous  sentons.  C'est  comme 
un  tourbillon  qui  nous  donne  l'ivresse  d'une  vie  intense  et  rapide. 
Ce  n'est  donc  point,  pour  parler  le  langage  de  la  mécanique,  la 
«  force  potentielle,  »  mais  sa  transformation  en  force  vive  et  en 
mouvement  qui  cause  le  plaisir,  pourv  u  que  cette  dépense  n'excède 
pas  la  réparation  nécessaire  à  la  «  survivance  de  l'individu  ou  de 
l'espèce.  » 

L'expérience  confirme  les  déductions  qu'on  peut  tirer  des  lois 
mêmes  de  la  sélection  naturelle  et  de  la  lutte  pour  la  vie.  En  fait, 
toute  action  normale  et  proportionnée  d'un  nerf  suffisamment  nourri 
cause  de  la  jouissance.  De  plus,  le  plaisir  s'accroît  avec  la  force 
même  du  stimulant,  jusqu'au  point  où  la  stimulation  et  la  dépense 
qu'elle  entraîne  excède  le  travail  compensateur  de  réparation.  Dans 
le  silence  de  la  nuit  un  son  lointain  s'élève,  il  va  crescendo,  et  en 
même  temps  s'accroît  votre  plaisir  à  l'entendre.  Si  le  son  devient 
trop  violent,  le  plaisir  se  change  en  gêne.  La  première  lueur  du 
soleil  excite  notre  œil  et,  à  mesure  que  le  soleil  levant  monte  à 
l'horizon,  il  semble  que  le  plaisir  se  lève  aussi  et  monte  à  l'horizon 

(1)  Darwin,  Origine  des  espèces,  p.  110. 


666  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

de  votre  conscience;  mais  quand  la  lumière  est  devenue  trop  vive, 
votre  œil  est  blessé,  aveuglé.  La  peine  est  due,  soit  à  l'épuisement, 
soit  à  la  destruction  ou  à  la  rupture  du  tissu  sensible  ;  désavantages 
qui,  en  se  prolongeant,  entraîneraient  la  mort  de  l'individu  ou  de 
sa  descendance.  L'exercice  proportionné  ou  disproportionné  d'un 
nerî jjnrtiadier  étend  ensuite  son  effet,  par  diffusion  et  sympathie, 
de  manière  à  se  faire  sentir  pour  la  totalité  du  système  nerveux  et, 
par  conséquent,  de  l'organisme. 

Il  résulte  de  là  que,  dans  la  lutte  pour  l'existence,  quatre  situa- 
tions sont  possibles  si  on  considère  le  rapport  de  l'énergie  dépensée 
à  l'énergie  accumulée,  du  travail  produit  à  la  nutrition  :  1°  un  excé- 
dent d'acquisition  avec  dépense  insuffisante  produit  la  peine  néga- 
tive du  besoin  :  l'enfant  bien,  nourri  souffre  de  l'immobilité  ;  2°  un 
surcroît  de  dépense  succédant  à  un  surcroît  d'acquisition  produit, 
le  plaisir  positif  de  l'exercice  :  l'enfant  est  heureux  de  courir,  de 
sauter,  de  jouer  ;  3°  un  surcroît  de  dépense  avec  insnff:sance  de  ré- 
paration produit  la  fatigue  et  la  douleur  positive  :  une  course  trop 
rapide  ou  trop  prolongée  amène  la  lassitude  ;  li°  l'absence  de  dé- 
pense après  l'épuisement  produit  le  plaisir  négatif  du  repos. 

M.  N.  Grote  a  bien  vu  ces  proportions  diverses  des  deux  travaiLX. 
de  dépense  et  d'acquisition;  mais  il  ne  s'est  pas  demandé  si  les 
quatre  lois  qui  précèdent  ne  pourraient  se  réduire  à  une  loi  supé- 
rieure et  vraiment  primitive.  C'est  cependant,  à  notre  avis,  ce  qui 
a  lieu,  si  on  interprète  psychologiquement  les  faits  physiologiques. 
Les  physiologistes  eux-mêmes  se  seraient  épargné  bien  des  discus- 
sions s'ils  avaient  ramené  systématiquement  les  lois  secondaires  à. 
une  loi  essentielle.  Ainsi,  quel  est  le  vrai  sens  de  lu  loi  de  pro- 
portion qui  veut  que  le  travail  positif  d'exercice  soit  en  rapport  avec 
le  travail  négatif  de  réparation?  On  a  voulu  conclure  de  cette  loi 
que  la  raison  du  plaisir  est  dans  la  memre,  dans  le  juste  mi- 
lieu entre  les  extrêmes  oii  Arisiote  plaçait  la  vertu,  dans  une  sorte 
d'aurea  mediocritas  :  la  loi  fondamentale  de  la  sensibilité  serait 
ainsi  l'équilibre,  non  l'action  pure  et  simple.  M.  Spencer  lui-même 
finit  par  placer  le  plaisir  dans  l'activité  «  moyenne.  »  C'est  con- 
fondre la  borne  d'une  chose  avec  son  essence.  La  modération,  comme 
telle,  n'est  ])a6  le  plaisir  même  ni  la  loi  primitive  de  la  vie;  elle  est 
une  nécessité  que  la  vie  rencontre  et  subit  en  raison  des  nécessités 
mêmes  de  l'organisme.  La  vraie  loi  première,  c'est  que  le  plaisir 
est  lié  à  l'activité  la  plus  intense  possible,  qui  est,  d'ailleurs,  la 
vraie  condition  de  supériorité  dans  la  lutte  pour  l'existence.  C'est 
pour  cette  raison  que,  si  l'accroissement  de  l'activité  ou  do  la  fonc- 
tion exercée  no  dépasse  pas  la  réserve  de  forces  et  n'use  pas  l'or- 
gane, le  plaisir  croît  comme  l'activité  même,  sans  se  préoccuper  le 
moins  du  monde  de  la  modération.  Par  exemple,  le  plaisir  intellec- 


LE   PLAISIR   ET   LA    DOULEUR.  667 

tuel  et  artistique,  pris  en  soi  et  indépendamment  des  organes  qui 
se  fatiguent  à  la  longue,  croît  en  raison  directe  de  l'activité  exercée. 
Qui  ne  connaît  le  passage  classique  de  Bossuet  :  «  Les  yeux  fixés 
sur  le  soleil  y  souffrent  beaucoup  et  à  la  fin  s'y  aveugleraient  ;  mais 
le  parfait  intelligible  récrée  l'entendement  et  le  fortifie;  la  recherche 
en  peut  être  laborieuse,  mais  la  contemplation  en  est  toujours 
douce.  »  Toutefois,  ces  plaisirs  absolument  purs  dé  l'intelligence 
ne  sont  qu'un  idéal  irréalisable,  la  contemplation  même  dont  parle 
Bossuet  ne  demeure  douce  que  le  temps  pendant  lequel  l'attention 
n'est  point  fatiguée  ;  la  plus  haute  extase  ne  va  point  sans  une  tension 
des  muscles  qui  se  manifeste  dans  l'attitude  même,  et  sans  un  épui- 
sement consécutif  de  la  substance  nerveuse.  La  mesu7'edàns  l'activité 
devient  donc  un  moyen  d'en  assurer  le  développementie  plus  intense. 
Si  l'excès  de  mouvement  musculaire,  comme  le  manque,  produit 
de  la  douleur,  c'est  qu'en  ne  proportionnant  pas  notre  réaction  à  la 
force.de  nos  organes,  nous  les  usons.  Le  prétendu  accroissement 
d'activité  est  alors  une  diminution.  C'est  ce  qui  produit  le  danger 
des  stimulans  comme  les  alcooliques,  ou  des  énervans  comme  les 
narcotiques  et  le  tabac:  plus,  en  ce  cas,  on  répète  la  sensation  avec 
l'espoir  de  l'augmenter,  plus  on  l'affaiblit.  Cette  apparente  excep- 
tion à  la  loi  de  l'intensité  ne  fait  donc  que  la  confirmer.  La  sélec- 
tion naturelle  se  fait  en  faveur  des  races  qui  savent  accumuler  leurs 
forces  par  la  modération  même. 

Autre  problème.  Pourquoi  le  changement  dans  ractiou  est-dl. né- 
cessaire? C'est  là  encore  une  loi  dérivée  que  les  psychologues  con- 
temporains, par  exemple,  MM.  Bain  et  James  Sully,  ont  nommée 
loi  de  contraste,  pour  l'opposer  aux  lois  de  stimulation  et  de 
modération.  Mais,  en  réalité,  c'est  toujours  du  même  principe 
que  se  tirent  ces  diverses  conséquences.  Le  changement  dans  l'ac- 
tion n'est  encore  qu'un  moyen  d'assurer  l'intensité  de  l'action  :  il 
fait  tra^  ailler  d'autres  nerfs  pendant  que  les  premiers  se  reposent  ; 
il  ^permet  donc  aux  nerfs  de  se  séparer  et  accroît  la  puissance 
lâtale. 

Jouir,  c'est  toujours  agir,  agir  le  plus  possible,  avec  la  plus 
grande  intensité,  avec  la  plus  grande  indépendance,  avec  la  plus 
grande  Uberté  possible.  L'activité,  par  elle-même,  va  à  l'infini  : 
elle  ne  se  modère  que  par  nécessité  et  par  contrainte,  elle  ne  se 
modère  que  pour  pouvoir  ensuite  se  modérer  moins,  que  pour  se 
déployer  au-delà  de  toutes  les  limites  successivement  dressées  de- 
vant elle.  Elle  pourrait  dire  avec  Faust  :  «  —  Si  jamais  je  goûte  la 
plénitude  du  repos,  que  ce  soit  fait  de  moi  ;  si  jamais  je  dis  à  l'heure 
présente  :  attarde-toi,  tu  es  assez  belle!  alors  la  cloche  des  morts 
peut  sonner  ;  que  le  cadran  s'arrête,  que  l'aiguille  tombe  et  que  le 
temps  soit  accompli  pour  moi,  »  L'actiNÏté  ne  change  aussi  que  pour 


668  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

se  maintenir,  pour  s'adapter  progressivement  à  un  milieu  qui  change 
lui-même,  pour  accroître  enfin  ses  conquêtes  sans  perdre  ses  acqui- 
sitions. Dans  l'évolution  des  espèces,  cette  expansion  de  Tactivité 
fut  toujours  une  condition  de  survivance  et  de  supériorité  sur  les 
autres  espèces. 

Maintenant,  l'intensité  finale  de  l'action  et  sa  victoire  dans  la 
lutte  pour  l'existence  est-elle  liée  à  la  quantité  brute  de  l'excitation 
nerveuse,  indépendamment  de  la  qualité?  Léon  Dumont  l'a  soutenu; 
M.  Wundt  lui  même,  dans  son  échelle  des  intensités  de  plaisir  com- 
parées aux  intensités  d'excitation,  a  trop  exclusivement  considéré 
la  quantité  du  stimulant  et  de  la  réaction  nerveuse  qu'il  provoque. 
Il  en  résulte  des  difficultés  sérieuses.  Par  exemple,  comment  expli- 
quer que  certains  sons,  certaines  odeurs  soient  désagréables  à  tous 
les  degrés?  M.  Wundt,  qui  d'ailleurs  a  trop  négligé  le  point  de  vue 
de  la  sélection  naturelle,  s'efforce  d'échapper  à  la  difficulté  en  di- 
sant que,  dans  ce  cas,  «  le  point  d'indifférence  »  est  situé  tellement 
bas  pour  la  sensation  qu'il  ne  se  dislingue  plus  du  point  même  où 
elle  atteint  a  le  seuil  de  la  conscience  ;  »  si  bien  que,  quand  l'exal- 
tation commence  dans  la  conscience,  elle  est  déjà  désagréable  (1). 
Cette  façon  de  rejeter  dans  les  bas-fonds  de  l'inconscient  la  partie 
du  phénomène  auquel  on  ne  peut  appliquer  sa  théorie  est  un  moyen 
trop  expéditif.  Une  dissonance  musicale  de  seconde  mineure 
semble  désagréable  en  elle-même  à  tous  les  degrés,  faut-il  croire 
qu'elle  commence  par  nous  donner  un  plaisir  inconscient  (2)? 
Fixez  votre  regard  sur  une  surface  blanche  modérément  éclairée, 
vous  ne  sentez  ni  fatigue  ni  déplaisir,  mais  aussi  vous  n'éprouvez 
qu'un  faible  plaisir  positif.  Maintenant,  substituez  une  surface  bleue 
à  la  surface  blanche  :  le  bleu,  dont  le  rayon  était  déjà  présent  dans 
la  lumière  blanche  comme  un  de  ses  élémens  constitutifs,  se  trouve 
maintenant  présenté  séparément  à  votre  œil  par  l'élimination  des 
autres  élémens  lumineux  ;  or,  votre  plaisir  est  instantanément  accru. 
Cet  accroissement  de  plaisir  est-il  dû  à  un  simple  accroissement  du 
«  stimulus?  »  —  Non,  semble-t-il,  car  le  stimulus  physique  est, 
au  contraire,  diminué  de  tout  le  total  de  lumière  éliminée.  Votre 
plaisir  n'est  pas  dû  non  plus  à  une  diminution  de  fatigue,  car  le 
blanc  n'avait  rien  de  fatigant.  L'agrément  du  bleu  doit  donc  tenir 
plutôt  au  mode  qu'au  degré  de  l'action  nerveuse.  De  j)lus,  il  doit 
y  avoir  ici  un  effet  de  l'hérédité  et  de  la  sélection  :  depuis  des  siècles 
innombrables,  les  êtres  animés  reçoivent  les  rayons  bleus  du  ciel 
sous  lequel  ils  vivent  :  ils  en  ont  l'accoutumance  héréditaire,  ils  se 
sont  adaptés  à  ce  milieu  lumineux  des  jours  sereins  comme  au\ 

(1)  Psychologie  physiologique,  t.  t. 

(2)  Voir  lur  co  sujet  M.  Gurnoy,  The  Power  of  Sound. 


LE   PLAISIR    ET   LA    DOULEUR.  669 

rayons  verts  des  champs  et  des  bois.  II  est  d'ailleurs  impossible  de 
se  rendre  compte,  jusque  dans  les  détails,  de  nos  plaisirs  sensitifs, 
pas  plus  que  de  nos  plaisirs  esthétiques.  Tout  ce  qu'on  peut  dire, 
d'une  manière  générale,  c'est  que  la  forme  ou  la  qualité  de  l'exci- 
tation doit  être  mise  en  ligne  de  compte,  non  pas  seulement  sa 
quantité  pure,  car  l'action  doit  toujours  se  trouver  en  rapport  avec 
la  forme  même  des  organes,  produit  de  la  sélection  naturelle,  ^'otre 
activité  n'est  ni  solitaire,  ni  indépendante  et  absolue.  jN'ous  ne  pou- 
vons agir  et  lutter  pour  la  vie  que  dans  un  milieu  qui  est  lui-même 
actif  et  en  lutte  incessante  ;  nous  ne  pouvons  agir  qu'en  harmonie 
ou  en  conflit  avec  les  forces  extérieures,  qui  sont  nos  auxiliaires 
ou  nos  ennemis  ;  s'il  y  a  concours,  «  synergie,  »  il  y  a  plaisir,  puis- 
que notre  force  s'augmente  alors  par  le  concours  même  des  autres 
forces.  S'il  y  a  conflit,  manque  d'adaptation  aux  conditions  d'exis- 
tence, il  y  a  pour  nous  conscience  d'une  diminution  de  notre  éner- 
gie, employée  à  vaincre  les  résistances,  comme  une  machine 
imparfaite  qui  perd  sa  force  dans  des  frottemens.  L'ordre  et  l'har- 
monie sont  donc  encore  des  moyens  de  conserver  et  d'augmenter 
la  force. 

Si  nous  examinons  le  sens  vers  lequel  se  dirigent,  en  dernière 
analyse,  les  mouvemens  continuels  dont  l'organisme  est  le  siège, 
nous  voyons  que  les  uns  tendent  à  la  conservation  de  la  substance, 
les  autres  à  sa  destruction  ;  par  conséquent,  les  uns  tendent  à  la 
vie,  les  autres  à  la  mort.  La  vie,  a-t-on  dit,  est  l'ensemble  des 
forces  qui  résistent  à  la  mort  :  la  lutte  pour  vivre  est  continuelle. 
Le  plaisir  est  la  victoire,  la  douleur  est  la  défaite  ;  le  plaisir  est  la 
\ie,  la  douleur  est  la  mort.  Toute  soulTrance  est  une  mort  par- 
tielle qui  s'accomplit  dans  quelque  organe,  dans  quelque  fonction. 
Pourquoi  les  ténèbres  sont-elles  liées  à  un  sentiment  de  tristesse? 
C'est  qu'elles  sont  pour  nous  un  aveuglement  momentané,  une  sup- 
pression de  la  vue  avec  la  lumière  même,  une  mort  de  la  vue.  Dans 
les  sons  dissonans,  la  perception  même  des  sons  tend  à  être  dé- 
truite, car,  par  suite  des  battemens  et  des  interférences,  les  tons 
se  supplantent,  se  repoussent,  s'arrêtent  ;  le  sentiment  de  supplan- 
tation  et  d'arrêt  se  traduit,  ici  encore,  en  déplaisir,  comme  la  sup- 
plantation  des  rayons  lumineux  dans  le  noir.  En  un  mot,  tout  ce 
qui  tend  à  arrêter  et  à  anéantir  une  fonction  des  sens  produit  gêne 
ou  peine.  II  en  est  de  même  pour  les  fonctions  de  la  pensée,  fût-ce 
la  simple  attention  et  «  aperception  »  :  ce  que  nous  pouvons  diffici- 
lement apercevoir,  ce  qui  est  trop  grand  ou  trop  petit,  trop  confus 
ou  trop  indistinct,  ce  qui  arrête  le  regard  de  la  pensée  et  tend  à 
supprimer  la  pensée  même,  produit  un  commencement  de  déplai- 
sir. Pourquoi  le  sentiment  du  sublime  est-il,  conome  l'a  montré 
Kant,  un  mélange  de  joie  et  de  tristesse?  C'est  que,  devant  l'im- 


670  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

raensité  du  ciel,  de  la  mer  ou  dek  montagne,  la  possibilité  d'aper- 
cevoir l'ensemble,  d'embrasser  tout  du  regard  ou  même  de  l'imagi- 
nation nous  est  enlevée  ;  mais,  par  un  effort  supérieur  de  la  pensée, 
nous  concevons  l'infini  et  anéantissons  l'obstacle  matériel  devant 
l'idée  intellectuelle.  Nous  avons  ainsi  à  la  fois  le  sentiment  d'une 
infériorité  physique  qui  nous  affaisse  et  le  sentiment  d'une  supério- 
rité morale  qui  nous  relève  ;  nous  mourons  dans  le  monde  sensible 
et  renaissons  aussitôt  dans  le  monde  intelligible ,  c'est  comme  le 
sentiment  d'une  résurrection  sous  forme  d'éternité  :  mb  spede 
œterni. 

III. 

La  lutte  des  êtres,  au  milieu  de  laquelle  se  produit  la  sélection 
naturelle,  est-elle  simplement  une  lutte  pour  l'existence,  sans  rien 
de  plus?  Darwin  semble  l'admettre;  car  son  principe  est  «  le  com- 
bat universel  pour  la  préservation  de  la  vie.  »  Spinoza  avait  dit 
de  même  que  c'est  l'effort  de  l'être  pour  se  conserver  qui  est  le 
fond  du  désir,  la  source  du  mouvement  universel.  On  a  tiré  de 
là  de  graves  conclusions  pour  la  morale  et  pour  la  science  sociale. 
Si  l'unique  ressort  de  toute  activité,  de  toute  vie,  de  toute  volonté, 
est  la  conservation  de  soi,  il  en  résulte  que  l'égoïsme  radical  est 
l'essence  même  du  vouloir,  et  que  tout  plaisir  est  au  fond  égoïste  : 
l'égoïsme  ne  peut  manquer  d'être  transformé  à  la  fin  en  uniqu 
loi  de  la  morale.  Il  en  résulte  aussi  que  la  lutte  pour  la  préserva- 
tion de  l'existence  est  la  seule  loi  des  individus  au  sein  de  la  nation, 
des  nations  diverses  au  sein  de  l'humanité.  Or,  c'est  là  une  loi  do 
guerre  et  de  conquête,  oii  le  droit  supérieur  est  le  droit  du  plus 
fort,  du  plus  apte  à  préserver  et  à  imposer  son  existence. 

Les  théories  de  Darwin  ont  été  trop  influencées  par  la  loi  de  Mal- 
thus  sur  la  population.  La  concurrence  pour  la  nourrilurc  entrr  ' 
organismes  de  même  espèce,  qui  est  la  vraie  lutte  pour  la  pi- 
■vation^le  la  vie,  est,  en  réalité,  un  phénomène  secondaire;  elle  n'est 
pas  un  fait  qui  accompagne  la  vie  essentiellement  et  partout.  I.' 
do  la  pression  exercée  par  la  population  n'est  pas  même  tonj' 
l'avancement  Ae  l'individu  ou  de  l'espèce  ;  il  est  souvent  la  dégé- 
néresœnce  :  on  végète  au  lieu  de  vivre,  on  s'use,  on  décroît  par  la 
misère  et  la  faim.  Les  progrès  dans  l'organisation  ont  plutôt  leur 
source  dans  un  état  de  pro8j)crité  et  de  surcroît,  dans  un  état  où  il 
y  a  abondance  de  nourriture,  non  pas  seulement  adaptation  au  mi- 
liou,  maisavance  de  l'être  sur  le  milieu.  C'est  pour  celaquo  les  progrès 
dans  l'art  et  .dûins  la  science  ont  exigé  un  certain  luxe,  au  moins  pour 
certaines  classes,  une  délivrance  dos  soucis  de  la  nourriture  et  tic 
la  préservation.  Toute  nouvelle  position  gagnée  par  un  organisme 


LE    PLAISIR   ET   LA   DOULEUR.  671 

dans  son  progrès  est  une  limite  qu'il  s'efforce  de  dépasser  à  son 
tour  :  nous  trouvons  partout  non  pas  seulement  la  tendance  à  con- 
server la  vie,  mais  la  tendance  à  améliorer  les  conditions  de  la  vie, 
en  intensité  et  en  qualité.  Il  y  a  donc  entre  les  organismes  une  con- 
currence active  pour  un  surplus,  une  sorte  d'ambition  pour  la  con- 
quête du  mieux  et  non  une  guerre  purement  défensive.  Le  com- 
mandement primitif  de  la  morale  naturelle,  chez  l'animal,  n'est  pas 
seulement  ce  que  Darwin  et  M.  Spencer  appellent  «  la  vie  normale, 
le  maintien  de  soi,  »  live  uormally,  self-maintenanre;  c'est  le  pas- 
sage au-delà  de  la  limite  même  qui,  jusqu'alors,  avait  été  normale, 
pour  développer  ainsi  de  nouveaux  besoins  et  les  satisfaire.  Les  êtres 
sont  une  armée  en  marche,  et  l'universel  mot  d'ordre  n'est  pas  seu- 
lement conservation,  mais  évolution. 

Aussi  les  diverses  formes  de  la  vie  sont-elles  déjà  capables  &évOr- 
hier  et  d'avancer  leur  organisation  en  dehors  de  l'influence,  d'ail- 
leurs considérable,  qu'exerce  la  sélection  naturelle.  Celle-ci  est  un 
procédé  de  triage  mécanique  qui  n'aurait  point  de  matériaux  où 
s'exercer  s'il  n'existait  déjà  une  organisation  antérieure ,  suscep- 
tible de  r^rm/Zons  plus  ou  moins  /«roraZ^/é's  à  l'avancement  de  la  vie. 
Ces  variations,  selon  Darwin,  seraient  toutes  accidentelles,  toutes 
de  hasard,  et  c'est,  nous  l'avons  vu,  cette  part  exagérée  faite  aux 
accidens  extérieurs  qui  est  le  défaut  du  darwinisme  :  Darwin  n'a  pas 
assez  considéré  les  nécessités  intérieures,  soit  physiologiques,  soit 
psychologiques,  qui  agissent  avant  toute  sélection  et  rendent  toute 
sélection  même  possible.  D'ailleurs,  avec  son  admirable  sincérité, 
il  a  reconnu  lui-même  qu'il  avait,  par  un  grave  oubli,  fait  une  part 
trop  faible  à  la  corrélation  intime  des  organes  et  à  leurs  variations 
symétriques,  qui  se  produisent  indépendamment  de  Vutilitc ,  par 
une  nécessité  toute  physiologique.  «  L'homme  et  tous- les  animaux, 
dit-il,  présentent  des  organes  qui,  à  notre  connaissance,  ne  leur 
sont  d'aucune  utilité  maintenant,  pas  plus  qu'à  une  autre  période 
antérieure  de  leur  existence,  soit  sous  le  rapport  des  conditions  gé- 
nérales de  leur  \-ie,  soit  sous  le  rapport  des  relations  d'un  sexe  à 
l'autre.  Des  organes  de  ce  genre  ne  se  peuvent  expliquer  par  au- 
cune forme  de  sélection,  non  plus  que  par  les  actions  héréditaires 
de  l'habitude  ou  du  manque  d'usage.  Dans  la  majeure  pai'tie  des 
cas,  la  cause  de  chaque  modification  ou  de  chaque  monstruosité  ré- 
side plutôt  dans  la  nature  ou  la  constitution  de  l'organisme  que 
dans  le  milieu  (1).  »  Pareillement,  Darwin  a  négligé  le  point 
de  vue  psychologique  :  les  êtres  a  luttent  pour  la  vie,  »  mais  com- 
ment d'abord  vivent-ils?  et  pourquoi  veulent-ils  vi\Te?  et  pourquoi 
luttent-ils?  Comment  y  a-t-il  des  variations  agréables  et  utiles,  que 


I 


(1)  La  Sélection  sexuelle. 


672  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

l'être  ^'efforce  de  conserver?  Où  est,  dans  tout  cela,  le  moteur  pri- 
mitif, \e  primum  movens?  La  sélection  extérieure  présuppose  évi- 
demment un  ressort  interne,  nécessité  ou  spontanéité,  qui  produit, 
avec  la  vie,  l'élan  vers  une  vie  supérieure,  l'élan  de  l'évolution. 

Un  biologiste  allemand,  mort  trop  jeune,  M.  Rolph,  a  essayé  de 
déterminer  le  ressort  concret  et  même  mécanique  de  l'évolution 
universelle  pour  compléter  lathéorie  de  Darwin.  Toute  matière  orga- 
nisée croît  par  diffusion,  c'est-à-dire  en  absorbant  et  en  appropriant, 
pour  sa  croissance,  les  matériaux  nécessaires  à  la  vie.  La  diffusion 
est  une  série  de  mouvemens  où  l'endosmose,  qui  absorbe  les  élé- 
mens  favorables,  l'emporte  sur  l'exosmose,  et  cette  diffusion  est  un 
effet  mécanique.  Ces  divers  modes  de  fonctionnement  mécanique, 
dans  la  substance  organisée,  expliquent  en  premier  lieu  tous  les  phé- 
nomènes de  nutrition  :  se  nourrir,  c'est  évidemment  absorber  et 
s'assimiler.  Ils  expliquent,  en  second  lieu,  tous  les  phénomènes  de 
division  et  de  multiplication  des  cellules,  par  conséquent  Vaccrois- 
sement  de  l'être  au-delà  des  limites  de  la  cellule  individuelle  et  pri- 
mordiale. Enfin  ils  expliquent  les  phénomènes  de  la  reproduction, 
car  la  reproduction  n'est,  en  définitive,  qu'un  mode,  soit  de  divi- 
sion des  cellules,  soit  de  nutrition.  Maintenant,  selon  M.  Rolph,  il 
n'y  a  point  de  limites  au  mouvement  d'assimilation  par  endosmose. 
Chaque  cellule,  et  par  conséquent  chaque  organisme,  a  la  propriété 
de  Vinsatiabilité.  Nous  pouvons  donc  parler  d'une  «  faim  méca- 
nique »  comme  cause  de  toutes  les  actions  des  organismes  vivans. 
En  correspondance  avec  cette  faim  mécanique  se  montre,  à  un  cer- 
tain stade  de  l'évolution  (1),  ce  que  M.  Rolph  appelle  la  «  faim 
psychique,  »  qui  se  fait  d'abord  sentir  essentiellement  comme 
peine.  Le  plaisir  n'est  «  qu'un  phénomène  secondaire  et  dérivé.  » 
De  là  il  résulte  que  la  peine  est  le  ressort  de  l'univers. 

Dans  cette  intéressante  tentative  d'explication,  on  reconnaît  la 
doctrine  qui  fait  le  fond  de  la  morale  pessimiste  et  de  la  morale 
égoïste,  du  système  de  la  «  désespérance  »  et  du  système  de 
«  l'apathie.  »  En  effet,  si  l'unique  moteur  de  l'activité  est  la  peine, 
il  faut  ou  se  résoudre  à  ne  plus  agir  et  à  ne  plus  vivre,  ou  se 
résoudre  à  agir  et  à  vivre  uniquement  avec  la  moindre  peine  pos- 
sible :  la  première  solution  est  le  nirvdna  des  esprits  mystiques,  la 
seconde  est  l'épicurisme  égoïste  des  esprits  «  pratiques.  » 

La  théorie  de  la  peine  comme  moteur  unique  de  la  volonté  est 
intimement  liée  à  la  doctrine  qui  admet  que  le  plaisir  a  pour  es- 
sence, ou  tout  au  moins  pour  condition  nécessaire,  la  suppression 
de  la  peine.  Déjà  Leibniz  avait  parlé  de  ces  «  petites  douleurs  » 
imperceptibles  et  infinitésimales  qui,  par  leur  suppression,  nous 

(1}  Pourquoi  pa«  dès  le  début? 


LE   PLAISIR   ET   LA   DOULEUR.  673 

donnent  «  quantité  de  demi-plaisirs.  »  La  continuation  et  l'amas  de 
ces  demi-plaisirs,  «  comme  dans  la  continuation  de  l'impulsion 
d'un  corps  pesant  qui  descend  et  acquiert  de  l'impétuosité,  »  de- 
vient enfin  un  plaisir  entier  et  véritable.  «  Et  dans  le  fond,  ajoute 
Leibniz,  sans  ces  demi-douleurs  il  n'y  aurait  point  de  plaisir,  et  il 
n'y  aurait  pas  moyen  de  s'apercevoir  que  quelque  chose  nous  aide 
et  nous  soulage  en  ôtant  quelques  obstacles  qui  nous  empêchent  de 
nous  mettre  à  notre  aise  (1).»  Un  philosophe  italien  du  xvm^  siècle, 
Verri,  développant  la  pensée  de  Leibniz,  arrive  à  cette  conclu- 
sion :  //  dolore  précède  ogni  piacere.  Kant  lui  emprunte  sa  théorie. 
Pour  lui,  la  vie  est  un  effort  continuel,  et  la  conscience  de  cet  effort 
est,  à  un  degré  plus  ou  moins  intense,  douleur.  Il  solo  principio 
motore  deW  uomo,  avait  dit  encore  Verri,  ^«7  dolore  (2).  La  douleur, 
répète  Kant,  est  l'aiguillon  de  l'activité,  et  c'est  surtout  dans  l'ac- 
tivité que  nous  avons  conscience  de  la  vie;  sans  la  douleur  il  y  au- 
rait donc  extmction  de  la  vie  (3).  Schopenhauer  n'a  pas  eu  à  faire  de 
grands  efforts  d'invention  pour  imaginer  sa  théorie  sur  le  caractère 
négatif  du  plaisir,  qui,  selon  lui,  ne  serait  senti  qu'mdirectement 
par  l'intermédiaire  de  la  douleur,  et  sur  le  caractère  positif  de  la 
peine,  seule  sentie  directement  en  elle-même.  «  L'effort  vital,  »  tou- 
toujours  «  pénible,  »  dont  parlait  Kant,  est  devenu  chez  Schopen- 
hauer le  «  vouloir  \ivre,  »  dont  le  perpétuel  travail  est  un  perpétuel 
échec  et  une  perpétuelle  souffrance. 

Pour  résoudre  l'important  problème  soulevé  par  les  pessimistes, 
il  faut  examiner  s'il  y  a  des  plaisirs  qui  se  fassent  sentir  directe- 
ment, sans  l'intermédiaire  d'une  douleur  préalable;  puis  si  ces 
plaisirs  peuvent  être,  sans  le  secours  de  la  peine,  les  moteurs  de 
notre  activité. 

Il  nous  semble  que  les  exemples  classiques  de  Platon  et  d'Aris- 
tote,  tirés  des  sens  supérieurs,  comme  la  vue,  l'ouïe,  l'odorat 
même,  et  des  plaisirs  intellectuels,  comme  ceux  de  la  science  ou 
de  l'art,  rentrent  dans  cette  dernière  catégorie.  Un  enfant  qui  voit 
pour  la  première  fois  une  étoffe  écarlate  reçoit  une  excitation  du 
sens  de  la  vue  qui  n'est  nullement  la  suppression  d'une  peine  préa- 
lable. Invoquer  ici  des  malaises  sous-entendus,  des  besoins  imper- 
ceptibles et  latens  une  tension  des  nerfs  optiques  aspirant  à  leiu* 
décharge,  une  sorte  de  «  faim  de  la  vue,  »  c'est  faire  une  hypo- 
thèse qui  a  sa  part  de  vérité,  mais  qui  n'explique  pas  entièrement 
le  phénomène.  Le  plaisir  ici  (et  c'est  là  le  point  essentiel,  trop  né- 

(1)  Nouveaux  Essais  sur  V entendement,  livre  ii. 

(2)  SulV  indole  del  piacere  e  del  dolore  (1781). 

(3)  Anthropologie,  §  59. 

TOME  LXXIV.  —  1886.  ,  43 


674  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gligé  par  les  psychologues  et  physiologistes)  n'est  pas  le  simple 
remplissement  exact  d'un  vide,  la  satisfaction  adéquate  d'un  be- 
soin préexistant  :  il  est  un  surplus,  un  surcroît.  Considérez 
l'échelle  des  intensités  dans  la  sensation  :  il  y  a  un  point  voisin  de 
l'indifférence,  et  c'est  à  partir  de  ce  point  neutre  que  certains  plai- 
sirs peuvent  naître  par  un  accroissement  d'intensité  ;  tout  plaisir 
ne  suppose  pas  une  descente  préalable  au-dessous  du  point  idéai 
d'indifférence,  dans  la  région  inférieure  de  la  peine.  Le  plaisir  est 
alors  senti  directement  comme  tel,  non  indirectement  par  une 
douleur  qu'il  remplacerait  :  la  vue  jouit  sans  avoir  souffert. 

La  théorie  de  Platon  etd'Aristote(l)nous  semble  éclairée  et  confir- 
mée par  la  physiologie  moderne.  Celle-ci  nous  montre  que  la  sensibilité 
supérieure  est  liée  à  des  organes  spéciaux,  comme  l'œil,  l'oreille,  le 
nez,  la  bouche;  la  sensibilité  inférieure  est  répandue  dans  le  corps, 
diffuse,  sans  connexion  avec  des  organes  bien  différenciés.  Or,  la  sen- 
sibilité inférieure  nous  avertit  des  conditions  absolument  nécessaires 
à  notre  existence,  température,  choc,  faim,  soif,  etc.;  aussi  la  sé- 
lection naturelle  l'a-t-elle  organisée  de  manière  à  ce  qu'elle  s'alarme 
dès  que  ces  conditions  sont  menacées.  D'où  il  suit  que  la  sensibi- 
lité inférieure  est  plutôt  disposée  pour  la  souffrance  que  pour  la 
jouissance.  Les  sens  supérieurs,  au  contraire,  surtout  la  vue  et 
l'ouïe,  répondent  moins,  aujourd'hui,  aux  nécessités  de  la  vie  qu'au 
superflu,  à  la  conservation  qu'au  progrès  :  aussi  sont-ils  plutôt  faits 
pour  le  plaisir  que  pour  la  peine. 

11  en  résulte  que  la  relation  mutuelle  de  la  jouissance  et 
de  la  souffrance  est  inverse  pour  les  sens  supérieurs  et  les 
sens  inférieurs.  Ainsi,  pour  la  sensibilité  générale  et  interne,  pour 
la  température,  pour  le  toucher  même,  le  plaisir  distinct  présup- 
pose quelque  malaise  antécédent  ou  quelque  besoin.  11  est  agréable 
de  manger  ou  de  boire  quand  on  a  faim  ou  soif,  de  se  plonger  dans 
l'eau  fraîche  quand  la  -peau  est  brûlante  ;  mais  buvez  ou  mangez 
sans  soif  et  sans  faim  préalable  :  si  vous  éprouvez  encore  du  plaisir, 
ce  sera  seulement  par  l'effet  particulier  des  alimens  sur  le  sens 
spécialisé  du  goût.  De  même,  si  le  corps  est  à  la  température  nor- 
male et  neutre,  le  chaud  ou  le  froid  ne  lui  causera  qu'un  très  léger 
agrément.  Le  contraste  de  la  peine  antécédente  semble,  ici,  néces- 
saire au  plaisir  actuel.  C'est  que,  dans  cette  région  peu  spécialisée, 
les  écarts  à  partir  de  l'état  neutre  dans  la  direction  du  plaish  sont 
trop  légers  pour  produire  une  véritable  jouissance  :  il  iaut,  pour  y 
obtenir  un  agrément  positif,  une  divergence  marquée  à  partir  de  la 
ligne  neutre.  Seule,  dans  cette  sphère  inférieure  do  la  sensibilité 
générale,  la  souffrance  peut  être  déjà  très  vive  à  partir  du  point  d'é- 

(1)  On  CD  trouvera* l'ozposition  complète  dans  le  beau  livre  de  M«  Fr.  Bouillior. 


LE   PLAISIR    ET   LA   DOULEUR.  675 

quilibre,  parce  que  l'équilibre  y  est  strictement  nécessaire  à  la  con- 
servation :  un  coup,  une  brûlure,  une  colique,  peuvent  immédia- 
tement causer  une  violente  douleur. 

Une  loi  opposée  se  manifeste  dans  les  sens  supérieurs  et  partout 
où  il  y  a  des  organes  très  spécialisés  :  là,  c'est  le  plaisir  qui  peut 
naître  immédiatement  et  acquérir  un  degré  de  distinction  notable 
à  partir  du  point  d'indifférence.  C'est  ce  qui  a  lieu  pour  les  excita- 
tions de  la  vue,  de  l'ouïe,  de  l'odorat,  du  goût.  En  revanche,  les 
sens  supérieurs  connaissent  moins  la  souffrance  que  la  simple  gêne  : 
une  dissonance,  un  coup  de  sifflet  aigu,  des  couleurs  discordantes, 
une  lumière  éblouissante,  une  odeur  désagréable,  ne  sauraient  pro- 
duire une  douleur  de  l'audition  ou  de  la  vision  comparable  en  in- 
tensité à  celle  d'une  blessure  ou  d'une  brûlure;  la  douleur  même  des 
yeux  ou  des  oreilles  n'est  dans  ce  cas  qu'une  espèce  de  coup  et  de 
blessure  superficielle.  Telles  sont,  croyons-nous,  les  vraies  raisons 
scientifiques  pour  lesquelles  la  sensibilité  supérieure  est  libre  du 
besoin  et  de  la  ((  faim,  »  tandis  que  la  sensibilité  inférieure  en  est 
esclave. 

Maintenant,  comparons  les  sens  supérieui's  aux  sens  inférieurs 
dans  leur  rapport  avec  l'activité;  nous  trouverons  qu'avec  leur  plus 
grande  spécialisation  coïncide  une  passivité  moindre,  une  plus 
grande  part  de  l'activité  centrale  et  de  la  volonté.  Vous  pouvez 
peu  de  chose  sur  vos  organes  intérieurs;  vous  ne  pouvez,  par 
exemple,  placer  votre  estomac  ou  votre  cœur  dans  l'attitude  active 
de  l'attention,  tandis  que  vous  pouvez  volontairement  regarder, 
écouter,  flairer,  savourer,  palper.  Or,  c'est  précisément  avec  cette 
activité  supérieiu*e  que  coïncide  le  plaisir.  Au  contraire,  l'état  passif 
de  la  sensibilité  interne  la  rend  plus  propre  à  la  douleur  qu'au 
plaisir. 

Au  reste,  entre  les  sens  supérieurs  et  les  inférieurs,  il  y  a  une 
sorte  d'intermédiaire,  dont  la  haute  importance  n'a  pas  été  ici  assez 
remarquée  :  nous  voulons  parler  des  sensations  musculaires  ou  tout 
au  moins  des  sensations  de  résistance,  que  beaucoup  de  philosophes 
considèrent  comme  la  base  de  toutes  les  autres  sensations.  Or,  dans  le 
mouvement  de  nos  muscles,  où  notre  activité  est  continuellement 
appliquée  à  vaincre  une  résistance,  où,  par  conséquent,  nous  sommes 
perpétuellement  actifs  et  passifs,  nous  voyons  le  plaisir  de  l'exer- 
cice et  la  peine  de  la  fatigue  se  dessiner  aussi  nettement  l'un  que 
l'autre,  selon  le  rapport  exact  qui  existe  entre  notre  force  muscu- 
laire et  la  résistance  extérieure.  Ici  donc  le  plaisir  se  révèle  dii'ec- 
tement  et  uniquement  comme  action,  la  peine  comme  résistance 
et  passion.  Ce  fait  essentiel  éclaire  le  reste  :  il  nous  montre  l'in- 
time et  primitive  connexion  du  plaisir  avec  l'activité,  de  la  peine 
avec  la  passivité. 


^76  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

L'indépendance  possible  de  la  sensibilité  par  rapport  au  besoin 
et  à  la  douleur,  déjà  manifeste  pour  les  sens  les  plus  élevés,  est 
plus  remarquable  encore  pour  les  plaisirs  intellectuels,  esthétiques 
et  moraux  dont  parlent  Platon  et  Aristote.  De  tels  plaisirs  peuvent 
venir  même  sans  avoir  été  cherchés.  Veut-on  un  cas  typique?  Nous 
citerons  le  plaisir  de  l'imprévu,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  propre  à  la 
seule  intelligence.  La  première  étoile  filante  qui  passe  devant  les 
yeux  de  l'enfant  le  charme  sans  s'être  fait  prévoir  ni  désirer  ;  un  jeu 
de  lumière  dans  le  ciel  est  comme  un  sourire  gratuit  de  la  nature. 
Une  découverte  faite  sans  avoir  été  cherchée  est  une  chance  heu- 
reuse, un  pur  gain,  une  richesse  inattendue,  un  héritage  sur  lequel 
on  ne  comptait  pas. 

Pour  toutes  ces  raisons,  nous  admettons  qu'il  existe  des  plaisirs 
de  surcroit,  qui  tiennent  à  un  excédent  d'activité  ou  de  stimula- 
tion. Dans  ce  cas,  la  même  cause  excite  l'activité  et  la  satisHiit,  sans 
l'intercalation  d'un  besoin,  d'une  «  faim  mécanique  ou  mentale,  » 
d'une  volonté  non  rassasiée.  Kant  s'est  lui-môme  réfuté  par  les  con- 
séquences outrées  qu'il  tire  de  sa  doctrine.  Selon  lui,  un  plaisir  ne 
peut  succéder  immédiatement  à  un  autre  plaisir  sans  l'interposition 
d'un  besoin,  d'une  peine.  Cette  conséquence  n'est-elle  pas  contre- 
dite par  les  faits  ?  Si,  au  moment  où  je  goûte  des  mets  savoureux, 
j'entends  tout  à  coup  une  belle  musique,  si  mes  yeux  sont  charmés 
par  le  spectacle  inattendu  de  danses  gracieuses,  il  y  a  là  un  mrcroit 
qui  ajoute  un  plaisir  à  d'autres  plaisirs,  sans  que  j'aie  besoin  de  passer 
parla  porte  de  la  souffrance.  Bien  plus,  la  théorie  kantienne  aboutit  à 
une  autre  impossibilité  :  le  plaisir  ne  pourrait  se  prolonger  pendant 
deux  instans  sans  intercaler  une  douleur  entre  le  premier  instant  et 
le  second.  Dès  lors,  l'accroissement  progressif  du  plaisir  serait  iriî- 
possible  :  je  ne  pourrais  jamais  que  combler  le  vide  produit  par  la 
peine,  emplir  le  tonneau  des  Danaïdes  de  l'éternelle  souffrance.  S'il 
y  a  réel  accroissement  de  plaisir,  c'est  qu'il  y  a  excédent  véritable, 
à  moins  d'admettre  que  je  ne  sois  forcé  de  faire  croître  aussi  la 
peine  pour  augmenter  la  jouissance  consécutive.  La  méthode  de 
Cardan,  qui  se  procurait  volontairement  toutes  sortes  de  peines  pour 
jouir  du  plaisir  d'en  être  délivré,  est  manifestement  contraire  à 
l'expérience.  Donc,  ici  encore,  le  plaisir  est  lié  à  un  surplus  et  non 
à  la  simple  suppression  d'un  manque. 

On  se  rappelle  la  fable  de  Platon  sur  le  plaisir  et  la  douleur  sen- 
sibles, liés  l'un  à  l'autre  par  Jupiter,  si  bien  que  l'un  ne  peut  arriver 
sans  être  suivi  de  son  compagnon.  Gomme  Spinoza,  Kant  etSchopen- 
hauer,  M.  Schneider  a  étendu  cette  loi  platonicienne  d'essentielle  et 
mutuelle  relativité  à  tous  les  sentimens,  môme  aux  sentimens  sup('> 
rieurs.  Selon  lui,  nous  n'avons  conscience  d'un  sentiment  agréable 
que  s'il  y  a  un  changement  en  mieux  perçu  par  nous,  ce  que  Spinoza 


LE    PLAISIR    ET    LA    DOULEUR.  677 

appelait  <(  le  passage  à  une  perfection  plus  grande  ;  »  nous  n'avons 
conscience  de  la  peine  que  si  nous  percevons  un  changement 
en  pire,  un  passage  à  une  perfection  moindre  :  a  C'est  pour- 
quoi, dit  M.  Schneider,  le  plaisir  n'arrive  à  la  conscience  qu'à 
travers  le  manque  de  plaisir,  à  travers  la  souffrance,  et  celle-ci, 
à  son  tour,  n'arrive  à  la  conscience  qu'à  travers  le  manque  de  souf- 
france, à  travers  le  plaisir.  »  M.  Schneider  identifie  de  cette  ma- 
nière, sans  aucune  preuve  et  contre  toute  preuve,  l'absence  déplai- 
sir avec  la  douleur,  l'absence  de  douleur  avec  le  plaisir.  De  plus, 
il  oublie,  avec  Kant,  qu'un  changement  en  mieux  peut  avoir  lieu 
d'un  plaisir  moindre  à  un  plaisir  plus  grand,  —  de  l'allégro  d'une 
symphonie  de  Beethoven  à  l'adagio,  —  et  ainsi  de  suite.  Enfin  il 
s'enferme  avec  Kant  dans  ce  cercle  vicieux  :  —  Il  faut  souffrir  pour 
pouvoir  jouir  et  jouir  pour  pouvoir  souffrir;  comment  alors  arri- 
vera-t-on  soit  au  plaisir,  soit  à  la  souffrance? 

La  théorie  de  Schopenhauer  s'enferme  aussi  dans  ce  cercle  et  de 
même  la  théorie  de  M.  de  Hartmann.  Ce  dernier,  corrigeant  en  par- 
tie Schopenhauer,  reconnaît  qu'il  y  a  des  plaisirs  directement  sen- 
tis, non  subordonnés  à  la  suppression  de  la  peine;  mais,  par  une 
étrange  contradiction  et  pour  nous  démontrer  en  dépit  de  tout 
notre  misère,  il  soutient  que  la  douleur  tombe  seule  directement 
sous  la  conscience,  tandis  que  le  plaisir  n'y  peut  tomber  qu'indirec- 
tement :  le  plaisir  est  donc  directement  senti  d'une  manière  incon- 
sciente, mais  il  n'est  qu'indirectement  conscient.  C'est  que ,  à  en 
croire  M.  de  Hartmann,  la  conscience  est  «  l'étonnement  de  la  vo- 
lonté »  devant  une  chose  qu'elle  n'a  pas  voulue  et  qui  lui  révèle 
tout  d'un  coup  sa  dépendance.  Il  en  résulte  que  ce  qui  contrarie 
la  volonté,  et  par  cela  même  l'étonné,  ne  saurait  jamais  échapper 
à  la  conscience  :  tel  est  le  privilège  de  la  douleur,  cette  violence 
faite  au  vouloir  ;  c'est  ce  qui  lui  assure  la  supériorité  dans  la  ba- 
lance des  biens  et  des  maux.  Au  contraire,  a  la  satisfaction  de  la 
volonté  échappe  par  elle-même  à  la  conscience,  »  parce  qu'elle  ne 
produit  aucun  étonnement  ;  la  volonté  ne  ressent  que  les  satisfac- 
tions qui  provoquent,  par  le  contraste  même,  le  souvenir  d'expé- 
riences tout  opposées  :  la  comparaison,  le  souvenir,  le  raisonne- 
ment. Voilà,  d'après  cette  doctrine,  bien  des  cérémonies  nécessaires 
pour  jouir  !  Il  en  résulte  que  les  êtres  inférieurs  sentent  la  souf- 
france avec  une  impitoyable  nécessité ,  tandis  que  les  êtres  supé- 
rieurs peuvent  seuls  accomplir  les  formalités  intellectuelles  néces- 
saires pour  participer  au  plaisir.  Cette  théorie  fantastique  imagine 
arbitrairement  des  plaisirs  sentis  d'une  manière  inconsciente,  comme 
si  on  pouvait  jouir  sans  avoir  au  moins  la  conscience  spontanée  de 
jouir.  En  admettant  même  qu'un  contraste  soit  nécessaire  pour  une 
conscience  relevée  et  réfléchie  de  plaisirs,  n'y  a-t-il  pas  un  contraste 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  suffisant  entre  l'état  neutre  et  l'état  agréable  qui  le  suit,  entre 
l'équilibre  antérieur  et  le  surcroît  d'excitation  ou  d'action  qui  lui 
succède?  Est-il  nécessaire  d'aller  chercher  dans  les  douleurs  pas- 
sées un  point  de  comparaison  pour  sentir  la  volupté  présente? 
Autre  chose  est  de  jouir,  autre  chose  de  juger  et  d'apprécier  sa 
jouissance  en  la  mesurant  avec  d'autres.  On  n'a  pas  besoin  de  sa- 
voir le  chiffre  de  sa  fortune  pour  en  jouir. 

Nous  venons  de  montrer  qu'il  existe  des  plaisirs  directs,  dus 
à  un  surplus  d'activité  sans  douleur  préalable,  qui  n'ont  pas  pour 
simple  objet  la  préservation  de  l'organisme  dans  la  lutte  pour  la 
vie.  Allons  plus  loin  et  plus  avant  dans  le  problème.  Demandons- 
nous  si  tous  les  plaisirs,  même  ceux  qui  paraissent  nés  d'un  be- 
soin, même  ceux  qui  semblent  les  plus  grossiers,  ne  sont  pas  en- 
core de  même  nature  pour  celui  qui  regarde  au  fond  des  choses. 

L'entière  satisfaction  d'un  besoin,  même  physique,  ne  consiste- 
t-elle  qu'à  remphr,  sans  rien  de  plus,  un  vide  préexistant  et  à 
rétablir  ainsi  l'équilibre  dont  parle  Platon  dans  le  Philèbe?  —  S'il 
en  était  de  la  sorte,  l'équilibre  même  produirait  un  état  neutre 
de  la  sensibilité  et  de  la  conscience,  une  immobilité  :  l'évolution 
n'aurait  pas  lieu.  Ce  qui  fait  qu'on  jouit  en  satisfaisant  un  besoin, 
comme  celui  de  la  nourriture  ou  de  l'exercice,  c'est  que,  par 
rapport  à  l'état  précédent,  il  y  a  un  surplus  ;  de  là  un  mouvement 
de  progression  où  se  produit  un  continuel  excès  par  rapport  à 
ce  qu'on  venait  d'acquérir;  on  s'enrichit  relativement  à  sa  juuvreté 
antérieure.  Ce  n'est  pas  la  simple  suppression  de  la  peine  qui  con- 
stitue alors  la  jouissance  sensuelle;  car  il  y  aurait  simple  neutralisa- 
tion de  l'état  antérieur  par  l'état  postérieur;  la  jouissance  est  con- 
stituée par  la  suppression  de  la  peine,  plm  un  excédent,  qui 
produit  un  progrès  et  non  un  repos  de  l'activité.  L'état  pénible  de 
la  faim,  pris  par  M.  Rolph  pour  type,  est  un  composé  d'une  infuiité 
de  peines  rudimentaires  ;  le  plaisir  qu'on  éprouve  à  restaurer  ses 
forces  est  une  continuelle  victoire  sur  ces  rudimens  de  la  peine,  et, 
selon  la  remarque  de  Leibniz,  il  produit  quelque  chose  d'analogue 
au  mouvement  accéléré  d'un  mobile.  Mais  une  victoire  continuelle, 
c'est  un  continuel  surplus,  et  c'est  ce  surplus  même  qui  lait  le  plai- 
sir. Dès  lors,  non-seulement  le  plaisir  n'a  pas  besoin  d'un  manque 
préalable  pour  exister,  mais,  lors  même  (ju'il  succède  à  un  manque 
réel,  comme  dans  beaucoup  de  plaisirs  des  sens,  il  n'en  est  })as 
moins  y)ar  soi  indépendant  do  cette  négation,  essentiellement  po- 
sitif. En  vain  les  cyniques  de  l'antiquité,  en  vain  Kant  et  Schopen- 
haucr  veulent  n'y  voir  qu'une  négation  :  il  est  la  conscience  d'une 
force  acquise  et  agissante,  il  vaut  par  lui-même  et  a  un  prix  intrin- 
sèque dans  la  vie. 

Nous  ne  saurions  donc  admettre  la  doctrine  de  MM.  Loslie  et 


LE   PLAISIR   ET   LA   DOULEUR.  679 

Delbœuf,  qui  placent  le  plaisir  dans  le  simple  sentiment  d'un  équi- 
libre normal  (1).  Même  dans  l'acte  de  manger,  le  plaisir  ressenti 
aiguillonne  la  dépense  d'énergie,  et  l'équilibre  n'est  atteint  que 
quand  la  satiété  fait  cesser  l'action.  Le  sentiment  d'équilibre  ne 
constitue  qu'un  bien-être  général  et  fondamental,  assez  voisin  de 
lindifiërence,  où  Epiciu-e  plaçait  à  tort  la  suprême  félicité.  Nous 
ne  saurions  même  nous  contenter  de  dire,  avec  M.  Spencer,  que  le 
plaisir  est  l'accompagnement  de  l'action  normale  ;  selon  nous,  le 
plaisir,  comme  émotion  distincte,  apparaît  précisément  lorsque  la 
limite  de  l'action  normale  a  été  iranchie,  puisqu'il  suppose,  sur 
quelque  point,  une  richesse. 

Nous  irons  donc  jusqu'au  bout  de  la  voie  ouverte  par  les  grands 
philosophes  en  définissant  le  plaisir  le  sentiment  d' un  surcroit  d'ac- 
tivité. Aussi  la  dépendance  du  plaisir  par  rapport  à  la  peine  ne 
marque-t-elle  que  les  débuts  de  l'évolution  et  de  la  sélection,  non 
la  fin  ;  elle  est  primitive,  mais  non  définitive  ;  elle  est  accidentelle, 
mais  non  essentielle. 

IV. 

Nous  pouvons  maintenant  aborder  la  question  dernière  et  fonda- 
mentale :  le  seul  mobile  de  l'activité,  conséquemment  le  vrai  et 
unique  moteur  de  l'évolution  universelle,  est-ce  la  douleur  ? 

Cette  doctrine  de  découragement  ne  se  retrouve  pas  seulement 
chez  les  disciples  de  Schopenhauer  et  chez  M.  Rolph,  mais  aussi 
chez  MM.  Grote,  Schneider,  Stephen  Leslie,  chez  bien  d'autres 
psychologues  qui  n'en  ont  pas  toujours  tiré  les  conséquences  mo- 
rales, métaphysiques  ou  religieuses.  Le  plaisir,  pour  M.  Leslie, 
étant  un  état  d'équilibre,  il  est  par  cela  même  «  un  état  de  satisfac- 
tion dans  lequel  il  y  a  une  tendance  k  persister.  »  —  (t  Le  plaisir, 
dit  à  son  tour  M.  Rolph,  est  un  état  que  nous  cherchons  à  prolon- 
ger; il  ne  peut  donc  jamais  être  la  cause  d'un  changement  d'état.  » 
Objecte-t-on  à  M.  Rolph  que  l'homme,  par  exemple  sous  l'influence 
de  l'amour,  peut  chercher  un  plus  grand  plaisir  à  la  place  de  celui 
qui  est  présent  et  qu'alors  la  fin  de  l'action,  consciente  ou  incon- 
sciente, est  bien  le  plaisir?  — Oui,  répond  M.  Rolph,  mais  le  mobile 
actuel  est  un  sentiment  de  non-satisfaction,  c'est-à-dire  de  peine. 
Et  il  en  doit  toujours  être  ainsi  :  «  Le  plaisir  peut  bien  être  la  ^n, 
mais  la  peine  seule  peut  être  le  mobile  de  l'action.  » 

Cette  théorie  touche  aux  problèmes  les  plus  obscurs,  mais  aussi 
les  plus  importans  de  la  psychologie  et  de  la  morale.  Selon  nous. 


k 


(1)  Voir  M.Stephen  Leslie,  Science  ofEthics,  et  M.  Delbœuf,  Théorie  de  la  sensibilité. 


680  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  doctrine  de  la  peine  comme  moteur  de  l'action  ne  serait  \Taie 
que  si  toute  activité  était  uniquement  appliquée  au  changement 
vers  un  autre  état  :  tel  est  l'effort,  le  besoin,  le  désir;  telles  sont  la 
faim,  la  soif,  l'espérance,  la  colère.  Mais  est-il  certain  que  toute 
activité  consiste  ainsi  exclusivement  à  se  mouvoir  vers  un  autre  état, 
comme  le  mobile  matériel  se  meut  vers  un  autre  point  de  l'espace  ? 
Le  changement,  V inquiétude,  comme  disaient  les  anciens,  est-elle 
l'essence  même  de  l'action  ou  seulement  le  résultat  des  limites  de 
l'action,  de  son  défaut,  de  la  résistance  extérieure  qu'elle  rencontre? 
La  jouissance  actuelle,  comme  celle  de  beaux  sons  ou  de  belles 
couleurs,  en  tant  que  complète  et  considérée  en  elle-même,  ne 
provoque  pas  le  désir  d'autre  chose,  elle  est  satisfaite  de  soi; 
est-ce  à  dire  qu'elle  soit  alors  passive  et  liée  à  l'inertie  ?  Aristote  a 
pu  soutenir  avec  plus  de  vraisemblance  que  le  plaisir  est  au  con- 
traire le  complément  d'une  action  assez  intense  pour  produire  tout 
son  effet  et  a  actualiser  toute  sa  puissance.  »  Idéal  plus  que  réa- 
lité, sans  doute  ;  car  l'action  de  l'être  vivant,  n'étant  jamais  solitaire, 
s'exerce  toujours  sur  un  point  d'application  qui  lui-même  réagit, 
elle  fait  toujours  levier  ;  et  de  là  vient  que  le  changement  s'attache 
à  l'activité,  comme  une  nécessité  venue  des  résistances  du  milieu, 
sinon  de  son  essence  même.  Au  moment  précis  et  dans  la  mesure 
où  nous  jouissons  de  notre  action,  —  par  exemple,  dans  la  contem- 
plation d'une  scène  de  la  nature, — nous  cessons  de  désirer  le  chan- 
gement, comme  le  soutiennent  M.  Rolph  et  M.  Leslie  ;  mais  aucune 
jouissance  et  aucune  action  ne  peut  demeurer  longtemps  au  même 
niveau  d'intensité.  La  prolongation  même  de  l'exercice  des  nerfs 
et  de  leur  stimulation  agréable  tend  à  en  diminuer  l'effet,  par  cette 
loi  d'itsure  dont  nous  avons  déjà  parlé.  C'est  le  sentiment  de  cette 
diminution,  de  cette  perpétuelle  déchéance,  où  la  volupté  se  trahit 
elle-même,  qui  est  l'excitant  réel  du  désir  toujours  renaissant,  de  la 
«  faim  »  toujours  renaissante.  Mais  la  faim  ici  renaît  de  ce  que  le 
bien-être  antérieur,  qui  existait  indépendamment  d'elle,  se  sent 
menacé,  amoindri,  épuisé,  et  s'échappe  ainsi  à  lui-môme.  La  peine 
est  le  cri  d'alarme  du  plaisir,  mais  le  plaisir  n'implique  pas  essen- 
tiellement la  peine. 

Nous  voyons  donc  de  nouveau  que  ce  qui  est  vraiment  primitif, 
c'est  l'action  identique  à  Vf'tre  et  au  bien-être^  d'où  naissent,  avec 
la  résisiance  extérieure,  la  peine  distincte,  et  avec  la  victoire  sur  la 
résistance,  le  plaisir  distinct.  Le  changement,  le  mouvement,  le  pro- 
grès a  sa  raison  dans  la  perfection  même  de  l'activité,  mais  la  jouis- 
sance est,  comme  l'ont  cru  Descartes,  Leibniz,  Spinoza,  le  sontimont 
de  quelque  perfection  actuelle,  de  quoique  puissance  parvenue  à  se 
réaliser. 


LE   PLAISIR    ET    LA.    DOULEUR.  681 

En  absorbant  l'activité  tout  entière  dans  l'inquiétude,  dans  le  be- 
soin, dans  la  «  faim,  »  M.  Rolph  n'a  vu  que  la  moitié  de  la  vérité. 
Il  n'a  pas  assez  insisté  sur  la  contre-partie  de  la  faim  et  de  la  nutri- 
tion, qui  est  le  dégagement  de  la  force  et  le  mouvement.  Comme 
Darwin,  dont  il  voulait  cependant  perfectionner  la  doctrine,  il  a  con- 
sidéré surtout  l'entretien  et  le  développement  des  organes,  non  leur 
exercice  et  le  développement  de  leurs  fonctions.  La  faim,  considérée 
par  lui  comme  le  sentiment  primitif  et  universel,  a  pour  objet  l'ap- 
propriation de  matériaux  venant  du  dehors  :  elle  est  une  force  de 
concentration  et  d'absorption  en  soi;  mais,  nous  l'avons  \ii,  la  nutri- 
tion et  la  restauration  des  organes,  qui  ne  font  qu'emmagasiner  des 
forces  de  tension  par  un  travail  a  négatif,  »  ne  sont  pas  la  vraie  source 
des  plaisirs  positifs  ni  des  douleurs  positives.  C'est  en  dépensant 
l'énergie  des  matériaux  déjà  appropriés  que  nous  éprouvons  plaisirs 
et  douleurs:  alors  aussi  se  produit  le  développement  de  l'être,  l'évo- 
lution vers  des  conditions  de  vie  nouvelles;  alors  l'être  vivant  réagit 
sur  le  milieu,  et  le  milieu  même  se  modifie  par  le  pouvoir  croissant 
de  l'être.  Il  y  a  donc  dans  la  nature  animée  un  développement  du 
dedans  au  dehors,  non  pas  seulement  une  sorte  d'enveloppement  et 
d'absorption  du  dehors  par  le  dedans.  L'acquisition  même  et  la  res- 
tauration des  tissus,  auxquelles  M.  Rolph  accorde  une  importance 
trop  exclusive,  supposent  déjà  une  certaine  acti^^té,  un  élan  anté- 
rieur de  la  vie  manifestée  par  le  mouvement  :  il  est  plausible  d'ad- 
mettre sous  ce  mouvement  vital,  avant  la  peine  rudimentaire  causée 
par  la  résistance  extérieure,  le  rudiment  de  plaisir  attaché  à  l'ac- 
tion intérieure. 

L'étude  qui  précède  nous  paraît  aboutir  à  des  conséquences  non 
moins  importantes  pour  la  théorie  des  mœurs  que  pour  la  théorie 
de  l'homme  et  celle  du  monde;  résumons-les  en  formules  succinctes. 
La  première  conséquence,  c'est  que  la  sélection  naturelle,  procédé 
tout  mécanique  et  extérieur,  présuppose  un  principe  interne  d'évo- 
lution, trop  négligé  par  Darwin.  Ce  principe  est  une  activité  capable 
Pde  jouir  et  de  souffrir.  La  seconde  conséquence,  c'est  que  le  plaisir 
est  immédiatement  lié  à  l'action,  le  bien-être  à  l'être  et  au  déploie- 
ment de  la  vie;  la  douleur,  au  contraire,  n'est  liée  qu'à  la  résis- 
tance venue  du  dehors.  D'où  il  suit  qu'en  nous  la  douleur  n'est  pas, 
comme  l'ont  cru  certains  pessimistes,  le  principe  même  de  l'action 
intérieure  et  du  vouloir,  mais  seulement  celui  de  la  réaction  sur  le 
monde  extérieur. 

Ces  résultats  de  la  science  psychologique,  étendons-les  à  la  théo- 
rie générale  du  monde  :  nous  pourrons  en  induire  que  le  moteur 
unique  de  l'évolution  universelle  n'est  pas  la  peine.  C'est  seulement 
à  l'origine  de  l'évolution  chez  les  êtres  vivans  que  le  malaise,  la 


682  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

douleur,  la  faim  est  le  principal  aiguillon  dont  se  sert  la  nature. 
Nous  avons  sans  doute  retrouvé  ce  même  ressort  de  la  peine, 
presque  seul,  dans  la  sensibilité  inférieure  de  l'homme,  dans  les 
émotions  venues  des  organes  internes,  de  la  température,  de  la  pres- 
sion, etc.  Mais,  à  un  degré  plus  haut  de  l'échelle  des  êtres,  le  plai- 
sir devient,  par  l'intermédiaire  de  la  pensée  qui  Vanticipe,  le 
sûr  aiguillon  de  l'activité.  C'est  pourquoi  nous  avons  vu  les  sens 
supérieurs ,  principalement  la  vue  et  l'ouïe ,  condenser  en  un  mo- 
ment rapide  une  infinité  de  plaisirs  délicats  et  subtils,  plutôt  objets 
de  luxe  que  de  nécessité  pour  la  vie  matérielle.  L'évolution,  l'uni- 
versel «  devenir,  »  que  les  anciens  appelaient  l'universel  «  déi^ir,  » 
est  donc,  selon  la  doctrine  profonde  de  Platon  dans  le  Banquet, 
a  l'enfant  de  la  Richesse  »  et  non  pas  seulement  delà  «  Pauvreté.» 
C'est  pour  cette  raison  même  que  l'évolution  ne  nous  a  pas  semblé 
être  uniquement  «  préservation  de  soi,  »  selon  le  terme  de  Darwin, 
ou  «  maintien  de  l'équilibre  normal  »  :  l'évolution  est  ou  peut  de- 
venir un  progrès.  La  douleur  n'est  donc  point,  comme  le  soutien- 
nent Schopenhauer  et  M.  de  Hartmann,  l'éternelle  et  irrémédiable 
condition  des  êtres,  sorte  de  damnation,  enfer  d'où  le  monde  ne 
pourrait  sortir  que  par  l'anéantissement  de  soi. 

Enfin,  d'autres  conséquences  encore  plus  importantes  se  dévelop- 
pent dans  la  morale.  Si  la  faim  et  la  nutrition  intérieure  n'est  pas 
l'unique  loi  de  l'être,  si  la  dépense  de  soi  au  dehors  est  une  loi  aussi 
fondamentale  et  aussi  .essentielle,  il  en  résulte  que  l'égoïsme  n'est 
pas  «  radical  »  et  que  l'activité  peut  vraiment  devenir  aimante. 
L'être  ne  tend  plus  seulement  à  tout  ramener  vers  soi,  comme  par 
une  gravitation  dont  il  serait  le  seul  centre;  il  tend  aussi  à  se  ré- 
pandre, à  se  donner,  à  s'unir.  L'utilitarisme,  le  darwinisme,  le  spi- 
nozisrae  même,  sont  dépassés.  La  jouissance  «  pure  et  véritable,  » 
qui  n'est  pas  seulement  un  «  remède  à  la  douleur,  »  a|)paraît  ainsi 
comme  l'activité  débordante,  qui  se  sent  libre  enfin  des  obstacles, 
supérieure  à  ce  qui  était  strictement  nécessaire  pour  la  satisfaction  du 
besoin  ;  elle  n'est  plus  une  simple  balance,  mais  un  profit  et,  comme 
nous  croyons  l'avoir  montré,  un  surcroît.  Klle  est  donc,  dans  le  do- 
maine de  la  sensibilité,  quelque  chose  d'analogue  h.  ce  qui,  dans 
l'art,  cause  le  plaisir  par  excellence  et  réalise  le  charme  suprême: 
la  grâce.  La  grâce  est  produite  par  une  surabondance  qui  a  pour 
résultat  l'afiranchissement  du  rude  «  combat  pour  l'existence,  »  la 
liberté  et  l'aisance  des  mouvemens,  le  jeu  facile  do  la  pensée,  l'ex- 
pansion du  cœur  et  la  générosité  du  vouloir  :  le  vrai  plaisir  est  la 
grâce  de  la  vie. 


Alfred  Fouilléf.. 


HENRI     HEINE 


ET 


SES    DERNIERS     BIOGRAPHES    ALLEMANDS 


Après  l'avoir  quelque  temps  délaissé,  la  critique  allemande  s'est 
souvent  occupée  de  Henri  Heine  dans  ces  dernières  années.  On  le  réé- 
dite, on  le  commente,  on  l'explique,  et  son  histoire  s'est  enrichie  de 
nouveaux  documens,  puisés  pour  la  plupart  dans  des  correspondances 
plus  instructives  que  les  maigres  fragmens  tronqués  de  ses  mémoires. 
Il  semblait  que  M.  Strodtmaun,  dont  le  livre  restera,  eût  épuisé  la.  ma- 
tière; de  nouvelles  biographies  du  grand 'poète  ont  paru  tout  récem- 
ment et  méritent  d'être  lues  (1).  Cependant,  le  meilleur  moyen  de  con- 
naître à  fond  l'auteur  des  Reisebilder  et  dJAtta  Troll  sera,  toujours  de  lire 
sa  prose  et  ses  vers,  où  il  s'est  mis  tout  entier.  11  n'était  pas  du 
nombre  de  ces  poètes  qui  cherchent  le  mystère,  qui  se  cachent  dans 
leurs  œuvres.  Il  a  passé  sa  vie  à  raconter  et  à  chanter  Henri  Heine, 
ses  joies,  ses  chagrins,  ses  amours,  ses  haines,  sans  que  personne 
a'avisât  de  se  plaindre  qu'il  parlât  trop  de  lui.  Le  seul  moi  vraiment 
ieux  est  celui  des  fats  et  des  indifférens.  L'homme  dont  on  a  dit  que 
Français  qui  a  eu  le  plus  d'esprit  après  Voltaire  était  un  Allemand 

rait  beaucoup  de  petites  vanités,  et  il  ne  craignait  pas  la  vanterie,  — 

(i)  Heine's  Lebm  und  Werke,  von  Adolf  Strodtmann,  3*  Auflage.  Hamburg,  1884. 

Weinrich  Heine,  seia  Lebensgang  und  seine  Schriften  nach  den  neuesten  Quellea 
rgestellt,  von  Robert  Proelss.  Stuttgart,  1886.  —  Heinrich  Heine's  Biographie,  von 
Karpeles.  Hamburg,   1885.  —  Heinrich  Heine's  Memoiren,  heransgegeben  von 
Inard  Engel.  Hamburg,  188 i. 


684  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  son  exquis  naturel  le  préservait  de  la  fatuité,  il  n'essayait  pas 
des  poses  devant  son  miroir,  il  se  donnait  pour  ce  qu'il  était,  et  son 
vin  fut  toujours  franc.  Il  ne  ressemblait  pas  non  plus  à  ces  fakirs  de 
la  littérature,  qui,  absorbés  dans  la  contemplation  d'eux-mêmes,  voient 
la  lumière  du  Thabor  resplendir  sur  leur  nombril.  Dès  sa  jeunesse  et 
jusqu'à  sa  mort,  il  s'intéressa  vivement  à  tout  ce  qui  se  passait  dans 
le  monde,  il  avait  toutes  les  curiosités,  et  il  mêlait  les  grandes  pen- 
sées aux  petites,  les  élans  généreux  aux  misères.  11  pouvait  dire,  lui 
aussi  :  «  Quand  je  serai  indifférent,  je  serai  mort.  » 

Il  faut  convenir  pourtant  que,  grâce  à  ses  fragmens  de  mémoires, 
à  ses  lettres  et  à  ses  nouveaux  biographes,  nous  connaissons  mieux  les 
premières  années  de  ce  poète  rhénan  de  race  juive,  que  ses  origines 
et  les  préférences  héréditaires  de  sa  famille  semblaient  vouer  au  né- 
goce ou  à  la  banque.  Nous  savons  quelle  éducation  il  reçut  dans  sa 
ville  natale,  Dusseldorf,  capitale  du  grand-duché  de  Berg,  que  n'habi- 
taient plus  les  Ubiens  et  que  Napoléon  avait  donné  d'abord  à  son  beau- 
frère  Murât,  puis  à  l'un  de  ses  neveux.  Né  en  1797  ou  le  13  décembre 
1799,  car  ce  point  reste  obscur,  Heine  a  pu  dire  :  «  Je  suis  venu  au 
monde  à  la  fin  d'un  siècle  très  sceptique  et  dans  une  ville  où  régnait 
non-seulement  la  France,  mais  l'esprit  français.  »  Goethe  avait  hérité 
de  son  père  l'esprit  d'ordre  et  de  classement,  de  sa  mère  l'imagination 
et  le  goût  des  contes,  die  Lust  zu  fahuliren.  Il  en  alla  tout  autrement 
pour  Heine.  Sa  mère  nous  apparaît  dans  ses  mémoires  comme  une 
femme  d'humeur  grave,  fort  raisonnable,  pure  déiste  de  profession, 
disciple  de  Rousseau  et  nourrie  de  son  Emile.  «  La  raison  de  ma  mère 
et  sa  façon  de  sentir,  a  dit  le  poète,  était  la  santé  même  et  ce  ne  fut 
pas  elle  qui  m'inspira  l'amour  du  fantastique  et  du  romantisme.  Elle 
avait  une  sainte  horreur  pour  la  poésie,  elle  m'arrachait  tous  les  ro- 
mans qu'elle  trouvait  dans  mes  mains,  elle  me  défendait  d'aller  au 
théâtre,  de  prendre  part  aux  réjouissances  populaires,  elle  surveillait 
mes  relations,  grondait  les  servantes  qui  racontaient  en  ma  présence 
des  histoires  de  revenans,  faisait  son  possible  pour  éloigner  de  moi 
la  superstition  et  la  poésie.  » 

Cependant  elle  avait  aussi  ses  chimères.  Les  grandeurs  de  la 
cour  impériale  l'avaient  éblouie,  elle  rêvait  pour  son  fils  «  les 
èpaulettes  les  plus  dorées.  »  Après  la  chute  de  l'ompiro,  les  éton- 
nantes prospérités  de  la  maison  Rothschild  frappèrent  son  imagi- 
nation; elle  voulait  faire  de  son  Harry  un  riche  banquier,  elle 
voyait  déjà  en  lui  «  un  apprenti  millionnaire.  »  Klle  finit  par  se  ra- 
battre sur  le  barreau  ;  elle  avait  vu  des  avocats  faire  une  grande  fortune. 
Mais  les  étoiles  avaient  décidé  qu'ilarry  ne  serait  ni  un  avocat,  ni  un 
banquier,  ni  un  fonctionnaire  ù  èpaulettes,  qu'il  serait  tout  simple^ 
ment  un  poète,  qu'il  ferait  des  vers  dès  sa  jeunesse,  qu'il  en  écrirait 


Ji 


i 


HENRI   HEINE.  685 

encore  dans  les  angoisses  et  les  langueurs  d'une  longue  et  féroce  ago- 
nie. Quand  les  étoiles  se  sont  prononcées,  les  mères  n'y  peuvent 
rien. 

Heine  n'avait  pas  attendu  d'écrire  ses  Mémoires  pour  faire  le  por- 
trait de  son  père  :  «  C'était  la  meilleure  àme  du  monde,  lit-on  dans 
un  passage  des  Reisebilder,  et  il  fut  longtemps  un  homme  superbe; 
tête  poudrée,  petite  queue  élégamment  tressée,  qui  ne  pendait  pas, 
mais  était  relevée  au-dessus  de  la  nuque  par  un  petit  peigne  d'écaillé. 
Ses  mains  étaient  d'une  blancheur  éclatante  et  je  les  baisais  souvent. 
Il  me  semble  que  je  respire  encore  leur  doux  parfum  et  qu'il  me  pé- 
nètre d'une  manière  piquante  dans  les  yeux.  J'ai  beaucoup  aimé  mon 
père,  car  je  n'ai  jamais  pensé  qu'il  pût  mourir.  »  Samson  Heine,  qu'on 
a  représenté  trop  souvent  comme  un  petit  bourgeois  fort  insignifiant, 
était  un  homme  d'humeur  légère  et  de  gaîté  facile,  prompt  à  l'oubli, 
insouciant  du  lendemain,  jouissant  de  ses  espérances  autant  que  de 
ses  bonheurs  :  «  Heureux  de  ^'ivre,  il  régnait  dans  son  cœur  une  per- 
pétuelle kermesse  ;  les  violons  étaient  toujours  accordés.  » 

Il  avait  suivi  jadis  dans  les  Flandres  le  prince  Ernest  de  Cumber- 
land  en  qualité  d'oflQcier  de  bouche;  il  rapporta  de  ce  qu'il  appelait 
ses  campagnes  le  goût  des  beaux  uniformes,  l'admiration  de  tout  ce 
qui  brille,  la  passion  du  luxe,  du  faste,  du  jeu  et  des  aventures  de 
coulisses.  Ce  marchand  d'étoffes  posséda  jusqu'à  douze  chevaux,  qui 
ne  lui  servaient  à  rien  qu'à  manger  beaucoup  d'avoine  ;  il  ne  consentit 
à  s'en  défaire  que  sur  les  pressantes  sollicitations  de  sa  femme.  Il 
tournait  tout  en  amusement,  même  ses  affaires,  qui  allaient  mal.  Peu 
lui  importait  de  revendre  avec  peu  de  profit  ou  même  à  perte  les  ve- 
lours de  coton  qu'il  faisait  venir  de  Liverpool;  il  avait  eu  le  plaisir  de 
les  déballer,  u  C'était  un  grand  enfant,  »  a  dit  son  fils,  et  comme  lui, 
son  fils  le  poète  eut  toujours  des  entraînemens  irrésistibles,  des  yeux 
pleins  de  désirs,  la  soif  de  voir  et  d'avoir,  accompagnée  de  candeurs, 
de  vanités  et  de  joies  d'enfant.  Ses  ennemis  accusaient  ce  terrible  mo- 
queur, dont  les  flèches  empoisonnées  n'épargnaient  ni  les  rois  ni  les 
dieux,  d'avoir  fait  un  pacte  avec  le  diable.  Mais  le  diable  qui  le  possé- 
dait eut,  jusqu'à  la  fin,  le  visage  et  la  barbe  jeunes  et  sut  rire  à  gorge 
déployée,  en  montrant  ses  canines,  comme  on  rit  à  douze  ans. 

Celui  qu'on  a  défini  fort  justement  un  romantique  défroqué  était  à 
la  fois  le  plus  sceptique  et  le  plus  Imaginatif  des  hommes.  A  l'âge  où 
l'on  croit  tout,  il  doutait  déjà  de  beaucoup  de  choses.  Il  s'en  est  pris 
plus  tard  à  l'un  des  prêtres  catholiques  qui  avaient  été  ses  premiers 
maîtres,  au  bon  vieux  recteur  Schallmeyer,  qui,  pendant  l'occupation 
française,  dirigeait  le  lycée  de  Dusseldorf  et  faisait  un  cours  de  philo- 
sophie pour  les  élèves  de  la  première  classe  :  a  Dans  ce  cours,  il  expo- 
sait crûment  les  systèmes  de  philosophie  grecque  les  plus  libres,  les 
plus  hasardés,  dont  le  scepticisme  était  effroyablement  contraire  aux 


686  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dogmes  orthodoxes  de  la  religion  catholique...  J'ose  espérer  qu'un 
jour,  devant  les  assises  du  jugement  dernier,  dans  la  vallée  de  Josa- 
phat,  on  me  comptera  comme  une  circonstance  atténuante  d'avoir  été 
admis,  par  une  faveur  pernicieuse,  à  suivre  dès  mon  âge  le  plus  tendre 
les  leçons  philosophiques  du  recteur  Schallmeyer.  »  En  revanche,  il 
attribuait  à  l'un  de  ses  oncles  maternels,  Simon  de  Geldern,  le  déve- 
loppement précoce  de  son  imagination.  La  maison  de  ce  petit  homme, 
au  visage  pâle  et  sérieux,  était  un  magasin  de  curiosités,  une  arche  de 
Noé,  et  il  autorisait  son  neveu  à  passer  de  longues  heures  dans  un 
grenier  plein  de  vieilles  caisses,  oii  l'enfant  découvrait  des  trésors.  Sa 
tête  se  prenait,  se  montait,  et  la  vieille  chatte  qui  lui  tenait  compa- 
gnie dans  ce  mystérieux  réduit  lui  faisait  l'effet  d'une  princesse  en- 
chantée. 

Il  trouva  dans  les  caisses  des  traités  de  magie  noire  et  de  magie 
blanche,  les  œuvres  de  Paracelse,  de  van  Helmont,  d'Agrippa,  et  le 
journal  manuscrit  d'un  grand-oncle,  surnommé  le  Chevalier  ou  l'Orien- 
tal, lequel  avait  couru  de  grandes  aventures  en  Orient,  où  il  avait  fait 
tour  à  tour  le  métier  de  chef  de  brigands,  de  chevalier  d'industrie,  de 
mystique,  de  visionnaire,  d'utopiste.  «  Ce  mystique  était  quelque  peu 
charlatan,  lisons-nous  dans  les  ^Mémoires  de  son  très  irrévérent  ne- 
veu; le  bon  Dieu  lui-même  n'a-t-il  pas  son  charlatanisme?  Lors- 
qu'il promulgua  sa  loi  sur  le  mont  Sinaï,  il  ne  dédaigna  pas  à  cette 
occasion  de  fulgurer  et  de  tonner,  quoique  sa  loi  fût  si  excellente,  si 
divinement  bonne  qu'elle  aurait  pu  se  passer  de  ce  grand  déploiement 
de  mise  en  scène.  Mais  le  Seigneur  connaissait  son  public.  »  A  force 
de  méditer  les  aventures  merveilleuses  du  charlatan  mystique,  l'en- 
fant prédestiné  finit  par  les  prendre  à  son  compte.  11  se  persuada  qu'il 
avait,  lui  aussi,  couru  l'Egypte,  la  Turquie  et  la  Perse,  étonnant  les 
califes,  tournant  la  tête  aux  sultanes;  comme  par  un  coup  de  baguette, 
il  était  devenu  son  grand-oncle.  11  a  prétendu  plus  d'une  fois  que  plu- 
sieurs de  ses  actions  et  de  ses  erreurs  de  conduite  dont  ses  amis  se 
scandalisaient  ne  lui  étaient  point  imputables,  qu'il  fallait  les  attri- 
buer à  son  double,  dont  l'influence  occulte  se  fit  sentir  dans  toute  sa 
vie.  11  citait  à  ce  propos  la  Bible,  qu'il  aima  toujours  à  citer  :  a  Les 
aïeux  ont  mangé  des  raisins  verts,  et  les  fils  ont  eu  les  dents  aga- 
cées. » 

Sa  mère  lui  avait  donné  son  bon  sens,  sou  père  l'amour  de  ce  qui 
brille  et  la  vivacité  des  sensations;  il  devait  au  bon  recteur  Schall- 
meyer SCS  premiers  doutes,  à  son  oncle  Simon  de  Geldern  ses  premiers 
rêves.  11  n'eut  pas  besoin  de  sortir  de  sa  famille  pour  trouver  l'occa- 
sion qui  fait  les  poètes,  pour  ressentir  le  choc  douloureux  de  la  réalité 
et  des  songes,  pour  connaître  ces  ennuis  du  cœur  qu'il  faut  charmer 
par  des  contes,  endormir  par  des  chants.  Nous  savons  maintenant  qu'il 
nourrit  longtemps  une  passion  malheureuse  pour  sa  cousine  Amélie, 


HENRI   HEINE. 


687 


troisième  fille  de  son  oncle  Salomon  Heine,  le  riche  banquier  de^  Ham- 
bourg. Le  petit  cousin  pauvre  pouvait-il  trouver  grâce  aux  yeux  de 
cette  opulente  héritière  ?  Il  pleura  la  femme,  il  pleura  la  dot.  La  bles- 
sure était  profonde  et  toujours  prête  à  saigner.  Quand  il  apprit 
cpi'Amélie  épousait  John  Friedlânder,  il  sentit  se  rouvrir  dans  son 
cœur  la  source  des  larmes  et  des  chants,  car  ce  bel  oiseau  à  l'étince- 
lant  plumage  ne  pouvait  pleurer  sans  avoir  envie  de  chanter. 

Il  passa  bien  des  années  sans  rencontrer  l'ingrate  ;  lorsqu'il  la  revit, 
la  blessure  s'était  fermée  et  ne  saigna  plus;  mais  il  déclara  «  que  le 
monde  lui  semblait  fade  et  insipide,  que  la  terre  avait  une  odeur  de 
violette  séchée,  »  Au  reste,  ce  n'était  pas  seulement  en  faisant  des 
vers  qu'il  se  soulageait  de  ses  peines  de  cœur.  Il  avait  une  autre  mé- 
thode plus  efficace  encore,  qu'il  pratiqua  toute  sa  vie.  II  avait  reconnu 
dès  sa  petite  jeunesse  qu'on  ne  se  guérit  des  femmes  que  par  les 
femmes,  qu'il  faut  conjurer  Satan  par  Belzébut.  Avait-il  à  se  plaindre 
de  la  Vénus  de  Médicis,  il  se  consolait  de  ses  rigueurs  auprès  d'une 
autre  divinité  qu'il  appelait  la  Vénus  aux  camélias.  Jamais  il  nMsa  de 
rien  sans  abus,  et  il  l'a  payé.  Il  était  encore  dans  la  force  de  l'âge  lors- 
qu'il fit  connaissance  avec  la  femme  noire,  qui  le  tourmenta  longtemps 
avant  de  le  prendre  et  de  l'emporter.  Il  a  eu  le  courage  de  la  chanter, 
elle  aussi,  «  jusqu'au  moment  où  elle  lui  ferma  la  bouche  avec  une 
poignée  de  terre.  »  —  «  La  femme  noire  avait  pressé  ma  tête  sur  son 
cœur  ;  où  ses  larmes  avaient  coulé,  mes  cheveux  devinrent  gris.  Elle 
m'embrassa,  et  je  perdis  mes  forces;  elle  me  baisa  les  yeux,  et  je  de- 
vins aveugle;  de  ses  lèvres  sauvages  elle  suça  la  moelle  de  mes 
reins.  » 

Salomon  Heine  ne  s'était  pas  soucié  d'avoir  un  poète  pour  gendre  ; 
on  ne  peut  lui  en  faire  un  crime.  Il  avait  assez  d'esprit  pour  goûter 
celui  de  son  neveu  et  pour  deviner  à  peu  près  ce  que  valait  ce  gaillard 
pèlerin;  mais  il  savait  encore  mieux  ce  que  valait  un  groschen.  Parti 
de  petits  commencemens,  il  lui  semblait  fort  naturel  que  chacun  s'in- 
dustriât,  s'évertuât  comme  lui,  et  il  n'admettait  pas  qu'on  fît  danser 
ses  écus.  Son  neveu  l'accusait  de  ladrerie,  le  mettait  au  rang  «  de  ces 
oncles  chagrins  qui  calculent  douloureusement  ce  que  coûtera  la  par- 
tie de  campagne.  »  Comme  l'a  remarqué  Maximilien  Heine,  le  plus 
jeune  frère  du  poète,  il  y  avait  entre  l'oncle  et  le  neveu  uq  procès  tou- 
jours pendant  et  une  incompatibiUté  mutuelle  de  caractères  et  de  prin- 
cipes. L'un  disait  :  «  Je  suis  la  gloire  de  ma  famille ,  que  j'ai  réconci- 
liée avec  les  muses,  et  on  me  doit  des  remercîmens.|Le  meilleur  emploi 
que  mon  oncle  puisse  faire  de  son  énorme  fortune  est  de  pourvoir  non- 
seulement  à  mes  besoins,  mais  à  mes  plaisirs,  qui  sont  pour  moi  des 
besoins  d'imagination.  »  L'autre  ripostait  :  u  Mon  neveu  a  du  talent 
et  tourne  bien  les  vers  ;  mais  c'est  un  bourreau  d'argent,  et  je  n'ai 
aucune  envie  de  gaspiller  à  son  profit  une  fortune  péniblement  amas- 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sée.  Je  consens  à  l'entretenir  pendant  tout  le  temps  de  ses  études, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  un  gagne-pain,  mais  je  ne  lui  fournirai  que  le  né- 
cessaire, je  n'entends  pas  faire  les  frais  du  culte  qu'il  lui  plaît  de 
rendre  à  la  Vénus  aux  camélias.  Cette  divinité  très  coûteuse  et  très 
rapace  ne  saura  jamais  de  quelle  couleur  sont  mes  écus.  »  On  ne 
pouvait  s'entendre;  si  les  reproches  étaient  fondés,  les  refus  ne 
l'étaient  pas  moins. 

Pendant  un  séjour  de  quelques  mois  qu'il  fit  à  Londres,  Heine  se 
permit  de  jouer  au  banquier  cinquante  fois  millionnaire  un  tour  qui 
faillit  les  brouiller.  Il  était  parti  le  gousset  bien  garni  ;  mais  pour  la 
forme  et  par  surcroît  de  précaution,  il  obtint  que  son  oncle  lui  donnât 
pour  la  maison  Rothschild  une  lettre  de  crédit  de  400  livres  sterling, 
qui  devaient  servir  à  le  bien  poser  et  qu'il  s'engageait  à  ne  point  en- 
caisser. Vingt-quatre  heures  après  son  arrivée,  elles  avaient  déjà  passé 
dans  sa  poche.  A  quelques  jours  de  là,  le  baron  Nathan  de  Rothschild 
écrivait  à  Salomon  Heine  pour  le  remercier  du  plaisir  qu'il  avait  eu  à 
faire  la  connaissance  d'un  jeune  et  célèbre  poète,  à  qui  sa  maison  avait 
eu  l'honneur  de  payer  400  livres  sterling.  Le  vieillard  entra  dans  une 
violente  colère  :  «  Que  le  diable  emporte  Rothschild  !  s'écriait-il,  et  ses 
plaisirs  et  ses  honneurs  et  les  gens  qui  jettent. mon  argent  par  les 
fenêtres  1  »  Quand  le  jeune  dissipateur  fut  de  retour,  il  eut  des  comptes 
à  rendre,  et  l'explication  fut  vive,  orageuse.  Au  cours  de  ce  débat,  il 
prononça  cette  parole  mémorable  :  «  Tu  devrais  savoir,  mon  cher 
oncle,  que  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  ton  affaire,  c'est  le  droit  que 
tu  as  de  porter  mon  nom.  —  Ma  parole  !  disait  de  son  côté  l'oncle 
chagrin,  ce  garçon  se  fait  un  mérite  et  une  vertu  de  ne  pas  exiger  de 
moi  des  honoraires  pour  chaque  ligne  des  lettres  qu'il  daigne  m'écrire.  » 
Toutefois,  il  le  reçut  à  merci,  et,  jusqu'à  sa  mort,  il  lui  servit  une  pen- 
sion. Le  payeur  la  trouvait  trop  grasse,  le  pensionné  la  trouvait  trop 
maigre,  tant  leurs  opinions  étaient  inconciliables.  Chacun  faisait  son 
métier,  chacun  enrageait  d'avoir  raison. 

Ce  sont  les  impressions  de  leur  jeunesse  qui  décident  de  la  desti- 
née des  poètes  ;  Heine  en  est  la  preuve.  Sa  cousine  Amélie  lui  avait 
inspiré  ses  premiers  chants  d'amour;  le  malheur  d'être  né  juif  dans 
un  pays  où  le  juif  était  regardé  comme  une  race  inférieure  lui 
inspira  ses  premiers  cris  de  guerre,  éveilla  en  lui  l'esprit  de  rébel- 
lion, la  haine  des  bigots,  des  hypocrites,  des  teutomanes,  et  fit  de 
ce  lyrique  un  poète  militant,  toujours  prêt  à  quitter  sa  mandoline 
ou  sa  harpe  pour  emboucher  la  trompette  des  combats.  Ses  derniers 
biographes  ont  raison  d'insister  sur  les  souffrances  que  causèrent  à 
son  orgueil  l'insolence  du  chrétien  et  l'attitude  trop  soumise  des  en- 
fans  d'Israël,  qui  s'abandonnaient  à  leur  sort  et  consacraient  l'injus- 
tice par  le  silence  de  leur  résignation.  Il  lui  en  coûtait  d'apparte- 
nir à  un  peuple  honni,  traqué  par  la  police,  méprisé  des  grands  de 


HENRI    HEINE.  689 

ce  monde  et  des  cafards.  Il  était  né  sous  le  régime  de  la  loi  française, 
et  la  France  avait  émancipé  les  juifs  de  Dusseldorf.  Après  la  guerre 
d'indépendance,  on  les  fît  rentrer  dans  leur  antique  servitude.  A  Franc- 
fort, on  les  parquait  dans  leur  ghetto  comme  un  vil  bétail  ;  en  Prusse, 
on  les  excluait  de  toutes  les  fonctions,  de  toutes  les  charges  ;  sauf  la 
médecine,  on  leur  interdisait  l'exercice  de  toute  profession  libérale.  Il 
a  raconté  lui-même  ce  qui  se  passa  dans  son  âme  d'enfant  un  jour 
qu'il  baisa  sur  la  bouche  la  fille  d'un  bourreau,  Josepha  ou  Sefchen, 
qui  lui  avait  pris  le  cœur  par  ses  grâces  un  peu  sauvages  :  «  Je  l'em- 
brassai, dit-il,  non-seulement  pour  obéir  à  un  tendre  penchant,  mais 
pour  jeter  un  déû  à  la  vieille  société  et  à  ses  sombres  préjugés,  et, 
dans  ce  moment  s'allumèrent  en  moi  les  premières  flammes  des  deux 
passions  auxquelles  j'ai  consacré  toute  ma  vie,  l'amour  pour  les  belles 
femmes  et  l'amour  pour  la  révolution  française,  pour  le  moderne  faror 
francese,  dont  je  fus  saisi,  moi  aussi,  en  combattant  les  lansquenets  du 
moyen  âge,  » 

Ce  poète  militant  ne  se  piquait  pas  d'être  un  héros,  il  en  convenait 
lui-même;  si  peu  modeste  qu'il  fût,  il  eut  toujours  cette  sincérité  qui 
est  le  sel  des  grands  talens.  «  C'est  une  chose  fatale,  écrivait-il  à  son 
ami  Moser,  que  chez  moi  l'homme  soit  régi  par  le  budget.  La  disette 
ou  l'abondance  des  espèces  n'a  pas  la  moindre  influence  sur  mes  prin- 
cipes, elle  n'en  a  que  trop  sur  mes  actions.  Oui,  grand  Moser,  Henri 
Heine  est  très  petit.  Ne  me  mesure  pas  à  l'aune  de  ta  grande  âme, 
la  mienne  est  en  gomme  élastique,  et  tantôt  elle  s'allonge  jusqu'à  l'in- 
fini, tantôt  elle  se  ratatine,  se  réduit  à  rien,  verschnimpft  oft  iri's 
Winzige.  »  Quand  il  eut  reconnu  que,  pour  arriver  à  quelque  chose 
dans  le  royaume  de  Prusse,  il  devait  abjurer  la  religion  de  ses  pères, 
il  se  fit  petit,  il  plia  les  épaules.  Le  28  juin  1825,  peu  de  jours  avant 
de  soutenir  ses  thèses  pour  passer  docteur  en  droit  à  l'université  de 
Goettingue,  il  reçut  le  baptême  et  entra  dans  la  communion  de  l'église 
évangélique.  D'autres  juifs  l'avaient  fait  avant  lui;  il  enveloppait  Henri 
Heine  et  tous  ces  renégats  dans  la  même  réprobation.  «  Cohn,  écri- 
vait-il de  Hambourg,  le  14  décembre  de  la  même  année,  m'assure  que 
Gans  prêche  le  christianisme  et  travaille  à  convertir  les  enfans 
d'Israël.  S'il  le  fait  par  conviction,  c'est  un  fou;  s'il  le  fait  par  hypo- 
crisie, c'est  un  drôle.  J'aimerais  mieux,  en  vérité,  avoir  appris  qu'il  a 
volé  des  cuillers  d'argent...  Je  te  jure  que  si  les  lois  autorisaient  le  vol 
des  cuillers  d'argent,  je  ne  me  serais  pas  fait  chrétien.  » 

Il  avait  avalé  ce  calice  d'un  trait  et  jusqu'à  la  lie;  l'amertume  lui 
en  resta  longtsmps  aux  lèvres,  longtemps  il  en  eut  le  déboire.  Mais  il 
était  dans  sa  nature  de  s'en  prendre  aux  autres  plus  qu'à  lui-même  des 
défaillances  qu'il  se  reprochait  ;  il  se  vengea  de  son  humiliation  et  sur 
Jéhovah,  le  Dieu  méprisé  qui  ne  savait  pas  se  faire  respecter,  et  sur 

TOME  LXXIV.  —  1886.  44 


690  REVUE    DES    DEUX   MONDE 

le  Dieu  superbe  des  chrétiens,  qui  lui  avait  imposé  le  sacrifice  de  son 
honneur  et  ne  lui  en  tenait  aucun  compte.  Les  portes  ne  s'étaient  pas 
ouvertes;  il  avait  beau  s'enquérir,  solliciter,  il  parlait  à  des  sourds. 
Que  lui  restait-il  à  faire  ?  Il  n'hésita  pas,  il  partit  pour  la  France,  il 
s'en  alla  respirer  cet  air  de  liberté  qu'il  avait  humé  dans  son  enfance. 
Il  résolut  de  vivre  et  de  mourir  dans  un  pays  où  la  tolérance  a  si  bien 
passé  dans  les  mœurs  qu'elle  n'est  plus  une  vertu,  mais  une  habitude 
commode,  dans  une  ville  où  personne  ne  s'avise  de  demander  au 
talent  des  billets  de  confession,  ni  de  s'informer  s'il  est  circoncis 
ou  incirconcis  et  qui  a  béni  l'eau  dont  on  l'a  baptisé.  Il  arrivait  à 
Paris  le  3  mai  1831,  et  un  an  plus  tard,  en  remettant  une  lettre  de 
recommandation  à  son  ami  Ferdinand  Hiller,  qui  partait  pour  l'Alle- 
magne, il  y  glissait  ces  mots  :  «  Si  quelqu'un  vous  demande  comment 
je  me  porte  ici,  répondez  :  comme  un  poisson  dans  l'eau,  ou  plutôt 
dites  à  tout  le  monde  que  toutes  les  fois  que  dans  les  profondeurs  de 
la  mer  un  poisson  demande  de  ses  nouvelles  à  un  autre  poisson,  celui- 
ci  répond:  «  le  me  porte  comme  Henri  Heine  à  Paris.»  Vingt  ans  après, 
il  écrivait  :  «  Au  lendemain  de  la  révolution  de  juillet,  je  rompis  mon 
ban  et  je  vins  m'établir  en  France,  où  j'ai  vécu  depuis,  tranquille  et 
content,  en  Prussien  libéré.  » 

L'Allemagne  a  souvent  varié  dans  ses  sentimens  pour  le  Prussien 
libéré,  dans  sa  façon  de  juger  l'homme  et  ses  livres.  Lorsque  les  éditeurs, 
longtemps  méfians,  se  décidèrent  enfin  à  publier  ses  premiers  recueils 
devers,ce  fut  un  enchantement.  Jamais  musique  n'avait  été  plus  douce 
aux  oreilles  allemandes  ;  on  se  rappelait  Goethe  et  ses  débuts,  à  cela  près 
que  le  nouveau  musicien  mêlait  à  ses  mélodies  les  plus  délicieuses, 
les  plus  caressantes,  un  ragoût  de  malice  et  d'ironie,  des  tintemens  de 
grelots  moqueurs,  des  dissonances  hardiment  cherchées,  qu'il  ne  se 
mettait  pas  toujours  en  peine  de  sauver.  Malice  et  sentiment,  tout  cou- 
lait de  source;  l'homme  étaitainsi  fait,  et  sa  poésie,  c'était  lui.  La 
sensation  fut  grande;  le  jeune  vainqueur  eut  du  premier  coup  des  ad- 
mirateurs idolâtres,  tout  le  monde  voulait  le  connaître,  et  ses  agrè- 
mens,  ses  séductions,  le  charme  de  son  esprit  et  de  ses  manières,  lui 
firent  beaucoup  d'amis  ;  mais  il  ne  s'entendait  pas  ù  conserver  ses 
amitiés.  Cet  homme  charmant  était  un  paquet  de  nerfs,  et  les  nerfs 
ne  sont  pas  des  compagnons  sûrs.  Il  appartenait  à  la  famille  des  grands 
félins.  Petits  ou  grands,  les  félins  ont  l'humeur  irritable  et  mobile. 
Dans  leurs  bons  jours,  tout  leur  plaît,  tout  leur  va;  dans  les  mauvais, 
les  existences  les  gênent  et  les  offusquent;  qu'une  ombre  vienne  à 
passer  entre  eux  et  le  sohiil,  ils  s'itiquiùtent,  ils  s'agacent,  et  leur  ma- 
jesté fourrée  allonge  des  coups  de  griffe  à  la  seule  tin  de  se  faire  les 
ongles.  Heine  était  d'un  naturel  généreux,  il  aimait  h  donner  presque 
autant  qu'à  recevoir,  et  ce  n'est  pas  peu  dire,  mais  il  avait  le  génie  de 


J 


HENRI    HEINE.  691 

l'ingratitude,  et  il  n'est  aucun  de  ses  amis  qu'un  jour  ou  l'autre  il  n'ait 
égratigné  ou  mordu  jusqu'au  sang. 

L'indépendance  et  les  audaces  de  son  esprit  lui  valurent  plus  d'enne- 
mis encore  que  la  versatilité  de  son  humeur.  Quand  on  se  reporte  au 
temps  où  parurent  les  Reisebilder,  au  régime  de  compression  et  de  tu- 
telle policière  que  M.de  Metternich  fit  peser  sur  l'Allemagne  entre  1820 
et  1830,  il  est  aisé  de  comprendre  que  ce  livre  ait  fait  époque.  On  chan- 
tait alors  aux  peuples,  pour  les  endormir,  ce  que  Heine  appelait  «  la 
\ieille  chanson  des  renoncemens.»  Un  coq  à  demi  gaulois,  battant  l'aile, 
dressant  sa  crête,  poussa  tout  à  coup  ce  cri  perçant  qui  chasse  la  nuit; 
tous  les  paillers  d'alentour  le  répétèrent,  et  l'on  vit  les  peuples  alle- 
mands, mal  endormis,  remuer  dans  leurs  grands  berceaux.  De  ce  jour, 
Heine  fut  suspect  à  tous  les  gouvernemens  de  son  pays  comme  à  la 
diète  de  Francfort;  prose  ou  vers,  la  censure  s'acharna  sur  ses  livres, 
elle  y  trouvait  partout  quelque  chose  à  rogner  ou  à  tailler.  Cela  n'em- 
pêcha pas  le  coq  de  chanter  et  de  se  faire  entendre  ;  il  s'était  réfugié 
en  lieu  sûr,  on  ne  pouvait  l'étrangler. 

Mais  les  libéraux,  qui  l'avaient  acclamé  comme  l'apôtre  des  idées 
nouvelles  et  d'un  évangile  de  liberté,  ne  l'admirèrent  pas  longtemps 
sans  réserve.  On  se  prit  à  douter  de  sa  vocation  apostolique  et  de  la  so- 
lidité de  ses  convictions;  il  avait  trop  de  gaîté  pour  un  prêcheur,  trop 
d'esprit  pour  un  tribun.  Les  teutomanes  lui  reprochaient  d'aimer  pas- 
sionnément la  France  et  le  grand  empereur.  Wolfgang  Menzel,  «  qui 
croquait  tous  les  jours  au  moins  une  demi-douzaine  de  Français,  et 
finissait  ses  repas  en  avalant  un  juif  pour  se  rincer  la  bouche,  »  le 
dénonçait   comme  un   patriote  douteux,  comme  un    impie  détrac- 
teur des  vieilles  vertus  germaniques.   La  jeune  Allemagne,  après 
l'avoir  proclamé  son  chef,  ne  tarda  pas  à  se  brouiller  avec  lui.  La  dé- 
mocratie lui  plaisait,  il  goûtait  peu  les  démocrates,    et   il  exigeait 
que  l'athéisme  fût  de  bonne  compagnie.  Il  éprouvait  une  invincible 
aversion  «  pour  le  règne  des  justes  et  des  sots  en  littérature,  pour  les 
inepties  vertueuses,  pour  les  grandes  convictions  qui  bredouillent, 
pour  les  poètes  qui  font  des  muses  les  vivandières  de  la  liberté  et  qpii 
n'ont  eux-mêmes  aucune  liberté  d'esprit,  pour  les  philistins  de  la 
démagogie,  dont  la  vieille  queue  est  mal  cachée  sous  leur  bonnet 
rouge,  pour  toute  la  race  des  insectes  enragés,  bourdonnant  avec  co- 
lère et  distillant  sur  le  nez  des  despotes  leur  petite  fiente  de  mouche.  » 
Il  ne  voulait  et  ne  pouvait  être  d'aucun  parti,  il  ne  consentait  pas  à  se 
laisser  encadrer.  Au  génie  de  l'ingratitude  et  de  l'irrévérence  il  joi- 
gnait la  fureur  de  l'indiscipline,  et  son  merveilleux  bon  sens  autant 
que  son  imagination  fantasque  l'empêchaient  de  se  donner  à  per- 
sonne. 

Longtemps  l'Allemagne  a  renié  ou  boudé  son  poète  ;  elle  affectait 


b 


692  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  le  considérer  comme  un  déserteur,  comme  un  demi-étranger.  Mais 
aujourd'hui  qu'elle  est  pauvre  en  poésie  et  qu'à  ses  grands  dieux  ont 
succédé  des  dii  minores,  suivis  eux-mêmes  de  dieux  minuscules,  elle 
cherche  à  réparer  ses  pertes  en  exerçant  partout  ses  reprises  et  elle 
revendique  comme  son  bien  le  plus  cher  la  brebis  infidèle  qui  refusa 
toujours  de  rentrer  au  bercail.  On  s'applique  à  démontrer  qu'en  dépit 
des  apparences  Henri  Heine  était  un  bon  et  chaud  patriote,  que  ses 
épigrammes  ne  tiraient  pas  à  conséquence,  que  ses  colères  étaient 
des  dépits  amoureux.  Un  illustre  homme  d'état  disait  d'un  tribun  très 
célèbre  :  «  Nous  devrons  l'avaler,  il  faut  le  nettoyer.  »  Les  nouveaux 
biographes  du  romantique  défroqué  le  nettoient  beaucoup  avant  de 
l'avaler.  Ils  lui  prêtent  gracieusement  des  vertus  auxquelles  il  atta- 
chait peu  de  prix,  une  fermeté  de  principes  et  une  droiture  d'inten- 
tions qu'il  se  souciait  peu  d'avoir,  et,  au  risque  d'attenter  à  sa  gloire 
de  poète,  ils  en  font  un  brave  homme,  qui,  à  vrai  dire,  fut  quelquefois 
un  grand  pécheur.  Que  Dieu  lui  fasse  grâce!  Il  vivait  dans  un  temps 
où  tout  le  monde  péchait.  Il  n'a  pas  connu  les  temps  nouveaux,  le 
royaume  de  gloire,  séjour  des  bienheureux  ;  il  n'a  pas  pu  dire  : 


Quelle  Jérusalem  nouvelle 
Sort  du  fond  du  désert,  brillante  de  clartés? 


L'un  de  ces  biographes,  M.  Robert  Proelss,  aflirmeque,  si  Heine  avait 
pu  contempler  l'Allemagne  telle  qu'elle  est  aujourd'hui,  il  aurait  ap- 
prouvé tout  ce  qui  s'y  passe  et  que  ses  épigrammes  se  seraient  changées 
en  hosannas.  Avec  quelle  joie  n'aurait-il  pas  vu  ses  anciens  coreligion- 
naires aiTranchis  de  toute  servitude  et  devenus  les  égaux  des  chré- 
tiens! 11  nous  semble  pourtant  que  les  vieux  préjugés  ne  sont  pas 
morts,  que  les  juifs  allemands  ont  été  naguère  fort  molestés,  fort  tra- 
cassés. Un  prédicateur  de  la  cour  de  Prusse  avait  découvert  qu'ils 
étaient  trop  nombreux,  et  ou  a  longuement  disputé  sur  la  meilleure 
méthode  à  suivre  pour  les  empêcher  de  multiplier,  pour  rabattre  leur 
orgueil  et  les  faire  rentrer  dans  leur  néant.  M.  Proelss  prétend  aussi 
que,  si  Heine  revenait  au  monde,  il  compterait  parmi  les  admirateurs 
les  plus  enthousiastes  du  chancelier  de  l'empire.  C'est  possible,  mais  ce 
n'est  pas  certain.  11  n'admirait  pas  seulement  le  grand  empereur  parce 
que  le  grand  empereur  gagnait  lui-môme  ses  batailles,  il  l'aimait  pour 
sa  folie  et  pour  ses  malheurs.  Ou  peut  être  un  très  grand  homme  d'état 
et  n'avoir  rien  de  ce  qui  enchante  et  séduit  des  yeux  de  poôie.  Les  poli- 
tiques, les  historiens  ont  rendu  un  juste  lionimage  au  puissant  gônie 
de  M.  de  Bismarck;  les  muses,  ces  solitaires  divines,  n'ont  rien  trouvé 
à  lui  dire.  Aucun  rossignol  n'a  chanté  sa  gloire;  elle  n'a  été  célébrée 


HENRI    HEINE.  693 

jusqu'ici  que  par  des  moineaux,  par  d'obscurs  serins,  dont  son  oreille 
difficile  et  superbe  a  méprisé  l'insipide  ramage. 

M.  Karpeles,  plus  hardi  que  M.  Proelss,  ne  craint  pas  d'avancer  que 
Heine  a  trahi  son  génie  et  sa  renommée  en  venant  s'établir  en  France, 
«  que  la  Babylone  des  bords  de  la  Seine  exerça  une  influence  funeste 
sur  son  caractère  comme  sur  son  talent.  »  Apparemment  c'est  chez 
nous  qu'il  perdit  sa  virginale  innocence  ;  en  ce  qui  concerne  son  ta- 
lent, on  pensait  jusqu'à  ce  jour  qu'il  avait  composé  à  Paris  quelques- 
unes  de  ses  œuvres  les  plus  importantes  et  les  plus  accomphes,  sou 
livre  sur  ÏAllemagne,  ses  Dieux  en  exil,  Atta  Troll,  le  Conte  d'hiver,  le 
Romancero.  S'il  en  faut  croire  M.  Karpeles,  il  a  donné  beaucoup  à  la 
France  et  il  en  a  reçu  peu  de  chose.  11  convient  pourtant  qu'elle  lui  a 
donné  sa  femme  et  qu'à  tort  et  à  travers  il  a  aimé  tendrement  sa  Ma- 
thilde  jusqu'à  la  fin,  qu'il  l'appelait  son  ange  :  «  Seigneur,  laisse-moi 
près  d'elle.  Quand  je  l'entends  babiller,  mon  âme  boit  avec  délices  la 
musique  de  celte  voix  charmante.  »  La  France  a  procuré  aussi  à  cet 
exilé  volontaire,  qu'elle  traita  en  fils  adoptif,  le  repos,  les  douceurs  de 
la  vie,  une  pension,  des  amitiés  dont  il  faisait  gloire,  tout  un  public 
d'admirateurs  passionnés,  sans  parler  des  fêtes  que  la  Revue  où  nous 
écrivons  prépara  plus  d'une  fois  à  son  amour-propre  exigeant,  qui  voulut 
bien  se  déclarer  satisfait.  Selon  M.  Karpeles,  il  employa  tout  le  temps  de 
son  exil  à  soupirer  après  l'Allemagne.  Sans  doute  il  lui  arriva  souvent 
de  la  regretter.  Comment  ne  l'eût-il  pas  aimée?  C'était  là  qu'on  par- 
lait sa  langue  et  c'était  là  que  vivaient  tous  ses  ennemis,  et  ses  enne- 
mis étaient  la  chair  de  sa  chair.  Mais,  après  tout,  il  quitta  l'Alle- 
magne, qui  ne  le  chassait  point;  il  passa  vingt-cinq  ans  chez  nous; 
la  France  ne  l'avait  point  appelé  et  rien  ne  l'empêchait  d'en  sortir. 

La  nièce  du  poète.  M""*  Maria  Embden-Heine,  devenue  princesse 
délia  Rocca,  est  allée  plus  loin  que  M.  Karpeles.  Cette  aimable  personne, 
qui  se  sait  tant  de  gré  à  elle-même  d'avoir  passé  quelques  heures  au 
chevet  de  son  oncle  mourant  et  qui  parle  avec  tant  de  hauteur  de  la 
femme  qui  le  soigna  huit  ans,  voudrait  nous  faire  croire  qu'il  eût  vécu 
longtemps  encore  s'il  avait  pu  respirer  un  peu  d'air  allemand,  pres- 
ser un  cœur  allemand  sur  son  cœur.  En  vérité,  les  cœurs  allemands 
ne  manquaient  pas  à  Paris;  mais  Heine  les  tenait  à  distance,  et 
quelquefois  leur  défendait  sa  porte.  Il  accusait  ses  compatriotes  de 
venir  l'espionner  en  France  pour  le  diffamer  ensuite  en  Allemagne. 
La  critique  allemande  a  détruit  plus  d'une  légende,  elle  en  a  créé 
quelques-unes.  Dans  un  siècle  d'ici,  un  autre  Proelss  ou  un  autre  Kar- 
peles racontera  que  Henri  Heine  était  un  grand  poète  et  un  chaud 
patriote,  nourri  de  toutes  les  vertus  germaniques,  que  pour  son  mal- 
heur il  vint  s'établir  à  Paris,  où  il  contracta  le  goût  des  plaisirs  dé- 
fendus et  de  la  plaisanterie  profane,  mais  que,  rongé  d'un  secret  re- 
pentir, il  avait  résolu  d'aller  se  retremper,  se  purifier  dans  l'air  natal, 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  les  Français  imaginèrent  toute  sorte  de  rases  pour  le  retenir  chez 
eux,  et  qu'il  mourut  du  mal  du  pays,  abandonné  par  sa  femme  et  sans 
avoir  eu  d'autre  joie  que  celle  de  contempler  pendant  quelques  heures 
le  cher  visage  de  sa  nièce,  princesse  délia  Rocca.  A  l'appui  de  cette 
légende,  on  publiera  une  édition  très  expurgée  de  ses  œuvres.  On 
conservera,  par  exemple,  le  commencement  du  petit  poème  intitulé  : 
Insomnie:  «  La  nuit,  quand  je  pense  à  l'Allemagne,  j'ai  bientôt  perdu 
le  sommeil.  Depuis  que  je  n'ai  vu  ma  mère,  douze  ans  se  sont  écou- 
lés. »  Mais  on  supprimera  soigneusement  la  dernière  stance  :  «  Dieu 
soit  loué  !  par  ma  fenêtre  entre  un  clair  rayon  du  soleil  de  France.  Ma 
femme  accourt,  belle  comme  l'aurore,  et  dissipe  avec  son  sourire  les 
noirs  soucis  allemands.  » 

Il  faut  que  nos  voisins  en  prennent  à  jamais  leur  parti,  Henri  Heine 
fut  un  poète  allemand  qui  ne  pouvait  vivre  qu'en  France.  Il  occupera 
toujours  dans  leur  littérature  une  place  à  part,  sa  gloire"  y  fleurira 
comme  une  plante  exotique,  et  ils  n'auront  le  droit  de  le  revendiquer 
comme  leur  bien  que  le  jour  où  ils  se  décideront  à  tenir  leurs  juifs 
pour  de  vrais  Allemands.  Caractère  et  génie,  Heine  était  juif  jusque 
dans  la  moelle  des  os.  Il  a  renié  la  foi  de  ses  pères,  il  n'a  pu  désa- 
vouer sa  race.  On  retrouve  dans  la  substance  infinie  du  mécréant  Spi- 
noza quelque  chose  du  Dieu  d'Israël,  de  l'Éternel  des  armées,  en  qui 
les  créatures  s'évanouissent  comme  une  fumée  chassée  par  le  vent  ou 
se  fondent  comme  la  cire  dans  le  feu.  Ainsi  que  Spinoza,  Heine  n'a 
jamais  perdu  la  marque  qu'il  avait  en  venant  au  monde.  Il  était 
né  en  Allemagne,  il  n'était  pas  né  Allemand.  On  trouve  dans  ses  vers 
et  dans  sa  prose  le  perpétuel  souvenir  de  ses  origines,  le  cosmopoli- 
tisme railleur  d'un  peuple  qui,  des  siècles  durant,  a  promené  d'un  bout 
de  la  terre  à  l'autre  ses  malheurs  et  son  orgueil  et  qui  ne  pouvait  avoir 
que  des  patries  d'occasion.  Ce  peuple  a  produit  des  musiciens,  des 
savans,  des  philosophes;  il  a  produit  aussi  un  grand  poète,  doublé 
d'un  incomparable  moqueur,  qu'il  a  chargé  d'exercer  sur  les  rois,  sur 
les  peuples,  sur  les  dieux  étrangers  ses  justes  représailles  et  ses 
vengeances. 

Ce  poète  des  rancunes  cruelles  et  des  amours  douloureuses,  à  qui 
Hegel  avait  enseigné  la  théorie  des  contradictions  et  qui  la  voyait  par- 
tout dans  l'histoire  comme  dans  la  vie,  avait  le  rire  juif  et  l'imagina- 
lion  sémite:  «  Avec  le  breuvage  d'Arabie,  la  chaleur  de  l'Orient  courut 
dans  mes  veines,  ses  parfums  m'enveloppèrent,  les  doux  chants  de 
Bulbul  retentirent,  les  étudians  se  métamorphosèrent  en  chameaux, 
h^s  servantes  du  Brocken,  avec  leurs  regards  à  la  Congrôve,  devinrent 
des  houris,  le  nez  dos  philistins  dus  minarets.»  Il  se  vantait  quelque- 
fois d'ôtre  un  gréco-païen  ;  il  n'a  jamais  eu  avec  la  muse  grecque  que 
des  liaisons  très  passagères,  et  le  peu  de  vers  classiques  qu'il  a  com- 
posés ressemblent  à  ces  enfanu  trouvés  dont  il  avait  admiré  dans  le 


HENRI    HEINE.  695 

Harz  «  les  jolies  petites  figures  illégitimes.  »  Le  propre  des  poètes 
sémites  est  d'unir  une  sensualité  brûlante  à  beaucoup  de  fantaisie  et 
de  bon  sens,  et  de  joindre  à  l'exubérance,  au  désordre  des  images 
l'art  d'exprimer  très  simplement  des  sentimens  très  raffinés.  Mais 
c'est  la  Bible,  plus  que  tout  autre  livre,  qui  a  façonné  le  génie  poétique 
de  Heine,  en  lui  donnant  sa  forme  et  sa  couleur.  Une  lumière  éclatante 
et  des  paysages  pleins  de  soleil,  que  la  mort  noircit  tout  à  coup  de 
son  ombre,  des  joies  d'autant  plus  délicieuses  qu'on  les  sent  plus  fra- 
giles, plus  périssables  et  plus  inquiètes,  les  sens  maîtres  de  la  raison 
et  troublés  dans  leurs  plaisirs  par  de  sinistres  avertissemens,  des  cœurs 
durs  où  l'on  voit  èclore  des  pitiés  imprévues,  comme  fleurit  une  rose 
dans  la  crevasse  d'un  rocher  de  granit,  les  ivresses  du  désir  et  de 
l'amour  alternant  avec  les  sombres  voluptés  d'une  haine  qui  ne  par- 
donne jamais,  des  attendrissemens  suaves  et  la  crudité  cynique  des 
anathèmes,  le  goCit  du  symbole,  une  étonnante  précision  dans  le  rêve, 
des  yeux  de  visionnaire  accoutumés  de  bonne  heure  à  apercevoir  l'in- 
visible caché  sous  le  voile  des  apparences,  partout  présent  dans  ce 
monde  de  mystères  et  d'énigmes,  une  sagesse  industrieuse  à  décou- 
vrir ses  bornes,  mettant  sa  gloire  à  maudire  sa  vanité,  un  sentiment 
profond  de  l'ironie  des  choses,  la  petite  morale  impitoyablement  sa- 
crifiée à  la  grande,  qui  consiste  pour  tout  élu  à  remplir  sa  destinée 
en  adorant  sa  passion  comme  un  dieu,  voilà  l'Ancien-Testament,  et 
voilà  Heine  et  sa  poésie. 

«  Je  suis  revenu  à  l'Ancien-Testament,  écrivait-il  en  1830.  Quel 
grand  livre  !  Plus  remarquable  que  son  contenu  est  pour  moi  sa  forme, 
ce  langage,  qui  est  pour  ainsi  dire  un  produit  de  la  nature,  comme  un 
arbre,  comme  une  fleur,  comme  la  mer,  comme  les  étoiles,  comme 
l'homme  lui-même...  C'est  le  style  d'un  agenda  où  le  Saint-Esprit 
écrit  avec  la  même  simplicité  qu'une  bonne  ménagère  en  met  à  mar- 
quer les  dépenses  du  jour.  »  il  ajoutait  :  «  Le  mot  s'y  présente  dans 
une  sainte  nudité  qui  donne  le  frisson.  »  Quand  il  a  respecté  sa 
muse,  avec  laquelle  ilcoqueiait  trop  souvent,  Heine  a  su  trouver  le  se- 
cret du  parfait  naturel,  et  sa  poésie  est  pleine  de  ces  beautés  nues 
qui  font  frissonner.  Goethe,  Schlegel,  lui  avaient  appris  son  métier; 
mais  ses  véritables  maîtres,  ses  vrais  inspirateurs  sont  les  glorieux 
inconnus  qui  ont  écrit  l'Écclésiaste  et  les  Proverbes,  le  Cantique  des 
cantiques,  le  livre  de  Job  et  ce  chef-d'œuvre  d'ironie  discrète  inti- 
tulé :  le  livre  du  prophète  Jonas.  Celui  qui  s'appelait  un  rossignol 
allemand  niché  dans  la  perruque  de  Voltaire  fut  à  la  fois  le  moins 
évangélique  des  hommes  et  le  plus  vraiment  biblique  des  poètes  mo- 
dernes. 

G.  Valbert. 


REVUE     LITTÉRAIRE 


LA     JEUNESSE     DE     CONDÈ. 


Histoire  des  princes  de   Condé  pendant  les  XV I'  et  XV II*  siècles,  t.  m  et  iv, 
par  M.  le  duc  d'Aumale.  Paris,  1886;  Calmann  Lévy. 


Qui  ne  connaît  le  brillant,  l'étincelant  et  d'ailleurs  très  dangereux  pa- 
radoxe que  ce  triste  sire  de  Paul- Louis  Courier  s'est  complu  à  développer 
dans  la  Conversation  chez  la  comtesse  d'Albany?  «  Or,  voici  ce  que  je  veux 
dire  :  Dans^ce  grand  art  de  commander  les  hommes  à  la  guerre,  la*science 
ne  vient  pas  comme  cela  peu  à  peu,  mais  tout  à  la  fois.  Dès  qu'on  s'y 
met,  on  sait  d'abord  tout  ce  qu'il  y  a  à  savoir.  Un  jeune  prince,  à  dix- 
huit  ans,  arrive  de  la  cour  en  poste,  donne  une  bataille,  la  gagne,  et 
le  voilà  grand  capitaine  pour  sa  vie,  et  le  plus  grand  capitaine  du 
monde.  —  Qui  donc,  demanda  la  comtesse,  a  fait  ce  que  vous  dites  là? 
—  Le  Grand  Condé. —  Oh  !  celui-là,  c'était  un  génie. —  Sans  doute.  Et 
Gaston  de  Foix?  L'histoire  est  pleine  de  pareils  exemples.  Mais  ces 
choses-là  ne  se  voient  point  dans  les  autres  arts.  Un  prince,  quelque 
génie  qu'il  ait  reçu  du  ciel,  ne  fait  point,  tout  botté,  on  descendant  de 
cheval,  le  Stabat  de  Pergolôse  ou  la  Sainte  Famille  de  Kaphaël.  »  Cette 
opinion  est  celle  de  quelques  militaires  eux-mêmes  sur  leur  art,  et  de 
ceux-là  notamment  qui,  n'ayant  pas  goût  au  métier,  n'y  ont  pas  plus 
réussi  que  Courier.  C'est  l'opinion  de  quelques  «  civils  »  aussi,  que 
gêne,  qu'importune,  que  fâche  le  retentissement  de  la  gloire  militaire, 
et  qui  soutiendraient  volontiers,  toujours  comme  le  même  Courier, que 


REVUE   LITTÉRAffiE.  697 

d'avoir  découvert  un  nouveau  manuscrit  de  Longus  ou  savamment 
élucidé  un  passage  obscur  d'Hérodote,  cela  vaut  Rocroy,  Fribourg  et 
iNorlingue.  Mais  ce  n'est  pas  l'opinion  de  l'illustre  auteur  de  VHistoire 
des  princes  de  Condé  pendant  les  XVI'  et  XYW  siècles,  —  et  ce  n'est  pas 
non  plus  la  nôtre. 

A  la  vérité,  il  n'y  a  pas  beaucoup  d'apparence  qu'en  écrivant  ces 
deux  volumes,  presque  tout  entiers  consacrés  à  la  mémoire  de  celui 
que  l'on  continuera  longtemps  encore,  nous  l'espérons,  d'appeler  le 
Grand  Condé,  M.  le  duc  d'Aumale  ait  eu  l'esprit  très  occupé  du  para- 
doxe de  Courier,  ni  qu'il  se  soit  aucunement  soucié  d'en  débrouiller 
l'artifice.  M.  le  duc  d'Aumale  a  fait  œuvre  d'historien,  d'historien  ha- 
bile, d'historien  savant,  d'historien  éloquent  ;  et  rien  que  d'histo- 
rien. Mais  il  n'en  a  pas  moins  fait  voir  qu'un  générai  d'armée  ne  s'im- 
provise pas,  que  le  génie  lui-même  ne  saurait  se  passer  ni  ne  se 
passe  effectivement  d'une  longue,  d'une  lente  préparation,  et  que  le 
hasard  enfin  ou  la  fortune,  quoi  qu'en  aient  pu  dire  de  petits  phi- 
losophes, n'est  pas  le  seul  Dieu  des  batailles.  D'autres  loueront, 
ont  déjà  loué  les  mérites  particuliers  de  cette  Histoire  des  princes  de 
Condé  :  —  l'évidente  et  très  grande  supériorité  de  ces  deux  volumes 
sur  les  deux  précédens,  où  l'on  eût  voulu  plus  d'aisance  et  de  faci- 
lité; l'abondance  et  le  prix  des  nombreux  documens  sur  lesquels 
l'historien  a  fondé  son  récit;  la  brièveté  militaire,  la  clarté,  la 
simplicité  du  style  ;  —  nous  n'en  voulons  retenir  ici  que  ce  qu'ils 
nous  apprennent  de  nouveau  sur  la  jeunesse  et  l'éducation  de  Condé. 
Beaucoup  de  renseignemens,  en  effet,  jusqu'à  ce  jour  épars  un  peu 
partout  dans  les  Mémoires  du  temps,  et  souvent,  pour  diverses  raisons, 
assez  peu  dignes  de  foi,  ce  li\Te  non-seulement  les  juge  ou  les  com- 
plète, mais  encore  il  les  remplace  et  y  substitue  définitivement  son 
autorité.  Quiconque  se  méprendra  désormais  sur  Condé,  son  carac- 
tère, la  nature  de  son  génie,  le  détail  de  ses  premières  campagnes, 
c'est  qu'il  le  voudra  bien  ;  M.  le  duc  d'Aumale  a  tout  dit;  et  c'est  pour- 
quoi nous  ne  saurions  saisir  une  plus  naturelle  et  plus  favorable 
occasion  de  revenir  au  vainqueur  de  Rocroy. 

Lorsque  Louis  de  Bourbon  fut  né,  le  8  septembre  1621,  le  premier 
soin  de  son  père,  Henri,  troisième  prince  de  Condé,  fut  de  soustraire 
l'enfant  à  l'influence  de  Madame  la  Princesse,  la  belle,  élégante  et  fri- 
vole Charlotte  de  Montmorency,  la  dernière  passion,  comme  l'on  sait, 
d'Henri  IV,  mais  non  pas  la  moins  bruyante,  ni  surtout  la  moins  folle. 
Loin  de  Paris,  en  bon  air,  h  en  pleine  campagne,  en  face  d'un  horizon 
monotone,  mais  large  et  bien  ouvert,»  il  établit  donc  son  fils  à  Mont- 
rond,  sous  la  tutelle  éclairée  de  demoiselle  Luisible  et  de  dame  Per- 
pétue Lebégue,  femme  d'un  conseiller  au  présidial  de  Bourges. 
Montrond  était  une  forteresse  ou  au  moins  un  château  fort  que  Sully 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  dû  céder  au  prince  de  Condé.  Le  jeune  duc  d'Anguien  n'en  sortit 
qu'une  fois,  pour  la  cérémonie  de  son  baptême,  qui  se  fit  en  grande 
pompe,  le  2  mai  1626,  et  ne  quitta  délinitivement  ce  sévère  séjour  qu'en 
1629  pour  venir  commencer  ses  études  au  collège  Sainte-Marie  de 
Bourges,  dirigé  par  les  jésuites.  M.  le  duc  d'Aumale,  à  ce  propos,  rap- 
pelle, et  avec  raison,  que  les  jésuites,  en  ce  temps-là,  passaient  pour 
de  vrais  novateurs  en  matière  d'enseignement,  et  l'étaient.  Ennemis 
nés  de  la  scolastique,  et  moins  curieux  d'érudition  que  d'humanités, 
ils  essayaient  alors  d'étendre,  d'élargir  les  bases  de  l'éducation.  Le 
jeune  duc  d'Anguien,  confié  aux  soins  particuliers  du  père  Pelletier, 
comme  précepteur,  et  d'un  M.  de  La  Buffetière,qui  devait  remplir,  sans 
en  porter  le  nom,  les  fonctions  de  gouverneur,  suivit  pendant  six  ans 
les  cours  du  collège  Sainte-Marie.  «  En  classe,  il  éiait  séparé  des  autres 
élèves,  par  une  petite  balustrade  dorée,  »  mais  il  faisait  les  mêmes 
exercices,  écoutait  les  mêmes  leçons,  prenait  part  aux  mêmes  compo- 
sitions, et  son  temps  était  dès  lors  si  rigoureusement  réglé  que  sa 
mère,  quand  elle  venait  à  Bourges,  n'était  admise  à  le  voir  qu'à  des 
heures  déterminées. 

Un  manuscrit  de  Chantilly  contient  tout  un  recueil  de  poésies  latines 
du  duc  d'Anguien,  et  puisque  nos  historiens,  toutes  les  fois  qu'ils  ont 
à  parler  d'un  homme  d'état  anglais,  ne  manquent  pas  de  nous  rappe- 
ler les  vers  grecs  qu'il  faisait  à  l'université,  nous  avons  bien  le  droit 
de  louer  les  vers  latins  d'un  prince  du  sang  de  France.  Mais  ce  qui 
sera  pour  les  curieux  d'un  intérêt  plus  vif,  et  plus  considérable 
aussi  pour  les  historiens,  ce  sont  les  quelques  lettres  latines  du 
jeune  prince  à  son  père,  que  M.  le  duc  d'Aumale  a  tirées,  pour 
nous  les  donner,  de  la  collection  des  archives  de  Condé.  Non  pas 
sans  doute  qu'il  y  ait  aucun  lieu  d'admirer  la  latinité  de  ce  rhéto- 
ricien  de  douze  ou  quinze  ans;  mais  ces  lettres  elles  seules  sutu- 
raient à  prouver  la  qualité  de  l'éducation  que  reçut  le  jeune  duc 
d'Anguien  chez  les  pères  de  Bourges,  et  en  même  temps  à  justifier 
les  éloges  que  Bossuet  devait  faire  un  jour  de  ce  génie  cjui  embras- 
sait tout:  «  l'antique  comme  le  moderne,  l'histoire,  la  philosophie, 
la  théologie  la  plus  sublime  et  les  arts  avec  les  sciences.  »  Si  d'ail- 
leurs on  estimait  que  c'est  peut-être  voir  beaucoup  de  choses  daus 
quelques  lettres  latines,  il  convient  d'ajouter  qu'au  sortir  do  sa  rhéto- 
rique le  duc  d'Anguien  consacra  deux  années  entières  à  l'otude  de  la 
philosophie  et  des  mathématiques,  telles  qu'alors  on  les  comprenait  : 
logique,  éthique,  métaphysique,  géométrie,  trigonométrie  et  physique. 
Enfin,  un(i  année  d'étude  de  l'histoiro  et  du  droit,  sous  la  direction 
d'un  maître  qui  occupait  à  Bourges  la  chaire  jadis  illustrée  par  Cujas, 
compléta  cette  éducation.  Le  duc  d'Auguien  rédigea  lui>-uiêrae  uo 
petit  traité  des  substitutions.  Ainsi  que  lo  fait  observer  justement  l'his- 


RE  VIE   LITTERAIRE.  699 

torien,  on  eût  à  peine  pris  plus  de  soins  pour  former  un  futur  évêque, 
et  pour  préparer  à  l'église  une  lumière  de  la  théologie.  Il  est  probable 
seulement  qu'en  ce  cas  on  eût  moins  exercé  le  corps  du  jeune  homme, 
et  que  la  paume,  la  danse,  l'équitation,  la  chasse  eussent  été  rem- 
placées par  des  distractions  moins  violentes. 

La  véritable  éducation  est  celle  qu'on  reçoit  de  la  vie  :  après  l'enfant, 
il  restait  à  former  Je  prince,  compléter  «  Thonnète  homme,  »  comme 
on  disait  alors,  et,  pour  ainsi  parler,  commencer  l'apprentissage  du 
capitaine.  Au  mois  de  janvier  1636,  le  duc  d'Anguien  ayant  terminé  ses 
études,  vint  à  Paris  faire  au  roi  «  sa  première  révérence,  »  n'y  passa 
que  quelques  jours,  et  rejoignit  son  père  à  Dijon,  où  se  préparait  l'in- 
vasion de  la  Franche-Comté.  Mais  les  affaires  tournèrent  assez  mal  : 
l'invasion  manquée  de  la  Franche-Comté  provoqua  celle  de  la  Bour- 
gogne ;  la  peste  ou  le  typhus  y  entrèrent  à  la  suite  des  envahisseurs  ; 
sur  les  instances  de  sa  mère  et  celles  des  ministres, —  qui  craignaient 
qu'un  parti  ennemi  ne  s'emparât  de  sa  personne,  —  le  duc  d'Anguien 
quitta  Dijon  pour  Âvallon,  puis  pour  Auxerre.  C'eût  donc  été  une  année 
perdue  si,  dans  l'âge  de  seize  ans  qu'avait  alors  le  prince,  la  vue,  le 
contact  du  monde,  l'approche  des  gens  en  place  et  le  voisinage  enfin 
du  danger  n'avaient  évidemment  dû  mûrir  son  caractère.  Son  ardeur 
commence  à  poindre  dans  ses  lettres  de  cette  année  :  «  Je  lis  avec 
contantement  les  actions  héroïques  de  nos  Roys  dans  l'histoire,  pen- 
dant que  vous  en  faites  de  très  dignes  pour  la  grossir,  écrit-il  à  son 
père,  en  me  laissant  un  bel  example  et  une  sainte  ambition  de  les 
imiter  et  ensuivre,  qu,aud  l'aage  et  la  capacité  m'auront  rendu  tel  que 
vous  me  désirés.  » 

On  ne  sera  sans  doute  pas  étonné  que  de  cette  sévère  discipline,  et 
la  part  ayant  été  si  petite  aux  divertissemens,  il  fût  resté  au  jeune 
prince  un  peu  de  gaucherie  et  de  timidité.  Aussi,  lorsqu'en  1637 
il  revint  à  Paris  pour  y  suivre  les  exercices  de  VAcadémie  royale 
pour  la  jeune  noblesse,  sa  mère.  M"*  la  Princesse,  le  dispensa-t-elle 
tout  d'abord  de  la  venir  voir  trop  souvent,  attendu,  disait-elle, 
u  qu'il  ne  faisait  pas  d'assez  bonne  grâce  son  compliment  aux 
dames.  »  L'hôtel  de  Coodé  rivalisait  alors  de  galanterie,  à  cette 
heure  du  siècle,  avec  l'hôtel  de  Rambouillet.  Quant  à  VAcadémie  loyale 
pour  la  jeune  noblesse,  placée  sous  la  protection  de  Louis  XllI,  nous 
pourrions  l'appeler  de  nos  jours  une  école  de  guerre.  On  y  apprenait 
l'escrime,  l'équitation,  mais  surtout  la  géographie,  le  levé  des  plans, 
la  fortification.  «  J'ay  commencé  à  tracer  sur  le  papier  des  fortifica- 
tions, »  écrivait  le  jeune  prince  à  son  père;  et  il  ajoutait  ce  rensei- 
gnement, qui  vaut  bien  son  prix  :  «  J'écris  tous  les  jours  sous  le  père 
Pelletier,  qui  me  dicte  un  deuxième  entretien  de  la  prudance  d'un 
prince,  avec  les  examples  de  ceux  qui  ont  estes  grans  et  prudans  capi- 


700  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

taines,  afain  que  j'apprenne  de  leur  conduite  à  me  randre  tel  que 
vous  me  désirés.  »  C'est  un  bel  avantage  que  la  qualité,  dira  plus  tard 
l'auteur  des  Caractères;  oui  bien,  mais  surtout  parce  qu'elle  met,  parce 
qu'elle  mettait  alors  un  prince  en  passe  d'avoir  à  seize  ans  l'instruc- 
tion, la  culture,  l'expérience  même  et  presque  l'acquis  d'un  homme  du 
commun  à  vingt-cinq  ou  trente  ans.  N'est-il  pas  permis  d'ajouter  aussi 
que  la  «  qualité,  »  c'est  la  race,  et  que,  quand  un  enfant  royal  naît 
avec  du  génie,  il  faut  du  moins  qu'il  tombe  en  bien  mauvaises  mains 
pour  que  son  génie  même  ne  tienne  pas  de  son  hérédité  quelque 
chose  de  plus  précoce?  Le  mérite  chez  eux  devance  l'âge,  dit  encore 
La  Bruyère;  et  ils  ne  sortent  pas  pour  cela  de  l'ordinaire, encore  moins 
de  la  nature,  mais  au  contraire  ils  y  rentrent,  puisque  les  unions  dont 
ils  viennent,  en  maintenant  la  pureté  de  la  race,  ont  pour  objet  préci- 
sément de  fixer  le  mérite. 

Ainsi  préparé  au  grand  rôle  que  lui  destinait  l'avenir,  le  duc  d'An- 
guien  fut  désigné,  dans  les  premiers  jours  de  1638,  pour  exercer,  en 
l'absence  de  son  père,  qui  cette  année-là  commandait  l'armée  de 
Guyenne,  le  gouvernement  de  la  Bourgogne.  Son  apprentissage  militaire 
y  devait  être  cette  fois  plus  effectif  qu'en  1636.  S'il  ne  fut  encore  présent 
de  sa  personne  à  aucune  action  de  guerre  de  quelque  importance,  ce 
qu'il  put  du  moins  étudier  de  près,  chargé  comme  il  était  de  pourvoir 
aux  mouvemens,  à  «  l'entretènement,  »  aux  quartiers  d'une  armée  con- 
sidérable, ce  fut  le  maniement  des  troupes,  et  •  tous  ces  calculs  de  mar- 
ches et  de  subsistances  qu'un  chef  d'armée  doit  pouvoir  résoudre  sans 
efforts,  »  qui  ne  sont  pas  la  moindre  partie  de  l'art  complexe  de  la 
guerre,  qui  sont  parfois  la  guerre  même  et  toute  la  guerre,  eu  tant 
qu'elle  consiste  à  s'assurer,  pour  un  moment  donné  et  sur  un  point 
donné,  l'avantage  et  la  supériorité  de  la  situation  et  du  nombre.  Il  ne 
dut  pas  tirer  un  moindre  profit  du  contact  et  de  la  conversation  de  tant 
d'hommes  de  guerre,  avec  lesquels,  dans  cette  capitale  d'une  province 
frontière,  il  se  trouva,  pendant  dix-huit  mois,  en  rapports  constans  : 
on  cite  effectivement  parmi  eux  plusieurs  de  ses  futurs  conseil- 
lers ou  lieutenans.  Mais  le  plus  utile  exercice  qu'il  y  fit,  ce  fut  peut- 
être  encore  celui  de  la  responsabilité.  Tenu  jusqu'alors  en  bride,  et 
d'assez  court,  par  un  père  dont  la  sollicitude  éclairée,  mais  tyran- 
nique,  s'étendait  jusqu'aux  moindres  détails,  réglait  jusqu'à  son  linge 
et  jusqu'à  sa  vaisselle,  le  duc  d'Anguien  apprit  dans  son  gouvernement 
de  Bourgogne  sinon  encore  l'art  de  commander,  au  moins  celui  de  se 
décider  et  de  courir  les  chances  de  ses  résolutions.  La  préparation 
allait  être  complète,  quand  à  tant  d'expériences  déjà  si  diverses  il  au- 
rait joint  la  seule  qui  lui  manquât  encore  :  celle  dos  champs  de  ba- 
taille. 

C'est  en  16/jO,  comme  «  volontaire,  »  sous  les  ordres  de  La  Meille- 
raie,  dont  les  maréchaux  de  camp,  cette  année-là,  s'appelaient  La 


REVUi:   LITTÉRAIRE.  701 

Ferté,  Gesvres,  Gassion,  que  le  duc  d'Anguien  fit  ses  premières  armes, 
et  en  quelque  sorte  sur  le  terrain  même  que  devait  deux  ans  plus  tard 
illustrer  sa  première  victoire.  M.  le  duc  d'Aumale  nous  a  donné  les 
lettres  du  jeune  prince  à  son  père,  pendant  cette  première  campagne  : 
elles  respirent  toute  l'ardeur  militaire  de  sa  race,  mais  tempérée  par 
un  sang-fruid  qui  fit  l'étonnement  de  l'armée.  Rien  de  «  romanesque,  » 
ou  «  d'héroïque,  »  et  encore  moins  de  «  fou  ;  »  rien  qui  rappelle  ici 
l'emphatique  bravoure  de  Rodrigue  ; 

Paraissez,  Kavarrais,  Maures  et  Castillans, 
Et  tout  ce  qae  l'Espagne  a  nourri  de  vaillans  ; 

mais  un  observateur  attentif,  qui  achève  de  s'instruire,  qui  ne 
laisse  rien  échapper,  et  qui  garde  pour  lui  le  secret  de  ses  obser- 
vations. Richelieu  même  en  fut  frappé  :  «  Je  prie  M""*  d'Aiguillon, 
écrivait-il  à  sa  nièce  confidente,  le  28  mai  16/tO,  de  dire  à  M"*  la 
Princesse  que  M.  d'Anguien  se  conduit  dans  l'armée  avec  tout  le  té- 
moignage d'esprit,  de  jugement  et  de  courage  qu''elle  sçauroit  désirer.  » 
Ce  n'est  pas  sous  cet  aspect  que  nous  avons  accoutumé  de  voir  le 
grand  Condé;  et,  en  effet,  au  fond,  sous  cette  apparente  froi- 
deur se  dissimule  une  violence  passionnée  dont  il  donnera  plus  tard 
plus  d'une  preuve,  au  grand  dommage  de  sa  gloire  ;  mais  on  dirait 
qu'au  lieu  de  l'exciter,  le  voisinage  du  danger  le  calme,  apaise  en 
quelque  sorte  les  bouillonnemens  de  sa  fougue,  et  lui  donne  enfin 
cette  lucidité  de  coup  d'œil  qu'au  contraire  il  enlève  à  tant  d'autres. 
Ce  jeune  homme  de  vingt  ans  est  mûr  pour  le  commandement,  et, 
«  de  la  cour  »  ou  d'ailleurs,  —  car  la  cour,  pour  le  moment,  est  sans 
doute  ce  qu'il  connaît  le  moins,  —  on  peut  l'envoyer  «  en  poste,  »  ou 
autrement,  à  la  frontière  :  ce  n'est  plus  un  prince  du  sang,  mais  un 
général  d'armée  qui  y  arrivera. 

Nous  ne  commettrons  pas  l'imprudence  de  refaire,  après  M.  le  duc 
d'Aumale,  un  nouveau  récit  de  cette  grande  journée  de  Rocroy,  n'ayant 
pour  l'oser  aucune  compétence,  et  rien  n'étant  d'ailleurs  plus  facile 
à  nos  lecteurs  que  de  se  reporter  eux-mêmes  à  ces  belles  pages  (1). 
Mais  nous  ferons  observer,  à  ce  propos,  que  ce  n'est  pas  tout, 
comme  on  le  croit,  ou  comme  on  a  l'air  de  le  .croire,  que  de 
gagner  une  bataille,  deux  batailles,  trois  batailles;  et  encore  est-il 
question  de  savoir  comment  le  vainqueur  les  a  gagnées.  Les  vic- 
toires, en  effet,  ne  sufiBsent  pas,  quoi  que  l'on  en  dise,  pour 
faire  un  capitaine,  et,  réciproquement,  on  connaît  d'habiles  généraux 
à  qui  la  fortune  a  toujours  disputé  la  gloire  d'en  emporter  une 
seule.  C'est  donc  à  bon  droit  que  M.  le  duc  d'Aumale,  dans  son  récit 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril  1883. 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  bataille  de  Rocroy,  s'est  visiblement  proposé  de  mettre  en  lu- 
mière la  part  propre  du  vainqueur,  celle  qui  continuerait  d'être  sienne 
et  de  lui  mériter  toute  notre  admiration  quand  bien  même  il  eût  été 
vaincu.  Notez  qu'en  fait  il  s'en  fallut  de  peu,  de  presque  aussi  peu 
qu'à  Marengo,  cent  cinquante  ans  plus  tard.  Si  le  vaillant  soldat  qui 
commandait  ce  jour-là  les  réserves,  Claude  de  Létouf,  baron  de  Sirot, 
à  un  moment  critique,  en  maintenant  le  centre  de  l'armée  française, 
n'eût  pas  permis  à  Anguien  de  renouveler  en  pleine  acliG>n  la  face  du 
combat,  la  victoire  si  bien  commencée  s'achevait  sans  doute  en  dé- 
route. Mais  en  serait-il  moins  vrai  pour  cela  que,  dans  la  préparation 
de  la  campagne,  comme  dans  la  disposition  de  la  journée,  comme 
dans  l'intelligence  des  ressources  du  champ  de  bataille,  le  jeune  gé- 
néral aurait  fait  preuve  de  toutes  les  plus  rares  qualités  d'un  com- 
mandant en  chef?  C'est  là  le  point  qu'il  faut  maintenir,  afin  que  l'on 
apprenne  à  ne  pas  rendre  un  chef  responsable  de  l'insuffisance  ou  de 
la  médiocrité  des  insirumens  qui  viennent  à  lui  manquer  dans  la 
main,  mais  ausbi  et  surtout  à  ne  pas  faire  du  succès  la  mesure  des 
jugemens  de  l'histoire.  Battu  à  Marengo,  Bonaparte  n'en  serait  pas 
moins,  et  pour  cette  seule  bataille,  un  autre  homme  que  M.  de  Mêlas, 
et  Condé,  vainqueur  à  Rocroy,  ne  doit  pas  tant  à  sa  victoire  qu'à  la 
manière  dont  il  l'a  remportée.  On  le  pouvait  soupçonner  sans  doute, 
et  pour  notre  part  nous  l'euss-ions  cru  volontiers  sais  preuve;  mais,  en 
décomposant  la  bataille,  en  en  marquant  les  ditïérens  temps  avec  une 
précision  unique,  et  en  faisant  ressortir  enfin  comme  on  ne  l'avait 
pas  assez  fait  avant  lui,  la  valeur  des  combinaisons,  c'est  ce  que  M.  le 
duc  d'Aumale  aura  désormais  démontré. 

Plus  ingrates  peut-être  à  raconter,  mais  non  pas  certes  moins  glo- 
rieuses, les  campagnes  de  16/j4etl645  lui  offraient  l'occasion  de  nous 
montrer  dans  son  héros,  jointes  à  tant  de  qualités  déjà,  d'autres  qualités 
encore,  moins  apparentes,  et  à  coup  sûr  moins  souvent  signalées:  l'es- 
prit de  suite  dans  les  entreprises,  une  singulière  fertilité  d'expédieus 
et  une  perspicacité  politique  supérieure.  En  effet,  devant  Fribourg comme 
à  Rocroy,  et  à  Norlingue  comme  devant  Fribourg,  si  l'audace  et  la 
témérité  môme  demeurent  toujours  les  traits  éminens  du  génie  de 
Condé,  cependant  on  peut  dire  que  la  témérité  procède  chez  lui  du 
calcul  et  delà  réflexion  presque  autant  que  de  l'illumination  soudaine, 
ou,  si  l'on  veut  encore,  que  l'illumination  semble  jaillir  en  lui  de  la 
rencontre  et  comme  du  choc  du  calcul  avec  l'occasion.  C'est  qu'aussi 
bien  ce  que  l'on  appelle  du  nom  de  fougue  et  d'impétuosité  n'est  pas 
toujours  en  nous  ce  que  l'on  croit  :  un  effet  naturel  du  tempérament; 
mais  quelquefois  aussi  le  résultat  d'une  réflexion  longuement  et  pa- 
tiemment mûrie.  Et  si  la  fortune,  comme  dit  le  proverbe,  a  souvent, 
dans  l'histoire  et  ailleurs,  favorisé  les  audacieux,  c'est  peut-être  qu'ils 


REVUE    LITTÉRAIRE.  703 

sont  au  fond  moins  audacieux  qu'ils  n'en  ont  l'air,  de  sens  plus  rassis 
qu'on  ne  pense,  et  plus  prudens  en  leur  témérité  que  les  timides  en 
leurs  hésitations.  Le  duc  d'Auguien  m'en  paraît  un  exemple.  On  l'a 
souvent  mis,  depuis  Bossuet,  en  parallèle  avec  Turenne,  et,  comme 
Bossuet  lui-même,  pour  les  mieux  représenter  l'un  et  l'autre  dans  l'op- 
position de  leurs  qualités  et  la  diversité  de  leur  génie,  on  a  donné 
trop  exclusivement  la  sagesse,  la  prudence,  le  calcul  à  Turenne,  et  l'in- 
spiration, la  fougue  et  l'audace  à  Condé.  Mais,  pour  Condé  du  moins, 
cela  n'est  vrai  qu*en  gros,  si  je  puis  ainsi  dire,  et  seulement  par  com- 
paraison. En  réalité,  il  ose  beaucoup,  mais  sur  le  champ  de  bataille, 
quand  on  en  est  aux  mains,  et  que,  faute  d'oser,  il  va  perdre  la  partie  ; 
ou  encore  quand  des  considérations  politiques  supérieures,  où  le 
prince  du  sang  se  retrouve,  lui  paraissent  demander  plus  de  promp- 
titude que  de  conseil.  Hors  ces  cas  urgens  et  critiques,  parce  que  le 
sort  de  toute  une  campagne  y  dépend  de  la  rapidité  d'une  seule  réso- 
lution, la  prétendue  témérité  des  combinaisons  de  Condé  n'a  d'égale 
que  son  attention  vigilante  aux  détails  qui  en  doivent  assurer  le  suc- 
cès. Et  Turenne  n'est  pas  plus  prévoyant,  mais  il  l'est  d'une  autre  ma- 
nière, dont  nous  sommes  plus  avertis  et  qu'ainsi  nous  apprécions 
mieux.  C'est  du  moins  ce  qui  me  semble  résulter  de  ce  beau  récit  des 
campagnes  de  Fribourg  et  de  Norlingue,  sur  lequel,  comme  sur  celui 
de  la  bataille  de  Rocroy,  la  connaissance  que  le  lecteur  en  voudra 
prendre  dans  le  livre  même  du  duc  d'Aumale  nous  dispense  d'insister 
davantage. 

ici  s'arrête,  pour  le  moment,  VHistoire  des  princes  de  Condé.  On  voit 
que,  si  jamais  vainqueur  ne  s'improvisa  point,  c'est  assurément  le 
vainqueur  de  Rocroy.  «  L'on  n'avait  point  encore  vu  de  prince  du 
sang  élevé  de  cette  manière  vulgaire,  dit  son  conseiller  Leuet;  aussi 
n'en  a-t-on  point  vu  qui  aient  en  si  peu  de  temps,  et  dans  une  si  grande 
jeunesse,  acquis  lant  de  savoir,  tant  de  lumières  et  tant  d'adresse  en 
toute  sorte  d'exercices.  »  11  a  raison  :  grâce  aux  soins  ambitieux  de  son 
père ,  l'éducation  du  jeune  duc  d'Anguien  avait  certainement,  et  de  beau- 
coup dépassé  la  moyenne  de  l'éducation  que  l'on  donnait  alors  à  un 
jeune  gentilhomme,  à  un  prince  du  sang,  au  roi  même;  et  lorsque  ce 
général  de  vingt-deux  ans,  le  17  avril  1643,  vint  prendre  le  comman- 
dement de  l'armée  de  Picardie,  on  peut  dire  qu'il  avait  plus  d'expé- 
rience que  son  âge.  11  avait  lui-même  fait  la  guerre,  donné  des  preuves 
publiques  de  sa  valeur,  de  son  sang-froid,  et,  indépendamment  de 
l'hérédité  militaire  qu'il  tenait  de  sa  race,  toutes  ses  études  avaient 
été  tournées,  depuis  cinq  ou  six  ans,  aux  choses  de  la  guerre.  Gou- 
verneur intérimaire,  pendant  près  de  deux  ans,  d'une  grande  pro- 
vince, d'une  province  frontière,  il  y  avait  appris  à  connaître  les 
hommes,  et  commencé  sous  d'excellens  maîtres  l'apprentissage  du 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commandement.  Enfin,  de  son  éducation  première,  il  avait  reçu  cette 
culture  générale  d'esprit,  ce  goût  des  lettres  et  des  sciences  qu'il  ne 
perdit  jamais,  cette  aptitude  universelle  à  comprendre,  ceite  ouverture 
d'intelligence  qui  le  distinguent  si  particulièrement  entre  les  hommes 
de  guerre,  et  que  je  ne  sache  pas  que  l'on  ait  revue  depuis,  si  ce  n'est 
dans  le  seul  Frédéric.  Aussi  l'éclat  de  ses  débuts  n'étonna-t-il  per- 
sonne de  ceux  qui  le  connaissaient  ou  qui  l'avaient  seulement  approché  ; 
je  ne  crois  pas  qu'il  ait  étonné  son  père;  je  ne  crois  pas  qu'il  eût  da- 
vantage étonné  Richelieu,  si  Richelieu  eût  assez  vécu;  et  il  ne  doit 
étonner  parmi  nous  que  ceux  qui  n'auront  pas  appris  dans  le  livre 
du  duc  d'Aumale  comment  se  passent  «  l'enfance  et  la  jeunesse  d'un 
héros.  » 

11  convient  d'ajouter,  pour  les  épilogueurs,  que  l'un  des  privilèges 
du  génie  en  tout  genre,  —  et  non  pas  le  moins  assuré,  s'il  est  un  des 
plus  extraordinaires,  —  l'un  des  signes  les  plus  certains  où  l'on  le  puisse 
reconnaître,  est  justement  de  pouvoir  anticiper,  en  quelque  sorte,  l'ex- 
périence, et  atteindre  du  premier  coup  où  le  commun  des  hommes  ne 
se  hausse,  quand  encore  il  y  réussit,  qu'à  force  de  patience  et 
de  longueur  de  temps.  Courier  se  moque  lorsqu'il  nous  dit  qu'un 
prince,  «  quelque  génie  qu'il  ait  reçu  du  ciel,  »  ne  fait  point  à  vingt-deux 
ans,  au  débotté,  le  Stabat  de  Pergolèse  ou  la  Sainte  Famille  de  Raphaël; 
puisque  enfin  ce  Raphaël  avait  à  peine  l'âge  de  vingt  ans  quand 
il  peignit  son  Sposalizio,  par  exemple,  et  que  Mozart  n'était  pas  entré 
dans  sa  seizième  année  quand  il  donnait  son  premier  opéra.  Ce  sont 
là  pourtant  de  ces  sottises  que  Ton  s'en  va  répétant  parce  qu'un  homme 
d'esprit  les  a  dites  une  fois;  et  j'en  connais  plus  d'une,  malheureuse- 
ment, de  cette  force.  Mais,  si  de  grands  capitaines  ont  été  précoces, 
et  s'ils  ont  remporté  des  victoires  au  sortir  du  collège,  il  ne  manque 
pas  aussi  de  peintres  et  de  musiciens  qui  n'ont  pas  attendu  d'avoir 
des  cheveux  blancs  pour  nous  donner  des  chefs-d'œuvre.  Les  exemples 
en  abonderaient,  et  j'aurais  plaisir  à  les  énumérer,  s'ils  n'étaient  dans 
toutes  les  mémoires.  Le  génie  lui-même  n'improvise  rien  ;  et  la  na- 
ture, pas  plus  que  l'art,  «  ne  fait  tout  à  coup  tous  ses  grands  ou- 
vrages; n  mais  il  a,  si  je  puis  ainsi  dire,  une  avance  sur  le  talent,  et 
le  propre  de  cette  avance  est  de  suppléer  l'expérience,  et  tout  le  monde 
voit  bien  qu'autrement  ce  ne  serait  plus  une  avance. 

Si  je  crois  devoir  insister  sur  ce  point,  c'est  que  le  paradoxe  dont 
j'essaie  de  débrouiller  l'artilice,  plus  accepté  qu'on  ne  se  l'imagine, 
D'est  pas  seulement  injurieux  aux  grands  hommes  ;  il  peut  encore 
avoir  de  graves  conséquences.  Tous  ces  noms  de  fortune,  de  hasard, 
de  fatalité,  s'ils  nous  servent  en  effet  quelquefois  à  couvrir  notre  igno- 
rance, nous  servent  peut-être  plus  souvent  encore  à  déguiser  les  mou- 
vemens  d'une  basse  envie.  D'imputer  une  victoire  à  la  faveur  des 


REVUE   LITTÉRAIRE.  705 

circonstances,  cela  ne  rabaisse-t-il  pas  du  coup  le  vainqueur  à  notre 
niveau?  Les  Napoléon,  les  Frédéric,  les  Condé,  ont  remporté  des  vic- 
toires! Mais  quoi!  nous  en  eussions  fait  autant  si  les  dieux  l'eussent 
voulu;  et,  quand  deux  armées  en  viennent  aux  mains,  puisqu'il  faut 
bien,  si  l'une  d'elles  est  vaincue,  que  l'autre  soit  victorieuse,  qu'y  a-t-il 
donc  de  si  digue  d'être  loué,  d'être  admiré,  d'être  célébré  dans  un 
simple  jeu  de  la  nécessité  ?  C'est  si  peu  de  chose  qu'une  volonté  d'homme  ! 
l'ironie  de  la  fatahté  se  complaît  si  visiblement  à  déjouer  nos  plus  4 
savans  calculs  !  un  vainqueur  est  si  près  d'un  vaincu  !  et,  pour  tout 
dire  d'un  mot,  ce  que  nous  appelons  pompeusement  génie  ressemble 
tant,  pour  peu  qu'on  y  regarde,  à  son  contraire  !  C'est  le  thème  que 
développait  naguère  un  grand  romancier,  le  comte  Tolstoï,  dans  la 
Guerre  et  la  Paix;  et  je  ne  sais  si  ce  que  ce  thème  a  de  consolant  et 
même  de  flatteur  pour  la  médiocrité  n'a  pas  autant  contribué  au 
succès  de  l'œuvre  que  tout  ce  que  l'auteur  y  a  mis  de  talent.  C'est 
le  thème  qu'avec  beaucoup  moins  de  talent,  dans  son  Histoire  de 
Napoléon,  développait  vers  le  même  temps  ce  naïf,  mais  partial  d'ail- 
leurs et  fanatique  Lanfrey.  C'est  le  thème  qu'avant  eux,  dans  les 
derniers  volumes  de  son  Histoire  de  France,  avait  si  complaisamment 
développé  Michelet.  Sous  la  tyrannie  des  petites  causes,  c'est  tout  un 
que  d'avoir  ou  de  n'avoir  pas  de  génie  ;  un  homme  en  vaut  un  autre, 
Koutousof  vaut  Napoléon  ;  si  la  fortune  l'eût  permis,  Villeroy  serait 
un  Eugène  ;  et  tout  dépend  ici-bas  d'une  conjonction  d'effets  ou  d'une 
rencontre  de  hasards.  Condé  est  un  grand  capitaine  pour  avoir  gagné 
la  bataille  de  Rocroy,  mais  si  don  Francisco  de  Melo  l'eût  gagnée,  c'est 
lui  qui  serait  le  grand  capitaine  ;  ou  encore ,  s'il  était  écrit  que  nous 
la  gagnerions,  tout  autre  l'eût  gagnée  aussi  bien  que  Condé  ;  et  voilà 
ce  que  c'est  que  la  gloire.  Où  donc  lisais-je  tout  récemment  qu'à  dé- 
faut de  Bonaparte,  un  autre  eût  aussi  bien  remporté  les  victoires 
d'Austerlitz  et  d'Iéna?  J'aimerais  autant  que  l'on  dît  qu'à  défaut  de 
Raphaël  ou  de  Michel-Ange,  tout  autre  qu'eux  eût  aussi  bien  peint 
VÉcole  d'Athènes  ou  le  Jugement  dernier,  puisque  les  papes,  en  effet,  sur 
les  murs  de  leur  chapelle  et  de  leurs  appartemeus,  voulaient  de  la 
peinture. 

Mais,  au  contraire,  et  fort  heureusement  pour  l'humanité,  il  n'est 
pas  vrai  que  tout  ce  qui  arrive  dût  nécessairement  arriver,  il  n'est  pas 
vrai  qu'un  homme  en  vaille  un  autre,  et  encore  moins  vrai  qu'il  im- 
porte peu  quel  général  nous  mettons  à  la  tête  de  nos  armées,  Anguieu 
ou  La  Feuillade,  et  quel  homme  d'état  à  la  direction  de  nos  affaires,  Cha- 
millart  ou  Richelieu.  L'effort  individuel  a  plus  de  part  au  gouvernement 
des  choses  de  ce  monde  qu'on  ne  le  veut  bien  dire,  et  le  mérite  pe'- 
sonnel,  comme  on  l'appelait  jadis,  n'est  pas  précisément  une  quantité 
négligeable.  Ne  pourrait-on  pas  même  prétendre  que  c'est  la  seule 
TOUS  iA.iiv.  —  1886.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

force  ici -bas  qui  soit  capable  de  contrarier  et,  au  besoin,  de  rompre 
l'enchaînement  des  effets  et  des  causes?  Et  nous  le  savons  bien,  nous 
qui,  dans  la  vie  réelle  et  quand  nous  descendons  des  hauteurs  de  l'abs- 
traction, n'allons  pas  sans  doute,  entre  deux  instrumens  à  choisir, 
prendre  l'un,  prendre  l'autre,  indifféremment  et  les  yeux  fermés.  Et 
nous  avons  bien  raison,  puisque  l'expérience  nous  prouve  que  le  ré- 
sultat ne  dépend  pas  moins  du  choix  de  l'instrument  que  des  préten- 
dus décrets  de  la  fortune  !  Mais  où  nous  le  voyons  peut-être  plus  claire- 
ment, plus  évidemment  que  nulle  part  ailleurs,  je  n'hésite  pas  à  croire 
que  c'est  dans  l'histoire  des  grands  capitaines.  Un  Bonaparte,  un  Fré- 
déric, un  Eugène,  un  Condé  de  plus  ou  de  moins,  toute  l'histoire  en 
est  changée,  la  nôtre,  celle  de  nos  voisins.  Cependant,  battus  à  Rosbach 
ou  vainqueurs  à  Rocroy,  tout  n'y  a  dépendu  que  de  la  présence  d'un 
homme  dans  un  camp,  de  son  absence  dans  l'autre.  Et  ainsi,  nous  ne 
mesurons  jamais  mieux  ce  que  peut  une  seule  «  tête  »  que  dans  ces 
grandes  occasions,  dont  on  prétend  que  le  hasard  disposerait  souve- 
rainement. Que  d'ailleurs  il  ne  soit  donné  qu'à  quelques-uns  de  maî- 
triser la  fortune  et  de  fixer  la  chance,  j'y  consens  volontiers,  mais  c'est 
ce  petit  nombre  qui  fait,  ou  qui  est  l'histoire,  et  le  reste,.,  le  reste  n'a 
qu'à  les  demander  aux  dieux  lorsqu'il  ne  les  a  pas,  s'en  servir  s'il  les 
a,  et  ne  pas  leur  disputer,  quand  il  ne  les  a  plus,  l'hommage  de  sa  re- 
connaissance et  de  son  admiration. 

Nous  ne  saurions  terminer  sans  dire  qu'en  nous  attachant  au  seul 
Condé,  nous  sommes  loin  d'avoir  indiqué  tout  ce  que  ces  deux  volumes 
contiennent  de  nouveau.  Les  Pièces  justificatives,  par  exemple,  mérite- 
raient elles  seules  toute  une  étude,  pour  leur  nombre  et  pour  leur  im- 
portance. Lettres  de  Richelieu,  lettres  de  Mazarin,  lettres  de  Condé, 
lettres  de  Turenne,  il  paraît  difficile  que  leur  publication  en  si  grande 
abondance  ne  modifie  pas  en  effet,  sur  plus  d'un  point,  les  opi- 
nions que  l'on  avait  formées  sans  elles.  Je  ne  parlerais  pas  des 
notes  si  la  précision  n'en  était  extrêmement  instructive.  Mais  pas  un 
personnage  n'apparaît  dans  ces  deux  volumes,  surtout  un  militaire, 
dont  l'historien  ne  nous  donne  l'état  civil  et  n'établisse  l'identité.  C'est 
dire  à  tous  ceux  qui  s'occupent  de  l'histoire  du  xvn*  siècle  ce  qu'ils 
trouveront,  dans  cette  Histoire  des  princes  de  Condé,  de  secours  pour 
leurs  propres  travaux.  Et  à  ceux  qui  s'en  occupent  moins,  ce  serait 
dire  la  confiance  qu'ils  doivent  au  récit  de  l'auteur,  —  si  le  récit  lui- 
même  et  tout  seul  ne  s'imposait  assez  par  sa  simplicité,  sa  clarté, 
sa  limpidité. 


K.    OhUMiTilàUB. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars. 

Jamais  peut-être  il  ne  fut  plus  nécessaire  à  un  pays  comme  la  France 
de  mettre  dans  sa  politique,  dans  toutes  ses  affaires  de  l'ordre  et  de 
la  mesure,  de  l'esprit  de  suite,  une  raison  attentive  et  vigilante.  Cette 
nécessité,  elle  n'est  pas  seulement  la  conséquence  invincible  d'une 
série  d'événemens  dont  le  poids  se  fait  toujours  sentir,  qui  nous  ont 
laissé  un  laborieux  et  accablant  héritage  ;  elle  résulte  aussi  d'un  cer- 
tain état  du  monde  où  tout,  en  vérité,  est  obscur,  où  aux  diflTicultés 
extérieures  se  mêlent  les  crises  sociales,  économiques,  industrielles, 
et  où  une  nation  sérieuse,  qui  tient  à  ne  point  abdiquer,  ne  peut  gar- 
der sa  position  et  son  influence  qu'en  sachant  concentrer  ses  forces, 
ménager  ses  ressources.  Quand  on  a  subi  de  dures  épreuves,  savoir 
se  conduire,  savoir  éviter  tout  ce  qui  peut  fatiguer,  épuiser  ou  diviser 
le  pays,  c'est  tout  le  secret  de  la  politique  :  avec  cela,  on  est  toujours 
sûr  de  jouer  son  rôle.  Malheureusement,  c'est  un  secret  que  n'ont  plus 
les  grands  politiques  qui  gouvernent  la  France  depuis  longtemps  déjà, 
et  pourvu  qu'ils  puissent  satisfaire  leurs  passions  ou  suivre  leurs  fan- 
taisies, ils  ne  s'inquiètent  ni  du  passé,  dont  le  souvenir  devrait  être 
un  frein,  ni  de  l'état  du  monde,  qui  serait  de  nature  à  leur  imposer 
quelque  prudence.  Depuis  qu'ils  sont  arrivés  au  pouvoir,  on  dirait 
qu'ils  n'ont  plus  d'autre  préoccupation  que  de  s'y  maintenir,  de  se 
créer  une  France  pour  eux  et  pour  leurs  amis,  pour  tous  les  républi- 
cains,—  et  avec  leurs  systèmes,  avec  leurs  procédés,  ils  ont  si  bien  fait 
qu'ils  ont  fini  par  mettre  la  faiblesse  dans  le  gouvernement,  le  désordre 
dans  les  finances,  la  confusion  dans  les  affaires  industrielles  comme 
dans  les  affaires  morales,  lis  ne  sont  pas  toujours  d'accord,  il  est  vrai; 
entre  opportunistes  et  radicaux,  il  y  a  assez  souvent  des  querelles  de 
famille,  même  des  querelles  assez  vives,  assez  amères.  Le  ministère, 


708  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

placé  entre  ces  frères  ennemis,  ne  sait  pas  toujours  de  quel  côté  il 
doit  se  tourner,  comment  il  doit  parler  et  agir  pour  rester  en  équi- 
libre. N'importe,  ministères  opportunistes,  radicaux,  républicains  de 
toutes  nuances  se  retrouvent  et  se  réconcilient  au  besoin  dans  quelque 
vote  de  passion  ou  de  menace.  Ils  vont  devant  eux,  tout  pleins  de  l'es- 
prit de  parti,  sans  tenir  compte  des  intérêts  ou  des  vœux  du  pays,  des 
plus  anciennes  garanties  libérales,  des  droits  les  plus  simples,  et  ils 
ne  s'aperçoivent  pas  que  cette  triste  politique  est  exactement  l'opposé 
de  la  politique  d'une  nation  qui  a  la  généreuse  et  légitime  ambition 
de  se  relever  de  ses  désastres,  de  reprendre  sa  place  et  son  rôle  dans 
le  monde. 

Que  cette  politique  des  dernières  années,  qui  n'a  été  qu'une  dévia- 
tion incessante,  obstinée  de  la  vraie  politique  de  la  France,  n'ait  point 
réussi,  le  fait  est  assez  éclatant.  Au  premier  abord,  la  conséquence 
semblerait  être  qu'il  y  aurait  tout  au  moins  à  réfléchir.  Bien  au  con- 
traire :  au  lieu  de  s'avouer  leurs  mécomptes  et  d'en  chercher  les 
causes,  au  lieu  de  s'éclairer  d'une  expérience  évidemment  malheu- 
reuse et  de  se  modérer,  les  républicains  n'ont  imaginé  rien  de  mieux 
que  d'accentuer  ce  qu'il  y  a  de  plus  exclusif  dans  leurs  passions,  à 
rester  plus  que  jamais  une  domination,  une  exploitation  organisée  de 
parti.  C'est  l'histoire  de  tous  les  jours  :  qu'ils  s'occupent  de  finances 
ou  d'industrie,  des  grèves  ou  des  chemins  de  fer,  de  l'enseignement 
ou  de  l'armée,  ils  n'ont  qu'une  idée  fixe,  qu'ils  laissent  percer  dans 
leurs  discussions,  qu'ils  traduisent  dans  leurs  votes.  Ils  ne  se  préoc- 
cupent guère  des  intérêts  généraux  du  pays,  qu'ils  sacrifient  le  plus 
souvent  pour  le  plaisir  de  mettre  leurs  fantaisies  dans  un  ordre  du 
jour.  Ils  songent  avant  tout  à  régner  sans  partage,  par  l'exclusion  et 
l'élimination  de  tout  ce  qui  les  gêne.  Les  républicains  ont  peut-être 
beaucoup  oublié  depuis  qu'ils  sont  arrivés  au  pouvoir,  ils  n'ont  à  coup 
sûr  rien  appris.  Ils  ont  surtout  oublié  ou  renié  les  traditions  libérales, 
qui  sont  l'honneur  et  la  garantie  d'une  société  éclairée  ;  ils  n'ont  pas 
appris  que  les  majorités  n'étaientque  strictement  justes  et  prévoyantes 
en  sachant  respecter  les  minorités,  en  leur  laissant  leurs  droits  et  leur 
place  dans  la  direction  des  affaires  publiques.  Ils  l'ont  montré  plus 
d'une  fois  dans  des  circonstances  toutes  récentes,  —  et  à  Foccasion  du 
choix  des  membres  de  la  commission  du  budget,  et  à  propos  de  cette 
loi  sur  l'enseignement  qui  occupe  encore  le  sénat,  dont  l'importance 
et  le  caractère  se  dévoilent  de  plus  en  plus  à  mesure  que  le  débat  so 
prolonge. 

Certes,  on  en  conviendra,  s'il  y  avait  une  question  devant  laquelle 
l'esprit  de  parti  et  d'exclusion  dût  pour  un  instant  s'eiTacer,  c'était 
bien  cette  question  des  finances  et  du  budget  qui  intéresse  si  vive* 
mont  le  pays  tout  entier.  Les  circonstances  sont,  en  effet,  assez  excep- 
tioouelles.  Le  budget  que  le  gouvernement  vient  de  porter  aux  cUam* 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

bres  n*est  pas  un  budget  ordinaire;  il  propose  des  mesures  qui  peuvent 
être  nécessaires  et  qui  n'ont  pas  moins  une  gravité  particulière.  Il  y  a 
un  emprunt  de  quinze  cents  millions  qui  doit  servir  à  éteindre  une 
dette  démesurément  grossie.  Il  y  a  un  remaniement  de  l'impôt  sur 
les  eaux- de-vie  qui  doit  se  résoudre  en  définitive  dans  une  augmen- 
tation de  taxe  et  qui  est  destiné  à  assurer  au  trésor  une  ressource 
nouvelle.  Il  y  a  une  suppression  du  budget  extraordinaire  et  une 
suppression  d'amortissement.  Ainsi,  des  dettes  à  contracter,  des  im- 
pôts à  créer,  de  nouvelles  conditions  budgétaires  à  étudier  et  à  sanc- 
tionner, c'est  la  question  complexe,  épineuse,  singulièrement  délicate, 
soumise  en  ce  moment  aux  chambres.  Tout  cela,  on  le  remarquera, 
représente  une  sorte  de  liquidation  devenue  nécessaire  ;  c'est  la  suite 
d'une  situation  que  les  fautes  accumulées,  les  dépenses  imprévoyantes 
ont  préparée,  et  qui  a  provoqué  en  partie  le  mouvement  d'opinion 
dont  les  élections  dernières  ont  été  l'expression.  C'était  assurément 
le  cas  de  procéder  libéralement,  d'appeler  dans  la  commission  du 
budget  des  hommes  de  tous  les  partis,  des  conservateurs,  ceux-là  mêmes 
dont  l'élection  a  été  au  mois  d'octobre  une  protestation  contre  les 
erreurs  financières  qu'il  s'agit  aujourd'hui  de  réparer;  c'était  de  la 
plus  simple  équité,  c'était  de  plus  habile.  Les  républicains,  avec  leur 
étroit  et  vulgaire  esprit  d'exclusion,  ne  l'entendent  pas  ainsi;  ils  se 
sont  au  contraire  mis  d'accord  pour  eXv^lure  tous  les  représentans  de 
la  droite,  pour  rester  seuls  maîtres  dans  la  .-ommission  du  budget;  ils 
prétendent  traiter  les  finances  de  la  France  comme  une  affaire  de  mé- 
nage !  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  le  lendemain,  les  radicaux, 
qui  auraient  voulu  sans  doute  une  plus  large  part  dans  la  commission, 
se  sont  plaints  vivement  d'avoir  été  les  dupes  des  opportunistes,  et 
la  querelle  est  certainement  risible  de  leur  part,  après  la  manœuvre 
à  laquelle  ils  venaient  de  s'associer.  Les  républicains,  en  dépit  de 
leurs  querelles  pour  le  partage  du  butin,  ont  réussi,  c'est  possible  : 
ils  ont  joué  un  bon  tour  parlementaire  en  excluant  tous  les  représen- 
tans de  la  droite  de  la  commission  du  budget;  mais  ils  ont  peut-être 
oublié  que,  derrière  ces  représentans,  il  y  a  trois  millions  cinq  cent  mille 
électeurs  qui  les  ont  nommés,  qui  sont  une  partie  du  pays,  qui  paient 
leurs  impôts,  et  dont  les  intérêts,  les  vœux,  les  sentimens  mérite- 
raient de  n'être  pas  traités  avec  cette  légèreté  superbe,  a  Faut-il  donc, 
disait  l'autre  jour  un  républicain  au  sénat,  faut-il  que  les  minorités 
gouvernent?  »  Non,  ce  n'est  pas  le  droit  des  minorités  de  gouverner 
dans  un  régime  parlementaire  ;  mais  les  majorités  à  leur  tour  n'ont 
pas  le  droit  d'exclure,  d'opprimer  les  minorités,  et,  quand  l'exclusion 
va  frapper  indirectement  trois  millions  cinq  cent  mille  Français  atteints 
dans  leurs  représentans,  elle  équivaut  à  une  sorte  d'interdiction  d'une 
partie  du  pays  pour  cause  d'opinion.  Cest  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
inique,  de  plus  imprévoyant,  de  moins  libéral,  et  ce  mépris  des  mino- 


710  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

rites,  c'est-à-dire  de  la  liberté,  qui  a  son  importance  dans  une  ques- 
tion de  représentation  parlementaire,  devient  bien  plus  grave  encore 
dans  une  affaire  comme  la  loi  de  l'enseignement  primaire. 

Qu'est-ce  en  effet  que  cette  loi  dont  la  discussion  se  ravive  sans  cesse 
à  chaque  délibération  nouvelle  et  semble  n'être  jamais  épuisée?  C'est 
certainement  la  plus  audacieuse  mainmise  de  l'état  sur  la  jeunesse 
du  pays  par  un  enseignement  officiel,  né  d'une  inspiration  de  parti  ou 
de  secte.  Elle  n'a  rien  de  nouveau,  si  l'on  veut,  elle  n'est  que  la  suite 
ou  le  complément  d'une  loi  qui  a  été  votée,  il  y  a  quelques  années,  et 
qui  prétendait  organiser  ce  qu'on  appelle  l'instruction  laïque  avec  des 
instituteurs  laïques,  c'est-à-dire  à  l'exclusion  de  tout  ce  qui  est  con- 
gréganiste.  L'ancienne  loi,  cependant,  laissait  encore  une  certaine  la- 
titude ;  elle  mettait  des  degrés  et  des  tempéramens  dans  l'application 
du  principe.  La  loi  nouvelle  a  précisément  pour  objet  de  ne  plus  ad- 
mettre aucun  tempérament,  d'organiser  l'enseignement  obligatoire  et 
laïque  au  nom  de  l'état,  sans  restriction,  sans  concession,  sans  tenir 
compte  ni  des  sentimens  des  familles,  ni  même  de  l'intervention  des 
communes.  L'enseignement  primaire,  avec  son  esprit  nouveau,  avec 
ses  méthodes  et  son  armée  d'instituteurs  laïques,  c'est  le  grand  instru- 
ment de  règne  pour  l'état  républicain!  M.  le  ministre  de  l'instruction 
publique  croit  avoir  tout  dit  et  pallié  le  despotisme  qu'il  organise  avec 
ce  simple  mot  de  neutralité  des  écoles,  qu'il  répète  sans  cesse,  qui  joue 
un  grand  rôle  dans  la  discussion.  Mais  cette  neutralité,  comment  l'en- 
tend-il  lui-même?  Il  n'explique  rien  et  ne  pallie  rien.  Ce  n'est  pas  sé- 
rieusement, sans  doute,  qu'il  accuse  de  pauvres  maîtres  d'école  por- 
tant l'habit  religieux  d'enseigner  à  leurs  élèves  que  la  vie  est  une 
expiation  et  que  le  travail  est  une  peine  !  La  vérité  est  qu'on  est  pressé 
de  chasser  les  congréganistes  parce  qu'ils  sont  congréganistes,  qu'on 
tient  à  bannir  toute  influence  religieuse  des  écoles,  qu'on  veut  opposer 
le  palais  scolaire  à  l'église,  l'instituteur  au  curé,  les  manuels  civiques 
et  la  morale  indépendante  au  simple  catéchisme.  Et  c'est  là  ce  qu'on 
appelle  la  neutralité  !  C'est  là  la  garantie  offerte  aux  pères  de  famille  à 
qui  on  inflige  l'obligation  d'envoyer  leurs  enfans  à  l'école  primaire  I 

De  quoi  se  plaint-on?  la  loi  ne  laisse-t-elle  pas  toute  liberté  à  l'en- 
seignement privé  si  on  ne  veut  pas  de  l'enseignement  de  l'état?  Oh! 
sans  doute,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  est  un  grand  libé- 
ral; il  a  sa  manière  d'entendre  la  liberté  aussi  bien  que  la  neutralité. 
Que  des  républicains  sérieux  et  éclairés  comme  M.  Bardoux,  M.  Bar- 
bey, M.  Emile  Labiche  présentent  des  amendemens  qui  n'ont,  après 
tout,  d'autre  objet  que  d'adoucir  une  loi  rigoureuse,  de  laisser  tout  au 
moins  au  gouvernement  la  faculté  de  s'inspirer  des  sentimens  locaux, 
de  consulter  les  municipalités,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
s'emporte;  il  combat  avec  une  sorte  d'àpreté  toutes  ces  propositions 
comme  autant  d'attentats  contre  renseignement  laïque,  contre  l'état. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

Il  refuse  aux  municipalités  le  droit  d'avoir  désormais  une  opinion  sur 
leurs  écoles,  sur  ce  qui  conviendrait  aux  populations  ;  il  leur  reconnaît 
par  exemple  le  droit  de  s'imposer  et  de  payer,  si  on  les  y  oblige  :  tout 
le  reste  est  de  l'anarchie,  il  a  dit  le  mot.  Et  c'est  ainsi  qu'en  vrai  libé- 
ral de  la  nouvelle  école  républicaine,  il  comprend  la  liberté  des  com- 
munes! S'agit-il  de  l'enseignement  privé,  le  système  est  complet.  Non, 
sans  doute,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  ne  tue  pas  l'ensei- 
gnement privé,  comme  le  lui  a  dit  avec  une  spirituelle  ironie  M.  Jules 
Simon  dans  un  éloquent  discours;  il  ne  le  tue  pas,  il  le  réduit  seule- 
ment à  un  état  maladif  où  il  aura  de  la  chance  s'il  peut  vivre.  D'abord 
l'instituteur  privé  aura  d'assez  grandes  difficultés  pour  s'établir;  puis, 
à  peine  établi,  il  sera  pris  par  le  service  militaire  ;  il  n'a  plus  l'exemp- 
tion qu'on  réserve  aux  instituteurs  publics.  S'il  parvient  à  rester  dans 
son  école,  il  relèvera  d'un  conseil  départemental  composé  de  fonction- 
naires, où  il  sera  représenté  par  grâce,  et,  pour  plus  de  garantie,  sans 
doute  aussi  par  respect  pour  l'égalité ,  ses  délégués  seront  désignés 
par  le  ministre,  tandis  que  les  instituteurs  publics  choisiront  eux- 
mêmes  leurs  représentans.  11  restera  naturellement  aussi  sous  l'œil 
vigilant  de  tous  les  inspecteurs  possibles.  Bref,  moyennant  qu'il  se 
tire  de  tout  cela,  qu'il  échappe  au  service  militaire,  aux  surveillances, 
aux  inspections,  aux  délations,  aux  juges  administratifs,  le  représen- 
tant de  l'enseignement  privé  pourra  vivre;  il  aura  tout  juste  les  liber- 
tés dont  parle  Figaro.  M.  le  ministre  de  l'instru^^tion  publique  ne  s'est 
pas  dou^é  qu'il  réalisait  dans  la  loi  ce  plaisant  idéal  1 

Voilà  donc  où  l'on  peut  arriver  quand  on  subit  cette  implacable  ob- 
session de  l'esprit  de  secte  !  On  dirait  que  ce  ministre  et  cette  majorité, 
également  impatiens  de  précipiter  les  autres  dans  la  servitude,  ont 
oublié  toutes  les  traditions  des  libertés  françaises.  Et  si  on  fait  obser- 
ver à  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  qu'il  peut  rencontrer  des 
résistances,  qu'il  est  pourtant  étrange  de  s'exposer,  en  pleine  répu- 
blique, à  voir  des  instituteurs  établis  par  la  force,  malgré  les  popula- 
tions, il  a  une  dernière  réponse  :  C'est  la  loi,  tout  le  monde  doit  res- 
pecter la  loi  !  Comme  si  l'oppression  cessait  d'être  l'oppression  parce 
qu'elle  prend  un  masque  de  légalité,  ainsi  que  le  lui  a  dit  M.  Labiche 
dans  un  discours  aussi  vif  que  sensé.  M.  le  ministre  de  l'instruction 
publique  a  réussi  sans  doute  ou  paraît  avoir  réussi.  Il  aura  sa  majo- 
rité, il  a  dans  tous  les  cas  le  bruyant  cortège  des  radicaux,  dont 
il  satisfait  les  passions.  Et  après  cela  le  gouvernement  en  a-t-il 
plus  d'autorité  et  de  force  ?  11  n'est  qu3  plus  faible  devant  tous  ceux 
qui  n'ont  pas  précisément  l'habitude  de  respecter  la  loi.  Il  a  au- 
près de  lui  la  plus  vaine,  la  plus  turbulente  des  assemblées  muni- 
cipales, qui  a  la  passion  de  l'illégalité  et  à  laquelle  il  n'ose  même 
pas  toucher.  Le  conseil  municipal  de  Paris  ne  cesse  de  dépasser  ses 


712  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

pouvoirs  dans  ses  votes,  dans  ses  motions,  dans  ses  ordres  du  jour,  et 
on  détourne  les  yeux.  11  demande  un  emprunt  sans  garanties  défi- 
nies, sans  justification  de  dépenses,  sans  aucune  des  formalités  exi-< 
gées  par  la  loi,  et  on  se  hâte  de  porter  l'emprunt  aux  chambres.  Il 
veut  avoir  son  indépendance  financière,  son  indépendance  adminis- 
trative, il  tient  maintenant  à  être  un  petit  parlement,  à  avoir  ses 
séances  publiques  :  on  le  laisse  faire.  Nos  ministres  trouvent,  sans 
doute,  que  tout  est  bien.  Singulier  gouvernement,  qui  passe  sa  vie  à 
froisser  dans  tous  leurs  sentimens  ceux  dont  l'appui  lui  serait  plus 
utile,  et  à  s'abaisser  devant  ceux  qui  ne  sont  occupés  qu'à  l'embar- 
rasser de  leur  alliance,  à  lui  imposer  leurs  fanatismes,  à  le  désarmer 
devant  les  agitations  intérieures  comme  dans  son  rôle  extérieur!  Et 
cependant,  encore  une  fois,  ce  ne  serait  pas  pour  la  France  le  moment 
de  mettre  toute  sa  politique  dans  ces  misérables  jeux  des  partis  ! 

Qui  peut  dire  par  quelles  phases  auront  encore  à  passer  ces  affaires 
d'Orient,  que  l'Europe  s'épuise  à  débrouiller  sans  pouvoir  y  réussir,  qui 
semblent  s'être  compliquées  de  nouveau  au  moment  où  l'on  croyait  en 
avoir  fini  pour  quelque  temps?  Tout  récemment  encore,  cette  crise  des 
Balkans,  qui  dure  depuis  six  mois  déjà,  paraissait  toucher  à  un  dénoû- 
mcnt.  Entre  les  Serbes  et  les  Bulgares,  ces  ennemis  de  la  veille,  la 
paix  venait  d'être  signée  et  elle  a  été  ratifiée  depuis.  Entre  Bulgares  et 
Turcs,  il  y  avait  un  traité  ou  arrangement  qui,  sauf  des  modifications 
réclamées  par  certaines  puissances  jalouses  de  maintenir  l'œuvre  du 
congrès  de  Berlin,  laissait  au  prince  de  Bulgarie  le  gouvernement  de 
la  Roumélie.  La  Grèce  seule  persistait  dans  ses  revendications,  dans  ses 
velléités  guerrières,  et  les  Hellènes  seuls  ne  pouvaient  résister  long- 
temps aux  conseils,  à  la  pression  de  l'Europe.  Aujourd'hui  toutest  changé. 
La  Grèce  en  est  plus  que  jamais  à  ses  revendications,  à  ses  armemens, 
et  le  prince  Alexandre,  à  son  tour,  est  rentré  en  scène  comme  pour  ra- 
viver une  crise  à  demi  éteinte.  Il  n'accepte  plus  les  modifications  faites 
par  la  Russie  à  l'arrangement  turco-bulgare.  11  ne  veut  pas  être  un 
simple  gouverneur  de  la  Roumélie  vaguement  désigné  sous  le  titre  de 
prince  de  Bulgarie  ou  n'ayant  ses  pouvoirs  que  pour  cinq  ans.  11  ré- 
clame une  délégation  nominative  et  viagère.  Il  proteste  contre  la  dimi- 
nution d'autorité  et  de  dignité  qu'on  veut  lui  infliger.  Bref,  rien  n'est 
fait,  rien  n'est  aussi  avancé  qu'on  le  croyait,  qu'on  se  plaisait  à  l'espé- 
rer. La  résistance  du  prince  Alexandre,  si  elle  se  prolongeait,  si  elle 
allait  jusqu'à  un  refus  de  soumission,  peut  ranimer  les  ardeurs  bel- 
liqueuses des  Grecs,  et,  tant  qu'on  n'en  a  pas  fini  de  ces  dinicultés, 
l'Europe  en  est  toujours  à  vivre  avec  cette  menace  d'explosions  nou- 
velles qui  n'ont  rien  de  rassurant  pour  la  tranquillité  universelle.  C'est 
un  perpétuel  danger;  mais,  si  cette  paix  extérieure, qui  dépenddes  in- 
cidens  lointains,  reste  précaire,  singulièrement  exposée,  il  y  a  aujour- 


REVUE.    —    CHRONIOrE.  713 

d'hui  une  autre  paix  tout  autant  en  péril,  c'est  cette  paix  sociale  qui 
est  visiblement  ébranlée  un  peu  partout,  qui,  en  ce  moment  même, 
vient  d'être  si  cruellement,  si  tragiquement  troublée  en  Belgique. 

11  n'y  a  point  évidemment  à  s'y  tromper,  ce  serait  même  un  danger 
de  plus  de  chercher  à  se  faire  illusion.  La  plupart  des  pays  sont  envahis 
par  l'esprit  d'anarchie  qui  se  répand  en  propagandes,  qui  s'efforce  de 
gagner  les  multitudes,  qui  prend  à  tâche  de  fanatiser,  d'égarer  les  po- 
pulations ouvrières  en  les  poussant  contre  ce  qu'il  appelle  le  capital, 
contre  le  patronat,  contre  le  bourgeois  industrieux  et  arrivé  à  la  for- 
tune. —  La  Hollande,  la  paisible  Hollande  elle-même,  avait  récemment 
ses  réunions  socialistes,  où  l'on  s'excitait  aux  manifestations  violentes, 
où  l'on  vantait,  comme  un  exemple  à  suivre,  les  pillages  des  magasins 
de  Londres.  L'Angleterre,  précisément,  parce  qu'elle  est  la  grande  na- 
tion industrielle,  a  depuis  longtemps  ses  associations  organisées  pour 
la  lutte,  et  elle  est  exposée  de  temps  à  autre  à  de  redoutables  secousses. 
La  France  a  eu  et  a  encore  ses  grèves,  —  elle  pourra  en  avoir  de  plus 
sérieuses  à  la  faveur  des  moyens  qu'on  a  mis  à  la  disposition  des  agita- 
teurs. L'Allemagne  a  ses  socialistes,  ses  anarchistes  qui  arrivent  jus- 
qu'au parlement,  que  M.  de  Bismarck  se  flatte  de  combattre  et  d'an- 
nihiler par  son  socialisme  d'état.  Là  où  fermentent  les  passions 
échauffées  par  les  propagandes  démoralisatrices,  tout  est  possible. 
Tous  les  pays  peuvent  avoir  leurs  crises;  mais  nulle  part  jusqu'ici,  il 
faut  l'avouer,  il  n'y  avait  eu,  depuis  longtemps  du  moins,  une  explosion 
comme  celle  qui  ravage  et  désole  en  ce  moment  la  Belgique.  Ce  n'est 
plus  une  question  de  salaires  ou  de  travail,  une  contestation  entre  pa- 
trons et  ouvriers;  c'est  la  guerre  sociale  dans  toute  sa  crudité  sinistre, 
l'insurrection  famélique  et  brutale,  à  laquelle  le  gouvernement  n'a 
d'autre  ressource  que  d'opposer  la  force.  C'est  tout  le  caractère  de  la 
lutte  qui  vient  de  s'engager  en  Belgique,  elle  n'en  a  pas  d'autre.  Les 
grèves  qui  ont  éclaté  sur  certains  points,  le  plus  souvent  sans  raison 
sérieuse,  et  qui  se  sont  propagées  aussitôt,  ne  sont  manifestement 
qu'un  incident.  Les  grévistes  ne  sont  que  des  instrumens,  des  soldats 
ramassés  un  peu  partout  par  des  meneurs  anarchistes  et  révolution- 
naires qui  les  conduisent  purement  et  simplement  à  la  destruction. 

Le  mouvement  a  commencé  dans  le  bassin  de  Liège,  où,  dès  les  pre- 
miers jours,  il  s'est  manifesté  par  des  actes  de  vandalisme;  mais  il  ne 
s'est  vraiment  déchaîné  dans  toute  son  intensité,  dans  toute  sa  vio- 
lence qu'autour  de  Charleroi.  Là  des  bandes  se  sont  répandues  de 
toutes  parts  dans  les  campagnes,  incendiant  les  usines,  les  manufac- 
tures, les  châteaux,  les  couvens,  complétant  l'incendie  par  le  pillage, 
rançonnant  et  violentant  les  habitans  paisibles,  renouvelant  sur  leur 
passage  les  vieilles  jacqueries.  Auprès  de  ces  scènes  lugubres,  les  que- 
relles parlementaires  des  libéraux  et  des  catholiques,  on  en  convien- 
dra, paraissent  assez  vaines.  L'insurrection  menace  sûrement  les  libé- 


714  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

raux  autant  que  les  catholiques.  Elle  est  dirigée  contre  la  constitution 
libérale  de  la  société,  contre  tout  ce  qui  possède,  contre  le  travail  lui- 
même  ;  elle  ne  respecte  pas  plus  la  maison  d'industrie  que  la  maison 
de  plaisance,  et  c'est  ce  qui  fait  de  cette  étrange  sédition  un  événe- 
ment qui,  en  éprouvant,  en  remuant  profondément  la  Belgique,  doit 
aussi  retentir  en  Europe.  On  ne  s'y  attendait  pas,  cela  est  bien  clair. 
Le  gouvernement  de  Bruxelles  paraît  avoir  été  lui-même  un  peu  sur- 
pris et  par  la  multiplicité  des  échauffourées  et  par  la  rapidité,  par  la 
violence  de  cette  explosion  de  barbarie.  Il  n'avait  pas  de  forces  suffi- 
santes pour  être  partout  à  la  fois.  Il  a  été  cependant  bientôt  en  me- 
sure d'envoyer,  sous  les  ordres  du  général  Van  der  Smissen,  une  petite 
armée  de  8à  10,000  hommes  sur  ce  qu'il  faut  bien  appeler  le  théâtre 
de  la  guerre.  C'est  bien  la  guerre  en  effet  puisque,  depuis  quelques 
jours,  il  y  a  eu  une  série  d'engagemens  et  que  les  victimes  sont  né- 
cessairement assez  nombreuses.  Le  mouvement  sera  réprimé  sans 
nul  doute.  La  loi  restera  victorieuse,  rien  n'est  plus  désirable,  dans 
l'intérêt  de  la  Belgique  d'abord,  puis  pour  d'autres  raisons  qui  condui- 
raient bientôt  peut-être  aux  complications  les  plus  graves. 

Et  après?  à  quoi  aura  servi  cette  coupable  tentative?  Les  meneurs 
d'anarchie  qui  ont  poussé  au  crime  des  populations  égarées,  et  il  y  a, 
dit-on,  beaucoup  d'étrangers,  auront  sûrement  l'habileté  de  se  déro- 
ber et  de  disparaître.  Les  ruines  qu'ils  ont  accumulées  dans  le  pays 
sont  déjà  incalculables.  Des  industries  sont  perdues  pour  longtemps. 
Des  usines  qui  employaient  jusqu'à  2,000  ouvriers  ont  été  incendiées 
et  ceux  qu'elles  occupaient  demeurent  nécessairement  sans  travail. 
Après  la  grève  et  l'émeute,  la  misère,  c'est  la  douloureuse  et  inévi- 
table moralité  !  En  Belgique  comme  ailleurs,  les  ouvriers  qu'on  abuse 
ne  veulent  pas  voir  que,  fussent-ils  même  victorieux  comme  on  le  leur 
promet,  ils  ne  seraient  pas  beaucoup  plus  avancés  le  lendemain  ;  ils 
n'auraient  changé  ni  la  nature  des  choses,  ni  les  conditions  essen- 
tielles du  travail;  ils  auraient  tout  au  plus  fait  les  affaires  de  ceux  qui 
les  exploitent.  Par  la  grève  et  l'émeute,  ils  ne  servent  ni  leurs  inté- 
rêts, ni  l'industrie  qui  les  fait  vivre,  ni  une  cause  politique  ou  sociale, 
ni  leur  pays;  ils  sont  les  éternelles  dupes  des  malfaiteurs  ambitieux 
qui  vont  chercher  auprès  d'eux,  à  leurs  dépens,  une  grossière  popula- 
rité. 

Les  affaires  de  l'Angleterre,  comme  toutes  les  affaires  du  monde  au- 
jourd'hui, semblent  se  compliquer  sans  cesse  au  lieu  de  se  simplifier. 
L'Angleterre  a  sans  doute,  comme  d'autres  pays,  ses  épreuves  inté- 
rieures, ses  agitations  industrielles,  ses  grèves;  elle  a  eu  même,  elle 
aussi,  il  y  a  quelques  jours,  ses  émeutes  en  pleine  ville  do  Londres. 
Elle  a  de  plus  en  perspective  devant  elle  une  vraie  révolution,  il  faut 
bien  l'appeler  de  ce  nom,  puisque  tout  ce  qui  se  prépare  pour  l'Irlande 
peut  assurément  être  une  révolution.  La  difficulté  seulement,  ou  le 


REVTE.    —    CHRONIQUE.  715 

sent  bien,  est  d'aborder  cette  grande  et  douloureuse  question  qui  pas- 
sionne et  trouble  l'opinion,  qui  divise  les  partis,  le  gouvernement  lui- 
même.  M.  Gladstone,  malgré  toute  sa  hardiesse,  malgré  l'impétuosité 
avec  laquelle  il  s'est  chargé  de  résoudre  cet  étrange  problème  irlan- 
dais, est  le  premier  maintenant  à  temporiser,  à  calculer  tous  ses 
mouvenienset  même  toutes  ses  paroles.  En  quoi  consistent  réellement 
ses  projets?  Comment  entend-il  arriver  à  désintéresser  les  anciens 
propriétaires,  les  landlords,  sans  trop  surcharger  la  dette  de  l'Angle- 
terre, et  à  donner  une  sorte  d'indépendance  nationale  à  l'Irlande  sans 
ébranler  l'intégrité  du  royaume-uni?  C'est  encore  son  secret.  11  ajourne 
de  semaine  en  semaine;  maintenant  c'est  le  8  avril  qui  reste  fixé 
comme  le  grand  jour  des  explications.  Jusque-là  il  ne  dit  rien,  il  se 
bornait  tout  récemment  à  mettre  l'opinion  en  garde  contre  les  divul- 
gations indiscrètes  par  lesquelles  on  cherchait  à  l'abuser.  M.  Glad- 
stone, pour  garder  ce  prudent  silence,  a  eu  sans  doute  ses  raisons,  et 
la  première,  c'est  qu'avant  de  s'engager  dans  la  série  d'épreuves  qu'il 
aura  à  subir  devant  la  chambre  des  communes,  devant  la  chambre 
des  lords,  il  s'est  trouvé  tout  d'abord  réduit  à  se  demander  s'il  arri- 
verait au  jour  décisif  avec  son  ministère  intact.  C'est  là,  en  effet,  ce 
qui  est  venu  tout  compliquer  presque  à  l'improviste.  Le  fait  est  qu'à  la 
première  communication  de  la  réforme  irlandaise  au  conseil,  les  dis- 
sentimens  ont  éclaté,  qu'il  y  a  eu,  dès  ce  moment,  une  crise  minis- 
térielle et,  chose  curieuse,  c'est  parmi  les  radicaux  du  cabinet  que  les 
projets  de  M.  Gladstone  ont  rencontré  l'opposition  la  plus  vive. 
M.  Chamberlain,  M.  Trevelyan  particulièrement,  ont  refusé  de  suivre 
le  grand  chef  libéral  dans  sa  politique  irlandaise  ;  ils  étaient  surtout 
opposés,  dit-on,  aux  mesures  agraires  imaginées  pour  désintéresser 
les  landlords  aux  frais  de  l'Angleterre. 

Un  instant  on  a  pu  croire  que  M.  Chamberlain,  M.  Trevelyan,  ajour- 
neraient tout  au  moins  leur  démission,  ne  fût-ce  que  pour  ne  pas 
embarrasser  M.  Gladstone  par  les  explications  prématurées  que  pour- 
rait provoquer  leur  retraite.  Ils  n'ont  pas  voulu,  à  ce  qu'il  paraît, 
attendre  plus  longtemps,  et  le  chef  du  cabinet  vient  de  les  remplacer 
par  deux  hommes  mieux  disposés  à  suivre  sa  politique  :  M.  Stansfeld, 
un  vieux  radical  connu  autrefois  pour  ses  relations  avec  Mazzini,  et  lord 
Dalhousie,  qui  s'est  fait  une  réputation  d'ardent  libéral,  allant  jusqu'au 
radicalisme  dans  les  affaires  d'Irlande.  En  apparence,  rien  n'est  changé, 
si  l'on  veut,  ce  n'est  qu'un  incident  à  la  veille  des  grandes  batailles 
qui  se  préparent;  en  réalité,  la  situation  ne  laisse  pas  d'être  bizarre 
et  peut  d'un  instant  à  l'autre  devenir  difficile.  Il  en  résulte  que  M.  Glad- 
stone, après  avoir  été  abandonné  il  y  a  quelque  temps  par  les  vieux 
whigs  comme  lord  Hartington,  M.  Goschen,  M.  Forster,  lord  Derby, 
perd  maintenant  l'appui  des  radicaux  comme  M.  Chamberlain,  M.  Tre- 
velyan, qui  SQ  fépareat  de  lui.  M.  Gladstone  reste  toujours  sans  doute 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  grand  chef  libéral,  le  tacticien  habile,  l'orateur  à  la  parole  puissante 
et  entraînante  qui  exerce  une  sorte  de  dictature.  Jusqu'au  dernier  mo- 
ment, il  peut  modifier  ses  projets  de  façon  à  déconcerter  ses  adver- 
saires, et  il  garde  assez  d'ascendant  pour  vaincre  bien  des  résistances. 
Au  fond,  cependant,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  le  ministre  qui  entre- 
prend cette  révolution  en  Irlande,  qui  l'a  promise  à  son  arrivée  au 
pouvoir,  se  trouve  dans  des  conditions  singulièrement  critiques.  Il  va 
avoir  affaire  à  des  oppositions  redoutables,  d'autant  plus  redoutables 
qu'elles  s'appuient  sur  une  opinion  visiblement  agitée  et  inquiète.  La 
partie  financière  des  projets  de  M.  Gladstone,  qui  peut  mettre  2  mil- 
liards à  la  charge  de  l'Angleterre  pour  libérer  la  propriété  irlandaise, 
ne  rassure  pas  plus  les  Anglais  que  la  partie  politique,  qui  semble  de- 
voir promettre  à  l'île  sœur  une  sorte  d'indépendance  nationale; 

Plus  on  va,  plus  l'opinion  se  défie  et  craint  de  voir  s'engager  défini- 
tivement cette  campagne  qui  peut  devenir  la  crise  la  plus  périlleuse 
pour  la  puissance  britannique  ;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair.  M.  Glad- 
stone peut  certainement  triompher,  si,  par  ses  projets  comme  par  ses 
discours,  il  réussit  à  rassurer  l'opinion,  à  montrer  ce  qu'il  y  a  de  juste, 
de  moral,  de  réellement  conservateur  dans  une  mesure  qui  garantit 
les  propriétaires  en  rachetant  une  vieille  iniquité.  Il  peut  sûrement 
aussi  échouer  dès  les  premiers  pas  devant  la  coalition  de  ceux  qui  lui 
reprochent  d'engager  démesurément  les  finances  anglaises  dans  une 
opération  hasardeuse,  et  de  ceux  qui  l'accusent  de  mettre  en  péril 
par  son  parlement  ou  son  grand  conseil  irlandais  l'unité  de  l'empire 
britannique.  Dans  tous  les  cas,  il  y  aune  chose  certaine,  c'est  qu'après 
cette  grande  tentative,  si  elle  échoue,  on  ne  voit  pas  bien  quel  gou- 
vernement, conservateur  ou  radical,  aura  assez  d'autorité  et  de  force 
pour  contenir  l'Irlande  brusquement  rejetée  dans  les  agitations  se- 
crètes et  les  conspirations  qu'on  n'a  jamais  pu  vaincre. 

Non,  assurément,  ce  n'est  pas  facile  de  gouverner  un  grand  pays. 
M.  Gladstone  en  fait  l'expérience  avec  ses  réformes,  qu'il  ne  fera  pas 
aisément  accepter,  et  qui  contiennent  en  effet  un  assez  redoutable 
inconnu  pour  l'Angleterre.  M.  de  Bismarck  lui-même,  malgré  son  om- 
nipotence, a  quelque  peine  à  faire  marcher  l'Allemagne,  comme  il  le 
disait  autrefois,  et  à  mener  de  front  tous  les  projets  auxquels  il  attache 
la  fortune  de  sa  politique.  Il  est  vrai  que,  depuis  quelque  temps,  il 
multiplie  singulièrement  ces  projets  et  qu'il  donne  de  l'occupation  à 
toutes  ses  assemblées,  aux  chambres  prussiennes  comme  au  parle- 
ment de  l'empire.  Ici,  au  Landtag,  il  s'agit  de  cette  étrange  et  chimé- 
rique entreprise  de  la  germanisation  des  provinces  orientales  par  la 
suppression  de  l'élément  polonais.  Là,  à  la  chambre  des  seigneurs  de 
Prusse,  s'agite  la  question  des  nouvelles  lois  religieuses  destinées  à 
en  finir  avec  l'éternel  «  Cullurkampf;  »  au  parlement  do  l'empire,  au 
Reichstag,  on  discute  sur  le  renouvellement  des  mesures  de  défense 


REVUE.    —    CIIRUMOLE.  717 

contre  les  socialistes  et  sur  le  monopole  de  l'alcool.  Tout  marche  à  la 
fois,  et  tout  ne  marche  pas,  on  le  sent  bien,  au  gré  du  chancelier. 
Qu'en  sera-t-il  de  tous  ces  projets?  Un  des  plus  caractéristiques,  assu- 
rément, est  celui  qui  a  pour  objet  ce  qu'on  peut  appeler  la  paix  reli- 
gieuse, par  l'abrogation  des  lois  de  mai.  iM.  de  Bismarck  a  depuis 
longtemps  pris  son  parti.  Ce  n'est  pas  d'hier  qu'il  négocie  avec  le 
pape  Léon  XIII,  à  qui  il  rendait  il  y  a  quelques  mois  Fhommage  de  le 
choisir  pour  arbitre.  M.  de  Bismarck,  qui  est  un  politique  sérieux,  en 
a  assez  de  la  guerre  contre  les  catholiques,  contre  l'église  ;  il  ne  veut 
pourtant  pas  tout  céder,  il  entend  bien  réserver  certains  droits  de 
l'état,  et  c'est  là  précisément  la  question  qui  s'agite  aujourd'hui  à  la 
chambre  des  seigneurs  à  propos  d'un  amendement  de  l'évêque  de 
Fulda,  M.  Kopp,  qui  a  été  mêlé  aux  dernières  négociations  avec  le 
saint-siége.  Il  peut  y  avoir  encore  quelques  difficultés;  en  réalité, 
M.  de  Bismarck  est  allé  trop  loin  pour  reculer,  et  à  ceux  qui  lui  repro- 
chaient, il  y  a  quelques  jours,  de  se  contredire,  «  d'aller  à  Canossa,  » 
il  répondait  lestement  qu'on  lui  faisait  suivre  un  chemin  beaucoup 
plus  rude  que  celui  de  Canossa. 

Il  parlait  ainsi  récemment  au  Reichstag  dans  la  discussion  sur  le 
monopole  de  l'eau-de-vie,  auquel  il  attache  tant  de  prix,  et  le  dis- 
cours qu'il  a  prononcé  est  certes  aussi  curieux  que  significatif.  M.  de 
Bismarck  n'est  pas  visiblement  sans  préoccupation  pour  l'avenir  de 
l'empire;  il  y  a  dans  son  langage  un  mélange  d'irritation  contre  ses 
adversaires  et  de  virile  inquiétude.  Parle-t-il  sérieusement  lorsqu'il 
laisse  entrevoir  des  guerres,  des  invasions  renouvelées  de  1793  avec 
les  idées  socialistes  et  des  armées  marchant  sous  le  drapeau  rouge  ? 
M.  le  ministre  de  la  guerre  de  France  pourrait,  dans  tous  les  cas, 
faire  son  profit  de  la  hautaine  ironie  avec  laquelle  le  chancelier  de 
Berlin  a  fait  allusion  à  son  récent  langage  sur  le  rôle  de  l'armée  dans 
les  grèves  et  les  agitations  françaises. 

CH.    DE  liAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  commission  du  budget  a  été  nommée,  elle  a  choisi  pour  prési- 
dent M.  Bouvier,  entendu  les  explications  du  gouvernement,  et  décidé 
d'autoriser  l'émission  d'un  emprunt  de  900  millions.  Pourquoi  ce  chiffre 
de  900  millions  substitué  à  celui  del,ù66  millions  proposé  par  le  gou- 


718  REVDE  DES  DEDX   MONDES. 

vernement  ?  La  commission  serait  sans  doute  bien  embarrassée  pour 
expliquer  son  vote.  Elle  venait  de  repousser  successivement  les  chiffres 
de  1,466  millions,  de  1  milliard,  de  500  millions,  de  700  millions.  Elle 
a  voté  900  millions  comme  elle  en  aurait  voté  800  ou  850,  sans  autre 
motif  que  la  nécessité  de  s'arrêter  à  un  chiffre  quelconque,  dût  le 
système  financier  et  budgétaire  du  gouvernement  en  être  complète- 
ment bouleversé.  H  est  d'ailleurs  entendu  que  le  gouvernement  ac- 
cepte le  vote  de  la  commission,  et  il  est  probable  que  la  chambre  le 
ratifiera.  La  place  se  trouve  donc  en  face  d'un  emprunt  de  900  mil- 
lions et  non  de  1,466  millions,  comme  il  avait  été  dit  d'abord.  C'est, 
de  toute  façon,  une  fort  grosse  opération,  et  qu'il  faut  souhaiter  de 
voir  s'effectuer  dans  le  plus  bref  délai  possible. 

Les  nouvelles  extérieures  ont  eu  peu  d'influence  sur  les  allures  de  la 
Bourse.  On  ne  peut  que  s'en  féhciter,  ces  nouvelles  ayant  été  très  peu 
satisfaisantes.  Les  troubles  de  Belgique,  l'animosité  croissante  entre  la 
Russie  et  le  prince  Alexandre,  l'attitude  agressive  de  la  Grèce,  la  dé- 
tresse financière  de  la  Turquie,  auraient  été,  en  d'autres  circonstances, 
autant  de  motifs  de  prudence  et  de  réserve  pour  la  spéculation. 

Il  est  arrivé  sur  le  marché  des  rentes,  jusqu'à  présent,  peu  d'in- 
scriptions. La  baisse  générale  a  été  plutôt  le  résultat  du  ralentisse- 
ment causé  dans  le  courant  régulier  des  achats  de  l'épargne,  par  le 
désir  de  réserver  les  ressources  nécessaires  pour  la  souscription  au 
nouvel  emprunt.  C'est  à  cette  diminution,  on  pourrait  dire  à  cette  in- 
terruption subite  des  achats,  qu'est  due  la  réaction,  très  marquée  pen- 
dant cette  dernière  quinzaine,  des  obligations  de  toute  nature. 

Les  titres  de  la  ville  de  Paris  ont  fléchi  de  2  à  5  francs  ;  l'obliga- 
tion 1865  perdant  jusqu'à  11  francs. 

Les  obligations  foncières  4  pour  100  anciennes  ont  reculé  de  521  à 
516  ;  les  3  pour  100  de  1879  sont  à  457,  après  459.  La  communale 
3  pour  100  1860  a  perdu  15  francs,  à  470;  l'obligation  du  même  type, 
émise  en  1879,  n'a  reculé  que  de  2  fr.  50.  C'est  un  moment  d'arrêt 
forcé  dans  le  mouvement  d'amélioration  que  l'on  voit  se  poursuivre 
depuis  plusieurs  mois  sur  tout  cet  ensemble  de  titres  comme  sur  les 
obligations  de  chemins  de  fer,  à  mesure  que  progresse  le  classement. 

Le  petit  capitaliste  a  cessé  depuis  trois  semaines  de  se  présenter 
devant  les  guichets  des  compagnies  pour  y  acheter  des  obligations. 
Après  l'emprunt,  le  courant  reprendra  sans  peine  son  ancienne  direc- 
tion. La  réaction,  sur  toute  la  ligne,  a  été  de  3  à  5  francs.  L'obligation 
Nord  est  à  388,  après  392. 

En  ce  qui  concerne  les  rentes,  où  l'élément  spéculatif  intervient 
trop  puissamment  pour  que  l'action  des  capitaux  de  placement  soit 
directement  sensible  sur  les  cours,  il  s'est  livré  pendant  toute  la  se- 
maine une  série  de  combats  pour  la  défense  des  cours,  déjà  quelque 
peu  dépréciés  par  la  première  annonce  de  l'emprunt.  Le  3  puur  100, 


REVTE.    —    CHRONIQUE.  719 

jm  nédiatement  après  le  détachement  du  coupon,  effectué  le  16  du 
mois,  a  baissé  jusqu'à  80.30.  Un  effort  vigoureux  l'a  relevé  à  81  ;  mais 
de  nouvelles  ventes  se  sont  produites,  et  la  dispute  s'est  établie  au- 
tour de  80.50.  Un  moment,  on  s'est  approché  de  80,  pour  se  relever 
mardi  à  80.55.  Une  dépêche  annonçant  que  la  grève  se  généralisait  à 
Decazeville  a  fait  coter  de  nouveau  80.25. 

L'amortissable  a  réagi  de  G  fr.  37  ;  le  Zj  1/2,  de  0  fr.  47  ;  le  3  pour  100, 
de  0  fr.  ho.  En  fait, la  baisse  est  très  modérée;  on  aurait  pu  s'attendre 
à  des  mouvemens  beaucoup  plus  accentués  à  la  veille  d'un  emprunt 
d'un  milliard. 

Les  actions  de  nos  grandes  compagnies  ont  beaucoup  plus  souffert 
que  nos  fonds  publics  de  la  prédominance  des  dispositions  peu  favo- 
rables aux  achats  de  l'épargne.  Les  attaques  dont  les  conventions 
de  1883  ont  été  l'objet,  dans  la  chambre  des  députés,  pendant  le  long 
débat  sur  les  tarifs  récemment  homologués,  ont  inquiété  quelques 
porteurs  de  titres;  la  constatation  de  l'affaiblissement  constant  des 
recettes  a  fait  le  reste;  les  demandes  ont  cessé  et  des  réalisations 
n'ont  pu  s'effectuer  qu'au  moyen  d'un  sacrifice  sur  les  prix.  Le  Lyon  a 
reculé  de  30  francs  (1,217);  le  Nord,  de  10  francs  (1,517);  l'Orléans, 
de  11  francs  (1,3/jO);  le  Midi,  de  22  francs  (1,135)  ;  l'Est,  de  8  francs 
(798)  ;  l'Ouest,  de  13  francs  (860). 

Le  rendement  actuel  de  nos  grandes  lignes  jette  le  plus  triste  jour 
sur  l'intensité  croissante  de  la  crise  commerciale  et  industrielle.  La 
diminution  pendant  la  dernière  semaine  a  atteint  630,000  francs  pour 
le  Lyon,  235,000  pour  l'Orléans,  313,000  pour  le  Midi.  Depuis  le  1"  jan- 
vier, le  total  des  moins-values  est  déjà  de  près  de  3  millions  sur  la 
première  de  ces  compagnies,  de  2  millions  1/2  sur  la  seconde,  de 
2  millions  sur  la  troisième.  Il  dépasse  9  millions  pour  l'ensemble  des 
six  grands  réseaux,  et  pour  les  dix  premières  semaines  de  l'exercice. 
Le  dividende  du  Nord  a  été  fixé  à  62  francs  pour  1885.  Il  avait  été  de 
64  pour  188/j.  Les  chemins  étrangers  ne  sont  pas  mieux  partagés. 
Les  Autrichiens  ont  déjà  2,200,000  francs  de  diminution,  les  Lom- 
bards 585,000,  le  Nord  de  l'Espagne  930,000.  Il  est  vrai  que  cette  der- 
nière compagnie  voit  le  trafic  se  relever  sur  le  réseau  des  Asturies, 
dont  elle  a  assumé  l'exploitation.  Quant  au  Saragosse,  il  conserve  en- 
core une  plus-value  de  recettes,  depuis  le  commencement  de  l'année, 
de  604,000  francs.  Au  point  de  vue  des  cours,  la  baisse  s'est  arrêtée  à 
513  sur  les  Autrichiens,  mais  non  sur  le  Nord  de  l'Espagne,  qui  perd 
26  francs  à  346,  ni  sur  le  Saragosse,  qui  a  reculé  de  327  à  308,  ni 
même  sur  les  Lombards,  qui  restent  à  263  après  270.  Les  Chemins 
méridionaux  ont  fléchi  de  3  francs. 

La  quinzaine  n'a  été  bonne  ni  pour  les  titres  des  établissemens  de 
crédit,  ni  pour  ceux  des  entreprises  industrielles.  Le  Crédit  Foncier  a 
reculé  de  22  francs  à  1,337,  le  Crédit  industriel  de  20  francs  à  630,  la 


720  REVUE  DES   DEDX  MONDES, 

Banque  de  Paris  de  18  francs  à  628,  la  Banque  franco -égyptienne  de 
15  francs  à  k^d,  la  Banque  d'escompte,  le  Crédit  lyonnais  (ex-coupon 
de  6  fr.  25);  le  Crédit  mobilier,  le  Comptoir  d'escompte,  ont  réagi  de 
5  à  6  francs.  La  Banque  de  France  s'est  maintenue  à  4,230,  ne  per- 
dant que  15  francs,  malgré  la  diminution  persistante  du  portefeuille  et 
l'amoindrissement  des  bénéfices,  amoindrissement  qui  se  chiffre  déjà 
par  3  millions  pour  les  deux  premières  semaines  de  l'exercice. 

Le  Suez  a  perdu  17  francs  à  2,097,  le  Panama  8  francs  à  460.  Le 
retour  de  M.  de  Lesseps  n'a  pas  été  salué  par  le  mouvement  de  reprise 
auquel  s'attendaient  quelques  spéculateurs.  Il  est  vrai  qu'il  ne  saurait 
être  question  d'aucune  émission  pour  le  Panama  tant  que  le  trésor 
n'aura  pas  effectué  lui-même  son  emprunt.  La  Compagnie  transatlan- 
tique a  fléchi  de  7  francs  à  472.  Les  Messageries,  les  Voitures,  les 
Omnibus,  les  Magasins  généraux  se  sont  assez  bien  tenus.  Le  Gaz  a 
reculé  de  1,530  à  1,510.  L'assemblée  générale  s'est  réunie  le  26  et  a 
voté  la  fixation  du  dividende  de  1885  à  75  francs.  Le  Rio-Tinto  a  baissé 
de  20  francs  à  297. 

La  baisse  a  été  bien  plus  sensible  depuis  le  15  mars  sur  tout  l'en- 
semble des  fonds  et  titres  étrangers  que  sur  nos  propres  rentes  et 
valeurs.  Le  réveil  des  préoccupations  concernant  le  maintien  de  la 
paix  dans  l'Europe  orientale  a  dissipé  l'optimisme  dominant  jusqu'a- 
lors à  Berlin  et  à  Vienne  et  déterminé  un  brusque  revirement  sur  ces 
deux  places. 

Les  diverses  catégories  de  fonds  russes  ont  baissé  de  1  à  2  unités. 
L'Autriche  5  pour  100  papier  est  à  68  1/2  et  non  plus  à  70.  Le  k  pour 
100  or  a  reculé  de  93.75  à  92.75.  Le  k  pour  100  hongrois  s'était  tenu 
longtemps  au-dessus  de  84.  Une  seule  Bourse  l'a  ramené  à  83.  L'Italien 
de  97.80  est  revenu  à  97.27. 

L'Unifiée  avait  été  portée  à  352.  Il  s'était  fait  d'importans  achats  de 
cette  valeur  en  Allemagne.  Les  réalisations  sont  survenues.  On  a  dû 
reculer  à  343.  L'Extérieure  a  été  de  même  refoulée  de  58  1/2  à  57  1/4. 

Les  valeurs  ottomanes  devaient  être  atteintes  plus  que  toutes  au- 
tres. Le  Consolidé  4  pour  100  a  perdu  plus  d'une  unité  à  14.25.  Les 
Obligations  privilégiées  ne  sont  plus  qu'à  347  après  372,  les  Actions 
des  Tabacs  sont  invendables  à  392,  la  Banque  ottomane  est  soutenue 
dllficilement  à  523.  La  Porte  a  dû  se  résoudre,  pour  payer  des  arrié- 
rés de  solde  à  ses  troupes,  à  faire  un  emprunt  forcé.  C'est  un  expé- 
dient financier  auquel  môme  un  état  besogneux  ne  recourt  qu'à  la 
dernière  extrémité.  Les  Obligations  helléniques  sont  eu  pleine  déroute. 
Les  trois  catégories  ont  fléchi  de  25  à  30  francs. 


U  direcUui 'gérant  :  C.  Buloz. 


HÉLÈNE 


TROISIBMH     PARTIE     (1). 


XII. 

En  janvier  1873,  Hélène,  devenue  depuis  plus  de  deux  ans  déjà 
M™®  de  La  Roche-Élie,  commença  seulement  à  recevoir  dans  le  'sieil 
hôtel  de  la  rue  Racine.  —  Jusque-là  les  circonstances  avaient  mis 
obstacle  à  la  réalisation  des  projets  ambitieux  et  mondains  qu'elle 
avait  formés  en  épousant  Sosthène  de  La  Roche-Élie. 

D'abord,  à  peine  mariée,  elle  dut  prendre  le  deuil  de  son  grand- 
père  î^ogueras  ;  puis  la  chute  de  l'empire  et  l'invasion  allemande 
en  1870  traversèrent  brusquement  la  carrière  politique  du  jeune 
magistrat,  qui  comptait  sur  la  candidature  officielle  pour  se  pousser 
à  la  députation  et  qui  fut  mis  en  congé,  d'office,  par  le  gouverne- 
ment de  la  Défense.  Pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  et  de  la 
commune,  les  nouveaux  mariés  voyagèrent  dans  le  midi.  Ils  furent 
rappelés  à  Tours  par  une  maladie  grave  de  M™®  des  Réaux.  Cette 
dernière,  dont  la  santé,  très  altérée  depuis  deux  ans,  déclinait  rapi- 
dement, s'éteignit  à  la  fin  de  l'automne,  épuisée  par  une  sorte  de 
ûèvre  consomptive,  et  ce  nouveau  deuil  cloîtra  Hélène  chez  elle 
durant  une  année.  —  Cependant  l'horizon  s'était  éclairci,  le  pays 
reprenait  possession  de  lui-même,   les  esprits  se  rassérénaient  ; 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  et  du  1"  avril. 

TOIIB  LXXIV.  —  15  AVRIL  1886.  46 


722  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'aristocratie  tourangelle,  confiante  dans  l'habileté  de  l'assemblée 
élue  en  1871  et  espérant  un  retour  prochain  du  gouvernement  mo- 
narchique, renonçait  à  bouder  et  à  tenir  ses  portes  closes.  Vers  la 
fin  de  1872,  M.  de  La  Roche-Élie  fut  nommé  président  du  tribunal 
en  remplacement  de  M.  Tiffeneau,  qui  venait  de  prendre  sa  retraite. 
Il  profita  de  cet  heureux  événement  pour  ouvrir  son  salon  et  y 
réunir  ses  amis  tous  les  samedis. 

L'hôtel  de  La  Roche-Élie  s'élève  à  l'angle  de  la  solitaire  rue  Ra- 
cine et  d'une  ruelle  qui  va  rejoindre  la  rue  des  Ursulines.  C'est  un 
austère  et  somnolent  logis  construit  à  la  fm  du  xvii''  siècle.  Situé 
entre  cour  et  jardin,  il  est  séparé  de  la  rue  par  un  haut  mur  où  des 
pariétaires  poussent  dans  les  pierres  noircies,  et  que  coupe  un 
porche  cintré  aux  portes  massives,  bardées  de  gros  clous  en  losange. 
La  cour  aux  pavés  sertis  d'herbe  est  comme  encaissée  entre  cette  ré- 
barbative clôture  et  les  toits  d'ardoise  du  corps  de  logis  en  équerre. 
Dans  un  angle,  un  puits  profond,  à  la  margelle  brodée  de  capillaires, 
dresse  son  armature  compliquée  à  l'abri  d'un  robuste  tilleul,  dont 
les  feuillées  dépassent  le  faîte  du  mur.  Le  rez-de-chaussée,  élevé 
au-dessus  d'un  sous-sol  et  auquel  on  accède  par  un  double  perron, 
comprend  les  appartemens  de  réception  et  l'appartement  particu- 
lier des  jeunes  mariés,  qui  donne  en  partie  sur  la  rue.  Le  premier 
étage,  disposé  de  même  façon,  a  été  réservé  à  M'^*  Hortense  de  La 
Roche-Élie,  qui,  ne  pouvant  l'occuper  tout  entier,  en  a  transformé 
les  salons  en  un  vaste  oratoire  ayant  presque  l'importance  d'une 
chapelle.  La  façade  postérieure,  exposée  au  midi,  est  un  peu  moins 
noire  et  maussade  que  celle  de  la  cour.  Des  glycines  et  des  lierres 
encadrent  les  fenêtres  qui  ont  vue  sur  les  charmilles  rectangulaires, 
les  ifs  en  pyramide,  les  buis  en  boule  et  les  carrés  de  fleurs  d'un 
jardin  à  la  française.  A  droite  et  à  gauche,  cet  enclos  mélancolique 
est  enserré  dans  les  hautes  murailles  claustrales  de  deux  commu- 
nautés religieuses.  La  cathédrale  Saint-Gatien,  qui  est  proche, 
semble  étendre  sa  grande  ombre  sur  celte  demeure  où  l'on  entend 
tout  le  jour  les  sonneries  des  cloches,  mêlées  aux  cris  rauques  des 
corneilles  qui  nichent  au  sommet  des  tours  de  l'église. 

—  Mais  ce  n'est  pas  une  maison,  c'est  un  monastère  !  s'était 
écriée  Hélène,  la  première  fois  qu'elle  visita  l'hôtel. 

—  Plût  à  Dieu  !  répliqua  M"^  Hortense  de  La  Roche-Élie,  en  re- 
dressant sa  poitrine  plate  et  sa  maigre  tête  de  vierge  quinquagé- 
naire ;  —  c'est  le  plus  bel  éloge  que  vous  puissiez  faire  do  la  mai- 
son de  mon  frère,  mademoiselle. 

Hélène  avait  froncé  le  sourcil  et  sotuit  bien  promis  que  le  vieil 
hôtel  ne  mériterait  plus  cet  éloge  quand  elle  en  serait  la  maîtresse; 
mais  les  événemens  l'avaient  empêchée  de  mettre  ses  projets  d'em- 


HÉLÈNE.  723 

bellissemens  à  exécution,  et  en  1873,  la  maison  conservait  encore 
sa  physionomie  monastique. 

Le  vestibule  carrelé  en  larges  briques  blanches  de  Châteaure- 
nault  montrait  toujours  ses  parois  nues,  peintes  à  la  détrempe,  dans 
lesquelles  s'ouvrait  la  cage  de  l'escalier  de  pierre,  à  rampe  de  fer 
forgé,  conduisant  au  premier  étage.  Des  portemanteaux,  deux  ou 
trois  portraits  de  famille  qui  s'écaillaient,  et  une  grande  horloge  en 
marqueterie  décoraient  seuls  ce  spacieux  et  sonore  couloir,  à  l'ex- 
trémité duquel  une  double  porte  vitrée  laissait  apercevoir  les  ifs 
du  jardin.  —  Le  salon  avait  conservé  ses  lambris  blancs  et  or  en 
bois  peint,  son  lustre  en  cristal  taillé  revêtu  d'une  gaze,  son  par- 
quet en  point  de  Hongrie  recouvert  d'un  vieux  tapis  d'Aubusson,  et 
son  meuble  Louis  XIV,  tendu  en  gros  de  Tours,  avec  les  rideaux 
de  même  étoffe,  drapant  classiquement  les  larges  fenêtres  à  petits 
carreaux,  où  passait  le  jour  froid  et  verdâtre  de  la  cour.  Quatre 
portraits  en  pied,  représentant  des  La  Roche-ÉIie  en  robes  de  con- 
seillers au  parlement,  occupaient  quatre  panneaux.  L'ensemble  avait 
une  physionomie  morose  et  glaciale,  même  quand  d'énormes  bûches 
de  hêtre  flambaient  dans  la  monumentale  cheminée  de  marbre 
rouge.  —  La  salle  à  manger  éiait  pavée  en  carreaux  blancs  et  noirs 
et  lambrissée  de  noyer  ciré.  De  chaque  côté  de  la  niche  du  poêle, 
régnaient  de  massives  armoires  en  poirier  sculpté,  étalant  derrière 
leurs  vantaux  vitrés  des  services  de  vieux  chine  et  de  lourdes  pièces 
d'argenterie  empire  :  réchauds  à  trépied,  cafetières  en  forme  d'am- 
phores, soupières  et  légumiers  pareils  à  des  vases  funéraires.  — 
En  face,  se  détachant  du  fond  brun  des  boiseries,  deux  tableaux 
religieux,  peints  par  un  élève  de  Restout,  représentant  la  Mort  de 
sainte  Scolastique  et  le  Massacre  des  Innocens,  avaient  le  don  de 
couper  l'appétit  au  président  Tiffeneau,  chaque  fois  qu'il  était  con- 
vié aux  dîners  hebdomadaires  de  son  jeune  successeur. 

Les  convives  de  M.  de  La  Roche-Élie  étaient  du  reste,  pour  la 
plupart,  des  personnages  sérieux  et  mûrs  en  harmonie  avec  la  dé- 
coration de  cette  solennelle  salle  à  manger.  Au  premier  rang  figu- 
raient les  trois  grands-vicaires,  le  président  Tiffeneau ,  l'abbé  Poulie, 
directeur  de  M"°  Hortense,  et  cette  dernière  enfin  lançant  des  re- 
gards aigres  du  côté  d'Hélène,  comme  pour  lui  reprocher  d'occu- 
per la  place  où  elle  avait  trôné  pendant  des  années  ;  —  puis  venaient 
à  la  file  des  conseillers  généraux  bien  pensans,  les  membres  du 
parquet,  les  juges  et  leurs  femmes.  —  Tout  ce  monde,  servi  par 
deux  domestiques  en  habit  et  en  gants  de  coton  blanc,  mangeait 
congrûment,  cérémonieusement,  en  s'entretenant  de  choses  poli- 
tiques et  religieuses,  tandis  que  M"'^  de  La  Roche-Élie  étouffait  d'ir- 
résistibles bàillemens  sous  sa  serviette.  Après  dîner,  on  retournait 


72A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

processionnellement  prendre  le  café  au  salon,  où  les  invités  de  la 
précédente  série  venaient  à  neuf  heures  faire  un  whist  et  rendre 
leur  visite  de  digestion. 

Le  samedi  6  janvier,  la  réception  de  M°*®  de  La  Roche-Élie  fut 
particulièrement  animée.  D'abord  c'était  le  jour  des  Rois  et  on  avait 
fêté  cette  solennité  par  un  dîner  plus  succulent  et  plantureux  que 
de  coutume  ;  puis,  le  soir,  les  familiers  et  les  amis  politiques  du 
président  avaient  profité  de  cette  circonstance  pour  présenter  en 
personne  leurs  souhaits  de  bonne  année  au  maître  et  aux  maîtresses 
de  la  maison.  —  Le  lustre  du  salon  était  allumé,  et  cette  illumi- 
nation exceptionnelle  ne  faisait  que  mieux  ressortir  la  correcte  froi- 
deur de  la  vaste  pièce,  avec  ses  tables  de  whist  éclairées  par  des 
bougies  à  abat-jour  verts,  et  ses  jardinières  ornées  de  plantes  aux 
feuillages  métalliques  et  durs.  —  Les  fleurs  étaient  bannies,  à 
cause  de  M"®  Hortense,  à  qui  les  odeurs  donnaient  la  migraine.  — 
Les  habits  noirs,  mêlés  de  quelques  soutanes,  étaient  en  majorité. 
Tous  ces  Tourangeaux  aux  figures  rasées,  aux  façons  coites  et  po- 
lies, à  l'œil  fin  sous  un  masque  de  bonhomie,  avaient  l'air  endormi 
et  la  plaisanterie  lourde.  Quelques  dames  médiocrement  attrayantes 
étalaient  dans  des  fauteuils  les  plis  raides  et  les  couleurs  neutres 
de  leurs  robes  montantes.  Hélène  seule,  au  milieu  de  ces  fruits  déjà 
passés,  épanouissait  l'éclatante  fraîcheur  de  ses  vingt-deux  ans. 
Blanche,  élégante,  éblouissante,  elle  rappelait  cette  autre  Hélène 
dont  Eschyle  célébrait  la  beauté  :  —  «  Calme  comme  la  mer  tran- 
quille,., attrait  charmant  des  yeux,  fleur  du  désir  troublant  le 
cœur.  »  —  Elle  étrennait  une  robe  neuve  au  corsage  décolleté  en 
pointe  sur  le  dos  et  la  poitrine,  ce  qui  lui  attirait  les  regards  sour- 
noisement admiratifs  des  hommes,  et  scandalisait  gravement  sa  dé- 
vote belle-sœur. 

Celle-ci,  mince,  émaciée  et  fluette,  sous  son  corsage  plat,  faisait 
penser  à  une  antique  fleur  desséchée  entre  les  pages  d'un  album. 
En  dépit  de  ses  joues  fanées,  de  ses  frisons  de  boucles  grises,  de 
son  cou  maigre,  où  les  tendons  saillaient  comme  des  cordes,  elle 
avait  consei-vé  de  sa  jeunesse  enfuie  et  inutilisée  une  gracilité 
d'adolescente,  des  rougeurs  d'ingénue,  des  pudeurs  de  petite  fille. 
Elle  était  coiffée  à  l'enfant,  et  ses  yeux  clairs,  d'un  bleu  de  glacier, 
donnaient  à  sa  physionomie  une  apparence  de  douceur  angélique, 
malheureusement  démentie  par  un  nez  pointu,  un  menton  fuyant 
et  des  lèvres  minces  aux  coins  tombans.  Son  front  étroit  et  têtu,  sa 
voix  acide,  achevaient  de  mettre  les  gens  en  garde  contre  la  trom- 
peuse candeur  de  cette  virginité  conservée  dans  du  veijus.  Le  pré- 
sident Tiffeneau,  qui  était  caustique,  l'avait  baptisée  «  la  vierge 
aux  orties,  »  et  le  mot  avait  fait  fortune.  —  Lorsque  M'*  Hortense 


HÉLÈNE.  725 

était  contrariée,  l'azur  de  son  regard  se  troublait;  il  devenait  gris, 
dur  et  acéré  comme  une  pointe  d'acier,  son  nez  s'amincissait,  sa 
bouche  grimaçait  pour  lancer  des  paroles  dangereuses  comme  des 
flèches  empoisonnées.  Alors  on  comprenait  combien  il  s'était  amassé 
de  déboires,  de  désirs  avortés,  de  mesquines  jalousies,  de  moisissures 
acres  dans  ce  cœur  de  vierge,  dont  un  célibat  forcé  avait  changé 
le  miel  en  vinaigre. 

La  beauté  et  la  triomphante  jeunesse  d'Hélène  remuaient  à  tout 
instant  la  lie  déposée  au  fond  de  cette  âme  et  la  ramenaient  à  la 
surface.  M"°  de  La  Roche-Élie  ne  pardonnait  pas  à  la  jeune  femme 
de  lui  avoir  dérobé  la  meilleure  part  de  l'airection  de  son  frère  et 
surtout  de  l'avoir  déçue  dans  ses  calculs.  Elle  avait  cru  que  cette  fille 
épousée  presque  sans  dot  reconnaîtrait  humblement  sa  souveraineté 
de  sœur  aînée  ;  elle  s'était  promis  de  la  manier  comme  une  cire  molle 
et  de  la  régenter  comme  elle  avait  régenté  Sosthène.  Mais,  dès  les 
premiers  jours  de  la  vie  commune.  M™®  de  La  Roche-Élie,  tout  en 
montrant  de  la  déférence  pour  sa  belle-sœur,  avait  manifesté  net- 
tement l'intention  de  rester  indépendante.  Elle  avait  d'abord  essayé 
cependant  de  séduire  W^  Hortense  à  force  d'entrain  et  de  bonne 
grâce  ;  à  son  arrivée  dans  la  maison  de  la  rue  Racine,  elle  avait  dit 
à  la  vieille  fille  en  l'embrassant  gentiment  : 

—  N'est-ce  pas?  vous  me  réserverez  un  peu  de  l'amitié  que  vous 
avez  pour  M.  de  La  Roche-Élie?  Moi,  de  mon  côté,  je  m'efforcerai 
de  ne  point  trop  donner  à  votre  frère  le  regret  du  passé. 

Mais  M""  Hortense  n'avait  pas  le  don  des  paroles  aimables.  D'ail- 
leurs, le  compliment  de  sa  jeune  belle-sœur  lui  rappelait  sa  situa- 
tion de  reine  détrônée.  Aussi  ne  lui  vint-il  aux  lèvres  qu'une  aigre 
réponse  : 

—  En  le  rendant  heureux  vous  ne  ferez  que  votre  devoir. 

—  Je  comprends,  insista  Hélène,  qui  voulait  se  montrer  conci- 
liante, que  l'arrivée  d'une  étrangère  dans  votre  maison  vous  soit 
pénible  dans  les  commencemens  ;  mais  je  suis  facile  à  vivre,  vous 
verrez,  et  j'espère  que  vous  vous  habituerez  à  me  traiter  comme 
une  sœur  cadette. 

—  Je  tâcherai,  répliqua  Hortense  avec  un  soupir  résigné  ;  enfin, 
j'espère,  comme  vous,  que  nous  y  réussirons  avec  l'aide  de  Dieu. 

—  Amen  !  grommela  entre  ses  dents  M"^^  de  La  Roche-Élie  en 
regagnant  sa  chambre. 

L'accueil  malveillant  d'Hortense  la  froissa.  Elle  n'était  pas  femme 
à  renouveler  des  avances  qu'on  avait  accueillies  d'une  façon  si 
revêche.  A  partir  de  ce  moment,  elle  traita  la  vierge  aux  orties  avec 
une  hauteur  cérémonieuse.  L'absence  des  jeunes  époux,  en  1870 
et  1871,  apporta  forcément  une  trêve  à  cette  sourde  animosité; 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais,  à  leur  rentrée  dans  l'hôtel  de  la  rue  Racine,  les  hostilités 
recommencèrent.  L'attitude  d'Hortense  n'était  pas  ouvertement  et 
hardiment  agressive;  elle  procédait  par  menues  attaques  perfides. 
€e  fut  une  guerre  de  coups  d'épingle  :  remarques  désobligeantes, 
blessantes  réticences,  petites  traîtrises  masquées  sous  des  airs  de 
victime,  toutes  choses  qui  exaspéraient  Hélène  et  la  poussaient  à 
bout.  Quand  elle  se  plaignait  k  son  mari,  celui-ci  commençait  par 
s'indigner  avec  elle,  l'exhortait  à  la  patience  et  promettait  de  ser- 
monner sa  sœur  ;  mais,  dès  qu'il  se  trouvait  en  présence  de  M"*  de 
La  Roche-LIie,  toutes  ses  belles  résolutions  faiblissaient.  Il  avait 
été  trop  longtemps  traité  par  elle  en  petit  garçon  pour  oser  parler 
en  maître.  Il  biaisait  devant  son  aînée,  cherchait  des  faux-fuyans 
et  finissait  par  baisser  pavillon.  Hortense  lui  imposait  et  il  n'osait 
lui  tenir  tète. 

Chaque  fois  qu'il  s'agissait  du  gouvernement  intérieur  de  la 
maison,  Hélène  s'apercevait  qu'il  fallait  compter  avec  cette  fille 
rétive  et  que  rien  ne  s'exécutait  sans  sa  permission.  Elle  avait  ma- 
nifesté le  désir  de  renouveler  une  partie  du  mobilier  de  l'hôtel  et 
de  mettre  dans  l'appartement  de  réception  un  peu  du  confort  et  du 
luxe  modernes.  Sosthène  avait  d'abord  dit  oui;  mais,  quand  il  dis- 
cuta ces  projets  de  restauration  devant  M'^  Hortense,  cette  der- 
nière trouva  de  si  ingénieux  argumens  pour  lui  prouver  qu'il  avait 
tort,  que  tout  fut  indéfiniment  ajourné.  Les  mômes  résistances  se 
reproduisirent  quand  on  parla  de  recevoir  et  qu'Hélène  voulut  étendre 
les  invitations  de  façon  h  introduire  chez  elle  un  élément  plus  jeune 
et  plus  mondain.  De  nouveau,  la  volonté  de  M.  de  La  Roche-Elie  s'effaça 
devant  l'entêtement  et  les  insinuations  peu  charitables  de  sa  sœur. 
M"*  de  La  Roche-Élie  trouva  que  décidément  son  mari  montrait  une 
faiblesse  qui  confinait  à  la  lâcheté;  son  estime  pour  le  ciractère  de 
Sosthène  baissa  raiâdement.  Elle  lui  croyait,  h  défaut  d'autres  qua- 
lités sympathiques,  une  certaine  force  morale,  et  la  pusillanimité 
dont  il  faisait  preuve  venait  de  détruire  cette  dernière  illusion. 
Son  cœur  était  toujours  resté  fermé  à  M.  de  La  Rocho-Élie  ;  mais 
maintenant  le  mépris  s'y  infiltrait  goutte  à  goutte,  et,  s'ajoutant  à 
d'autres  dissolvans  mystérieux,  corrodait  lentement  les  liens  con- 
jugaux que  le  devoir,  à  défaut  de  tendresse,  avait  jusque-là  main- 
tenus solides  et  résistans. 

A  partir  de  ce  moment,  la  jeune  femme  avait  pris  une  attitude 
indifférente  et  s'était  désintéressée  de  ce  qui  se  passîiit  dans  sa 
maison.  —  Ce  soir  môme,  dans  ce  aaJon  qui  était  le  sien,  au  mi- 
lieu des  hôtes  de  son  mari,  elle  av;ut  l'air  d'une  étrangère  en  visite. 
Tous  ces  invités,  d'une  gravité  in»sauto  ou  d'une  vulgarité  préten- 
tieuse, dont  la  lumière  des  lampes  éclairait  les  tètes  chauves  ou 


HÉLÈNE.  727 

coiffées  de  cheveux  ternes, grisonnans,  mal  plantés;  —  ces  conver- 
sations terre  à  terre,  dont  la  politique  locale  faisait  tous  les  frais  ; 
ces  discussions  minutieuses  à  propos  d'un  atout  jeté  trop  tôt  ou  trop 
tard,  l'ennuyaient  et  l'assoupissaient  comme  le  bruit  menu  d'une  pluie 
d'automne.  Enfoncée  dans  un  grand  fauteuil  au  coin  de  la  cheminée, 
elle  laissait  insoucieusementM''*Hortense  trôner  au  milieu  du  cercle 
des  soutanes  et  des  robes  montantes,  et  jouer  à  la  maîtresse  de 
maison.  Elle  écoutait  sans  les  entendre  les  propos  édiûans  qu'on 
échangeait  sur  le  dernier  sermon  de  monseigneur  ou  sor  les  titres 
du  chanoine  de  Gironcourt  à  la  prochaine  vacance  épiscopale.  De 
temps  en  temps  elle  promenait  un  regard  vague  sur  un  autre  groupe, 
où  Sosthène  de  La  Roche-Élie  ergotait  avec  solennité  sur  l'étendue 
des  pouvoirs  constituans  de  l'assemblé»-  nationale.  Au  milieu  de 
ces  politiciens  de  province,  Sosthène,  qu'elle  ne  voyait  que  de  dos, 
paraissait  plus  vieillot,  plus  empesé  et  plus  pédant  encore  que  de 
coutume.  Ses  épaules  s'arrondissaient;  ses  cheveux  plats,  ramenés 
derrière  l'oreille,  avaient  quelque  chose  d'ecclésiastique  ;  Hélène  le 
trouvait  ridicule  et  ses  yeux  revenaient  en  hâte  se  fixer  sur  les 
bûches  du  brasier,  dont  le  pétillement  la  berçait  et  dont  les  flam- 
mèches bleuâtres  lui  suggéraient  des  visions  rétrospectives. 

Elle  repassait  avec  mélancolie  la  liste  déjà  longue  de  ses  désen- 
chantemens  :  depuis  l'amère  désillusion  de  la  nuit  des  Aiguës,  au 
pied  du  balcon  de  Delphine,  jus:ju'à  son  réveil  navrant  dans  la 
chambre  nuptiale,  au  lendemain  de  son  mariage.  Elle  avait  rêvé 
l'amour  glorieux,  jeune,  triomphant  ;  elle  n'en  avait  eu  que  la  pa- 
rodie brutale  et  maladroite  dans  l'alcôve  glaciale  de  son  maussade 
hôtel.  Elle  avait  souhaité  de  se  marier  richement  pour  être  à  la  tète 
de  la  société,  recevoir  chez  elle  des  hôtes  aux  noms  retentissans, 
éblouir  le  monde  et  y  régner;  —  et  voilà  qu'elle  était  confinée 
dans  un  cercle  monotone  d'abbés,  de  magistrats  et  de  dévotes,  oîi 
l'enuui  la  prenait  à  la  gorge  ;  où,  pour  ne  pas  devenir  stupide,  elle 
en  était  réduite  à  abdiquer  le  pouvoir  entre  les  maigies  mains  de 
M^*  Hortense,  préférant  encore  cet  effacement  mortifiant  à  la  cor\ée 
de  distraire  cette  collection  de  bourgeois  assommans.  «  Tu  seras 
adulée,  admirée,  enviée!  »  lui  avait  dit  sa  mère.  —  Enviée?  et  par 
qui,  grand  Dieu  !  Elle  se  prenait  elle-même  en  pitié.  —  Elle  était 
tentée  de  s'écrier,  comme  ÂI'^''  d'Houdetot  :  «  Je  me  mariai  pour  aller 
dans  le  monde,  voir  le  bal,  la  promenade,  l'opéra,  la  comédie,  et 
je  n'allai  jx)int  dans  le  monde,  et  je  ne  vis  rien,  et  j'en  fus  pour 
mes  frais.  »  Alors  son  esprit  se  reportait  aux  fêtes  du  château  des 
Aiguës;  à  travers  les  rouges  écroulemens  du  brasier  elle  revoyait, 
devant  la  façade  blanche  et  brodée  de  sculptures,  les  jeunes  gens 
et  les  jeunes  feomies  qui  jouaient  au  croquet  le  jour  où  elle  avait 


728  RE^UE  DES   DEUX   MONDES. 

répondu  oui  à  la  demande  de  M.  de  La  Roche-Élie;  —  le  bruit  sec 
des  maillets  montait  dans  l'air  avec  les  éclats  de  rire  de  miss  Wal- 
ford,  les  intonations  enfantines  de  M""^  de  Boiscoudray.  —  Tous 
ces  compagnons  de  plaisir  de  sa  première  jeunesse,  où  étaient-ils 
maintenant?  La  guerre  et  la  chute  de  l'empire  avaient  transformé 
la  société  tourangelle.  Delphine  de  Boiscoudray  avait  vendu  les 
Aiguës  et  s'était  fixée  à  Paris.  La  colonie  anglaise  s'était  dispersée 
au  premier  coup  de  canon  et  n'était  plus  revenue.  Elle  seule  restait 
ensevelie  dans  ce  morne  hôtel  monastique  de  la  rue  Racine... 

Tout  à  coup,  au  milieu  de  ces  ressouvenirs  mélancoliques,  quel- 
ques mots,  prononcés  par  un  des  personnages  qui  discutaient  avec 
M.  de  La  Roche-Élie,  la  réveillèrent  brusquement  et  elle  prêta 
l'oreille  : 

—  Vous  savez,  disait  un  juge,  que  M.  de  Préfaille  est  devenu 
républicain? 

—  Allons  donc  ! 

—  Parfaitement  ;  c'est  Gambetta  qui  l'a  converti  pendant  que  le 
gouvernement  de  la  Défense  siégeait  à  l'archevêché. 

—  Pourtant  on  assure  qu'il  est  du  dernier  bien  avec  certaine 
comtesse  qui  ne  passe  pas  pour  républicaine. 

—  C'est  de  l'histoire  ancienne...  Femme  varie,  et  la  comtesse 
en  question  est  très  femme  sous  ce  rapport. 

—  La  fortune  aussi  est  femme,  insinua  le  président  Tifleneau,  et 
il  paraît  qu'elle  a  maltraité  le  beau  Philippe...  Il  est  ruiné  aux  trois 
quarts. 

—  Gela  explique  tout...  Quand  on  est  mal  dans  ses  affaires,  on 
éprouve  le  besoin  de  pêcher  en  eau  trouble...  Il  y  aura  bientôt  un 
député  à  remplacer  dans  Indre-et-Loire,  et  M.  de  Préfaille  se  fera 
porter  sur  la  liste  radicale. 

—  Ce  sera  un  spectacle  édifiant...  Un  descendant  des  croisés 
marchant  la  main  dans  la  main  avec  les  révolutionnaires  ! 

—  Quelle  époque  que  la  nôtre,  messieurs  1  soupira  l'abbé  Poulie. 
Il  est  temps  que  les  honnêtes  gens  s'unissent  pour  opposer  une 
digue  à  la  marée  montante  du  radicalisme...  Monsieur  de  La  Roche- 
Élie,  vous  devriez  vous  laisser  porter  sur  la  liste  conservatrice. 

—  Je  ne  serais  pas  soutenu  par  la  préfecture,  répondit  grave- 
ment le  jeune  président  en  scandant  ses  phrases.  —  Non,  je  me 
réserve...  pour  un  avenir  qui  n'est  pas  éloigné...  Quand  le  mo- 
ment sera  venu,  messieurs,.,  la  cause  de  l'ordre  n'aura  pas, 
croyez-le  bien,.,  de  soutien  plus  ferme  et  plus  dévoué  que  moi. 

Les  mains  appuyées  sur  les  bras  du  fauteuil,  la  tête  immobile, 
Hélène  ne  perdait  plus  un  mot  de  cette  conversation.  Le  nom  de 
Philippe  de  Prélaille  lui  tintait  dans  les  oreilles.  Il  y  avait  longtemps 


HÉLÈXE.  729 

qu'elle  n'avait  éprouvé  une  émotion  aussi  forte.  Gela  la  tirait  de  sa 
monotonie  somnolente.  Depuis  son  mariage,  c'était  à  peine  si  elle 
avait  entendu  parler  de  M.  de  Prefaille  ;  parfois  elle  repensait  à  lui, 
comme  à  quelqu'un  qu'on  ne  doit  plus  revoir  et  dont  le  souvenir 
s'enfonce  déjà  dans  une  brume  assourdie...  Et  voilà  que  brusque- 
ment elle  apprenait  qu'il  vivait  à  Tours.  Il  habitait  à  quelques  pas 
d'elle,  et,  à  cette  heure  même,  il  longeait  peut-être  indolemment 
le  trottoir  de  la  rue  Royale.  —  Elle  était  tout  étonnée  de  ne  plus 
retrouver  au  fond  de  son  cœur  cette  rancune  rageuse  qui  l'animait 
lorsqu'elle  s'était  séparée  de  lui  sur  la  pelouse  des  Aiguës...  Comme 
contraste  à  son  entourage  actuel  d'hommes  mûrs  et  ennuyeux,  elle 
le  revoyait  tel  qu'il  lui  était  apparu  un  soir  à  l'hôtel  de  Boiscou- 
dray  :  —  jeune,  pimpant,  avec  son  aplomb  d'homme  à  la  mode, 
avec  ce  nonchalant  sourire  de  \iveur  déjà  blasé  par  les  bonnes  for- 
tunes. —  Elle  s'était  de  nouveau  si  profondément  replongée  dans 
ses  méditations,  qu'elle  ne  s'aperçut  pas  que  le  domestique  avait 
apporté  le  thé,  et  que  M"*  Hortense  était  déjà  occupée  à  remplir  les 
tasses. 

—  Ma  chère  Hélène,  s'écria  tout  à  coup  la  vieille  fille  avec  son 
acide  filet  de  voix,  je  vous  demande  pardon  de  vous  déranger,  mais 
le  thé  refroidit...  Voudriez-vous  avoir  l'obligeance  de  m'aider  à  le 
servir  ? 

La  jeune  femme  se  leva  et  obéit  machinalentent,  mais  elle  s'ac- 
quittait très  distraitement  de  ses  fonctions,  versant  du  rhum  aux 
gens  qui  lui  demandaient  de  la  crème,  et  réciproquement.  Legrand- 
\icaire  Raveneau,  qui  aimait  le  thé  très  sucré,  fit  la  grimace  en 
portant  la  tasse  à  ses  lèvres  et  alla  réclamer  du  sucre  à  M"®  Hor- 
tense. Celle-ci,  tout  en  réparant  l'oubli  de  sa  belle-sœur,  haussa 
silencieusement  les  épaules  et  leva  les  yeux  au  ciel  d'un  air  de 
consternation  résignée.  —  Les  joueurs  de  whist  avaient  terminé 
leur  partie.  Peu  à  peu  les  invités  \inrent  s'incliner  devant  les  maî- 
tres du  logis  et  disparurent  successivement.  Vers  onze  heures  et 
demie,  M'^*  Hortense,  Sosthène  et  sa  femme  se  retrouvèrent  seuls 
dans  le  salon. 

—  Madame,  dit  alors  avec  une  aigreur  mielleuse  >F'*  Hortense 
vous  doNTiez  bien  perdre  l'habitude  de  vous  abstraire  dans  vos  pen- 
sées quand  vous  avez  du  monde  chez  vous...  Le  thé  a  été  servi 
d'une  si  étrange  façon  que  M.  le  grand-vicaire  a  failli  boire  le  sien 
sans  sucre. 

—  Le  pauvre  homme!  murmura  ironiquement  Hélène;  que  ne 
le  serviez-vous,  mademoiselle,  vous  qui  connaissez  si  bien  ses  pe- 
tites habitudes? 

M.  de  La  Roche-Élie,  prévoyant  un  orage,  allait  et  venait,  affairé 
ramassant  les  cartes,  serrant  les  jetons,  souillant  les  bougies... 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  pourtant  votre  devoir,  répliqua  plus  acrimoiiieusement 
M""  de  La  Roche-Élie,  c'est  à  vous  de  tenir  dignement  la  maison 
démon  frère...  Vous  le  lui  aviez  promis,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
mais  maintenant  que  vous  vous  êtes...  fait  épouser... 

—  Permettez!  interrompit  Hélène  avec  hauteur,  vos  souvenirs 
vous  trompent,  mademoiselle,  je  n'étais  pas  encore  assez  vieille  pour 
en  être  réduite  à  me  f;iire  épouser,  comme  vous  dites  charitable- 
ment... Votre  frère  m'a  choisie  de  son  plein  gré  et  même  avec  un 
certain  plaisir...  J'en  appelle  à  sa  bonne  foi  !.. 

A  mesure  qu'elle  parlait,  la  jeune  femme  sentait  la  colère  lui 
monter  à  la  tête.  Pendant  ce  temps,  M.  de  La  Roche-Élie,  agenouillé 
devant  la  cheminée,  tisonnait  avec  acharnement. 

—  Jlais  répondez  donc,  monsieur  !  s'exclama-t-elle  en  s'avançant 
impérieusement  vers  lui. 

—  Ma  chère  Hélène,  hasarda  le  magistrat  en  se  décidant  à  s'in- 
terposer, je  vous  en  prie,  soyez  plus  calme  ! 

—  Rappelez  donc  à  mademoiselle,  continua-t-elle  avec  un  trem- 
blement dans  la  voix,  que  je  ne  me  suis  pas  jetée  à  votre  cou,  et 
que  c'est  vous,  au  contraire,  qui  m'avez  suppliée  d'accepter  votre 
nom...  J'y  ai  consenti,  mais  je  ne  prévoyais  pas  qu'en  épousant  le 
frère,  j'aurais  à  subir  les  insultes  de  la  sœur  I 

—  Hélène,  ma  sœur  n'a  pas  eu  l'intention... 

—  Soslhène,  s'exclama  plaintivement  Hortense,  inutile  de  cher- 
cher à  me  défendre,  j'ai  ma  conscience  pour  moi...  Je  ne  me  sens 
pas  atteinte  par  des  colères  d'enfant  mal  élevée... 

—  Pas  plus  que  moi  par  des  rancunes  de  vieille  fille...  Je  vous 
cède  la  place,  mademoiselle,  riposta  Hélène...  Bonsoir!  dormez 
bien. 

Et  lentement,  d'un  air  très  calme  en  apparence,  mais  avec  une 
violente  irritation  intérieure,  elle  sortit  du  salon. 


XIII. 


Bal  à  la  préfecture.  Le  nouveau  préfet  envoyé  par  M.  Thiers  aux 
Tourangeaux  est  arrivé  avec  un  programme  de  concorde  et  de  con- 
ciliation. Marié  récemment,  riche,  spirituel,  libéral,  ayant  brillé  jadis 
à  cette  conférence  La  Bruyère,  qui  fut  sous  le  second  empire  une 
pépinière  de  lettrés  et  d'hommes  politiques,  il  a  réussi  à  faire  de 
son  hôtel  un  terrain  neutre  où  se  rencontrent  les  hommes  de  tous 
les  partis.  La  vieille  aristocratie  royaliste  boude  seule  et  se  tient  sur 
la  réserve  ;  mais  les  banquiers,  les  gros  bonnets  du  commerce  et 
de  l'industrie,  les  riches' propriétaires  terrions,  ue  dédaignent  f)as 
de  s'y  rencontrer  avec  les  fonctionnaires  du  nouveau  gouveinement. 


HÉLÈNE.  731 

L'élément  militaire  et  l'élément  bourgeois  y  fraternisent  ;  les  con- 
servateurs et  les  républicains  s'y  coudoient. 

Splendidement  illuminés,  tapissés  de  plantes  fleuries  sur  lesquelles 
les  vibrations  sonores  de  l'orchestre  et  le  tournoiement  des  valseurs 
font  courir  un  léger  ii'isson,  les  salons  du  premier  étage  sont  rem- 
plis d'uniformes  et  d'habits  noirs  qu'égaient  les  couleurs  vives  des 
toilettes  féminines.  Les  chairs  nues  des  bras  et  des  épaules  épa- 
nouissent leur  blancheur  nacrée  dans  des  corsages  soyeux  largement 
ouverts  ;  les  nuques  sveltes  et  déhcates  dressent  fièrement  leur 
casque  de  cheveux  noirs  ou  bioads,  bruns  ou  fauves,  où  des  dia- 
mans  ti^emblent  comme  des  gouttes  d'eau.  Dans  le  chassé-croisé  des 
quadrilles,  les  moires  à  plis  di-oits,  les  lampas  lamés  d'argent,  les 
mousselines  transparentes  mêlent  l'ondoiement  de  leurs  traînes. 
Les  yeux  avivés  par  le  désir  de  plaii-e  jettent  au  passage  de  ma- 
gnétiques rayonnemens.  La  joie  du  plaisir  retrouvé,  de  la  vie  mon- 
daine renaissante,  donne  à  tous  ces  praiiis  de  femmes  une  expres- 
sion de  grâce  provocante  et  comme  un  renouveau  de  beauté. 

Parmi  les  danseuses,  l'une  des  plus  séduisantes  est  sans  con- 
tredit M™®  de  La  Roche-Élie.  Dans  sa  robe  de  satin  blanc  tout  unie, 
que  relève  seule  une  parure  de  turquoises,  avec  ses  cheveux  roux 
plaqués  sur  les  tempes  et  relevés  au  sommet  de  la  tête  p)ar  un 
peigne  garni  également  de  turquoises,  portant  autour  de  ses  poi- 
gnets des  bracelets  de  vieil  argent,  Hélène  a  l'air  d'mie  vierge  by- 
zantine. C'est  le  premier  bal  auquel  elle  assiste  depuis  son  mariage, 
et  elle  semble  en  savourer  longuement  tout  l'atuait  voluptueux. 
Aux  sons  de  la  musique,  les  souvenirs  d'autrefois  lui  reviennent 
comme  des  parfums  lointains  et  elle  les  respire  avec  la  joie  qu'on 
éprouve  à  revoir  d'anciens  amis  longtemps  absens.  Son  entrée  a 
fait  sensation,  et  bientôt  elle  est  assailhed'un  lourbillon  de  jeunes 
gens  qui  tous  réclament  l'honneur  d'être  inscrits  sur  les  lames  de 
son  éventail.  Le  démon  du  bal  la  ressaisit  et  elle  promet  à  tous, 
au  risque  de  s'embrouiller  dans  sa  comptabilité.  Elle  s'abandonne 
tout  entière  au  plaisir  de  danser,  tandis  que  M.  de  La  Roche-Élie 
distribue  des  poignées  de  main  à  des  hommes  influens  et  cause  po- 
litique dans  des  embrasures  de  portes. 

Entre  deux  contredanses,  Hélène  se  laisse  conduire  au  buffet  pour 
respirer  un  peu,  et  tout  à  coup,  dans  une  glace  qui  reflète  les  tables 
chargées  de  fleurs,  de  rafraîchissemens  et  d'argenterie,  elle  aper- 
çoit, comme  une  apparition  d'autrefois,  une  image  inoubliable  qui 
se  dégage  de  la  foule  des  hibits  noirs  et  se  détache  seule  pour  elle 
dans  le  champ  du  mfroir.  Son  cœur  bat  soudain  plus  vite,  car  cette 
image  est  celle  de  Philippe  de  Préfaille. 

Involontairement  elle  se  retourne.  —  C'est  bien  lui,  là,  debout 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  une  colonne,  changé  seulement  par  sa  barbe,  qu'il  porte  en- 
tière maintenant,  —  pour  metire  sans  doute  sa  figure  en  harmonie 
avec  ses  opinions  fraîchement  démocratiques.  —  Du  reste,  cette 
barbe  châtaine,  frisée,  peignée  et  taillée  en  éventail  lui  sied  à  mer- 
veille et  donne  une  pointe  de  sérieux  à  sa  physionomie  toujours 
jeune  et  finement  souriante. 

Pour  Philippe  de  Préfaille  tout  n'a  pas  été  rose  depuis  la  chute  de 
l'empire.  Il  s'est  bien  conduit  pendant  la  guerre  ;  capitaine  d'une 
compagnie  de  mobiles,  il  s'est  crânement  battu  à  Beaune-la-Rolande  ; 
même  il  y  a  gagné  ce  bout  de  ruban  qui  rougit  discrètement  sa 
boutonnière.  Mais  sa  fortune,  déjà  fortement  ébréchée  sous  l'empire, 
a  reçu  le  coup  de  grâce  pendant  la  crise  de  1870.  Après  la  guerre, 
il  est  rentré  dans  son  pigeonnier,  ruiné  à  plat.  Ses  propriétés  sont 
grevées  de  lourdes  hypothèques,  ses  valeurs  mobilières  ont  fondu 
comme  neige  au  soleil  de  mars,  et,  en  réglant  ses  comptes,  il  a  re- 
connu qu'après  liquidation  faite,  il  lui  resterait  à  peine  dix  mille  francs 
de  rente.  11  a  fallu  dételer,  et  c'est  alors  qu'il  s'est  tourné  vers  la 
politique,  —  ce  port  aux  eaux  troubles  et  douteuses  où  se  réfu- 
gient tous  les  navires  désemparés.  —  Avec  son  entregent,  sa  fa- 
conde, son  activité  et  son  audace  aventureuse,  Philippe  s'est  dit 
qu'il  trouverait  là  mieux  que  partout  ailleurs  les  moyens  de  se  re- 
mettre à  flot  ;  il  ne  s'agissait  seulement  que  de  bien  choisir  le  pa- 
villon dont  il  arborerait  les  couleurs.  Sous  ses  apparences  étourdies 
et  frivoles,  il  ne  manque  ni  de  flair  ni  d'esprit  pratique.  Il  a  com- 
pris que  le  vent  souille  du  côté  de  la  démocratie,  et  que  le  suffrage 
universel  devenu  libre  va  inévitablement  arracher  la  direction  des 
affaires  aux  classes  dites  supérieures.  11  a  observé  curieusement  ses 
anciens  amis;  il  les  a  vus  incertains,  divisés,  hésitans,  n'osant  plus 
vouloir,  tandis  que,  dans  les  masses  profondes  et  houleuses  des  nou- 
velles couches,  il  a  pressenti  des  forces  obscures  et  inconscientes, 
dont  un  habile  homme  pouvait  tirer  parti  pour  se  hisser  au  pouvoir, 
et  résolument,  en  joueur  hardi,  il  a  mis  son  dernier  enjeu  sur  cette 
hasardeuse  combinaison.  Avec  son  aplomb  de  viveur  qui  n'a  plus 
rien  à  perdre,  son  scepticisme  d'homme  blasé  et  son  mépris  de  ce 
qu'il  appelle  le  préjugé,  il  a  exécuté  cette  volte-face  avec  beaucoup 
d'entrain  et  de  bonne  humeur.  Il  a  déposé  sans  le  moindre  scrupule 
sa  baronnie  et  l'écusson  de  ses  pères  dans  son  pigeonnier^  et,  dé- 
pouillant le  vieil  homme,  il  a  rej)aru  dans  la  peau  d'un  républicain. 
Grâce  à  ses  qualités  de  beau  diseur  et  à  sa  culture  d'esprit,  il  s'est 
vite  assimilé  le  jargon  politique.'lla  trouvé  de  belles  phrases  sonores 
l)0ur  parler  «  des  j)assions  étroites  et  égoïstes  des  factions  monarchi- 
ques» et  do  l'adhésion  «  des  hommes  de  bonne  volonté  à  la  foi  répu- 
blicaine; »  il  a  écrit  des  brochures,  présidé  des  banquets,  harangué 


HÉLÈNE.  733 

les  cultivateurs  dans  des  réunions  publiques  où  il  leur  a  éloquem- 
ment  parlé  des  besoins  de  l'agriculture  et  du  relèvement  des  droits 
protecteurs  sur  les  céréales  ;  —  bref  il  est  devenu  le  seul  candidat 
sérieux  du  parti  avancé  ;  un  siège  va  devenir  vacant  dans  le  dépar- 
tement et  on  regarde  son  élection  comme  très  probable. 

Seulement,  il  y  a  le  revers  de  la  médaille  ;  l'aristocratie  touran- 
gelle, qui  le  traite  de  renégat,  lui  a  fermé  ses  portes  ;  ses  anciens 
amis  lui  ont  tourné  le  dos.  La  comtesse  de  Boiscoudray,  qui  seule 
aurait  eu  le  courage  de  l'accueillir  et  de  le  défendre,  a  quitté  la 
Touraine.  Il  se  trouve  maintenant  fort  esseulé  dans  cette  ville,  où  il 
faisait  jadis  la  pluie  et  le  beau  temps;  ses  nouveaux  coreligionnaires 
lui  semblent  parfois  un  peu  lourds  et  ennuyeux;  ils  ont  des  exi- 
gences de  mauvais  goût  et  des  importunités  fâcheuses.  Le  beau 
Philippe  se  sent,  par  intervalles,  dépaysé  dans  ce  monde  démocra- 
tique, où  il  vit  de  pair  à  compagnon  avec  des  journalistes  sans  talent 
et  des  courtiers  électoraux  sans  vergogne.  Lui  qui  est  venu  au 
monde  avec  des  gants,  il  s'avoue  tout  bas  que  le  populaire  a  la 
poigne  un  peu  rude.  Aussi  n'est-il  point  fâché  de  changer  d'air  quel- 
quefois et  de  se  retremper  dans  un  milieu  dont  les  élégances  lui 
rappellent  le  temps  où  il  faisait  la  fête. 

Il  est  allé  au  bal  du  préfet  dans  ces  dispositions  d'esprit.  Il  se 
promène  nonchalamment  dans  les  salons  pleins  de  fleurs  et  réson- 
nans  de  musique,  et  il  respire  plus  à  l'aise.  Les  épaules  nues,  les 
chevelures  déjà  défrisées  parla  chaude  atmosphère  du  bal,  les  frou- 
frous des  toilettes  frissonnantes,  exhalent  une  odor  di  femina  qui 
lui  monte  doucement  à  la  tête  et  réveille  ses  appétits  de  plaisir.  Sa 
jeunesse  semble  reverdir;  il  est  repris  du  désir  de  flirter  avec  quel- 
qu'une de  ces  jolies  danseuses;  il  se  dit  qu'après  tout,  ses  farouches 
électeurs  ne  sont  pas  là,  et  qu'un  futur  député  radical  peut  bien  se 
passer  la  fantaisie  d'une  valse  sans  manquer  au  mandat  impératif. 
—  C'est  à  ce  moment  qu'Hélène  l'aperçoit  dans  la  glace  et  toum3 
la  tête  vers  lui.  La  jeune  femme  ne  paraît  point,  d'ailleurs,  très  sur- 
prise de  le  retrouver  là.  ku  fond  de  la  voiture  qui  la  conduisait  au 
bal,  elle  avait  pensé  qu'elle  pourrait  l'y  rencontrer,  et,  tandis  que 
M.  de  La  Roche-Élie  enfonçait  ses  doigts  dans  des  gants  blancs  trop 
larges,  le  vague  espoir  de  cette  rencontre  lui  faisait  déjà  battre  le 
cœur. 

Philippe,  de  son  côté,  l'a  facilement  reconnue,  car  le  mariage  ne 
l'a  point  changée  ;  cependant,  avant  de  s'approcher  d'elle,  il  reste  un 
moment  indécis,  se  souvenant  de  la  façon  peu  aunable  dont  elle  l'a 
quitté  aux  Aiguës  et  incertain  de  l'accueil  qu'il  recevra.  —  Après 
tout,  que  risque-t-il?  D'être  congédié  par  une  parole  dédaigneuse 
ou  une  repartie  mordante  dans  le  genre  de  celle  qu'Hélène  lui  a  lan- 


734  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cée  en  réponse  à  son  compliment,  le  jour  des  fiançailles?  Bah!  il 
a  le  don  de  la  réplique  et  il  n'est  pas  de  ceux  à  qui  une  femme 
fait  peur.  Il  s'avance,  la  lèvre  souriante,  et  s'incline  devant  M'"^  de 
La  Roche-Élie  : 

—  Bonsoir,  madame,  dit-il,  voilà  un  bon  quart  d'heure  que  je 
désire  vous  présenter  mes  hommages  et  mes  félicitations,  mais  je 
n'osais  vous  aborder. 

—  Pourquoi  donc,  monsieur?  répond-elle  en  froissant  un  peu 
nerveusement  les  branches  de  son  éventail. 

—  Dame  !  parce  que  dans  le  monde  où  nous  nous  sommes  ren- 
contrés, je  passe  maintenant  pour  un  espèce  de  lépreux,  et,  comme 
la  plupart  de  vos  amis  n'ont  pas  l'air  de  me  reconnaître  quand  je  les 
coudoie  dans  la  rue,  j'avais  peur  que  vous  ne  me  missiez,  vous 
aussi,  en  quarantaine  à  cause  de  mes  opinions  subversives. 

—  Moi,  monsieur,  je  ne  m'occupe  pas  de  politique,  Dieu  merci  I 

—  Et  vous  avez  bien  raison!..  C'est  une  vulgaire  et  ennuyeuse 
cuisine  dont  il  faut  laisser  la  besogne  au  sexe  laid...  Pourtant,  per- 
mettez-moi de  vous  affirmer  que  je  ne  suis  pas  si  noir  que  j'en  ai 
l'air. 

Elle  lui  lance  un  regard  oblique,  demi-sérieux  et  demi-moqueur. 

—  Mais  vous  n'en  avez  pas  l'air  î  repli que-t-elle  en  riant. 

—  Je  n'ai  pas  brûlé  ce  que  j'adorais ,  comme  on  m'en  accuse, 
continue-t-il  gaîment,  j'ai  seulement  obéi  à  la  loi  qui  entraîne  les 
hommes  jeunes  vers  les  idées  jeunes...  J'ai  horreur  de  ce  qui  est 
vieux,  décrépit  et  agonisant...  C'est  pourquoi  je  me  suis  tourné 
vers  un  monde  nouveau  et  plus  vivant... 

—  Vous  me  prenez  pour  un  de  vos  électeurs  ?  dit-elle  ironique- 
ment... N'avez-vous  pas  honte  de  me  répéter  des  phrases  de  journal, 
quand  l'orchestre  joue  de  si  jolies  valses? 

—  Pardonnez -moi,  répond-il  en  se  raillant  à  son  tour,  c'est  le 
métier  qui  veut  ça,  et,  même  en  dormant,  je  me  surprends  à  mur- 
murer des  lambeaux  de  discours...  Pour  me  prouver  que  vous  ne 
me  gardez  pas  rancune,  voulez-vous  m'accorder  cette  valse? 

Ule  fait  un  signe  d'assentiment  et  il  l'enlève  juste  au  moment  oîi 
le  danseur  avec  lequel  elle  s'était  engagée  vient  réclamer  la  danse 
promise,  et  regarde,  ébaubi,  le  couple  s'éloigner  en  tournoyant. 

Les  musiciens  jouent  le  lîcdu  ihnmbc  bleu.  La  tendresse  des 
phrases  mélodiques  les  entraîne  tous  deux  vers  les  ressouvenirs 
de  la  fête  des  Aiguës.  —  D'abord,  chaque  note  éclftt  comme  un  long 
soupir,  comme  une  caresse  d'amour  achevée  dans  un  sanglot;  puis 
l'orchestre  entier  fait  explosion,  le  rythme  court,  orageux,  violent 
comme  un  torrent  passionné.  Autour  d'eux,  tout  chatoie  cl  tourne 
^1  doriie  •  lo  vortiire  :  les  éiolU's  bruissantes,  les  pierreries,  les  fleurs» 


HÉLÈNE.  735 

les  tètes  aux  lè\Tes  entr'ouvertes  et  aux  yeux  noyés.  —  Le  vol  circu- 
laire, toujours  plus  rapide,  leur  ôte  la  sensation  de  la  réalité  et  les 
isole  comme  au  centre  d'un  cercle  enchanté.  La  joie  amoureuse  de 
la  valse  les  berce,  pareille  à  un  chant  du  temps  passé.  Hélène  s'ap- 
puie avec  plus  d'abandon  au  bras  de  Philippe  ;  son  cœur  bat  plus 
vite  dans  sa  blanche  poitrine  soulevée  et  une  rougeur  lui  monte  aux 
joues...  Comme  une  rosée  délicieuse,  la  mélodie  chantante  lui  amol- 
lit le  cœur,  et  elle  sent  vaguement  se  fondre  les  dernières  rancunes 
qu'elle  gardait  contre  M.  de  Préfaille...  S'il  a  aimé  Delphine  de  Bois- 
coudray,  il  l'a  aimée  comme  tant  d'autres,  à  la  surface,  et,  d'ail- 
leurs, ne  dit-on  pas  que  cette  liaison  est  finie?..  Pourquoi  lui  tien- 
drait-elle rigueur  d'un  caprice  que  l'oubli  a  déjà  fané?..  Tout  en 
tournoyant,  demi-grisée,  elle  le  regarde  et  le  retrouve  comme  elle 
l'a  toujours  vu  dans  ses  admirations  de  jeune  fille. . .  Sans  se  par- 
ler, sans  s'arrêter,  ils  valsent  toujours  plus  vite.  Sur  les  lèvres 
d'Hélène  un  sourire  passe  comme  un  rayon  de  soleil  mouillé  ;  une 
tendresse  muette  semble  monter  de  sa  bouche  mi-close  à  ses  yeux 
baignés  d'une  moite  lueur  de  plaisir... 

Ils  s'arrêtent  essoufflés.  Cette  valse  bienheureuse  va  finir,  hélas!.. 
L'orchestre  presse  la  mesure  avec  plus  de  hâte,  comme  un  cheval 
dont  le  trot  se  précipite  à  mesure  que  s'approche  le  terme  du  voyage. 

—  La  jeune  femme  songe  que  Philippe  va  la  quitter  sans  presque 
lui  avoir  parlé,  et  qu'elle  aura  ainsi  laissé  passer  l'occasion  de  re- 
nouer connaissance  avec  celui  qu'elle  aime  toujours.  Cette  ren- 
contre ,  due  au  hasard ,  sera-t-elle  donc  unique ,  et ,  au  sortir  de 
ce  bal,  deviendront-ils  de  nouveau  étrangers  l'un  à  l'autre?..  La 
raison  lui  insinue  que  ce  serait  là  le  plus  sage  des  dénoùmens  ; 
mais,  en  même  temps,  le  besoin  de  mettre  une  rare  émotion  dans 
la  sèche  monotonie  de  sa  vie  quotidienne  la  pousse  à  chercher  un 
moyen  de  revoir  AL  de  Préfaille.  Il  lui  semble  qu'après  avoir  subi 
patiemment  les  ennuyeux  amis  de  son  mari  et  l'aigre  despotisme  de 
sa  belle-sœur,  elle  a  bien  droit  à  quelque  agréable  compensation, 

—  et  comme  elle  a  coutume  de  se  déterminer  d'après  les  impul- 
sions de  son  cœur  et  non  d'après  les  conseils  de  sa  raison,  elle  lève 
à  demi  les  yeux  vers  Philippe,  et,  tout  en  agitant  son  éventail,  elle 
lui  pose  de  brèves  questions  d'une  voix  encore  palpitante  : 

—  Vous  êtes  depuis  longtemps  à  Tours? 

—  Depuis  un  mois. 

—  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  me  voir  ? 

—  Je  ne  le  pouvais  guère...  M.  de  La  Roche-Élie  et  moi,  nous 
sommes  devenus  des  ennemis  politiques,  et  je  ne  sais  jusqu'à  quel 
point  il  serait  enchanté  de  ma  visite. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  lui,  mais  de  moi  qui  ne  me  mêle  pas  de 
toutes  ces  questions  politiques. 


736  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

—  Avez-vous  un  jour? 

—  Oui,  le  samedi,  mais  je  reçois  beaucoup  de  personnages  en- 
nuyeux, sans  compter  ma  belle-sœur. 

—  La  perspective  est  engageante  ! . . 

—  Aussi  je  ne  vous  conseille  pas  trop  de  choisir  le  samedi.  

Les  autres  jours,  on  me  trouve  de  trois  à  cinq. 

—  Mais  M.  de  La  Roche-Élie  ?. . 

—  Quoi  ?  dit-elle  en  relevant  impérieusement  la  tête. 

—  Ne  pourrait-il  pas  s'offusquer  de  me  voir  chez  vous? 

—  Mon  mari  ne  m'empêche  pas  de  recevoir  mes  amis...  D'ail- 
leurs, à  ces  heures-là,  il  est  toujours  au  palais. 

—  Et  M"*  de  La  Roche-Élie,..  est-elle  aussi  au  palais? 

—  Non,  elle  est  à  Téglise...  Oh!  c'est  une  créature  angélique! 
La  valse  est  finie.  Il  lui  offre  le  bras  et  la  ramène  au  buffet  ;  puis, 

quand  il  lui  a  apporté  une  coupe  de  Champagne,  il  s'incline  en  sou- 
riant et  se  dispose  à  prendre  congé. 

Elle  boit  rapidement  le  contenu  de  la  coupe,  et,  lui  tendant  la 
main  gaîment  : 

—  Alors,  sans  adieu!.,  à  bientôt! 

—  A  bientôt  ! 

Leurs  yeux  se  rencontrent  dans  un  long  regard  ;  leurs  mains  se 
serrent,  il  salue  et  se  perd  dans  la  foule. 


XIV. 


Dès  le  commencement  de  la  semaine  qui  suivit  le  bal  du  pré- 
fet, Philippe  de  Préfaille  songea  à  tenir  la  promesse  qu'il  avait 
faite  à  M™^  de  La  Roche-Élie.  II  manquait  trop  de  distractions  à 
Tours  pour  ne  pas  profiter  de  cette  aubaine  qui  se  présentait  à  lui 
avec  tous  les  signes  avant-coureurs  d'une  bonne  fortune  possible. 
En  sortant  du  bal,  il  s'était  agréablement  remémoré  les  brèves  ques- 
tions d'Hélène  et  l'adroite  façon  avec  laquelle  elle  lui  avait  indi- 
qué les  heures  où  on  avait  chance  de  la  trouver  seule.  Cela  avait 
tout  à  fait  l'air  d'un  rendez-vous.  Chemin  faisant,  il  rapprochait  de 
cette  brusque  invitation  la  riposte  malicieuse  que  la  jeune  femme 
lui  avait  lancée  lorsqu'il  était  venu  la  complimenter  ironiquement 
de  son  mariage  avec  M.  de  La  Roche-Élie.  Cette  singulière  ré- 
ponse contenait  une  allusion  à  certaines  confidences  qu'il  avait 
échangées  avec  la  comtesse  de  Boiscoudray  sur  le  balcon  du  bou- 
doir des  Aiguës.  Comment  les  paroles  murmurées,  pendant  ce  tête- 
à-tête  nocturne,  étaient-elles  arrivées  aux  oreilles  de  M""  des  Réaux? 
Elle  l'avait  donc  épié,  cotte  nuit-là?  elle  était  donc  jalouse  de  Del- 
phine?.. Alors  il  se  rappelait  la  valse  pendant  laquelle  Hélène  lui 


HÉLÈNE.  737 

avait  raconté  les  premières  déclarations  de  M.  de  La  Roche-Élie, 
l'incident  des  roses  attachées  à  sa  boutonnière,  le  toast  porté  pen- 
dant le  souper...  Et  soudain  tout  ce  passé  s'éclairait,  illuminé  par 
une  douce  et  amoureuse  clarté.  —  Idiot  que  j'étais!  s'écriait-il  in- 
térieurement, mais  j'avais,  sans  m'en  douter,  conquis  le  cœur  de 
cette  jolie  fille!..  Comment  ne  m'en  suis-je  pas  aperçu?..  Enfin, 
tout  est  pour  le  mieux  et  il  n'y  a  rien  de  perdu...  La  pauvre  en- 
fant! je  conçois  que  ce  pédant  de  La  Roche-Élie  doit  l'ennuyer  con- 
sidérablement, et  c'est  vraiment  une  charité  que  de  la  distraire  un 
peu  de  la  vie  qu'elle  mène  entre  le  frère  et  la  sœur... 

Une  après-midi,  vers  quatre  heures,  par  un  ciel  pluvieux  et  un 
brouillard  gris,  il  s'achemina  vers  l'hôtel  de  La  Roche-Élie.  Il  se 
perdit  d'abord  dans  le  dédale  de  petites  rues  qui  serpentent  der- 
rière les  cloîtres  et  fut  obligé  de  demander  son  chemin  à  un  sacris- 
tain qui  sortait  de  la  cathédrale.  Enfin,  tout  transi,  il  tira  discrète- 
ment la  chaîne  de  fer  qui  pendait  sous  le  porche  rébarbatif  de 
l'hôtel.  A  son  coup  de  sonnette,  le  lourd  battant  fut  ouvert  par 
une  accorte  et  jolie  soubrette,  à  la  toilette  élégante,  à  la  figure 
éveillée.  —  Cette  jeune  fille,  originaire  de  Saint-Symphorien,  avait 
été  amenée  dans  l'hôtel  par  Hélène,  qui  l'avait  attachée  à  son  ser- 
vice particulier.  —  Au  sourire  intelligent  qui  accueillit  sa  demande, 
lorsqu'il  s'informa  si  M™®  de  La  Roche-Élie  était  chez  elle,  Philippe 
devina  qu'il  était  attendu  et  que  la  femme  de  chambre  avait  reçu 
Tordre  de  guetter  sa  venue. 

Elle  lui  fit  signe  de  la  suivre,  et  trottinant  sur  la  pointe  des  pieds, 
traversa  la  cour  lestement. 

—  Brr!  se  dit  M.  de  Préfaille,  en  examinant  le  cailloutis  her- 
beux, la  façade  noire  et  la  nudité  du  vestibule,  cette  maison  me 
donne  froid  dans  le  dos...  Il  me  semble  que  je  suis  dans  le  château 
de  Barbe-Bleue,  et  que  je  viens  délivrer  la  princesse  qui  y  languit^ 
enchantée  par  une  fée  Grognon  quelconque... 

La  vue  de  ce  maussade  intérieur  lui  enleva  ses  derniers  scru- 
pules et  il  suivit  d'un  pas  léger  la  soubrette  dans  l'ombre  d'un 
second  couloir.  Tout  à  coup  la  jeune  fille  poussa  une  porte  et  in- 
troduisit Philippe  dans  une  pièce  donnant  sur  le  jardin  et  chaude- 
ment égayée  par  un  feu  clair  qui  flambait  dans  la  cheminée.  x\  l'un 
des  angles,  M°^'  de  La  Roche-Élie,  enfoncée  dans  une  chauffeuse, 
rêvait  à  la  lueur  du  brasier.  —  A  l'arrivée  du  jeune  homme,  elle 
se  leva  avec  vivacité  et  lui  tendit  la  main. 

—  Vous  êtes  bien  aimable  d'avoir  tenu  votre  promesse,  lui  dit- 
elle  en  lui  désignant  un  siège  en  face  d'elle. 

La  femme  de  chambre,  après  avoir  apporté  une  lampe  et  fait 
tomber  les  rideaux  de  la  fenêtre,  s'était  retirée  silencieusement. 

TOME  LIXIT.  —  188*.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Philippe  examinait  la  pièce  haute  de  plafond,  tendue  de  satin  bleu 
foncé,  qui  servait  de  petit  salon  à  Hélène.  Un  tapis  épais,  des  fleurs 
sur  la  cheminée  et  dans  des  jardinières,  un  piano  drapé  d'une 
vieille  étoffe  à  ramages,  quelques  livres  épars,  donnaient  à  celte 
partie  de  l'appartement  du  rez-de-chaussée  un  aspect  plus  hospita- 
lier et  plus  moderne,  qui  rassérénait  l'esprit  au  sortir  de  la  cour 
claustrale  et  du  vestibule  imprégné  d'humidité  glacée.  M™'  de  La 
Roche-Élie,  en  robe  de  cachemire  loutre,  garnie  de  dentelles  au- 
tour du  col  et  le  long  du  corsage,  mettait  une  floraison  de  jeunesse 
dans  la  chambre  assombrie  et  bien  close  où  montait  un  suave  par- 
fum de  violettes  de  Parme. 

—  Gomment  trouvez-vous  mon  nid?  poursuivit  Hélène  en  sur- 
prenant le  coup  d'oeil  curieux  jeté  par  Philippe  autour  de  lui. 

—  On  s'y  sent  un  peu  ragaillardi,  répondit-il,  le  vestibule,  je  vous 
l'avoue,  m'avait  donné  le  frisson...  Mais  ici  on  est  chez  vous,  et 
on  respire  plus  à  Taise. 

—  C'est  le  seul  coin  de  la  maison  que  j'aie  encore  pu  arranger 
à  mon  idée...  Dame  !  cela  ne  vaut  pas  les  splendeurs  des  Aiguës. 
—  Ces  pauvres  Aiguës  I  ajouta-t-elle  avec  un  soupir  qui  en  disait 
long. 

Puis  ils  restèrent  un  moment  silencieux  en  face  l'un  de  l'autre, 
étonnés  tous  deux,  après  avoir  désiré  cette  visite,  de  se  trouver  si 
à  court  de  sujets  de  conversation.  Philippe  ne  se  souciait  pas  de 
parler  de  M.  de  La  Roche-Élie;  elle-même  mettait  une  certaine 
iierté  à  ne  pas  lui  laisser  deviner  les  petites  misères  de  son  inté- 
rieur. Ils  revinrent  d'un  commun  accord  aux  seuls  événemens  qui 
pussent  servir  de  thème  à  leur  causerie,  et  ils  évoquèrent  les  sou- 
venirs du  séjour  aux  Aiguës. 

—  Vous  nous  avez  bien  manqué  après  votre  départ  du  château, 
affirma  M.  de  Préfaille. 

—  je  n'en  crois  rien,  vous  savez!.,  répondit-elle  avec  un  sourire 
incrédule;  à  qui  aurais-je  bien  pu  manquer? 

—  Mais  à  tout  le  monde  en  général  et  à  moi  en  particulier. 

—  A  vous?..  Allons  donc,  vous  étiez  trop  occupé  de  M"*  de  Bois- 
coudray  pour  avoir  le  temps  de  penser  à  moi. 

—  Qui  a  pu  vous  conter  de  pareilles  histoires?  se  récria-t-il  avec 
une  hypocrite  affectation  de  discrétion. 

—  On  ne  m'a  rien  conté,  j'ai  vu,  répliqua-t-elle,  en  rougissant 
et  en  baissant  les  yeux...  Allons,  reprit-elle  avec  un  rire  un  peu 
forcé,  nous  pouvons  en  parler,  maintenant  que  nous  sommes  plus 
vieux  de  quatre  ans...  Avouez  que  vous  étiez  éperdument  amoureux 
de  Delphine? 

—  iUiisque  vous  êtes  si  bien  instruite,  j'avoue,  murraura-t-il  d'un 


HÉLEXE.  739 

air  contrit,  j'ajouterai  même  humblement  que  j'ai  été  congédié... 
Tout  cela  est  vieux  conmie  les  vieilles  lunes. 

—  C'est  fini?..  Tout  à  fait  fini?.. 

—  Oh!  depuis  longtemps,  et  sans  espoir  de  retour...  C'était  une 
<ie  ces  passions  de  jeunesse  qui  se  consument  vite,  mais  auxquelles 
on  reste  fidèle,  même  après  le  feu  éteint,  par  une  sorte  de  point 
d'honneur...  Ah!  soupira-t-il  avec  un  accent  de  regret  qui  semblait 
sincère,  pendant  ce  temps-là  je  passais  auprès  du  bonheur  sans 
oser  le  saisir...  Si  j'avais  été  moins  aveugle  ou  moins  sot,  je  n'en 
serais  pas  réduit  maintenant  à  me  mordre  les  doigts  de  ce  que  je 
n'ai  pas  su  empêcher...  Bien  des  choses  peut-être  ne  seraient  pas 
arrivées. 

—  Oui,  soupira-t-elle  en  secouant  la  tête  et  en  maniant  nerveuse- 
ment les  franges  qui  retombaient  autour  du  dessus  de  cheminée,  et 
elle  répéta  comme  une  écho  navré  : 

—  Bien  des  choses  ! 

—  Du  moins,  continua-t-il  en  tournant  vers  elle  ses  yeux  clairs  et 
caressans,  puisqu'un  heureux  hasard  nous  a  réunis  de  nouveau,  lais- 
sez-moi espérer  comme  compensation  que  nous  deviendrons  bons 
amis. 

—  Volontiers  !  s'écria-t-elle,  obéissant  à  cette  impulsion  du  pre- 
mier mouvement ,  qui ,  chez  elle ,  déterminait  toujours  ses  actes 
les  plus  graves;  soyez  pour  moi  un  bon  ami...  J'en  ai  besoin! 

Elle  s'était  levée;  il  l'avait  imitée  et  ils  se  trouvaient,  face  à  face, 
dans  la  haute  pièce  obscurément  éclairée,  où  les  violettes  de  Parme 
exhalaient  leur  parfum  printanier.  Brusquement,  leurs  deux  mains 
tombèrent  l'une  dans  l'autre  et  se  serrèrent  étroitement. 

—  Un  ami  vrai  et  dévoué,  sans  arrière-pensée?  demanda-t-elle  en 
l'interrogeant  du  regard. 

—  Un  ami  tendrement  soumis  et  fidèle!  répondit-il,  tandis  que, 
déjà  troublé  par  les  yeux  profonds  d'Hélène,  irrésistiblement  attiré 
par  celte  blanche  figure  aux  lèvres  spirituelles,  il  penchait  sa  tête  de 
façon  à  presque  effleurer  les  cheveux  de  la  jeune  lemme. 

Elle  se  recula  en  arrière  et,  se  retournant  vers  la  pendule  : 

—  Il  va  être  cinq  heures,  dit-elle  rapidement,  il  faut  que  vous 
partiez...  à  moins  que  vous  ne  désiriez  que  je  vous  présente  à  M.  de 
La  Roche-Élie? 

—  Grand  merci  !  s'exclama-t-il  en  saisissant  son  chapeau. 
Elle  lui  tendit  de  nouveau  la  main  : 

—  Au  revoir,  n'est-ce  pas? 

—  Quand  pourrai-je  revenir? 

—  Lundi,  à  la  même  heure,  si  cela  ne  vous  gêne  pas. 

Elle  sonna,  et  la  femme  de  chambre,  sans  mot  dire ,  le  guida  à 
travers  les  couloirs  assombris  jusqu'à  la  porte  de  la  cour. 


7A0  REVUE    DES  DEUX   MONDES, 

Le  lundi  suivant,  il  fut  scrupuleusement  exact  et  il  trouva  Hé- 
lène, qui  l'attendait  dans  le  petit  salon  bleu;  elle  vint  au-devant  de 
lui,  les  mains  tendues. 

Ils  étaient  déjà  plus  à  l'aise  l'un  et  l'autre.  11  s'assit  en  face  d'elle 
et  la  conversation  commença  sur  un  ton  enjoué  de  bonne  camarade- 
rie intime. 

Philippe  était  trop  expert  en  matière  de  galanterie  pour  risquer 
d'effaroucher  la  jeune  femme  en  démasquant  brusquement  ses 
batteries  ;  il  la  connaissait  assez  pour  savoir  qu'elle  était  de  celles 
dont  il  faut  adroitement  ménager  la  délicatesse  et  la  fierté.  D'ail- 
leurs, en  homme  blasé  sur  le  chapitre  du  plaisir,  il  goûtait  une 
jouissance  toute  neuve  à  savourer  en  détail  l'éclosion  de  cet  amour 
sincère,  à  en  savourer  le  parfum  discrètement,  sans  froisser  mala- 
droitement la  fleur  exquise  qui  l'exhalait.  Aussi  se  montra-t-il  par- 
fait de  réserve  et  d'affectueuse  courtoisie  ;  son  esprit  léger  et  capi- 
teux ,  ses  câlineries  charmantes  et  adroitement  mesurées  tinrent 
pendant  longtemps  Hélène  sous  le  charme. 

Mais  il  était  écrit  que  cette  heure  charmante  serait  désagréable- 
ment gâtée. 

Tandis  qu'ils  causaient  gaîment,  Simonne,  la  femme  de  chambre, 
frappa  à  la  porte  et  demanda  à  parler  un  instant  à  sa  maîtresse.  Hé- 
lène l'emmena  dans  sa  chambre  à  coucher. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  s'écria-t-elle  avec  impatience. 

—  Je  demande  pardon  à  madame  de  me  mêler  de  ses  affaires, 
commença  Simonne  d'un  air  confidentiel;  mais  peut-être  madame 
ne  tient-elle  pas  à  ce  que  les  domestiques  de  monsieur  s'occupent 
des  personnes  qu'elle  reçoit...  Alors,  j'ai  pris  la  liberté  de  l'informer 
de  ce  qui  se  passe. 

—  Quoi?  que  se  passe-t-il? 

—  Jean,  cette  espèce  de  valet  de  chambre  à  mine  de  sacristain, 
s'est  étonné  tout  à  l'heure  devant  moi  que  madame  reçoive  deux 
fois  en  huit  jours  une  personne  qui  n'est  pas  de  la  connaissance  de 
son  maître,  et  il  a  eu  ra|)lomb  de  me  demander  le  nom  de  ce  mon- 
sieur... Je  l'ai  fait  causer,  sans  lui  rien  dire  naturellement,  et  il  m'a 
avoué  qu'il  était  chargé  par  M"*  de  La  Roche-Élie  de  lui  rendre 
compte  de  tout  ce  qui  se  passe  chez  madame...  J'ai  pensé  à  in- 
struire tout  de  suite  madame,  afin  qu'elle  se  méfie... 

—  Il  suffit...  Merci,  Simonne! 

Elle  rassembla  rapidement  des  écheveaux  de  laine  épars  sur  sa 
table  à  ouvrage,  les  roula  dans  un  journal  et  les  tendit  à  Simonne. 

—  Tenez,  dit-elle,  envoyez  Jean  porter  ces  échantillons  à  ras- 
sortir au  magasin  de  la  rue  Royale,  et  arrangez-vous  pour  qu'il  parte 
sur-le-champ...  Allez! 

Elle  était  p&le  do  stupéfaction  et  de  colère.  Ainsi ,  on  la  faisait 


HÉLÈNE.  741 

espionner  !  elle  était  à  la  merci  de  ses  domestiques  !..  Sa  figure 
était  tellement  altérée,  quand  elle  rentra  dans  le  petit  salon,  que  Phi- 
lippe en  fut  frappé. 

—  Chère  madame,  qu'avez-vous  ?  lui  demanda-t-il. 

—  Rien,  rien...  —  Mais  elle  ne  savait  pas  se  contraindre,  des 
larmes  de  honte  lui  montaient  aux  yeux  et  elle  éclata  :  —  Je  ne  suis 
même  pas  libre  de  recevoir  mes  amis  chez  moi  !..  Oh  !  cette  mai- 
son... je  la  hais!  je  la  hais!.. 

De  colère,  elle  meurtrissait  son  poing  sur  la  tablette  de  la  che- 
minée et  ses  larmes  coulaient.  Elles  roulaient  lentement  le  long  de 
ses  joues  blanches,  s'arrêtaient  au  coin  des  lèvres,  qui  s'entr'ou- 
^Taient  et  frémissaient  légèrement.  Philippe  n'y  put  tenir  et,  lui  pre- 
nant la  main  : 

—  Comme  je  vous  plains  !  dit-il  d'une  voix  émue. 

Il  l'attira  vers  lui ,  puis  doucement  lui  passa  son  bras  sous  la 
taille  et  la  serra  sur  sa  poitrine  ;  elle  s'abandonnait  comme  un  en- 
fant qui  a  un  gros  chagrin  et  se  laisse  câliner.  Sa  jolie  tête  rousse 
s'inclina  un  instant  sur  Tépaule  de  Philippe  ;  cela  dura  l'espace  de 
quelques  secondes,  mais  assez  pour  que  les  lèvres  du  jeune  homme 
eussent  le  temps  de  baiser  ses  cheveux. 

Elle  comprit  le  danger  et  chercha  à  se  dégager. 

—  Je  vous  aime  !  murmurait-il  en  la  retenant;  restez  près  de  moi, 
laissez-vous  aimer  ! 

—  Non  !  non  !  s'écria-t-elle,  il  faut  que  vous  partiez...  Je  suis  sur- 
veillée, épiée...  Vous  ne  vous  doutez  pas  de  la  vie  que  je  mène  ici  !.. 
Il  va  me  falloir  renoncer  à  vous  y  recevoir... 

—  Eh  quoi  !  ne  vous  aurai-je  retrouvée  que  pour  vous  perdre, 
protesta-t-il,  et  cela  au  moment  où  vous  avez  le  plus  besoin  d'un 
ami  !..  Ne  pouvons-nous  nous  voir  ailleurs? 

Elle  était  poussée  à  bout,  jetée  hors  d'elle-même  autant  par  la 
passion  que  par  la  colère.  Il  y  avait  en  elle  comme  un  démon  qui 
lui  soufflait  des  idées  de  bravade  et  de  révolte. 

—  Nous  voir?..  Où?..  Comment?.,  balbutia-t-elle  d'une  voix 
sourde. 

—  Dehors...  Toutes  ces  rues  qui  s'enchevêtrent  derrière  votre 
hôtel  sont  solitaires;  elles  aboutissent  à  une  partie  du  mail  qui  est 
plus  déserte  encore  et  d'où  l'on  peut  facilement  gagner  la  cam- 
pagne. 

—  Oui,  peut-être,  répliqua-t-elle  étourdiment,  mais  venez,  je 
vais  vous  faire  passer  par  le  jardin.  Dans  la  cour,  vous  pourriez 
vous  rencontrer  avec  M,  de  La  Roche-ÉIie  ou  avec  ma  méchante 
gale  de  belle-sœur. 

Elle  lui  prit  la  main,  le  guida  à  travers  le  couloir  obscur,  ou- 
vrit une  porte-fenêtre  et  ils  se  trouvèrent  dans  le  jardin  déjà  enté- 


742  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nébré  par  la  nuit  tombante.  Ils  s'enfoncèrent  sous  l'une  des  chai-- 
milles  qui  longeaient  les  murs.  A  l'extrémité  de  cette  voûte  touffue, 
une  porte  communiquait  avec  une  sorte  de  pâtis  très  peu  fréquenté, 
situé  derrière  l'ancienne  enceinte  gallo-romiiine.  Elle  poussa  les 
verrous,  et  lui  désignant  la  rue  du  Général  Meusnier  qui  s'ouvrait 
devant  eux  :  —  Voici  votre  chemin,  murmura-t-elle  ;  adieu  ! 

—  Mais  quand  vous  reverrai-je?  insista-t-il. 
Elle  hésita  un  moment,  puis  avec  précipitation  : 

—  Eh  bien!  lui  dit-elle,  après  demain,  à  quatre  heures,  atten- 
dez-moi ici  ;  je  tâcherai  d'y  être. 

Le  surlendemain,  il  attendait  ponctuellement  à  la  place  indiquée  ; 
il  vit  Hélène  venir  à  lui,  couverte  d'un  voile  épais  et  cachée  dans 
un  long  manteau  sombre  qui  l'enveloppait  tout  entière.  Elle  lui  prit 
le  bras  avec  une  hâte  cramtive  et  ils  s'éloignèrent  dans  la  direc- 
tion du  mail  Heurteloup.  Comme  il  l'avait  prévu,  le  quartier  était 
désert  et  ils  purent  gagner  les  champs  sans  encombre. 

Dans  les  commencemens,  ces  promenades,  qui  se  renouvelèrent 
assez  souvent,  leui*  parurent  charmantes.  Le  plaisir  de  cheminer 
ensemble  dans  la  campagne  encore  nue  et  solitaire,  pendant  ces 
tombées  de  jour  si  propices  aux  entretiens  tendres  ;  le  péril  bravé, 
les  petites  terreurs  du  départ  et  du  retour,  donnaient  un  assaison- 
nement romanesque  à  leurs  rendez-vous.  Hélène  s'abandonnait 
avec  une  sécurité  entière  à  cet  amour  qui  avait  rempli  toute  sa 
jeunesse.  Philippe  n'avait-il  pas  été  sa  constante  préoccupation? 
sa  première  admiration  de  petite  fille  ?  son  unique  passion  depuis 
sa  dix -huitième  année?  Elle  l'aimait  franchement,  orgueilleuse- 
ment, sans  le  moindre  remords.  —  Depuis  que  M.  de  La  Koche- 
Elie  l'avait  sottement  et  lâchement  exposée  à  subir  les  avanies  et 
l'insultant  espionnage  d'Hortense,  elle  se  croyait  quitte  envers  lui. 
—  D'ailleurs  ne  l'avait-elle  pas  prévenu  dès  avant  le  mariage  qu'elle 
ne  l'aimerait  jamais?  Il  s'était  aliéné  de  gaîté  de  cœur  l'estime 
qu'elle  lui  conservait;  tant  pis  pour  lui  !..  Maintenant  elle  n'avait 
plus  qu'un  seul  maître  :  Philippe. 

Quant  à  Préfaille,  qui  avait  aimé  plus  d'une  fois,  cette  adoration 
platonique,  bien  qu'elle  llattàt  sa  vanité,  ne  lui  paraissait  pas  devoir 
être  la  lin  deriiière  d'une  semblable  liaison.  Gomme  la  plupart  des 
hommes,  son  désir  impatient  allait  d'un  bond  jusqu'au  but  auquel, 
selon  lui,  devait  aboutir  une  aventure  amoureuse,  jusqu'au  déaoû- 
ment  logique  et  inévitable  de  toute  passion  humaii^o,  —  la  posses- 
sion. Ces  promenades,  qu'il  avait  trouvées  d'abord  amusantes,  lui 
semblaient  peu  à  peu  un  enfantillage  compromettant,  où  il  dépen- 
sait en  pure  perte  beaucoup  de  temj)s  et  beaucoup  du  fluide  amou- 
reux, il  s'en  plaignait  parfois  doucenient  à  Hélène,  en  termes  déli- 
catement  voilés,  mais   sullisammenl  traiisparens ,  —  et  elle  le 


HÉLÈXE.  743 

comprenait.  Elle  n'était  plus  une  petite  fille.  Dès  avant  son  mariage, 
les  stupéfiantes  révélations  de  la  nuit  passée  en  face  du  boudoir  de 
M""^  de  Boiscoudray  avaient  dévelouté  son  àme  et  crûment  éclairé 
son  esprit.  Elle  savait  bien  vers  quelles  pentes  l'entraînait  la  pas- 
sion qui  lui  maîtrisait  le  corps  et  la  pensée.  Mais  elle  cherchait  à 
retarder  le  plus  possible  ce  moment  délicieux  et  redoutable  où  elle 
se  donnerait  tout  entière,  parce  qu'ensuite  n'ayant  plus  rien  à  don- 
ner, elle  craignait  d'être  dans  un  état  d'infériorité  au  r^ard  de 
Philippe  et  d'être  moins  aimée.  —  D'ailleurs,  il  y  avait  des  obsta- 
cles qui  lui  paraissaient  insurmontables.  Elle  ne  pouvait  plus  s'aven- 
turer à  le  recevoir  chez  elle,  et  Philippe  logeait  à  l'hôtel.  Fran- 
chir le  seuil  de  ce  logis  banal,  même  sous  le  masque  d'un  triple 
voile,  questionner  un  garçon,  s'exposer  à  l'offensante  et  périlleuse 
curiosité  de  gens  rencontrés  dans  l'escalier  ;  —  rien  qu'à  cette  idée 
tout  son  orgueil  se  révoltait,  toutes  ses  répugnances  se  soulevaient. 
—  Non,  jamais  elle  ne  serait  à  lui  dans  un  de  ces  endroits-là  !  —  Et 
alors  avec  des  càlineries  exquises,  des  trouvailles  de  mots  tendres 
partant  du  fond  du  cœur,  elle  l'exhortait  à  être  indulgemment  pa- 
tient, à  se  contenter  faute  de  mieux  de  la  chaude  étreinte  de  sa 
main  ou  d'un  baiser  savouré  furtivement  en  pleins  champs,  à  l'abri 
d'un  buisson. 

En  attendant,  ils  continuaient  au  moins  deux  ou  trois  fois  la  se- 
maine leurs  promenades  dans  la  plaine  de  Saint-Pierre-des-Gorps. 
Tant  que  les  jours  furent  courts,  ces  échappées  dans  la  campagne 
ne  présentèrent  que  peu  de  dangers.  Ils  revenaient  à  la  brune  et 
ne  rencontraient  personne  dans  la  solitude  du  quartier  des  Ursulines; 
mais,  avec  février,  la  nuit  arriva  moins  vite,  ils  durent  redoubler  de 
prudence  et  se  quitter  dès  le  milieu  de  la  rue  du  Petit-Pré. 

Un  soir,  W'^Hortense  de  La  Roche-Élie,  après  avoir  fait  sa  station 
quotidienne  à  Saint-Gatien,  avait  été  prise  d'une  velléité  de  prome- 
nade. Le  temps  était  doux,  et,  au  lieu  de  s'en  revenir  chez  elle  par 
le  cloître,  elle  avait  longé  la  façade  de  l'archevêché  et  suivi  dans 
toute  sa  longueur  la  rue  des  Ursulines.  Au  moment  où  elle  attei- 
gnait le  carrefour  du  Petit-Pré,  elle  vit  cheminer  devant  elle  un 
couple  jeune  et  élégant.  Aiguillonnée  par  un  triple  désir  de  vieille 
fille,  de  dévote  et  de  curieuse,  elle  flaira  des  amoureux  et  se  tint  à 
l'écart  pour  observer  leur  manège.  A  dix  pas  d'elle,  le  couple  s'ar- 
rêta, il  y  eut  un  long  serrement  de  main,  un  dernier  chuchote- 
ment, puis  le  jeune  homme  s'esquiva  dans  la  direction  du  cloître, 
sans  que  M'^^  Hortense  pût  voir  son  visage.  Mais,  en  revanche,  elle 
reçut  comme  un  choc  en  pleine  poitrine,  en  croyant  reconnaître  le 
profil  et  la  démarche  de  sa  belle-sœur. 

Était-ce  Dieu  possible?  —  Elle  resta  collée  dans  l'angle  du  jam- 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bage  d'un  mur  du  couvent,  attendit  l'œil  au  guet,  et  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  longtemps,  son  cœur  palpita. 

La  dame  au  long  manteau  brun  traversa  le  pâtis  en  biais,  s'ar- 
rêta devant  la  petite  porte  du  jardin  de  l'hôtel  La  Roche-Élie,  la 
poussa  et  disparut  à  l'intérieur, 

—  C'était  elle!..  La  femme  de  son  frère!..  M""®  de  La  Roche- 
Élie  avait  un  amant  et  lui  donnait  des  rendez-vous  clandestins  !.. 

—  Voilà  pourquoi  depuis  quelques  semaines  elle  était  devenue  si 
conciliante,  si  douce  et  d'une  humeur  si  égale!..  La  malheureuse 
avait  sans  doute  beaucoup  à  se  faire  pardonner!..  —  M'"*  Ilortense 
en  bondissait  presque  d'indignation  et  de  pudeur  outragée;  en  même 
temps,  elle  sentait  au  fond  d'elle-même  une  suavité  singulière.  Elle 
allait  donc  pouvoir  enfin  prendre  sa  revanche  et  jeter  à  terre  cette 
orgueilleuse  qui  refusait  de  se  laisser  dominer  ! 

Elle  courut  à  travers  le  cloître  et  gagna  rapidement  le  porche  de 
l'hôtel.  Jamais  elle  ne  s'était  sentie  aussi  légère.  Elle  ne  prit  pas  le 
temps  de  monter  chez  elle,  suspendit  son  chapeau  et  son  châle  au  por- 
temanteau du  vestibule,  puis  d'un  pas  velouté  de  chatte  qui  médite  un 
mauvais  coup,  elle  entra  chez  sa  belle  -sœur  sans  se  faire  annoncer, 
comptant  la  surprendre  encore  dans  son  costume  de  promenade. 

Elle  eut  d'abord  une  déception.  Hélène  avait  pu  déjà  se  décoiffer 
et  se  déchausser.  Les  pieds  dans  des  pantoufles  de  velours,  tête 
nue,  elle  était  assise  dans  sa  chauffeuse,  comme  quelqu'un  qui  rêve 
au  coin  du  feu. 

—  Ma  chère  Hélène,  dit  la  vierge  aux  orties  d'un  ton  de  chat- 
temite,  n'aurais-je  point  par  hasard  oublié  mon  tricot  chez  vous? 

—  Je  ne  crois  pas,  mademoiselle,  répondit  la  jeune  femme  de 
son  air  le  plus  calme. 

Elle  se  leva,  fureta  distraitement  à  travers  la  pièce  :  —  Je  ne 
trouve  rien,  murmura-t-elle. 

—  Merci!  soupira  Hortense.  Quel  temps  doux,  n'est-ce  pas?.. 
Je  n'ai  pu  résister  à  la  tentation  de  faire  un  bout  de  promenade  en 
sortant  de  Saint-Gatien.  Et  vous,  êtes-vous  sortie? 

—  Oui,  je  suis  allée  jusqu'à  la  rue  de  l'Intendance  pour  quel- 
ques emplettes...  Voilà  tout. 

—  Ah  !  dit  Hortense  avec  un  de  ses  plus  innocens  sourires  d'in- 
génue. —  Et  intérieurement  elle  ajouta:  —  Quel  aplomb!..  Elle 
ment,  elle  est  coupable  et  je  la  tiens  I 

XV. 

Dans  son  cabinet  de  travail,  tendu  de  reps  vert  et  dont  les  murs 
disparaissaient  derrière  des  rayons  chargés  de  livres,  U.  do  La 


HELENE. 


7A5 


Roche-Élie  étudiait  un  dossier.  On  gratta  à  la  porte,  il  cria  d'en- 
trer d'une  Yoix  perçante,  et  la  figure  de  chatte  malade  de  sa  sœur 
parut  sous  les  plis  de  la  portière  soulevée.  La  tête  de  M"*  Hortense 
était  emmitouflée  dans  une  vieille  guipiu-e  blanche,  à  l'abri  de  la- 
quelle des  papillotes  non  défaites  plaquaient  sur  le  front  étroit  leurs 
taches  noires.  Un  peu  au-dessous,  ses  petits  yeux  clignotans  mon- 
traient leurs  froides  prunelles  bleues  entre  des  paupières  rougies  : 

—  Je  vous  dérange,  Sosthène?  demanda-t-elle  pour  la  forme. 

—  Un  peu,  répondit  le  président,  sans  oser  cependant  trop  ma- 
nifester sa  contrariété. 

Elle  ne  sembla  pas  l'avoir  entendu,  et,  approchant  un  fauteuil, 
s'assit  sans  façon  en  face  de  son  frère  : 

—  Je  viens  vous  entretenir  de  choses  graves!  comme nça-t-elle. 
M.  de  La  Roche-Élie  se  douta  probablement  de  ce  qui  allait  sui\Te,. 

car  sa  lèvre  inférieure  s'allongea  en  une  moue  peu  encourageante  : 

—  Ma  chère,  balbutia-t-il,  ne  vous  serait-il  pas  possible  de 
remettre  cet  entretien  à  tantôt?..  Je  suis  très  occupé,  j'étudie  une 
affaire  importante... 

—  L'affaire  qui  m'amène,  répliqua  sèchement  la  vieille  fille,  a 
aussi  son  importance,  et  elle  réclame  votre  attention  immédiate... 
J'ai  à  vous  parler  de  M™®  de  La  Roche-Élie. 

—  Encore  !  s'exclama  le  président  avec  un  geste  d'impatience  ; 
encore  une  querelle,  n'est-ce  pas?..  Ma  chère  Hortense,  puisque 
nous  revoici  sur  ce  chapitre,  permettez-moi  de  vous  faire  obser- 
ver respectueusement  que  vous  manquez  peut-être  parfois  d'indul- 
gence dans  vos  rapports  avec  Hélène. 

—  Vraiment! 

—  Je  sais  bien  que  votre  qualité  de  sœur  aînée  vous  donne  des 
droits  antérieurs  aux  siens  dans  la  maison,  mais  Hélène  est  jeune, 
elle  n'a  pas  été  élevée  comme  vous  dans  des  habitudes  d'austérité, 
elle  n'a  ni  votre  âge,  ni  vos  goûts,  et  je  souhaiterais  que  vous  fus- 
siez plus  tolérante  à  son  égard...  En  un  mot,  vous  devriez  la  ména- 
ger un  peu  plus  et  surtout  moins  empiéter  sur  son  indépendance. 

—  Si  je  vous  comprends  bien ,  insinua  sarcastiquement  M"''  Hor- 
tense, à  vos  yeux,  la  jeunesse  excuse  tout. 

—  Non  pas,  mais  la  jeunesse  comporte  un  genre  de  vie  qui,  tout 
en  étant  très  correct,  peut  ne  pas  ressembler  à  celui  de  l'âge  mûr. 

—  Certes  !  Et  mon  âge  mûr  se  félicite  de  n'avoir  rien  de  com- 
mun avec  ce  genre-là...  Croyez-vous  que  je  n'aie  jamais  été  jeune?.. 
J'ai  eu  vingt  ans  et  certains  agrémens,  comme  les  autres,  mais  je  ne 
me  targuais  pas  de  ma  jeunesse  pour  sortir  du  droit  chemin...  Votre 
raisonnement,  mon  cher  ami,  manque  de  logique,  comme  du  reste 
toute  votre  conduite  depuis  ce  funeste  mariage...  Cette  femme  vous 
a  ensorcelé,  vous  ne  voyez  plus  que  par  ses  yeux  ;  elle  a  usurpé  ma 


746  REVUE  DES   DEDX  MONDES. 

place  ici,  elle  m'a  enlevé  votre  affection  et  vous  a  ôté  votre  bon  sens 
en  attendant  qu'elle  fasse  pis  encore  ! 

—  Vous  exagérez  avec  une  passion  regrettable,  Hortense. 

—  J'exagère?..  Plût  à  Dieu!  s'exclama  M"^  de  La  Roche-É!ie  en 
haussant  les  épaules  et  en  levant  des  yeux  blancs  au  plafond...  Si 
encore  elle  tenait  votre  maison  convenablement,  dignement  !  si  elle 
se  conduisait  en  femme  d'intérieur  et  en  honnête  femme  ! 

M.  de  La  Roche-Élie  s'agitait  péniblement  sur  son  fauteuil  ;  ses 
yeux  ronds  regardaient  Hortense  avec  inquiétude,  et,  de  la  main,  il 
cherchait  à  lui  imposer  silence  : 

—  Ma  sœur  !  s'écria-t-il  enfin  sévèrement,  vous  êtes  folle  ! 

—  Folle!  riposta-t-elle  vexée;  non,  je  ne  le  suis  pas,  mais  vous, 
vous  êtes  aveugle,  puisque  vous  ne  vous  doutez  pas  de  ce  qui  se 
passe  chez  vous!..  Sosthène,  votre  femme  vous  trompe...  M'°*  de 
La  Roche-Élie  a  un  amant! 

—  Hortense!.. 

La  voix  de  fausset  du  président  s'arrêta  dans  son  gosier  comme 
une  note  aiguë  de  petite  flûte  dans  un  instrument  qui  se  serait  sou- 
dainement fêlé.  Maintenant,  il  ne  remuait  plus.  Ses  traits  contrac- 
tés, ses  lèvres  rentrées,  sa  pâleur  subite  disaient  si  éloquemment 
sa  douloureuse  stupeur  qu' Hortense  en  éprouva  un  redoublement 
de  jalousie.  —  H  l'aimait  donc  bien  fort  pour  être  bouleversé  de  la 
sorte  rien  qu'au  premier  mot  ! 

—  Quand  on  profère  une  pareille  accusation,  grommela-t-ii  sour- 
dement, il  faut  autre  chose  que  des  allégations  malveillantes,  il  faut 
des  preuves. 

—  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  porter  des  jugemens  téméraires, 
repartit  l'impitoyable  vieille  fille  ,  et  j'ai  des  preuves...  Il  y  a  six 
semaines,  M""*  de  la  Roche-Élie  a  reçu  deux  fois  en  huit  jours  la 
visite  d'un  jeune  homme...  Cet  étranger  a  éiè  introduit  chez  elle, 
en  notie  absence,  par  Simonne,  une  peste  que  vous  avez  tolérée 
ici,  malgré  moi!  —  Il  a  été  aperçu  par  Jean,  qui  f)eut  en  témoi- 
gner et  qui  m'a  déclaré  que  le  jeune  homme  lui  était  absolument 
inconnu...  Or,  votre  femme  n'a  jamais  parlé  de  celte  double  visite... 
Pourquoi  nous  l'aurait-elle  cachée  s'il  ne  se  lût  agi  de  quelque  in- 
trigue clandestine? 

—  Est-ce  tout?  demanda  avec  dédain  M.  de  La  Roche-Elie,  dont 
la  figure  s'éclaircit. 

—  Non,  ce  n'est  pas  tout,  malheureusement  !.. 

AJors,  avec  une  cruelle  abondance  de  détails  précis  et  de  com- 
mentaires perfides,  Hortense  raconta  la  rencontre  de  la  rue  du  Pe- 
tit-Pré et  comment  elle  avait  vu  Hélène  se  séparer  de  l'inconnu  avec 
de  tendres  serremeils  do  main,  puis  rentrer  à  l'hôtel  par  la  petite 
porte  du  jardin. 


HÉLÈNE.  747 

Le  président  l'écoutait,  consterné.  Sa  face,  d'une  pâlenr  verdâtre, 
où  chaque  mot  articulé  par  sa  sœur  déterminait  une  contraction  ner- 
veuse, eût  fait  pitié  à  toute  autre  qu'à  cette  fille  vindicative  et  dure. 
Les  paupières  de  Sosthène  battaient  comme  celles  d'un  homme  qui 
va  pleurer;  ses  doigts  tremblans  déchiraient  machinalement  en  minces 
lanières  une  feuille  de  papier  qui  s'était  trouvée  à  leur  portée. 

Quand  elle  eut  asséné  ce  dernier  coup,  M"®  Hortense  demeura  un 
moment  silencieuse,  guettant  d'un  regard  oblique  son  frère,  qui  cris- 
pait ses  lèvres  tout  en  continuant  de  lacérer  son  papier  : 

—  Eh  bien!  reprit-elle  d'un  ton  d'h\'pocrite  commisération,  êtes- 
vous  convaincu? 

Il  la  regarda  d'un  air  hébété  :  —  Je  souffre!  gémit-il,  voilà  ce 
qui  est  certain...  —  Des  larmes  roulaient  dans  ses  yeux.  —  Je  vois 
trouble!  continua-t-il  avec  angoisse,  mais  je  ne  suis  pas  convaincu... 
Est-ce  que  je  sais,  moi?..  Qui  m'assure  que  votre  rancune  ne  vous 
pousse  pas  à  dénaturer  les  faits?..  Vous  haïssez  tellement  Hélène  que 
je  doute  aussi  de  vous... 

—  C'est  moi  qui  vous  trompe,  n'est-ce  pas?. .  C'est  moi  qui  mens?. . 
Vous  aimez  mieux  supposer  votre  sœur  menteuse  que  de  croire  votre 
femme  coupable !. .  0  Seigneur!  s' écria-t-elle  indignée  et  joignant 
les  mains,  devais-je  m'attendre  à  cela  de  la  part  d'un  frère  que  j'ai 
tant  aimé  ! 

—  Je  souffre  !  répétait  La  Roche-Élie  en  se  serrant  la  tête  entre 
les  doigts  ;  c'est  à  devenir  fou  ! 

—  Je  vous  plains  !  continua  >F®  Hortense:  je  vous  plains  de  tout  mon 
cœur!..  Mais  puisque  vous  n'ajoutez  pas  foi  à  mes  paroles  et  puisque 
vous  voulez  voir,.,  il  y  a  un  moyen  bien  simple  de  vous  convaincre 
que  je  ne  mens  pas...  11  est  vieux,  mais  il  est  sûr...  Feignez  une 
absence.  Ayez  l'air  de  partir  pour  huit  jours  et  revenez  le  lende- 
main. Je  mettrais  ma  main  au  feu  qu'elle  profitera  de  votre  départ 
pour  recevoir  son  amant  ici,  et  qu'un  soir,  vous  surprendrez  les  deux 
coupables  dans  votre  propre  maison... 

M.  de  La  Roche-Élie  s'était  levé  violemment  :  —  Assez!  s'écria- 
t-il;  laissez-moi,  je  vous  en  prie!  J'ai  besoin  d'être  seul!.. 

Elle  recula  prudemment  jusqu'à  la  porte  ;  mais,  avant  de  dispa- 
raître :  —  Réfléchissez  !  chuchota-t-elle  ;  réfléchissez  !..  Et  quand  vous 
aurez  mûrement  réfléchi,  vous  reconnaîtrez  que  j'ai  raison... 

Resté  seul,  Sosthène  alla  remplir  un  v^rre  d'eau  et  l'avala  avi- 
dement. Il  avait  la  gorge  sèche  et  la  tête  en  feu.  Pendant  une  heure, 
il  se  promena  pensivement  à  travers  son  cabinet,  puis  brusquement 
il  monta  chez  sa  sœur  : 

—  Vous  avez  raison  !  dit -il  d'une  voix  brève  ,  je  ne  puis  vivre 
dans  cet  état  d'angoisse...  Coûte  que  coûte,  il  faut  que  je  sache  la 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vérité...  Pas  un  mot  de  tout  ceci  à  personne,  et  surtout  que  rien 
dans  votre  air  ni  dans  vos  paroles  ne  puisse  faire  supposer  à  Hélène 
qu'elle  est  soupçonnée...  Si,  comme  j'essaie  encore  de  l'espérer, 
vous  vous  êtes  trompée,  elle  ne  nous  le  pardonnerait  jamais. 

M'"'  de  La  Roche-Élie  leva  de  nouveau  ses  yeux  au  plafond  avec 
un  haussement  d'épaules.  Une  pareille  ténacité  dans  la  confiance  la 
scandalisait. 

—  Soyez  tranquille!  elle  ne  se  doutera  de  rien,  affirma-t-elle  en 
se  retirant  ;  vous  pouvez  vous  fier  à  moi  ! 

Le  soir,  à  table,  M.  de  La  Roche-Élie,  d'un  ton  très  calme,  an- 
nonça qu'il  était  obligé  d'aller  passer  une  semaine  à  Beaumont, 
afin  de  surveiller  des  travaux  d'irrigation  dans  ses  prairies  de  la 
Vienne.  Tout  en  causant  de  son  voyage,  il  étudiait  à  la  dérobée  la 
figure  de  sa  femme,  afin  de  surprendre  un  éclair  de  joie  dans  ses 
yeux,  à  la  perspective  de  huit  jours  de  liberté.  Mais  Hélène  ne  sour- 
cilla pas.  Sa  blanche  figure  resta  impassible  et  ses  yeux  voilés  par 
ses  longs  cils  ne  trahirent  rien  des  mouvemens  de  son  cœur.  Alors 
M.  de  La  Roche-Élie  eut  une  minute  de  soulagement,  et,  d'une 
voix  qu'il  s'efibrçait  de  rendre  enjouée,  il  proposa  à  sa  femme  de 
l'accompagner  à  Beaumont  : 

—  Si  seulement  elle  pouvait  accepter  !  se  disait-il  avec  un  vague 
renouveau  d'espérance  dans  l'âme. 

Mais  elle  n'accepta  pas.  Elle  allégua  que  le  temps  était  encore 
trop  incertain  et  qu'à  la  fin  de  février  une  promenade  à  la  cam- 
pagne n'avait  rien  d'engageant. 

—  Hélène  a  raison  !  ajouta  mielleusement  Hortense  ;  je  ne  vous 
comprends  point,  Sosthène,  de  vouloir  emmener  votre  femme,  par 
ce  temps  pluvieux,  à  Beaumont,  où  l'on  ne  peut  mettre  les  pieds 
dehors  sans  les  enfoncer  dans  la  boue. 

M.  de  La  Roche-Élie  n'insista  pas,  mais  sa  figure  redevint  sou- 
cieuse. 

Le  lendemain,  à  midi,  ayant  prévenu  ses  collègues  du  tribunal, 
il  prépara  sa  valise  et  chargea  Jean  de  la  porter  à  la  gare  ;  puis  il 
prit  congé  de  sa  femme  et  de  sa  sœur.  En  quittant  cette  dernière 
dans  le  vestibule,  il  l'emmena  à  l'écart  : 

—  Je  n'irai  probablement  pas  jusqu'à  Beaumont,  murmura-t-il, 
et  je  serai  de  retour  demain  vers  cinq  heures...  Trouvez-vous  à 
Saint-Gatien,  j'irai  m'y  concerter  avec  vous  sur  le  moment  où  je 
devrai  reparaître  à  la  maison... 

En  amour,  les  femmes  ont  un  code  d'honnêteté  tout  spécial. 
Un  homme  qui  aime  reste  accessible  à  certains  scrupules  de  con- 
science ;  il  plaint  le  mari,  s'il  y  en  a  un,  et  ne  le  trompe  pas  sans 
quelque  remords.  —  Une  femme  n'a  aucune  de  ces  délicatesses, 


HÉLÈNE.  749 

aucun  de  ces  ménagemens.  Elle  est  toute  à  son  amour  et  sa  per- 
sonnalité entière  s'y  absorbe  sans  arrière-pensée.  Le  mensonge 
perd  à  ses  yeux  son  odieux  caractère  et  la  fourberie  lui  paraît 
presque  une  arme  légitime;  ses  meilleures  qualités,  sa  loyauté, 
sa  bonté,  sa  pitié,  sont  accaparées  au  profit  de  sa  passion. 
Pour  elle  tout  est  là  ;  le  reste  du  monde  semble  n'avoir  été  créé 
que  pour  le  service  de  son  amour. 

Dès  qu'Hélène  fut  certaine  du  départ  de  Sosthène,  elle  s'enferma 
chez  elle  et  écrivit  à  M.  de  Préfaille  le  billet  suivant  : 

((  Je  suis  seule  ;  il  est  parti  pour  huit  jours.  Comme  le  temps 
est  trop  mauvais  pour  que  nous  puissions  nous  voir  dehors,  soyez 
demain  soir  à  neuf  heures  près  de  la  porte  du  jardin.  Simonne  ira 
ouvrir.  Mon  angélique  belle-sœur  rentre  dans  son  appartement  à 
huit  heures,  et  n'en  descend  plus...  Je  pourrai  vous  recevoir  sans 
inconvénient.  Un  mot  à  l'adresse  de  Simonne,  dans  le  cas  où  vous 
seriez  empêché...  » 

Pour  plus  de  sécurité,  elle  alla  elle-même  porter  sa  lettre  à  la 
poste,  sans  se  douter  que  M"^  Hortense  était  aux  aguets  et  la  faisait 
suivre. 

M.  de  La  Roche-Élie  avait  d'abord  eu  l'intention  d'aller  tout  sim- 
plement coucher  à  Amboise  et  d'y  ronger  son  frein  jusqu'à  l'heure 
où  il  pourrait,  le  lendemain,  regagner  Tours  par  un  des.  trains  de 
l'après-midi  ;  mais  les  réflexions  d'une  nuit  sans  sommeil  l'avaient 
déterminé  à  modifier  son  programme.  Une  fois  à  la  gare,  il  con- 
gédia son  domestique  et  prit  un  billet  pour  Bléré.  Là  il  loua  une 
voiture  et  se  fit  conduire  à  Montrésor. 

Il  occupa  toute  la  durée  de  la  route  à  égrener  comme  un  doulou- 
reux rosaire  la  succession  des  hypothèses  na\Tantes  et  des  péni- 
bles associations  d'idées  qu'avaient  suscitées  les  révélations  de  sa 
sœur. 

Bien  qu'il  fût  de  complexion  jalouse,  il  avait  néanmoins  vécu  jus- 
que-là dans  une  quiétude  presque  absolue.  Hélène  l'avait,  à  la  vérité, 
traité  depuis  le  premier  jour  avec  beaucoup  de  froideur,  mais  il  espé- 
rait toujours  que  la  tendresse  viendrait  plus  tard  ;  d'ailleurs  il  la 
croyait  naturellement  froide  et  plus  orgueilleuse  que  passionnée.  Pen- 
dant tout  le  temps  qu'ils  avaient  voyagé,  et  depuis  qu'ils  étaient  réin- 
stallés à  Tours,  elle  avait  mené  une  existence  très  correcte.  Elle 
sortait  peu  et  le  plus  souvent  avec  lui  ;  ils  allaient  rarement  dans  le 
monde,  et  le  petit  groupe  d'amis  qu'on  recevait  rue  Racine  était 
composé  d'hommes  respectables,  rassis  et  peu  capables  d'inspù*er 
une  passion.  —  Cependant,  si  Hortense  avait  dit  vrai,  si  Hélène  le 
trompait,  quel  pouvait  être  son  amant?  Assurément,  il  n'appartenait 
pas  à  l'intimité  de  M.  de  La  Roche-Élie.  Tous  les  personnages  qui 


750  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

fréquentaient  l'hôtel  étaient  âgés,  sauf  le  substitut,  marié  et  fort 
laid,  et  Hortense  affirmait  avoir  vu  un  jeune  homme;  de  plus,  elle 
déclarait  que  ce  jeune  homme  lui  était  inconnu...  Sosthène  se  met- 
tait le  cerveau  à  l'envers  et  fouillait  minutieusement  ses  souvenirs. 
Tout  à  coup  il  tressaillit;  le  nom  et  la  figure  de  Raymond  Descombes 
venaient  de  surgir  dans  sa  mémoire.  Alors,  peu  à  peu,  une  lumière 
cruelle  pénétrait  son  esprit,  à  mesure  qu'il  se  remémorait  les  dé- 
tails des  soirées  où  il  avait  rencontré  Hélène,  chez  M"^®  de  Boiscou- 
dray.  Il  se  souvenait  d'avoir  déjà  ressenti,  à  cette  époque,  de  brus- 
ques mouveraens  de  jalousie  en  remarquant  les  assiduités  du  jeune 
musicien  près  de  M"®  des  Réaux.  11  se  rappelait  que,  lors  de  la  fête 
de  nuit  aux  Aiguës,  les  deux  jeunes  gens  ne  s'étaient  guère  quittés, 
et  qu'après  le  souper,  ils  s'étaient  longuement  promenés  en  tête-à- 
tête.  Il  rapprochait  cet  incident  de  la  conversation,  —  si  étrange 
pour  une  jeune  fille,  —  qu'Hélène  avait  eue  avec  lui,  autour  de  la 
pelouse,  le  jour  de  leurs  fiançailles.  Il  était  vrai  qu'un  autre  jour 
elle  lui  avait  avoué  qu'elle  trouvait  Raymond  trop  jeune...  Trop 
jeune  pour  l'épouser,  peut-être,  mais  non  pas  pour  l'aimer!.. 
iM.  Descombes,  disait-on,  habitait  Paris,  où  il  travaillait  pour  les 
théâtres  de  musique  ;  —  mais  sa  mère  vivait  toujours  à  Saint-Sym- 
phorien,  Hélène  avait  conservé  des  relations  avec  elle,  et  peut-être 
était-ce  là  qu'ils  s'étaient  revus?..  H  était  jeune,  aimable,  agréa- 
blement doué...  Oui,  s'il  y  avait  un  amant,  ce  devait  être  celui-là  !.. 
A  cet  endroit  de  ses  déductions,  M.  de  La  Roche-Élie  s'arrêtait 
haletant.  Sa  figure  se  contractait  comme  s'il  eût  été  en  proie  à  une 
lancinante  douleur  interne.  Toute  sa  jalousie  se  rallumait  ;  les  bat- 
temens  de  son  cœur  cessaient  subitement,  puis  repartaient  avec  une 
violence  extrême.  Il  se  sentait  malheureux  jusqu'au  fond  et  au  tré- 
fond.  (lette  femme,  il  l'avait  aimée  aussi  tendrement  qu'il  en  était 
capable  ;  —  c'était  même  la  seule  tendresse  qu'il  eût  jamais  éprouvée; 
—  il  l'aimait  encore,  et  à  la  pensée  d'une  trahison,  d'un  désastre 
de  son  honneur  conjugal,  ses  yeux  devenaient  humides  et  il  faisait 
de  pénibles  efforts  j)0ur  ravaler  ses  larmes^  En  même  temps,  à 
cette  douleur  toute  sentimentale,  s'ajoutait  une  cuisante  souffrance 
d'amour-|»ropre.  M.  de  La  Roche-lilie  avait,  au  plus  haut  point,  l'or- 
gueil de  ses  fonctions  et  cet  esprit  de  caste  qui  caractérise  \â  ma- 
gistrature. INô  dans  une  famille  de  magistrats,  |)éMétré  dès  l'enfance 
du  respect  qui  s'attache  aux  prérogatives  de  la  robe  et  de  l'épitoge 
d'hermine,  il  lui  semblait  que  sa  mésaventiu'e  conjugale,  si  elle 
était  réelle,  devait  c>om promettre  piteusement  sa  dignité  et  son  im- 
peccabilité  de  jnge.  Lui,  président  d'un  tribunal  de  première  classe, 
destiné  un  jour  à  siéger  en  robe  rouge  dans  une  cour  ;  lui,  le  petit- 
fils  de  notables  conseillers  au  parlement,  être  exposé  comme  lo  pre- 


HÉLÈ.VE.  751 

mier  venu  à  devenir  un  mari  ridicule,  cela  l'emplissait  de  confu- 
sion et  de  colère. . .  Ala  peine  causée  par  son  amour  bafoué  succédaient 
Tamertume  de  voir  sa  respectabilité  professionnelle  compromise,  la 
peur  d'être  classé  parmi  ces  magistrats  infortunés  qui  jettent  un 
discrédit  sur  l'ordre  tout  entier.  —  Si  elle  est  coupable,  s'écriait-il 
alors  intérieurement  avec  rage,  je  serai  sans  merci,  je  la  chasserai 
comme  une  lépreuse!.. 

Cependant  la  voiture  roulait  entre  les  ormeaux  effeuillés  et  con- 
tournés qui  bordaient  la  route  ;  les  lieues  s'ajoutaient  aux  lieues  et 
il  arrivait  à  Montrésor  au  tomber  de  la  nuit.  Il  demanda  une  chambre, 
soupa  et  se  coucha  brisé,  fiévreux,  mais  trop  tourmenté  pour  pou- 
voir dormir.  Dès  le  matin,  il  se  dirigea  vers  La  Châtaigneraie. 

La  \ieille  gentilhommière  était  restée  dans  l'état  où  elle  se  trou- 
vait à  la  mort  de  M°^^  des  Réaux.  On  n'avait  pas  pu  la  vendre,  et 
M.  de  La  Roche-Élie,  chargé  de  gérer  la  fortune  de  sa  femme,  avait 
laissé  carte  blanche  au  notaire  de  Montrésor.  Celui-ci  s'était  décidé 
à  louer  les  terres  et  une  partie  des  bâtimens  à  un  jeune  fermier  qui 
avait  précisément  épousé  la  Perrine,  cette  ancienne  gouvernante  de 
Jean-Jacques.  —  En  songeant  qu'il  avait  vingt-quatre  mortelles 
heures  à  dépenser  hors  de  Tours,  le  président  s'était  imaginé  de 
les  utiliser  en  allant  voir  La  Châtaigneraie.  II  sa\  ait  qu'Hélène  y 
avait  vécu  jadis  pendant  plusieurs  mois,  et  pris  d'une  âpre  curio- 
sité rétrospective,  obéissant  peut-être  aussi  à  des  habitudes  déjà  in- 
vétérées de  magistrat  instructeur,  il  avait  résolu  de  visiter  le  do- 
maine et  d'interroger  la  Perrine  sur  cette  période  de  la  jeunesse  de 
W'^  des  Réaux. 

Les  années  n'avaient  pas  amélioré  La  Châtaigneraie.  Elle  était  en- 
core plus  maussade  et  délabrée  que  du  temps  de  Jean-Jacques.  En 
entrant  dans  la  cour  encombrée  de  fumier  et  mal  nivelée,  en  voyant 
la  façade  dont  le  crépi,  rongé  par  l'humidité,  était  tombé  et  montrait 
par  places  la  blocaille  noircie,  Sosthène  ne  put  s'empêcher  de  penser 
que,  s'il  se  séparait  violemment  d'Hélène,  celte  ruine  serait  peut- 
être  le  seul  refuge  où  la  jeune  femme  pourrait  s'abriter  momenta- 
nément. Cette  réflexion  l'amollit  de  nouveau,  et  il  pénétra  avec  une 
sorte  d'attendrissement  dans  la  salle  du  rez-de-chaussée,  qui  avait 
servi  autrefois  de  réfectoire  à  Jean-Jacques  des  Réaux. 

M.  Sylvain  Métivier,  le  clôsier  actuel  de  La  Châtaigneraie,  était 
aux  champs,  mais  la  Perrine,  qu'on  nommait  maintenant  la  Méti- 
vière,  était  accroupie  devant  la  cheminée,  occupée  à  surveiller  la 
cuisson  d'un  chaudron  de  pommes  de  terre.  Rien  qu'elle  eût  trente- 
neuf  ans  sonnés,  elle  avait  conservé  un  reste  de  beauté  qui  justi- 
fiait encore  les  prédilections  de  M.  des  Réaux.  Sosthène  se  donna 
comme  un  ami  de  la  famille  et  dit  que  M°*^  de  La  Roche-Élie,  sa- 


752  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

chant  qu'il  passerait  par  Montrésor,  l'avait  chargé  de  constater  les 
réparations  dont  limmeuble  avait  besoin. 

L'ancienne  gouvernante  le  reçut  avec  l'obséquiosité  papelarde 
sous  laquelle  elle  déguisait  son  naturel  hargneux  et  dominateur,  et 
elle  saisit  immédiatement  l'occasion  de  lui  faire  visiter  les  bâtimens 
de  la  cave  au  grenier.  Tout  en  la  suivant  de  chambre  en  chambre 
et  en  écoutant  ses  doléances,  M.  de  La  Roche-Élie  brûlait  de  la 
questionner  sur  le  séjour  d'Hélène  à  La  Châtaigneraie,  mais  il  était 
encore  retenu  par  une  sorte  de  pudeur  craintive. 

—  Vous  étiez  déjà  ici  du  vivant  de  M.  des  Réaux?  lui  demanda-t-il 
enfin. 

—  Oui,  monsieur,  c'est  moi  qui  l'ai  soigné  pendant  sa  dernière 
maladie...  Ah  1  ce  n'est  pas  pour  dire,  mais  il  n'a  pas  eu  la  vie  heu- 
reuse; il  est  mort  abandonné  comme  un  pauvre  chien,  sauf  votre 
respect. 

—  Mais  sa  fille...  M""*  de  La  Roche-Élie,  venait  le  voir?  elle  était  là, 
si  je  ne  me  trompe,  lorsqu'il  est  mort? 

—  Oui,  elle  se  trouvait  là...  Mais,  vous  savez,  elle  était  jeune  et 
la  jeunesse  est  toujours  la  jeunesse...  M"®  Hélène  passait  presque 
toutes  ses  journées  dehors  avec  un  de  ses  camarades  d'enfance,  un 
M.  Descombes...  Vous  l'avez  peut-être  bien  connu? 

Elle  parlait  de  cela  comme  par  hasard,  mais  en  soulignant  ses 
paroles  avec  des  intentions  peu  bienveillantes,  car  elle  avait  toujours 
gardé  rancune  à  Hélène  de  son  attitude  dédaigneuse. 

M.  de  La  Roche-Elie  avait  secoué  la  tête  en  fronçant  ses  gros 
sourcils.  Elle  continua  sur  le  même  ton  : 

—  C'est  même  pendant  une  de  leurs  promenades  que  feu  M.  des 
Réaux  a  attrapé  le  coup  de  la  mort...  Tenez,  ajouta-t-elle  en  l'intro- 
duisant dans  une  des  pièces  du  premier  étage,  c'est  ici  que  le  pau- 
vre cher  homme  a  rendu  le  dernier  soupir,  et  c'est  ici  que  je  l'ai 
veillé  toute  une  nuit  avec  sa  fille  et  le  jeune  M.  Descombes  ;  seule- 
ment, pendant  que  je  gardais  le  défunt,  les  deux  jeunes  gens  cau- 
saient là,  à  cette  fenêtre,  et  ils  s'y  sont,  ma  foi  1  bel  et  bien  en- 
dormis côte  à  côte...  Que  voulez-vous,  monsieur?  quand  on  est 
jeune,  on  est  jeune,  et  on  ne  sait  pas  les  égards  qu'on  doit  aux 
morts... 

Elle  s'arrêta  en  s'apercovant  de  l'expression  tragique  de  la  figure 
du  magistrat. 

—  Si  vous  voulez,  i)Oursuivit-elle,  je  vous  montrerai  aussi  le 
grenier,  dont  la  toiture  est  dans  un  chiHit  délabrement  ? 

—  C'est  inutile,  répliqua  sèchement  Sosthène;  dites  à  votre  mari 
de  dresser  un  état  des  réparations  urgentes  et  de  l'envoyer  au  pré- 
sident de  La  Roche-Élie...  Bonjour  1 


HÉLÈNE.  753 

Il  la  planta  là  brusquement,  redescendit  et  regagna  Montrésor  à 
grandes  enjambées.  Une  heure  après,  il  reprenait  le  chemin  de 
Tours. 

—  Plus  de  doute,  grommelait-il  intérieurement,  tandis  que  la 
voiture  roulait  sur  la  route  ferrée,  j'ai  été  joué,  et  ce  misérable  mu- 
sicien est  son  amant  !.. 

XVI. 

Après  le  départ  de  M.  de  La  Roche-Élie,  Hélène,  bien  qu'elle  ne 
fût  ni  penerse  ni  dépravée,  n'éprouva  aucun  de  ces  tourmens  de 
l'âme  qui,  selon  certains  moralistes,  accompagnent  inévitablement 
tout  acte  coupable.  Elle  n'était  préoccupée  que  de  la  pensée  de  re- 
voir Philippe.  Elle  disposait  tout  pour  lui  faire  accueil,  voulant  que 
pour  lui  le  petit  salon  bleu  prit  un  air  de  fête.  Elle  renouvelait  les 
fleurs,  elle  disposait  harmonieusement  les  meubles  et  les  bibelots; 
jusque  dans  les  moindres  plis  des  draperies  elle  mettait  comme  un 
caressant  sourire  de  bienvenue.  En  même  temps,  elle  soignait  sa 
toilette,  tordant  et  lissant  ses  cheveux  avec  plus  de  coquetterie, 
choisissant  sa  robe  la  plus  seyante,  celle  qui  drapait  avec  le  plus 
de  charme  ses  formes  pures  et  impeccables.  Toute  son  après-midi 
lut  prise  par  ces  préparatifs,  qui  n'échappèrent  pas  au  regard  fure- 
teur de  >r^^  de  La  Roche-Élie. 

La  vieille  fille  vint  la  visiter  dans  la  journée,  et  l'air  de  fête  du 
petit  salon  la  frappa. 

—  Que  de  fleurs  !  dit-elle  ;  ne  craignez-vous  pas,  ma  chère,  de 
vous  énerver  avec  toutes  ces  odeurs  ?  —  En  même  temps,  elle  pen- 
sait :  «  J'avais  bien  calculé!  elle  lui  a  écrit  et  elle  l'attend  aujour- 
d'hui... Mais  à  quelle  heure?..  »  Elle  continua  avec  ses  mines  dou- 
cereuses :  —  Vous  savez  que  nous  devons  une  visite  à  la  femme  du 
substitut;  j'avais  pensé  à  vous  prier  de  m'v  accompagner  aujour- 
d'hui... *     ' 

—  Volontiers ,  interrompit  Hélène,  que  l'attente  d'un  bonheur 
pour  le  soir  prédisposait  à  se  montrer  conciliante,  voulez-vous  que 
nous  y  allions  à  quatre  heures  ? 

—  Bon  !  ce  n'est  pas  pour  cette  après-midi,  se  dit  Hortense,  puis 
elle  reprit  tout  haut:  —  Merci!..  Nous  remettrons  la  \-isite  à  un 
autre  jour,  car  il  paraît  que  cette  dame  a  un  enfant  malade  et  ne 
recevra  pas...  C'est  précisément  pour  vous  épargner  un  dérange- 
ment que  je  suis  venue  vous  en  prévenir. 

A  cinq  heures,  comme  d'habitude,  W^  de  La  Roche-Élie  se  ren- 
dit à  Saint-Gatien.  Assise  sur  sa  chaise  capitonnée,  elle  égrenait 
machinalement  son  chapelet  et  semblait  absorbée  par  cette  pratique 

TOME  LXXIT.  —  1886.  48 


754  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pieuse,  quand  un  bruit  de  pas  lui  fit  relever  la  tête.  Elle  aperçut 
Sosthène,  encore  tout  poudreux  de  son  voyage,  qui  se  glissait  avec 
précaution  dans  l'ombre  des  bas-côtés.  Elle  se  leva  et  le  rejoignit 
dans  le  chœur,  près  du  tombeau  des  enfans  de  Charles  YIII. 
Le  président  était  très  pâle  et  frissonnait. 

—  Hé  bien  ?  demanda-t-il  à  sa  sœur. 

—  Tout  ce  que  je  sais  confirme  mes  soupçons,  murmura  Hor- 
tense...  Hier,  après  votre  départ,  elle  a  écrit  un  billet  qu'elle  est 
allée  porter  elle-même  à  la  poste,  et  aujourd'hui  elle  a  fleuri  son 
petit  salon  avec  une  profusion  indécente.  Je  crois  qu'elle  compte 
voir  son  amant  aujourd'hui. 

—  Pendant  que  nous  perdons  notre  temps  ici,  il  est  peut-être 
déjà  chez  elle  ?  gronda  le  président. 

—  Non,  soyez  calme...  Je  me  suis  assurée  qu'elle  n'attend  per- 
sonne avant  ce  soir. 

—  D'ici  là  que  vais-je  devenir?  gémit  Sosthène  en  boutonnant 
nerveusement  son  paletot.  —  H  grelottait  ;  l'humidité  des  hautes 
voûtes  lui  tombait  sur  les  épaules  et  redoublait  son  malaise. 

—  Où  voulez-vous  que  j'aille?  Je  ne  puis  me  montrer  nulle  part 
et  je  ne  puis  rester  en  place...  J'ai  la  fièvre  1 

—  Vous  me  faites  pitié!..  On  croirait  que  vous  allez  défaillir... 
Restez  ici  jusqu'à  la  nuit,  dans  un  coin,  et  priez...  Gela  vous  don- 
nera des  forces  ! . .  Dès  qu'il  fera  sombre ,  vous  pourrez  sortir , 
marcher  et  le  temps  vous  paraîtra  moins  long.  Soyez  à  neuf  heures 
et  demie  en  face  de  l'hôtel  ;  quand  vous  me  verrez  à  la  fenêtre  de 
ma  chambre,  ce  sera  signe  que  vous  pouvez  entrer.  Vous  avez  un 
passe-partout  ? 

—  Oui  ! 

—  Vous  ouvrirez  avec  précaution  et  vous  courrez  droit  à  l'ap- 
partement de  votre  femme. 

—  Oui!.. 

Ils  se  séparèrent;  mais,  avant  de  s'éloigner,  Hortense  se  retourna 
pour  l'encourager  d'un  signe.  Appuyé  contre  une  balustrade,  M.  cl 
La  Roche-Élie  avait  laissé  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine;  unobimpo 
allumée  derrière  lui  à  l'entrée  d'une  chapelle,  l'éclairait  oblique- 
ment et  découpait  sur  les  piliers  blancs  son  profil  d'homme  alTaiss 
sous  l'écrasement  d'une  violente  souITrance  physique  et  morale. 
Hortense  le  trouva  si  abattu  qu'elle  craignit  qu'il  ne  se  dérobât  au 
dernier  moment  ;  elle  revint  hâtivement  sur  ses  pas,  et  mettant  sa 
main  gantée  de  noir  sur  le  bras  de  son  frère  : 

—  Allons,  ferme I  chuchota-t-elle ,  montrez  que  vous  avez  du 
sang  des  La  Roche-Élie  dans  les  veines!.. 

—  Hortense,  lui  dit-il  d'une  voix  suppliante,  si  j'allais  la  >uir 


HÉLÈXE.  755 

sur-le-champ,  si  j'avais  une  franche  explication  avec  elle?..  Ce  se- 
rait plus  sage. 

Mais  cette  proposition  ne  faisait  point  l'affaire  de  la  vierge  aux 
orties  ;  elle  se  rebifia,  et,  d'une  vok  sarcastique  : 

—  Elle  vous  prouverait  que  vous  avez  rêvé,  que  tout  cela  n'existe 
que  dans  votre  imagination,  et  le  lendemain  elle  se  rirait  de  votre 
crédulité  avec  son  amant...  Vous  ne  remédieriez  à  rien  et  vous 
seriez  plus  bafoué  que  jamais...  A  ce  soir! 

Cette  fois,  elle  partit  pour  tout  de  bon.  Le  bruit  de  son  pas  trotte- 
menu  s'éteignit  peu  à  peu  au  fond  de  l'église  sonore,  puis  Sosthène 
entendit  la  double  porte  matelassée  retomber  sur  elle,  et  il  se  trouva 
lugubrement  seul  dans  l'abside  déserte,  où  les  vitraux  des  hautes 
ogives  noyaient  dans  l'ombre  leur  riche  floraison  de  couleurs 
mystiques  :  les  bleus  de  saphir,  les  violets  foncés,  les  verts  d'éme- 
raude,  s'éteignaient  à  mesure  et  se  fondaient  en  une  teinte  triste  et 
sourde:  seuls,  çà  et  là,  les  rouges  saignaient  encore  comme  des 
blessures...  Et  Sosthène,  frissonnant,  détournait  les  yeux  de  ces 
taches  de  pourpre  qui  le  pénétraient  d'une  horreur  tragique. 

Hortense  rentra,  de  son  pied  léger,  à  l'hôtel,  et  retrouva  sa  belle- 
sceur  occupée  à  lire  au  coin  du  feu.  On  dînait  à  six  heiu-es  et  de- 
mie. Les  deux  femmes  mangèrent  en  tète-à-tête;  puis,  dès  que  le 
dessert  fut  enlevé,  M"^  de  La  Roche-Élie  prétexta  une  névralgie  et 
annonça  qu'elle  remontait  immédiatement  chez  elle. 

Dès  huit  heures,  l'hôtel  fut  plongé  dans  le  silence.  Dans  le  sous- 
sol,  les  domestiques  achevaient  leur  dîner.  Après  avoir  dépêché  le 
sien,  Simonne  était  allée  rejoindre  sa  maîtresse.  Au  premier  étage, 
immédiatement  au-dessus  du  boudoir,  on  entendait  le  trottinement 
de  souris  de  iF*  de  La  Roche-Élie,  qui  vaquait  sans  doute  aux  dé- 
tails de  sa  virginale  toilette  de  nuit.  Quand  la  pendule  marqua  neuf 
heures  moins  un  quart,  la  femme  de  chambre  se  hasarda  jusqu'au 
pied  de  l'escalier  et  prêta  l'oreille...  Plus  aucun  bruit,  les  domes- 
tiques étaient  allés  se  coucher  ;  alors  elle  se  glissa  sous  les  char- 
milles du  jardin  afin  d'épier  l'arrivée  de  M.  de  Préfaille,  tandis 
que,  dans  le  salon  bleu,  Hélène  se  promenait  nerveusement  en 
tressaillant  aux  moindres  rumeurs  du  dehors. 

A  neuf  heures,  Philippe,  d'un  pied  léger,  arrivait  à  la  porte  du 
jardin.  Sa  vanité  était  agréablement  chatouillée,  et  il  éprouvait 
cette  intime  satisfaction  d'un  voluptueiLx  qui  voit  approcher  le  mo- 
ment où  la  femme  qu'il  a  ardemment  désirée  tombera  dans  ses 
bras  ;  mais,  en  même  temps,  il  ne  pouvait  se  défendre  d'un  certain 
ennui  en  songeant  qu'en  pleine  lutte  électorale,  au  moment  où  la 
moindre  fausse  manœuvre  pouvait  compromettre  son  avenir  poli- 
tique, il  se  jetait  de  gaîté  de  cœur  dans  les  complications  d'une 


756  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

intrigue  amoureuse  qui  pouvait  devenir  gênante.  —  Ne  parvien- 
dras-tu donc  jamais  à  dépouiller  le  vieil  homme?  se  disait-il  tout 
en  longeant  les  ruelles  désertes.  —  Qu'avais-tu  besoin  de  courir 
cette  aventure,  précisément  à  l'heure  où  tu  dois  concentrer  toutes 
tes  forces  pour  combattre  tes  adversaires  et  faire  sortir  ton  nom 
de  l'urne?,.  Oui,  mais  Hélène  est  si  adorablement  charmante!  On 
ne  rencontre  pas  souvent  sur  son  chemin  une  femme  comme  elle, 
jeune,  toute  neuve  aux  émotions  de  l'amour,  ayant  les  plus  rares 
séductions  de  l'esprit  et  de  la  beauté  !  Je  m'en  voudrais  plus  tard 
d'avoir  laissé  bêtement  échapper  une  occasion  que  je  ne  retrou- 
verai peut-être  plus...  Bah!  ce  sera  ma  dernière  folie  de  jeunesse; 
après,  j'endosserai  le  grave  costume  de  l'homme  politique...  A  de- 
main les  affaires  sérieuses  ! 

Il  frappa  à  la  petite  porte,  d'abord  trois  coups  discrets,  puis 
trois  coups  plus  brusques,  et  Simonne  ouvrit.  Silencieusement, 
à  travers  les  ténèbres  des  charmilles  humides,  elle  le  condui- 
sit jusqu'au  couloir  qui  communiquait  avec  l'appartement  du 
rez-de-chaussée,  l'introduisit  dans  le  petit  salon,  puis  se  retira. 
Au  sortir  du  froid  de  la  rue  et  de  l'obscurité  du  jardin,  il 
resta  un  moment  ébloui  par  la  blonde  lumière  de  cette  pièce  bien 
close,  où  le  feu  pétillait  gaîment,  où  des  violettes  et  des  mimosas 
exhalaient  leurs  suaves  et  pénétrantes  odeurs  et  où  Hélène,  de- 
bout, près  de  la  cheminée,  le  regardait  en  souriant. 

—  Qu'avez-vous?  lui  demanda-t-elle,  on  dirait  que  vous  regret- 
tez d'être  venu. 

—  Je  sens,  au  contraire,  trop  vivement  mon  bonheur,  répondit- 
il,  en  lui  baisant  les  mains,  et  c'est  ce  qui  me  coupe  la  parole... 
Que  vous  êtes  adorable  d'avoir  tout  de  suite  songé  à  me  prévenir  et 
que  je  vous  en  suis  reconnaissant! 

—  Ne  me  remerciez  pas,  je  suis  aussi  heureuse  que  vous...  Ainsi 
mon  petit  billet  vous  a  fait  plaisir? 

—  Pouvez-vous  le  demander? 

—  11  ne  vous  a  pas  dérangé  dans  vos  préoccupations  électo- 
rales ? 

—  Je  n'ai  qu'une  préoccupation,  celle  de  vous  aimer. 

—  Bien  vrai?..  Si  vous  saviez  comme  je  suis  jalouse  de  votre 
vilaine  politique!.,  je  sens  que  vous  ne  m'appartenez  pas  tout  en- 
tier et  que  vous  réservez  une  partie  de  votre  affection  pour  vos 
élocleurs... 

—  Vous  leur  faites  bien  de  l'honneur!..  Ce  sont  eux  qui  au- 
raient le  droit  d'être  jaloux...  S'ils  me  savaient  chez  vous,  ce  serait 
fini  de  mon  élection  et  de  mes  rêves  ambitieux. 

—  Vous  le  regretteriez? 


HÉLÈNE.  757 

—  Franchement,  oui,  un  peu...  La  politique  est  ma  seule  planche 
de  salut,  et  si  je  n'étais  plus  rien,  vous  m'aimeriez  peut-être 
moins. 

—  C'est  méchant  ce  que  vous  dites  là...  Alors,  moi,  si  j'étais 
sans  fortune  et  sans  position  dans  le  monde,  si  je  n'étais  plus  rien 
qu'Hélène  des  Réaux,  vous  m'aimeriez  moins? 

—  Certes,  non!.. 

Il  souriait  de  son  nonchalant  sourire,  comme  pour  masquer  une 
laide  crainte  égoïste  qui  venait  de  lui  traverser  le  cerveau...  11  lui 
prit  de  nouveau  les  mains  et  les  baisa  longuement. 

—  Vous  avez  raison,  murmura-t-il,  qu'importent  les  affaires  et 
le  monde  et  l'avenir,  quand  nous  avons  devant  nous  de  bonnes 
heures  de  tendresse?..  x\imons-nous  bien,  tout  est  là  !.. 

Ils  étaient  allés  s'asseoir  sur  une  bergère  profonde,  dont  les  bras 
capitonnés  enfermaient  juste  assez  d'espace  pour  que  deux  per- 
sonnes pussent  s'y  placer,  et  là,  ils  continuaient  à  voix  basse  ce 
dialogue,  toujours  le  même  et  toujours  délicieux,  qui  consiste  en 
interrogations  tendrement  inquiètes,  en  affirmations  tendrement 
excessiv.es,  ayant  un  objet  unique  :  l'amour... 

—  Moi,  je  suis  prête  à  tout  sacrifier  pour  vous,  soupirait  Hélène. 

—  Et  moi  je  suis  à  vous  corps  et  âme,  répondait-il. 

Et  à  ce  moment  il  était  sincère  :  il  la  trouvait  si  admirablement 
belle!  Les  grands  yeux  verts  d'Hélène  fixés  sur  les  siens  le  gri- 
saient. Cette  peau  fraîche  et  blanche  comme  la  neige,  ces  cheveux 
épais  qu'effleuraient  ses  lèvres,  cette  taille  souple  autour  de  laquelle 
il  avait  passé  son  bras,  le  plongeaient  dans  une  félicité  qui 
lui  semblait  ne  devoir  jamais  finir.  Autour  d'eux  tout  faisait  silence; 
seul,  le  brasier  jetait  son  pétillement  sourd  et  sa  tiédeur  dans  le 
petit  salon  embaumé  d'odeurs  de  printemps.  Hélène  s'abandon- 
nait :  elle  sentait  approcher  l'heure  où  elle  ne  s'appartiendrait 
plus,  où  elle  serait  toute  à  lui  ;  et  elle  se  laissait  aller,  sans  appré- 
hension, à  ce  courant  de  tendresse,  comme  quelqu'un  qui  est  cou- 
ché au  fond  d'une  barque  filant  à  la  dérive,  et  qui  glisse  sous  le 
ciel,  entre  les  verdures  mouvantes  des  berges,  sans  autre  sensa- 
tion que  celle  d'un  alanguissement  toujours  plus  doux. 

Des  coups  frappés  à  la  porte  les  réveillèrent  brutalement  de  leur 
extase... 

—  Madame,  disait  précipitamment  Simonne  d'une  voix  épeurée, 
voici  monsieur!.. 

Effectivement  on  entendait  des  pas  au  dehors  et  le  bruit  sourd 
de  la  porte  cochère  violemment  refermée.  En  un  clin  d'oeil,  ils 
furent  sur  leurs  pieds  et  se  regardèrent  effarés.  Dans  de  pareils 
momens  on  pense  ^ite  : 


758  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Le  maril  se  disait  Philippe,  il  va  y  avoir  un  esclandre...  Pas 
moyen  de  regagner  le  jardin  par  le  couloir...  D'ailleurs  je  ne  puis 
laisser  cette  pauvre  femme  en  butte  à  la  colère  de  La  Roche-Élie... 
Allons,  mon  élection  est  flambée!... 

Toutes  ces  réflexions  se  succédaient  dans  son  cerveau  avec  une 
rapidité  électrique.  Hélène,  qui  ne  le  quittait  pas  des  yeux,  sembla 
les  deviner,  car  elle  l'entraîna  vivement  vers  la  pièce  voisine  : 

—  La  fenêtre  de  ma  chambre  donne  sur  la  rue,  murmura-t-elle; 
sauvez-vous  par  là  ! 

—  Et  vous?  objecta-t-il. 

—  Je  saurai  me  défendre...  Partez I  ajouta-t-elle,  en  refermant 
sur  lui  la  porte  de  communication  et  en  poussant  un  canapé  contre 
la  portière. 

Il  était  temps  :  M.  de  La  Roche-Élie,  un  moment  retenu  dans  le 
vestibule  par  Simonne,  se  précipita  impétueusement  dans  le  petit 
salon.  Il  était  pâle,  ses  gros  yeux  sortaient  de  l'orbite  et  ses  lèvres 
tremblaient.  —  A  la  vue  d'Hélène,  seule,  debout,  immobile  comme 
une  statue  devant  la  draperie  qui  masquait  l'entrée  de  sa  chambre, 
il  demeura  un  instant  interdit. 

—  Madame,  gronda-t-il  sourdement,  il  y  a  un  homme  chez 
vous  !.. 

Elle  ne  répondit  pas  et  resta  figée  à  sa  place. 

—  Il  y  a  un  homme  ici,  répéta- t-il,  et  je  saurai  le  trouver!.. 
Mais,  je  l'entends,  il  est  là!  s'écria-t-il  exaspéré  en  marchant  vers 
la  chambre  à  coucher,  où  un  bruit  de  meubles  heurtés  venait  de 
parvenir  à  ses  oreilles...  Malheureuse,  laissez-moi  passer! 

—  Non  !  fit-elle  en  se  raidissant  pour  lui  résister. 

Il  lui  avait  saisi  les  deux  bras  et  s'eflbrçait  rageusement  de  vaincre 
sa  résistance,  quand  cette  lutte  silencieuse  et  opiniâtre  fut  inter- 
rompue par  la  brusque  intrusion  d'Hortense. 

—  Sosthène,  s'exclama-t-elle  en  s'élancant  dans  le  petit  salon, 
halet^mte  et  les  yeux  étincelans,  vous  êtes  arrivé  trop  tard...  Ma- 
dame a  fait  évader  son  amant  par  la  fenêtre  de  sa  chambre...  Je 
l'ai  vu  de  la  mienne  sauter  dans  la  rue...  Un  jeune  homme  grand» 
mince  et  portant  toute  sa  barbe...  C'est  bien  le  même  que  j'avais 
aperçu  avec  elle!.. 

Jetant  violemment  Hélène  de  côté,  M.  de  La  Roche-Élie  ccaita  le 
canapé  et  bondit  dans  la  chambre  à  coucher.  —  Elle  était  vide, 
mais  la  fenêtre  ouverte  confirmait  la  déclaration  d'Hortense...  Le 
président  revint  avec  une  hâte  furi')onde  vers  sa  femme  et  lui  meur- 
trissant le  lM*as  à  force  de  le  serrer  : 

—  C'était  vrai  I  balbutia-t-il  sufl'oqué  ;  c'était  vrail..  Son  nom?  Je 
veux  son  nom,  entendez- vous  ! 


HÉLÈNE.  759 

—  Effrontée  !  glapit  à  son  tour  la  vieille  fille,  autrefois  les  créa- 
tures comme  vous  étaient  fouettées  en  place  publique...  A  genoux 
devant  mon  frère!...  A  genoux,  et  nommez  votre  complice! 

Hélène  lui  lança  un  regard  de  dédain  et  resta  muette. 

—  Vous  ne  voulez  pas  parler?  vociféra  le  président,  eh  bien!  je 
vais  vous  le  nommer,  moi!..  L'homme  qui  s'est  enfui  d'ici  est  ce 
musicien  avec  lequel  vous  aviez  déjà  une  intrigue  avant  votre  ma- 
riage ;  il  s'appelle  Raymond  Descombes  ! 

Elle  fronça  imperceptiblement  les  sourcils  et  reprit  son  impassi- 
bilité hautaine. 

—  Et,  poursuivit  Sosthène,  maintenant  que  je  vous  ai  jeté  votre 
honte  à  la  face,  il  me  reste  à  me  faire  justice... 

Il  prit  une  bougie,  pria  sa  sœur  de  le  suivre  et  retourna  dans  la 
chambre  à  coucher,  où  ils  furetèrent  ensemble  pendant  quelques 
minutes,  puis  il  reparut,  portant  un  chapeau  et  un  manteau  qu'il 
jeta  sur  le  canapé  à  côté  d'Hélène. 

—  Habillez-vous  et  partez,  lui  cria-t-il  ;  je  vous  chasse  ! 

—  Entendez-vous?  ajouta  comme  un  écho  vengeur  la  vierge  aux 
orties  :  mon  frère  vous  chasse  ! 

Hélène  tressaillit  faiblement,  ajusta  le  chapeau  sur  sa  tête,  s'enve- 
loppa dans  son  manteau  et,  sans  même  regarder  le  frère  et  la  sœur, 
se  dirigea  vers  le  couloir. 

Ils  la  suivaient,  abasourdis  de  son  impassibilité,  outrés  de  son 
mutisme,  et  ainsi  l'étrange  cortège  passa  dans  le  vestibule  endormi, 
traversa  la  cour  et  arriva  sous  le  portail,  où  Hortense  ou\Tit  elle- 
même  l'un  des  battans  de  la  porte  cochère. 

—  Allez  retrouver  votre  amant  !  dit-elle  furieuse  en  poussant  la 
jeune  femme  dehors. 

Puis  le  lourd  battant  retomba  derrière  Hélène,  qui  resta  seule 
dans  la  rue  enténébrée. 

Elle  marcha  rapidement  jusqu'à  l'endroit  où  la  rue  Racine  dé- 
bouche sur  la  place  Grégoire-de-Tours,  La  masse  sombre  de  la  ca- 
thédrale, avec  son  chevet  où  s'appuyaient  çà  et  là  de  gigantesques 
arcs-boutans,  noyait  encore  dans  une  obscurité  plus  profonde  ce 
carrefour  solitaire.  Seuls,  de  loin  en  loin,  à  des  angles  de  maisons, 
de  rares  becs  de  gaz  agitaient  leur  vacillante  flamme  bleuâtre.  Le 
vent  de  mars  s'engouffrait  à  travers  les  arcades  des  contreforts 
qui  découpaient  sur  le  ciel  pluvieux  leur  noire  et  bizaiTe  architec- 
ture. Ces  rafales,  qui  secouaient  les  verrières  de  l'abside  et  redou- 
blaient le  grincement  des  girojiettes,  coupaient  de  leurs  profonds 
soupirs  le  silence  de  la  place  déserte,  tandis  que,  par  intervalles,  du 
fond  de  quelque  cour  du  voisinage  montait  un  plaintif  miaulement 
de  chat. 


760  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Hélène  s'arrêta  contre  le  chevet  de  l'église  et  essaya  de  ras- 
sembler ses  idées.  Tout  ce  qui  venait  de  lui  arriver  avait  été  si 
prompt  que  ses  pensées  étaient  encore  en  désarroi.  Elle  pouvait 
à  peine  croire  que  c'était  bien  elle,  Hélène  des  Réaux,  qui  se  trou- 
vait là,  en  pleine  nuit,  jetée  à  la  rue  comme  une  mendiante!.. 
Elle,  si  orgueilleuse  et  qui  avait  rêvé  de  monter  si  haut?..  Dans 
cette  chute  lamentable,  au  milieu  de  cet  abreuvement  de  honte  et 
d'humiliation ,  une  seule  chose  la  relevait  à  ses  propres  yeux  : 
elle  n'avait  pas  plié  lâchement  devant  les  La  Roche-Ëlie  et  ils  igno- 
raient le  nom  de  celui  qu'elle  aimait...  Elle  s'était  sacrifiée  pour 
Philippe  et  elle  en  était  heureuse;  Préfaille  ne  subirait  pas  le  contre- 
coup de  son  désastre  et  son  élection  ne  serait  pas  compromise.  — 
A  ce  moment,  dix  heures  sonnèrent  lentement  à  Saint- Gatien  et  la 
succession  grave  des  sons,  s'égrenant  tristement  dans  la  nuit, 
donna  plus  lugubrement  encore  à  la  jeune  femme  la  conscience  de 
sa  détresse  et  de  son  isolement. 

Philippe  était  sauvé;  mais  elle,  qu'allait-elle  devenir  dans  cette 
ville  où  elle  n'avait  ni  parens  ni  amis,  où  elle  ne  savait  plus  à  quelle 
porte  frapper?  Demander  aide  et  protection  à  M.  de  Préfaille,  c'était 
impossible  et,  rien  qu'à  cette  pensée,  toute  sa  fierté  se  soulevait. 
Pourtant  elle  ne  pouvait  passer  la  nuit  dans  la  rue  ;  elle  ne  pouvait 
non  plus  se  réfugier  dans  un  hôtel,  car  demain,  au  grand  jour,  son 
aventure  serait  sans  doute  déjà  connue,  et  les  gens  la  montreraient  au 
doigt.  —  Il  fallait  partir,  quitter  la  Touraine,  aller  se  cacher  au  loin. 
—  Mais  où  et  comment?..  Dans  son  effarement,  lorsque  les  La  Roche- 
Élie  l'avaient  ignominieusement  poussée  dehors,  elle  n'avait  même  pas 
pu  prendre  d'argent  et  elle  se  trouvait  littéralement  sans  un  sou... 

Jamais  elle  n'avait  passé  par  de  pareilles  angoisses  ;  à  mesure 
qu'elle  comprenait  toute  la  gravité  de  sa  situation,  une  peur  la  pre- 
nait, une  peur  pleine  d'affolemens,  comme  elle  n'en  avîiit  plus 
éprouvé  depuis  sa  petite  enfance,  et  des  larmes  de  désespoir  lui 
emplissaient  les  yeux. 

Elle  s'était  décidée  à  marcher  et  se  dirigeait  machinalement  vers 
l'une  des  rues  qui  longeaient  la  cathédrale,  quand  un  loger  bruit  de 
pas  résonna  derrière  elle,  et  elle  fut  rejointe  par  Simonne,  qui  ac- 
courait tout  essoufflée. 

—  Madame!  madame!  s'écriait  la  jeune  fille.  Dieu  merci,  vous 
voilà!..  J'avais  peur  de  ne  plus  pouvoir  vous  rattraper...  Us  ont 
d'abord  voulu  me  retenir  là-bas  pour  me  faire  jaser,  mais  ils  en  ont 
été  pour  leurs  frais...  Alors  ils  m'ont  renvoyée  à  mon  tour;  seule- 
ment, moi,  j'ai  pu  prendre  mon  argent  et  je  vous  l'apporte,  car  j'ui 
bien  pensé  que  vous  étiez  partie  sans  rien...  Voici  deux  cents  francs, 
ça  vous  donnera  toujours  le  temps  de  vous  retourner. 


HÉLÈNE,  761 

—  Ma  bonne  petite,  murmura  Hélène,  à  la  fois  contente  et  mor- 
tifiée, je  ne  peux  pourtant  pas  vous  prendre  votre  argent... 

—  Laissez  donc,  je  n'en  suis  pas  en  peine...  D'ailleurs,  ajoutâ- 
t-elle avec  une  vivacité  qui  montrait  qu'en  Tourangelle  pratique 
et  avisée,  elle  avait  réfléchi  à  tout,  il  faudra  bien  que  M.  de  La 
Roche-Élie  vous  restitue  votre  dot  et  vos  affaires,  et  alors  vous  me 
rendrez  cela...  Pauvre  madame,  quelle  aventure!..  Enfin,  le  mal 
est  fait,  et  quand  on  se  lamentera,  ça.  n'avancera  à  rien...  Si  j'ai 
un  conseil  à  vous  donner,  madame,  c'est  de  quitter  Tours,  où  vous 
ne  pouvez  plus  rester...  Il  y  a  un  train  pour  Paris  à  onze  heures... 
Si  vous  voulez,  je  vais  vous  conduire  à  la  gare. 

—  Oui,  oui,  je  veux  m'en  aller  bien  loin  !  balbutia  Hélène. 
Simonne  lui  prit  le  bras  et  l'emmena  vers  la  gare,  tout  en  lui 

prodiguant  de  tri\iales  consolations  qui  faisaient  monter  le  rouge 
au  fi^ont  de  la  malheureuse  femme.  —  Elle  éprouvait  une  vive  re- 
connaissance pour  la  jeune  fille  qui  venait  de  la  tirer  d'un  si  mau- 
vais pas,  mais  en  même  temps  son  orgueil  recevait  une  dernière  et 
cuisante  blessure...  Protégée  et  secourue  par  une  servante,  voilà 
donc  où  elle  en  était  réduite  !.. 

A  la  gare,  Simonne  lui  prit  son  billet  et  l'accompagna  dans  un 
coin  obscur  de  la  salle  d'attente. 

—  Dès  que  vous  serez  installée  à  l'hôtel,  lui  recommanda-t-elle, 
envoyez-moi  un  télégramme  à  l'adresse  de  mes  parens...  Moi,  ma- 
dame, je  vous  tiendrai  au  courant  de  ce  qui  se  passera  ici,  et,  dès 
que  je  le  pourrai,  j'irai  vous  rejoindre  à  Paris...  Bon  courage!... 
Après  tout,  il  y  a  bien  d'autres  dames,  avant  vous,  à  qui  de  pareils 
désagrémens  sont  arrivés,  et  qui  n'en  sont  pas  mortes!.. 

Dès  que  le  train  fut  en  gare,  la  jeune  femme  embrassa  Simonne 
et  se  jeta  précipitamment  dans  un  wagon.  Cinq  minutes  après,  un 
long  sifflement  déch'irait  l'air  et  le  convoi  partait,  emportant  Hélène 
vers  l'inconnu... 


AjSDBÉ  Theuriet. 


(La  dtrnière  partie  au  prochain  n°.) 


LES     RELATIONS 


DE 


LA  FRANCE  ET  DE  LA  PRUSSE 


DE    1867    A    1870 


L'ITALIE  EN  1867.  —  LA  DIPLOMATIE  FRANÇAISE  EN  ITALIE.  —  LA  COUR  DE 
ROME  ET  LA  CONVENTION  DU  15  SEPTEMBRE.— MAZZINI  ET  GARIBALDI. 


I.  —  l'italie  en  1867, 


Par  la  cession  de  la  Vénétie,  l'Italie  avait  constitué  son  unité  ter- 
ritoriale; le  quadrilatère  n'était  plus  une  menace  pour  sa  sécurité, 
mais  un  boulevard  pour  sa  défense.  La  foi  aveugle  qu'elle  avait  en 
son  étoile  s'était  justifiée  ;  tout  lui  avait  réussi  ;  jamais  les  desti- 
nées d'un  peuple  ne  s'étaient  si  rapidement  accomplies.  Du  rêve 
elle  avait,  sans  transition  appréciable,  passé  à  une  glorieuse  réalité. 
Tout  avait  conspiré  en  sa  faveur,  ses  défaites  l'avaient  servie  à  l'égal 
d'éclatantes  victoires.  Il  ne  manquait  à  une  aussi  prodigieuse  for- 
tune, pour  être  à  l'abri  des  retours,  que  la  consécration  du  temps. 
Les  œuvres  hâtives  souvent  portent  en  elles  les  germes  d'une  iné- 
vitable décomposition,  L'Italie,  en  18(57,  inquiétait  ses  amis;  elle 
souffrait  d'une  trop  rapide  croissance,  elle  avait  des  emportemens, 

(1)  Voyet  la  Revue  du  15  mars. 


LA    FRANCE   £1    LA    FRLSSE    DE    1 8t)7    A    1870.  763 

des  nervosités  qui  témoignaient  de  la  fragilité  de  sa  constitution. 
La  transformation  s'était  accomplie  sans  être  préparée  par  l'assi- 
milation des  idées,  des  intérêts  et  des  coutumes.  L'unité,  au  lieu  de 
sui\Te  l'union,  l'avait  précédée  (1).  L'Italie  en  subissait  les  consé- 
quences ;  elle  traversait  une  crise  périlleuse,  des  symptômes  de 
désagrégation  éclataient  de  toutes  parts  :  l'anarchie  régnait  dans  les 
provinces,  la  sécurité  y  était  précaire,  les  transactions  chômaient, 
l'indiscipline  pénétrait  dans  l'armée,  la  banqueroute  semblait  inévi- 
table, les  rivalités  s'accentuaient  entre  les  capitales  dépossédées, 
le  roi  était  atteint  dans  sa  popularité  et  le  parti  révolutionnaire  re- 
doublait d'audace,  Garibaldi  bravait  le  gouvernement  publiquement, 
tandis  que  Mazzini  le  minait  sourdement.  La  translation  de  la  capi- 
tale à  Florence  et  la  cession  de  la  Yénétie,  qui  devaient  tout  conci- 
lier, n'avaient  rien  résolu.  uRome  capitale  »  était  devenue,  en  1867, 
avec  plus  ou  moins  d'intensité,  le  cri  de  ralHement  de  tous  les 
partis  ;  on  y  voyait  le  salut  de  l'Italie,  un  dérivatif  à  tous  les  maux, 
la  dernière  étape  pour  arriver  au  couronnement  de  l'unité. 

L'empereur  apprenait  tardivement  ce  qu'il  en  coûte  de  se  con- 
sacrer à  la  délivrance  des  peuples.  Il  avait  rêvé  une  alliance  fra- 
ternelle indissoluble  avec  l'Italie  et,  sans  le  vouloir,  il  froissait  son 
amour-propre  et  se  mettait  en  conflit  avec  ses  aspirations  dès  qu'il 
affirmait  l'intérêt  français.  La  convention  du  15  septembre,  qui,  dans 
sa  pensée,  devait  prémunir  la  péninsule  contre  les  entraînemens  ré- 
volutionnaires et  sauver  la  papauté,  loin  de  réconcilier  le  saint-siège 
avec  les  Italiens,  avait  fait  éclater  entre  eux  ime  irrémédiable  dis- 
sidence. En  consacrant  le  principe  de  la  non-intervention  et  en  pro- 
clamant la  nécessité  d'une  entente  entre  l'état  et  l'église  libres,  elle 
livrait,  en  réalité,  Rome  à  l'Italie.  Personne  dans  la  péninsule  n'avait 
accepté  Florence  comme  capitale  défmitive  ;  ce  n'était,  disait-on, 
qu'une  étape  qui  conduirait  plus  vite  et  plus  sûrement  à  Rome. 
Le  roi  en  était  le  premier  convaincu.  «  Si  nous  allons  à  Florence, 
disait-il  lorsque  dans  ses  conseils  on  discutait  le  choix  de  la  capi- 
tale, il  nous  sera  aisé  de  plier  bagage  et  de  fausser  compagnie  aux 
Florentins,  mais  si  nous  nous  installons  à  Naples,  les  Napolitains 
ne  nous  permettront  plus  de  lever  le  pied.  »  11  était  manifeste 
pour   tout  le  monde  que  l'arrangement  international  du  15  sep- 

(1)  «  Je  considère  Tunité  comme  une  xhimère,  disait  Gioberti  au  parlement  pié- 
montais;  nous  devons  nous  contenter  de  l'union.  >  Il  semblait  impossible  à  tous  les 
esprits  sages  de  faire  d'un  coap  de  baguette  table  rase  des  préjugés,  de»  traditions 
séculaires,  «  de  changer  en  un  jour  la  tête  et  le  cœar  de  vingt-quatre  millions  d'ha- 
bitans.  »  Le  roi  et  le  comte  de  Cavour  n'avaient  entrevu  qu'une  fédération  délais, 
dominée  par  l'Italie  centrale.  Le  parti  républicain  seul  avait  en  une  claire  perception 
Ae  l'avenir  de  la  Péninsule.  (A.  BooUier,  Victor-Emmanuel  et  MaszinL  Paris}  Pion.) 


76Û  REVUE   DES  DEDX   MONDES. 

tembre  1864  amènerait  plus  ou  moins  rapidement  la  chute  du  pou- 
voir temporel.  On  comptait  sur  la  propagande  des  comités  se- 
crets pour  soulever  les  populations  romaines  ;  on  ne  doutait 
pas  que,  l'armée  française  partie,  le  mécontentement  ne  provo- 
quât contre  le  régime  pontifical  une  révolution  qui  fournirait  au 
cabinet  de  Florence  un  prétexte  pour  intervenir  et  pénétrer  dans 
Rome.  Ce  n'était  plus  qu'une  question  d'opportunité.  Les  ardens 
s'appliquaient  à  précipiter  le  mouvement,  les  politiques  le  laissaient 
se  produire,  bien  décidés  à  en  profiter.  Ils  spéculaient  sur  un  con- 
flit éventuel  entre  la  France  et  la  Prusse,  surtout  sur  la  faiblesse  de 
l'emporeur;  ils  comptaient  aussi  sur  l'assistance  mwale  du  cabinet 
de  Berlin.  Le  langage  des  agens  prussiens,  secrets  ou  officiels,  n'était 
pas  de  nature  à  les  décourager  :  le  comte  d'Usedom  affichait  ses 
sympathies  pour  Garibaldi,  il  pactisait  ouvertement  avec  ses  amis. 
On  savait  aussi  qu'un  officier  détaché  de  l'armée  prussienne,  M.  Ber- 
nardi,  que  nous  devions  retrouver  en  1870  à  Madrid,  mêlé  à  l'inci- 
dent espagnol,  avait  de  secrètes  connivences  avec  la  presse  radicale 
et  le  parti  révolutionnaire. 

La  politique  et  les  sentimens  de  l'Italie  s'étaient  transformés 
depuis  1866  ;  elle  ne  se  retournait  plus  vers  la  France,  elle 
cherchait  son  point  d'appui  à  Berlin.  Pour  colorer  son  évolu- 
tion, elle  s'en  prenait  à  nos  procédés  ;  elle  se  disait  humiliée,  elle 
nous  reprochait  de  l'avoir  empêchée  de  conquérir  la  Vénétie  à 
la  pointe  de  son  épée  pour  nous  réserver  la  mince  satisfaction 
d'amour-propre  de  la  lui  rétrocéder;  elle  nous  rendait  respon- 
sables de  la  convention  du  15  septembre,  qu'elle  considérait  comme 
un  obstacle  à  ses  revendications  nationales.  Ses  griefs  étaient  ima- 
ginaires, mal  fondés.  L'empereur  ne  méritait  pas  les  reproches  dont 
l'Italie  l'abreuvait.  S'il  avait  péché,  c'était  par  excès  de  sollicitude 
pour  ses  destinées  ;  il  ne  s'était  préoccupé  que  d'elle  à  la  veille  de 
la  guerre  de  Bohême,  il  lui  avait  subordonné  l'intérêt  de  la  France. 
Il  avait  obtenu  de  l'Autriche,  en  échange  de  notre  neutralité,  qu'en 
tout  état  de  cause,  quelle  que  fût  l'issue  de  la  lutte,  elle  lui  aban- 
donnerait la  Vénétie  pour  la  rétrocéder  à  l'Italie.  Aucune  arrière- 
pensée  humiliante  pour  l'amour-propre  italien  n'avait  inspiré  la 
convention  du  12  juin  1866,  signée  avec  l'empereur  François- 
Joseph;  et  le  cabinet  de  Florence,  certes,  eût  accepté  Venise  de 
nos  mains  avec  reconnaissance  si,  aux  défaites  de  l'Italie,  s'étaient 
ajoutées  celles  de  la  Prusse.  Quant  à  la  convention  du  15  sep- 
tembre, elle  était  moins  notre  œuvre  que  celle  du  cabinet  de 
Turin.  Le  marquis  de  Pepoli  était  venu  la  proposer  à  l'empereur; 
elle  devait  apaiser  la  question  romaine  et  donner  de  la  force  au  roi 
pour  réagir  contre  les  menées  révolutionnaires.  Elle  devait  aussi, 


LA   FRANCE   ET   LA   PRUSSE   DE   1867    A   1870.  765 

en  plaçant  le  siège  du  gouvernement  au  centre  du  royaume,  au 
pied  des  Apennins,  protéger  l'Italie  contre  une  agression  éventuelle 
de  l'Autriche  et  conjurer  un  second  Aspromonte.  «  Changer  de  ca- 
pitale, disait  le  négociateur  italien,  est  une  entreprise  coûteuse, 
périlleuse;  la  recommencer  serait  une  résolution  mortelle.  » 

^'apoléon  III  croyait  aux  moyens  moraux;  il  ne  se  doutait  pas,  en 
cédant  aux  instances  de  son  cousin,  que  l'acte  auquel  il  adhé- 
rait provoquerait,  à  peine  conclu,  de  funestes  déchiremens  entre 
les  deux  pays.  S'il  avait  daigné  consulter  sa  diplomatie  officielle, 
elle  l'eût  dissuadé  de  se  lier  les  mains  sans  urgence,  de  se 
prêter  à  un  traité  équivoque  qui,  sous  prétexte  de  garantir  au 
pape  ce  qui  restait  de  son  pouvoir  temporel,  consacrait  implicite- 
ment les  droits  de  l'Italie  sur  Rome.  Elle  l'eût  renseigné  sur  le  vé- 
ritable état  des  esprits  dans  la  péninsule,  dont  le  marquis  de  Pepoli 
lui  traçait  un  tableau  si  alarmant  ;  elle  lui  eût  appris  que  l'arrange- 
ment qu'on  lui  soumettait  était  un  expédient,  et  que  le  ministère 
aux  abois  espérait,  en  remettant  la  question  romaine  à  l'ordre  du 
jour,  y  trouver,  à  la  veille  des  élections,  un  dérivatif  à  ses  embarras 
financiers  et  administratifs.  Mais  on  ne  consultait  personne  :  on 
attachait  plus  de  prix  au  dire  des  diplomates  étrangers  qu'aux 
renseignemens  et  aux  appréciations  des  agens  français.  La  politique 
cesse  d'être  une  science  lorsqu'elle  ne  fonde  pas  ses  actes  sur  des 
données  sévèrement  contrôlées,  et  que,  pour  complaire  à  tout  le 
monde  et  se  dispenser  de  vouloir,  elle  soumet  ses  principes  et  ses 
intérêts  à  de  fâcheuses  compromissions. 

«  Il  est  des  questions  latentes,  il  en  est  qui  sont  pendantes,  d'au- 
tres sont  ouvertes,  »  disait  en  1863  le  comte  de  Sartiges,  le  pré- 
décesseur de  M.  de  Malaret  à  Turin,  lorsqu'on  lui  parlait  de  «  Rome 
capitale  ;  »  il  n'admettait  pas  que  déjà  la  question  romaine  fût  «  ou- 
verte ;  »  elle  s'imposait  assurément  aux  méditations  des  o-ouver- 
nemens,  mais*  elle  ne  comportait  pas  un  arrangement  contractuel 
portant  en  germe  les  plus  graves  complications,  et  dont  la  consé- 
quence immédiate  était  de  mécontenter  la  France,  d'irriter  les 
Italiens,  d'exaspérer  les  catholiques  de  tous  les  pays,  et  de  nous 
aliéner  le  Vatican. 

Notre  diplomatie,  en  Italie,  avait  peu  d'autorité;  on  savait  qu'elle 
n'était  ni  écoutée  ni  renseignée  par  son  gouvernement.  Les  affaires 
italiennes  étaient  le  luxe  trompeur  de  la  politique  impériale  ;  l'em- 
pereur les  traitait  directement  dans  l'ombre  et  le  mystère,  souvent 
avec  d'étranges  intermédiaires.  Une  lettre  du  comte  de  Cavour,  pu- 
bliée dans  le  temps  par  un  journal  de  Rome,  montrait  que  ce  mi- 
nistre, pour  faire  prévaloir  ses  idées  à  la  cour  des  Tuileries,  ne 
reculait  devant  aucun  genre  de  séduction.  L'histoire  réserve  'des 
surprises;  elle  pénètre  jusque  dans  les  alcôves  pour  saisir  les  causes 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  les  mobiles  qui  ont  présidé  aux  événemens.  Un  écrivain  de  race 
nous  a  fait  connaître  «  le  secret  du  roi;  »  une  plume  autorisée  nous 
révélera  peut-être  un  jour  «  le  secret  de  l'empereur.  » 

L'empereur  avait  vivement  ressenti  la  mort  du  comte  de  Ga- 
vour;  il  déplorait  sa  disparition,  plus  que  jamais,  depuis  que  l'Italie 
méconnaissait  ses  intentions  et  le  payait  d'ingratitude.  Il  se  plai- 
sait à  croire  que  ce  grand  esprit  eût  compati  à  ses  embarras,  qu'il 
eût  contenu  les  passions  et  trouvé  une  solution  au  problème  romain 
si  intempestivement  soulevé  par  sa  politique.  Napoléon  III  mêlait  le 
sentiment  à  la  diplomatie  et  se  préparait  ainsi  de  pénibles  désen- 
chantemens.  Yictor-Emmanuel ,  si  rond  d'allures,  si  démonstratif,  si 
prodigue  d'assurances,  lui  inspirait  une  égale  confiance.  Il  se  per- 
suadait qu'il  resterait  fidèle  aux  souvenirs  de  Solférioo  et  que  jamais 
il  ne  démentirait  sa  parole  ;  il  lui  prêchait  la  modération  et  s'adres- 
sait à  sa  sagesse.  Il  s'exagérait  son  autorité  en  s'imaginant  qu'il 
pouvait,  comme  lui,  décider  de  tout  sans  contrôle.  Il  oubliait  qu'en 
sa  qualité  de  souverain  constitutionnel  il  ne  lui  était  pas  permis 
d'engager  l'état  sans  l'assentiment  de  ses  ministres  et  de  son  par- 
lement. 

Le  roi  avait  d'ailleurs  perdu  de  son  prestige;  on  rendait 
toujours  hommage  à  sa  vaillance,  sa  bravoure  était  légendaire, 
mais  on  discutait  ses  actes,  sa  conduite,  on  se  plaignait  de 
sa  condescendance  envers  la  France,  on  lui  reprochait  de  trop  se 
désintéresser  des  affaires,  de  subordonner  la  politique  à  la  chasse 
et  à  des  distractions  équivoques.  On  ne  le  connaissait  guèi'e;  son 
effacement  n'était  qu'apparent.  Il  disparaissait  et  rentrait  en  scène 
toujours  à  propos,  lorsqu'il  s'agissait  de  faire  prévaloir  les  intérêts 
de  sa  couronne.  Il  avait  peu  de  culture,  mais  de  l'esprit  naturel.  Il 
variait  ses  plaisirs  u  et  les  choisissait  assez  bas  pour  qu'ils  n'eus- 
sent pas  d'empire  sur  son  âme.  »  Volontiers  il  faisait  passer  pour 
siennes  les  conceptions  de  ses  ministres.  Il  savait  ce  qu'il  voulait, 
et,  lorsque  ses  résolutions  étaient  prises,  il  n'éprouvait  ni  les  indéci- 
sions ni  les  regrets  qui  les  aflaiblissent.  Sa  poHtique  était  celle  de 
sa  maison,  u  Je  me  rappelle  l'histoire  de  mes  ancêtres,  »  disait-il 
au  général  Pepe,  qui  lui  recommandait  do  prendre  exemple  sur 
Léopold  I",  le  roi  des  Belges.  Or  ses  ancêtres  tiraient  parti  de 
tout,  des  revers  et  des  succès;  leur  fidélité  était  intermittente, 
<?lle  ne  s'attardait  pas  dans  les  alliances  incommodes.  «  La  cour  de 
Turin,  disait  le  chevalier  de  Walpole  dans  son  Testument^  ne  fait 
d'alliance  qu'avec  le  plus  oflVaiil;  sa  j)olitique  a  In  subtilité  do  l'air 
qu'elle  respire  (1).  »  Marcher  d'accord  avec  l'ophiion;  tenir  liardi- 

(\)  Tostamoni  poliiiquo  du  chevalier Wiilpolc,  romio  d'Oxford,  I7fi7.  —Si  lo  prince 
montre  Uo  tomp»  eu  teiiip»  do  l'ardouf  iKiur  b'ugraudir,  co  n'est  Jamala  qu'on  prcten- 


LA   FRANCE   ET   LA   PRUSSE   DE   1867    A   1870.  767 

ment  levé  le  drapeau  des  espérances  nationales  ;  accueillir,  gi'ouper 
autour  de  son  gouvernement  les  libéraux  bannis  qui  se  réfugiaient 
en  Piémont;  attendre,  chercher  patiemment  les  occasions  pour 
recommencer  la  lutte  contre  l'Autriche,  s'y  préparer  par  des 
alliances,  par  la  réorganisation  de  l'armée  et  des  finances,  tel  était 
le  programme  qu'avec  l'aide  et  sous  l'inspiration  du  comte  de  Ga- 
vour  il  s'était  tracé. 

Victor-Emmanuel  ne  s'est  interdit  aucun  des  moyens  qui  de- 
vaient faire  triompher  ce  programme  :  ni  les  subterfuges  diploma- 
tiques, ni  l'achat  des  consciences,  ni  les  compromissions  avec  la 
révolution,  ni  la  spoliation  de  l'église,  malgré  le  respect  qu'il  affec- 
tait pour  la  personne  de  son  chef.  «  Son  habileté  a  été  de  persua- 
der aux  Italiens  que  leurs  intérêts  se  confondaient  avec  ceux  du 
Piémont  et  de  lier  la  cause  de  la  monarchie  de  Savoie  à  la  cause 
italienne  (1).  »  Il  a  eu  aussi,  comme  le  roi  de  Prusse,  l'habileté  de 
donner  le  change,  sur  la  portée  de  sa  politique,  à  un  souverain  dont 
le  cœur  était  sensible  et  l'esprit  chimérique. 

Victor-Emmanuel  se  trouvait,  en  1867  (2),  à  une  heure  critique  de 


dant  se  défendre.  Entre  deux  puissances  également  fortes  et  inquiètes,  il  est  tantôt 
ami  et  tantôt  ennemi  de  l'une  et  de  l'autre;  il  ne  se  range  d'un  parti  qu'après  avoir 
fait  ses  conditions...  D'après  ce  système,  point  d'allié  qui  lui  soit  onéreux...  Chez  une 
puissance  ainsi  constituée,  il  n'est  point  de  lien  du  sang  que  le  tranchant  de  i'intérêt 
ne  coupe.  Aussi  les  égards  qu'elle  a  pour  les  alliances  qu'elle  forme  par  les  mariages 
sont-ils  toujours  subordonnés  aux  intérêts  présens  de  l'état.  Dans  la  situation  où 
se  trouvent  présentement  les  puissances  de  l'Italie,  elles  peuvent  se  considérer  comme 
l'huître  disputée  pjir  la  maison  d'Autriche  et  par  la  maison  de  Bourbon  ;  ne  se  poar- 
rail-il  pas  que  le  roi  de  Sardaigne  devînt  juge  et  partie,  et  laissât  les  écailles  à  ces 
deux  puissances  rivales? 

(1)  A.  BouUier,  Victor-Emmanuel  et  Massini. 

(2)  Dépêche  du  baron  de  Malaret,  Florence,  juillet  1867.  —  «  La  situation  générale 
de  l'Italie  laisse  à  désirer  :  elle  s'aggrave  chaque  jour.  Il  y  a  •  le  mal  apparent,  qui 
tient  à  l'état  des  finances  ;  il  y  a  le  mal  latent,  qui  tient  à  l'esprit  et  au  caractère 
de  la  nation.  Il  y  a  aussi  le  mal  qui  vient  d'en  haut,  l'attitude  de  la  cour,  l'exemple 
qu'elle  donne  et  la  déconsidération  qui  en  rejaillit  sur  le  principe  d'autorité.  On  se 
plaint  du  peu  d'intérêt  que  le  roi  semble  prendre  aux  affaires  du  royaume,  on  lui 
reproche  de  lâcher  la  bride  à  ses  ministres  et  d'en  médire  lorsqu'ils  ne  sont  plus  au 
pouvoir;  on  attribue  bien  à  tort  à  son  indifférence,  plus  apparente  que  réelle,  la  crise 
que  traverse  l'Italie  et  les  matix  dont  elle  souffre. 

«  La  question  romaine  est  agitée  dans  la  presse  et  au  parlement.  Lorsqu'elle  est 
abordée  à  la  tribune,  elle  est  traitée  à  un  point  de  vue  qui  ne  se  concilie  ni  avec  nos 
doctrines  ni  avec  l'interprétation  que  nous  donnons  à  la  convention  du  io  sep- 
tembre. Autrefois,  on  évitait  de  se  prononcer  sur  la  solution  de  ce  redoutable  pro- 
blème; on  admettait  volontiers  qu'il  était  difficile  de  subordonner  les  intérêts  de  la 
catholicité  à  ceux  de  l'Italie.  Les  politiques  exempts  de  passions  convenaient  dans  le 
tête-à-tête,  lorsqu'ils  croyaient  n'être  pas  entendus  du  dehors,  que  la  devise  de  Cavour  : 
«  Rome  capitale,  »  était,  dans  le  domaine  pratique,  une  absurdité,  une  utopie.  Ils 
n'admettaient  la  translation  du  siège  du  gouvernement  à  Rome  qu'avec  l'assenti- 
ment de  la  France  et  des  puissances  catholiques.  Leur  langage  s'est  bien  modifié  de- 


768  REVOE   DES   DEUX  MONDES, 

ce  règne  qui  marque  aujourd'hui  si  glorieusement  dans  les  annales 
de  l'Italie.  Il  s'était  aliéné  l'affection  du  Piémont  et  n'avait  pas  conquis 
l'attachement  de  ses  nouvelles  provinces.  Il  s'était  arraché  du  sol  où 
sa  dynastie  avait  de  profondes  racines,  et  il  n'était  encore  pour  les 
Lombards,  les  Toscans  et  les  Napolitains  qu'un  étranger,' bien  qu'il 
personnifiât  leurs  aspirations.  Les  liens  du  passé,  formés  par  de 
longues  et  de  communes  épreuves,  n'existaient  pas  entre  eux.  Le 
Piémont,  au  contraire,  qui  depuis  des  siècles  avait  soutenu  la  mai- 
son de  Savoie  dans  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune,  cédait  aux 
ressentimens.  Il  ne  pouvait  oublier  qu'on  avait  répondu  aux  mani- 
festations de  ses  plaintes,  de  sa  stupeur,  par  des  coups  de  fusil,  le 
jour  où  le  gouvernement,  par  un  simple  entrefilet  de  lOpimone, 
notifiait  brutalement  à  la  ville  de  Turin  qu'elle  avait  cessé  d'être  la 
capitale  du  royaume.  Les  Piémontais  n'avaient  jamais  marchandé 
les  sacrifices  à  la  dynastie  ;  ils  se  seraient  soumis  sans  murmurer 
à  leur  dépossession,  si  le  roi,  au  lieu  de  se  retirer  à  la  iMandria, 
dans  une  de  ses  maisons  de  plaisance,  avait  fait  un  généreux  appel 
à  leur  dévoûment.  Ils  avaient  été  à  la  peine,  ils  méritaient  qu'on 
rendît  du  moins  un  éclatant  hommage  à  leur  abnégation,  à  leur 
vaillant  dévoûment  à  la  cause  italienne,  lorsqu'on  les  frappait  dans 
leurs  intérêts  et  leur  amour-propre. 

L'étrange  attitude  du  roi  et  les  sanglans  procédés  de  ses  mi- 
nistres avaient  ulcéré  les  cœurs  et  les  esprits  (1).  La  convention  du 
15  septembre  était,  aux  yeux  des  Piémontais,  un  acte  odieux;  sans 
faire  le  serment  d'Annibal,  ils  s'étaient  promis  de  la  combattre  en 
toute  rencontre,  de  ne  pas  pardonner  à  ceux  qui  l'avaient  conclue 
et  de  s'opposer,  par  tous  les  moyens,  à  une  installation  définitive 
à  Florence.  Ils  n'admettaient  pas  que  Florence  pût  supplanter  Tu- 
rin; ils  réclamaient  Rome  comme  capitale,  résolus  à  ne  désarmer 
que  lorsque  la  formule  du  comte  de  Gavour  serait  une  vérité. 

L'avenir  de  la  maison  de  Savoie  apparaissait  précaire.  Il  lui  fal- 


puis.  Les  plus  modérés  parlent  d'aller  à  Rome  comme  de  la  chose  la  plus  simple. 
Non-seulement  ils  ne  se  préoccupent  plus  d'un  accord  avec  le  saint-siège,  mais  ils  se 
défendent  d'en  avoir  jamais  eu  la  pensée.  Ils  n'admettent  plus,  à  un  titre  quel- 
conque, le  maintien  de  la  souveraineté  temporelle  du  pape.  » 

(I)  «Sire,  écrivait  Carlo  Bogffio  au  roi,  on  vous  a  écarté  du  droit  chemin  qui  con- 
duisait à  l'unificatioa  en  vous  faisant  répondre  par  la  fusillade  à  ceux  qui  s'impatien- 
taient de  cruels  retards;  on  vous  a  représenté  comme  un  témoi(?na^e  do  municipa- 
lisme  étroit  l'émotion  de  Turin,  qui,  à  tort  ou  à  raison,  croyait  l'avenir  compromis 
par  la  convention  franco-italienne.  Sire,  vos  conseillers  tous  trompent.  » 

M.  A.  Uuullicr,  Victor-Emmanuel  tt  Maszhti:  «  La  noblesse  bouda  et  sn  plaignit 
du  roi,  non  sans  aigreur.  Dans  la  bourgeoisie,  on  t'exprima  plus  librement,  plus 
acrimouieuBcment.  Le  sentiment  mouarchiquo  parut  s'affaiblir,  et  beaucoup  de  per- 
sonnes semblaient  prèles  à  sacritler  la  forme  du  gouvernomcnt  k  l'achèvement  do 
l'uoité  nationale.  » 


LA  FRAXCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         769 

lait  son  bonheur  et  son  habileté  pour  se  tirer  des  fautes  qu'on  avait 
laissées  s'accumuler. 

La  péninsule  était  profondément  troublée  au  printemps  de  1867. 
Rome  était  le  mot  d'ordre  des  révolutionnaires,  ils  annonçaient  que 
le  drapeau  national  ne  tarderait  pas  à  flotter  sur  les  sept  collines. 
Le  roi  était  perplexe,  il  ne  savait  quel  parti  prendre,  à  quels  con- 
seils s'arrêter  devant  les  manifestations  patriotiques  qui  éclataient 
sur  tous  les  points  du  royaume.  Il  était  partagé  entre  son  ambition 
et  la  crainte  de  se  brouiller  avec  la  France.  L'opinion  le  poussait  à 
Rome  ;  il  lui  était  diflicile  de  lutter,  sans  engager  son  prestige, 
contre  le  courant  qui  entraînait  tous  les  partis,  et  cependant  il 
n'ignorait  pas  que  jamais  l'empereur  ne  lui  permettrait  de  toucher 
au  pape.  Le  gouvernement  français  témoignait,  par  l'active  sur- 
veillance qu'il  exerçait  dans  la  péninsule,  que  sa  résolution  de  pro- 
téger le  saint-siège  contre  toute  agression  était  inébranlablement 
arrêtée.  Sa  diplomatie  signalait,  avec  une  infatigable  sollicitude,  au 
cabinet  de  Florence,  toutes  les  menées  du  parti  révolutionnaire  ; 
elle  le  rappelait,  sans  se  lasser,  à  l'exécution  de  ses  engagemens. 

Après  la  chute  du  général  de  La  Marmora,  le  partisan  le  plus 
loyal  et  le  plus  résolu  de  l'alliance  française,  le  roi  avait  appelé  le 
comte  de  San-Martino.  C'était  un  patriote  peu  fait  aux  mœurs  des 
cours  :  il  disait  ce  qu'il  pensait.  Il  conseilla  à  son  souverain  de  faire 
une  part  à  la  gauche  dans  la  composition  du  cabinet  ;  son  pro- 
gramme écartait  les  solutions  violentes,  il  comportait  une  étroite 
entente  avec  la  France,  une  alliance  offensive  et  défensive  en  échange 
de  l'occupation  des  états  pontificaux  :  Rome  seule  pouvait  réconci- 
lier le  Piémont  et  conserver  Naples  à  l'Italie.  Il  recommandait  aussi 
un  changement  radical  dans  la  façon  de  gouverner  et  d'adminis- 
trer le  pays.  M.  de  San-Martino  poussa  le  franc-parler  jusqu'à  faire 
comprendre  à  sa  majesté  la  nécessité  d'apporter  des  modifications 
à  ses  habitudes.  Le  roi  le  remercia  de  sa  franchise,  il  l'embrassa 
même,  mais  il  ne  lui  confia  pas  la  mission  de  former  un  minis- 
tère. Le  lendemain,  il  s'adressait  à  M.  Rattazzi,  qui,  loin  de  se 
préoccuper  de  sa  manière  de  voir  et  d'agir,  se  servait  de  ses  fai- 
blesses pour  maintenir  et  fortifier  son  crédit.  Sans  principes  et  sans 
préjugés,  il  cherchait  ses  points  d'appui  là  où  il  les  trouvait.  La 
France  a  connu  de  ces  ministres;  Bernis,  autrefois,  n'a  dû  son  élé- 
vation qu'à  des  influences  qui  s'exerçaient  sur  les  passions  de  son 
maître. 

M.  Rattazzi  était  souple,  insinuant,  habile  à  flairer  le  vent; 
il  était  «  ondoyant  et  divers.  »  11  avait  poursuivi  autrefois  une 
indissoluble  union  avec  la  France,  et  il  nous  avait  donné  des  gages 
manifestes  de  sa  sincérité  en  frappant  Garibaldi  à  Aspromonte.  Sa 

rom»  Lxxjtv.  —  1886.  49 


770  REVUE  DES   DEDX  MONDES. 

rentrée  au  pouvoir  semblait  être  une  garantie  pour  notre  poli- 
tique. Le  gouvernement  de  l'empereur  ne  pouvait  pas  se  douter 
que  le  ministre  qui  naguère  combattait  si  énergiquement  la  révo- 
lution, entrerait  cette  fois  dans  de  secrètes  compromissions  avec 
le  parti  qui  affichait  la  prétention  de  déchirer  la  convention  de  sep- 
tembre et  d'entraîner  le  gouvernement  du  roi  à  Rome. 

II.   —   LA    DIPLOMATIE    FRANÇAISE   EN    ITALIE. 

Lorsqu'au  mois  de  novembre  1864,  les  troupes  françaises  quit- 
tèrent, pour  la  seconde  fois,  les  états  pontificaux,  tout  autorisait  à 
croire  qu'elles  ne  reviendraient  jamais.  La  sécurité  du  saint-siège 
paraissait  pleinement  et  définitivement  assurée.  M'était-elle  pas  pla- 
cée sous  la  solennelle  garantie  d'un  acte  international  sollicité  et 
sanctionné  par  le  cabinet  de  Turin?  Le  gouvernement  du  roi,  heu- 
reux de  ne  plus  voir  le  drapeau  français  llolter  sur  le  sol  italien, 
nous  prodiguait  les  témoignages  de  son  contentement  ;  il  les  rehaus- 
sait par  les  déclarations  les  plus  rassurantes  pour  le  sort  futur  de  la 
papauté;  si  le  problème  romain  n'était  pas  résolu,  sa  solution  pa- 
raissait du  moins  pour  longtemps  écartée.  Le  gouvernement  impé- 
rial se  flattait  de  s'être  prêté  à  un  acte  de  haute  sagesse.  C'était  un 
mirage  :  les  peuples  brisent,  dès  qu'ils  le  peuvent,  les  liens  qui  com- 
priment leurs  sentimens  et  entravent  leur  expansion.  La  question 
romaine  devait  reparaître  menaçante  aux  heures  les  plus  inoppor- 
tunes pour  la  politique  de  l'empire  au  moment  où  la  fortune,  lasse 
de  ses  erreurs  et  de  ses  faiblesses,  la  trahissait  de  tous  côtés. 

((  Depuis  que  nos  troupes  se  sont  embarquées,  écrivait  le  baron 
de  Malaret,  l'idée  de  Rome  capitale  a  repris  un  singulier  ascendant. 
Ce  n'est  pas  qu'on  veuille  aller  à  Rome,  mais  cela  prouve  qu'on  se 
persuade  qu'il  n'y  a  plus  de  danger  d'en  parler  et  qu'on  ne  man- 
querait pas  d'y  aller  si  on  était  certain  qu'il  n'y  eût  pas  de  danger 
à  le  faire.  Ces  affirmations  publiques  et  presque  universelles  de 
doctrines  et  de  principes  si  contraires  aux  nôtres  sont  bien  regret- 
tables. Elles  persuadent  aux  Italiens  qu'il  lejir  est  j>ermis  de  ne 
tenir  aucun  compte  des  intérêts  et  des  exigences  de  notre  poli- 
tique, elles  donnent  du  crédit  à  ceux  qui  accusent  l'empereur 
d'avoir  été  ou  dupe  ou  complice  des  ambitions  italiennes  en  signant 
la  convention  du  15  septembre. 

«  En  Italie,  ajoutait  notre  envoyé,  à  titre  de  moralité,  dans  toutes 
les  questions,  les  opinions  dépendent  du  plus  ou  moins  de  sécu- 
rité qu'il  peut  y  avoir  à  les  manifester.  On  peut  presque  toujoiu^ 
expliquer  telle  ou  telle  évolution  des  chefs  parlementaires  et  des 
partis  par  la  pour  de  quelqu'un  ou  de  quehjue  chose.  Depuis  que 
nous  avons  évacué  les  états  pontilicaux,  l'Italie  n'a  plus  peur  de 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         771 

nous  à  Rome  ;  le  jour  où  elle  se  verra  en  face  d'un  danger  réel,  le 
parti  de  la  conciliation,  de  la  prudence  l'emportera.  Jusque-là,  nos 
conseils  seront  écoutés  avec  déférence,  mais  je  doute  qu'ils  soient 
suivis.  » 

L'Italie  agissait  et  parlait  comme  si  déjà  elle  était  maîtresse  de 
Rome.  Le  gouvernement  s'associait  plus  ou  moins  ouvertement  aux 
manifestations  du  sentiment  public.  On  était  convaincu  que  la  France 
ne  reviendrait  plus  dans  les  états  romains  et  qu'après  deux  occu- 
pations qui  ne  lui  avaient  valu  que  des  ennuis,  elle  se  garderait  bien 
d'en  risquer  ime  troisième.  Elle  s'était  interdit,  d'ailleurs,  tout  re- 
tour en  consacrant  le  principe  de  la  non-intervention,  et  les  événe- 
mens  de  1866  la  mettaient  sur  le  Rhin  en  présence  de  la  Prusse. 

Aussi  les  affirmations  nationales  à  la  tribune  du  parlement  ne 
soulevaient-elles  aucune  objection  sur  les  bancs  des  ministres.  Le 
ministre  de  l'instruction  publique  trouvait  naturel  et  légitime  de 
s'attaquer,  dans  les  discussions  sur  les  biens  ecclésiastiques,  à  la 
souveraineté  temporelle  du  saint-siège  et  de  répudier  toute  idée 
de  transaction  ;  à  ses  yeux  comme  aux  yeux  de  tous,  Florence  n'était 
qu'une  halte.  Notre  envoyé  protestait  contre  des  théories  aussi  op- 
posées aux  arrangemens  intervenus  avec  la  France  et  que  formu- 
laient publiquement  les  membres  du  cabinet.  11  n'obtenait  d'autre 
satisfaction  du  président  du  conseil  que  des  explications  banales  et 
la  suppression  dans  le  compte-rendu  officiel  des  paroles  d'un  im- 
prudent collègue. 

Les  beaux  jours  de  notre  diplomatie  dans  la  péninsule  étaient 
passés  :  elle  n'était  plus  ni  consultée ,  ni  sollicitée,  elle  voyait  son 
influence  décroître,  elle  en  était  réduite  à  la  tâche  ingrate  de  rele- 
ver des  propos  malsonnans,  de  gourmander  les  hommes  politiques 
et,  ce  qu'on  ne  pardonne  pas,  de  leur  rappeler  leurs  engagemens  et 
les  services  rendus.  Sans  le  vouloir,  elle  froissait  les  susceptibili- 
tés d'un  peuple  impatient  de  secouer  une  tutelle  gênante  et  de  fran- 
chir le  dernier  obstacle  qui  s'opposait  à  la  réalisation  de  son  rêve. 
Elle  voyait  tristement  s'accomplir  ce  qu'elle  avait  prévu  et  ce  qu'elle 
n'avait  pas  craint  d'écrire.  Lorsque  notre  ministre  à  Florence  disait, 
dans  une  de  ses  correspondances,  «  qu'on  accusait  l'empereur  d'avoir 
été  dupe  ou  complice  des  ambitions  italiennes  en  signant  la  con- 
vention du  15  septembre,  »  il  allait  jusqu'à  la  dernière  limite  de 
la  franchise  autorisée  vis-à-vis  d'un  souverain. 

L'empereur  ne  pouvait  plus  se  faire  d'illusions  :  la  pensée 
qu'il  avait  poursuivie  obstinément  se  retournait  contre  lui.  11  en 
ressentait  un  amer  chagrin.  Pouvait- il  s'attendre  à  voir  son 
dévoûment  constant  à  la  cause  italienne  méconnu  à  ce  point"?  Il 
n'était  pas  préparé  à  un  changement  si  rapide,  si  profond  dans 
les  sentimens  d'un  pays  qu'il  avait  soutenu  dans  les  mauvais  jours 


772  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  relevé  d'un  humiliant  destin.  Il  s'imaginait  qu'il  n'avait  que  des 
amis  reconnaissans  au-delà  des  Alpes,  et  il  s'apercevait  qu'on  dis- 
cutait ses  actes  et  se  méprenait  sur  sa  pensée.  Machiavel  enseignait 
que  ce  qui  fait  le  salut  des  princes,  c'est  d'avoir  de  bons  amis  et 
une  bonne  armée,  et  il  ajoutait  qu'un  prince  qui  a  une  bonne  armée 
n'a  pas  de  peine  à  avoir  de  bons  amis.  Notre  armée  avait  périclité 
et  les  amitiés  que  son  prestige  nous  avait  values  cherchaient  ailleurs 
leur  point  d'appui. 

Cependant  le  passé,  malgré  notre  déclin  militaire,  ne  s'était  pas 
effacé  en  Italie  de  tous  les  cœurs.  Bien  des  sympathies,  —  et  c'étaient 
celles  des  hommes  les  plus  considérables  par  leur  talent  et  leur  ca- 
ractère, —  nous  restaient  fidèles.  Il  y  avait  deux  Italies  :  l'une  de 
convention,  celle  des  journaux  et  de  la  tribune,  surexcitée  à  froid,  qui 
abusait  de  nos  sympathies  et  faisait  du  patriotisme  à  nos  dépens  ; 
l'autre,  sensée,  pratique,  reconnaissante,  qui  tenait  compte,  dans  la 
bonne  mesure,  des  nécessités  de  notre  politique.  Nos  partisans  s'ap- 
pliquaient, au  parlement  et  dans  la  presse,  à  conjurer  les  malenten- 
dus, à  concilier  les  intérêts  des  deux  pays.  Ils  affirmaient  le  main- 
tien d'une  étroite  et  indissoluble  alliance  avec  la  France.  Mais  que 
peuvent  les  sages  lorsque  les  masses  sont  entraînées,  subjuguées 
par  une  idée  dominante? 

Garibaldi  rentrait  en  scène  au  mois  d'avril.  Après  une  assez 
longue  éclipse  à  Caprera,  il  se  préparait  à  ressaisir  la  popularité 
qu'il  avait  laissée  sur  les  champs  de  bataille  de  la  Vénétie  ;  il  an- 
nonçait urbi  et  orbi  que  les  temps  étaient  proches,  que  Rome  allait 
appartenir  aux  Italiens;  l'occasion  lui  semblait  propice,  la  France 
était  mal  engagée  dans  l'affaire  du  Luxembourg,  la  guerre  pouvait 
éclater  d'un  instant  à  l'autre  ;  il  escomptait  nos  défaites. 

Garibaldi  avait  le  privilège  de  tout  dire  et  de  tout  faire  :  il  per- 
sonnifiait les  aspirations  nationales.  Il  se  plaçait  au-dessus  de  la 
loi  commune ,  il  était  une  menace  constante  pour  la  sécurité  pu- 
blique et  l'autorité  royale.  Sa  puissance  tenait  en  échec  celle  du 
gouvernement.  Le  sentiment  qu'il  avait  de  son  pouvoir  se  tradui- 
sait par  des  actes  d'une  folle  impertinence.  Dans  des  notes  adres- 
sées aux  représentans  de  la  Prusse,  de  l'Autriche  et  de  la  Russie, 
il  protestait  contre  la  souveraineté  temporelle  ;  il  rappelait  qu'une 
élection  populaire  lui  avait  confié  la  dictature  à  Rome  et  (jue  cette 
dictature  ne  pouvait  lui  être  enlevée  que  par  un  nouveau  plébiscite. 
Il  j)rétendait  être  la  seule  autorité  légale  dans  les  états  romains. 
Dans  d'autres  pays,  ces  manifestations  eussent  été  réprimées  comme 
des  actes  de  rébellion,  mais  en  Italie,  où  tout  le  monde  a  le  génie 
du  compromis,  on  ne  s'en  offusquait  pas.  Elles  servaient  à  popu- 
lariser la  grande  idée  et  à  la  faire  prévaloir  dans  les  j)rovinces  sur 
les  sentimens  catholiques  des  masses;  elles  facilitaient  le  jeu  de  la 


LA   FRA>CE   ET   LA    PRUSSE   DE   1867    A    1870.  773 

politique  italienne,  elles  lui  permettaient  de  préparer  l'Europe  à  la 
dépossession  du  pouvoir  temporel.  Le  gouvernement  ne  pouvait 
s'emparer  de  Rome  sans  violer  ses  engagemens,  mais  en  y  péné- 
trant à  la  suite  des  bandes  garibaldiennes,  il  avait  un  prétexte  :  il 
se  constituait  le  déienseur  des  intérêts  de  l'église,  il  sauvait  le  pape 
et  s'assurait  la  reconnaissance  des  puissances  catholiques. 

Le  baron  de  Malaret  n'était  pas  dupe  de  ces  calculs,  il  s'en  alar- 
mait et  s'en  plaignait;  il  voyait  avec  chagrin  s'altérer  les  sou- 
venirs de  1859  ;  il  suppliait  le  cabinet  de  Florence  de  combattre 
les  tendances  révolutionnaires  et  de  ne  pas  aggraver  la  tâche  de 
l'empereur.  Mais,  quand  tout  un  pays  conspire,  il  est  bien  difficile 
à  un  gouvernement  de  se  désintéresser  du  complot.  On  s'étonnait, 
dans  le  monde  officiel,  de  nous  voir  prendre  au  sérieux  les  mani- 
festations d'un  obsédé,  d'un  personnage  «  moquable  »  qu'on  ramè- 
nerait à  la  raison  le  jour  où  ses  provocations  dépendraient  un  dan- 
ger réel  pour  la  paix  et  l'ordi'e  public.  Et,  cependant,  on  enrôlait 
des  volontaires  ouvertement  et  les  rassemblemens  grossissaient 
tout  le  long  des  frontières  pontificales.  Les  projets  du  parti  révo- 
lutionnaire ne  pouvaient  échapper  qu'à  ceux  qui  avaient  intérêt  à 
ne  pas  voir  et  à  laisser  faire.  Ils  n'échappaient  pas  à  notre  envoyé, 
il  les  signalait  avec  persistance. 

«  Garibaldi,  écrivait  M.  de  Malaret,  à  la  date  du  23  avril,  à  notre 
ministre  des  afTaû'es  étrangères,  à  l'heure  où  l'affaire  du  Luxem- 
bourg était  dans  sa  phase  la  plus  aiguë,  se  proposerait  de  prendre  le 
commandement  d'une  expédition  qui,  organisée  à  Gênes,  irait  débar- 
quer sur  le  littoral  romaiu,  tandis  qu'à  la  première  nouvelle  d'im 
mouvement  insurrectionnel  à  Rome,  des  bandes  d'émigrés  se  tien- 
draient prêtes  à  franchir  la  frontière  méridionale.  Il  n'est  pas  dou- 
teux que  le  parti  révolutionnaire  redouble  d'efforts,  qu'il  compte 
profiter  des  événemens  pour  provoquer  un  conûit  avec  le  gouverne- 
ment pontifical,  àl'insu  ou  de  connivence  avec  le  gouvernement  ita- 
lien. » 

La  révolution  n'attendait,  en  effet,  que  le  premier  coup  de  canon 
tiré  sur  le  Rhin  pour  pénétrer  sur  le  territoire  du  saint-siège  et  sou- 
lever les  populations  romaines.  Elle  voulait  faire  au  mois  d'avril 
1867  ce  qu'elle  fit  au  mois  de  septembre  1870.  Le  parti  militaire 
prussien  et  le  parti  révolutionnaire  italien  poursuivaient  le  même 
but  :  consommer  par  la  force  l'unité  de  leur  pays,  l'un  en  Taffu*- 
mant  victorieusement  à  Paris,  le  second  en  s'emparant  subreptice- 
ment de  Rome. 

La  France,  attirée  dans  un  piège,  avait  eu  au  printemps,  au  mo- 
ment où  s'ouvrait  l'exposition  universelle,  la  sensation  frissonnante 
de  la  guerre.  Sans  l'énergique  intervention  de  l'Autriche  et  de  l'An- 


77/i  REVLE    DES    DEUX   MOiNDES. 

gleterre,sansle  sang-froid  de  son  ministre  des  affaires  étrangères  et 
la  clairvoyance  de  sa  diplomatie,  elle  n'eût  pas  échappé  à  l'invasion. 

Dans  ces  jours  d'angoisses,  l'Italie,  sauf  quelques  démarches  pla- 
toniques tentées  à  Berlin,  avait  fait  la  morte.  Elle  s'était  dite  l'amie 
de  tout  le  monde  en  invoquant  à  la  fois  les  souvenirs  de  1859  et  de 
1866.  Elle  s'était  dérobée  en  soutenant  qu'il  lui  était  difficile  de 
s'engager  soit  d'un  côté,  soit  de  l'autre;  car  si,  avec  l'aide  de  la 
France,  elle  avait  commencé  sa  délivrance,  c'était  avec  le  concours 
de  la  Prusse  qu'elle  l'avait  assurée.  Le  cabinet  de  Florence  avait  su- 
bordonné le  sentiment  à  la  raison  d'état.  «  J'ai  pu  constater,  écrivait 
le  baron  de  Malaret  à  la  date  du  21  avril,  chez  les  membres  du  gou- 
vernement du  roi,  une  sympathie  que  je  crois  réelle,  mais  qui  est 
visiblement  contenue  par  le  désir  de  ne  pas  se  compromettre.  Tout 
en  reconnaissant  la  modération  de  nos  prétentions  et  tout  en  blâ- 
mant l'ambition  excessive  de  la  Prusse,  on  répète  volontiers  qu'en 
cas  de  conflit  les  intérêts  de  l'Italie  ne  se  trouveraient  pas  direc- 
tement menacés.  11  n'est  pas  besoin  d'une  grande  clairvoyance 
pour  comprendre  que  le  gouvernement  italien,  laissé  à  ses  propres 
inspirations,  ne  songe  pas  à  nous  témoigner  ses  sympathies  autre- 
ment que  par  des  vœux.  » 

Ces  appréciations  étaient  confirmées  par  une  de  nos  correspon- 
dances d'Allemagne. 

«  Le  cabinet  de  Berlin,  écrivait-on,  d'après  ce  qui  me  revient  de 
bonne  source,  aurait  tout  lieu  d'être  satisfait  du  gouvernement  ita- 
lien. Il  résulterait,  en  effet,  de  la  correspondance  du  comte  d'Use- 
dom,  toujours  très  influent  à  Florence,  que,  dans  ses  entretiens 
intimes  avec  le  baron  Ricasoli,  ainsi  qu'avec  M.  Rattazzi,  il  aurait  pu 
se  convaincre  que,  par  reconnaissance  pour  la  Prusse  aussi  bien 
que  par  intérêt,  l'Italie  ne  sortirait  pas,  quelle  que  soit  la  marche 
des  événemens,  de  la  plus  stricte  neutralité.  La  cour  de  Prusse  se 
montrerait  fort  rassurée  par  ces  déclarations;  elle  se  plaît  à  les 
considérer  comme  un  véritable  succès  pour  sa  politique.  » 

Les  sympathies  de  l'Italie,  cela  n'était  pas  douteux, se  reportaient 
de  préférence  vers  la  France,  mais  ses  intérêts  lui  faisaient  un  de- 
voir de  ménager  la  Prusse.  Son  attitude  ne  pouvait  surprendre  que 
ceux  qui  ne  se  rendaient  pas  compte  des  nécessités  impérieuses 
de  sa  poUtique.  Elle  s'irritait,  non  sans  raison,  des  reproches 
d'ingratitude  dont  elle  était  l'objet;  elle  n'admettait  pas  que  la 
recuimaissance  pût  servir  d'argument  en  puliti({ue. 

La  foi  de  l'empereur  aurait  dû  être  ébranlée  par  cette  décevante 
épreuve  :  il  n'en  tira  aucune  moralité,  il  persista  à  servir  de  mar- 
chepied à  la  grandeur  de  l'Italie.  Il  consjicra  tous  son  efforts  à  la 
faire  admettre,  malgré  les  observations  du  comte  de  Bismarck,  à  la 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         775 

conférence  de  Londres,  bien  qu'elle  n'eût  aucun  titre  pour  reviser 
les  actes  de  1839,  relatifs  à  la  Belgique,  intervenus  à  une  époque 
où  elle  n'était  qu'une  expression  géographique.  Il  tenait  à  lui  assurer, 
par  sa  participation  à  rœu\Te  de  la  paix,  la  consécration  de  grande 
puissance  et  la  sanction  implicite  des  faits  accomplis  dans  la  pénin- 
sule. Peut-être  aussi  ne  voulait-il  pas,  par  une  politique  de  ressen- 
timent, révéler  ses  désenchantemens  et  reconnaître  l'irréparable 
faute  qu'il  avait  commise  en  présidant  à  l'alliance  de  1866  qui  rivait 
l'Italie  à  la  Prusse.  Il  espérait  sans  doute,  en  redoublant  de  préve- 
nances, dissiper  les  préventions  que  la  France  soulevait  au-delà  des 
Alpes,  donner  de  la  force  à  ses  partisans  et  empêcher  la  politique 
italienne  de  servir  d'instrument  au  cabinet  de  Berlin.  Au  point  où  en 
étaient  les  choses,  c'était  le  parti  le  plus  sage;  ce  n'est  pas  par  de 
mauvais  procédés  qu'on  ramène  les  amis  infidèles.  Mais  Rome,  mal- 
gré toutes  les  protestations  de  bonne  entente,  n'en  restait  pas  moins 
l'insurmontable  obstacle  à  tout  rapprochement  sincère. 

Si  iS'apoléon  III,  au  lieu  de  se  prêter  à  la  violation  du  traité  de 
Zurich  et  de  laisser  péricliter  son  ai*mée,  avait  eu  cinq  cent  mille 
hommes  sous  la  main,  la  question  romaine  ne  se  serait  pas 
«  ouverte,  »  elle  serait  restée  «  latente,  »  à  l'état  de  rêve.  Frédéric  II 
répondait  à  son  envoyé  à  Londres,  qui  lui  demandait  une  voiture  et 
des  chevaux  pour  représenter  dignement  son  souverain  :  u  Allez  à 
pied  ou  en  voiture,  cela  ne  fait  rien  à  la  chose;  je  n'ai  pas  d'argent 
à  voos  envoyer  pour  acheter  un  carrosse.  Mais  rappelez-vous  bien 
que  vous  devez  toujours  tenir  le  langage  d'un  agent  qui  a  derrière 
lui  deux  cent  mille  hoounes  et  Frédéric  II  à  leur  tête.  » 

ni.    —   LA   COCR    DE  aOME   ET    LA   CONVENTION   DU   <5  SEPTEMBRE   486Zj. 

La  convention  du  15  septembre  avait  eu  à  la  cour  de  Rome  le 
plus  douloureux  retentissement.  La  curie  l'avait  interprétée  comme 
une  œuvre  de  damnation  inspirée  par  la  plus  noire  perfidie.  Elle 
n'avait  tenu  aucun  compte  des  nécessités  qui  avaient  présidé  à  sa 
signature  ;  elle  avait  méconnu  la  loyauté  des  sentimens  de  l'empe- 
reur; elle  l'accusait  de  livrer  Rome  à  la  révolution.  Pour  le  Vatican, 
Napoléon  III,  c  était  V ennemi. 

Pie  IX,  cependant,  à  son  avènement  au  trône  pontifical,  n'avait 
pas  craint  de  caresser  la  fibre  nationale  et  de  donner  le  branle  aux 
passions  qui  couvaient  au  fond  des  cœurs.  Il  avait  laissé  entrevoir 
une  papauté  libérale  et  italienne  ;  il  avait  appelé  Rossi  dans  ses  con- 
seils; comme  Jules  II,  il  s'était  écrié  :  Fuori  i  barbari!  S'il  avait 
eu  l'esprit  poUiique  de  son  successeur,  qui  sait  si  la  convention  de 
Paris  n'eût  pas  été  entre  ses  mains  une  arme  de  défense  et  de  salut? 
Léon  XIII  a  montré  ce  que  peut  une  haute  raison  consacrée  à  une 


776  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grande  cause.  Il  a  fait  revivre  le  souvenir  des  temps  héroïques  de 
la  papauté  ;  l'Europe  surprise  et  l'Italie  mortifiée  ont  vu  un  puis- 
sant de  la  terre,  qui  partout  impose  sa  volonté,  partir  pour  Ganossa 
et  en  revenir  paré  de  l'ordre  du  Christ. 

Mais,  mal  conseillé  par  des  entours  passionnés  qui  ne  songeaient 
qu'à  faire  pièce  à  l'empire,  Pie  IX  se  refusait  à  toute  transaction.  Le 
Non  possumus  était  le  dernier  mot  de  sa  sagesse  pontificale.  Il  ré- 
pondit à  la  notification  de  la  convention  par  l'encyclique  du  8  dé- 
cembre; elle  flétrissait  les  idées  modernes  et  faisait  l'apologie  de 
l'ancien  régime. 

C'était  le  réquisitoire  le  plus  véhément  contre  nos  institutions, 
contre  la  souveraineté  nationale  et  la  liberté  de  conscience.  Le 
protégé  bafouait  le  protecteur.  L'Italie  était  encore  moins  ménagée  ; 
l'encyclique  lui  appliquait  d'outrageantes  épithètes.  Devant  une 
agression  aussi  passionnée  la  France  aurait  pu,  à  la  rigueur,  se  con- 
sidérer dégagée  de  sa  sollicitude  envers  le  saint-siège.  C'était  l'avis 
du  prince  Napoléon  et  des  adversaires  de  l'église  dans  les  conseils 
du  souverain.  Ils  soutenaient  qu'il  n'y  avait  que  deux  moyens  de 
sortir  d'une  situation  aussi  ingrate  :  laisser  le  pape  et  l'Italie  s'ar- 
ranger au  mieux  de  leurs  intérêts,  ou  maintenir  la  puissance  tempo- 
relle, la  soutenir  résolument  envers  et  contre  tous,  en  la  restaurant 
telle  qu'elle  était  avant  1859.  Laisser  le  pape  exposé  aux  surprises, 
et  se  condamner  soi-même  à  des  interventions  intermittentes  était 
à  leurs  yeux  le  moyen  de  ne  satisfaire  personne  et  de  méconten- 
ter tout  le  monde.  Mais  les  solutions  extrêmes  répugnaient  à  l'em- 
pereur, il  se  borna  à  de  stériles  protestations,  il  était  pris  dans  un 
engrenage  dont  il  ne  pouvait  plus  sortir,  il  subissait  la  peine  de 
ses  fautes. 

Pie  IX,  en  lançant  ses  foudres,  oubliait  les  espérances  qu'il  avait 
éveillées  en  1847,  l'impulsion  qu'il  avait  donnée  au  mouvement  na- 
tional. Se  croyant  menacé  et  sous  de  tyranniques  influences,  il  im- 
posait silence  à  l'amour  ardent  que  secrètement  il  portait  à  l'Italie 
et  que  souvent  il  avait  peine  à  contenir  (1).  Il  se  rappelait  que 

(1)  Pie  IX,  en  apprenant  ina  présence  à  Rome  que  je  traversais  à  la  fin  du  mois 
d'avril  1871,  après  mon  départ  du  Florence,  me  fit  savoir  par  M.  Lerebvre  de  Béhaine, 
sans  que  j'eusse  sollicité  d'audience,  qu'il  tenuit  à  me  remercier  pour  le  zèle  que 
j'avais  consacré  à  la  défense  des  intérêts  de  l'église  pendant  la  mission  que  Je 
venais  de  remplir  auprès  du  (,'ouvernement  italien.  11  me  reçut  à  sept  heures  du  soir 
dans  son  cabinet  et  me  demanda  do  prendre  place  à  sus  eûtes.  Il  daigna  causer  lon- 
g^uemeut  avec  moi  des  événemens  de  la  guerre,  de  la  politique  européenne  et  de 
l'avenir  du  la  France.  La  convursation  étant  tombée  sur  les  atteintes  portées  au  pou- 
voir temporel,  je  me  permis  d'appeler  l'attention  de  sa  sainteté  sur  les  avantages  que 
trouverait  le  gouvernement  pontifical  à  reprendre  le  mot  d'ordre  donné  au  clergé  de 
su  désintérusser  d'une  façon  absolue  du  mouvement  électoral.  Ce  serait  le  moyen, 
disais-Je,  do  s'assurer  des  défenseurs  au  parlement  et  de  permettre  au  roi,  animé  de 


LA   FRANCE   ET   LA   PRUSSE   DE   1867    A   1870.  777 

sa  pensée  avait  été  payée  d'ingratitude,  que  la  révolution  avait  pé- 
nétré au  Quirinal  et  qu'il  n'avait  dû  son  salut  qu'à  une  fuite  pré- 
cipitée. En  opposant  le  dédain  aux  exhortations  de  l'empereur,  il 
rompait  les  ponts,  et  livrait  ce  qui  restait  du  domaine  de  Saint- 
Pierre  aux  hasards  des  événemens.  Ses  vertus  étaient  grandes,  sa 
foi  ardente,  il  inspirait  le  respect  et  la  vénération,  il  subjuguait  les 
âmes.  Il  a  étendu  et  fortifié  le  pouvoir  spirituel  de  l'église,  mais 
ses  visions  mystiques  lui  enlevaient  la  claire  perception  des  réalités. 
Ses  prédécesseurs  avaient  gagné  et  perdu  des  provinces,  ils  avaient 
subi  les  vicissitudes  des  souverainetés  temporelles  ;  Pie  IX  se  refu- 
sait à  tenir  compte  des  enseignemens  de  l'histoire,  il  aimait  mieux 
tout  perdre  que  de  rien  concéder. 

La  cour  de  Rome  assurément  ne  pouvait  applaudir  à  un  arrange- 
ment qui,  tout  en  interdisant  à  l'Italie  les  entreprises  violentes  contre 
le  saint-siège,  l'autorisait  à  poursuivre  la  conciliation  de  ses  intérêts 
avec  ceux  du  pape  sur  le  principe  de  la  séparation  de  l'église  et  de 
l'état.  La  convention  enlevait  au  Vatican  sa  quiétude,  elle  permettait 
la  discussion  de  ses  dogmes  et  l'exposait  à  la  polémique  irritante  de 
la  presse  antireligieuse.  Mais,  en  retour,  elle  lui  assurait  une  garan- 
tie internationale  que  la  France  s'engageait  solennellement  à  faire 
respecter.  Les  faiblesses  de  Napoléon  III  à  l'égard  de  l'Italie  étaient 
parfois  excessives,  mais  jamais,  à  aucune  heure  de  son  règne,  il 
n'avait  eu  la  pensée  sacrilège  de  lui  sacrifier  le  chef  de  l'église.  Ne 
refusait-il  pas  à  Metz,  au  mois  d'août  1870,  à  la  veille  de  ses  dé- 
faites, le  traité  que  lui  apportait  le  comte  Yimercati,  parce  qu'il  ne 
conciliait  pas  ses  devoirs  envers  la  papauté  avec  les  exigences  ita- 
liennes ?  Il  avait  déclaré  d'ailleurs  dans  les  termes  les  plus  explicites 
en  reconnaissant  le  nouveau  royaume,  au  lendemain  de  la  mort  du 
comte  de  Gavour,  dans  une  lettre  à  Victor-Emmanuel,  que  jamais  il 
ne  permettrait  la  dépossession  temporelle  du  pape. 

H  J'ai  été  heureux,  écrivait-il  au  roi,  de  reconnaître  le  royaume 
d'Italie  au  moment  où  Votre  Majesté  perdait  l'homme  qui  avait  con- 
tribué à  la  régénération  de  son  pays.  Par  là  j'ai  voulu  donner  une 

sentimens  de  déférence  pour  le  pape,  de  réagir  contre  les  ennemis  du  saint-siège. 
«  Je  connais  Victor-Emmanuel,  me  répondit  Pie  IX,  il  n'est  pas  homme  à  subordonner 
son  ambition  à  sa  foi  religieuse.  D'ailleurs,  ajouta  Sa  Sainteté,  si  je  suis  Italien  et  si 
S'aime  l'Italie,  je  ne  suis  pas  un  pape  italien  ;  j'appartiens  à  l'église  universelle  et  je 
froisserais  à  juste  titre  les  sentimens  du  monde  catholique  en  cédant  à  des  préoccu- 
patioDS  eiclusires.  »  L'heure  de  la  prière  s'annonçait.  Le  pape  se  leva.  II  me  congédia 
en  ajoutant  à  sa  bénédiction  des  paroles  qui  restent  gravées  dans  mon  cœur.  C'était 
la  seconde  fois  que  les  hasards  de  ma  carrière  m'avaient  mis  en  présence  de  Pie  IX, 
sans  que  j'eusse  recherché  un  si  grand  honneur,  et  chaque  fois,  j'avais  constaté  que, 
malgré  de  cruelles  épreuves,  sa  pensée  n'était  pas  dégagée  des  souvenirs  patriotiques 
de  1847.  (Voir  mon  voyage  à  la  suite  du  roi  Victor-Emmanuel  à  travers  l'Italie,  en 
novembre  1863.  —  V Allemagne  et  l'Italie  en  1870,  t.  u,  page  403.) 


778  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nouvelle  preuve  de  sympathie  à  une  cause  pour  laquelle  nous  avons 
combattu  ensemble.  Mais,  en  réponse  à  nos  rapports  officiels,  je 
suis  obligé  de  faire  mes  réserves  pour  l'avenir.  Un  gouvernement 
est  toujours  lié  par  ses  antécédens.  Voilà  onze  ans  que  je  soutiens  à 
Rome  le  pouvoir  du  saint-père,  malgré  mon  désir  de  ne  pas  occu- 
per militairement  une  partie  du  sol  italien. 

«  Les  circonstances  ont  toujours  été  telles  qu'il  m'a  été  impossible 
d'évacuer  Rome.  En  le  faisant  sans  garanties  sérieuses,  j'aurais 
manqué  à  la  confiance  que  le  chef  de  la  religion  avait  mise  dans  la 
protection  de  la  France.  La  position  est  toujours  la  môme.  Je  dois 
donc  déclarer  franchement  à  Votre  Majesté  que,  tout  en  reconnais- 
sant le  nouveau  royaume,  je  laisserai  mes  troupes  à  Rome  tant 
qu'elle  ne  sera  pas  réconciliée  avec  le  pape  et  que  le  saint-père 
sera  menacé  de  voir  les  états  qui  lui  restent  envahis  par  une  force 
régulière  ou  irrégulière.  Dans  cette  circonstance,  que  Votre  Ma- 
jesté en  soit  persuadée,  je  suis  mû  uniquement  par  le  sentiment 
du  devoir.  Je  puis  avoir  des  opinions  opposées  à  celles  de  Votre 
Majesté,  croire  que  les  transformations  politiques  sont  l'œuvre  du 
temps,  qu'une  union  complète  ne  peut  être  durable  qu'autant  qu'elle 
aura  été  préparée  par  l'assimilation  des  intérêts,  des  idées  et  des 
coutumes.  En  un  mot,  je  pense  que  l'unité  aurait  dû  suivre  et  non 
précéder  l'union.  Mais  cette  conviction  n'influe  en  rien  sur  ma 
conduite.  Les  Italiens  sont  les  meilleurs  juges  de  ce  qui  leur  con- 
vient et  ce  n'est  pas  à  moi,  issu  de  l'élection  populaire,  à  prétendre 
peser  sur  les  décisions  d'un  peuple  libre.  J'espère  donc  que  Votre 
Majesté  unira  ses  eflorts  aux  miens  pour  que,  dans  l'avenir,  rien  ne 
vienne  troubler  la  bonne  harmonie  si  heureusement  rétablie  entre 
les  deux  gouvernemens.  » 

Les  droits  du  saint-père  étaient,  on  le  voit,  l'objet  de  la  réserve 
la  plus  formelle,  et  la  reconnaissance  de  l'Italie  par  la  France  ne  mo- 
difiait en  rien  le  point  de  vue  auquel  le  gouvernement  de  l'empe- 
reur s'était  placé.  Cette  décision  ne  constituait  ni  une  approbation 
du  passé,  c'est-à-dire  de  l'envahissement  de  la  Romagne,  des  Mar- 
ches et  de  l'Ombrie,  ni  une  garantie  pour  l'avenir. 

M.  Thouvenel,  notre  ministre  des  affaires  étrangères,  écrivait  de 
son  côté  aux  ambassadeurs  d'Espagne  et  d'Autriche,  le  6  juin  1861  : 
«  Les  plus  hautes  convenances,  je  me  hâte  de  le  proclamer,  s'ac- 
cordent avec  les  plus  grands  intérêts  sociaux  pour  exiger  que  le 
chef  de  l'église  puisse  se  maintenir  sur  le  trône  occupé  par  ses  pré- 
décesseurs depuis  tant  de  siècles.  » 

Plus  tard,  dans  une  dépêche  du  12  mai  1862,  il  disait  au  mar- 
quis de  La  Valette,  notre  ambassadeur  à  Rome:  «  Jamais  l'empe- 
reur n'a  prononcé  une  seule  parole  qui  fût  de  nature  à  laisser  es- 
pérer au  cabinet  de  Turin  que  la  capitale  de  la  catholicité  pût  en 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         779 

même  temps  devenir  du  consentement  de  la  France  la  capitale  du 
royaume  d'Italie.  Tous  nos  actes,  toutes  nos  déclarations  s'accor- 
dent, au  contraire,  pour  constater  notre  ferme  et  constante  volonté 
de  maintenir  le  pape  en  possession  de  la  partie  de  ses  états  que  la 
présence  de  notre  drapeau  lui  a  conservée.  » 

La  première  pensée  de  M.  Drouyn  de  Lhuys,  en  succédant  à 
M.  Thouvenel,  fut  de  se  référer  à  ses  déclarations.  Répondant  à  la 
revendication  faite  par  le  général  Durando,  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  au  sujet  de  Rome,  il  prévint  toute  illusion  dans 
une  dépêche  du  26  octobre  1862  :  «  Je  le  constate  avec  regret, 
disait-il,  le  gouvernement  italien  s'est  placé  par  ses  déclarations 
sur  un  terrain  où  les  intérêts  permanens  de  la  France,  non  moins 
que  les  exigences  de  sa  politique  actuelle,  nous  interdisent  de  le 
suivre.  » 

Il  ne  fut  pas  moins  explicite  lorsqu'il  signa  la  convention  du 
15  septembre.  «  Elle  reconnaît,  disait-il,  deux  souverainetés  en  Ita- 
lie et,  en  attendant  qu'un  accord  plus  intime  ait  pu  s'établir,  elle 
assure  leur  coexistence.  Voilà  toute  la  convention  ;  au-delà  il  n'y  a 
que  spéculations  vaines.  » 

11  ajoutait,  dans  une  dépêche  adressée  à  M.  de  Malaret,  qu'on  a 
appelée  la  dépêche  des  sept  points  :  «  La  translation  de  la  capitale  est 
un  gage  sérieux  donné  à  la  France.  Ce  n'est  ni  un  expédient  provi- 
soire, ni  une  étape  vers  Rome.  C'est  un  acte  international  libre- 
ment discuté  et  adopté  par  les  deux  parties,  solennellement  ratifié 
par  les  deux  souverains  des  deux  pays.  Nul  ne  peut  dire  aujour- 
d'hui avec  assurance  quel  sera,  dans  sa  forme  diplomatique,  l'ave- 
nir de  l'Italie.  Mais  ce  qui  est  évident,  c'est  que  l'Italie  a  tout  inté- 
rêt à  préparer  un  rapprochement  entre  elle  et  la  papauté  et  à  ne  pas 
exciter  les  résistances  du  monde  catholique.   » 

II  est  permis  d'affirmer,  après  la  lecture  impartiale  de  ces  docu- 
mens,  que  l'empereur  n'a  jamais  voulu  sacrifier  le  pape.  Il  espérait 
le  ramener  à  une  saine  appréciation  des  choses,  lui  faire  com- 
prendre la  nécessité  d'accepter  tout  ce  qui  pouvait  le  rattacher  à 
l'Italie.  Il  se  flattait  que  l'Italie,  de  son  côté,  ne  se  refuserait  pas  d'as- 
surer au  pape  les  garanties  nécessaires  à  l'indépendance  du  souve- 
rain-pontife et  au  libre  exercice  de  son  pouvoir.  II  croyait  atteindre 
ce  double  but  par  une  combinaison  qui,  laissant  le  pape  maître  chez 
lui,  abaisserait  les  barrières  qui  séparaient  ses  états  du  reste  de 
l'Italie.  Il  s'imaginait  qu'un  accord  interviendrait  entre  le  Vatican  et 
le  cabinet  de  Florence  qui  arrêterait  la  délimitation  du  domaine  de 
Saint-Pierre  et  consacrerait  les  privilèges  des  municipalités  et  des 
provinces,  de  manière  qu'elles  s'administrassent  pour  ainsi  dire 
d'elles-mêmes. 

Tel  était  le  rêve  de  Napoléon  ÎII.  S'il  ne  l'a  pas  réalisé,  il  faut  l'at- 


780  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tribuer  moins  encore  au  mauvais  vouloir  de  l'Italie  qu'aux  résis- 
tances passionnées  du  Vatican.  Tous  nos  ambassadeurs  s'usaient  en 
vains  efforts  pour  faire  entrer  la  cour  de  Rome  dans  la  voie  des  ré- 
formes et  des  transactions.  Pie  IX  se  bornait  à  leur  montrer  le 
Christ  lorsqu'ils  devenaient  trop  pressans  et  lui  demandaient  sur 
quelle  force  il  s'appuierait  si  l'appui  de  la  France  venait  à  lui  man- 
quer. Toute  leur  éloquence  restait  impuissante  devant  une  volonté 
sereine,  immuable. 

L'empereur  était  à  plaindre.  Pour  se  maintenir  en  équilibre  entre 
des  intérêts  si  discordans,  et  à  plus  forte  raison  pour  les  concilier,  il 
épuisait  inutilement  les  ressources  de  sa  diplomatie.  Au  Vatican,  on 
lui  reprochait  ses  compromissions  avec  l'Italie,  au  palazzo  Vecchio,  ses 
tendances  cléricales.  INos  actes  étaient  commentés,  souvent  dénaturés, 
et  dès  que  nous  cédions  à  une  parole  ou  à  une  démarche  irréfléchie, 
nous  étions  pris  à  partie.  C'est  ainsi  que  la  mission  du  général  Diimont 
fournit  matière  au  gouvernement  italien  à  de  vives  récriminations. 
Le  général  avait  été  envoyé  à  Rome  pour  inspecter  la  légion  d'An- 
tibes,  qui,  au  lendemain  d'Aspromonte,  avait  été  formée  par  des  sol- 
dats français  libérés,  à  la  solde  et  sous  le  commandement  du  saint- 
siège.  Ces  soldats  ne  pouvaient  se  sentir  liés  par  la  religion  du 
patriotisme,  sous  les  ordres  et  au  service  d'un  souverain  étranger. 
On  leur  avait  parlé  de  sainte  croisade  et  ils  3e  trouvaient  chargés  de 
iaire  l'office  de  gendarmes,  de  réprimer  des  aspirations  généreuses. 
Ils  n'étaient  pas,  comme  les  zouaves  pontificaux,  inspirés  par  la 
foi  céleste,  ils  représentaient  les  idées  de  1789.  De  nombreuses 
désertions  menaçaient  l'existence  de  la  légion,  et  le  maréchal 
Niel  avait  jugé  utile  l'envoi  d'un  officier  général  pour  remonter 
son  moral  et  lui  rendre  la  discipline  (1).  La  vue  de  l'uniforme  fran- 
çais devait  du  même  coup  rassurer  le  Vatican  et  servir  d'aver- 
tissement à  l'Italie  après  les  troubles  qui  avaient  éclaté  dans  la  pé- 
ninsule. «  Dites  bien,  écrivait  le  maréchal  au  colonel  de  la  légion, 
que  nous  avons  les  yeux  sur  elle,  que  je  souffre  profondément  de 
tout  ce  qui  est  une  injure  à  son  drapeau.  »  Le  ministre  de  la  guerre 
révélait  par  cette  lettre  la  solidarité  qui  existait  entre  la  légion 
d'Antibes  et  l'armée  françai.se.  Il  ne  cachait  pas  l'intervention  du 
gouvernement  français  entre  le  pape  et  ses  sujets,  entre  Rome  et 
l'Italie. 

(1)  Dépêche  da  comte  Armand,  chargé  d'afTaires  de  Franco  à  Rome.  —  «  Lea  >oI- 
data  étaient  poussés  à  l'iudisci|))iuc  par  les  agons  du  parti  d'action.  Keaucoup  se  sen- 
taient  troublés  par  le  bruit  dos  discussions  politiques  et  religieuses  qui,  du  met$ 
de  leurs  ofliciers  arrivaient  Jusque  dans  les  casernes.  Ils  étaient  dans  des  conditions 
d'cxiittcnco  différentes  qu'on  France,  ils  n'étaient  plus  régis  par  le  mémo  code  de 
Justice;  ils  ne  pactisaient  avec  personne,  on  les  considérait  comme  dos  étrangers;  ils 
•'ennuyaient  et  la  nostalgie  s'emparait  de  leur  esprit.  ■ 


LA  FR.\>CE   ET    LA  PRUSSE   DE    1867    A    1870.  781 

Pour  tranquilliser  la  cour  de  Rome,  qui  se  plaignait  d'être 
menacée,  on  froissait  le  sentiment  italien.  Il  était  difficile  de  rem- 
plir une  tâche  plus  ingrate.  La  convention,  qui  devait  tout  conci- 
lier, devenait  une  source  de  récriminations.  Elle  troublait  nos  rap- 
ports avec  l'Italie  sans  nous  assurer  l'appui  et  la  reconnaissance 
du  pape.  Mieux  eût  valu  évacuer  les  états  pontificaux  spontané- 
ment en  nous  résen  ant  notre  liberté  d'action,  que  de  nous  exposer 
à  d'acrimonieuses  controverses.  L'empereur  s'était  de  gaîté  de 
cœur  engagé  dans  un  cercle  vicieux  :  il  affirmait  qu'il  ne  laisserait 
pas  prendre  Rome,  et  en  même  temps  il  discréditait  le  pouvoir  tem- 
porel en  le  proclamant  à  la  fois  indispensable  et  détestable.  Tout 
craindre,  tout  espérer,  ménager  tout  le  monde  sans  s'engager  for- 
mellement avec  personne,  manquer  toutes  les  occasions  et  se  per- 
suader qu'on  est  habile  parce  qu'on  réserve  l'avenir,  telle  était  notre 
politique. 

L'apparition  d'un  général  français  à  Rome,  inspectant  les  troupes 
du  saint-siège  et  leur  adressant  des  allocutions  à  double  entente, 
n'était  pas,  il  faut  le  reconnaître,  un  acte  de  sagesse.  Le  gouverne- 
ment italien  ne  manqua  pas  de  relever  l'incident  et  de  faire  ressor- 
tir ce  qu'il  avait  d'équivoque,  de  blessant.  Il  le  considérait  comme 
une  infraction  à  l'esprit  et  au  texte  de  la  convention  de  septembre; 
il  soutenait  que  parmi  les  volontaires  enrôlés  se  trouvaient  quantité 
de  soldats  et  d'officiers  appartenant  encore  à  l'armée  française.  Il 
prétendait  que  le  gouvernement  impérial  %'iolait  nos  lois  militaires, 
qui  ne  lui  permettaient  pas  de  détourner  nos  effectifs  au  profit  de 
l'étranger.  Il  se  prévalait  du  mandement  de  l'évêque  d'Avranches, 
qui  disait  à  son  clergé  :  «  Nous  sommes  autorisés  à  vous  demander 
cette  propagande  religieuse  et  patriotique,  »  pour  prouver  que  nous 
avions  transformé  nos  curés  en  recruteurs  de  l'armée  pontificale. 
Pour  le  gouvernement  italien,  il  n'était  pas  douteux  que  les  soldats 
du  pape  étaient  des  soldats  français  déguisés,  et  que  nous  cher- 
chions à  perpétuer  l'occupation. 

Des  notes  et  des  explications  déplaisantes  furent  échangées.  Les 
ministres  n'ont  jamais  de  collaborateurs  lorsque  le  succès  cou- 
ronne leurs  efforts  ;  ils  en  ont  toujours  pour  pallier  leurs  erreurs. 
M.  Ratazzi  s'en  prenait  à  M.  Nigra  de  ses  mauvais  rapports  avec  la 
France;  il  lui  reprochait  la  mollesse  de  son  attitude,  il  trouvait  que 
la  familiarite.de  ses  relations  avec  les  Tuileries  et  le  Palais-Royal 
nuisait  à  son  autorité  diplomatique.  C'était  méconnaître  son  habi- 
leté et  son  patriotisme.  Son  poste  était  l'objet  d'ardentes  convoitises 
et  sa  rapide  fortune  servait  d'argument  à  ses  détracteurs.  Il 
était  question  de  son  rappel,  on  parlait  aussi  de  celui  de  M.  de 
Malaret.  Le  président  du  conseil  se  plaignait  de  l'intimité  de 
notre  envoyé  avec  les  consortistes,  les  membres  de  l'ancien  cabinet; 


782  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  le  soupçonnait  de  comploter  avec  eux  sa  chute,  il  était  con- 
vaincu que  son  attitude  si  nette  n'interprétait  pas  les  sentimens  de 
son  souverain.  11  espérait  qu'en  rappelant  M.  Mgra  on  le  rappelle- 
rait. Mais  à  la  cour  des  Tuileries  on  tenait  à  M.  Nigra;  il  était  l'ami 
du  prince  Napoléon,  et  l'empereur  le  considérait  comme  un  legs  de 
M.  de  Gavour.  La  diplomatie  occulte  sauva  cette  fois  la  diploma- 
tie officielle.  L'empereur  fit  plaider  la  cause  de  l'envoyé  italien  au- 
près du  roi.  M.  ÎNigra  fut  maintenu  à  son  poste,  tandis  que  M.  de 
Malaret  fut  pour  longtemps,  en  vertu  d'un  congé,  éloigné  du  sien; 
il  est  vrai  que  Victor-Emmanuel  s'était  bien  gardé  de  plaider  la 
cause  de  l'envoyé  français  auprès  de  l'empereur.  Comme  toujours, 
le  dernier  mot  restait  au  gouvernement  italien.  Ce  ne  fut  pas  la 
seule  concession.  M.  de  Moustier  promit  qu'il  veillerait  pour  que 
dorénavant  il  n'y  eût  plus  dans  la  légion  romaine  que  des  soldats 
libérés  de  tout  engagement  envers  la  France,  et  que  le  général  Dû- 
ment serait  rappelé.  11  ne  se  borna  pas  à  cette  satisfaction.  Une 
note  justificative  insérée  dans  le  Moniteur  montrait  combien  en  toute 
occasion  nous  nous  plaisions  à  pousser  jusqu'aux  dernières  limites 
la  condescendance  envers  notre  alliée  de  1859.  Mais,  malgré  nos 
regrets  et  nos  promesses,  le  ministère  italien  ne  se  tint  pas  pour 
satisfait  ;  il  était  poussé  par  la  chambre  qui,  dans  des  ordres  du 
jour  motivés,  réclamait  de  plus  amples  explications;  il  se  sentait 
d'ailleurs  sur  un  bon  terrain,  il  cherchait  à  prendre  une  revanche 
contre  nos  ingérences  et  à  nous  mettre  au  pied  du  mur  ;  il  fallut  que 
l'empereur,  injpatienté  de  cette  persistance,  fit  de  sérieuses  observa- 
tions au  chargé  d'alïaires  d'Italie  pour  couper  court  à  de  nouvelles 
obsessions.  M.  Rattazzi  faisait  de  la  popularité  à  nos  dépens.  11  s'ap- 
puyait sur  un  parti  foncièrement  hostile  à  notre  politique  :  il  allait 
bientôt  nous  soumettre  à  de  pénibles  épreuves  et  nous  imposer  de 
douloureuses  résolutions. 

La  conférence  de  Londres,  en  neutralisant  le  Luxembourg,  avait 
conjuré  la  guerre.  Toute  l'Europe  s'en  était  réjouie,  le  parti  militaire 
prussien  et  le  parti  révolutionnaire  italien  seuls  avaient  maudit  la 
diplomatie,  quis'étaitmalencontreusement  jetéeà  la  traverse  de  leurs 
sinistres  projets.  La  France,  grâce  à  une  évolution  savante,  faite  sous 
le  coup  du  danger,  était  sortie,  sans  y  laisser  sa  dignité,  de  l'imi- 
passe  où  une  politique  perfide  l'avait  acculée.  L'Italie  s'était  sincè- 
rement associée  à  l'allégresse  générale,  son  souverain,  ses  princes 
et  ses  hommes  d'état  étaient  venus  à  Paris  admirer  les  œuvres  de 
la  paix  et  protester  de  leurs  sympathies;  ses  journaux  avaient  rais 
une  sourdine  à  leurs  polémiques  ;  les  bandes  garibaldiennes  ne  rô- 
daient plus  autour  des  frontières  romaines.  Mais  les  comités  révolu- 
tionnaires ne  désarmaient  {)as,  ils  conspiraient  dans  l'ombre.  Cepen«- 
•duntles  nouvelles  de  lioine  n'étaient  pas  de  nature  aies  encourager; 


LA   FRANCE   ET  LA   PRDSSE   DE   1867    A   1870.  7S3 

la  population  restait  sourde  à  leurs  appels,  elle  ne  se  souciait  pas  de 
s'associer  aux  mouvemens  insurrectionnels  du  dehors  (1). 

Garibaldi  était  de  mauvaise  humeur,  il  maugréait  contre  son  parti. 
M.  Rattazzi  parlait  avec  désinvolture  du  «  héros  des  deux  mondes,  » 
il  prétendait  que  ses  amis  s'étaient  donné  le  mot  pour  le  paralyser 
dans  l'exécution  de  ses  projets,  que  Mazzini  le  malmenait  dans  ses 
manifestes,  qu'il  le  traitait  de  naïf,  d'aventurier,  que  l'argent  et 
les  armes  lui  manquaient.  M.  de  Malaret  était  mieux  renseigné.  Il 
savait  que  Garibaldi  négociait  avec  la  compagnie  Rubattino  la  cession 
de  bateaux,  qu'il  persistait  dans  l'intention  de  tenter  une  attaque 
sur  les  frontières  romaines,  qu'il  entrait  dans  sa  tactique  d'édter 
toute  rencontre,  tout  engagement  avec  les  troupes  italiennes,  et 
qu'il  avait  prescrit  à  ses  volontaires  de  pénétrer  isolément  sur  le 
territoire  pontifical  pour  se  réunir  au  premier  signal  sur  des  points 
déterminés.  Il  savait  aussi  que  son  fils  Menotti  parcourait  le  Midi 
pour  y  recruter  des  partisans. 

Ces  renseignemens,  malgré  leur  précision,  n'avaient  pas  le  don 
d'émouvoir  le  président  du  conseil.  M.  Rattazzi  persistait  à  dire 
que  si  le  solitaire  de  Gaprera  excitait  encore  quelque  curiosité,  il 
avait  perdu  toute  influence.  Il  cherchait  à  nous  donner  le  change  en 
le  présentant  comme  un  personnage  démodé,  perdu  dans  la  faveur 
populaire.  Garibaldi  n'était  pas  pour  l'Italie,  comme  il  le  prétendait, 
un  révolutionnaire,  un  chef  de  bandes  :  il  était  la  patrie  italienne. 

Le  gouvernement  de  l'empereur  était  aussi  surpris  qu'inquiet  de  la 
sécurité  qu'affectait  le  président  du  conseil.  Nos  renseignemens  ne 
s'accordaient  pas  avec  son  optimisme.  Gomment  pouvait-il  ignorer  les 
dépôts  d'armes,  les  bureaux  d'enrôlemens  que  notre  diplomatie  lui 
signalait  !  Son  attitude  donnait  à  réfléchir. 

IV.  —  MAZZI>'I   ET    GARIB/LDI. 

La  révolution  italienne  avait  deux  chefs  :  Garibaldi  et  Mazzini  ; 
l'un  personnifiait  l'Italie  bruyante ,  théâtrale  ;  le  second ,  l'Italie 
souterraine,  celle  qu'on  ne  voit  pas.  Ils  tenaient  les  ressorts  qui 
pouvaient  à  tout  instant  surprendre  l'Europe  par  un  coup  de  théâtre. 
Unis  dans  la  défense  de  Rome,  en  1849,  ils  avaient  depuis  suivi  des 
marches  différentes,  ils  étaient  devenus  rivaux.  Leurs  rôles  ne  pou- 

(1)  Dépèche  du  comte  Armand,  chargé  d'affaires  de  France  à  Rome.  —  «  Toutes  les 
nouvelles  s'accordent  à  considérer  une  agression  comme  imminente.  Malgré  cette 
unanimité,  on  ne  constate  ni  à  Rome  ni  dans  les  provinces  le  plus  léger  symptôme 
d'effervescence.  Garibaldi  n'a  d'adhérens  ni  dans  les  basses  classes,  ni  dans  les 
classes  moyennes.  La  balle  d'Aspromonte  l'a  fait  choir  de  son  piédestal.  Un  émissaire 
de  M.  Rattazzi,  arrivé  à  Rome  pour  observer  l'esprit  public,  a  été  frappé  de  l'indiffé- 
rence et  du  découragement  des  Romains.  » 


78A  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

vaient  se  concilier.  Mazzini  était  prêt  à  céder  la  dictature  militaire 
au  général,  mais  il  entendait  tracer  le  programme  du  mouvement 
et  le  diriger.  Leurs  noms  s'imposaient  à  l'opinion  dans  l'état  où  se 
trouvaient  les  esprits.  La  mort  du  comte  de  Gavour  avait  laissé  un 
vide  immense;  les  ministres  qui  s'étaient  partagé  son  héritage 
avaient  perdu  leur  influence  éphémère.  L'Italie  rompait  avec  la 
sagesse  et  se  retournait  vers  la  révolution  :  elle  suivait  ceux  qui 
personnifiaient  l'unité  et  prêchaient  la  croisade  contre  le  pouvoir 
temporel. 

Garibaldi,  qu'on  a  appelé  «  le  dernier  des  condottieri,  »  flattait  les 
passions  populaires  par  ses  bravades,  ses  défis  au  pape  et  à  la 
France.  Il  était  brutalement  hostile  au  clergé,  il  était  possédé  de 
l'idée  de  délivrer  Rome  à  main  armée,  le  Vatican  était  pour  lui 
a  une  tanière  de  renards.  »  Il  était  prêt  à  faire  l'Italie,  même  avec 
le  diable,  anche  col  diavolo.  On  ne  parlait  que  de  ses  exploits  ;  il 
était  toujours  en  scène.  Mazzini,  au  contraire,  apôtre  et  martyr  de 
la  grande  idée,  vivait  insaisissable,  dans  d'obscures  retraites.  Ré- 
pudié par  le  gouvernement,  méconnu  des  masses,  il  était  souvent 
proscrit;  il  se  réfugiait  dans  le  Tessin  ou  en  Angleterre  lorsque 
la  police,  sur  les  réclamations  de  l'étranger,  le  serrait  de  trop  près.  Ses 
plans  n'étaient  pas  ceux  de  Garibaldi  ;  il  mêlait  le  mysticisme  à  la 
politique.  Il  voulait  détruire  le  pouvoir  temporel,  non  par  haine 
de  la  religion,  mais  dans  l'intérêt  même  du  développement  reli- 
gieux de  l'humanité  ;  il  croyait,  comme  les  catholiques,  aune  su- 
prématie fatidique  universelle  de  Rome.  «  Le  nom  de  Rome,  disait- 
il,  en  18^9,  à  la  constituante  romaine,  a  toujours  été  pour  moi  un 
talisman.  Alors  que  toutes  les  nations  grandissent  et  disparais- 
sent, une  seule  ville  a  reçu  de  Dieu  le  privilège  de  pouvoir,  après 
une  mort  apparente,  ressusciter  plus  grande  qu'avant  pour  remplir 
une  mission  supérieure.  Il  est  impossible,  ajoutait-il,  qu'une  ville 
qui  seule  a  eu  dans  le  monde  deux  grandes  vies,  la  seconde  plus 
glorieuse  que  la  première,  n'en  ait  pas  encore  une  troisième.  Après 
la  Rome  des  empereurs  et  la  Rome  des  papes  viendra  la  Rome  du 
peuple.  » 

Mazzini  n'était  pas  un  sectaire  vulgaire,  c'était  un  philosophe  ; 
«  il  avait  le  sentiment  du  devoir,  stoïque,  austère,  sombre, 
inexorable;  il  voyait,  au-delà  du  tombeau,  l'avenir  qu'il  pré- 
parait. »  Nul  n'a  plus  souffert  que  lui  pour  la  régénération  de  son 
pays.  Il  s'était,  dès  sa  jeunesse,  à  l'époque  où  l'Italie  gémissait  sous 
le  joug  étranger,  voué  au  rôle  ingrat,  périlleux  de  conspirateur.  Il 
avait  poursuivi  à  travers  mille  tentatives  avortées,  sans  jamais  céder 
au  découragement,  la  pensée  transmise  depuis  Dante,  de  siècle  en 
siècle,  par  des  générations  de  patriotes  illustres. 

II  avait  recruté,  avec  l'attraction  du  mystère,  des  affidés  dans 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         785 

tous  les  rangs  et  sur  tous  les  points  de  la  péninsule.  Il  avait  formé 
tout  un  réseau  de  sociétés  secrètes,  savamment  reliées  entre  elles, 
qui,  sous  son  impulsion,  entretenaient  la  haine  de  l'Autriche  et 
minaient  sourdement  les  princes  italiens  ses  protégés  (1).  On  disait 
qu'il  avait  la  iolie  des  insurrections  patriotiques  ;  il  les  encourage- 
rait par  tous  les  moyens,  certain  que  la  répression  se  retournerait 
contre  les  gouvernemens  en  soulevant  la  colère  et  l'esprit  de  ré- 
bellion. 

Dans  son  système,  l'unité  était  la  condition  de  l'indépendance,  et 
la  république  la  condition  de  l'unité.  Il  ne  croyait  pas  la  monar- 
chie capable  de  se  sacrifier  à  une  grande  idée,  mais,  plus  politique 
que  Garibaldi,  il  ajournait  la  réalisation  de  son  rêve  dans  l'espoir  de 
s'assurer  le  concours  de  Victor-Emmanuel.  Il  ne  craignait  pas  de  lui 
offrir  ses  services,  il  lui  soumettait  ses  plans  par  des  intermédiaires. 
C'est  ainsi  qu'après  la  guerre  de  1859  il  lui  conseillait  de  délivrer 
Venise  et  s'engageait  à  fournir  des  prétextes  à  sa  politique,  qui 
lui  permettraient  de  dire  à  l'Europe,  comme  Charles-Albert  en 
18â8  :  «  II  faut  que  je  marche.  »  Il  lui  offrait  de  soulever  la  Vénétie 
et  de  mettre  l'Autriche  aux  prises  avec  toutes  les  nationalités  sou- 
mises à  sa  domination.  Le  roi  écoutait  ces  ouvertures  sans  les  dé- 
courager ;  en  traînant  les  pourparlers,  il  gagnait  du  temps  et  en- 
dormait la  révolution.  Il  ne  lui  déplaisait  pas  de  savoir  Mazzini  et 
Garibaldi  occupés  à  fomenter  des  soulèvemens  en  Hongrie,  en  Po- 
logne, en  Serbie,  jusqu'au  jour  où  il  se  serait  assuré  des  alliés.  Il 
ne  croyait  pas  comme  les  révolutionnaires  au  triomphe  des  idées 
sur  les  baïonnettes  ;  il  tenait  à  se  prémunir  contre  toutes  les  mau- 
vaises chances  par  l'alliance  militaire  de  la  Prusse  et  la  garantie 
morale  de  la  France  ;  il  tâtait  le  pouls  à  M.  de  Bismarck  et  sondait 
l'empereur. 

Le  comte  de  Cavour  et  le  comte  de  Bismarck  se  servaient  de  leurs 
souverains,  mais  leurs  procédés  étaient  différons.  M.  de  Bismarck 
se  chargeait  lui-même  des  entreprises  douteuses,  il  était  censé  agir 
à  l'insu  de  son  roi,  auquel  il  réservait  les  suprêmes  décisions.  M.  de 
Cavour,  au  contraire,  laissait  au  roi  la  tâche  de  négocier  secrète- 
ment avec  la  révolution,  il  était  censé  tout  ignorer,  ce  qui  lui  per- 
mettait de  se  prévaloir  auprès  de  la  diplomatie  de  la  correction 
de  sa  politique  (2). 

Mazzini  déconseillait  l'alliance  française;  il  avait  la  haine  de 
l'empereur,  il  ne  lui  pardonnait  pas  le  siège  de  Rome  et  le  coup 
qu'il  avait  porté  à  la  république.  —  «  Si  le  roi  a  du  cœur,  disait-il, 

(t)  Voir  il.  A.  Boullier  :  Victor -Emmanuel  et  Mazzini. 
(2)  Valbert,  Hommes  et  choses  du  temps;  Hachette. 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  50 


786  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

il  se  passera  de  la  France.  »  Il  se  refusait  à  croire  à  la  sincérité  de 
Napoléon  III  ;  il  n'admettait  pas  que,  souverain  français,  il  pût  se 
prêter  à  l'unité  de  l'Italie.  «  Personne  ne  croira,  écrrvait-il  le  15  dé- 
cembre 1858,  à  moins  d'avoir  perdu  le  bon  sens,  que  Louis-Napo- 
léon veuille  ou  puisse  créer  avec  l'unité  italienne  une  puissance  ri- 
vale de  la  France,  puisse  ou  veuille,  par  une  longue  guerre  et  par 
la  dissolution  de  l'Autriche,  laisser  le  champ  libre  aux  nationalités 
révolutionnaires.  »  Il  ne  se  doutait  pas  de  l'accord  intervenu  à 
Plombières  au  mois  de  septembre,  il  ne  pressentait  pas  «  le  com- 
pliment du  jour  de  l'an  »  que  méditait  l'empereur  et  qui  der\'ait 
nous  coûter  si  cher.  Il  n'était  pas  seul  à  conspirer! 

L'Angleterre  avait,  en  revanche,  toutes  les  prédilections  de  Mazzini. 
Il  était  certain  de  ses  sympathies,  il  ne  doutait  pas  qu'elle  ne  vhit 
en  aide  à  l'Italie  le  jour  où  la  France,  éconduite,  cesserait  d'être 
prépondérante  dans  la  péninsule.  Ses  exigences  dépassaient  sou- 
vent la  mesure  ;  dans  son  orgueil,  il  se  considérait  comme  une  puis- 
sance; il  avait  la  prétention  de  traiter  d'égal  à  égal  avec  le  roi,  il 
lui  demandait  de  changer  ses  ministres  et  de  donner  des  gages 
écrits  à  la  révolution. 

Si  Victor-Emmanuel  se  prêtait  à  d'obscurs  pourparlers,  c'était  pour 
conjurer  les  mouvemens  prématurés  dans  la  péninsule  et  n'être  pas 
entraîné,  par  des  coups  de  tête,  dans  de  périlleuses  entreprises.  Il 
était  prudent,  dissimulé  ;  il  poursuivait  son  but  avec  l'égoïsme  natio- 
nal qui  est  le  devoir  et  le  patriotisme  des  princes.  Tenu,  vis-à-vis 
de  l'Europe,  au  respect  du  statu  quo,  il  ne  pouvait  lui  convenir  de 
céder  à  des  entraînemens  révolutionnaires  avant  d'être  prêt  diplo- 
matiquement et  militairement.  Il  ne  se  souciait  pas  de  jouer  un 
jeu  à  tout  perdre. 

Mazzini  avait  promis  à  Victor-Emmanuel  de  subordonner  son  idéal 
politique  à  l'unité.  Lorsqu'il  s'aperçut  que  ses  conseils  restaient 
sans  effet,  il  lui  notifia  qu'il  reprendrait  son  programme  :  «  La 
maison  de  Sa>ioie,  écrivait- il  avec  humeur,  n'a  jamais  pu  renoncer 
aux  intrigues  diplomatiques,  signe  manifeste  du  sentinient  qu'elle 
a  de  sa  faiblesse.  Transformée  en  maison  d'Italie,  j'espérais  qu'elle 
changerait  sa  tacti(|ue;  si  elle  n'en  est  pas  capable,  il  est  impos- 
sible que  nous  marchions  d'accord  !  » 

Après  cet  incident,  Mazzini  revint  à  ses  idées  premières  :  fonder 
l'unité  par  la  république;  il  fit  de»  avances  à  M.  de  Hismarck  au 
nom  du  parti  d'action  pour  ren\erscr,  au  besoin,  Victor-Emmanuel. 
Des  révélations  récentes  le  montrent  en  pourparlers  avec  le  comte 
d'Lsedom  et  des  officiers  prussiens  (1). 

(1)  Mauini  :  Scrittiediti  $  inediti.—  Politica  segrela.  —  Mâatari  :  La  vita  $  il  regno 
di  Vittorio  EmanutU  II.  —  Do  Mazade  :  k  Comte  de  Cavour.  —  BiânchI  :  Storia 


LA    FRANCE   ET    LA    PRCSSE   DE    1867    A    1870.  787 

«  Je  ne  partage  en  rien,  disait  Mazzini  le  17  novembre  1867  dans 
une  des  notes  passées  au  comte  d'Dsedom,  les  vues  politiques  du 
comte  de  Bismarck,  sa  méthode  d'imification  n'a  pas  mes  sympa- 
thies, mais  j'admire  sa  ténacité,  son  énergie  et  son  esprit  d'indépen- 
dance en  face  de  l'étranger.  Je  crois  à  l'unité  de  l'Allemagne  et  je  la 
désire  comme  je  désire  celle  de  ma  patrie.  Je  déteste  l'empire  et  la 
suprématie  que  la  France  s'arroge  sur  l'Europe.  Je  crois  que  l'al- 
liance de  l'Italie  avec  la  France  contre  la  Prusse,  dont  les  victoires 
nous  ont  donné  la  Yénétie ,  serait  un  crime  qui  imprimerait  une 
tache  ineffaçable  à  notre  jeune  drapeau.  Tout  en  conservant  notre 
indépendance  réciproque  pour  l'avenir,  je  pense  donc  qu'il  y  a  lieu 
à  une  alliance  stratégique  contre  l'ennemi  conamun  entre  le  gouver- 
nement prussien  et  notre  parti  d'action,  La  Prusse  fournirait  un  mil- 
lion de  francs  et  deux  mille  fusils  à  aiguille.  Je  m'engagerais,  en  re- 
tour, sur  l'honneur,  à  rendre  impossible  toute  alliance  entre  l'Italie  et 
la  France,  et  à  renverser,  s'il  persistait  dans  ses  desseins,  le  gouver- 
nement du  roi.  » 

Mazzini  alarmait  le  cabinet  de  Berlin  pour  le  gagner  à  ses  pro- 
jets ;  il  exagérait  à  plaisir  l'entente  entre  la  cour  de  Florence  et  celle 
des  Tuileries.  Il  surprenait  la  bonne  foi  de  la  diplomatie  prussienne 
en  lui  exposant  dans  des  notes  les  projets  qui,  d'après  lui,  se  tra- 
maient entre  les  alliés  de  1850.  II  troublait  son  sommeil  en  affir- 
mant que  dans  une  des  armoires  du  ministère  des  affaires  étran- 
gères se  trouvait  «  un  rouleau  de  huit  pages  de  papier  anglais,  et 
que  ce  rouleau,  recouvert  de  velours  bleu,  contenait  un  protocole 
secret  joint  à  la  convention  du  15  septembre  i86A.  »  11  prétendait 
que  la  guerre  contre  la  Prusse  était  résolue,  que  les  troupes  fran- 
çaises seraient  retirées  de  Rome  et  qu'en  échange  de  cette  concession, 
l'Italie  mettrait  une  armée  au  service  de  notre  politique.  Le  rou- 
leau fatidique  n'existait  malheureusement  que  dans  l'imagination 
fiévreuse  du  conspirateur  italien.  Mazzini  connaissait  mal  les 
hommes.  Il  se  trompait  en  accusant  Victor-Emmanuel  de  s'être  lié 
per  fus  et  nefas  à  Napoléon  III,  comme  il  s'était  mépris  en  1858  en 
affirmant  que  jamais  un  souverain  français  ne  se  prêterait  à  l'unité 
italienne. 

Le  cabinet  de  Berlin  n'était  pas  éloigné  de  croire  aux  projets 
qu'on  lui  dénonçait,  mais  il  n'en  avait  pas  la  preuve,  et  c'est 
cette  preuve  qu'il  désirait  avoir.  Le  comte  d'Usedom  demandait 
à  Mazzini  de  la  lui  fournir  ;  il  aurait  voulu  qu'il  lui  procurât  une 
copie  authentique   du    mystérieux  protocole   contenu   dans   «  le 


^oeummtale  dêUa  diplomazia  europaa   in  Itaka.  Toriso.  —  A.  Boullier  :    Vtciûr- 
Emmanuel  et  Mazzini. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rouleau  bleu.  »  —  «  Ce  n'est  qu'à  cette  condition,  disait-il,  que  son 
gouvernement  traiterait  avec  lui  pour  faire  échec  à  la  politique 
des  Tuileries.  »  Pour  lui  faciliter  la  constatation  de  la  vérité,  il 
lui  ouATait  une  piste  ;  il  lui  apprenait  que  le  général  Cialdini  et  le 
général  Durando  prétendaient  avoir  lu  des  lettres  échangées  entre 
les  deux  souverains  en  vue  d'une  guerre  contre  la  Prusse  (1). 

Mazzini,mis  au  pied  du  mur,  disparut  dans  les  brouillards  de  Lon- 
dres. Il  n'avait  pas  de  preuves  à  fournir.  «  Je  suis  malade,  disait-il, 
il  m'est  impossible  d'écrire  longuement.  »  II  proposait  au  comte  d'Use- 
dom  de  s'entendre  de  vive  voix.  Les  pourparlers  lurent  suspendus, 
mais  non  pas  rompus. 

Du  reste,  tous  les  cabinets  et  tous  les  souverains  conspiraient 
dans  les  années  troublées  qui  ont  précédé  la  catastrophe  de  1870. 
Jamais  les  gouvernemens  ne  donnèrent  par  leurs  actes  de  plus 
éclatans  démentis  à  leurs  déclarations  officielles.  Des  agens  secrets 
de  toutes  qualités  et  de  toutes  nationalités  parcouraient  l'Europe  en 
tous  sens  ;  ils  servaient  d'interprètes  à  d'inavouables  desseins  ;  sous 
le  prétexte  de  concilier  des  intérêts  divergens,  ils  disaient  ce  qui 
honnêtement  ne  pouvait  s'écrire.  Ils  apparaissaient  dans  les  capi- 
tales comme  les  précurseurs  de  la  tempête.  Ils  pénétraient  par  des 
portes  cachées  chez  les  princes  et  les  ministres  ;  ils  s'appliquaient, 
souvent  inconsciemment,  à  leur  donner  le  change  sur  la  pensée  et 
les  dispositions  des  gouvernemens  dont  ils  étaient  les  organes  équi- 
voques. Napoléon  III  croyait  tenir  dans  sa  main  les  fils  de  ce  réseau 
d'intrigues  et  les  diriger  au  gré  de  sa  politique  changeante;  il  se 
flattait  d'en  être  l'âme,  il  n'en  était  que  le  jouet,  et  la  France,  hélas  ! 
la  victime. 

G.   ROTHAN. 


(1)  Réponse  du  comte  d'Uaedom,  transmise  à  Mazzini,  qui  se  trouvait  à  Lugano.  — 
«  Le  gouvernement  de  Berlin  craint  qu'il  n'y  ait  accord  entre  le  roi  Victor-Emmanuel 
et  l'empereur  Napoléon,  accord  qui  serait  contraire  à  ce  que  le  roi  do  Prusse  devait 
attendre  du  roi  d'Italie.  Mais  il  n'en  a  pas  la  preuve,  et  c'est  cette  preuve  qu'il  dési- 
rerait avoir.  S'il  l'avait,  il  consentirait  immédiatement  à  traiter  avec  l'homme  qui 
seul  aujourd'hui  peut  faire  échec  &  la  politique  des  Tuileries.  L'autour  de  la  note  est 
donc  intéressé  à  se  procurer  la  preuve  désirée  et  à  donner  tous  lus  éclairclNsemons 
nécessaires  à  l'officier  prussien,  afln  qu'on  puisse  ensuite  directement  s'aboucher 
a.rec  lui-mémo.  Pour  faciliter  la  voie  à  l'auteur  do  la  note,  on  lui  fait  savoir  que  les 
généraux  Cialdini  et  Durando  ont  dit  avoir  lu  les  dépêches  échangées  entre  Victor 
Emmanuel  et  Napoléon  III  dans  lesquelles  le  roi  s'cngago  à  ne  pas  aller  à  Rome,  dé- 
pêches qui  auraient  servi  do  préliminaires  à  l'accord  italo-français  contre  la  Prusse.» 
(Voir  M.  A.  Boullior  :  Victor-Emmanuel  it  Maazini,  page  249;  Négociations  secrètes 
entré  M.  de  Bismarck  et  Mazxini,  et  la  Politica  srgreta  italiana.  Turin  ;  Roux  et 
Favalo.) 


LES     VICISSITUDES 


D    UNE 


RÉGION    FRANÇAISE 


LA    PROVENGE    PRIMITIVE. 


La  connaissance  des  événemens  auxquels  un  pays  doit  sa  confi- 
guration, des  êtres  qu'il  a  possédés,  des  aspects  qu'il  a  présentés 
d'époque  en  époque;  cet  ensemble  de  variations,  pour  tout  dire, 
dont  une  région  donnée  a  été  jadis  le  théâtre,  c'est  à  la  géologie 
et  au  cortège  de  sciences  groupées  autour  d'elle  que  nous  sommes 
redevables  de  les  avoir  saisies  et  de  pouvoir  les  exposer.  C'est  d'elle 
que  relève  ce  merveilleux  instinct  qui  nous  entraîne  au  fond  des 
âges  et  nous  fait  assister  en  spectateur  désintéressé  à  des  révolu- 
tions dont  le  sens  nous  ferait  défaut  si  la  géologie  n'était  là,  prête 
à  le  découvrir.  Ce  mot  de  révolution,  si  facilement  employé,  ne 
saurait  pourtant  faire  illusion  outre  mesure,  ni  être  pris  dans  une 
acception  par  trop  humaine.  Nous  l'appliquons,  ne  l'oublions  pas, 
à  des  changemens  que  le  mirage  du  passé  fait  seul  paraître  brus- 
ques et  saccadés.  Il  en  est  d'eux  comme  de- ces  plans  qui  se  tou- 
chent et  semblent  se  confondre  à  l'horizon,  tandis  qu'en  réalité  ils 
se  trouvent  séparés  par  de  larges  espaces  intermédiaires.  Les  se- 
cousses et  les  dislocations  auxquelles  nous  rapportons  les  modifi- 


790  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

cations  de  niveau  ou  de  relief  dont  l'écorce  terrestre  a  été  affec- 
tée nous  paraissent  brusques  surtout  à  laison  de  i'éloignement. 
Accomplis  le  plus  souvent  avec  lenteur  et  à  l'aide  d'une  impulsion 
intermittente,  amortis,  en  un  mot,  par  le  fait  de  la  durée,  durée 
auprès  de  laquelle  notre  courte  existence  n'est  rien,  les  mouve- 
mens  du  sol  ont  dû  se  pro'onger,  se  répéter,  se  compléter  et  abou- 
tir peu  à  peu  aux  résultats  décisifs  que  nous  constatons.  Ils  ne  nous 
semblent  tels  que  parce  qu'ils  résument  une  longue  série  d'actions 
partielles,  tantôt  concordantes,  tantôt  dirigées  dans  un  sens  opposé 
à  celui  des  précédentes,  de  manière  à  provoquer  des  effets  absolu- 
ment invei-ses. 

Totite  contrée  n'est,  «n  dernière  ^analyse,  qu'une  résultante  des 
divers  facteurs  dont  elle  a  subi  successivement  ou  simultanément 
l'impulsion.  Elle  est  telle,  sous  nos  yeux,  que  le  passé  l'a  faite,  et 
le  stratigraphe,  ainsi  que  le  paléontologue,  ont  toujours  quelque 
chose  à  apprendre  sur  l'ordre  et  la  nature  des  terrains  explorés  par 
eux  et  des  êtres  dont  ces  terrains  i,'ardent  les  traces.  A  ce  point  de 
vue,  aucun  sol  n'est  complètement  ingrat  et  tout  observateur  peut 
utilement  l'interroger  pour  en  rédiger  les  annales.  Ces  annales,  il 
est  vrai,  sont  très  loin  d'offrir  partout  !e  même  intérêt  :  il  est  ies 
régions  essentiellement  monotones  et  stériles,  c'est-à-dire  réduites 
à  un  très  petit  nombre  d'accidens  de  terrain.  On  peut  les  comparer 
à  ces  peuples  obscurs,  à  ces  races  vivant  à  l'écart,  dont  le  passé  ne 
saurait  rien  nous  révéler.  C'est  le  cas,  en  géologie,  des  grandes 
plaines  d'alluvion,  des  contrées  plates,  sans  fractures  ni  massifs 
montagneux,  dont  une  seule  formation  horizontale  ou  faiblement 
inclinée  occupe  à  elle  seule  l'étendue.  La  Russie  offre  des  exemples 
et,  parfois,  sur  une  très  grande  échelle,  de  cette  disposition  géo- 
gnostiqiie.  C'est  elle  qui  a  valu  le  nom  de  «  permien  »  au  terrain 
ainsi  désigné,  parce  \u\\  couvre  exclusivement  le  gouvernement 
de  Perm  et  s'avance  jusqu'à  l'Oural.  Tn  des  géologues  français  les 
plus  actifs  de  la  première  moitié  du  siècle,  M.  de  Verneuil,  aimait 
à  dire  comment,  en  face  de  cette  uniformité  persistante,  il  s'y  était 
pris ,  de  concert  avec  le  célèbre  Murchison ,  pour  tracer  la  carte 
géologique  de  la  Russie  intérieure  :  suivant  chacun,  à  la  distance 
d'une  vingtaine  de  lieues,  deux  routes  parallèles,  ils  notaient  au 
passfige  la  continuation  du  même  terrain  et  bien  plus  rarement  l'ap- 
parition d'un  terrain  nouveau.  Ils  n'avaient  ensuite  qu'à  coordon- 
ner leurs  relevés  respectifs,  et  la  carte  des  terrains  parcourus  se 
trouvait  dressée  d'une  façon  très  exacte  au  fond,  bien  qu'à  l'aide 
d'une  méthode  tout  a])proximativc  en  apparence. 

1/analyse  des  changemens  survenus  dans  de  semblables  régions. 
par  l'effet  du  temps,  se  résumerait  le  plus  souvent  en  quelques 
lignes  :  d'abord  recouvertes  par  la  mer,  puis  délaissées  par  elle, 


LA'  PROVEKGE   PRIUITITE* 


701 


ces  régions  n'ont  cessé  depuis  de  rester  terre  ferme,  et  les  mou- 
vemens  du  sol,  s'il  y  en  a  en,  n'ont  pas  été  de  nature  à  favoriser 
le  retour  offensif  des  flots.  —  Ou  bien  encore,  comme  en  Scandi- 
navie, ce  sont  des  régions  en  grande  partie  constituées  par  des 
roches  cristallines  très  anciennement  émergées  et  que  les  mers  pri- 
nràtives  ont  abandonnées  de  très  bonne  heure  pour  ne  plus  jamais 
les  envahir.  —  Mais  s'il  est  des  régions  dénuées  d'histoire,  faute  de 
notions  sufiSsantes  et  par  suite  de  l'extrême  simplicité  des  élémens 
qui  entrent  dans  la  composition  de  leur  sol,  il  en  est  en  revauche 
dont  les  bouleversemens  répétés  rendent  l'interprétation  des  plus 
difliciles.  C'est  ce  qui  arrive  dans  le  voisinage  des  grandes  chaînes. 
Les  plisseraens  et  les  fractures,  les  failles,  les  poussées  latérales, 
les  redresseraens  jusqu'à  la  verticale  et  même  les  renversemens  de 
couches,  tous  ces  phénomènes  qui  tiennent  à  l'activité  des  forces 
intérieures  une  fois  mises  en  jeu,  se  manifestent  à  chaque  pas  que 
l'on  fait  lorsqu'on  remonte  les  vallées  et  les  pentes  alpines.  Le  slra- 
tigraphe,  à  force  de  perspicacité,  trouve  la  clé  et  restitue  le  vrai 
sens  de  chacun  de  ces  problèmes;  il  en  poiu^uit  l'explication  de 
localité  en  locahté  et  rejoint  parfois  les  fils  égarés  de  la  trame  des 
événeraens  d'autrefois.  Mais  la  puissance  même,  nous  dirions  volon- 
tiers l'énormité  de  pareils  événeraens,  capables  d'avoir  fait  surgir 
des  masses  ^anitiques  des  profondeurs  du  sol  éventré,  au  travers 
des  assises  rompues  ou  triturées,  devient  un  obstacle  à  la  juste 
appréciation  de  l'état  de  choses  antérieur,  et,  par  suite,  à  la  recon- 
stitution méthodique  de  celui-ci.  —  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  cer- 
taines régions  moins  tourmentées  que  les  Alpes  et  plus  accidentées 
que  la  Russie,  qui  se  sont  formées  graduellement  à  laide  de  mou- 
vemens  partiels  et  successifs.  Émergées  peu  à  peu,  elles  se  soiut 
accrues  en  ajoutant  de  nouveaux  espaces  à  l'étendue  primitive, 
d'abord  restreinte  à  d'étroites  limites,  puis  agrandie  et  transfor- 
mée d'une  période  à  l'autre.  Là  se  rencontrent  encore  apparens 
les  indices  des  anciennes  \icissitudes.  Les  retraits  de  la  mer  élar- 
gissant par  zones  concentriques  l'espace  continental,  de  même  que 
ses  retours  à  certains  momens  ou  encore  l'action  intermittente  des 
eaux  douces,  remplaçant  les  eaux  salées  par  des  lacs  ou  des  bas- 
sins fluviatiles,  tous  ces  accidens  si  divers  se  laissent  analyser  sans 
trop  de  peine,  et  l'histoire  du  passé,  embrassant  les  révolutions 
matérielles  et  les  êtres  vivans  de  chaque  période,  se  trouve  remise 
en  pleine  lumière  avec  ses  traits  propres  et  sa  physionomie  carac- 
téristique. 

C'est  en  suivant  cette  voie  et  en  s'attachant  à  l'une  des  contrées 
les  mieux  disposées  pour  faire  ressortir  un  ordre  pareil  de  phéno- 
mènes qu'Oswald  Heer,  dont  nous  avons  ici  même  analysé  l'œuvre, 
a  écrit  son  livre  de  la  Suisse  primitive.   Mais   d'autres  pays  (et 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

particulièrement  la  France)  présentent  les  élémens  du  même  genre 
de  tableaux,  plus  éclatans  ou  plus  effacés,  selon  les  lieux  que  l'on 
choisit  et  l'abondance  relative  des  documens  à  interpréter,  comme 
s'il  était  question  de  choisir  entre  des  drames  ou  des  féeries  dont 
les  décors  et  la  mise  en  scène  seraient  plus  ou  moins  éblouissans. 
Deux  contrées  françaises,  par-dessus  toutes,  paraissent  privilé- 
giées à  cet  égard,  par  la  raison  bien  simple  que  leur  autonomie 
acquise  de  très  bonne  heure  s'est  longtemps  conservée  intacte 
dans  le  cours  des  âges.  Toutes  deux,  d'abord  insulaires,  puis  gra- 
duellement accrues ,  finalement  soudées  à  la  masse  principale  du 
continent  européen,  ont  éprouvé  d'âge  en  âge  des  changemens  de 
toute  nature  dont  leur  sol  recèle  fidèlement  le  secret.  La  mer  ou 
les  lacs,  l'action  des  eaux  thermales  ou  celle  des  feux  souterrains, 
les  lagunes  plates  encombrées  de  verdure,  les  steppes  desséchées 
et  sableuses,  les  forêts  profondes  couvrant  les  plaines  et  remontant 
la  jCroupe  des  montagnes  ont  tour  à  tour  pris  possession  de  ces 
deux  terres,  exercé  sur  elles  leur  influence,  et  leur  ont  imprimé  les 
aspects  les  plus  divers,  les  contrastes  les  plus  frappans,  sans  qu'il 
soit  besoin ,  pour  constater  la  succession  de  tant  de  phénomènes, 
de  s'écarter  du  périmètre  étroit  que  mesurent  quatre  ou  cinq  de 
nos  départemens  réunis.  La  Provence  et  l'Auvergne  ou  n  île  cen- 
trale »  sont  ces  deux  terres  également  curieuses  à  observer.  Sépa- 
rées maintenant  l'une  de  l'autre  par  la  vallée  du  Rhône,  jadis  par 
un  bras  de  mer,  marquées  de  traits  communs,  mais  ayant  eu  des 
destinées  différentes  et  des  événemens  qui  leur  sont  propres,  elles 
méritent,  par  cela  même,  d'être  l'objet  chacune  d'une  étude  spé- 
ciale, et  leurs  annales  comportent  une  double  histoire.  Nous  com- 
mencerons par  celle  de  la  Provence. 

I. 

En  jetant  les  yeux  sur  une  carte  de  Provence,  on  voit,  à  partir 
du  cap  Sicié,  la  côte  s'infléchir,  se  creuser,  devenir  sinueuse  et 
capricieusement  découpée.  Non-seulement  elle  donne  lieu  aux  rades 
de  Toulon  et  d'Hyères,  aux  plages  dentelées  de  Borraes  et  de  Cava- 
laire,  au  golfe  de  Grimaud  ;  mais  elle  projette  au  sud  un  archipel, 
celui  des  îles  d'Hyères ,  au  moyen  duquel  la  Provence  atteint  et 
dépasse  quelque  peu  le  A3^  degré  de  latitude.  Au-delà,  c'est-à-dire 
à  la  hauteur  de  l'embouchure  do  l'Argent,  la  côte  se  replie  et  re- 
monte vers  le  nord.  Le  périmètre  dont'nous  venons  do  suivre  les 
limites  littorales  est  borné  à  l'intérieur  des  terres  par  la  |)etite  chaîne 
dos  Maures,  qui  court  de  la  Garde-Kreynet  à  Pignans  ;  le  long  de  la 
plage,  la  région  ainsi  déterminée  est  le  plus  souvent  abrupte,  se- 
mée d'anfractuosités,  d'accidens  anguleux  ou  môme  coupée  à  pic. 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  793 

comme  si  la  continuité  des  terrains  qu'elle  comprend  eût  été  brus- 
quement rompue  à  un  moment  donné,  sans  qu'il  soit  possible  de 
présumer  leur  étendue  antérieurement  à  cette  fracture.  C'est  là, 
en  Provence,  en  y  joignant  quelques  lambeaux  vers  l'Estérel,  au- 
dessus  de  Cannes  et  du  golfe  Juan,  la  «  région  primitive,  »  émergée 
de  toute  ancienneté,  en  même  temps  la  région  siliceuse  et  cristalline 
dont  les  roches,  granitiques  et  gneissiques  par  places ,  sont  plus 
ordinairement  schisteuses  et  pailletées  de  mica.  —  Un  aspect  à 
part,  une  végétation  spéciale  caractérisent  cette  région,  peuplée 
de  chênes-liège  et  de  pins  maritimes,  associés  au  châtaignier 
et  aux  grandes  bruyères.  La  flore  de  cette  partie  du  Var  emprunte 
à  ces  espèces  et  à  une  foule  d'autres  sa  physionomie  aussi  connue 
des  touristes  qu'appréciée  des  botai^stes  en  quête  des  plantes  rares 
qui  foisonnent  sur  un  sol  sillonné  de  ravins  profonds  et  découpé  en 
vallées  sinueuses. 

Entre  cette  région  et  la  partie  septentrionale,  montagneuse  et  cal- 
caire du  département  du  Var,  qui  constitue  une  sorte  de  terrasse 
mouvementée,  s'interpose  une  vallée  d'érosion,  creusée  tout  entière 
dans  les  grès  multicolores  du  trias,  qui  se  prolonge  sans  disconti- 
nuité des  abords  de  Toulon  jusqu'au-delà  de  Fréjus  et  que  la  voie 
ferrée  a  naturellement  choisie  pour  contourner  les  Maures,  se  rap- 
procher ensuite  de  Draguignan  et  gagner  l'embouchure  de  l'Argent, 
avant  de  s'engager  à  travers  les  masses  porphyriques  de  l'Estérel. 
Les  grès  triasiques,  d'abord  fracturés ,  puis  redressés  et  s' enfon- 
çant au  nord  sous  des  assises  calcaires  plus  récentes,  ont  offert  aux 
eaux  courantes  des  âges  postérieurs  des  matériaux  faciles  à  atta- 
quer et  à  désagréger.  On  les  retrouve  à  l'état  remanié  dans  les  lits 
détritiques  d'origine  fluvio- lacustre  qui  abondent  principalement 
aux  environs  d'Aix,  oîi  ils  constituent  les  grès  ferrugineux  et  les 
argiles  vivement  colorées  de  l'étage  garumnien ,  entre  Saint-Maxi- 
min  et  Rognac.  Revenons  à  la  région  primitive  :  émergée,  et,  par 
conséquent ,  terre  ferme  bien  avant  l'âge  où  se  déposèrent  les 
houilles,  elle  représente  réellement  la  Provence  originaire  ;  mais 
cette  terre  des  temps  les  plus  reculés,  au  lieu  d'êtie  tourmentée 
et  ravinée ,  au  lieu  d'offrir,  comme  maintenant ,  trois  chaînes  ou 
chaînons  parallèles,  courant  de  l'est  à  l'ouest,  reliés  par  des  contre- 
forts et  séparés  par  des  vallées  étroites  et  sinueuses,  devait  être  ou 
tout  à  fait  plate  ou  faiblement  ondulée.  A  raison  justement  de  ce 
reUef  peu  accusé,  elle  devait  s'étendre  beaucoup  plus  loin  que  dans 
l'âge  suivant,  alors  que  les  eaux  du  permien  et  celles  du  trias  vin- 
rent circonscrire  définitivement  ses  limites.  Jusqu'où  pouvait  s'avan- 
cer l'île  des  premiers  temps,  celle  dont  les  dépressions  servirent 
de  cuvette  aux  lagunes  carbonifères,  où  s'entassèrent,  par  consé- 
quent, lits  par  lits,  les  résidus  macérés  et  décomposés  des  forêts 


794  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

houill(^res?  On  ne  le  saura  jamais.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  sur 
l'extrême  lisière  de  la  région  des  Maures,  vers  Fréjus  et  au-delà  de 
l'Estcrel,  on  a  réussi  à  rencontrer  des  traces  incontestables  de  lits 
carbonifères,  que  des  couches  plus  récentes,  permiennes  ou  tria- 
siques  dérobent  en  grande  partie  à  nos  explorations.  Il  a  suflTi  pour- 
tant d'un  petit  nombre  d'échantillons  recueillis,  lors  de  la  dernière 
réunion  de  la  Société  géologique,  pour  faire  voir  que  les  fougères, 
les  sigillaires,  les  corduïtées,  là  comme  plus  loin,  dans  les  bassins 
d'AJais  et  de  Saint-Etienne,  peuplaient  le  bord  des  eaux  et  les  plages 
inondées  de  la  contrée  qui  devait  être  la  Provence. 

L'aspect  seul  des  sédimens  variés  et  puissans,  qui  vinrent  en- 
suite recou\Tir  le  sol  envahi  de  la  région,  dénote  que,  dans  l'âge 
qui  succède  au  carbonifère,  des  phénomènes  grandioses  se  manifes- 
tèrent. Essayons  de  les  analyser  en  quelques  mots  :  l'épaisseur 
même  de  ces  dépôts  atteste  la  profondeur  du  bassin  qui  ceignit 
alors  la  partie  centrale,  et  soustraite  à  l'immersion,  de  l'île  primi- 
tive ;  elle  nous  enseigne  encore  que  ce  bassin  maritime  n'avait  rien 
de  local,  et  que  du  fond  du  Yar  il  remontait  sans  obstacle  jusqu'au 
centre  du  continent  européen.  Le  permien  rouge  et  le  grès  bigarré 
ou  division  inférieure  du  trias,  se  retrouvent  en  effet  sans  change- 
ment dans  l'Hérault,  l'Aveyron  et  la  Lozère,  de  l'autre  côté  de  la 
vallée  du  Rhône,  plus  loin  dans  les  Vosges  et  jusqu'en  Allemagne. 
Sur  tous  ces  points,  ces  terrains  se  montrent  avec  une  tt*l!e  con- 
formité de  caractères  pétrologiques  qu'un  savant  français  de  Stras- 
bourg, le  professeur  Schimper,  à  la  vue  du  grès  bigarré  des  envi- 
rons d'ilyères,  s'écriait  naguère  :  «  Si  l'on  m'avait  mené  ici  les 
yeux  bandés,  sans  me  dire  où  j'étais,  j'aurais  reconnu  les  Vosges.  » 
Qu'on  ôte  par  la  pensée  le  manteau  des  formations  postérieures, 
et  l'ancienne  continuité  reparaîtra,  la  mer  «  vosgienne  »  se  mani- 
festera libre,  allant  sans  obstacle  de  la  vallée  du  Rhône  à  celle  du 
Rhin,  et  le  permien  rouge  de  l'Estérel,  de  l'Hérault  et  de  l'Avey- 
ron, se  rejoindra  au  Rotlicliegetide  des  Allemands.  —  Ltait-ce 
là  pourtant  une  mer  au  sens  propre  du  mot,  et  quels  étaient  les 
végétaux  de  cette  île  provençale,  perdue  au  sein  de  son  immen- 
sité? 11  est  plus  aisé  de  répondre  à  la  seconde  de  ces  questions 
qu'à  la  première.  Effectivement,  la  flore  permienne  nous  e.st  connue 
par  celle  des  schistes  ardoisicrs  de  Lodèvc  et,  par  analogie,  on  au- 
rait j)u  déjà  présumer  que  les  plantes  contemporaines  de  Provence 
ressemblaient  à  celles  du  gisement  de  l'Hérault.  Divers  indices  sont 
venus  fonlirmer  cette  donnée  conjecturale  :  l'arbre  forestier  le  plus 
répandu  do  l'époque  permienne,  celui  qui  devait  peupler  et  ombra- 
ger toutes  les  pentes,  a  reçu  le  nom  de  walcfiiu;  c'étuit  une 
conifère,  voisine  par  le  port,  la  forme  et  l'agencement  des  feuilles, 
des  araucarias  actuels,  surtout  de  l'espèce  de  l'Ile  de  Norfolk  en 


LA    PROVENCE    PRIMITIVE.  7&5 

Australie  [araucaria  excelm)y  sauvent  plaatée,  presque  naturalisée 
à  Cannes,  et  à  laquelle  la  disposition  de  ses  branches  régulière- 
ment étagées  imprime  un  caractère  ornemental  tout  particulier.  A 
l'exemple  de  ce  qui  existe  chez  l'araucaria,  le  walcbia  produisait, 
le  long  de  ses  branches,  des  rameaux  sans  cesse  renouvelés;  de 
plus  jeunes,  sortis  récemment  de  bourgeons  adventife,  prenaient  la 
place  des  plus  anciens  qui  tombaient  de  vétusté  ;  ceux-ci,  naturelle- 
ment caducs,  ont  parsemé  de  leurs  dél»is  les  ardoises  de  Lodève, 
alors  en  voie  de  dépôt.  Or,  des  ramules  épars  de  ces  mêmes  wal- 
chias  ont  été  recueillis  daos  le  permieu  rouge,  soit  aux  abords  de 
l'Estérel,  soit  aux  environs  de  Fréjus.  Bien  plus,  tout  récemment, 
des  enfans  inlelligens  et  chercheurs,  ceux  d'un  ancien  ministre  plé- 
nipotentiaire que  le  souvenir  des  services  rendus  à  la  France  pro- 
tège contre  l'oubli  (1),  ont  ramassé,  en  explorant  lepermien  roi^B, 
non  loin  du  Muy,  le  tronçon  d'une  tige  de  fougère  arborescente 
[protoptcru) ,  reconnaissable  aux  cicatrices  normalement  distri- 
buées des  pétioles  de  ses  feuilles.  Le  moale  de  ce  tronçon,  demeuré 
vide  après  la  disparition  de  la  substance  végétale  décomposée, 
a  dû  former  une  cavité  comblée  ensuite  par  remplissage,  à  l'aide 
d'un  limon  ferrugineux  très  fm  et  promptement  consolidé.  Ainsi, 
nous  pouvons  l'affirmer,  l'île  de  médiocre  étendue,  à  laquelle  se 
réduisait  alors  toute  la  Provence,  était  boisée  de  wulchias  et,  à  l'ombre 
de  ceux-ci,  s'élevaient  de  grandes  fougères,  assimilables  par  le  port 
et  l'aspect,  sinon  absolunaent  pareilles  à  celles  qui  peuplent  à  Cannes 
le  gracieux  vallon  de  la  \illa  Saint-Jean.  D'une  grâce  incomparable, 
celles-ci  forment  une  décoration  assurément  digne  du  prince  qui  en 
a  conçu  l'idée;  il  aura  heureusement  réussi  à  faire  renaître,  dans 
un  étroit  espace,  mais  sur  les  mêmes  lieux  et  dans  des  conditions 
exceptionnellement  favorables,  l'image  rendue  à  la  vie  d'un  passé 
qu'on  aurait  pu  croire  à  jamais  évanoui. 

Que  pouvait  être  la  mer  contemporaine  du  trias?  —  Les  strates 
puissantes  qui  représentent  la  partie  ancienne  de  ce  terrain  et  qui 
se  lient  inférieurt-ment  au  permien  rouge  vers  l'Estérel,  méritent 
en  Provence  comme  ailleurs,  et  particulièrement  dans  les  Vosges,  le 
nom  de  «  grès  bigarré  »  qui  leur  a  été  appliqué.  Ce  sont  des  lits 
de  grès  purement  siliceux,  de  grès  marneux  ei  dargiles  ferrugi- 
neuses, bleuâtres,  grisâtres,  rougeàtres,  versicolores,  alternans  et 
entremêlés.  Leur  composition  purement  détritique  dénote  des  éro  - 
sions  exercées  sur  une  très  grande  échelle  et  dont  les  élémens 
furent  visiblement  empruntés  aux  terrains  primiths,  alors  les  seuls 


(1)  Nous  voulons  parler  de  M.  de  Geoffroy,  ministre  plénipotentiaire  en  Chine  et 
au  Japon;,  soas  le  gooTememeat  du  maréchal  de  Mac-3Iabon. 


796  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

exondés,  surtout  à  la  partie  friable,  désagrégeable,  des  gneiss,  des 
micaschistes  et  des  granités,  dont  le  feldspath  a  dû  se  convertir  en 
particules  argileuses,  tandis  que  le  quartz  trituré  donnait  la  matière 
du  grès,  le  fer,  la  soude  et  la  potasse  étant  également  entraînés  ou 
dissous.  11  semblerait  donc  qu'un  phénomène  de  dénudation  eût 
alors  raviné  le  sol,  attaquant  tous  les  reliefs  et  déposant  au  fond 
des  eaux,  dans  des  conditions  variables,  les  matériaux  entraînés, 
tantôt  à  l'état  de  sable,  tantôt  à  celui  de  hmon  plus  ou  moins  fine- 
ment tamisé,  en  tenant  compte  aussi  des  actions  chimiques  que 
des  eaux  chargées  de  silice,  ou  de  fer,  ou  d'autres  substances  préa- 
lablement dissoutes  pouvaient  exercer  pour  cimenter  les  dépôts  en 
voie  de  stratification.  Ces  résultats  mécaniques  de  l'activité  des 
eaux  courantes,  drainant  le  sol  et  charriant  les  débris  balayés  au 
fond  des  bassins  de  l'époque  sont  tellement  apparens  et  si  facile- 
ment appréciables  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'y  insister  ;  mais, 
comme  ils  accusent  dans  la  cause  qui  les  aurait  gouvernés  une  sorte 
d'universalité,  dont  la  plupart  des  géologues  ont  été  frappés  en 
considérant  le  trias,  on  est  en  droit  de  se  demander  d'abord  quelle 
a  été  cette  cause  et  quels  auraient  été  la  nature  et  le  caractère  des 
mers  de  l'époque  ou  plus   simplement  de  l'eau  de  ces  mers. 

D'une  laçon  générale,  le  trias,  à  partir  même  du  permien  rouge, 
apparaît  comme  une  ère  de  transition,  intermédiaire  entre  l'ère 
paléozoïque  qui  n'existe  plus  et  l'ère  jurassique  qui  n'est  pas  encore 
inaugurée.  Il  y  a  là,  pour  notre  globe,  la  présomption  d'une  crise  cos- 
mique qui  a  dû  se  traduire  par  des  déversemens  de  pluie  dont  les 
traditions  relatives  au  déluge  représentent  une  sorte  d'écho  affaibli. 
Ces  crises,  à  de  grands  intervalles,  semblent  avoir  précédé  et  ac- 
compagné les  changemens  dont  notre  terre  a  offert  successivement 
le  tableau.  En  ce  qui  concerne  en  particulier  les  eaux  de  la  mer 
triasique,  il  est  bien  certain  que  les  sédimens  étages  lits  par  lits, 
qui  constituent  les  grès  bigarrés  ne  comprennent  aucun  vestige  de 
la  vie  marine,  telle  que  nous  la  connaissons  et  telle  encore  que  les 
formations  des  divers  âges  nous  la  font  voir  en  géologie,  à  l'aide 
des  fossiles.  On  dirait  un  océan  désert  ;  et  les  rares  fragmens  de 
végétaux  entraînés  de  la  plage  sont  les  seuls  restes  qui  trahissent 
la  présence  de  la  vie.  Étaient-ce  là  des  eaux  d'une  salure  imparfaite 
ou  au  contraire  sursaturées  ?  On  peut  tout  supposera  cet  égard;  dif- 
ficilement on  obtiendra  la  solution  d'un  problème  qui  tient  à  des 
causes  si  complexes,  à  des  phénomènes  si  éloignés,  par  cela  même 
d'un  ordre  tellement  étranger  à  ceux  de  nos  jours  que  l'esprit  le 
plus  subtil  se  perdrait  en  essayant  de  deviner.  Un  autour  allemand, 
dans  un  livre  récent  et  fort  curieux,  a  été  jusqu'à  prétendre  doser, 
pour  ainsi  dire,  la  salure  d'abord  nulle  ou  insensible,  longtemps 


LA   PROVENCE   PRIMITIYE.  797 

faible,  puis  croissante  et  graduellement  prononcée  des  anciennes 
mers.  Selon  lui,  les  mers  paléozoïques  auraient  été  hantées,  le  long 
des  plages,  par  les  plantes  de  ce  premier  âge.  La  flore,  d'abord 
aquatique  et  sortie  des  eaux  de  la  mer,  aurait  ensuite  émigré  sur 
le  sol  humide  et  les  espaces  émergés,  à  mesure  que  la  différence 
entre  les  eaux  salées  et  lacustres  allait  en  s'accentuant.  Il  peut  y 
avoir  du  M'ai  dans  cette  théorie,  trop  radicale  pour  être  adoptée  eu 
bloc.  Les  élémens  basiques  des  chlorures  auxquels  est  due  la  sa- 
lure de  l'Océan  ont  sans  doute  varié  d'âge  en  âge  et  se  sont  prêtés 
à  des  combinaisons  diverses  selon  les  époques.  En  effet,  le  magné- 
sium, le  sodium,  le  potassium,  le  calcium  entrent  sous  forme  de 
silicates  dans  la  composition  des  roches  primitives,  et  leur  abon- 
dance relative  au  sein  des  mers  a  pu  dépendre  des  érosions  suc- 
cessivement exercées  par  les  eaux  de  pluie  et  les  eaux  courantes  et 
de  l'amplitude  du  pouvoir  dissolvant  de  ces  eaux,  alors  probable- 
ment plus  prononcé  qu'aujourd'hui.  Qui  sait  même  si,  avant  d'être 
universelle,  la  salure  des  mers  n'aurait  pas  été  localisée,  concen- 
trée dans  certains  bassins,  absente  ou  à  peine  sensible  dans  d'au- 
tres ?  Sommes-nous  certains  que  d'autres  chlorures  n'aient  pas  do- 
miné avant  l'époque  où  le  chlorure  de  sodium  et  ceux  de  potassium 
et  de  magnésium  sont  devenus  prépondérans?  Enfin,  des  actions 
thermiques  ou  des  émissions  géogéniques  n'ont-elles  pas  pu  venir 
se  combiner  avec  les  résultats  de  l'érosion,  de  façon  à  modifier  à 
un  moment  donné  la  composition  chimique  et  la  nature  de  l'eau  de 
mer  ?  —  Si  le  chlorure  de  sodium  ou  sel  marin  actuel  s'est  accu- 
mulé au  sein  de  certaines  eaux,  dans  des  proportions  auparavant 
inconnues  et  dans  un  âge  déterminé,  il  serait  permis  de  soupçon- 
ner que  cet  âge  eût  été  le  trias  et  plus  spécialement  la  fin  de  cette 
période  ;  elle  se  termine  par  le  keuper  ou  «  saliférien,  »  étage  ca- 
ractérisé, là  par  des  amas  de  sel,  ici  et  spécialement  en  Provence, 
par  des  masses  de  gypse,  ailleurs  par  des  calcaires  magnésiens  ou 
dolomies.  Quelle  que  soit  la  cause  génératrice  de  cet  ensemble  de 
phénomènes,  les  mers  d'alors  en  furent  le  théâtre,  et  c'est  dans 
des  eaux  parvenues  à  un  degré  de  saturation  déterminé  et  particu- 
lier pour  chacune  de  ces  diverses  substances  préalablement  dis- 
soutes, qu'elles  se  précipitèrent  respectivement,  non  pas  associées 
ni  confondues,  mais  constituant  des  dépôts  massifs  et  localisés.  On 
sait  effectivement  par  expérience  et  par  l'observation  de  ce  qui  se 
passe  dans  les  marais  salans,  que  l'eau  de  mer,  à  mesure  qu'elle  se 
concentre,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  à  mesure  que  la  proportion  de 
l'eau  diminue  par  rapport  aux  substances  dissoutes,  précipite  celles-ci 
dans  un  ordre  fixe  et  déterminé  une  fois  pour  toutes  :  le  gypse  avant 
le  sel  ordinaire  ou  chlorure  de  sodium  et  les  autres  chlorures  seu- 
lement après  celui-ci.  La  même  chose  dut  se  passer  à  la  fin  du  trias, 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  sur  une  très  grande  échelle,  non  par  évaporation,  mais  sans- 
doute  par  suite  de  l'abondance  des  substances  dont  les  eaux  mai- 
rines  se  trouvèrent  alors  saturées  sur  une  foule  de  points  de  l'éten- 
due qu'elles  recouvraient.  En  Provence  même,  au-dessus  du  grès 
bigarré,  c'est-à-dire,  après  le  dépôt  de  celui-ci,  on  voit  l'étage  du 
muscheikalk  ou  conchylien  revêtir  l'apparence  d'une  vraie  mer, 
peuplée  d'êtres  vivans,  coquilles  et  poissons.  Après  le  conchylien 
vient  le  keuper,  nommé  aussi  l'étage  des  marnes  irisées.  Les 
phénomènes  dont  nous  avons  parlé  se  manifestent  alors  ;  les  amas 
de  gypses  abondent,  ainsi  que  le  calcaire  magnésien,  et  la  transi- 
tion s'opère  vers  le  lias  inférieur,  premier  terme  de  la  série 
jurassique.  Avec  lui,  une  ère  nouvelle  est  inaugurée  pour  la  Pro- 
vence, qui  demeure  une  région  insulaire,  primitive  au  centre,  cer- 
née d'une  bande  littorale  triasique,  décidément  émergée.  Autour  de 
cette  île,  s'étend  une  vaste  mer,  la  mer  jurassique  dont  nous  allons 
rechercher  et  définir  le  caractère. 

II. 

La  mer  jurassique  persiste  en  Provence  d'un  bout  à  l'autre  de  la. 
période,  avec  des  variations  de  profondeur,  de  sédimentation,  d'éloi- 
gnement  ou  de  rapprochement  des  anciens  rivages,  mis  en  lumière 
par  l'étude  des  géologues,  mais  sans  indice  de  discontinuité,  sans 
que  des  retraits  partiels  aient  fait  surgir  au  milieu  d'elle  de  vérita- 
bles îlots. 

Dans  les  mers  profondes,  les  dépôts,  ainsi  que  les  faunes  dont 
on  observe  les  vestiges,  affectent  un  faciès  pélagique.  Les  mollus- 
ques, surtout  les  gastéropodes,  deviennent  de  plus  en  plus  rares; 
les  seuls  animaux  qui  fréquentaient  la  haute  mer  ont  laissé  des 
traces  répétées.  Les  roches  sont  dures,  compactes,  en  assises  su- 
perposées et  sans  alternances  de  lits  schisteux  et  marneux  ou  marno- 
sableux.  Ce  temps  et  ces  conditions  ont  été  favorables  aux  ammo- 
nites, cpii,  à  l'exemple  des  argonautes  actuels,  naviguaient  au  loin, 
])ortées  sur  une  coquille  flottante,  mince  et  transparente,  divisée  à 
l'intérieur  par  de  nombreuses  cloisons.  C'est  encore  le  temps  des 
grands  rei)tiles  nageurs,  ichtyosaures  et  plésiosaures,  qui  sem- 
blent avoir  joué  le  rôle  dévolu  plus  tard  aux  cétacés.  Dans  le  midi 
de  la  France,  les  géologues  s'accordent  à  croire  que  les  mers,  d'abord 
basses  et  |)lutôt  vaseuses,  peuplées  d'algues  et  de  mollusques  litto- 
raux, auraient  ensuite  gagné  progressivement  en  étendue  et  en 
profondmir.  Les  puissantes  assises  de  calcaire  néocoraien,  pauvres 
en  fossiles,  amis  do  la  plage,  qui  couronnent  rcnsorable,  favorisent 
cette  o[)inioii,  qui  est  ici  formulée  d'une  façon  générale,  abstraction 
laite  d'une  Ibulé  d'accidcna  et  dopnrlicularii  s  locales  dont  Us  slra- 


LA.   PROYEXCE   PRIMITIVE.  799 

tigraplies  ont  eu  soin  de  relever  la  signification,  en  traçant  l'histoire 
minutieuse  des  étages  successifs. 

Sur  terre,  le  spectacle  n'aurait  pas  été  moins  curieux  à  saisir,  s'il 
avait  été  donné  de  l'analyser.  Le  sol  émergé  de  la  Provence,  con- 
temporain des  mers  dont  il  vient  d'être  question,  ne  nous  a,  par 
malheur,  rien  laissé  en  fait  de  vestiges  propres  à  nous  guider.  Il 
faut  bien  recourir  à  d'autres  régions,  si  l'on  tient  à  s'en  rendre 
compte.  On  sait  qu'il  existait  alors  déjà  quelques  petits  mammifères 
terrestres,  d'autant  plus  faibles  et  subordonnés  que  le  règne  vé- 
gétal, réduit  à  des  élémens  plus  appauvris,  ne  leur  fournissait^ncore 
(ju'une  nourriture  des  moins  abondantes  :  point  d'herbages,  ni  de 
fleurs,  peu  de  fruits  succulens  ou  charnus,  à  peine  quelques  amandes 
comparables  à  celles  de  nos  pins  d'Itilie.  Les  deux  règnes  ont  dû 
avancer  en  s'appuyant  l'un  sur  l'autre.  La  flore,  en  se  dédoublant 
et  se  diversiCant,  a  produit  à  la  fin  des  substances  nouvelles,  plus 
riches,  plus  variées,  mieux  appropriées  au  régime  des  animaux 
phytophages  et  frugivores.  C'est  ainsi  que  les  mammifères  terrestres, 
id'abord  si  débiles,  ont  pu  graduellement  s'élever  et  se  multiplier. 
Les  quadrupèdes,  les  oiseaux  et  les  insectes  ont  suivi  également 
une  marche  ascendante  après  avoir  traversé  un  état  de  faiblesse  et 
d'imperfection  relatives,  longtemps  proloi^é,  et  finalement  les  pro- 
grès seuls  de  la  flore  terrestre  ont  amené  ces  catégories  au  degré 
de  perfectionnement  qu'elles  ont  atteint  à  partir  du  début  des  temps 
tertiaires. 

La  flore  terrestre,  recueillie  récemment  par  M.  Changarnier- 
Moissenet,  aux  environs  de  Beaune,  sur  un  horizon  jurassique  moyen 
(étage  corallien),  s'écarte  peu  assurément  de  celle  qui  cou^Tait  à  la 
même  époque  les  rivages  de  Provence.  La  frappante  monotonie  de 
<»tte  flore,  confirmée  par  sa  comparaison  avec  les  empreintes  de 
plantes  provenant  d'autres  gisemens  du  même  âge,  nous  autorise  à 
penser  qu'en  s'avançant  plus  au  sud  on  aurait  rencontré  à  peu  près 
partout  un  ensemble  de  formes  végétales  à  peu  près  semblables.  — 
Rien  de  plus  grêle,  de  plus  menu,  de  moins  luxuriant  que  les  vé- 
gétaux recueillis  par  M.  Changarnier,  dans  la  Côte-d'Or,  et  qui  crois- 
sait nt  à  portée  d'une  baie  abritée  contre  les  couraos.  Ces  végétaux 
furent  entraînés  par  les  ruisseaux  de  l'époque  et  enfouis  dans  un 
sable  très  fin  promptement  consolidé,  où  l'empreinte  des  parties 
les  plus  délicates  a  pu  se  mouler.  L'imagination  à  demi  éclairée  des 
gens  du  monde,  celle  même  des  savans  étrangers  aux  études  spé- 
ciales, croient  apercevoir  sans  trêve  des  palmiers,  des  bananiers, 
des  arbres  à  feuillage  opulent,  des  fougères  géantes,  au  sein  de  ces 
lointains  paysages  de  T  Europe  d'autrefois  ;  il  n'en  est  rien  cepen- 
dant, ou  du  moins  il  est  loin  d'en  être  toujours  ainsi.  Dans  le  cours 


800  REVUE   BES   DEUX  MONDES. 

entier  de  la  période  jurassique,  du  lias  au  néocomien  et  encore  au- 
delà,  la  végétation  européenne  ne  cesse  de  reproduire,  à  peu  de 
variations  près,  le  spectacle  que  le  gisement  de  Beaune  laisse  entre- 
voir pour  le  corallien,  que  le  gisement  d'Etrochey,  non  loin  du  pre- 
mier, fait  toucher  au  doigt,  en  ce  qui  concerne  le  bathonien,  et 
Cirin,  Orbagnoux  ou  Armaille,  auprès  de  Lyon,  en  ce  qui  touche  le 
kimméridien,  c'est-à-dire  la  partie  récente  du  jurassique.  A  Beaune, 
il  est  vrai,  cette  réduction  de  la  taille  des  plantes,  cet  aspect  grêle, 
cette  consistance  dure  et  maigre  semblent  poussés  au  dernier  degré, 
et  nulle  part  les  caractères  inhérens  à  la  flore  terrestre  jurassique 
ne  se  trouvent  plus  accentués.  Les  fougères  ont  des  feuilles  décou- 
pées en  lobes  multifides,  à  la  fois  menus  et  coriaces.  Ces  fougères 
tapissaient  le  sol  ;  c'était  les  seules  herbes  de  l'époque  ;  au-dessus 
d'elles,  s'élevaient  à  peine  des  cycadées  naines  dont  les  frondes 
n'atteignaient  pas  au  quart  de  celles  des  types  actuels,  si  répandus 
dans  nos  serres,  et  dont  la  taille  pourtant  est  déjà  des  plus  médio- 
cres. Quelques  conifères  associées  aux  fougères  et  aux  cycadées 
formaient  les  seuls  arbres  dignes  de  ce  nom,  arbres  aux  tiges  ri- 
gides, aux  rameaux  nus  hérissés  de  feuilles  en  crochets  ou  recou- 
verts de  plaques  juxtaposées,  sans  grâce  ni  souplesse,  incapables 
de  dispenser  aucune  ombre  ni  de  communiquer  aux  massifs  fores- 
tiers aucune  fraîcheur. 

Cette  Provence  insulaire  allait  pourtant  disparaître.  Séparée  jus- 
qu'alors du  pâté  alpin  dont  le  relief  se  prononcera  peu  à  peu,  elle 
était  destinée  à  se  souder  à  lui  et,  une  fois  cette  soudure  accom- 
plie, à  ne  plus  en  être  isolée.  En  un  mot,  dans  le  cours  de  la  pé- 
riode à  laquelle  nous  touchons,  l'ébauche  du  continent  européen, 
encore  bien  éloigné  de  sa  forme  définitive,  tendait  pourtant  à  des- 
siner ses  premiers  contours,  puis  à  s'étendre  et  à  rejoindre  enfin 
les  XX-  libres  d'abord  épars  de  la  grande  terre  qui  le  constitue  sous 
nos  yeux.^r^-g^  avant  d'atteindre  le  but,  que  de  changemens  par- 
tiels et  même .    ^^  ^^^  arrière,  comme  il  arrive  à  l'esquisse  qu'un 
peintre  eilace       i -^gieurs  reprises,   avant  d'en  arrêter  tous  les 
traits  ! 

Au-dessus  e       ^^.jéocomienetàmesure  que  se  déroule  la  craie, 
en  avançan  vers  ^^^  ^^^^^  grande  période,  on  voit  la  mer,  qui 

jusqu'alors  avait  occupe  '  p^.^^^^^^^  tendre  à  se  retirer  par  étapes. 
A  chacun  des  étages  q"^  ^c  ^^^^^^^^^  ^^^^  ^^^^  ^^  ^^^^^^^^  ^^^^^^^ 

en  profondeur.  Un  J«""^  «'  ,gue,  observateur  des  plus  conscien- 
cieux, après  avoir  ^"f /^^^  oiformité,  sur  de  grandes  surfaces, 
des  dépôts  jurassiques  supérU     ^^  ^^^^^^^^^  ^^b,^^^^^^  ^^  ^^^^ 

caractère  aux  P'-^^^.^^^'Jf  P^Sétacés,  note  cependant  ce  fait  que 
le  calcaire  blanc  neocomien  a^^^^^.^  J^  diminution  dans 


LA    PROVENCE    PRIMITIVE.  801 

l'épaisseur  de  la  nappe  océanique,  puisque  les  coraux  dont  on  con- 
state la  présence  s'accommodent  mal  des  profondeurs  excessives  (1). 
Le  mouvement  de  hausse  des  fonds  sous-marins,  une  fois  inaugm'é, 
ne  cesse  de  se  prononcer  à  mesure  que  l'on  s'élève  dans  la  série. 
a  Les  faunes,  dit  encore  M.  Gollot,  sont  de  moins  en  moins  péla- 
giques et  la  mer  est  de  plus  en  plus  circonscrite  dans  des  bassins 
déterminés  ;  les  environs  d'Aix  en  particulier  paraissent  avoir  été 
mis  à  nu,  sur  la  fin  du  néocomien,  par  le  fait  du  mouvement  ascen- 
dant qui  vient  d'être  signalé.  »  De  là,  d'après  le  même  auteur,  la 
première  ébauche  du  relief  de  Sainte-Victoire,  cette  masse  rocheuse 
dont  la  croupe  hardie  borne  au  nord  la  vallée  du  Lar  et  domine  le 
champ  de  bataille  où  Marins  extermina  les  Teutons. 

Un  autre  savant,  dont  l'amitié  nous  interdit  de  faire  l'éloge  et 
qui  médite  de  tracer  l'histoire  détaillée  des  événemens  que  nous 
résumons  ici,  M.  le  professeur  Marion,  a  délimité  les  rivages  de  la 
mer  sénonienne  en  Provence  (2).  C'était  une  mer  en  voie  de  retrait, 
c'est-à-dire  que,  plus  circonscrite  que  celle  des  étages  antérieurs, 
elle  tendait  elle-même  à  disparaître,  réduite  graduellement  à  une 
profondeur  décroissante,  insensiblement  convertie  en  lagunes  sau- 
mâtres,  jusqu'au  jour  où  elle  devait  faire  place  à  des  eaux  douces, 
encombrées  de  plantes  palustres,  d'où  sont  finalement  provenus 
les  lits  de  combustibles  connus  sous  le  nom  de  lignites  du  bassin 
de  Fuveau. 

Suivons  cette  marche  des  anciennes  eaux,  en  prenant  pour  guides 
non-seulement  les  savans  déjà  cités,  mais  un  autre  géologue,  leur 
doyen,  M.  Philippe  Matheron,  qui,  le  premier,  sut  porter  la  lumière 
sur  les  points  obscurs  ou  mal  interprétés  de  la  série  entière  des 
phénomènes  dont  la  Provence  fut  alors  le  théâtre.  La  Provence 
«  sénonienne  »  n'était  plus  une  région  insulaire,  séparée  par  la  mer 
de  la  région  des  Alpes.  Soudée  maintenant  à  celle-ci,  elle  faisait 
partie  d'une  étendue  continentale,  déjà  assez  imposante,  quoique 
très  éloignée  de  ressembler  à  ce  qu'est  l'Europe  moderne.  Quant  à 
la  mer  de  la  craie  moyenne,  qui  remplissait  la  vallée  du  Rhône,  elle 
échancrait  le  sol  provençal  sur  deux  points,  dessinant  deux  golfes 
étroits  et  sinueux,  l'un  plus  large  et  plus  profond,  partant  de  l'étang 
de  Berre  pour  s'étendre  au-delà  d'Auriol  et  de  Saint-Zacharie  jus- 
qu'au Plan-d'Aups  et  au  pied  même  de  la  Sainte-Baume  ;  l'autre  plus 
étroit,  plus  petit  et  plus  capricieusement  dessiné  le  long  de  ses 
bords,  s'avançant  vers  La  Ciotat  et  le  golfe  des  Lèques  pour  aller 
atteindre  et  dépasser  le  Beausset,  au  nord-ouest  de  Toulon.  Les 

(1)  CoUot,  Description  géologique  des  environs  d'Aix-en-Provence,  p.  157.  Montp«l- 
lier,  1880. 

(S)  Revae  scientifique,  n°  25, 1872. 

TOMB  LXXIT.  —  1886.  51 


802  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

plantes  terrestres,  contemporaines  de  cette  mer  dont  elles  peu- 
plaient les  rivages,  sont  maintenant  bien  connues  et  elles  attestent 
une  grande  originalité  de  formes.  De  même  qu'en  Bohême  à  la 
même  épo(|ue,  des  araucarias  et  des  cyprès  de  types  inconnus  s'y 
marient  aux  premiers  magnolias,  à  des  ménispermées,  à  des  su- 
macs, à  de  savonniers,  à  des  arbres  feuillus  dont  il  est  difficile  de 
préciser  l'affinité  véritable.  Mais  cette  mer  était  elle-même  destinée 
à  s'éloigner  peu  à  peu.  On  la  voit  rétrospectivement  faire  place  à 
des  eaux  saumâtres,  puis  à  des  lagunes  d'estuaire,  finalement  à 
des  nappes  dormantes,  peut-être  alimentées  par  les  crues  périodiques 
d'un  courant  fluviatile  et  à  niveau  variable  selon  les  saisons  et  les 
années,  aux  allures  rappelant  celles  du  Nil  et  du  Niger  africains. 

Ici,  les  documens  abondent;  presque  tous  sont  dus  à  la  saga- 
cité de  M.  Matheron,  dont  nous  avons  signalé  plus  haut  les  pi"6- 
cieuses  découvertes.  Les  lits  de  charbon,  objet  d'une  vaste  exploi- 
tation à  Fuveau,  à  Gréasque,  àTrets  et  à  Gardanne,  sont  le  produit 
visible  d'une  accumulation  de  végétaux  décomposés,  dont  les  débris 
s'entassaient  au  fond  d'une  eau  pure  et  calme,  exempte  de  limon 
et  d'élémens  détritiques.  Le  limon  mêlé  à  des  particules  végétales 
et  celles-ci  associées  à  des  mollusques  fluviatiles  se  retrouvent  dans 
les  feuillets  de  charbon  impur  et  les  lits  de  calcaire  argileux  qui 
séparent  les  assises  de  combustibles  :  cette  abondance  de  coquilles 
amies  des  eaux  vaseuses  marque  bien  la  faible  profondeur  de  ces 
eaux.  —  Quelles  étaient  les  plantes  qui  peuplaient  à  ce  moment  la 
contrée?  La  rareté  des  empreintes  de  végétaux  terrestres  par  rap- 
port à  ceux  des  stations  marécageuses  engage  à  croire  que  les  plages 
étaient  alors  basses  et  situées  à  l'écart,  fréquemment  inondées  et 
probablement  dépourvues  d'autres  plantes  que  celles,  comme  cer- 
taines fougères,  qui  croissent  naturellement  sur  le  bord  des  eaux. 
Un  seul  palmier,  dont  les  feuilles  reproduisent  le  type  d'une  espèce 
des  Seychelles,  et  des  fruits  à  tégument  filamenteux,  comparables  à 
ceux  qu'entraîne  le  Gange,  sont  jusqu'ici  les  uniques  indices  révéla- 
teurs de  la  végétation  des  parties  littorales.  En  revanche,  les  plantes 
aquatiques,  celles  qui  peuplaient  les  eaux  tranquilles,  ont  laissé 
d'elles  des  traces  assez  multipliées,  assez  nettement  caractérisées 
pour  nous  dévoiler  à  coup  sûr  l'aspect  de  l'aucieiuie  lagune,  sans 
doute  cachée  à  perte  de  vue  par  un  rideau  pressé  de  végétaux  A 
demi  submergés.  Nous  avons  nommé  tthizoranUes  ceux  de  ces 
végétaux  dont  les  traces  rej)araissent  le  plus  souvent.  Us  n'ont  avec 
les  plantes  actuelles  les  plus  voisines  qu'une  iJarenté  assez  loint&iiie  : 
leurs  tiges  érigées,  aux  tissus  lâches  et  parsctnés  de  vides  intérieurs, 
•uraient  bientôt  fléchi,  si  elles  n'avaient  eu  la  faculté  d'émettre  à 
diverses  hauteurs  des  radicules  qui,  après  avoir  percé  le  fourreau 
des  anciennes  feuilles,  descendaient  au  fond  de  l'eau  et  servaient 


LA    PROVL.XCi;    PRLMIUVE.  803 

ainsi  de  soutien  à  cette  curieuse  espèce  aujourd'hui  perdue.  Elle 
rappelle  de  loin  et  en  plus  petit  les  Pandanées  tropicales  et  consti- 
tuait au  sein  des  eaux  crétacées  de  Fuveau  des  colonies  d'indi- 
vidus pressés  et  indéfiniment  multipliés.  Les  Rhizocaulées  ne  do- 
minaient pas  exclusivement  :  un  ingénieur  civil,  M.  Darodes,  a 
extrait  de  la  mine  de  Trets  des  feuilles  de  lotus,  fossilisées  sm- 
place,  à  la  superficie  d'un  lit  charbonneux.  Quelques-unes  sont  éta- 
lées et  presque  entières,  d'autres  repliées  en  cornet,  telles  qu'un 
faible  mouvement  a  dû  les  disposer  en  les  entraînant  au  fond.  Le 
lotus,  on  le  sait,  élève  au-dessus  des  eaux  tranquilles  ses  larges 
feuilles  conformées  en  bouclier.  Il  fait  l'ornement  des  anses  retirées 
des  grands  fleuves  de  l'Asie  intérieure  et  méridionale.  Le  lotus  re- 
paraît en  Amérique.  Au  lieu  de  tenir  ses  fleurs  couchées  au  niveau 
de  la  nappe  dormante  qu'il  habite,  à  l'exemple  du  nénuphar,  c'est 
au  sommet  de  longs  pédoncules  dressés  qu'il  porte  ses  fleurs,  pa- 
reilles à  des  lis  roses  ou  dorés,  selon  les  espèces,  et  si  belles  que  la 
religion,  d'accord  avec  la  poésie,  leur  réserve  une  place  dans  toutes 
les  mythologies  de  l'exti'ême  Orient.  On  rencontre  encore  le  lotus 
dans  l'ancienne  Egypte,  où  la  plante  semblerait  avoir  été  introduite 
primitivement  et  naturalisée  sur  les  bords  du.  Nil,  qu'elle  a  depuis 
abandonnés. 

Au  milieu  de  ces  plantes  nageaient  des  tortues  et  se  blottissaient 
de  véritables  crocodiles  (1),  voisins  de  ceux  du  Nil,  mais  notable- 
ment plus  grands.  Les  coquilles,  soit  celles  qui  rampaient  sur  le 
sol  {lyrhnus),  soit  celles  qui  vivaient  au  sein  des  eâux.  {physes), 
par  leur  dimension  inusitée,  leur  beauté,  leur  singularité  même, 
reportent  l'esprit  vers  les  régions  équatoriales,  les  îles  de  la  Sonde, 
les  Carolines  et  les  Salomon,  dont  on  a  tant  parlé  dernièrement, 
où  fourmillent  tant  d'êtres  privilégiés  inconnus  à  nos  latitudes  et 
qui  seuls  pourtant  oflrent  des  termes  de  comparaison  avec  la  Pro- 
vence de  l'âge  des  charbons  de  Fuveau  et  des  temps  immédiate 
ment  postérieurs.  A  cette  dernière  époque  efl'ectivement,  la  nappe 
palustre  de  la  vallée  du  Lar,  si  longtemps  envahie  par  des  plantes 
marécageuses,  gagna  en  profondeur,  et,  peut-être  par  suite  du 
percement  de  quelque  bassin  supérieur,  se  convertit  en  un  lac  ali- 
menté par  un  puissant  cours  d'eau  et  comblé  ensuite,  peu  à  peu, 
par  le  transport  et  le  dépôt  d'élémens  détritiques  empruntés  princi- 
palement au  trias.  A  cette  dernière  période  de  la  craie  prise  dans 
son  ensemble,  à  ce  voisinage  d'un  fleuve  baignant  les  rives  d'une 
contrée  d'où  la  mer  était  exclue,  arrosant  sans  doute  l'intérieur 
d'un  grand  continent,  se  rattachent  des  reptiles  gigantesques,  re- 

(1)  CrocoiUus^  Blavieré,  de  Guvier. 


80A  RE7BE   DES   DEUX  MONDES. 

constitués  par  M.  Matheron,  et  sur  lesquels  nous  tenons  de  lui  des 
notions  que  nous  ne  saurions  passer  sous  silence. 

L'un  d'eux,  le  «  rhabdodon,  »  appartenait  à  l'ordre  des  dino- 
sauriens,  qui  se  distinguent  par  le  mode  d'implantation  de  leurs 
dents,  fixées  latéralement  dans  une  rainure  de  l'os  maxillaire,  qui 
présente  un  seul  alvéole  pour  toutes  les  dents.  Celles-ci  sont 
rayées  verticalement,  avec  des  stries  saillantes  aboutissant  à  des 
dentelures  marginales.  Ces  dents  trituraient  sans  doute  les  coques 
dures  des  fruits  de  cycadées  et  les  parties  nutritives  du  bois  et  des 
écorces.  Le  mieux  connu  des  dinosauriens  est  «  l'iguanodon  »  de 
Cuvier,  qui  vivait,  au  début  de  la  période  crétacée,  dans  l'âge 
wéaldien,  et  dont  l'anatomie  a  été  dernièrement  déterminée  à  la 
suite  d'une  découverte  exceptionnelle.  Des  squelettes  entiers  d'igua- 
nodons ont  été  retirés,  en  Belgique,  d'une  fosse  marécageuse  où 
ces  animaux  étaient  restés  embourbés  dans  une  vase  noirâtre,  par- 
semée de  débris  de  végétaux  décomposés.  Grâce  aux  soins  intelli- 
gens  de  M.  Dupont,  le  musée  de  Bruxelles  possède  maintenant  des 
iguanodons  de  10  à  12  mètres  de  longueur,   dressés  sur  leurs 
énormes  pieds  de  derrière,  appuyés  sur  une  large  queue  qui  leur 
servait  de  support  et  leur  permettait  de  se  tenir  debout  sur  la  vase 
molle,  tandis  qu'avec  leurs  membres  supérieurs,  beaucoup  plus 
courts,  ils  embrassaient  les  troncs  des  arbres  dont  ils  recherchaient 
les  amandes  comestibles.  La  taille  du  rhabdodon  de  Fuveau  était 
à  peu  près  la  moitié  de  celle  de  l'iguanodon.  —  Dans  un  autre 
gisement  de  la  même  époque,  M.  Matheron  a  rencontré  les  restes 
d'un  saurien  gigantesque,  d'un  crocodilien  ayant  tous  les  carac- 
tères des  animaux  de  ce  groupe.  Il  différait  pourtant  des  crocodiles 
actuels  par  la  dimension  réduite,  dans  le  sens  longitudinal,  des 
vertèbres  caudales  par  rapport  à  leur  diamètre  transverse,  ainsi 
que  par  l'absence,  à  ces  vertèbres,  d'apophyse  supérieure  épineuse 
bien  caractérisée.  C'est  là  une  structure  qui  dénote  une  queue  rela- 
tivement courte,  déprimée  dans  le  sens  vertical,  et  des  proportions 
générales  plus  ou  moins  trapues.  L'examen  des  ossemens  du  corps 
et  des  membres  prouve  que  l'animal  fossile  était  plus  haut  et  plus 
affermi  sur  ses  pattes  que  les  crocodiles  vivans  ;  j)ar  conséquent, 
que  ses  allures  étaient  plus  assurées  sur  le  sol  et  plus  redoutables 
vis-à-vis  do  sa  proie.  Il  était  pourtant  aquatique,  ainsi  que  le  dé- 
montre la  charpente  de  ses  os,  dépourvus  de  canal  médullaire;  sa 
taille  atteignait  au  moins  10  à  12  mètres  de  longueur.  Il  a  recju  le 
nom  â'hypselomurus,    et  l'on  est  en  droit  de  lui  attribuer  les 
fragmens  d'un  œuf  énorme  dont  il  existe,  chez  le  savant  qui  l'a  dé- 
couvert, de  notables  portions  et  surtout  les  deux  calottes,  en  forme 
de  coupole  surbaissée,  qui  mesurent  chacune  environ  0",20  de  dia- 


LA   PROVENCE    PRIMITIVE.  805 

mètre.  Il  est  aisé  de  restituer  intégralement  cet  œuf  et  de  définir 
les  caractères  d'un  organe  dont  il  n'est  pas  besoin  de  faire  ressortir 
l'excessive  rareté  à  l'état  fossile.  Effectivement,  les  œufs  de  rep- 
tiles ont  ceci  de  particulier  qu'ils  n'ont  pas  un  gros  et  un  petit 
bout,  comme  ceux  des  oiseaux  ;  ils  affectent  plutôt  la  forme  régu- 
lièrement ellipsoïde  d'un  cocon,  les  extrémités  étant  symétrique- 
ment arrondies  et  le  milieu  presque  cylindrique.  Les  fragmens  en 
question,  par  leur  rapprochement,  donnent  un  œuf  qui  ne  pouvait 
avoir  moins  de  0™,35  à  0™,àO  de  long,  et  dont  la*  capacité  équiva- 
lait à  huit  ou  dix  fois  le  volume  d'un  œuf  d'autruche.  Mais  une 
dernière  circonstance  enlève  toute  incertitude  à  sa  détermination, 
c'est  l'existence  de  rugosités  fines  et  labyrinthoïdes,  décrivant  un 
réseau  superficiel  des  mieux  caractérisés,  et  que  M.  Matheron  a 
observé  absolument  pareil  à  la  surface  des  œufs  des  caïmans  ac- 
tuels du  fleuve  Parana,  qu'il  avait  réussi  à  se  procurer. 

Des  êtres  conçus  aussi  en  dehors  de  ceux  qui  nous  sont  familiers 
étaient  adaptés  trop  étroitement  à  un  genre  de  \ie  déterminé  pour 
ne  pas  se  trouver  exposés  à  disparaître  aussitôt  que  la  nature  au- 
rait achevé  de  se  renouveler  autour  d'eux,  par  l'extension  des  arbres 
feuillus  et  l'élimination  des  cycadées  et  des  conifères  de  l'âge  anté- 
rieur; enfin,  par  la  multiplication  des  mammifères  et  des  oiseaux, 
achevant  de  se  répandre  et  de  se  transformer.  Cette  dernière  évo- 
lution n'est  accomplie  qu'à  la  fin  de  la  craie.  Les  dépôts  crétacés, 
dit  AL  de  Lapparent  (1),  n'ont  pas  encore  fourni  de  mammifères, 
et,  quant  aux  oiseaux  primitifs  signalés  par  M.  Marsh  dans  la  craie 
du  Kansas,  ils  s'écartaient  tellement  des  nôtres,  que  plusieurs 
{odontornift ,  hesperornis)  avaient  des  dents  et  présentent  des 
particularités  de  structure  propres  à  atténuer  notablement  la  dis- 
tance qui  sépare  aujourd'hui  la  classe  des  oiseaux  de  celle  des 
reptiles. 

Il  convient  de  noter  la  lenteur  excessive  de  ces  évolutions,  qui, 
loin  d'obéir  à  un  mouvement  d'ensemble,  de  suivre  une  marche 
uniforme  et  simultanée,  s'attardent  ou  se  précipitent,  au  contraire, 
selon  les  catégories  que  l'on  considère.  Il  en  résulte  des  contrastes 
trop  marqués,  au  point  de  vue  biologique,  pour  ne  pas  attirer  l'at- 
tention. Tandis  que  les  mollusques  terrestres  ou  d'eau  douce,  par 
exemple,  diffèrent  fort  peu,  par  l'aspect  morphologique  et  le  rôle 
qui  leur  est  attribué,  de  ceux  qui  rampent  sur  le  sol  actuellement, 
le  long  des  fleuves  ou  au  bord  des  lacs,  dans  les  régions  atte- 
nantes au  tropique;  que  l'on  recueille,  en  un  mot,  dans  les  lits 
crétacés,  des  hélices,  des  auricules  et  des  bulimes,  des  physes, 
des  limnées,  des  mélanies  et  des  moules  d'eau  douce  ;  tandis  que, 

(I)  Traité  de  géologie,  V'  édition,  p.  944. 


806  REVUE    DES   DEUX    MOxNDES. 

d'autre  part,  les  palmiers  et  les  pandanées  dominent  déjà  les  plages 
humides  et  qu'à  leur  pied,  comme  de  nos  jours,  s'étalent  des 
osmondes,  tandis  que  les  lagunes  elles-mêmes  se  couvrent  de 
roseaux  et  disparaissent  sous  les  lotus  en  fleurs  ;  pour  tout  résu- 
mer, tandis  que  le  paysage  du  dernier  âge  de  la  craie  est  déjà  celui 
que  nous  offrirait  le  Gange,  le  Nil  supérieur  ou  même  le  Volga  près 
de  son  embouchure,  les  animaux  terrestres  diffèrent  encore  totale- 
ment. —  Les  mammifères  sont  rares  ou  même  inconnus;  ils  ne 
sont  pas  absens  tout  à  fait  ;  mais,  subordonnés  et  craintifs,  ils  se 
cachent;  leur  règne  est  proche,  mais  non  encore  établi,  et  les 
oiseaux,  imparfaitement  transformés,  loin  d'avoir  atteint  le  terme 
de  leur  adaptation  à  la  vie  aérienne,  affectent  ces  caractères  étranges 
dont  la  singularité  résulte  surtout  de  l'ignorance  où  nous  sommes 
des  échelons  partiels  qu'ils  ont  dû  gravir  à  travers  les  âges  avant 
de  devenir  ce  qu'ils  sont  et  ce  qu'on  a  cru  longtemps,  à  tort,  qu'ils 
avaient  toujours  été. 

Nous  ignorons  dans  quelle  mesure  les  révolutions  physiques  ont 
contribué  à  précipiter  le  déclin  et  à  entraîner  la  chute  d'un  ordre 
de  choses,  déjà  altéré  dans  ses  élémens  constitutifs,  et  qui  tendait 
à  faire  place  à  un  ordre  nouveau.  Nous  entendons  par  révolutions 
physiques  celles  qui  tiennent  aux  mouvemens  de  l'écorce  ter- 
restre, à  son  relèvement  ou  à  son  abaissement  alternatifs,  à  ses 
plissemens  et  à  ses  fractures,  d'où  résultent,  en  dernière  analyse, 
les  chaînes  de  montagnes,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  par  suite  des 
affaissemens,  les  invasions  de  la  mer  ou  la  formation  des  nappes 
lacustres  là  où  précédemment  le  sol  était  à  sec;  enfin,  l'action  con- 
comitante des  cours  d'eau  balayant  les  pentes  et  charriant  vers 
les  dépressions  les  élémens  détritiques  situés  à  leur  portée.  —  Ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'en  Provence,  aux  oscillations  qui  avaient 
amené  le  retrait  de  la  mer  sénonienne,  puis  l'établissement  des 
lagunes  du  bassin  de  Fuveau,  à  ces  premières  oscillations  succé- 
dèrent des  secousses,  des  fractures  et  des  exhaussemeus  dont  les: 
effets  sont  encore  visibles  dans  la  vallée  du  Lar.  Leur  importance 
se  mesure  à  la  puissance  même  des  matériaux  de  tout  genre  :  brè- 
ches, poudingues,  argiles  rutilantes,  marnes  et  grès  accumulés  par 
les  eaux  dans  l'étroit  espace  qui,  de  Fourrière  et  de  Trets,  s'éieud 
jusqu'au-delà  de  Roguac,  périmètre  qui  dut  origiuaii'ement  consti- 
tuer un  bassin  lacustre  ou  un  estuaire  d'une  grande  profondeur. 
Sur  le  flauc  môme  do  Sainte-Victoire,  les  brèches  anciennement 
arrachées  aux  escarpemens  de  la  montagne  et  cimentées  par  un 
limon  ferrugineux  ont  donné  lieu  au  marbre  connu  sous  le  nom  de 
«  brèche  d'Alep.  »  C'est  là  une  sorte  de  na^^elflube  semblable  à 
celui  qui,  dans  les  Alpes  centrales,  représente  les  débris  produits 
pai*  leur  soulèvement.  En  proportionnant  les  effets  aux  causes,  ne 


I.A    PRO'^EÎSCE    PRIMITIVE.  807 

?emble-t-il  pas  que,  vers  la  fin  de  la  craie,  le  rocher  hardi  de 
Sainte- Victoire,  maintenant  renversé  sur  sa  base  retournée,  ait  dû 
surgir,  et,  en  même  temps  que  lui,  d'autres  chaînes,  telles  que  la 
Sainte- Baume  et  le  mont  Ventoux,  aujourd'hui  médiocres,  alors 
peut-être  émules  de  nos  Alpes,  dominant  toute  la  région  proven- 
çale, dont  leur  redressement  vint  modifier  lancienne  économie? 
Chacune  d'elles,  nous  allons  le  voir,  une  fois  érigée  en  massif, 
admettait  à  ses  pieds  et  sur  l'un  de  ses  flancs,  conformément  à  ce 
que  montrent  en  Suisse  le  Jura,  le  Mont-Blanc  et  les  Alpes  cen- 
trales, une  ou  plusieurs  cuvettes  lacustres,  véritables  crevasses 
servant  de  compensation  aux  cimes  qui  s'élèvent  au-dessus,  et  d'au- 
tant plus  profondes  que  les  escarpemens  voisins  sont  eux-mêmes 
plus  abrupts. 

III. 

il  reste  bien  des  étapes  à  parcourir  et  des  changemens  géognos- 
tiques  et  organiques  à  passer  en  re^ue  avant  d'apercevoir  la  Pro- 
vence actuelle,  avec  ses  limites  et  son  relief,  avec  la  végétation 
clairsemée  de  ses  collines  trop  souvent  déchirées,  malgré  tout  gra- 
cieuses, et  dont  la  silhouette  se  détache  si  délicatement  sur  l'azur 
intense  des  horizons.  En  touchant  au  tertiaire,  en  nous  avançant 
au  sein  de  cette  période,  qui  précède  immédiatement  la  nôtre,  nous 
sommes  effectivement  bien  éloignés  encore  du  terme  final.  Les 
étages,  c'est-à-dire  les  dépôts  partiels,  et  par  conséquent  les  sub- 
divisions enchaînées  l'une  à  l'autre  de  tout  l'ensemble,  représen- 
tent sans  doute  un  espace  chronologique  des  plus  considérables. 
Sous  nos  yeux,  la  nature  physique  et  la  nature  organique  changent 
.peu  ou  par  degrés  insensibles;  elles  se  dégradent,  il  est  vrai,  sous 
l'influence  personnelle  de  l'homme  qui  fait  le  vide  autour  de  lui  et 
remplace  la  végétation  spontanée  et  la  faune  des  animaux  sauvages 
par  la  culture  des  plantes  alimentaires  ou  usuelles  et  l'élève  des 
animaux  dont  il  se  nourrit  ou  dont  il  se  sert.  Avant  l'homme,  l'in- 
telligence active  d'aucune  créature  ne  remplissait  le  rôle  qu'il  s'est 
attribué.  Le  monde  vivant  était  livré  aux  seules  forces  qui  tiennent 
à  la  concurrence  vitale  naturellement  exercée.  La  balance  générale 
s'établissait  d'elle-même  entre  tous  les  êtres  et  les  maintenait  les 
uns  par  les  autres,  par  le  fait  de  la  sélection  et  de  l'adaptation.  En 
un  mot,  l'avantage  se  trouvait  invinciblement  acquis  aux  mieux 
armés,  à  ceux  que  leurs  aptitudes  mettaient  en  harmonie  plus 
«directe,  plus  intime  et  plus  complète  avec  les  circonstances  de 
milieu. 

Lorsque  les  cù'constances  ont  changé,  les  êtres,  par  une  consé- 
quence nécessaire,  ont  également  changé;  mais  l'expérience  qui 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ressort  de  toutes  les  observations  fait  bien  voir  que  ces  change- 
mens,  au  lieu  d'être  brusques  et  universels,  se  sont  opérés  con- 
stamment avec  lenteur,  qu'ils  ont  été  partiels,  en  un  mot,  avant  de 
devenir  définitifs.  Mais  puisque  les  mutations  biologiques  se  sont 
réalisées  par  nuances  successives,  avant  de  se  généraliser  elles  ont 
dû  nécessairement  mettre  un  temps  très  long  à  s'accomplir  entière- 
ment. Certaines  épaves  du  passé,  il  est  facile  de  le  constater  sous 
nos  yeux,  persistent  au  sein  d'un  ordre  de  choses  entièrement 
renouvelé.  Chaque  fois,  en  effet,  qu'une  catégorie  d'êtres,  aupara- 
vant obscure  ou  subordonnée,  a  tendu,  par  voie  de  migration  ou 
autrement,  à  s'introduire  et  à  prédominer  sur  d'autres  frappés  de 
déclin  et  destinés  à  disparaître  plus  ou  moins  vite,  une  lutte  s'est 
établie  entre  les  nouveaux  arrivés,  plus  jeunes  et  plus  favorisés,  et 
ceux  qui,  jusqu'alors,  avaient  été  en  possession  du  sol  ;  mais  cette 
lutte,  dont  l'issue  était  cependant  inévitable,  a  dû  chaque  fois  être 
très  longue,  la  force  de  résistance  répondant  à  celle  de  l'attaque, 
et  les  vaincus,  dans  ce  combat  de  la  vie,  ne  cédant  que  tard  et 
reculant  pied  à  pied  devant  l'invasion  victorieuse.  La  durée  pro- 
bable du  temps  employé  à  ces  évolutions,  dont  les  straiigraphes 
déterminent  les  échelons,  a  souvent  étonné.  On  a  essayé  même  de 
la  révoquer  en  doute,  et  pourtant  l'esprit,  après  réflexion  et  à  la 
suite  d'expériences  réitérées,  s'y  trouve  ramené  invinciblement. 
Lorsque,  dans  certains  dépôts,  des  feuillets  schisteux,  aussi  minces 
que  les  pages  d'un  livre,  accusent  l'ancienne  présence  d'eaux  calmes 
et  pures  et  présentent  des  insectes  ou  des  plantes  intercalés  entre 
ces  feuillets,  trahissant  même  par  leur  juxtaposition  une  saison  dé- 
terminée, comment  ne  pas  se  dire  qu'à  peine  deux  ou  trois  d'entre 
eux  ont  pu  se  former  chaque  année,  à  l'aide  d'un  limon  subtil 
consolidé  par  voie  chimique;  et  lorsque  c'est  par  centaines  que 
chaque  lit  compte  de  pareils  feuillets  et  que  ces  lits  se  répètent 
par  centaines  aussi,  de  la  base  au  sommet  d'une  seule  assise,  com- 
ment ne  pas  admettre  d'énormes  durées,  comment  ne  pas  multi- 
plier les  siècles,  sans  être  à  même  pourtant  de  rien  aflirmer  d'ab- 
solument précis,  en  dépit  des  tentatives  de  certains  auteurs,  plus 
enclins  à  l'esprit  de  système  que  réellement  éclairés? 

Tant  qu'une  région  déterminée  garde  ses  limites  et  son  orogra- 
phie, que  le  calme  règne  autour  d'elle  et  que  les  conditions  d'où  ré- 
sultent la  distribution  des  accidens  du  sol  et  l'économie  du  climat 
ne  sont  pas  sensiblement  altérées,  elle  conservera  aussi  les  animaux 
et  les  plantes  qui  lui  sont  propres ,  associés  dans  des  proportions 
qui,  une  fois  fixées,  n'éprouveront,  même  k  la  longue,  que  des  os- 
cillations renfermées  dans  d'étroites  limites.  Mais,  si  cette  région 
vient  à  subir  des  phénomènes  perturbateurs,  ceux-ci  pourront  être 
de  deux  sortes,  intrinsèques  ou  extrinsèques,  c'est-à-dire  intérieurs 


LA    PROVENCE    PRIMITIVE.  809 

et  locaux  ou  extérieurs  et  généraux,  et  les  êtres  eux-mêmes,  ainsi 
influencés,  le  seront  dans  la  mesure  de  l'intensité  et  de  la  puissance 
de  ces  causes  de  trouble,  les  plus  générales  et  les  plus  actives  étant 
aussi  les  seules  auxquelles  il  soit  légitime  de  rapporter  les  révolu- 
tions organiques;  nous  voulons  parler  de  celles  qui,  une  fois  ac- 
complies, aboutissent  au  renouvellement  de  la  nature  vivante,  soit 
dans  sa  physionomie,  soit  dans  la  nature  des  types  et  des  formes 
qu'elle  comprend  à  chaque  période  de  son  existence. 

Ces  réflexions  s'appliquent  à  la  Provence  tertiaire;  non-seulement 
cette  région  a  varié  dès  l'origine  de  la  période  et  ensuite  d'âge  en 
âge  ;  mais  elle  a  subi  le  contre-coup  des  changemens  qui  se  produi- 
saient en  dehors  d'elle ,  soit  en  Europe ,  soit  en  affectant  le  globe 
tout  entier.  Il  faut  bien  tenir  compte  de  la  marche  encore  mysté- 
rieuse de  celui-ci,  passant  d'un  état  d'uniformité  calorique  vers  un 
état  d'inégalité  croissante  et  de  refroidissement  toujours  plus  accen- 
tué des  régions  polaires  comparées  à  celles  de  l'équateur.  Le  con- 
traste entre  les  deux  zones  est  allé  effectivement  en  se  prononçant 
toujours  davantage.  Mais  laissons  ces  causes  générales,  demeurées 
obscures  ou  même  inconnues  dans  leur  principe ,  pour  nous  tenir 
aux  conséquences  qui  résultent  de  leur  combinaison  avec  les  évé- 
nemens  particuliers  à  la  seule  Provence. 

Ces  événemens  se  rattachent,  il  est  utile  de  le  rappeler,  à  deux 
ordres  de  particularités,  les  unes  purement  physiques,  les  autres 
biologiques.  La  stratigraphie,  dont  les  enseignemens  ne  font  jamais 
défaut,  puisque  dans  tous  les  âges  les  eaux  n'ont  jamais  cessé  de 
charrier  des  matériaux  et  d'accumuler  des  dépôts,  la  stratigraphie 
nous  instruit  des  changemens  du  sol;  elle  nous  découvre  à  la  fois 
l'action  des  eaux ,  leur  nature  et  le  périmètre  occupé  par  elles  à 
chaque  moment  des  périodes  passées  en  revue.  Nous  n'avons,  pour 
nous  assimiler  ces  notions,  qu'à  examiner  la  structure  des  lits  ex- 
plorés, à  saisir  leur  ancienneté  relative  et  à  définir  leurs  caractères 
dans  deux  ou  plusieurs  localités  distinctes,  comparées  entre  elles  à 
ce  point  de  vue.  Nous  retrouvons  ainsi  les  élémens  d'une  véritable 
chronologie. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  particularités  organiques.  Nous  ne 
les  connaissons  que  par  les  fossiles  et  en  examinant  l'ordre  dans 
lequel  ceux-ci  se  trouvent  distribués  à  travers  les  lits  ou  couches 
successives,  ou  bien  associés  entre  eux  dans  un  lit  déterminé,  ou 
bien  encore  dans  des  lits  distincts,  mais  appartenant  à  un  même 
horizon  géognostique  et,  par  conséquent,  contemporains.  Mais  les 
fossiles,  à  l'opposé  de  ce  qui  a  lieu  pour  les  dépôts,  qui,  d'une  fa- 
çon ou  d'une  autre,  ne  font  jamais  défaut,  ou,  s'ils  font  défaut,  at- 
testent du  moins  l'émersion  totale  du  sol  sur  les  lieux  et  pour  les 
temps  qui  coïncident  avec  leur  absence,  les  fossiles  ne  sont  pas  tou- 


810  REVUE  DES  DEUX.  MONDES. 

joui*s  ppésens,  ni  surtout  également  multipliés.  A  leur  égard,  il  faut 
tenir  compte  d'une  différence  très  notable,  selon  qa  il  s'agit  d'ani- 
maux aojuatiques  ou  d'animaux  et  de  plantes  terrestres.  Les  pre- 
miers se  trouvent  favorisés  par  la  nature  même  de  leur  habitat; 
leurs  dépouilles  se  mêlent  forcément  aox  dépôts  qui  se  forment  au. 
sein  des  eaux,ttmdis  que  les  seconds  n'ont  dû  presque  toujoui-s  leur 
présence  qu'à  des  circonstances  exceptionnelles.  En  dehors  des  traces 
purement  accidentelles,  les  gisemens  qui  réunissen:t  un  nombre  as<- 
sez  considérable  de  fossiles  terrestres  pour  donner  une  juste  idée 
du  spectacle  que  présentait  la  nature  vivante  sur  les  plages  limi- 
trophes de  pareils  gisemens,  sont  toujours  rares  ;  ils  oM  acquis,  de* 
la  célébrité  avant  même  que  la  paléontologie  moderne  soit  venue^ 
inventorier  leurs  richesses.  11  en  est  ainsi  particulièrement  de  So- 
lenhofen  en  Bavière, de Monte-Bolca  en  Italie,  dOEningen  en  Suissej 
enfin  des  gypses  d'Aix  en  Provence,  dont  nous  allons  parler.  Ces 
localités  étaient  depuis  longtemps  connues  des  curieux;  mais,  de 
nos  jours  seulement,  on  est  parvenu  à  déterminer  le  vrai  sens  et 
les  caractères  des  êtres  dont  elles  renferment  de  si  nombreux  ves^ 
tiges. 

Ce  sont  là  des  principes  qu'il  était  bon  de  rappeler  au  lecteur, 
peut-être  disposé  à  croire  qu'en  paléontologie  il  suffit  de  se  bais- 
ser pour  recueillir  et  que  cette  science  fournit  à  qui  linterroge 
uns  suite  complète  d'indices  révélateurs  sur  chaque  période  ou  sec^ 
tion  de  période.  Ces  lumières,  on  ne  les  obtient  vives  et  pénétrantes 
qu'à  de  trop  longs  intervalles  et,  dés  lors,  lorsque  nous  nous  renfer- 
mons dans  les  limites  d'une  seule  région,  nous  sommes  bien  forcés 
de  laisser  dans  la  pénombre,  sinon  dans  une  obscurité  totale,  cer- 
tains âges  qui  deviennent  pour  nous  ce  que  sont,  en  histoire,  cer- 
taines époques  sur  lesquelles  glissent  les  chroniqueurs,  faute  de  do- 
cumens  assez  explicites  pour  les  instruire  de  ce  qui  a  pu  s'y  passer. 

D'une  façon  générale  et  au  point  de  vue  stratigraphique,  d'accord 
cette  fois  avec  les  annales  biologiques,  la  Provence  tertiaire  accuse 
trois  phases  ou  périodes  distinctes,  pendant  lesquelles  sa  configiwra- 
lion  j)hysique,  aussi  bien  que  ses  animaux  et  sa  végétation,  ont  offert 
successivement  des  as])ects  très  divers  et,  soos  plusieurs  rappoits, 
entièrement  opposés.  Dans  la  plus  ancienne  de  ces  trois  période»» 
la  mer  n'emj)iète  nulle  part  sur  le  sol  actuel  de  la  région;  mais;ie8 
eau.x  douces  sont  distribuées  en  un  certain  nombre  de  bassins  d'iné- 
gale grandeur,  qui  persistent  dans  des  limites  à  peu  près  invarial)le9^ 
d'un  bont  à  l'autre  de  la  période.  De  là  le  nom  de  |>ériode  des  lacs 
justement  appliqué  à  la  Provence  contemporaine  de  cette  première 
é()Oque.  La  deuxième  période  est  marquée,  au  contraire,  par  un  retour 
oUénsJf  de  la  mer,  qui,  auparavant  et  depuis  longtemps  exclue  du 
périmètre  de  la  région,  s'y  établit  du  nouveau,  comble  de  ses  eaux 


LA  PROVE.NCE  PRIMITIVE.  811 

une  partie  des  dépressions  lacustres  et  découpe  de  ses  fiords  capri- 
cieux le  sol  provençal  tout  entier  :  c'est  la  période  miocène  ou  «  mo- 
lassique,  »  parce  qu'effectivement  cette  mer  est  celle  de  la  molasse. 
Enfin,  dans  une  dernière  période,  la  mer  se  retire  et  abandonne  en- 
tièrement le  pays.  De  nouveaux  lacs,  alimentés  par  des  cours  d'eaux 
qui  ne  correspondent  encore  qu'imparfaitement  aux  rivières  ac- 
tuelles, mais  qui  en  représentent  comme  une  première  ébauche, 
occupent  l'intérieur  de  la  contrée,  qui  se  rapproche  graduellement 
de  celle  qui  est  maintenant  sous  nos  yeux.  Celte  troisième  période 
est  celle  du  tertiaire  récent,  ou  pliocène.  Chacune  d'elles  mérite 
de  fixer  l'attention,  soit  par  ses  traits  généraux  caractéristiques,  soit 
par  la  nature  des  èires  fixés  dans  la  région  dont  nous  cherchons  à 
tracer  une  esquisse  historique. 

IV. 

Pendant  la  période  des  lacs,  c'est-à-dire  lors  de  l'éocène  et  jus- 
qu'après l'oligocène,  du  paléocène  à  l'aquitanien  inclusivement,  la 
Provence  avait  à  peu  près  la  situation  géographique  de  la  Lombar- 
die  artuelle.  Comme  celle-ci,  elle  était  placée  vers  le  hsut  d'une  pé- 
ninsule dont  la  ('orse  et  la  Sardaigne  semblent  jalonner  l'ancienne 
direction,  au  point  de  jonction  de  cette  péninsule  avec  une  grande 
terre  continentale  qui  comprenait, outre  la  France,  diminuée  du  bas- 
sin inférieur  de  la  Seine,  l'Allemagne  du  Nord  jointe  aux  pays  bal- 
tiques  et  à  la  Russie  septentrionale.  La  mer  qui  baignait  les  flancs  de 
la  péninsule  en  question  profitait  sur  ses  côtés  deux  golfes  sinueux, 
Tun  à  droite  sur  la  ligne  des  Alpes,  encore  abaissées,  l'autre  à  gauche , 
inclinant  à  l'ouest  vers  les  Pyrénées  et  dans  l'axe  de  cette  chaîne,  en- 
core absente  ou  dessinant  à  peine  un  faible  relief.  Entre  ces  deux 
Adriatiques ,  plus  étroites  et  moins  étendues  que  celle  de  Venise, 
assimilables  plutôt  par  leurs  proportions  à  la  mer  d'Azof  ou  au  goife 
de  Corinthe,  s'étalait  une  région  continue  au  nord  avec  le  reste  de 
la  France,  parsemée  de  lacs  et  hérissée  de  montagnes,  dont  il  est 
dffîcile,  à  la  distance  où  nous  sommes  placés,  d'évaluer  l'impor- 
tance. Nous  savons  seulement  par  la  stratigraphie  qu'au  commence- 
ment de  la  période,  le  sol  de  la  Provence  changea  d'aspect  et  qu'à 
la  suite  d'un  surexhaussement  des  points  dont  le  relief  tendait  à  s'ac- 
centuer, un  mouvement  de  bascule  fit  refluer  les  eaux,  auparav'ant 
contenues  dans  une  cuvette  lacustre  au  fond  de  la  vallée  du  Lar, 
pour  les  ramener  au  nord,  et  leur  faire  occuper  l'espace  maintenant 
compris  entre  la  ville  d'Aix  au  sud  et  la  Durance  dans  la  direction 
opposée.  Dans  cet  espace  et  sur  une  largeur  de  6  à  8  kilomètres, 
une  crevasse  nouvellement  ouverte  offrit  aux  eaux  une  cuvette 
destinée  à  les  recevoir,  située  sur  les  flancs  et  au  pied  du  versant 


812  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

occideDtal  du  rocher  de  Sainte-Victoire,  dont  la  cinae  dut  atteindre 
la  hauteur  d'une  montagne  de  premier  ordre.  Bien  des  particula- 
rités que  nous  allons  signaler  rendent  vraisemblable  cette  der- 
nière supposition  ;  mais  ce  qui  atteste  la  puissance  du  phénomène 
qui  vint  alors  redresser  une  partie  des  assises,  tandis  que  l'autre 
en  s'affaissant  ouvrait  une  vaste  cavité,  c'est  la  masse  détritique 
qui  combla  celle-ci  aussitôt  que  les  eaux  courantes  s'y  furent  ras- 
semblées pour  former  un  lac.  Sur  deux  points  de  ce  lac,  tous  deux 
à  portée  de  la  montagne,  auprès  d'Aix  et  non  loin  de  Meyrargues, 
des  brèches,  des  poudingues,  des  argiles  ferrugineuses  mêlées  de 
débris  furent  charriés,  accumulés  dans  les  dépressions,  et  la  direc- 
tion des  eaux  qui  les  entraînèrent,  en  ravivant  sur  leur  passage  les 
divers  élémens  mis  à  leur  portée,  peut  être  aisément  suivie  de  l'est 
à  l'ouest,  en  tenant  compte  de  l'atténuation  graduelle  des  matériaux. 
Les  plus  gros  et  les  plus  lourds,  en  effet,  se  déposaient  naturelle- 
ment les  premiers,  tandis  que  les  plus  légers  et  les  plus  fins  allèrent 
plus  loin  et  s'avancèrent  jusqu'au  milieu  du  lac,  dont  ils  nivelèrent 
le  fond.  Au-dessus  de  cette  première  assise,  des  sédimens  plus  sub- 
tils, formés  d'un  limon  plastique  dont  les  particules  étaient  cimen- 
tées par  le  calcaire  ou  la  silice  tenus  en  dissolution  dans  les  eaux, 
constituent  des  strates  d'une  épaisseur  variable  qui  alternent  avec  de 
minces  feuillets.  Une  teinte  générale  d'un  blanc  grisâtre  caractérise 
ce  dernier  ensemble  et  dénote  le  calme  parfait  du  mode  de  sédi- 
mentation. 

Ce  lac  n'était  pas  le  seul.  Nous  l'avons  déjà'  dit,  chaque  mon- 
tagne principale  avait  le  sien,  au  bas  de  son  versant  abrupt,  et  ces 
montagnes,  depuis  amoindries  ou  bouleversées,  demeurent  pour- 
tant comme  des  témoins  de  l'état  de  choses  que  nous  signalons, 
tandis  qu'à  leur  pied  les  couches  lacustres  disloquées,  redressées 
parfois  jusqu'à  la  verticale,  attestent  à  la  fois  la  violence  des  mou- 
vemens  postérieurs  et  la  faible  élévation  originaire  des  anciennes 
plages  au-dessus  des  ondes  qui  se  brisaient  contre  elles,  sur  un 
talus  littoral  à  peine  incliné. 

Dans  la  vallée  supérieure  de  l'Huveaune,  fleuve  minuscule  dont 
l'embouchure  coïncide  à  Marseille  avec  le  Prado,  un  petit  lac  s'éten- 
dait entre  Saint- Zacharie  et  Auriol.  Les  eaux  qui  l'alimentaient  se 
déversaient,  à  l'ouest,  dans  un  plus  grand  lac  aux  bords  sinueux,  qui 
avait  une  île  vers  sonmilieu.  Ce  dernier  lac,  dont  les  rives  sont  encore 
parfaitement  reconnaissables,  s'étalait  de  l'est  à  l'ouest,  allant  de 
Roquevaire  et  Gémenos  jusqu'à  la  rade  de  Marseille  ;  il  mesurait 
de  12  à  15  kilomètres  do  long  sur  une  largeur  maximum  de  6  à  8. 
D'autres  lacs  existaient  encore,  les  uns  très  petits,  comme  celui 
du  quartier  Saint-Pierre,  non  loin  de  Martigues,  celui  de  la  vallée 
de  Sault,  au  pied  du  Venteux,  celui  de  Vaucluse,  près  de  la  loca- 


LA   PROVENCE   PRIMITIVE.  813 

lité  de  ce  nom  ;  mais  la  cuvette  lacustre  la  plus  considérable  était 
celle  qui,  d'Âpt  à  Peyruis,  sur  la  Durance,  de  Bonnieux  à  Manosque 
et  de  La-Tour-d' Aiguës,  au-delà  de  Forcalquier,  se  trouvait  alors 
encadrée  ou  échancrée  çà  et  là,  au  nord,  par  les  contreforts  du 
Venteux  et  de  Lure,  à  l'est,  par  le  cours  actuel  de  la  Durance,  au 
sud-ouest,  par  le  Léberon,  dont  la  saillie  commençait  à  peine  à  se 
prononcer.  Ce  lac,  auquel  la  petite  ville  de  Manosque  doit  donner  son 
nom  et  dont  la  configuration  n'était  pas  sans  analogie  avec  celle  du 
lac  de  Constance,  mesurait,  du  sud-ouest  au  nord-est,  entre  Bon- 
nieux et  Peyruis,  plus  de  60  kilomètres,  sur  une  largeur  variable 
de  15  à  20.  De  même  qu'auprès  d'Aix,  des  amas  détritiques,  con- 
fusément stratifiés,  avaient  tout  d'abord  occupé  le  fond  de  la  dé- 
pression, et  l'épaisseur  totale  des  sédimens  accumulés  atteint  ou  ex- 
cède 1,200  à  1,500  mètres.  Il  fallut  une  masse  pareille  pour  achever 
de  combler  une  profondeur  comparable  à  celle  des  plus  grands 
lacs  de  la  Suisse.  Les  couches  de  lignites,  exploitées  près  de  Ma- 
nosque, témoignent  qu'à  la  longue  les  eaux  de  la  partie  orientale 
devinrent  assez  basses,  surtout  vers  les  bords,  pour  disparaître 
sous  un  épais  rideau  de  plantes  marécageuses. 

Non-seulement  les  assises  lacustres  renferment  des  lignites  aux 
environs  de  Manosque  et  aussi  à  Saint-Zacharie  ;  non-seulement, 
sur  une  foule  de  points,  elles  sont  riches  en  fossiles  :  soit  plantes, 
soit  animaux  ;  mais  elles  se  distinguent  encore  par  la  présence  de 
g\'pses  sédimentaires,  c'est-à-dire  disposés  par  lits  alternant  avec 
des  lits  purement  calcaires  ou  marneux.  Ces  gypses  ne  s'étendent 
jamais  à  la  totalité  d'un  niveau  déterminé  ;  ils  sont,  au  contraire, 
localisés,  chaque  gisement  étant  circonscrit  et  continu  latéralement 
avec  les  assises  dénuées  de  gypse  ou  en  offrant  à  peine  quelques 
traces. 

En  résumé,  les  dépôts  des  lacs  tertiaires  de  Provence  présentent 
à  l'observateur  une  réunion  de  phénomènes  des  plus  variés,  et  ces 
phénomènes,  même  en  considérant  à  part  chacune  des  catégories 
qu'ils  comprennent,  au  lieu  de  se  produire  simultanément  et  d'avoir 
été  strictement  contemporains,  ont  dépendu  de  circonstances  et 
d'accidens  qui,  loin  d'avoir  été  partout  les  mêmes,  diffèrent  selon 
les  lieux  et  les  bassins  explorés.  11  était  donc  indispensable  de  re- 
chercher avant  tout  les  élémens  d'un  parallélisme  rigoureux  entre 
les  couches  des  diverses  formations  locales,  comparées  au  point  de 
vue  des  gisemens  qu'elles  renferment.  Cette  marche  était  la  seule 
qui  permît  de  constater  le  niveau  relatif  et  de  fixer  la  concordance 
des  horizons  partiels  sur  lesquels  se  placent  les  gisemens.  Pour 
être  accomplie  avec  succès,  une  tâche  semblable  exige  un  coup 
d'œil  exercé  et  la  double  connaissance  des  détails  strati graphiques 
et  des  fossiles  caractéristiques  propres  aux  sous-étages  dont  la 


81 A  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

position  demande  à  être  définie.  Ici  même  elle  comportait  des  dif- 
ficultés d'un  ordre  spécial,  tenant  à  l'origine  lacustre  des  lits  à 
interpréter,  puisque  les  mollusques  d'eau  douce,  vivans  ou  fos- 
siles, offrent  cette  particularité  de  ne  se  distinguer  les  uns  des  au- 
tres que  par  des  nuances  trop  délicates  pour  être  aisément  perçues. 
Jusqu'alors,  on  peut  le  dire,  les  fossiles  de  cet  ordre  avaient  été 
l'objet  d'une  étude  superficielle  qu'il  s'agissait  de  reprendre  et  de 
compléter.  C'est  encore  à  M.  Matheron  que  revient  le  mérite  d'avoir 
collalionné  ces  archives  :  après  avoir  démontré  que,  dans  les  dé- 
pôts lacustres  du  sud-estde  la  France,  ni  les  gypses,  ni  les  lignites, 
ni  les  gisemens  de  plantes  ne  se  correspondaient  nécessairement  ; 
que,  plus  anciens  ou  plus  récens,  selon  les  cas,  plus  rarement  pa- 
rallèles et  contemporains,  leur  distribution  ne  présentait  rien  de 
constant,  il  arrêta  le  premier  les  termes  d'une  chronologie  raison- 
née  des  événemens  physiques  et  des  mutations  organiques  dont  la 
Provence  des  lacs  avait  été  le  théâtre,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  pé- 
riode et  jusqu'au  moment  de  l'invasion  de  la  mer  miocène. 

L'examen  comparé  des  animaux  et  des  plantes  de  chaque  assise 
a  fourni  les  élémens  de  cette  évocation  du  passé,  qui  ne  saurait 
être  trompeuse,  tellement  les  données  en  sont  sérieuses  et  attenti- 
vement combinées.  —  Un  ossement  authentique  de  paléolhérium, 
remis  aux  mains  de  M.  Matheron,  est  venu  un  jour,  par  exemple, 
lui  révéler  l'ancienneté  relative  des  lignites  de  Saint-Zacharie,  vis- 
à-vis  de  ceux  de  Manosque  dont  la  flore,  nettement  aquitanienne, 
est  par  conséquent  plus  récente.  Les  gypses  de  Manosque,  de  beau- 
coup inférieurs  aux  lignites  de  cette  localité,  inférieurs  également  ;i 
des  lits  à  coquilles  oligocènes,  viennent  très  naturellement  se  ran- 
ger au  niveau  des  lignites  de  Saint-Zacharie  mentionnés  ci-dessus, 
au  niveau  aussi  des  marnes  de  Gargas,  avec  ossemens  de  paléo- 
thérium  ;  mais  il  existe,  au-dessus  de  ces  marnes  de  Gargas,  des  lits 
à  cyrènes  «  très  caractéristiques,  »  et  ces  mêmes  lits  surmontent 
ou  couronnent  le  groupe  entier  des  gypses  d'Aix,  tandis  que  les 
gypses  de  Gargas  reposent  sur  les  cyrènes  et  sont  par  conséquent 
-sensiblement  plus  modernes.  Les  plantes  contenues  dans}  ces  der- 
niers gypses  confirment  pleinement  l«8  données  tirées  de  leur 
situation  stratigraphique,  et  leurs  aflinités  botaniques  viennent  à 
l'appui  de  leur  attribution  oligocène,  présumée  d'après  la  seule 
situation  des  couches.  On  voit  j>ar  là  le  secours  mutuel  que  se  prê- 
tent les  deux  branches  do  la  science  géologique,  tour  à  tour  invo- 
quées, alliance  si  bien  exprimée  par  le  terme  de  «  paléontologie  F.tra- 
tigraphique,  »  qui  s'applique  justement  aux  résultats  des  deux 
méthodes  d'exploration,  heureusement  combinées. 

Laissons  maintenant  les  procédés  techniques  jwiir  nous  en  tenir 
aux  seules  généralitéB;  pénétrons  à  la  suite  dos  auteurs  au  sein  do 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  815 

cette  nature  à  la  fois  riche  et  variée,  originale  et  pleine  de  sève 
qui  s'étalait  au  bord  des  lacs  tertiaires,  s'agitait  non  loin  de  leurs 
plages  ou  peuplait  le  fond  de  leurs  eaux.  —  D'abord  l'absence  à 
peu  près  complète  de  fossiles  à  la  base  des  dépôts,  généralement 
détritiques,  impropres  par  cela  même  à  en  favoriser  la  transmission, 
nous  enlève  forcément  la  connaissance  des  êtres  de  ce  premier 
âge.  Tout  ce  qu'il  est  possible  d'en  saisir  se  rattache  à  l'action  si- 
dérolithique  qui  s'exerça  alors  sur  une  grande  échelle  et  à  laquelle 
sont  dus  spécialement  les  minerais  de  fer  du  Jura.  Ceux-ci,  extrê- 
mement abondans  par  place,  se  présentent  sous  l'apparence  de 
grains  concrétionnés,  distribués  en  amas  :  ils  remplissent  certaines 
poches  ou  bien  ils  colorent  en  rouge  des  amas  d'argile.  En  Pro- 
vence, surtout  au  nord  de  la  vallée  d'Apt,  ce  sont  aussi  des  ar- 
giles ferrugineuses,  ou  des  grès  lustrés,  ou,  enfin,  des  minerais 
exploitables.  Le  phénomène  sidérolithique  est  attribué  à  des  sources 
thermales  ferrugineuses,  dont  l'âge  est  d'ailleurs  fixé  par  les  osse- 
mens  de  mammifères  éocènes  qu'ils  contiennent.  Selon  M.  Greppin, 
il  aurait  dépendu  d'éruptions  boueuses  et  chaudes  (1)  ;  mais  les 
deux  explications  se  touchent  et  se  confondent,  et,  pendant  la  du- 
rée entière  de  la  période  des  lacs,  les  eaux  thermales,  amenant  des 
profondeurs  à  la  surface  des  substances  minérales  dissoutes,  pour 
les  déjîoser,  n'ont  cessé  de  jouer  un  rôle  important  cpie  l'examen 
des  couches ,  alors  en  voie  de  formation ,  nous  révèle  et  qui 
n'est  pas  sans  relation  avec  les  émissions  de  gaz  méphitique  et  les 
épanchemens  basaltiques  dont  la  présence  se  trouve  également 
constatée. 

En  s' élevant  dans  la  série,  on  voit  constamment  les  assises  la- 
custres se  régulariser  et  les  élémens  détritiques  faire  place  à  des 
lits  calcaires  dont  la  blancheur,  la  finesse,  souvent  la  ténuité,  déno- 
tent des  eaux  pures,  chargées  d'une  faible  proportion  de  carbo- 
nate de  chaux  et  le  déposant  par  quantités  limitées,  tandis  que  les 
sources  thermales,  à  l'exemple  de  ce  qui  a  lieu  maintenant  en  Is- 
lande, au  pied  de  l'Hékla,  amenaient  de  la  silice  à  l'état  gélatineux. 
La  multitude  de  petites  coquilles  agglomérées  que  les  gâteaux  con- 
solidés de  cette  substance  ont  retenues  atteste  l'attrait  de  ces  êtres 
pour  le  voisinage  des  eaux  chaudes.  La  multiplication  des  mollus- 
ques paludéens  au  contact  des  sources  thermales  a  été  observé  de 
nos  jours  par  les  voyageurs,  le  long  des  rives  de  la  Mer-Morte, 
dans  des  conditions  analogues  à  celles  qui  prévalaient  en  Provence, 
à  l'époque  de  la  formation  des  gypses  tertiaires.  L'origine  des 
gj'pses  eiu-mêmes  a  été  l'objet  de  bien  des  conjectures,  parfois 
hasardées  ou  singulières.  Le  fait  très  connu  que  l'eau  de  mer  con- 

(1)  Lappareot,  Traité  de  géologie,  p.  1021. 


816  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

tient  une  certaine  proportion  de  gypse  dissous  et  le  précipite,  aus- 
sitôt parvenue  à  un  degré  de  concentration  déterminé,  ce  fait  a 
servi  de  base  à  la  supposition  que  les  gypses  tertiaires  auraient 
tous  une  provenance  marine.  A  ce  compte,  les  gypses  d'Aix  eux- 
mêmes  seraient  marins.  Pour  tenter  de  le  faire  admettre,  on  négli- 
geait les  cyclades  et  les  limnées,  coquilles  exclusivement  d'eau 
douce,  pour  s'en  tenir  aux  potamides  associées  aux  premières 
dans  les  lits  intercalés  à  ceux  qui  comprennent  les  gypses.  On  a  été 
jusqu'à  signaler  un  muge  [mugil  prmreps),  en  laissant  de  côté 
des  cyprins  [Smerdis,  Lehias)  nombreux  et  significatifs.  On  n'a  pas 
tenu  plus  de  compte  des  nénuphars,  des  massettes,  des  potamots 
et  vallisnéries,  toutes  plantes  palustres  et  par  trop  gênantes.  En 
réalité,  la  circonstance  que  les  gypses  dont  il  est  question  appar- 
tiennent à  des  formations  purement  lacustres,  distribuées  en  plu- 
sieurs bassins,  exclut  à  elle  seule  l'idée  que  les  eaux  de  la  mer  aient 
pu  intervenir,  même  accidentellement,  dans  un  phénomène  répété 
sur  beaucoup  de  points  et  dans  des  conditions  parfaitement  iden- 
tiques. Enfin,  les  gypses  lacustres  de  Provence,  nous  l'avons  déjà 
affirmé,  sont  localisés,  c'est-à-dire  qu'ils  constituent  des  amas  stra- 
tifiés dont  la  puissance  s'affaiblit  graduellement^  à  mesure  que 
l'on  s'écarte  du  point  où  le  phénomène  se  réalisait.  En  un  mot,  les 
gypses  tertiaires,  latéralement  reliés  aux  sédimens  ordinaires,  n'ont 
jamais  donné  lieu  à  une  assise  uniforme,  se  prolongeant  dans  l'é- 
tendue entière  de  l'ancien  lac.  Comment  dès  lors  ne  pas  admettre 
une  cause  endogène,  c'est-à-dire  venue  de  l'intérieur  et  tenant 
soit  à  des  émissions  gazeuses,  soit  à  des  sources  thermales,  de 
nature  à  combiner  leur  action  avec  celle  de  la  sédimentation  nor- 
male ?  L'esprit  se  reporte  vers  les  calderas  des  îles  Açores  :  ce  sont 
des  eaux  thermales  très  chaudes,  accompagnées  de  mouvemens 
éruptifs  :  elles  déposent  de  la  silice  et  du  soufre,  et  celui-ci  se  trans- 
forme le  plus  souvent  en  acide  sulfhydrique,  puis  sulfurique,  d'où 
sortent  des  productions  de  gypse. 

On  a  dit  en  faveur  de  l'origine  exclusivement  marine  des  gypses 
que  ceux  des  anciens  lacs  auraient  été  empruntés  par  les  eaux 
qui  les  déposaient  à  des  formations  marines  antérieures,  particu- 
lièrement au  trias;  mais,  dans  cette  hypothèse,  il  faudrait  encore 
expliquer  la  fréquence  inusitée  de  tant  de  sources,  se  donnant 
le  mot,  pour  ainsi  dire;  traversant  simultanément  le  trias  et  venant 
ensuite  déboucher  au  sein  des  lacs  tertiaires,  disséminés  sur  tant 
de  points,  leur  apportant  à  tous  des  gypses  entraînés  d'un  seul  et 
même  niveau  géognostique.  Ces  difficultés  et  d'autres  disparaissent 
d'elles-mêmes,  si  l'on  veut  bien  prendre  en  considération  l'en- 
semble des  phénomèmes  thermiques  et  thermo-dynamiques  spéciaux 
à  la  période  que  nous  avons  en  vue.  Ces  eaux  chaudes,  chargées 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  817 

de  substances  minérales  dissoutes,  ne  sont  pas  assurément  sans 
relation  avec  les  émanations  gazeuses,  les  accidens  éruptifs,  les 
épanchemens  de  basaltes  en  fusion  qui  se  produisirent  à  la  même 
époque  et  dont  les  traces  incontestables  se  retrouvent,  auprès 
d'Aix,  dans  ce  que  l'on  nomme  le  volcan  de  Beaulieu,  connu  des 
plus  anciens  naturalistes.  —  Pour  ce  qui  est  de  la  mer,  en  quoi  la 
présence  du  gypse  en  dissolution  dans  ses  eaux  iraplique-t-elle 
l'origine  constamment  marine  de  cette  substance  ?  La  mer,  dans 
son  vaste  sein,  renferme  les  résidus  d'une  foule  de  matières  :  toutes 
celles  que  les  eaux  courantes  peuvent  atteindre  et  délayer  ou  dis- 
soudre s'y  rendent  nécessairement  ;  la  mer  ne  les  a  pas  créées  pour 
cela  ;  elle  les  garde  simplement,  sauf  à  les  rejeter,  c'est-à-dii'e  à  les 
précipiter  dans  des  conditions  déterminées.  On  recule  donc  la  diffi- 
culté en  attribuant  à  la  mer  l'origine  des  corps  qu'elle  possède 
accidentellement,  et  les  gypses  du  trias  auraient  été  uniquement 
le  fait  d'un  dépôt  marin  qu'il  serait  encore  légitime  de  rechercher 
comment  cette  substance  a  pu  se  constituer  à  la  surface  du  globe, 
avant  d'être  comprise,  à  titre  d'élément  partiel,  dans  ce  qu'on  est 
convenu  de  nommer  les  «  eaux  mères.  »  Au  contraire,  si  l'on  ad- 
met que  les  gypses  lacustres  tertiaires  aient  été  le  produit  d'une 
action  hydro-thermique  ou  géogénique,  rien  de  plus  naturel,  comme 
on  l'a  souvent  pensé,  que  de  rattacher  au  même  ordre  de  phéno- 
mènes la  mort  violente  de  cette  foule  de  poissons  et  d'insectes  qui 
jonchent  certains  Hts  intercalés  dans  les  gypses.  Ces  animaux  doi- 
vent avoir  été  surpris  par  des  émanations  délétères,  les  uns  dans 
les  eaux,  les  autres  au  sein  de  l'air,  et  entraînés  ensuite  au  fond  du 
lac,  où  un  faible  lit  de  sédiment  est  venu  les  recouvrir  et  les  pré- 
server. 

C'est  dans  le  cadre  ainsi  disposé  que  vient  se  placer  une  des 
végétations  les  plus  curieuses,  les  mieux  reconstituées  dans  ses 
traits  essentiels,  dont  on  ait  eu  connaissance  à  l'état  fossile.  La  flore 
des  gypses  d'Aix  compte  à  l'heure  actuelle  plus  de  quatre  cents 
espèces  déterminées  d'après  leurs  feuilles,  leurs  fleurs  ou  leurs 
fruits,  quelquefois  d'après  ces  divers  organes  réunis.  —  L'examen 
patient  de  tous  ces  débris,  en  mettant  au  jour  le  caractère  et  les 
aptitudes  des  végétaux  recueillis,  leur  fréquence  relative  et  leur 
mode  d'association,  a  révélé  approximativement  l'aspect  de  l'an- 
cienne contrée,  la  nature  du  climat  et  l'ordre  même  des  saisons  qui 
présidaient  alors  au  développement  des  plantes,  et  influaient  par 
elles  sur  les  animaux.  A  certains  indices  tirés  des  sédimens,  tantôt 
vaseux  ou  calcaires,  tantôt  minces  ou  feuilletés,  on  reconnaît  l'exis- 
tence d'alternatives  répétées  dans  le  régime  des  eaux  de  l'ancien 
lac,  soumis  à  des  crues  périodiques,  à  des  délaissemens  et  à  des 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  52 


818  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

retours,  selon  les  temps  et  les  parties  de  l'année.  Les  sources  qui 
surgissaient  le  long  des  plages  et  alimentaient  des  flaques  dormantes 
favorisaient  la  croissance  des  nénuphars  el  d'autres  plantes  aqua- 
tiques ou  fluviales,  telles  que  les  potamots  et  les  vallisnéries,  dont 
une  espèce  n'a  plus  son  analogue  vivant  que  dans  une  forme  aus- 
tralienne. Les  nénuphars  sont  remarquables  par  la  faible  dimension 
de  leurs  feuilles,  et  cette  petitesse  reparaît  dans  beaucoup  d'autres 
plantes  de  la  flore  d'Aix  ;  elle  constitue  un  de  ses  caractères  distinc- 
tifs  les  plus  saillans.  Au-dessus  des  rives  du  lac  et  dans  la  direction 
de  Test,  s'élevaient  alors  des  escarpemens  en  gradins  dont  le  ro- 
cher de  Sainte-Victoire  représente  comme  un  dernier  reste.  Ils 
étaient  peuplés  de  pins  variés  mêlés  à  des  thuyas  africains  {Callitris 
et  Widdringioma),  qui  abondent  dans  le  gisement  et  annoncent  la 
présence  de  véritables  forêts  résineuses,  dont  les  cours  d'eaux,  sil- 
lonnant les  pentes  boisées,  entraînaient  au  fond  du  lac  les  résidus, 
feuilles,  cônes  et  rameaux,  tandis  que  le  vent  balayait  au  loin  les- 
semences  légères  pour  en  parsemer  les  lits  en  voie  de  dépôt.  On 
constate  encore  la  présence,  surtout  dans  les  assises  marneuses, 
d'autres  débris  plus  clairsemés,  charriés  de  plus  loin  et  par  acci- 
dent ;  ils  dénotent  l'existence  d'arbres  situés  plus  haut  que  les  pre- 
miers, s'élevant  sur  les  croupes  d'une  région  montagneuse,  à  une 
altitude  suffisante  pour  admettre  des  végétaux  difl'érens  de  ceux  de 
la  plaine  et  des  pentes  inférieures.  C'est  effectivement  ce  que  l'on 
observe  maintenant  à  Java  et  à  Sumatra,  où  les  essences  euro- 
péennes reparaissent  au-dessus  de  1,200  à  1,500  mètres  d'éléva- 
tion, à  l'exclusion  de  celles  du  tropique.  Du  temps  des  gypses 
d'Aix,  après  avoir  traversé,  en  gravissant  les  hauteurs,  des  forêts 
de  pins  et  de  thuyas,  on  aurait  rencontré  des  chênes,  des  aunes, 
des  bouleaux,  des  charmes  et  des  ormes,  des  saules  et  des  érables, 
plusieurs  d'entre  eux,  il  est  vrai,  ayant  des  feuilles  persistantes  ; 
l'action  des  eaux  et  celle  du  vent  ont  seules  réussi  à  nous  faire  con- 
naître ces  arbres,  en  sauvegardant  un  petit  nombre  de  leure  ves- 
tiges. 

Les  végétaux  qui  croissaient  dans  le  voisinage  du  lac  sont  natu- 
rellement ceux  dont  les  empreintes  abondent  le  plus  :  ce  sont  des 
palmiers,  dont  un,  dédié  au  naturaliste  Lamanonpar  Ad.  Brongniart, 
ressemble  au  palmier  de  Chusan,  actuellement  cultivé  dans  les 
jardins  du  midi  de  la  France;  comme  celui-ci,  il  n'atteignait 
qu'à  de  faibles  dimensions.  Go  sont  encore,  outre  un  petit  bana- 
nier, des  aralius  qui  rappellent  ceux  do  l'Afrique  du  sud  ou  de  la 
Chine  méridionale,  des  lauriers  et  des  camphriers,  des  ailantes 
et  des  sumacs,  des  savonniers,  un  gainier,  des  sophoras,  enfin  de 
nombreux  acacias  ou  gommiers;  les  arbustes  étaient  des  andro- 
rnèdes,  des  myrtils,  des  amélanchiers  ;  on  a  recueilli  jusqu'à  des 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  819 

fleurs  de  bombax,  jusqu'à  des  folioles  éparses  de  sensitive.  Des 
épillets  de  graininées,  de  frêles  corolles  d'une  sorte  de  bourrache, 
de  petites  graines  surmontées  d'un  panache  sont  venues  se  perdre 
en  flottant  siu*.  l'eau  pêle-mêle  avec  des  ailes  de  fourmis  mâles,  dé- 
Uchées  d'elles-mêmes  dans  le  cours  de  l'été,  avec  des  araignées, 
des  insectes  surpris  dans  le  vol  et  même  un  papillon  demeuré  cé- 
lèbre {Cyllo  sepulta)  parce  qu'il  a  gardé  un  reflet  de  ses  couleurs. 
M.  Scudder,  de  Boston,  a  démontré  récemment  les  affinités  de  ce 
papillon  avec  un  type  vivant  sud-africain  ;  c'est  le  plus  ancien  lépi- 
doptère authentique  dont  on  ait  encore  connaissance. 

Cette  rapide  énumération  ne  donne  qu'une  légère  esquisse  de 
l'ensemble;  mais  un  tableau  moins  incomplet  demanderait  des 
pages  pour  peu  qu'on  voulût  en  accentuer  les  traits.  Les  mammi- 
fères terrestres,  hôtes  assidus  de  ces  plages  lacustres,  ont  laissé  dans 
le  gisement  contemporain  de  Gargas,  près  d'Apt,  un  ossuaire  d'où 
l'on  n'a  cessé,  depuis  un  demi-siècle,  d'extraire  et  de  dégager  des 
.portions  de  leurs  squelettes,  accumulés  par  milliers  dans  une  gangue 
marno-charbonneuse,  qui  accuse  l'existence  d'une  tourbière  ou  d'une 
fondrière  marécageuse,  au  sein  de  laquelle  auraient  été  enlouis  les 
restes  des  animaux  perdus,  que  la  mort  de  ceux-ci  ait  été  naturelle 
ou  due  à  des  accidens,  à  des  inondations  répétées,  noyant  les  pâ- 
turages où  ils  vivaient  en  troupes  nombreuses.  Les  paléothé- 
riuras,  anoplothériums,  xiphodons,  etc.,  reconstitués  originairement 
par  le  génie  de  Guvier  et  qui  se  montrent  à  Gargas  similaires  de  ceux 
des  carrières  de  Montmartre,  ne  sont,  à  proprement  parler,  ni  des 
pachydermes  ou  des  équidés  définis,  ni  de  vériiables  ruminans  :  com- 
parables, mais  de  loin  seulement,  d'une  part,  à  nos  rhinocéros  et  à 
nos  chevaux,  de  l'autre,  à  nos  cervidés  et  surtout  à  nos  chevrotains, 
ils  n'offrent  encore  qu'une  structure  et  un  régime  ambigus.  Ils  pa- 
raissent avoir  recherché  les  rameaux  tendres  et  les  bourgeons,  avoir 
été  friands  de  racines  succulentes,  de  rhizomes  de  nénuphars  en 
particulier  ;  certains  d'entre  eux  rongeaient  les  cônes  de  pins  à  la 
façon  des  loirs  et  des  écureuils.  Enfin,  la  rencontre  d'une  chauve- 
souris  a  fait  voir  qu'il  existait  des  insectivores. 

L'étude  des  euchaînemens  que  révèle  l'anatomie  comparée  dé- 
montre clairement,  il  est  vrai,  que  les  paléothériums  conduisent 
auxjumentés,  de  même  que  les  anoplothériums  et  xiphodons  repré- 
sentent la  souche  des  ruminans  actuels,  mais  ces  groupes,  déter- 
minés dans  ce  que  leurs  caractères  ont  de  décisif,  n'apparaîtront 
que  beaucoup  plus  tard,  tellement  l'ensemble  des  mammifères  ter- 
restres est  encore  éloigné  du  terme  et  la  voie  qu'ils  devront  par- 
courir à  peine  inaugurée.  Les  frontières  des  principales  sec- 
tions tendent  pourtant  à  se  dessiner  et  la  distance  entre  les  types 
tridactyles  et  tétradactyles  ira  en  s'élargissant,  séparant  de  plus  en 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  àes  groupes  alors  assez  peu  écartés.  Cette  évolution,  la  der- 
nière de  celles  que  la  nature  vivante  a  dû  accomplir,  il  a  été  donné 
à  la  paléontologie  d'en  suivre  la  marche,  échelon  par  échelon,  et  d'en 
retrouver  les  termes  partiels.  Les  modifications  anatomiques  que  le 
savant  observe  sont  tellement  graduelles  qu'elles  donnent  lieu  à 
d'étroits  enchaînemens  et  ces  enchaînemens  à  des  séries  qui  mènent 
du  point  de  départ,  plus  ou  moins  reculé  dans  le  passé,  au  point 
d'arrivée  toujours  variable  selon  les  groupes  que  l'on  considère. 
C'est  ainsi  que  se  constituent  des  catégories,  ordres  ou  familles,  et 
que  chacune  d'elles,  subdivisée  à  son  tour,  aboutit  plus  tôt  ou  plus 
tard  à  l'un  de  ces  plans  de  structure  spéciaux  qui  répondent  à  ce 
que  nous  nommons  des  genres.  Ceux-ci  se  trouvent  limités  à  une 
durée  plus  ou  moins  longue,  soit  qu'ils  aient  acquis  un  degré  de 
fixité  désormais  invariable,  soit  que  l'avenir  les  réserve  à  de  nou- 
veaux changemens. 

Le  monde  végétal,  plus  avancé  que  celui  des  mammifères,  avait 
accompli,  bien  avant  ce  dernier,  le  cycle  de  son  évolution.  Les  com- 
binaisons organiques  d'où  sont  sortis  la  plupart  des  groupes  qu'il 
comprend  et,  dans  l'intérieur  de  ces  groupes,  les  genres  principaux, 
présentaient  déjà  les  caractères  qui  les  distinguent  et  qui,  depuis, 
n'ont  varié  que  d'une  façon  tout  à  fait  secondaire.  Le  monde  végétai 
a  cependant  changé  d'âge  en  âge  et,  dans  une  région  déterminée, 
telle  que  l'ancienne  Provence,  il  n'a  cessé,  à  partir  du  temps  au- 
quel nous  nous  plaçons,  de  se  modifier  graduellement.  Les  couches 
lacustres,  explorées  à  ce  point  de  vue  à  divers  niveaux  successifs, 
offrent  le  tableau  complet  de  ces  changemens  et  l'on  peut  dire 
qu'aucune  période  ne  s'est  trouvée  plus  riche  en  empreintes  végé- 
tales que  celle  qui  sépare  le  dépôt  des  gypses  d'Aix  de  l'invasion  de 
la  mer  molassique.  Mais  les  changemens  éprouvés  par  la  végéta- 
tion, dans  cet  intervalle,  de  même  que  ceux  qui  suivirent,  consis- 
tèrent presque  uniquement  dans  des  éliminations  et  des  substitu- 
tions. Les  formes  d'abord  en  possession  du  sol  déclinent  et  font 
place  à  d'autres  d'un  caractère  différent,  et  celles-ci,  au  début  peu 
nombreuses,  se  multij)lient  peu  à  peu  et  finissent  par  exclure  les 
précédentes,  en  réalisant  à  la  longue  le  renouvellement  entier  de 
l'ensemble.  —  En  résumé,  la  flore  provençale,  sous  l'impu'sion  qui 
l'entraîne,  tend  à  perdre  son  caractère  tropical  et  avec  lui  le  faciès 
grêle,  la  consistance  coriace,  indices  de  l'adaptation  primitive  de 
ses  plantes  à  un  climat  chaud  et  à  saisons  extrêmes.  Elle  acquiert, 
au  contraire,  de  nouvelles  formes,  auparavant  inconnues  ou  très 
rares,  plus  amies  de  la  fraîcheur,  plus  amples  de  feuillage,  plus 
rapprochées  de  celles  qui  habitent  sous  nos  yeux  les  parties  boréales 
de  notre  hémisphère.  Enfin,  les  essences  h  feuilles  caduqiK  s  qui 
trahissent  l'influence  d'une  saison  froide  au  moins  relative,  obtien- 


LA   PROVENCE   PRmiTI\'E.  821 

nent  un  rôle  de  moins  en  moins  effacé,  avant  qu'il  devienne  pré- 
pondérant. Quelques  exemples  feront  saisir  cette  marche  curieuse 
due  évidemment  à  l'extension  progressive  des  plantes  venues  du 
nord  ou  descendues  des  montagnes,  tandis  que  celles  qui  peuplaient 
jusque-là  l'Europe  disparaissaient  pour  jamais  ou  se  retiraient  par 
étapes  dans  la  direction  du  sud. 

La  flore  des  gypses  d'ALx,  si  riche  et  si  bien  explorée,  présente 
au  premier  rang  de  ses  espèces  plusieurs  palmiers  dontun  au  moins 
[Flubfllaria  Lamanonis)  reparaît  assez  fréquemment  pour  donner 
à  croire  que  sa  présence  imprimait  au  paysage  d'alors  le  trait  le 
plus  saillant  de  sa  physionomie.  Au  contraire,  dans  cette  même 
flore,  si  l'on  a  rencontré  un  aune  et  un  bouleau,  un  charme  {Ostrya) 
et  un  orme,  un  érable  et  un  frêne,  c'est  seulement  à  l'état  d'échan- 
tillon isolé  et  grâce  à  la  légèreté  de  leurs  divers  organes  que  ces 
arbres  ont  réussi  à  arriver  jusqu'à  nous.  Nous  avons  conclu  de  cette 
extrême  rareté  qu'à  l'époque  des  gj'^pses  d'Aix  ils  croissaient  à 
l'écart  et,  selon  toute  probabilité,  à  une  élévation  suffisante  pour 
comporter  une  végétation  différente  de  celle  des  plaines  ou  des  val- 
lées inférieures. 

La  flore  de  Saint -Zacharie,  celles  de  Gémenos  et  de  Saint-Jean- 
de-Garguier,  plus  récentes  d'un  degré,  c'est-à-dire  franchement 
oligocènes,  montrent  à  quelques  lieues  d'Aix  le  mouvement  orga- 
nique, signalé  plus  haut,  en  voie  d'accomplissement,  mais  encore 
loin  de  sa  terminaison.  Les  palmiers  sont  déjà  plus  rares,  bien  qu'il 
y  en  ait  plusieurs  exemples  avérés.  Mais  en  regard  de  cet  effa- 
cement graduel,  les  aunes  et  bouleaux,  les  ormes  et  charmes, 
les  saules,  érables  et  frênes  ne  sont  plus  exceptionnels  ;  les  charmes 
et  les  érables  surtout  ont  laissé  des  empreintes  relativement  nom- 
breuses. On  voit  qu'ils  tiennent  une  place  qui  n'est  pas  sans  impor- 
tance dans  cette  flore,  qui  pourtant  continue  à  ne  pas  différer  beau- 
coup, dans  son  ensemble,  de  celle  des  gypses  d'Aix.  C'est  donc  au 
total  un  pas  de  fait  et  le  premier  résultat  d'un  mouvement  qui  se 
dessine  et  que  l'avenir  se  chargera  de  développer. 

Franchissons  un  degré  de  plus  et  interrogeons  la  flore  aquita- 
nienne  de  Manosque  :  ici,  la  végétation  a  décidément  changé  d'as- 
pect, et  la  substitution  des  formes  nouvelles  à  celles  qui  occupaient 
auparavant  le  sol  est  en  grande  partie  réalisée.  Les  palmiers  se 
retirent  décidément  ;  il  a  fallu  de  longues  recherches  avant  d'en 
rencontrer  à  Manosque  quelques  vestiges.  Les  conifères,  amis  de 
la  fraîcheur,  cyprès  chauves  et  séquoias,  ont  relégué  au  second 
plan  les  thuyas  africains,  dont  les  débris  deviennent  rares.  Les 
aunes,  les" charmes,  les  érables  abondent;  enfin,  il  se  joint  à  eux 
un  hêtre  et  un  peuplier  véritables.  Pourtant  les  lauriers  et  les  cam- 
phriers forment  encore,  comme  dans  les  temps  antérieurs,  la  masse 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

principale  et  le  fond  du  paysage.  Telle  est  la  marche  suivie  par  la 
végétation  provençale  ;  lentement  déplacée,  elle  n'a  subi  qu'à  la 
longue,  par  l'effet  d'introductions  et  d'éliminations  partielles,  sou- 
vent répétées,  les  changemens  qui  l'amenèrent  enfin  à  l'état  actuel 
et  lui  imprimèrent  les  caractères  qu'elle  possède  aujourd'hui. 

A  l'époque  où  le  lac  aquitanien  de  Manosque  réfléchissait  dans 
ses  eaux  transparentes  tout  un  rideau  pressé  d'arbres  forestiers, 
de  lauriers  au  feuillage  lustré,  d'aunes,  de  charmes,  de  hêtres  et 
de  peupliers  aux  rameaux  touffus,  à  la  verdure  fraîche  et  délica- 
tement nuancée,  au-dessus  desquels  les  séquoïas  dressaient  leur 
riche  et  puissante  pyramide,  la  végétation  européenne  comprenait 
encore  des  palmiers,  dont  un  au  moins  luttait  d'élégance  avec  le 
palmier-parasol  des  Antilles;  seulement  cet  élément  nécessaire 
des  flores  éocènes  et  oligocènes,  cantonné  désormais  sur  quelques 
points  et  restreint  à  certaines  stations  privilégiées,  tendait  à  dispa- 
raître peu  à  peu  de  notre  continent.  L'exclusion  défmitive  des  pal- 
miers est  du  reste  de  beaucoup  postérieure  à  l'aquitanien,  posté- 
rieure même  à  la  molasse,  au  moins  si  l'on  s'attache  à  la  Provence, 
et  les  travertins  pliocènes  de  Roquevaire  ont  offert  à  M.  Marion 
les  frondes  en  éventail  d'un  dernier  palmier,  peut-être  identique 
au  palmier-nain  d'Algérie  {Chamœrops  humilîs).  On  voit  que  la 
nature  végétale  défend  pied  à  pied  son  domaine,  et  qu'à  l'exemple 
des  races  humaines  qui  n'abandonnent  le  sol  natal  qu'après  une 
lutte  acharnée,  les  plantes  aussi  résistent  longtemps  à  l'invasion  et 
ne  succombent  qu'à  la  longue  devant  l'inexorable  fatalité. 

V. 

Si  l'homme  conscient  eût  existé  lors  de  la  période  des  lacs,  il 
aurait  pu  croire  à  la  stabilité  et  au  maintien  définitif  de  l'état  de 
choses  dont  la  Provence  lui  aurait  oflert  le  spectacle.  Ces  cuvettes 
aux  rives  sinueuses  et  parfois  escarpées,  les  hautes  montagnes  dont 
elles  reflétaient  les  cimes,  la  charpente  même  d'une  région  parse- 
mée d'accidens,  comparable,  par  ses  traits  principaux,  à  la  Suisse 
ou  à  la  Haute-Italie,  tout  ce  qu'il  aurait  vu  aurait  fait  naître  en  lui 
l'idée  d'un  pays  à  l'abri  de  commotions  physiques  assez  étendues  et 
assez  fortes  pour  en  bouleverser  l'économie.  C'est  pourtant  ce  qui 
eut  lieu  lorsque  la  mer  de  la  molasse  vint  occuper  la  Provence  et 
profiler  ses  fiords  capricieusement  étalés  au  travers  des  cavités 
jusqu'alore  remplies  par  les  eaux  douces.  Quel  fut  le  caractère 
de  cette  nouvelle  révolution  aussi  complète  qu'inattendue?  Elle  ne 
fut  pas  instantanée,  ni  même  subite;  elle  s'opéra  plutôt  graduel- 
lement et  par  soubresauts.  Les  eaux  marines  arri\èront  de  1  ouest 
et,  après  avoir  envahi  la  vallée  du  Uhone,  elles  s'étendirent  vers 


LA    PROVE^CE    PRIMITIVE.  823 

l'est,  par  conséquent  vers  l'emplacement  des  Alpes,  qu'elles  n'attei- 
gnirent qu'à  peine,  à  l'aide  du  plus  avancé  des  golfes  qui  se  for- 
mèreui.  II  existe  des  jalons  encore  visibles  de  cette  marche;  elle 
fut  facilitée  incontestablement  par  des  mouvemens  du  sol,  par  des 
changemens  de  relief,  puisque  de  notables  portions  du  domaine  la- 
custre échappèrent  à  l'invasion  et  furent  alors  mises  à  sec,  tandis 
que  d'autres,  par  un  contre-coup  de  ce  relèvement,  s'affaissèrent 
et  reçurent  les  eaux  de  la  nouvelle  mer.  Celle-ci  vint  accumuler 
ses  couches  en  recouvrement  des  dépôts  antérieurs  d'origine  la- 
custre ;  elle  alla  même  submerger,  au-delà,  des  espaces  auparavant 
terre  ferme.  Mais  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  eut  rien  d'absolument 
rapide  dans  ces  phénomènes  de  sédimentation  trausgressive,  c'est 
que  le  plus  souvent  la  transition,  entre  les  deux  régimes,  s'opère 
en  «  stratification  concordante,  »  la  série  d'eau  douce  gardant  son 
horizontalité  au  moment  où  les  premiers  lits  marins,  généralement 
détritiques,  vinrent  la  recoumr  en  donnant  lieu  à  une  liaison  in- 
time entre  les  deux  systèmes,  à  leur  point  de  contact. 

A  Bonnieuï,  près  d'Apt,  non  loin  de  l'extrémité  austro-occiden- 
tale du  lac  de  Manosque,  les  derniers  lits  du  système  lacustre  ren- 
ferment, dans  leurs  minces  feuillets,  des  empreintes  de  poissons 
d'eau  douce  et  de  plantes  littorales  oligocènes,  c'est-à-dire  plus 
anciennes  d'un  degré  que  celles  de  l'acpiitanien.  Immédiatement 
au-dessus  de  ces  lits,  la  sédimentation  change  ;  de  calcaire  qu'elle 
était,  elle  devient  marno-sableuse  ;  les  strates,  toujours  schisteuses, 
mais  non  plus  feuilletées,  prennent  l'aspect  de  plaques,  puis  d'as- 
sises, et  passent  enfin  supérieurement  à  la  molasse  marine.  Rien 
de  plus  ménagé  que  cette  transition,  qui  démontre  l'introduction 
paisible  de  la  mer,  se  substituant  sans  trouble  aux  eaiLX  de  l'an- 
cien lac,  devenues  insensiblement  saumâtres,  puis  entraînant  du 
sable  au  lieu  du  limon  subtil  et  moins  abondant  auquel  les  schistes 
feuilletés  avaient  dû  leur  existence.  —  Dans  les  eaux  douces  crois- 
sait une  plante  palustre,  une  rhizocaulée,  dont  on  retrouve  les 
feuilles  percillées  de  perforations  radiculaires,  et,  le  long  du  rivage 
s'élevait  une  cycadée  [zamites.),  dernière  survivante  de  celles  des 
temps  jurassiques  ;  mais,  sur  les  plaques  marines,  les  premières 
qui  accusent  la  nature  du  changement  opéré,  ce  sont  des  algues 
d'une  extrême  délicatesse  rejetées  par  la  vague  le  long  des  rives  et 
dont  les  frondes  ont  moulé  sur  un  fond  de  vase  leurs  frêles  ru- 
bans aiLX  ramifications  élégantes  et  multipliées. 

Ainsi,  la  mer  qui  envahissait  la  Provence  et  s'avançait,  de  l'ouest 
à  l'est,  était  déjà  parvenue  aux  environs  d'Apt  dès  la  fin  de  l'oligo- 
cène. A  l'est,  au  contraire,  l'ancien  lac  persistait  dans  les  mêmes 
limites.  En  efïet,  à  Ceyreste,  non  loin  de  Manosque,  on  observe  le 
prolongement  latéral  des  schistes  de  Bonnieiix.  à  la  fois  lacustres  et 


824  REVUE   DES   DEUX   M0NDE3. 

riches  en  empreintes  de  poissons,  d'insectes  et  de  plantes,  et  ces 
schistes,  au  lieu  d'être  surmontés  immédiatement  par  les  assises 
marines,  vont  s'enfoncer  sous  le  système,  qui  comprend  les  ligniles 
exploités  entre  Manosque  et  Dauphin,  ainsi  que  les  lits  avec  plantes 
aquitaniennes  dont  nous  avons  parlé,  supérieurs  eux-mêmes  à  ces 
lignites.  II  est  donc  visible  que  la  mer,  déjà  présente  à  Bonnieux, 
avait  pris  possession  de  la  partie  occidentale  de  l'ancien  lac,  alors 
que  la  partie  orientale,  encore  soustraite  à  l'invasion,  était  le  théâtre 
des  phénomènes  de  sédimentation  végétale  auxquels  les  combus- 
tibles charbonneux  doivent  leur  existence.  C'est  postérieurement, 
et  après  le  dépôt  d'une  dernière  zone  riche  en  limnées  et  par  con- 
séquent encore  lacustre,  que  la  mer  de  molasse  vint  finalement 
envahir  le  milieu  de  la  cuvette,  dont  les  sédiraens  affaissés  consti- 
tuèrent une  sorte  de  chenal  profond,  situé  entre  Dauphin  et  For- 
calquier,  et  s'étendant  jusqu'à  Peyruis  dans  une  direction  nord-est. 
Au-delà,  cette  mer  submergea  la  vallée  moyenne  de  la  Durance  et 
forma  un  bassin  intérieur  dont  Moustiers  et  Digne  marquent  les 
limites  orientales.  Riez  le  bord  méridional,  Manosque  et  Peyruis  la 
terminaison  du  côté  de  l'ouest,  tandis  qu'au  nord  ce  bassin  dépas- 
sait à  peine  la  latitude  de  Sisteron,  pénétrant  un  peu  au-delà  et  à 
l'est  de  cette  ville.  Entre  ces  points,  le  bassin,  que  nous  nom- 
merions «  mer  de  Digne,  »  s'il  existait  maintenant,  offrait,  de 
Manosque  à  Moustiers,  une  largeur  est-ouest  de  hO  kilomètres 
environ,  sur  une  longueur  maximum  sud-nord  d'une  soixantaine 
au  plus.  De  Forcalquier,  situé  un  peu  en  dedans  de  l'entrée  du 
chenal,  c'est  encore  une  distance  de  40  kilomètres  que  l'on  aurait 
parcourue  avant  d'atteindre  à  la  rive  opposée.  Entre  Peyruis,  à 
l'ouest,  et  Digne,  à  l'est,  cette  petite  mer  allait  en  se  rétrécissant, 
laissant  à  gauche  Sisteron,  qu'elle  ne  touchait  pas,  et  prolongeant 
vers  l'est  et  au  nord  de  Digne  une  baie  étroite  sur  un  espace  d'une 
douzaine  de  kilomètres.  A  quoi  pourrions-nous  assimiler  cet  océan 
en  miniature  qu'évoque  la  pensée  du  géologue  lorsqu'un  train  ra- 
pide l'entraîne  sur  la  ligne  des  Alpes  et  lui  en  fait  franchir  l'empla- 
cement en  une  couple  d'heures?  Pour  en  avoir  une  exacte  repro- 
dHCtion,  il  faudrait  doubler  au  moins  l'étang  de  Berre,  en  Provence, 
ou  diminuer  de  moitié  le  Wetter,  qui  n'est  cependant  pas  le  plus 
grand  des  lacs  Scandinaves.  Le  Léman  lui-même  excède  les  dimen- 
sions de  la  cuvette  marine  dont  nous  venons  d'esquisser  les  con- 
tours. Il  est  vrai  que,  non-seulement  elle  communiquait  avec  l'océan 
d'alors,  mais  qu'au  sud  de  Riez  et  à  l'est  de  Corbières,  vers  Sa- 
lerne  daris  une  direction,  jusqu'à  Rians  dans  l'autre,  elle  allongeait 
encore  des  bras  étroits  et  sinueux  dont  il  est  difficile  au  géologue 
de  reconstituer  les  méandres  au  sein  des  vallées  et  sur  les  pla- 
teaux tourmentés  qui  gardent  les  vestiges  de  son  séjour. 


LA    PRoVii.NCl:;    PKlMHlVli.  825 

Ce  n'est  pas  seulement  au  nord  du  Léberon  actuel  que  l'on 
constate  la  marche  envahissante  de  la  mer  molassique.  On  retrouve 
encore  celle-ci  au  sud  de  cette  terre,  qui  formait  alors,  de  Cavaillon 
jusqu'au-delà  de  Gorbières  et  au  nord-est  de  Manosque,  une  île 
basse,  effilée  à  l'ouest,  élargie  et  échancrée  le  long  de  sa  partie 
orientale.  Sur  le  flanc  méridional  de  cette  région,  la  mer  molas- 
sique s'étendait  d'Orgon  à  Gucuron,  plus  loin  encore  de  Pertuis  à 
Rians  et  au-delà.  Elle  remplissait  ainsi  toute  la  vallée  inférieure  de 
la  Durance.  Après  Rians ,  il  existait  même  un  fiord  étroitement 
sinueux,  qui  semble  avoir  contourné  et  renfermé  une  sorte  d'îlot 
compris  entre  Saint-Maximin,  Cottignac  et  Brignoles.  —  Pour  ne 
pas  rester  incomplet,  il  nous  faut  maintenant  retourner  à  l'ouest, 
en  laissant  au  nord  une  grande  île  qui  répondait  à  la  petite  chaîne 
des  Alpines  et  occupait  l'espace  qui  sépare  Arles  d'Orgon  ;  on 
constate  alors  qu'à  partir  de  Salon  et  à  l'aide  d'un  étroit  goulet,  la 
mer  molassique,  après  s'être  introduite  par  Lambesc  et  Rognes, 
épancha  ses  eaux  sur  le  plateau  actuel  de  la  Trevarèse.  Elle  passa 
à  travers  le  lac  gypseux,  dont  les  couches  se  relevèrent  légère- 
ment au  nord  comme  au  sud,  tandis  qu'elles  s'affaissaient  dans  le 
milieu  pour  admettre  les  flots  marins.  Celles-ci,  constituant  un  fiord 
contourné,  pénétrèrent  jusqu'au  pied  de  Sainte -Victoire  et  de  là 
vinrent  occuper  l'emplacement  où  s'élève  la  ville  d'Aix,  ainsi  que 
la  vallée  moyenne  du  Lar  en  amont  du  défilé  de  Roquefavour.  Il  est 
probable  que  plusieurs  afïluens,  les  uns  coulant  de  lest,  les  autres 
de  l'occident,  charrièrent  dans  ce  petit  bassin,  dont  l'étendue  en- 
tière n'excédait  pas  un  myriamètre  dans  sa  plus  grande  largeur, 
une  foule  de  matériaux  :  argiles,  cailloux,  fragmens  anguleux  de 
roches  très  diverses.  Auprès  d'Aix  même,  il  y  eut,  à  un  moment 
donné,  un  estuaire  véritable,  au  fond  vaseux,  avec  des  coquilles 
d'eau  saumàtre.  Puis,  des  bancs  d'huîtres  s'établirent,  tandis  qu'ail- 
leurs les  eaux  courantes,  balayant  la  plage,  entraînaient  pêle-mêle 
dans  les  sables,  changés  plus  tard  en  grès,  des  coquilles  terrestres 
associées  ainsi  fortuitement  à  celles  des  eaux  salées  dans  la  même 
roche.  On  reste  surpris,  en  réunissant  tous  ces  traits,  en  obser- 
vant la  richesse  de  certaines  assises  en  fossiles  variés  :  huîtres, 
peignes,  cônes,  vestiges  même  de  grands  cétacés,  qu'un  golfe  aussi 
étroit,  une  baie  aussi  peu  étendue  (1),  comparable  à  ce  que  serait 
le  Bosphore  si,  au  lieu  d'aboutir  à  la  Mer-Noire,  il  se  terminait  en 

(1)  Il  est  vrai  qu'un  auteur  déjà  cité,  M.  CoUot,  a  supposé  Texistence  d'une  seule 
nappe  marine  couvrant  l'espace  qui  s'étend  du  sud  de  la  ville  d'Aix  au  pied  du  Lé- 
beron. Cette  nappe  unique  n'aurait  laissé  des  sédimens  que  dans  les  dépressions  du 
fond  et  n'aurait  marqué  son  séjour  sur  les  plateaux  sous-marins  que  par  des  érosions 
et  des  trous  de  phollades  :  mais  c'est  là  uue  interprétation  des  faits  moins  vraisem- 
blable, selon  nous,  que  celle  que  nous  adoptons  ici. 


826  KEVUE    DES    DEUX    AlOiNDES. 

cul-de-sac,  ait  nourri  et  favorisé  un  tel  ensemble  de  mollusques, 
de  squales,  d'animaux  de  toute  taille,  sédentaires  ou  actifs,  voraces 
et  puissans,  ou  faibles  et  privés  de  défense.  On  voit  que  la  vie 
surabondait  au  sein  de  ces  eaux  miocènes. 

Aujourd'hui  encore,  on  peut  suivre  les  sinuosités  de  l'ancien  lit- 
toral et  reconnaître  ses  détours  aux  encroûtemens  de  la  plage.  Tantôt 
escarpée,  tantôt  basse  et  sablonneuse,  elle  étale  encore  les  galets 
polis  par  la  vague,  les  écueils  attaqués  par  les  coquilles  perforantes, 
les  sables  mêlés  de  dents  de  requins.  La  légende  elle-même  s'en 
est  mêlée;  elle  a  voulu  reconnaître  dans  une  brèche  osseuse  les 
traces  d'un  dragon  dont  la  ville  des  Sextiens  aurait  été  jadis  mira- 
culeusement délivrée.  Une  procession  annuelle  célébrait  le  souvenir 
de  cet  événement  fabuleux.  11  fallut,  au  siècle  dernier,  la  sagacité 
de  Lamanon  pour  déterminer  la  nature  des  ossemens  et  signaler  en 
eux  des  restes  de  poissons.  Cet  exemple  est,  du  reste,  demeuré  cé- 
lèbre, puisqu'il  marque  l'intervention  de  la  science  positive  réussis- 
sant, pour  la  première  fois,  à  dissiper  une  erreur  accréditée  sans  mo- 
tif, pour  lui  substituer  la  vérité. 

L'événement  qui  marque  le  déclin  et  amène  la  terminaison  de 
la  période  molassique,  l'un  des  plus  considérables  dont  l'Europe,  qui 
lui  doit  son  relief  principal,  ait  été  jamais  affectée,  c'est  le  soulève- 
ment des  Alpes,  événement  accompagné,  comme  tous  ceux  du  même 
ordre,  de  mouvemens  précurseurs  et  d'oscillations  inaugurales  dont 
la  Provence  ressentit  l'inévitable  contre-coup.  Au  sud  du  Léberon, 
aussi  bien  qu'aux  environs  d'Aix  et  au  nord  de  cette  ville,  partout 
enfin  où  la  mer  molassique  avait  pénétré,  elle  tendit  à  se  retirer, 
à  faire  place,  selon  l'expression  de  M.  Collot,  a  à  des  étangs  dont 
les  eaux  se  dessalèrent  lentement  et  où  se  multiplièrent  des  coquilles 
lacustres  lorsque  les  eaux  furent  devenues  pures  (1).  »  Alors  seule- 
ment, les  fractures  et  les  accidens,  auxquels  tient  la  configuration 
actuelle  des  vallées,  commencèrent  à  se  prononcer,  mais  d'abord  fai- 
blement ébauchés  et  débutant  par  un  exhaussement  général  suffisant 
pour  exclure  graduellement  la  mer;  à  la  suite  de  ce  retrait,  les  eaux 
douces  prenaient  possession  des  parties  déprimées  mises  à  leur 
portée,  tandis  que  les  eaux  courantes,  sillonnant  le  sol,  se  préci- 
pitaient sur  les  déclivités  nouvellement  établies.  Presque  partout, 
en  effet,  les  sôdimens  soit  lacustres,  soit  d'origine  ambiguë  et  de  na- 
ture variée,  calcaires,  marneux,  argiles,  sables  ou  grès  ferrugineux 
qui  succèdent  à  la  molasse,  reposent  sur  elle  en  stratification  con- 
cordante, bien  qu'ils  se  trouvent  limités  à  un  moindre  périmètre  et 
distribués  en  bassins  locaux,  disjoints  et  d'une  faible  étendue.  Les 
traces  d'animaux  terrestres,  particulièrement  de  grands  mammifères, 

(1)  Louis  Collol,  Description  géologique  des  entfirotu  d'Aix  en  Provence,  p.  183. 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  827 

abondent  parfois  dans  ces  couches.  Les  dinothériums  et  les  masto- 
dontes, les  tapirs  et  les  rhinocéros  qui  fréquentaient  les  pâturages  de 
cette  époque,  dans  le  voisinage  des  eaux,  y  ont  laissé  de  nombreux 
vestiges.  Mais  nulle  part  on  n'observe  une  réunion  plus  complète, 
un  assemblage  d'ossemens  amoncelés  plus  considérable  que  dans  le 
gisement  de  Cucuron,  sur  le  revers  sud  du  Léberon,  gisement  ré- 
cemment exploré  avec  le  plus  grand  succès  par  un  professeur  au 
Muséum  et  membre  de  l'Institut,  M.  Albert  Gaudry.  Le  résultat  de 
ses  fouilles  a  contribué  à  enrichir  cette  galerie  de  paléontologie  ré- 
cemment inaugurée  par  lui,  qui  donne  le  spectacle  d'une  évocation 
des  anciens  êtres  sous  la  baguette  magique  de  la  science.  M.  Gau- 
dry a  consacré  un  très  beau  livre  à  la  description  des  animaux  du 
mont  Léberon;  il  avait  auparavant  visité  et  illustré  un  autre  gise- 
ment contemporain  du  premier,  celui  de  Pikermi  en  Attique;  et  un 
troisième,  Eppelsheim,  près  deWorms,  fournit  un  autre  terme  de  com- 
paraison. Il  est  possible,  par  le  rapprochement  de  ces  trois  termes,  de 
présumer  quelle  était  en  Europe,  à  la  fin  du  miocène,  c'est-à-dire 
au  moment  du  retrait  de  la  mer  molassique,  la  faune  des  grands 
animaux  terrestres.  Eu  aucun  temps,  la  richesse,  la  puissance,  la 
variété  de  ceux-ci  ne  furent  aussi  remarquables  ;  jamais  ils  ne  se 
montrèrent  plus  nombreux  et  plus  forts,  plus  harmonieusement  dis- 
tribués et  plus  voisins  de  la  perfection  que  dans  cet  âge,  qui  précède 
immédiatement  celui  où  l'intelligence  humaine,  introduisant  un  élé- 
ment supérieur  à  tout  ce  qui  avait  existé  jusque-là,  vint  exercer  en 
ce  monde  son  autorité  souveraine. 

On  a  dit,  il  est  vrai,  que  l'homme  existait  déjà  à  l'époque  des 
animaux  du  mont  Léberon  et  même  auparavant;  mais  on  ne  l'a  ja- 
mais prouvé,  et  les  indices  invoqués  pour  l'admettre  ont  paru  trop 
incertains,  nous  dirons  même  trop  peu  vraisemblables,  pour  entraî- 
ner la  conviction.  D'ailleurs,  eût-il  existé  comme  créature  physique, 
que  son  action,  encore  nulle  ou  insignifiante  pour  des  myriades  d'an- 
nées, n'aurait  influé  ni  sur  l'ensemble  de  la  nature,  ni  sur  les  plantes 
ou  les  animaux  en  particulier. 

Caché  et  retenu  à  l'écart,  l'homme-enfant  n'avait  à  sa  disposition 
aucune  des  inventions  dont  il  s'est  servi  plus  tard  pour  étendre  et 
asseoir  son  égoïste  empire.  Le  jour  viendra  pourtant  où  à  la  force 
et  à  la  ruse  instinctives,  il  saura  joindre  les  ressources  de  l'esprit 
et  où  finalement  il  réussira  à  tout  s'assujettir  ici-bas.  Bien  plus,  il 
parviendra  à  pénétrer  au-delà  même  de  ce  qui  est  tangible  ou  visible, 
par  la  faculté,  graduellement  développée,  d'observer  et  d'abstraire, 
de  comparer  et  de  conclure.  Mais  tout  cela  est  encore  loin  ;  nous 
abordons  à  peine  le  pliocène  :  l'Europe  n'est  pas  encore  refroidie; 
elle  est  couverte  de  végétaux  opulens  et  variés,  parsemée  de  lacs, 
ombragée  de  forêts  et  émaillée  de  pâturages.  Elle  est  peuplée  d'im- 


828  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

menses  troupeaux  errant  au  sein  des  vertes  solitudes,  le  long  des 
grèves,  sur  la  lisière  des  bois,  à  la  surface  des  grandes  prairies. 

Auprès  du  Léberon,  les  troupeaux  se  composaient  de  gazelles  élan- 
cées et  légères,  comme  celles  de  l'Afrique  intérieure,  de  cerfs  encore 
rares,  ornés  de  courtes  défenses;  puis  venaient  les  hipparions  réu- 
nis en  bande ,  à  la  façon  des  zèbres  et  des  onagres.  Ils  se  distin- 
guaient à  peine  de  ceux-ci  par  la  structure  de  leur  pied,  dont  le 
sabot  principal  était  accompagné    de  deux  sabots  rudimentaires, 
que  les  solipèdes  actuels  gardent  à  l'état  de  vestige.  A  côté  de  ces 
ruminans  et  deces  jumentés,  précurseurs  des  véritables  chevaux,  vi- 
vaient un  sanglier  de  grande  taille,  un  rhinocéros,  enfin  deux  géans, 
dont  l'un,  le  dinolhérium,  précède  les  éléphans  et  offre  les  traits 
confondus  des  morses,  des  lamantins  et  des  proboscidiens  ;  tandis 
que  l'autre,  plus  étonnant  encore  {U elladotherium) ,  répond  à  une 
girafe  agrandie.  —  Tous  ces  animaux  se  retrouvent  à  Pikermi;  mais 
à  force  de  comparer  les  ossemens  retirés  du  gisement  de  l'Attique 
avec  ceux  de  Provence,  l'esprit  ingénieux  de  M.Gaudry  a  pu  consta- 
ter, entre  les  deux  catégories,  des  différences  très  faibles  et  cepen- 
dant trop  constantes  pour  ne  pas  fournir  une  preuve  de  l'existence 
de  races  locales  que  le  temps  aurait  sans  doute  accentuées  si,  de 
part  et  d'autre,  elles  fussent  restées  parquées  dans  des  régions  dis- 
tinctes et  sous  des  climats  pareils,  mais  non  absolument  identiques. 
—  De  plus,  à  Pikermi,  à  côté  des  animaux  qui  viennent  d'être  énu- 
mérés,  on  a  rencontré  des  singes  dont  les  caractères  mixtes  sem- 
blent destinés  à  relier  les  macaques  aux  guenons.  Les  singes  ne  se 
montrent  pas  en  Provence  ;  mais  on  y  trouve  les  traces  du  marhœ- 
rodus.   ce  tigre,  plus  redoutable  qu'aucun  de  ceux  d'aujourd'hui, 
dont  les  canines,  conformées  en  sabre,  constituaient  une  arme  ter- 
rible. M.  Gaudry  a  pu  relever  la  présence,  à  Gucuron,  de  plus  de 
cinq  cents  hipparions  ;  les  gazelles  sont  à  peine  moins  nombreuses 
et  l'on  a  dû  se  demander  d'où  provenaient  tant  de  restes  accumu- 
lés dans  un  limon  rougeâtre  d'une  faible  étendue.  Une  inondation 
subite,  une  secousse  du  sol  aurait-elle  surpris  tous  ces  animaux? 
Mais  l'aspect  du  gisement  oblige  à  croire  que  le  transport  des  divers 
débris  n'aurait  eu  lieu  qu'assez  longtemps  après  la  mort  des  indi- 
vidus auxquels  ils  se  rapportent.  Les  eaux  ont  charrié  et  enseveli 
dans  l'argile  du  dépôt,  non  pas  des  cadavres  entiers,  mais  des  por- 
tions de  squelettes  déjà  disjointes;  et,  le  plus  ordinairement,  les 
ossemens  ont  été  accumulés  dans  un  désordre  tel  que  le  remous 
capricieux  de  la  vague  a  pu  seul  le  réaliser.  Peut-être,  au  lieu  d'une 
catastroj)he  détruisant,  comme  on  le  suppose,  les  animaux  de  la  con- 
trée, serait -il  plus  conforme  à  la  probabilité  de  faire  appel  à  des 
crues  périodiques,  ou  môme  apx  accidens  d'un  fleuve  sujet  à  sortir 
parfois  de  ses  limites  habituelles,  et,  balayant  le  sol  d'une  région 


LA   PAO\^E.NGE   PRIMITIVE.  829 

peuplée  et  fertile;  les  eaux  débordées  auraient  ainsi  entraîné  chaque 
fois  les  restes  épars  d'un  certain  nombre  d'animaux. 

Après  l'âge  des  hipparions  du  Mont-Léberon,  nous  pénétrons 
au  cœur  du  pliocène,  et  la  scène  change  définitivement.  La  mer 
a  encore,  il  est  vrai,  des  retours  partiels  ;  elle  n'abandonne  que 
par  étapes  la  vallée  du  Rhône.  Un  savant  prématurément  en- 
levé à  ses  amis,  M,  Raoul  Tournouër,  et  plus  récemment  M.  Fon- 
tannes,  ont  suivi  les  mouvemens  du  recul  et  de  retour  de  cette  mer 
pliocène  qui  s'éloigne  pas  à  pas  avant  de  quitter  entièrement  le  bas 
Rhône.  En  Provence  même,  l'époque  pliocène  est  bien  caractérisée 
par  cette  circonstance  que  les  vallées  parcourues  actuellement  par 
les  eaux  courantes  et  leur  servant  de  cuvettes  ne  sont  pas  encore 
complètement  ouvertes  ni  percées.  En  amont  de  Mirabeau,  par 
exemple,  un  grand  lac  recevait  les  eaux  de  la  Durance  déjà  rapide  et 
tumultueuse,  sans  que  les  cailloux  alpine  y  eussent  encore  accès.  Le 
déversoir  de  ce  premier  lac  retombait  dans  un  second,  et  ce  dernier 
allait  aboutir  plus  loin  à  la  nappe  des  poudingues  inférieurs  de  la 
Crau.  Auprès  d'Aix,  le  petit  fleuve  du  Lar  alimentait  aussi  une  cu- 
vette lacustre,  fermée  par  le  barrage,  non  encore  ouvert,  de  Roque- 
favour. 

Nous  savons  que.  durant  le  cours  de  ce  dernier  âge  qui  s'ache- 
mine peu  à  peu  vers  celui  de  l'homme  primitif,  la  région  proven- 
çale différait  encore  beaucoup  de  ce  qu'elle  est  sous  nos  yeux.  Dans 
le  monde  des  animaux,  les  chevaux  avaient  remplacé  les  hipparions 
et  les  éléphans,  après  avoir  supplanté  les  dinothériums,  tendaient  à 
exclure  aussi  les  mastodontes.  Des  indices  certains  nous  'appren- 
nent qu'alors  le  platane  couvrait  de  son  ombre  les  abords  d'un  lac 
voisin  de  Digne,  que  le  gigantesque  éléphant  «  méridional  »  han- 
tait les  environs  de  Marseille.  Les  observations  du  professeur  Ma- 
rion  nous  ont  encore  enseigné  qu'il  existait  dans  ce  même  territoire 
un  palmier  et  des  lauriers  semblables  à  ceux  des  forêts  canariennes, 
ainsi  que  des  lauriers-roses.  Un  pas  de  plus  vers  les  temps  modernes 
et  nous  rencontrerions  l'homme  s'introduisant  au  sein  de  la  Pro- 
vence, non  encore  desséchée  ni  dénudée,  mais  ayant  de  fraîches 
vallées  aux  pentes  garnies  de  tilleuls,  d'érables,  de  laricios,  asso- 
ciés au  chêne,  à  la  vigne  et  au  figuier.  Dotée  alors  de  sources  plus 
abondantes  et  de  rivières  coulant  à  pleins  bords,  depuis  singu- 
lièrement appauvrie,  la  Provence  ne  serait-elle  pas  en  droit  d'accu- 
ser directement  l'homme  de  l'avoir  dévastée,  en  coupant  ses  forêts, 
et  d'avoir  altéré  son  climat,  en  sacrifiant  tout  aux  exigences  de  la 
culture?  Que  ce  soit  la  faute  de  l'homme  ou  la  conséquence  obligée 
des  lois  naturelles,  l'indigence  actuelle  n'est  que  trop  visible,  et  la 
Provence  a  bien  des  motifs,  en  jetant  un  regard  sur  son  passé,  de 
regretter  les  splendeurs  d'autrefois,  de  se  plaindi'e  du  vent  qui 


830  RETDE  DES   DEUX   MONDES, 

chasse  loin  d'elle  impitoyablement  les  nuages,  de  sa  verdure  maigre 
et  des  roches  dépouillées  qui  couronnent  la  crête  de  ses  coteaux  : 
sur  elle  pourtant  la  transparence  lumineuse  du  ciel,  dont  l'azur  se 
nuance  de  teintes  mobiles,  jette  un  voile  qui  dérobe  et  embellit  sa 
misère.  Les  poètes  et  les  artistes  contemplent  chez  elle,  sans  se 
lasser,  ces  jeux  du  soleil,  qui  émaillent  tous  les  reliefs  et  mettent 
en  valeur  tous  les  plans.  On  se  demande  alors  si  la  Provence  a  ja- 
mais été  plus  belle,  plus  resplendissante,  et  Ton  oublie  ou  l'on  re- 
grette moins  ces  trésors  perdus,  comme  on  ferait  à  l'aspect  d'une 
villageoise,  issue  d'une  noble  race,  déchue  et  pauvre  maintenant, 
et  cependant  souriante  et  heureuse  de  ses  charmes. 

Revenons  à  la  science  ;  c'est  elle  qui  nous  dira  le  dernier  mot  de 
cette  étude  :  la  Provence,  d'abord  insulaire,  est  sortie  en  tant  que 
région  géographique  d'une  série  de  mouvemens  du  sol,  qui  l'ont 
d'abord  agrandie,  puis  soudée  au  continent.  Cette  soudure,  bien 
que  définitive,  n'a  pas  mis  obstacle  à  un  retour  offensif  et  partiel  de 
la  mer,  demeurée  voisine  et  qui  l'est  encore  à  l'heure  d'aiijoiuv 
d'hui.  Le  contre-coup  du  soulèvement  des  Alpes  a  communiqué  à 
l'ensemble  de  la  contrée  un  relief  qui  s'oppose  à  ce  retour  ou  le 
rend  plus  difficile  à  admettre,  sans  qu'il  soit  raisonnable  pourtant 
d'en  affirmer  l'impossibilité  absolue.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
sous  nos  yeux,  encore  maintenant,  les  eaux  courantes,  c'est-à-dire 
les  rivières  petites  ou  grandes  de  la  Provence  occidentale  coulent 
dans  des  vallées  qui  répondent  à  d'anciennes  dépressions,  occu- 
pées jadis  par  les  eaux  des  lacs  ou  celles  de  la  mer,  plus  tard  fa- 
çonnées, agrandies  ou  simplement  modifiées. 

A  côté  des  révolutions  physiques  auxquelles  le  pays  doit  sa  con- 
figuration finale,  il  faut  placer  les  révolutions  organiques  ou  chan- 
gemens  opérés  dans  la  nature  des  êtres  vivans.  Habitée  dès  l'ori- 
gine et  n'ayant  jamais  cessé  d'être  en  partie  terre  ferme,  la  Provence 
a  toujoui*s  possédé,  à  côté  des  animaux  et  des  plantes  de  la  mer, 
des  animaux  et  des  i)lantes  terrestres.  Observée  à  ce  double  point 
de  vue,  elle  fournit  des  exemples  de  tous  les  changemens  biologi- 
ques qui  se  sont  autrefois  réalisés  et  de  la  façon  dont  ils  ont  dû 
s'accomplir.  Elle  se  prêle  par  cela  même  à  la  constatation  de  celte 
loi  séculaire,  dans  le  domaine  de  la  biologie  évolutive,  que  les 
êtres,  en  se  diversifiant,  ont  donné  lieu  à  autant  de  séries  qu'ils 
comptent  de  catégories  fondées  sur  la  combinaison  du  plan  de 
structure  et  de  l'adaptation  à  des  conditions  extérieures  détermi- 
nées. C'est  en  tenant  compte  do  ces  deux  points  de  vue,  réunis  et 
combinés,  que  l'on  conçoit  la  nécessité  do  distinguer  entre  elles  et 
de  séparer,  non-seulement  les  plantes  inférieures  des  supérieures 
et  les  marines  dos  terrestres,  mais  »!Ucore,  parmi  ces  dernières, 
celles  qui,  tout  en  étant  terrestres,  sont  en  môme  temps  inférieures 


LA    PROVENCE   PRIMITIVE.  831 

à  d'autres  d'un  rang  plus  élevé  et  d'une  origine  plus  récente  :  ce 
sont  là  des  séries,  et  chacune  d'elles  a  affecté  une  marche  spéciale. 
De  même,  en  ce  qui  touche  les  animaux,  les  aquatiques  et  les  ma- 
rins n'ont  pas  eu  les  mêmes  destinées  que  ceux  d'eau  douce,  ni 
que  les  terrestres  ;  et  les  terrestres  supérieurs  ne  se  sont  pas  com- 
portés comme  les  terrestres  inférieurs  ou  amphibies.  Parmi  les 
vertébrés,  plus  élevés  que  les  autres  animaux,  il  en  est,  comme  les 
poissons,  qui  sont  toujours  restés  aquatiques,  et,  parmi  les  verté- 
brés terrestres,  il  en  est,  comme  les  mammifères,   qui  tiennent 
incontestablement  le  premier   rang,    qu'ils  nagent  d'ailleurs  ou 
marchent  sur  le  sol,  en  se  divisant  en  séries  partielles,  chacune 
d'elles  ayant  son  histoire  et  suivant  sa  marche  à  part  des  autres. 
D'autres' enfin,  tels   que  les  oiseaux,   sont  voués  plus  spéciale- 
ment au  vol  et  à  la  vie  aérienne.  —  Eh  bien  !  il  n'est  aucune  de 
ces  catégories,    prises  dans  leur   ensemble  ou  dans  chacune  de 
leurs  subdivisions,  qui  n'ait  son  histoire,  qui  n'ait  évolué  à  part, 
enfin  qui  n'ait  été  l'objet  d'une  élaboration  spéciale.  Il  n'y  a  ja- 
mais eu,  on  peut  le  dire,  de  mouvement   impulsif  agissant  à  la 
fois  sur  tous  les  êtres,  pour  les  faire  avancer  ou  les  renouveler  ; 
mais  chaque  série,  une  fois  engagée  dans  les  voies  qui  lui  sont 
propres,  plus  ou  moins  hâtive  dans  sa  marche,  s'est  transformée 
plus  ou  moins  ^ite,  avant  de  se  fixer  définitivement  ;  les  séries  les 
plus  élevées  étant  aussi  les  dernières  à  revêtir  leurs  caractères  dif- 
lérentiels.  C'est  là  ce  qui  explique  les  contrastes  que  présente  la 
nature  vivante  à  chaque  moment  du  passé  où  il  nous  soit  donné  de 
l'interroger.  Les  êtres  «  s'attendent,  »  on  peut  le  dire;  les  uns  tou- 
chent au  but,  tandis  qu'il  reste  aux  autres  un  long  chemin  à  par- 
courir avant  de  l'atteindre.  Les  fougères  en  arbre  du  premier  âge 
ne  diffèrent  qu'à  peine  de  celles  de  nos  jours,  acclimatées  sur  les 
mêmes  rivages  que  leurs  devancières;  mais  la  masse  principale  du 
règne  végétal,  alors  à  peine  ébauché,  ne  se  complétera  que  vers  la 
fm  de  la  craie.  Depuis  lors,  le  monde  des  plantes  ne  changera  guère 
et  seulement  à  l'aide  de  migrations  et  de  substitutions  ;  naais  les 
oiseaux  et  les  mammifères  ne  présentent  encore  que  des  séries  ru- 
dimentaires;  il  faudra  des  siècles  par  milliers  avant  que  la  plupart 
de  ces  séries  aient  achevé  de  fixer  leurs  traits,  et  chacune  d'elles 
aura  sa  marche  plus  ou  mc>ins  rapide,  selon  le  degré  de  complexité 
qu'il  lui  sera  donné  d'acquérir.  L'homme  lui-même  se  montrera 
fidèle  à  cette  même  loi  ;  il  sera  le  couronnement  suprême  de  l'édi- 
fice de  la  création.  Il  apportera  en  ce  monde  un  élément  de  plus, 
celui  de  l'intelligence  raisonnée  et  consciente. 

G.  DE  Saporta. 


ETUDES 


POLltlOUES   ET    RELIGIEUSES 


DE     LA     SÉPARATION     DE     L'ÉGLISE     ET     DE     L'ÉTAT. 


Qu'entend-on  par  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état?  Comment 
la  conçoit-on  chez  nous  et  comment  la  pratique-t- en  au  dehors? 
Quelles  en  seraient  les  conséquences  dans  notre  France  de  la  fin  du 
xix"  siècle?  Autant  de  questions  qu'il  eût  semblé  oiseux  d'aborder 
il  y  a  quelques  années.  L'heure  vient  où  ce  qui  paraissait  du  do- 
maine de  la  théorie,  pour  ne  pas  dire  de  l'utopie,  pourrait 
bien  passer  dans  les  faits.  Les  événemens  marchent,  les  événe- 
mens  nous  poussent,  et,  loin  d'avoir  la  prétention  de  les  diriger,  nos 
gouvernans  se  laissent  humblement  mener  par  eux  là  où  souvent 
ils  préféreraient  ne  pas  aller.  Des  mesures  que  le  pays  ne  réclame 
pas,  auxquelles  le  pays,  pris  dans  son  ensemble,  est  manifestement 
contraire,  sont  votées  par  des  majorités  qui  en  réalité  ne  s'en  sou- 
cient point,  qui  parfois  même  y  répugnent,  et  qui  les  votent,  parce 
qu'elles  y  sont  entraînées  par  leurs  votes  antérieurs,  parce  qu'elles 
n'osent  i)oint  revenir  sur  leurs  pas  et  se  séparer  de  minorités  exi- 
geantes qu'elles  ont  suivies  trop  loin  pour  ne  pas  craindre  de  les 
abandonner.  C'est  là  qu'est  le  péril  do  la  situation  actuelle. 

Cela  semble  particulièrement  vrai  des  ail'aires  religieuses.  Le  gou- 
\  ernement  et  ses  majorités  s'y  sont  jetés  en  aveugles,  en  se  promet- 


ÉTIDES    POLITIQUES    ET    RELIGIEUSES.  833 

tant  de  faciles  victoires,  et  maintenant  ils  ne  savent  trop  comment  en 
sortir.  La  séparation  de  l'église  et  de  l'état  peut  ainsi  être  uq  jour 
prononcée  par  des  hommes  qui,  hier  encore,  s'en  proclamaient  les 
adversaires  résolus.  Les  ministres,  dans  leurs  déclarations,  l'agitent 
comme  un  épouvantail  contre  le  clergé.  Les  commissions  du  budget, 
dans  leurs  rapports,  se  vantent  de  la  préparer.  De  fait,  il  est  \Tai, 
ministres  et  députés  lui  demeurent  en  majorité  opposés  ;  mais  aujour- 
d'iiui  nos  chambres  et  notre  gouvernement  ne  font  pas- toujours  ce 
qu'ils  veulent,  ou  ne  veulent  pas  toujours  ce  qu'ils  font.  Les  ministres 
sont  souvent  étonnés  de  ce  qu'ils  proposent,  les  députés  affligés  de  ce 
qu'ils  acceptent.  Leur  politique  religieuse  peut  les  entraîner  jusqu'à 
une  extrémité  que  la  plupart  redoutent.  A  la  façon  dont  ils  procèdent, 
ils  risquent  de  s'y  trouver  bientôt  acculés.  Aussi  la  dénonciation  du 
concordat  est-elle  une  éventualité  qu'il  est  bon  d'envisager  pendant 
qu'il  en  est  temps  encore.  La  France  doit-elle  s'y  laisser  conduire, 
que  ce  soit  au  moins  les  yeux  ouverts,  en  voyant  où  on  la  mène. 

I. 

On  demande  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  mais  peut-on 
dire  qu'en  France  l'église  et  l'état  soient  aujourd'hui  réellement 
unis?  Nos  lois  ou  nos  mœurs  politiques  consacrent-elles  encore  l'as- 
sociation de  ce  que  nos  pères  appelaient  les  deux  pouvoirs?  Qu'on 
se  rappelle  comment  le  moyen  âge  concevait  l'union  «  des  deux  lu- 
minaires »  destinés  à  présider  de  concert  aux  sociétés  humaines. 
Trouve-t-on  rien  de  pareil  chez  nous  ?  Nos  juristes  sont-ils  les  dis- 
ciples des  scolastiques  et  enseigne-t-on ,  dans  nos  écoles,  que  la 
première  condition  d'un  bon  gouvernement  est  l'alliance  et  l'intime 
coopération  de  l'état  avec  l'église?  Voit-on  dans  les  chambres  de  la 
république  française,  comme  autrefois  dans  les  palais  des  républi- 
ques italiennes,  à  Sienne,  par  exemple,  des  fresques  symboliques, 
chargées  de  rappeler  sans  cesse  à  nos  législateurs  ce  principe  fon- 
damental des  sociétés  chrétiennes? 

De  nombreux  états  catholiques  ou  hétérodoxes  ont,  avec  plus  ou 
moins  de  logique,  poursuivi,  durant  des  siècles,  ce  noble  et  déce- 
vant idéal.  Or,  nous  le  demandons  de  nouveau,  que  reste-t-il  en 
France  aujourd'hui  de  cette  ancienne  tradition  des  âges  de  foi?  Où 
est,  encore  un  coup,  l'union  entre  l'église  et  l'état?  Avant  de  la  briser 
il  importe  de  savoir  en  quoi  elle  consiste. 

Est-ce  qu'en  France  les  commandemens  de  l'église  sont  lois  de 
l'état?  Est-ce  que  ses  préceptes  font  autorité  vis-à-vis  de  la  législa- 
tion ou  des  tribunaux?  Le  repos  du  dimanche  est- il  consacré  par 
la  loi,  comme  il  l'est  encore  en  tant  d'états  contemporains?   La 

TOMB  Lxxiv   —  1886.  53 


83 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

profession  du  christianisme  ou  d'une  religion  quelconque  est-elle 
obligatoire  pour  remplir  une  fonction  publique?  Impose-t-on  à  nos 
députés  oij  à  nos  fonctionnaires  un  serment  religieux  qui  froisse  la 
conscience  des  Bradlaugh  français?  L'église  a-l-elle  des  tribunaux 
particuliers,  comme  chez  nous  jadis,  comme  en  Russie  encore  au- 
jourd'hui? Â-t-elle,  de  même  que  le  saint  synode  de  Pètersbourg, 
sa  censure  pour  les  livres  qu'elle  juge  pernicieux?  Le  clergé  forme- 
t-il  encore  ijn  ordre  dans  l'état,  comme  en  France  autrefois,  comme 
naguère  en  Suède  et  aujourd'hui  encore  en  Finlande?  Ses  chefs,  ses 
évêques  sont-ils  de  droit  au  nombre  des  législateurs,  s'asseyent-ils 
dans  la  chambre  haute  comme  en  Angleterre  ou  en  Hongrie  ?  Les 
portes  du  sénat  de  la  république  s'ouvrent-elles  spontanément  de- 
vant la  robe  rouge  des  cardinaux  ?  Est-ce  que  les  congrégations  et 
les  ordres  religieux  sont  en  possession  de  privilèges,  et  les  vœux 
monastiques  seraient-ils  reconnus  et  sanctionnés  par  l'état?  L'in- 
struct)on  publique  est-elle  abandonnée  aux  mains  du  clergé  et  la  loi 
lui  reconnaît-elle  un  di'oit  de  tutelle  sur  les  écoles  et  les  établisse- 
mens  d'enseignement?  Est-ce  que  la  liberté  de  penser  serait  gênée 
par  le  concordat,  ou  la  philosophie  universitaire  réduite  au  rôle  de 
servante,  «  d'ancelle  »  de  la  théologie?  Le  mariage  religieux  est-il 
le  seul  mariage  légal  et,  comme  dans  une  moitié  de  l'Europe,  le 
clergé  est-il  toujours  juge  de  la  valeur  et  de  la  durée  du  lien  con- 
jugal? Les  registres  de  l'état  civil  ont-ils  été  rendus  aux  mains  des 
prêtres  et  les  maires  placés  dans  la  dépendance  des  curés?  Les  pas- 
teurs de  l'église,  en  un  mot,  détiennent-ils  une  part  de  la  puissance 
publique?  Exercent-ils,  au  nom  de  la  loi,  une  influence  quelconque 
sur  les  affaires  nationales,  départementales,  communales? 

Non,  l'église  n'a  aucun  privilège  politique;  elle  ne  possède  aucun 
droit  d'ingérence  dans  l'éiat;  elle  ne  jouit  d'aucun  pouvoir  sur 
l'administration,  la  justice,  l'enseignement:  sur  tous  ces  points,  dans 
tous  les  domaines  de  la  vie  publique,  il  y  a,  en  fait,  séparation,  et 
séparation  complète  (1).  Pour  tout  cela,  l'état  est  entièrement  sé- 
cularisé, ou,  selon  le  barbarismedu  jour,  il  est  laïcisé.  11  nedemaiide 
même  plus  à  l'église  ses  prières.  Loin  que  l'état  ait  un  caractère 
confessionnel,  il  n'y  a  môme  pas  en  France  de  religion  d'état.  Les 
ministres  de  l'église,  et  la  religion  avec  eux,  ont  été  relégués  dans 
le  sanctuaire.  La  société  civile  et  la  société  religieuse  sont  entière- 
ment distinctes.  Gela  est  si  vrai  que  cela  fournit  un  argument  |x)ur 
réclamer  la  rupture  des  derniers  liens  entre  l'état  et  ^égli^;e. 
On  reconnaît  implicitement,  on  proclame  avec  fierté  la  sécularisa- 

(1;  Noos  Rommcs  beurouxde  nous  rencontrer,  sur  ce  point,  avec  M.E.OIlivier  dans 
•on  Nomv$au  Manuel  de  droit  «ccUsiaitiquê;  voyez  notaiument,  p.  353  etS75. 


ÉTUDES   POLITIQUES    ET   RELIGIEUSES.  835 

tion  de  la  société  et  l'on  dit  que,  dans  une  société  laïque  comme  la 
nôtre,  il  ne  peut  subsister  aucune  attache,  aucune  relation  officielle 
entre  l'église  et  l'état,  entre  l'église  confinée  dans  sa  mission  spiri- 
tuelle, et  l'état  laïque  devenu  neutre  ou  indifférent  en  matière 
de  foi. 

Quels  sont  les  liens  qui,  en  dépit  d'un  siècle  de  sécularisation, 
persistent  entre  l'église  et  l'état?  Ils  sont  en  somme  très  simples  et 
très  lâches  :  ils  n'ont  rien  des  chaînes  que,  à  d'autres  époques,  la  puis- 
sance ecclésiastique  a  prétendu  imposer  à  l'autorité  temporelle;  ils 
n'ont  rien  de  ce  qui  constitue  une  union  effective,  telle  qu'il  en  sub- 
siste encore  en  certains  pays.  En  réalité,  ce  qu'il  y  a  entre  l'église 
et  l'état,  ce  sont  moins  des  liens  proprement  dits  que  des  engage- 
mens  mutuels.  L'état  et  l'église,  en  rentrant  chacun  dans  sa  sphère 
propre,  se  sont  entendus  pour  conclure  un  modus  rirendi,  destiné 
non  à  restaurer  leur  ancienne  intimité,  mais  à  faciliter  leurs  nou- 
veaux rapports  et  à  leur  permettre  de  vivre  côte  à  côte,  en  dehors  de 
l'union  brisée  par  la  révolution.  Ce  modus  vivendi  est  sorti  d'un 
traité,  conclu  dans  l'intérêt  des  deux  parties,  et  où  l'état  n'a  été 
guidé  que  par  des  considérations  d'ordre  politique  et  non  d'ordre 
religieux.  Ce  traité,  qui  n'est  autre  que  le  concordat  de  1801,  a  beau- 
coup moins  été  un  traité  d'alliance  qu'un  traité  de  paix  ;  le  rompre 
serait  une  déclaration  de  guerre. 

En  quoi  se  résume,  en  réalité,  l'acte  de  i80l  ?  En  deux  clauses 
l'une  au  profit  de  l'église,  l'autre  au  profit  de  l'état;  car,  de  même 
que  la  plupart  des  traités,  le  concordat  a  été  conclu  sur  le  principe 
du  Do  ut  des.  L'église,  durant  la  tourmente  révolutionnaire,  avait 
été  dépouillée  de  ses  biens  et  de  ses  temples  :  le  concordat  lui  a 
rendu  ses  temples  et,  en  compensation  de  ses  biens  aliénés  au  profit 
de  la  nation,  il  a  promis  aux  ministres  du  culte  un  traitement. 
L'état,  en  revanche,  a  reçu  de  l'église  le  droit  de  désigner  ses  prin- 
cipaux pasteurs,  droit  qui  concède  au  pouvoir  laïque  une  sorte  d'au- 
torité dans  le  sanctuaire,  car  en  toute  chose,  et  dans  l'administration 
de  l'église  spécialement,  le  choix  des  personnes  est  de  haute  impor- 
tance. A  bien  regarder  les  faits,  il  résulte  du-  concordat  que,  s'il  y  a 
ingérence,  empiétement  d'un  pouvoir  sur  l'autre,  ce  n'est  nulle- 
ment de  l'église  sur  l'état,  de  l'autorité  religieuse  sur  le  pouvoir 
civil  ;  c'est  bien  plutôt  du  pouvoir  civil  sur  l'autorité  religieuse,  de 
l'état  sur  l'église.  Et  cela  s'explique  par  la  situation  des  deux  par- 
ties au  moment  où  elles  ont  traité  ensemble.  L'état,  représenté 
par  le  premier  consul,  était  alors  à  l'apogée  de  sa  force  au  dedans 
comme  au  dehors,  tandis  que  l'église,  ébranlée  par  la  révolution 
en  Italie  non  moins  qu'en  France,  était  humainement  plus  faible- 
qu'à  aucune  époque  antérieure  ou  postérieure. 


836  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Si,  entre  l'église  et  l'état,  il  subsiste  des  liens  réels,  c'est  bien 
plutôt  l'ég'ise  qui  est  liée  à  l'état  que  l'état  qui  est  enchaîné  à 
l'église.  Veut-on  voir  là  une  servitude,  laquelle  des  deux  parties  est 
asservie?  Est-ce  la  société  civile,  est-ce  l'état  qui  nomme  et  qui 
paie,  comme  ses  fonctionnaires,  les  ministres  et  les  dignitaires  de 
l'église?  Évidemment  non;  si  un  pareil  contrat  avait  quelque  chose 
de  servile  et  d'humiliant  pour  quelqu'un,  ce  serait  bien  plutôt  pour 
l'église  et  pour  ses  ministres,  choisis  et  payés  par  l'état.  On  sait  que 
c'est  ainsi  qu'en  jugeaient,  vers  1830,  nombre  de  catholiques,  et 
non  les  moins  illustres,  Lamennais  et  Lacordaire;  ils  voyaient,  dans 
le  régime  inauguré  en  1801,  une  sorte  de  servage  ou  de  vasse- 
lage  de  l'église.  Ils  prétendaient  l'en  affranchir  au  nom  de  la  liberté, 
et  comment?  Par  la  séparation.  Quelque  téméraires  que  fussent 
au  point  de  vue  pratique  les  vues  de  l  Avenir,  Lamennais  et  Lacor- 
daire étaient  assurément  plus  logiques,  en  réclamant  la  séparation 
dans  l'intérêt  de  l'église,  que  les  libres  penseurs  qui  la  réclament 
dans  l'intérêt  de  l'état. 

Juge-t-on  trop  étroits  les  liens  qui  rattachent  encore  l'état  à 
l'église,  l'état  n'a,  pour  les  rompre,  qu'à  renoncer  à  la  nomination 
des  évêques  et  des  curés,  aussi  bien  qu'aux  droits  de  police  qu'il 
s'est  arrogés  par  les  articles  organiques.  Voilà  vraiment  ce  que  se- 
rait la  séparation,  et  l'on  ne  voit  pas  ce  qu'y  gagnerait  l'état.  Car, 
pour  le  traitement  du  clergé,  dont  Lamennais  et  Lacordaire  faisaient 
volontiers  fi,  pour  le  budget  des  cultes,  ce  n'est  là  en  somme, 
nous  y  reviendrons  tout  à  l'heure,  qu'une  dette  de  la  nation,  dette 
reconnue  solennellement  par  ses  représentans  et  que  l'état  ne  pour- 
rait répudier  sans  une  mauvaise  foi  manifeste.  En  dehors  du  trai- 
tement qu'il  reçoit  et  que  l'on  peut  d'ailleurs  justifier  par  des  con- 
sidérations d'intérêt  public,  nous  ne  voyons  pas  ce  que  le  clergé 
perdrait  à  la  dénonciation  du  concordat. 

Que  trouve-t-on,  en  effet,  dans  cet  acte  fameux,  en  dehors  des 
points  que  nous  venons  de  résumer?  Rien,  si  ce  n'est  la  dô:laration 
que  la  religion  catholique  «  est  la  religion  de  la  grande  majorité  du 
peuple  français.  »  Mais, ce  n'est  là  que  la  reconnaissance  d'un  fait, 
assurément  moinscontestableaujourd'hui  qu'au  début  du  siècle.  Il  y 
a  bien  dans  le  concordat  un  article  1",  garantissant  à  la  religion  'a- 
tholique  l'exercice  public  de  son  culte  ;  mais  le  môme  article  a  soin 
d'édicter  que  le  culte  ne  sera  public  «  qu'en  se  conformant  aux 
règlemens  de  police  que  le  gouvernemeat  jugera  nécessaires  pour 
la  tranquillité  publique.  »  Et  cette  réserve,  l'on  sait  comment  l'en- 
tendent le  gouvernement  ou  les  municipalités.  Dans  une  grande 
partie  du  territoire,  le  culte  catholique  est  moins  public  qu'en  des 
pays  mahométans  comme  la  Turquie. 


EUDES    POLITIQUES   ET   RELIGIELSES.  837 

On  dira  que  le  clergé  retire  du  système  concordataire  certains 
avantages  indirects  qui  ont  leur  prix,  l'exemption  lu  service  mili- 
taire notammeni;.  ^'ous  n'y  contredirons  pas  ;  mais  encore  pourrait- 
on  observer  que  pareille  exemption  a  été  accordée  au  clergé  dans 
un  intérêt  public,  tout  comme  aux  insiituteurs  et  à  maints  fonc- 
tionnaires. En  dehors  même  de  cette  considération,  en  dehors  de 
l'obligation  morale  pour  l'état  de  ne  pas  entraver  le  recrutement  du 
clergé,  nous  nous  permettrons  de  faire  remarquer  que,  dans  les 
pays  où  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  est  complète,  aux 
États-Unis,  par  exemple,  on  n'a  jamai-;,  pas  même  au  momeni  des 
levées  en  masse,  durant  la  guerre  de  sécession,  prétendu  imposer 
le  service  militaire  aux  ministres  des  différentes  confessions.  On  eût 
vu  là  une  atteinte  manifeste  à  la  liberté  religieuse  et  au  libre  exer- 
cice du  culte.  Pour  songer  à  faire  porter  le  mousquet  aux  curés  ou 
aux  séminaristes,  il  faut  être  en  guerre  plus  ou  moins  ouverte  avec 
l'église,  comme  l'est  aujourd'hui  la  république  en  France,  ou  la 
monarchie  de  Savoie  en  Italie.  Et  cette  exemption  du  service  mi- 
litaire, si  le  régime  concordataire  l'implique  moralement,  le  con- 
cordat ne  la  garantit  pas  formellement.  Pour  se  donner  la  satisfac- 
tion de  faire  passer  les  jeunes  tonsurés  du  séminaire  à  la  caserne, 
la  dernière  chambre  ne  s'est  nullement  crue  obligée  de  dénoncer 
l'acte  de  1801.  D'après  nos  législateurs,  la  seule  immunité  qu'on 
ait  laissée  au  clergé  peut  ainsi  être  supprimée  par  une  loi,  sans 
rompre  avec  la  politique  «  strictement  concordataire.  »  Qu'ont 
donc  en  vue  les  partisans  de  la  séparation,  puisque,  pour  priver 
l'église  de  la  dernière  apparence  de  privilège,  ils  affirment  n'avoir 
pas  besoin  de  supprimer  le  concordat?  Ce  qu'ils  poursuivent,  sous 
le  nom  de  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  c'est  tout  bonnement 
la  suppression  du  budget  des  cultes,  c'est-à-dire  la  spoliation  du 
clergé. 


II. 


Il  y  a  là  une  confusion  due  en  partie  à  l'ignorance,  en  partie  à  la 
mauvaise  foi.  L'église  et  le  clergé  ayant  chez  nous  perdu  tout  pri- 
vilège public  ou  privé,  ce  que,  par  euphémisme,  l'on  réclame  sous 
le  nom  de  séparation  de  l'église  et  de  l'éta^  ce  n'est,  pour  la  plu- 
part de  nos  radicaux,  que  la  radiation  du  budget  des  cultes.  On 
confond,  pour  emprunter  le  langage  de  nos  voisins  d'outre-Manche, 
le  disestablishment  avec  le  disendowment.  On  semble  croire  que, 
entre  l'église  et  l'état,  OLtre  un  clergé  et  une  nation,  le  principal 
trait  d'union,  ce  sont  les  liens  matériels  et,  pour  tout  dire,  pécu- 


838  RJiVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

niaires.  Ce  n'est  pas  là  seulement  un  point  de  vue  grossier,  bien 
digne  de  démagogues  avant  tout  préoccupés  des  intérêts  maté- 
riels; c'est  un  préjugé  d'ignorans,  une  erreur  historique,  une  hé- 
résie politique.  Un  budget  des  cultes  n'est  nullement  le  signe  ou  la 
condition  de  Tunion  de  l'église  et  de  l'état.  Loin  de  là,  cette  union 
a  duré  des  siècles  en  des  pays  où  l'état  ne  servait  aucun  traite- 
ment au  clergé,  où  l'église  vivait  de  ses  propres  ressources,  tout 
comme  de  nos  jours  aux  Etats-Unis,  sous  le  régime  de  la  sépara- 
tion. Bien  mieux,  dans  le  pays  de  l'Europe  où  l'église  et  l'état  sont 
aujourd'hui  le  plus  intimement  associés,  en  Russie,  l'église  ortho- 
doxe ne  recevait  naguère  encore  presque  rien  de  l'état.  C'est  tout 
récemment  qu'a  commencé  à  s'introduire,  dans  les  finances  russes, 
une  sorte  de  budget  des  cultes  ou  mieux  du  culte  dominant.  Jus- 
que-là le  clergé  séculier,  «  le  clergé  blanc  »  vivait  des  libres  rede- 
vances des  fidèles,  du  casuel  et  de  la  vente  des  cierges.  Gela  n'em- 
pêthait  pas  l'église  orthodoxe  d'être  légalement  revêtue  d'une  sorte 
de  monopole  religieux  ;  cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  en  posses- 
sion de  nombreux  privilèges,  de  conserver  ses  tribunaux  et  même 
sa  censure  spirituelle  ;  privilèges  qu'elle  payait  naturellement  au 
pouvoir  en  déférence  et  en  dépendance. 

Rien  donc  de  plus  erroné  que  de  réduire  le  problème  de  la  sé- 
paration de  l'église  et  de  l'état  à  une  question  de  budget,  à  une 
question  d'argent.  S'il  semble  en  être  ainsi  en  France,  c'est  qu'ainsi 
que  nous  le  constations  tout  à  l'heure,  il  n'y  a  plus  en  France 
d'église  d'état;  c'est  que,  depuis  la  révolution,  il  n'y  a  pas  de  véri- 
table union  entre  l'église  et  le  pouvoir  civil  ;  qu'en  fait  le  disesta- 
bliahment  est  accompli,  la  séparation  des  deux  pouvoirs  presque 
entièrement  effectuée.  Puisqu'en  France  la  séparation  se  borne  pra- 
tiquement à  la  suppression  du  budget  des  cultes,  examnions  un 
instant  la  nature  de  ce  budget,  les  raisons  que  l'on  fait  valoir 
pour  le  supprimer,  les  raisons  qu'on  leur  oppose  pour  le  main- 
tenir. 

L'état,  disent  les  partisans  de  la  séparation,  et  c'est  là  leur  ar- 
gument le  plus  fréquent  aussi  bien  que  le  plus  sérieux,  l'éUit  ne 
doit  employer  les  deniers  j)ublics  que  pour  des  services  publics. 
Or,  l'entretien  du  culte  et  de  ses  ministres  n'est  pas,  à  proprement 
parler,  un  service  public.  La  religion  relevant  de  la  conscience 
individuelle,  chaque  citoyen  étant  libre  de  croire  ou  de  ne  pas 
croire,  c'est  à  l'individu,  c'est  au  croyant  de  {)ourvoir  aux  besoin8 
de  son  église.  L'état  ayant  renoncé  à  s'immiscer  dans  Ns  querelles 
religitnises  et  se  proclamant  lui-môme  incompétent  en  matière  de 
doctrine,  l'état  n'a  p;is  à  se  mêler  de  l'entretien  des  temples  pas 
plus  qu'à  s'immiscer  dans  la  nomination  des  dignitaires  ecclésiasti- 


ÉTUDES   POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES.  839 

ques.  Cela  e^^t  en  dehors  de  sa  sphère  naturelle  ;  s'il  contmue  à 
s'occuper  de  pareils  soins,  c'est  un  reste  de  l'alliance  sur-année  de 
ce  qu'on  appelait  les  deux  pouvoirs,  un  reste  de  l'ancienne  confu- 
sion du  temporel  et  du  spirituel.  Dans  une  société  tout  entière 
sécularisée,  chez  un  peuple  qui  ne  reconnaît  d'autre  pouvoir  et 
d'autre  souveraineté  que  létat,  un  budget  des  cultes  est  une  ano- 
malie choquante.  Cent  ans  après  la  révolution,  cela  devient  un  ana- 
chronisme. Il  faut  bifter  du  budget  le  chapitre  des  cultes, ou  recon- 
cer  à  tous  les  principes  de  la  révolution  pour  revenir  franchement 
à  une  église  d'état  ;  car  le  régime  actuel  n'est  qu'un  compromis 
bâtard  entre  les  préjugés  ou  les  traditions  de  l'ancienne  société  et 
les  principes  essentiels  du  droit  moderne.  Si.  comme  vous  le  dites, 
la  séparation  est  aux  trois  quarts  efiectuée,  c'est  une  raison  de  plus 
pour  l'achever  résolument,  sous  peine  de  contradiction,  sous  peine 
d'illogisme. 

Vulgaire  ou  savante,  telle  est  en  résumé  l'objection  la  plus  son- 
vent  dirigée  contre  le  régime  concordatah-e.  Il  serait  puéril  d'en 
contester  la  valeur.  Elle  s'appuie  sur  des  idées  dont  est  pénétrée 
toute  notre  société  moderne.  Elle  a  pour  elle  l'autorité  toujours  si 
grande  des  théories  absolues,  avec  le  prestige  de  la  logique  qui  im- 
pose à  la  masse  des  intelligences.  Elle  aurait,  par  cela  seul,  la  fa- 
veur de  la  démocratie,  partout  éprise  des  idées  simples  et  des 
solutions  tranchées,  parce  qu'elle  n'a  ni  assez  de  lumières  ni  assez 
de  réflexion  pour  saisir  la  complexité  des  choses. 

Sur  les  esprits  cultivés  au  contraire,  sur  les  esprits  politiques  en 
particulier,  médiocre  est  la  recommandation  de  la  logique.  Ils  sa- 
vent qu'en  politique,  rien  n'est  dangereux  comme  d'aller  à  l'extré- 
mité des  principes.  Pour  les  gouvernemens,  les  maximes  spécula- 
tives sont  loin  d'être  toujours  des  guides  sûrs  ;  mieux  vaut  parfois 
l'empirisme.  La  logique  est  l'opposé  de  la  politique  et  l'homme 
d'état  habite  aux  antipodes  du  géomètre.  Aussi,  l'accusation  d'in- 
conséquence ne  suffit-elle  pas  en  pareille  matière  à  motiver  une 
condamnation,  ou  bien  il  est  permis  d'appeler  de  la  sentence. 

L'inconséquence  est-elle  cependant  aussi  manifeste  qu'elle  le  pa- 
raît à  certains  esprits?  Est- il  interdit  de  s'inscrire  en  faux  contre 
la  contradiction  ?  Nous  n'avons  pas  en  vue  en  ce  moment  les  par- 
tisans de  l'union  intime  de  l'église  et  de  l'état,  les  théologiens  ou 
les  philosophes  pour  lesquels  l'alliance  du  spirituel  et  du  temporel 
est  la  règle,  la  norme  éternelle  dont  les  sociétés  ont  le  devoir  de  ne 
pas  s'écarter.  A  ceux-là  nous  ne  disputerons  pas  le  droit  de  décla- 
rer le  régime  actuel  essentiellement  inconséquent  et  illogique.  Nous 
parlons  ici  des  hommes  qui,  avec  la  plupart  des  publicistes  mo- 
dernes, sont  convaincus  de  l'incompétence  de  l'état  en  matière  de 


840  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

doctrine.  Pour  ceux-là,  pour  ceux  qui  ne  croient  pas  que  l'état  ait 
charge  d'âmes,  y  a-t-il  contradiction  à  lui  laisser  le  fardeau  de 
l'entretien  du  cuite  en  lui  refusant  le  droit  de  juger  la  doctrine? 
Est-il  vrai  que,  s'il  subventionne  les  ministres  de  la  religion,  l'état 
doit  s'ériger  en  juge  de  la  religion  ;  et  que,  s'il  renonce  à  imposer 
un  dogme,  il  doit  renoncer  à  l'entretien  de  tout  culte  ? 

Pour  résoudre  la  question,  il  faudrait  d'abord  s'entendre  sur  ce 
qui  est  du  domaine  naturel  de  l'état,  en  d'autres  termes,  sur  les 
attributions  et  sur  les  limites  de  la  puissance  publique.  Or,  quel 
problème  plus  complexe,  plus  délicat?  Quel  problème  a  jamais  reçu 
des  solutions  plus  diverses  selon  les  époques,  selon  les  écoles, 
selon  les  intérêts  des  partis?  Quels  sont  les  devoirs  et  quels  sont  les 
droits  de  l'état,  ce  serait  là  en  vérité  la  première  question  à  tran- 
cher, et  tout  homme  de  bonne  foi  confessera  que  ce  n'est  point  là 
une  besogne  aisée.  Nous  la  laisserons  provisoirement  à  de  plus 
présomptueux,  nous  bornant  ici  à  une  ou  deux  remarques. 

A  d'autres  époques,  il  a  pu  être  facile  de  raisonner  sur  ce  ter- 
rain, tout  le  monde  étant  à  peu  près  d'accord  en  principe.  Il  n'en 
est  plus  de  même  aujourd'hui;  jamais  les  hommes  n'ont  plus  dis- 
cuté sur  la  nature  et  les  fonctions  de  l'éiat,  et  jamais  ils  ne  se  sont 
moins  entendus.  Les  uns,  fidèles  aux  traditions  politiques  ou  éco- 
nomiques de  l'école  libérale,  redoutent  l'extension  démesurée  des 
pouvoirs  publics  aux  dépens  de  la  liberté  et  de  l'initiative  indivi- 
duelles. Les  autres,  cédant  aux  penchans  autoritaires  et  aux  impé- 
rieuses exigences  de  la  démocratie,  tendent  à  élargir  en  lous  sens 
les  attributions  des  pouvoirs  publies  (1).  Or,  dans  lequel  des  deux 
camps  se  recrutent  la  plupart  des  tenans  de  la  séparation  de 
l'église  et  de  l'état?  Il  semble  que  ce  devrait  être  surtout  parmi  les 
libéraux  enclins  à  resserrer  les  limites  de  l'action  de  l'état.  Est-ce 
'à  ce  que  nous  voyons?  Chacun  sait  que  c'est  précisément  le  con- 
traire. Si,  parmi  les  libéraux,  il  se  rencontre  encore  quelques  par- 
tisans théoriques  de  la  séparation,  tels  que  naguère  M.  Laboulaye, 
ou  M.  de  Pressensé  aujourd'hui,  c'est  là,  en  France,  une  exception. 
Les  plus  nombreux  comme  les  plus  bruyans  avocats  de  la  sépara- 
tion appartiennent  sans  conteste  à  la  démocratie  radicale,  dont 
toutes  les  doctrines  poussent  à  l'extension  de  la  sphère  des  pou- 
voirs publics.  Les  hommes  qui  réclament  hautement  de  iiou\  elles 
'^t  multiples  fonctions  pour  l'état,  ou  pour  la  commune,  sont  préci- 
sément ceux  qui  dénient  le  plus  catégoriquement  à  la  commune  ou 
a  l'état  le  droit  d'entretenir  le  culte.  Il  y  a  là  une  logique  sut  gene- 

(\)  Voyez,  dans  U  Revue  du  15  mai  1885,  Pétude  intitulée:  les  Mécompte»  du  libé- 
ralisme. 


ÉTDDES    POLITIQUES    ET    RELIGEECSES.  841 

ris  qu'il  a'est  pas  inutile  de  signaler,  et  dont  les  déviations  s'expli- 
quent non  pas  par  les  principes,  mais  par  les  passions. 

Quelles  facultés,  en  effet,  ne  revendique  pas  pour  l'état  une  cer- 
taine démocratie,  et  quelles  charges,  en  même  temps,  n'a-t-elle  pas 
la  prétention  de  lui  imposer?  A  l'état,  suivant  elle,  non  seulement 
l'administration,  la  justice,  la  police,  mais  l'enseignement  sous  toutes 
ses  formes,  mais  la  bienfaisance,  mais  les  assurances,  mais  le  cré- 
dit et  les  monopoles  financiers  ou  industriels,  avec  la  tutelle  de  tous 
les  citoyens.  A  l'état,  érigé  en  Providence  terrestre,  de  veiller  au 
bien-être  de  chacun,  de  satisfaire  à  tous  les  besoins  physiques  et 
moraux  de  l'humanité.  Et  les  démocrates,  qui  prêchent  cette  exten- 
sion de  la  vigilance  et  de  l'activité  de  l'état  à  toute  la  vie  maté- 
rielle et  intellectuelle  du  citoyen,  ne  songent  pas  que,  pour  certains 
esprits,  le  sentiment  religieux  puisse  être  au  nombre  de  ces  instincts 
de  l'humanité  que  l'état  a  mission  de  satisfaire. 

L'instruction,  l'éducation  des  générations  nouvelles  est  procla- 
mée comme  une  des  fonctions  essentielles  de  l'état.  Pour  la  lui 
faire  mieux  remplir,  on  n'hésite  pas  à  lui  faire  enseigner  dans  ses 
écoles  une  morale  oCBcielle,  dite  laïque  et  scientifique,  qui  tient  la 
place  de  l'ancien  catéchisme  ;  et  l'on  ne  pense  point  que  nombre  de 
chefs  de  famille  peuvent  voir  dans  la  religion  un  moyen  d'éducation 
et  une  maîtresse  de  morale,  un  peu  plus  efficace  que  les  meilleurs 
manuels  de  morale  civique.  De  tous  les  procédés  d'éducation  aux- 
quels puisse  recourir  la  pédagogie,  on  oublie  que  la  religion  est 
encore  le  plus  simple  et  le  mieux  adapté  à  l'enfance,  le  plus  pra- 
tique et  le  plus  démocratique,  car  il  est  à  la  portée  de  tous,  et  l'on 
ne  voit  pas  que,  dans  l'intérêt  même  de  l'état,  il  doit  rester  à  la  por- 
tée de  tous.  On  admet  que  l'état  doit  encourager  tout  ce  qui  assure 
l'ordre  public,  tout  ce  qui  peut  contribuer  au  progrès  des  mœurs; 
et  l'on  ne  sait  pas  que,  pour  nombre  d'esprits,  les  bonnes  mœurs 
n'ont  pas  de  meilleur  garant  que  les  idées  religieuses,  que  l'évan- 
gile et  le  christianisme.  Libre  à  chacun  de  ne  voir  dans  le  prêtre, 
selon  une  expression  de  la  révolution,  qu'un  officier  de  morale  ; 
mais,  pour  combien  de  millions  de  Français  de  tout  âge  et  de  tout 
sexe,  cet  officier  de  morale  ne  vaut-il  pas  le  gendarme  ou  le  ser- 
gent de  ville  ?  N'est-ce  point  Montesquieu  qui  écrivait  :  «  Moins  la 
religion  sera  réprimante,  plus  les  lois  civiles  devront  réprhner(l).)> 

Pour  le  véritable  homme  politique,  de  même  que  pour  le  penseur 
uniquement  soucieux  du  bien  public,  c'est  là  le  point  de  vue  le 
plus  simple  aussi  bien  que  le  plus  sûr.  Quelque  opinion  qu'on  ait  de 
la  valeur  intrinsèque  des  différentes  formes  religieuses,  la  religion 

(1)  Esprit  des  lois,  livre  xxrr,  chap.  juv. 


842  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

demeure  incontestablement  aujourd'hui,  tout  comme  à  l'enfance 
des  sociétés,  un  agent  de  moralisation,  un  agent  d'éducation.  Sur 
le  roc  de  l'égoïsme,  sur  le  sable  de  la  frivolité,  elle  sème  gratuite- 
ment la  vertu  et  ledévoûment,  et,  pour  les  maux  de  l'existence,  elle  a 
des  consolations  dont  nul  autre  ne  possède  le  secret.  Elle  dresse  le 
pauvre  à  la  patience  et  à  la  résignation,  le  riche  à  la  charité  et  à 
l'humilité.  Elle  enseigne  l'égalité  et  la  fraternité.  A.  ce  titre,  l'état  et 
le  gouvernement  ont  tout  profit  à  l'encourager  et  à  en  subventionner 
les  ministres.  La  religion  reste  en  somme  la  plus  profonde  comme 
la  plus  ancienne  base  des  sociétés  humaines.  Telle  est  la  vérité,  tel 
est,  pour  tout  homme  sans  préjugés,  le  point  de  vue  pratique,  et  en^ 
politique,  rien  encore  une  fois  ne  vaut  le  point  de  vue  pratique.  A 
cet  égard,  il  ne  saurait,  en  dehors  des  fanatiques  de  la  libre  pen- 
sée, y  avoir  de  doute  pour  personne.  L'intérêt  social  est  évident  et 
l'état  n'a  pas  le  droit  de  s'en  désintéresser.  C'est  là  un  tel  lieu-com- 
mun qu'insister  serait  faire  injure  au  lecteur;  nous  nous  le  per- 
mettrons d'autant  moins  que  nous  l'avons  récemment  fait  ailleurs  (1). 
On  a  le  droit  de  se  demander  s'il  peut  y  avoir  un  peuple  libre,  sans 
foi  à  Dieu  et  à  la  liberté  morale  ;  il  n'est  pas  permis  d'imaginer  que 
la  société  et  la  morale  publique  aient  à  se  féliciter  du  déclin  du  sen- 
timent religieux. 

Nous  sommes,  pour  notre  part,  de  ceux  qu'effraie  l'extension 
croissante  des  fonctions  que  s'arrOge  l'état.  Nous  sommes  aussi  de 
ceux  qui  professent  l'incompétence  de  l'état  en  matière  de  foi  et 
refusent  au  pouvoir  le  droit  d'imposer  un  dogme  religieux  ou  phi- 
losophique. A  ce  double  égard,  nous  serions  résolument  opposés  à 
ce  que  l'état  s'ingérât  dans  les  affaires  de  la  conscience  individuelle  ; 
à  ce  qu'il  prétendît  s'ériger  en  maître  et  en  directeur  des  âmes. 
Si  nous  dénions  à  l'autorité  publique  le  droit  de  violenter  les  con- 
sciences ou  de  prendre  parti  dans  les  querelles  théologiques,  nous 
croyons  que,  au  point  de  vue  du  bien  de  la  société  et  du  véritable 
patriotisme,  l'état  a  tout  avantage  au  maintien  et  à  la  diffusion  des 
idées  religieuses  qui,  pour  nombre  de  créatures  humtûnes,  se  con- 
fondent avec  l'idée  môme  du  devoir.  Gela  seul,  à  notre  sens,  l'au-^ 
toriserait  à  subvenir  aux  frais  du  culte,  ce  qu'il  peut  faire,  pour  son 
propre  bien  et  pour  sa  propre  (in,  sans  devenir  le  champion  d'aucun 
dogme,  en  conservant  même  la  neutralité  entre  lesdiverees  doctrines. 
N'est-ce  pas  ainsi,  du  reste,  que  les  choses  se  passent  en  Franco? 
En  pareil  cas,  qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  si  l'état  prête  à  la 
religion  un  concours  pécuniaire,  c'est  en  vue  d'avantages  tempo- 

(1)  Voyei  lei  Catholiques  libéraux,  l'Êglite  et  le  Libéralisme  de  1850  à  nos  jours. 
Paris,  1885,  chap.  i. 


ÉTUDES   POLITIQDES   ET    RELIGIEUSES.  843 

rels  et  non  pour  des  considérations  théologiques,  c'est  dans  l'inté- 
rêt moral  et  matériel  de  la  société  et  non  dans  l'intérêt  d'une  église. 
Gela  est  particulièrement  manifeste  lorsqu'ainsi  qu'en  France,  l'état, 
dans  son  impartialité,  subventionne  à  la  fois  différens  cultes. 

Qu'un  théologien  blâme  cette  indilYérence  doctrinale,  qu'il  se  scan- 
dalise de  voir  ainsi  la  vérité  et  l'erreur  mises  officiellement  sur  le 
même  rang,  le  théologien  peut  être  dans  son  rôle  ;  mais  qu'on  ose 
soutenir  qu'une  pareille  conduite  froisse  la  liberté  de  conscience  ou 
blesse  les  droits  individuels,  quel  homme  de  bonne  foi  saurait  l'ad- 
mettre? Je  n'ignore  pas  qu'en  certaine  école  il  est  de  mode  de  dire 
que  c'est  aux  dévotes  qui  fréquentent  la  messe,  de  payer  les  curés  ; 
aux  Français  qui  ont  du  goût  pour  le  plain-chant  ou  pour  le  par- 
fum de  l'encens,  d'entretenir  les  autels.  Ge  raisonnement  est  de- 
venu banal  et  il  n'en  vaut  pas  mieux  pour  cela.  Ceux  qui  le  tien- 
nent oublient  qu'il  pourrait  s'appliquer  à  bien  d'autres  choses  qu'à 
la  religion.  £n  le  prenant  à  la  lettre,  ce  ne  serait  pas  seulement  le 
budget  des  cultes  qu'il  faudrait  supprimer,  ce  serait  bien  d'autres  bud- 
gets, celui  de  l'instruction  publique  d'abord,  à  commencer  par  l'en- 
seignement supérieur,  qui,  pour  la  plupart  de  nos  paysans  ou  de  nos 
oumers,  n'est  qu'un  luxe  inutile.  Ge  serait  ensuite  le  tour  de  l'a- 
griculture, du  conamerce,  des  travaux  publics,  puis  de  la  justice  et 
des  tribunaux  civils,  car,  au  lieu  de  fournir  des  juges  aux  plaideurs, 
l'état  ne  pourrait-il  les  laisser  s'arranger  entre  eux  ?  Avec  ce  rai- 
sonnement on  pourrait  tout  supprimer  de  proche  en  proche,  et  de 
préférence  tout  ce  qui  fait  l'éclat  et  la  fleur  de  notre  civilisation. 
On  a  souvent  cité  comme  exemple  les  musées,  les  théâtres,  qui 
reçoivent  des  subventions  de  l'état  ou  des  communes,  bien  que 
tous  les  citoyens  n'en  profitent  pas,  que  plusieurs  mêjue  les  con- 
damnent par  principes.  On  a  souvent  demandé  pourquoi  l'état 
s'interdirait  d'entretenir  des  églises  alors  qu'il  entretient  des  écoles 
d'actrices  et  de  danseuses  qui,  si  elles  servent  aux  mœurs,  y  ser- 
vent d'une  tout  autre  manière.  Ne  pourrait-on  pas  aussi  bien  dire, 
par  ce  temps  d'instruction  obligatoire  et  de  laïcisation  à  outrance, 
que  c'est  aux  partisans  de  la  laïcité  de  payer  les  écoles  laïques,  et 
que  les  familles  qui  n'y  veulent  pas  envoyer  leurs  enfans  sont  en 
droit  de  refuser  leur  argent  ? 

C'en  est  assez  de  ce  grossier  argument;  il  est  trop  aisé  de  le 
retourner  contre  les  apôtres  du  laïcisme.  En  traitant  la  religion 
iîomme  un  service  public,  l'état,  dès  qu'il  respecte  la  liberté  des 
croyances,  ne  nous  parait  ni  empiéter  sur  les  droits  de  l'individu 
ni  sortir  de  ses  fonctions  naturelles;  il  travaille  simplement  à  l'ac- 
<îomplissement  de  sa  un,  c'est-à-dire  au  bon  ordre  de  la  société. 
U  est  temps,  du  reste,  de  quitter  le  terrain  du  droit  abstrait,  qui  de 


844  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

loin  semble  uni  et  facile  et  qui  n'en  est  souvent  que  plus  glis- 
sant et  dangereux.  Il  est  des  questions  dans  lesquelles  la  lointaine 
et  douteuse  lumière  des  principes  spéculatifs  ne  vaut  pas  les  clar- 
tés de  l'histoire  et  du  droit  positif.  En  pareille  matière,  la  méthode 
historique  est  encore,  croyons-nous,  la  moins  trompeuse.  Rappe- 
lons-nous l'origine  du  budget  des  cultes  en  France,  les  circonstances 
et  les  conditions  dans  lesquelles  il  a  été  établi  ;  c'est  la  meilleure 
façon  de  juger  de  son  maintien  ou  de  sa  suppression. 


III. 

Où  remontent  chez  nous  le.  budget  des  cultes  et  le  salaire  du 
clergé  ?  A  la  révolution  et  à  1789.  Les  partisans  de  la  séparation  de 
l'église  et  de  l'état  prétendent  s'appuyer  sur  les  principes  de  la  ré- 
volution ;  ils  oublient  que  le  régime  qu'ils  prétendent  détruire  a 
précisément  été  imaginé  par  la  révolution.  Nous  pourrions  en  tirer 
parti  pour  soutenir  que  c'est  le  seul  conforme  aux  principes  de 
1789.  Nous  ne  le  ferons  point:  les  principes  sont  de  leur  nature 
vastes  et  vagues  ;  ils  recèlent  souvent  des  conséquences  qui  n'ap- 
paraissent qu'après  coup  et  échappent  à  ceux  qui  les  proclament. 
Ainsi  en  est-il  particulièrement  de  la  révolution  et  des  principes  de 
1789.  Bien  présomptueux  qui  prétendrait  en  limiter  la  portée, 
bien  clairvoyant  qui  discerne  tout  ce  qui  en  doit  sortir.  Pour 
notre  part,  nous  nous  contenterons  de  remarquer  que,  la  révolution 
ayant  elle-même  inventé  de  salarier  le  clergé,  il  est  malaisé  de 
persuader  que  cela  soit  en  contradiction  manifeste  avec  ses  prin- 
cipes. Il  faut  à  tout  le  moins  distinguer  entre  la  révolution  abstraite, 
impersonnelle,  que  chaque  génération  ou  chaque  école  se  repré- 
sente à  son  gré,  et  les  idées,  les  conceptions  des  hommes  mêmes 
de  la  révolution. 

Or,  pour  ces  derniers,  aucun  doute.  Aux  yeux  des  plus  grands 
ou  des  plus  marquans,  de  Mirabeau  jusqu'à  Danton  et  à  Robes- 
pierre, l'entretien  du  culte  était  essentiellement  un  service  public. 
Je  ne  crois  pas  que  jamais  on  ait  proclamé  ce  principe  plus  haut 
qu'à  l'assemblée  constituante.  Ses  orateurs  soutenaient  que,  l'en- 
iretien  du  culte  étant  un  service  public,  c'était  à  l'état,  et  non  aux 
particuliers  ou  aux  fondations  privées,  de  s'en  charger.  Mirabeau 
affirme  à  mainte  reprise  que  «  l'état  doit  à  chacun  de  ses  membres 
les  dépenses  du  culte  ;  que  le  service  des  autels  est  une  fonction 
publique  ;  que,  la  religion  appartenant  à  tous,  il  faut  que  ses  mi- 
nistres soient  à  la  solde  de  la  nation,  comme  le  magistrat  qui  juge 
au  nom  de  la  loi,  comme  le  soldat  qui  défend  au  nom  de  tous  des 


ÉTUDES    POLITIQUES   ET    RELIGIEUSES.  845 

propriétés  communes  (1).  »  Et,  de  fait,  l'une  des  erreurs  de  la  ré- 
volution en  pareille  matière  est  d'avoir  si  bien  regardé  le  culte 
comme  une  fonction  publique,  qu'elle  a  fini  par  ne  voir  dans  le 
prêtre  qu'un  fonctionnaire  public.  De  là  le  vice  radical,  de  là  le 
fatal  malentendu  de  la  constitution  civile  du  clergé,  l'une  des  choses 
qui  ont  le  plus  contribué  à  jeter  la  révolution  dans  la  voie  de  la 
violence  et  du  sang  (2). 

Aux  yeux  de  Mirabeau  et  de  la  constituante,  «  le  service  des  autels 
est  une  dette  de  l'état.  »  Et  dans  quel  sens  est-ce  une  dette  ?  Au- 
jourd'hui, par  exemple,  les  catholiques  disent  la  même  chose  ; 
et  ils  le  disent,  comme  nous  le  rappellerons  tout  à  l'heure,  dans 
le  sens  propre  du  mot,  l'état  étant  devenu  le  débiteur  de  l'église 
en  s'emparant  de  ses  biens.  Le  raisonnement  de  Mirabeau  est  tout 
autre:  il  est  en  quelque  sorte  inverse,  et  bien  autrement  explicite 
sur  l'obligation  de  l'état  vis-à-vis  de  la  religion.  L'orateur  de  la 
constituante  s'appuyait  sur  ce  que  l'entretien  du  culte  était  une 
dette  de  l'état  pour  revendiquer,  au  profit  de  la  nation,  la  propriété 
des  biens  du  clergé.  Si  singulière  que  nous  semble  cette  argumen- 
tation, elle  vaut  la  peine  d'être  signalée,  ne  serait-ce  que  pour 
montrer  combien,  sur  ce  point,  les  vues  des  hommes  de  1789 
étaient  différentes  des  vues  de  ceux  qui  se  donnent  comme  leurs 
continuateurs.  L'état  devant  à  ses  membres  les  dépenses  du  culte, 
les  princes,  les  corporations,  les  particuliers  qui  avaient  enrichi  le 
clergé  n'avaient  fait,  disait-on,  que  «  pourvoir  à  une  dépense  pu- 
blique. »  Par  suite,  la  nation  avait,  selon  Mirabeau,  le  droit  de  re- 
prendre les  biens  donnés  en  son  nom,  à  condition  de  se  charger 
elle-même  d'une  dépense  qui  lui  incombait  naturellement.  Peu 
importe  la  valeur  de  ce  raisonnement,  il  a  été  sanctionné  par  les 
votes  de  la  constituante,  et  l'on  voit  qu'il  n'a  rien  de  commun  avec 
le  système  des  laïcisateurs  contemporains,  pour  lesquels  la  religion 
est  un  objet  essentiellement  privé  que  le  législateur  doit  ignorer. 

Pour  Mirabeau  et  pour  la  constituante,  l'entretien  du  culte  était 
ainsi  une  obligation  de  l'état  ;  mais  combien  cette  obligation  n'est- 
elle  pas  devenue  plus  stricte  depuis  que  l'état  s'est  approprié  les 
biens  ecclésiastiques  et  qu'en  le  faisant  l'état  s'est  engagé  solen- 
nellement à  fournir  au  clergé  et  aux  églises  les  ressources  qu'ils 
tiraient  jusque-là  de  leurs  terres?  C'est  là  un  fait  sur  lequel  nous  ne 
pouvons  passer  légèrement  ;  car,  est-il  permis  de  discuter  in  abs- 
tracto  si  l'entretien  du  culte  incombe  ou  non  à  l'état,  il  n'est  pas 

(1)  Discours  de  Mirabeau  à  l'assemblée  constituante,  30  octobre  1789. 

(2)  L'article  1"  de  la  constitution  civile  du  clergé,  décrétée  le  12  juillet  1790.  était 
ainsi  libellé  :  «  Les  ministres  de  la  religion  exercent  les  premières  et  les  plus  impor- 
tantes fonctions  de  la  société ;. .  ils  seront  défrayés  par  la  nation.  » 


SAô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

permis  d'oublier  qu'en  France  l'état  s'en  est  chargé  par  un  enga- 
gement formel,  et  que  cet  engagement,  qui  n'avait  rien  de  gratuit, 
rien  ne  l'autorise  à  s'en  délier. 

En  mettant  les  biens  du  clergé  «  à  la  disposition  de  la  nation,  » 
la  constituante,  par  l'organe  de  Mirabeau,  tenait  à  se  défendre  du 
reproche  d'usurpation  de  la  propriété.  Sur  ce  point,  elle  était  loin 
d'être  insensible  aux  objections  de  l'abbé  Maury  et  de  Gazalès.  Elle 
sentait  fort  bien  que  violer  une  propriété,  de  quelque  ordre  qu'elle 
fût,  c'était  menacer  toutes  les  autres.  Si  Mirabeau  et  l'assemblée 
constituante  s'élevaient  contre  la  perpétuité  des  fondations,  c'était, 
avaient-ils  soin  d'assurer,  dans  la  forme  où  ces  fondations  avaient 
été  établies.  En  en  transmettant  la  gestion  à  l'état,  ils  prétendaient  ne 
pas  les  détourner  de  leur  objet;  ils  ne  s'en  attribuaient  même  pas  le 
droit.  Que  ces  fondations  provinssent  des  largesses  des  princes,  des 
corporations  ou  des  particuliers,  Mirabeau  soutenait  «  qu'en  se  les 
appropriant,  sous  la  condition  inviolable  d'en  recueillir  les  charges,  la 
nation  ne  portait  aucune  atteinte  au  droit  de  propriété  ni  à  la  volonté 
des  fondateurs,  »  deux  choses  que  la  constituante  prétendait  respec- 
ter, sentant  bien  qu'autrement  la  sécularisation  des  biens  de  l'église 
n'eût  été  qu'une  pure  et  simple  confiscation.  D'après  Mirabeau  et 
les  hommes  de  1789,  la  nation,  en  mettant  la  main  sur  les  biens  du 
clergé,  ne  faisait  en  quelque  sorte  que  reprendre  l'administration 
de  ces  biens,  sans  aller  contre  l'intention  de  ceux  qui  les  avaient 
donnés  à  l'église  «  pour  la  religion,  pour  les  pauvres  et  le  service 
des  autels*  »  Selon  le  grand  tribun ,  les  ecclésiastiques  n'étaient 
réellement  pas  propriétaires  des  biens  de  l'église;  ils  n'en  étaient 
même  pas,  à  proprement  parler,  usufrutiers,  comme  l'admettait  Tal- 
leyrand;  ils  en  étaient  simplement  les  dispensateurs,  les  déposi- 
taires, point  de  vue  trop  oublié  du  clergé  et  plus  encore  de  la 
cour  et  des  princes,  qui  si  longtemps  avaient  distribué  les  biens 
d'église  à  leurs  créatures.  Les  revenus  ecclésiastiques  avaient,  sous 
l'ancienne  monarchie,  été  si  souvent  détournés  de  leur  destination 
première  qu'en  en  rendant  la  gestion  à  l'état ,  en  lui  donnant  le 
droit  d'en  user , pour  certaines  nécessités  publiques,  on  pouvait  se 
persuader  qu'on  en  disposait  d'une  manière  plus  conforme  aux  vœux 
des  fondateurs. 

Quels  que  fussent  leurs  mobiles  secrets,  lœ  constituans  étaient 
unanimes  à  reconnaître  le  droit  du  clergé  et  des  édifices  religieux 
à  être  entretenus  à  perpétuité  sur  le  produit  des  bions  de  l'église, 
devenus  biens  nationaux.  Mirabeau  insistait ,  vis-à-vis  de  la  droite 
de  l'assemblée,  sur  ce  que  son  obj(>t  n'était  point  de  demander  que 
le  clergé  «  fût  dépouillé  pour  mettre  d'autres  citoyens  à  sa  place.  » 
Il  déclarait  môme  n'avoir  nulle  intention  de  soutenir  «  que  les  créan- 


ÉTCDES   POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES.  847 

ciers  de  l'état  dussent  être  payés  sur  les  biens  du  clergé,  parce  qu'il 
n'y  a  pas  de  dette  plus  sacrée  que  les  frais  du  culte,  Tentretien  des 
temples  et  les  aumônes  des  pauvres  (1).  »  A  l'heure  même  où  elle 
s'emparait  des  terres  du  clergé,  en  lui  déniant  le  titre  de  proprié- 
taire, la  révolution  proclamait  le  droit  de  l'église  de  France  à  vi\Te 
du  revenu  des  biens  qu'on  lui  enlevait  (2). 

Voilà  quels  argumens  ont  décidé  l'assemblée  constituante  à  sécu- 
lariser la  fortune  du  clergé  ;  voilà  les  principes  qu'on  mettait  en 
avant  en  1789.  Est-on  curieux  de  voir  en  quels  termes  la  consti- 
tuante a  procédé  à  la  sécularisation  des  biens  de  l'église?  Voici  le 
texte  de  son  «  décret  »  du  2  novembre  1789,  décret  dont  presque 
tous  les  termes  étaient  empruntés  à  la  rédaction  de  Mirabeau  :  «  L'As- 
semblée nationale  déclare  que  tous  les  biens  ecclésiastiques  sont  à 
la  disposition  de  la  nation,  à  la  charge  de  pourvoir  d'une  manière 
convenable  aux  frais  du  culte,  à  l'entretien  de  ses  ministres  et  au  sou- 
lagement des  pauvres  (â).  »  Gela  est-il  assez  net  et  l'engagement  est-ii 
assez  solennel?  Comment,  après  cela,  s'étonner  que  le  clergé  ose 
prétendre  que  son  traitement  n'est  qu'une  indemnité  et  que  son 
maigre  salaire  constitue  une  véritable  dette?  Gomment  contester 
qu'en  bonne  justice  il  ajvis-à-^is  de  l'état  et  de  la  nation,  une  créance 
que  le  pays  ne  peut  nier  qu'en  violant  la  parole  donnée  en  son  nom 
par  la  constituante  et  en  se  mettant  moralement  dans  l'obligation 
de  restituer  au  clergé  les  biens  qui  le  faisaient  vivre  ?  Est-ce  au  mo- 
ment où  la  France  s'apprête  à  fêter  le  centenaire  de  la  révolution 
qu'elle  ira  oublier  de  pareilles  promesses?  Ge  serait  une  singulière- 
manière  de  célébrer  1789  que  de  manquer  à  tous  ses  engagemens. 
Supprimer  le  modeste  traitement  du  clergé  en  gardant  tout  le  revenu 
de  ses  biens  sécularisés,  ce  ne  serait  pas  seulement  faire  banque- 
route à  l'église,  ce  serait  faire  banqueroute  à  la  révolution. 

Car,  encore  ime  fois,  c'est  la  révolution,  bien  avant  Napoléon, 
qui  a  reconnu  le  droit  du  clergé  à  un  traitement.  Le  concordat  n'a 
fait  que  reprendre,  après  la  tourmente  de  la  Terreur  et  le  chaos  du 
Directoire,  l'œuvre  de  la  constituante.  En  traitant  avec  l'église,  en 
rétablissant  le  budget  des  cultes,  tout  comme  en  rédigeant  le  code 

(1)  Discoars  du  30  octobre  1789. 

(2)  Dans  un  second  discours,  le  2  novembre  1789,  Mirabeau  était  peut-être  plus 
explicite  encore-  Il  déclarait  que  les  biens  ecclésiastiques  avaient  été  ■  irrévocable- 
ment donnés,  non  point  au  clergé,  mais  à  l'église,  mais  au  service  des  autels,  mais  à 
l'entretien  des  temples,  mais  à  la  portion  indigente  de  la  société.  » 

(3)  Pour  montrer  ce  qu'elle  entendait  par  traitement  convenable,  l'assemblée  consti- 
tuante votait  en  même  temps,  toujours  sur  la  proposition  de  Mirabeau,  l'article  sui- 
vant :  «  Que,  dans  les  dispositions  à  faire  pour  subvenir  à  l'entretien  des  ministres 
de  la  religion,  il  ne  puisse  être  assuré  à  la  dotation  d'aucun  curé  moins  de  1,200  livres 
par  année,  non  compris  le  logement  et  les  jardins  en  dépendant.  • 


848  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

civil,  Napoléon  n'a  fait  qu'exécuter  un  legs  de  la  révolution,  qu'ache- 
ver la  tâche  entreprise  par  elle  (1).  Il  l'a  fait  avec  plus  de  sens  pra- 
tique ou  plus  de  connaissance  des  choses,  éclairé  par  les  erreurs  et  les 
mécomptes  des  auteurs  de  la  constitution  civile  du  clergé.  Il  l'a  fait 
d'accord  avec  l'église,  de  façon  que  ce  qui  était  un  engagement  de 
l'état  est  devenu  un  contrat  entre  l'état  et  la  papauté.  Ce  n'est  qu'à 
ce  titre,  du  reste,  en  échange  du  traitement  promis  à  ses  ministres, 
que  l'église,  dûment  représentée  par  le  souverain  pontife,  s'est  dé- 
sistée de  toute  revendication  de  ses  biens  confisqués  (2j.  Le  budget 
des  cultes  constitue  ainsi,  devant  l'histoire,  une  véritable  dette,  et 
cela  est  si  vrai  que  la  révolution  l'avait  elle-même  formellement 
considérée  comme  telle  (3). 

On  se  plaît  souvent  à  comparer  les  rapports  actuels  de  l'église  et 
de  l'état  à  un  mariage  mal  assorti  dont  les  deux  conjoints  ont  inté- 
rêt à  rompre  les  chaînes.  Dans  ce  cas,  le  concordat  est  le  contrat 
de  mariage  des  deux  époux.  Ils  ne  peuvent  se  séparer  sans  renon- 
cer aux  avantages  qu'ils  se  sont  assurés  par  ce  contrat;  et,  pour 
l'état,  l'un  de  ces  avantages  est  la  paisible  jouissance  des  biens 
ecclésiastiques.  On  prétend,  pour  le  bien  mutuel  des  deux  intéres- 
sés, prononcer  le  divorce.  Très  bien  ;  mais,  en  cas  de  divorce,  il 
est  d'usage  de  rendre  à  la  femme  la  fortune  apportée  par  elle.  Or 
ici  la  dot,  ce  sont  les  biens  de  l'église  auxquels  l'église  n'a  renoncé, 
par  l'organe  de  Pie  VII,  qu'en  échange  d'une  indemnité.  Renvoyer 
la  femme  et  garder  la  dot  sans  même  lui  faire  de  pension,  c'est  un 
procédé  qui,  dans  tous  les  pays  du  monde,  passerait  pour  peu 
correct.  Veut-on  effectuer  quand  même  la  séparation  :  qu'on  aban- 
donne k  l'église  ce  qui  lui  revient  légitimement,  ce  que  l'état  a, 
en  1801,  comme  en  1789,  juré  de  lui  conserver  ;  qu'on  capitalise  à 
son  profit  le  budget  des  cultes  et  qu'on  lui  en  remette  le  montant 
en  titres  de  rente,  ou  bien,  si  on  le  préfère,  qu'on  lui  en  serve  à 
perpétuité  les  intérêts  en  les  inscrivant  au  chapitre  de  la  dette. 
Voilà  quelle  serait  la  séparation  équitable  qui  ne  violerait  aucun 
droit.  Elle  consisterait  à  rendre  à  l'église  sa  liberté  en  lui  laissant 
ses  revenus.  C'est  à  peu  près  ce  qu'ont  fait  nos  voisins  de  Bel- 
gique; mais  ce  n'est  pas  du  tout  ce  qu'on  paraît  vouloir  faire  chez 


(1)  Bonaparte  était  h\  bion,  à  ret  ('•gard,  l'ht^ritier  et  le  continuateur  de  la  consti- 
tuante que  le  concordat,  article  14,  reproduit  les  termes  marnes  du  «  décret  »  de 
la  constituante  du  2  novembre  1789,  et,  comme  ce  dernier,  promet  aux  ministres 
du  culte  un  traitement  «  convenable.  » 

(2)  Articles  13  et  l't  du  concordat. 

(3)  «  Sous  aucun  prétexte,  les  fonds  nécessaires  à  l'acquittement  do  la  dette  natio- 
nale ne  pourront  fttre  refusés  ni  suspendus...  Le  trnitomont  des  ministres  du  culte 
catholique  fait  partie  de  la  dette  nationale.  »  (Consiilulion  de  1191,  titre  v,  art.  2.) 


ÉTDDES    POLITIQDES    ET   RELIGIEUSES.  849 

nous.  Et,  en  vérité,  nous  sommes,  pour  notre  part,  trop  préoccu- 
pés des  intérêts  de  l'état  et  de  la  société  civile  pour  conseiller  une 
pareille  solution.  Si  Ton  exige  le  divorce,  c'est  pourtant  la  seule 
manière  honnête  de  divorcer.  Tout  autre  procédé,  de  quelque  nom 
qu'on  le  décore,  ne  serait  toujours  qu'une  spoliation,  c'est-à-dire 
ce  que  la  révolution  elle-même  a  prétendu  enter. 

Il  a  beau  être  de  mode,  dans  certaine  école,  de  faire  fi  des  droits 
historiques  les  mieux  établis,  on  comprend  que  l'église  n'oublie  pas 
des  titres  aussi  authentiques  et  persiste  à  se  considérer  comme 
créancière  de  l'état.  Pour  nier  son  droit,  il  faut,  avec  les  courti- 
sans du  bon  plaisir  populaire,  regarder  comme  non  avenus  non  pas 
les  legs  obscurs  de  siècles  lointains,  mais  les  engagemens  les  plus 
solennels  de  la  France  moderne  ;  il  faut  nier  toute  solidarité  entre 
les  diverses  générations  et  répudier  sans  façon  les  dettes  des  pères 
quand  elles  gênent  les  fils.  Les  protestans  et  les  Israélites  ne  sau- 
raient, il  est  vrai,  faire  valoir  à  cet  égard  les  mêmes  droits  que  les 
catholiques.  Entre  eux  et  l'état,  il  n'y  a  ni  les  mêmes  engagemens 
ni  les  mêmes  contrats.  Est-ce  à  dire  que  l'état  français,  l'état  qui  a 
commis  tant  de  violences  sur  leurs  personnes  et  d'usurpations  sur 
leurs  biens,  n'ait  aucune  dette  vis-à-^^s  d'eux?  Juifs  et  protestans 
ne  pourraient-ils,  en  un  sens,  être  regardés  comme  ayant,  eux  aussi, 
sur  la  France  une  sorte  de  créance  morale?  Pourquoi  le  modique  bud- 
get qui  leur  est  alloué  ne  serait-il  pas  considéré  comme  une  indem- 
nité, comme  une  mince  réparation  pour  les  persécutions  et  les  spolia- 
tions dont  les  uns  et  les  autres  ont  été  si  longtemps  victimes?  Quand 
on  se  remémore  les  traitemens  infligés  aux  réformés,  de  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes  à  la  veille  de  la  révolution,  leurs  temples 
rasés,  leurs  ministres  traqpiés  et  envoyés  aux  galères,  leurs  commu- 
nautés dispersées  sous  peine  de  mort,  leurs  propriétés  corporatives 
ou  privées  confisquées,  il  semble  de  la  plus  vulgaire  équité  de  les 
aider  à  rouvrir  leurs  églises,  fermées  par  Louis  XIV  «  en  violation 
de  la  foy  publique  »  et  de  la  parole  royale,  l'édit  de  Nantes  ayant 
été  déclaré  «  perpétuel  et  irrévocable  »  par  le  plus  moderne  de  nos 
anciens  rois.  Qu'on  lise  les  éloquentes  revendications  de  Jurieu,  de 
Du  Bosc,  de  Claude,  d'Abbadie,  de  Saurin  (1),  et  qu'on  dise  si  les 
coreligionnaires  de  ces  proscrits,  si  les  héritiers  des  pasteurs  du  dé- 
sert, si  les  descendans  des  huguenots  qui,  malgré  toutes  les  persé- 
cutions, ont  assez  aimé  la  France  pour  ne  pas  la  quitter,  n'ont  point 
autant  de  droit  à  une  indemnité  de  la  nation  que  les  victimes  du 
2  décembre?  Et  ce  qui  est  vrai  des  protestans  l'est  non  moins  des 

(1)  Voyez,  notamment,  Claude  :  les  Plaintes  des  protestans,  oavrage  réimprimé 
en  1885,  par  les  soins  de  M.  F.  Puaux. 

TOMB  LXXIV.  —  1886.  54 


850  REVCE   DES   DEUX   MONDES. 

juifs,  eux  aussi  frappés  en  dépit  des  promesses  qui  les  avaient  atti- 
rés (1),  des  juifs  asservis,  rançonnés,  pillés,  exilés,  brûlés,  non 
plus  durant  une  centaine  d'années,  mais  pendant  des  siècles  en- 
tiers. Si  la  révolution  française  s'est  fait  gloire  de  réparer  les  erreurs 
et  les  crimes  de  l'ancien  régime,  rien  n'était  plus  digne  de  la 
France  nouvelle  que  de  ne  point  oublier  les  protestans  et  les  juifs; 
rien  n'était  plus  d'accord  avec  ses  principes  que  de  subventionner 
les  cultes  de  la  minorité  aussi  bien  que  la  religion  de  la  majorité. 
Pour  tous  ceux  qui  croient  à  la  solidarité  des  générations  dans 
une  même  patrie,  le  budget  des  cultes,  tel  qu'il  a  fonctionné  au 
xix^  siècle,  est  fondé  sur  l'équité  historique  non  moins  que  sur 
l'intérêt  bien  entendu  de  l'état.  C'est  un  devoir  de  justice  autant 
qu'un  acte  de  haute  politique  (2). 

Quant  à  l'inconséquence  d'un  gouvernement  qui  subven- 
tionne à  la  fois  des  doctrines  contradictoires,  nous  laissons  aux 
partisans  des  religions  d'état  le  soin  de  s'en  scandaliser.  Au  point 
de  vue  poHlique,  le  seul  qui  puisse  trouver  place  ici,  nous  ne 
voyons  là  qu'une  marque  d'impartiale  tolérance,  une  application  du 
principe  d'égalité  devant  la  loi.  Gela  prouve  simplement  que,  pour 
salarier  les  ministres  du  culte,  l'état  ne  s'est  fait  ni  le  serviteur  ni 
l'agent  d'une  doctrine.  Gela  prouve  qu'alors  même  qu'il  pourvoit 
aux  besoins  de  la  religion,  l'état  n'est  guidé  que  par  des  considé- 
rations d'ordre  temporel,  les  seules  qui  soient  de  sa  compétence. 
Gela  montre  que,  d'accord  avec  la  notion  de  l'état  moderne,  l'état, 
en  tant  qu'état,  n'est  ni  catholique,  ni  protestant,  ni  juif;  mais  cela 
montre  aussi  qu'en  dépit  des  axiomes  de  certains  logiciens,  malgré 
les  prétentions  des  uns  et  les  préventions  des  autres,  l'état  laïque 
n'est  pas  forcément  athée  ni,  encore  moins,  antireligieux. 

IV. 

Le  traitement  du  clergé  n'est  pas  seul  en  cause  dans  la  sépara- 
tion des  églises  et  de  l'état.  L'état,  en  effet,  ne  pourvoit  pas  uni- 
quement à  l'entretien  des  ministres  de  la  religion  ;  l'état,  ou,  à  son 
défaut,  les  communes,  pourvoient  également  à  la  construction  ou  à 
l'entretien  des  édifices  du  culte,  des  églises,  des  presbytères,  des 
séminaires.   De  là,  dans  l'hypothèse  de  la  séparation,  un  second 

(1)  Voyez,  par  exemple,    M.  Th.  Ilcinacli  :  Histoire  da  israrlilcs,  p.  168  oXpassim. 

(2)  On  pourrait  appliquer  le  même  raisonnement  anx  subventions  accordées  au 
culte  musulman  en  Algérie.  Le  fait  m^me  do  la  conquôtc,  l'attribution  à  l'iHat  des 
biens  destinés  à  l'entretien  du  culte,  sans  parler  des  promossos  de  la  capitulation 
d'Alger,  nous  constituent  une  dette  vi»4t>vts  de  la  religion  de  dos  sujets  mahomé- 
tans. 


ÉTUDES    POLITIQUES    ET   RELIGIEUSES.  851 

problème,  en  réalité  peut-être  plus  ardu  que  le  premier.  En  sépa- 
rant l'église  de  l'état,  que  fera-t-on  des  cathédrales  catholiques, 
des  temples  protestans,  des  synagogues  israélites,  des  mosquées 
musulmanes,  aujourd'hui  attribués  par  la  loi  aux  cultes  reconnus 
par  l'état?  C'est  là  une  des  premières  questions  à  poser  aux  parti- 
sans de  la  séparation,  car  elle  n'intéresse  pas  seulement  le  culte, 
mais  une  chose  à  nos  yeux  non  moins  sacrée  que  la  liberté  reli- 
gieuse, une  chose  dont,  libre  penseur  ou  athée,  aucun  Français 
n'oserait  encore  faire  fi  :  l'art,  l'histoire,  la  civilisation  nationale. 

On  sait  quelle  est  en  droit  la  situation  des  églises.  Quelques- 
unes,  les  cathédrales,  par  exemple,  font  partie  du  domaine  de 
Tétat;  la  plupart,  les  églises  paroissiales  notamment,  sont  censées 
appartenir  aux  communes.  Mais  quand  l'état,  le  département  ou 
la  commune  auraient  légalement  la  propriété  des  édifices  religieux, 
l'église  et  les  ministres  des  différons  cultes  en  ont  légalement  la 
jouissance.  Le  propriétaire  des  édifices  consacrés  au  culte,  c'est-à- 
dire  l'état  ou  la  commune,  a-t-il,  en  bonne  conscience,  le  droit  d'en 
changer  la  destination?  Est-il  libre  d'en  évincer  l'usufruitier?  Nous 
parlons  ici  du  droit  moral  et  non  pas  naturellement  du  droit  légal, 
créé  et  modifié  à  volonté  par  des  législateurs  changeans,  passion- 
nés, qui,  dans  l'intérêt  de  leurs  haines  ou  de  leurs  convoitises, 
peuvent  aller  jusqu'à  méconnaître  les  titres  de  propriété  les  plus 
authentiques.  Pour  être  votées  par  la  majorité  d'une  chambre  ou 
d'un  conseil  municipal ,  certaines  «  désaffectations  »  n'en  consti- 
tueraient pas  moins  une  confiscation. 

Veut-on  procéder  en  bonne  justice,  conformément  aux  notions 
de  l'équité  la  plus  élémentaire,  on  ne  saurait  décider  de  la  pro- 
priété et  du  sort  des  églises  sans  se  demander  par  qui  et  pour 
qui  les  églises  ont  été  construites.  La  première  question  est-elle 
douteuse,  la  seconde  ne  l'est  guère. 

Par  qui  ont  été  édifiées  les  cathédrales?  par  qui  les  églises 
paroissiales  des  villes  ou  deé  villages?  Est-ce  bien  toujours  par 
l'état  et  par  les  communes  qui  s'en  attribuent  la  propriété?  Cela  peut 
être,  mais  ce  n'est  assurément  pas  là  ime  règle  générale.  Beaucoup 
d'églises  de  tout  âge  et  de  toutes  dimensions  ont  été  construites  par 
les  évêques,  beaucoup  par  les  moines,  d'autres  par  des  confréries, 
d'autres  par  des  particuliers.  Un  grand  nombre  d'édifices  religieux, 
parfois  les  plus  vastes  et  les  plus  beaux,  ne  sont  que  d'immenses 
ex-voto  de  pierre,  érigés  au  sortir  des  guerres  ou  des  pestes  du 
moyen  âge.  Le  plus  souvent  la  cathédrale,  l'église  a  été  élevée  à  la 
fois  par  le  clergé  et  les  laïques,  par  les  princes  et  les  communes, 
les  générations  s'en  transmettant  l'une  à  l'autre  l'achèvement  et  l'em- 
bellissement sans  que,  dans  ces  œuvres  collectives,  si  fréquemment 
reconstruites  et  sans  cesse  remaniées,  où  l'œil  de  l'archéologue  a 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peine  à  reconnaître  l'apport  de  chaque  siècle,  on  puisse  déterminer 
la  part  de  chaque  main  ou  de  chaque  bourse. 

Des  exemples  contemporains  peuvent  nous  donner  une  idée  de 
la  manière  dont  se  sont  bâties  les  églises,  car,  jusqu'en  notre  âge 
de  scepticisme  et  d'effacement  individuel,  beaucoup  ont  été  érigées 
ou  relevées  par  l'initiative  privée.  En  dehors  des  nombreuses  églises 
de  campagne,  restaurées  ou  refaites  à  neuf  par  le  zèle  toujours  en- 
treprenant des  curés  ;  en  dehors  des  grands  sanctuaires  de  pèleri- 
nage, élevés  sous  nos  yeux,  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre,  de 
Boulogne-sur-iMer  à  Lourdes  et  à  Notre-Dame-de-la-Garde,  on  peut, 
à  Paris  même,  trouver  des  exemples  de  la  façon  dont  s'est  fondée 
mainte  église  du  passé.  Pour  s'en  rendre  compte,  il  n'y  a,  selon  le 
conseil  d'un  de  nos  anciens  ambassadeurs  auprès  du  saint-siège  (1), 
qu'à  faire  l'ascension  de  la  butte  Montmartre  et  à  visiter  les  travaux 
de  la  basilique  du  Sacré-Cœur.  Regardez  ces  murailles  dressées  au- 
dessus  du  Paris  incrédule  par  les  offrandes  des  fidèles.  Vous  y  ver- 
rez inscrit  le  nom  des  localités,  des  associations,  des  particuliers 
qui  ont  contribué  de  leurs  deniers  à  l'érection  de  la  basilique.  Si, 
comme  le  demanderont  peut-être  bientôt  le  Palais-Bourbon  ou  l'Hôtel 
de  Ville,  on  voulait  exproprier  le  Sacré-Cœur  du  mont  des  Martyrs, 
il  faudrait,  pour  rendre  aux  fondateurs  ce  qu'ils  ont  chacun  apporté 
au  nouvel  édifice,  le  démonter  pièce  à  pièce,  pierre  à  pierre. 

Ainsi  en  serait-il  de  la  plupart  des  monumens  sacrés,  si,  par  un 
sentiment  d'impersonnelle  humilité,  les  donateurs,  comme  les  ar- 
tistes eux-mêmes,  n'avaient  laissé  le  plus  souvent  des  œuvres  ano- 
nymes, satisfaits  de  savoir  leur  nom  connu  de  Celui  qui  a  dit  à  la 
main  gauche  d'ignorer  ce  que  donne  la  main  droite.  A  certaines 
époques  cependant,  à  partir  de  la  fin  du  moyen  âge,  lorsque  l'art  fut 
devenu  plus  individuel  et  plus  mondain,  au  xv"  et  au  xvi®  siècles  no- 
tamment, les  princes  et  les  particuliers  se  sont  pUi  à  faire  sculpter 
leurs  chiffres  ou  leurs  armes,  et  souvent  même  à  faire  représenter 
leurs  traits  périssables  sous  les  voûtes  des  églises  qu'ils  enrichis- 
saient de  leurs  dons.  Les  reliefs  trop  souvent  mutilés,  les  peintures 
pâlies  et  à  demi  effacées,  les  verrières,  heureusement  plus  durables 
dans  leur  fragilité,  en  fournissent  d'innombrables  exemples;  et  clercs 
ou  séculiers,  nobles  ou  bourgeois,  les  fidèles  dont  la  piété  ou  la 
vanité  ornaient  les  murs  de  la  maison  du  Seigneur  le  faisaient 
pour  la  gloire  du  Christ ,  pour  Notre-Dame  la  Vierge  et  pour  les 
saints,  non  pour  les  communes  ou  l'état  laïque,  qui  devaient  un 
jour  s'en  arroger  la  propriétf^,  et  encore  moins  pour  les  barbares  ca- 
prices des  fanatiques  de  la  laïcisation. 

Ignore-t-on  le  plus  souvent  par  quelles  mains  a  été  posée  la  pre- 

(t)  M.  le  marquii  de  Gabriac,  VÈglhe  et  l'État,  1880. 


ÉTUDES    POLITIQUES    ET    RELIGIEUSES.  853 

mière  pierre  des  églises,  on  sait  d'ordinaire  comment  elles  ont  été 
entretenues  et  réparées  à  travers  les  âges.  Aujourd'hui  encore,  quels 
soins  y  pourvoient,  si  ce  n'est  le  zèle  fertile  en  ressources  du  clergé 
et  les  aumônes  des  fidèles?  On  sait  surtout  pour  qui  les  églises  ont 
été  construites,  à  qui  elles  ont  été  destinées  et  léguées.  Pour  le  sa- 
voir, il  n'est  besoin  ni  de  charte  scellée  d'un  sceau  gothique,  ni  d'in- 
criptions  latines  ou  vulgaires  sur  les  murs  de  l'édifice.  L'intention 
des  fondateurs  est  écrite  dans  le  monument  lui-même  en  termes 
non  moins  formels  que  dans  un  testament  authentique  ou  dans  les 
actes  enregistrés  par  les  notaires.  La  volonté  des  fondateurs,  elle 
est  proclamée  par  leur  œuvre;  elle  éclate  en  traits  ineffaçables  dans 
le  plan  de  l'église,  dans  les  bras  de  la  croix  du  transept,  dans  les 
mystérieuses  arcades  du  chœur,  dans  les  voussures  du  portail, 
dans  la  cr^-pte  sombre  qui  s'ou^to  sous  l'autel,  dans  les  nefs  hardies 
qui  montent  comme  une  prière  et  les  tours  aériennes  qui  s'élancent 
vers  le  ciel.  On  en  expulserait  les  anges  ou  les  saints  dont,  en  dé- 
pit des  iconoclastes  de  la  révolutioh,  l'image  peinte  ou  sculptée  en 
décore  encore  les  murs,  que  du  porche  au  chevet  et  des  dalles  qui 
la  pavent  aux  arceaux  de  ses  voûtes,  la  destination  de  Notre-Dame 
resterait  inscrite  dans  chacune  de  ses  parties,  dans  chacun  de  ses  dé- 
tails, qui  tous  ont  un  sens  symbolique.  Riche  ou  pau\Te,  jeune  ou 
vieille,  l'église  a  été  vouée  au  culte  du  Christ  :  l'enlever  au  Christ, 
ce  serait  être  infidèle  à  la  volonté  de  nos  pères,  soustraire  une  part 
de  leur  héritage  à  ceux  auxquels  il  a  été  légué. 

Ogivales  ou  romanes,  renaissance  ou  pseudo-classiques,  la  desti- 
nation des  églises  est  si  claire  que,  le  plus  souvent,  on  n'en  saurait 
faire  autre  chose  sans  les  défigurer,  sans  les  mutiler.  Églises  elles 
sont,  églises  elles  resteront.  Comme  au  clergé  qui  les  dessert,  on 
peut  leur  appliquer  le  Sitit  ut  sunt  aut  non  sint.  Pour  la  plupart, 
à  commencer  par  les  plus  belles ,  —  que  tous  ceux  qui  gardent 
quelque  souci  de  l'art  et  de  l'histoire  y  songent,  —  il  n'y  a  pas 
d'autre  alternative  que  de  demeurer  des  églises  ou  de  n'être  plus. 
L'église  répugne  à  être  laïcisée  ;  on  ne  se  représente  pas  une  cathé- 
drale ((  désaÛectée.  » 

Les  Turcs  de  Mahomet  II  ont  pu  travestir  Sainte-Sophie  en 
mosquée.  Ils  ont  eu  beau  en  renverser  la  croix  grecque  et  en  badi- 
geonner les  mosaïques,  on  sent  toujours  à  Sainte-Sophie  que  l'is- 
lam n'est  pas  chez  lui.  Et  encore,  la  basilique  de  Justinien  n'a  fait 
que  passer  d'un  culte  à  un  autre  ;  sa  vaste  coupole  d'azur  continue 
à  abriter  la  prière  ;  mais  nous,  le  jour  de  la  séparation  de  l'église  et 
l'état,  quand  on  aura  prononcé  la  sécularisation  des  édifices  sacrés, 
que  ferons-nous  des  centaines,  des  milliers  d'églises,  cathédrales, 
paroissiales,  succursales  de  toute  sorte,  byzantines,  gothiques,  italo- 
grecques,  qui  sont  la  parure  architecturale  de  la  France  et,  à  tous 


854  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

égards,  l'une  des  gloires  du  génie  français?  Qu'en  fera-t-on,à  moins 
qu'on  ne  substitue  une  religion  à  une  autre  et  qu'on  ne  les  érige 
en  temples  de  la  Raison  ou  de  l'Humanité  ?  Ira-t-on  toutes  les  con- 
vertir en  Panthéon  ;  et  chaque  ville,  chaque  bourgade  aura-t-elle. 
pour  ses  notables  ou  ses  magistrats  municipaux,  le  temple  de  ses 
gloires  ou  de  ses  vanités  locales  ?  Aimera-t-on  mieux  en  faire  des 
musées;  mais  de  quelles  œuvres  d'art  remplir  leurs  larges  nefs? 
Les  conservera-t-on  désertes  et  nues,  aux  frais  de  l'état  ou  des  com- 
munes, pour  la  curiosité  des  archéologues  ou  le  plaisir  des  artistes, 
pour  laisser  l'oisiveté  des  touristes  faire  résonner  leurs  dalles  vides 
sous  leurs  voûtes  muettes  ? 

Que  proposent  d'ordinaire  les  partisans  de  la  séparation?  D'aban- 
donner aux  départemens  et  aux  communes  la  disposition  des  édi- 
fices du  culte;  de  leur  permettre  de  les  convertir  à  leur  gré  en 
halles,  en  magasins,  en  usine,  en  manège,  en  salle  de  concert  ou  en 
préau  de  foire.  Les  plus  libéraux  autoriseraient  les  municipalités  à 
laisser  les  églises  au  culte  en  les  louant  au  clergé,  sauf  à  concéder 
le  soir  la  chaire  de  l'évangile  aux  orateurs  démocratiques  ou  aux 
artistes  de  passage.  Beaucoup,  s'inspirant  des  pittoresques  souve- 
nirs de  la  commune  de  1871 ,  aiment  à  se  représenter  le  club 
succédant  le  soir  à  la  messe  du  matin,  comme  si  l'église,  qui  consacre 
les  murs  de  ses  maisons  de  prières  avec  les  mêmes  onctions  que  les 
membres  de  ses  fidèles ,  pouvait  jamais  s'accommoder  d'une  telle 
promiscuité.  L'intolérance  du  clergé  ne  sachant  se  résigner  au  par- 
tage, le  club  resterait  le  maître  du  sanctuaire;  et,  de  fait,  une  fois 
«désaffectées,»  bien  des  églises,  aujourd'hui  comme  sous  la  révolu- 
tion ou  sous  la  commune,  finiraient  en  clubs.  Selon  l'expression  de 
Cambon  en  1794  :  après  avoir  fomenté  les  superstitions,  elles  servi- 
raient «  de  lieux  de  réunion  pour  former  l'esprit  public  (1).  »> 

Un  orateur  populaire,  vantant  les  bienfaits  de  la  séparation  et  de 
la  désaffectation  des  églises,  faisait  naguère  à  Reims  le  calcul  des 
ménages  que  le  gouvernement  de  l'avenir  pourrait  un  jour  loger 
sous  les  voûtes  de  la  cathédrale  où  la  France  de  Jeanne  d'Arc  fai- 
sait sacrer  ses  rois.  C'était,  pour  lui,  une  manière  de  trancher  la 
question  des  logemens  à  bon  marché.  Et,  en  effet,  à  prendre  leurs 
dimensions  en  largeur  et  en  hauteur,  que  de  milliers  ou  de  millions 
de  familles  un  statisticien  ne  pourrait-il  abriter  dans  les  églises  de 
France!  car,  avec  les  ascenseurs  et  les  calorifères,  j)ourquoi,  dans 
ces  immenses  ruches  de  pierre,  les  cellules  ouvrières  ne  monte- 
raient-elles point  jusqu'aux  arceaux  des  nefs  et  à  la  plate-forme  des 
tours?  Si  ridiculement  puérils  que  semblent  de  tels  projets,  on  n'a 
qu'à  voter  la  séparation  et  à  laisser  aux  communes  la  libre  disposi- 

(1)  Décret  de  la  convention  du  17  septembre  1791. 


ÉTUDES    POLITIQUES    ET    RELIGIEUSES.  855 

tion  des  édifices  religieux  pour  voir  ce  siècle  utilitaire  enfanter  et 
.parfois  mettre  à  exécution  des  projets  non  moins  bizarres  et  non 
moins  barbares.  Pendant  que,  à  l'instar  des  juifs  de  Jérusalem, 
pleurant  sur  les  murailles  du  Temple,  les  fidèles  chassés  du  lieu 
saint  pleureraient  sur  la  profanation  du  sanctuaire,  l'artiste  et  le 
poète  auraient  eux  aussi  à  verser  des  larmes  sur  la  profanation  de 
la  beauté,  de  l'art  et  de  l'histoire,  immolés,  tout  comme  la  vieille 
religion,  au  dieu  nouveau,  au  dieu  vulgaire,  au  dieu  jaloux,  s'il  en 
fut,  l'utilitarisme. 

L'état,  dira-t-on,  l'état  prendra  sous  sa  garde  les  monumens  his- 
toriques ;  l'état  se  fera  honneur  d'entretenir  à  ses  frais  les  églises 
qui  méritent  de  survivre,  les  cathédrales  notamment.  En  fait,  l'état 
serait  bientôt  débordé,  il  se  lasserait  promptement  d'entretenu'  des 
centaines  d'édifices  «  qui  ne  serviraient  à  rien.  »  Notre  France  est 
si  prodigieusement  riche  en  monumens  religieux  de  tout  âge  que 
l'état  ne  sutfirait  pas  à  une  tâche  pareille.  Voudrait-il  la  remplir, 
que  les  futures  commissions  du  budget  lui  rogneraient  bientôt  des 
dépenses  d'autant  plus  suspectes  qu'elles  s'applic[ueraient  aux  mo- 
numens de  la  superstition.  Il  en  serait  bientôt  de  la  plupart  des 
cathédrales  comme  de  nos  plus  célèbres  abbayes.  Il  n'a  pas  fallu  un 
siècle  pour  que  leur  beauté  ne  fût  plus  qu'un  souvenir.  Heureuses 
encore  celles  auxquelles  on  a  permis  de  tomber  en  ruines  et  dont 
le  lierre  et  les  plantes  sauvages  ont  pu  envahir  librement  les  cloîtres 
déserts  !  On  sait  ce  que  sont  devenues  les  autres.  De  Clairvaux  à 
Fontevrault,  qu'a-t-on  fait  des  plus  nobles  monastères  de  l'ancienne 
France  ?  Des  prisons  ou  des  haras. 

Il  me  revient  à  la  mémoire  une  gravure  du  dernier  siècle  repré- 
sentant une  église  de  Paris,  «  l'église  ci-devant  Saint- Nicolas  »  con- 
vertie en  atelier  de  menuiserie.  Et  la  légende  du  temps  se  félicitait, 
en  vers  dignes  du  sujet,  d'une  pareille  métamorphose  (1).  Que  de 
gens  aujourd'hui,  tout  comme  il  y  a  cent  ans,  applaudiraient  à  une 
semblable  transformation  et  se  réjouiraient,  en  bonne  conscience, 
d'entendre,  au  lieu  des  oremus  du  prêtre,  le  rabot  du  menuisier 
ou  le  marteau  du  maréchal  ferrant!  Pour  des  milliers  de  nos  com- 
patriotes, rien  ne  serait  plus  digne  d'un  siècle  de  lumières.  Laissez 
ordonner  la  désaffectation,  et,  si  elles  ne  deviennent  toutes  des  clubs, 
les  églises  dont  on  ne  fera  point  des  granges  seront  converties  en 


(I)  Voici,  autant  qu'il  m'en  souvient,  avec  leurs  fautes  mêmes  de  prosodie,  quel- 
ques-uns de  ces  vers  : 

Dans  le  temple  où  régnait  la  molle  oisiveté 

Vous  voyez  aujourd'hui  briller  l'activité, 

Les  arts,  la  science,  le  génie 
Et  l'utile  talent  de  la  menuiserie. 


856  RE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

forges,  eh  filatures,  en  usines,  à  la  grande  édification  des  philoso- 
phes de  village  et  des  grands  esprits  de  cabaret,  fiers  de  voir  la 
vapeur  remplacer  l'inutile  fumée  de  l'encens.  Car  ce  qui,  aux  yeux 
de  maint  électeur,  condamne  ces  monumensde  lîi  religion,  ce  qui 
en  fait  le  crime  et  leur  vaut  beaucoup  de  leurs  ennemis,  c'est  pré- 
cisément qu'ils  ne  servent  à  rien,  qu'on  n'y  fabrique  et  n'y  produit 
rien.  N'est-ce  pas  là,  pour  des  hommes  de  progrès,  un  abus  dont 
il  serait  temps  de  faire  cesser  le  scandale?  Ils  ne  sentent  pas,  ces 
apôtres  du  progrès,  qu'en  face  du  culte  triomphant  des  intérêts 
matériels,  il  est  bon  qu'en  chaque  village,  au  milieu  des  hommes 
les  plus  accablés  par  les  soucis  de  l'existence;  il  y  ait  un  monu- 
ment en  apparence  inutile,  qui  n'abrite  qu'un  hôte  invisible,  qui  ne 
rapporte  rien,  qui  ne  serve  à  rien  si  ce  n'est,  chose  fort  dédaignée 
de  quelques-uns,  à  former  des  hommes  honnêtes  et  des  filles  chastes. 
Or,  c'est  là  précisément  ce  qui,  en  dehors  de  toute  considération 
religieuse,  fait  le  prix  et  l'honneur  de  nos  plus  humbles  églises  de 
campagne;  c'est  que  leurs  clochers  d'ardoise  ou  de  tuiles  rouges 
protestent  contre  l'envahissement  de  la  vie  matérielle  et  l'abject 
utilitarisme  du  jour;  c'est  que  la  voix  aérienne  de  leurs  cloches  rap- 
pelle aux  plus  grossiers  que  la  destinée  de  l'homme  peut  ne  pas  se 
borner  à  la  production  et  au  travail  quotidien.  Et  cela,  nos  paysans 
en  gardent  eux-mêmes  parfois  un  vague  sentiment,  et  c'est  pour 
cela  qu'indépendamment  de  toute  foi  chrétienne,  bien  des  villages 
tiennent  encore  à  leur  église. 

V. 

Un  des  meilleurs  moyens  d'élucider  un  problème  politique,  c'est 
de  chercher  les  cas  analogues  au  dehors.  Rien  ici  de  plus  instruc- 
tif que  la  comparaison.  Laissons  donc  un  moment  la  France  et  nos 
théories,  nos  préjugés  ou  nos  passions;  voyons  comment  on  entend 
la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  là  où  elle  existe;  comment  on 
prétend  l'effectuer  là  où  on  la  prépare.  Examinons  les  modèles, 
puisqu'il  y  a  des  modèles  qu'on  propose  sans  cesse  à  notre  imita- 
tion. Que  nous  apprend  l'exemple  de  l'Angleterre,  qui  a  récemment 
opéré  la  séparation  en  Irlande  et  qui  songe  à  l'essayer  dans  la 
Grande-Bretagne?  Que  nous  enseignent  les  États-Unis,  la  terre  clas- 
sique de  la  liberté  religieuse,  où  l'état  et  les  diverses  églises  vivent 
sans  liens  et  sans  querelles,  n'ayant  jamais  fait  meilleur  ménage 
que  depuis  leur  divorce? 

La  question  si  intempestivement  posée  en  France  ne  nous  est  p&s 
particulière;  la  démocratie  contemporaine  l'agite  en  d'autres  pays  de 
l'Europe,  chez  nos  voisins  d'outre-Manche  notamment.  L'Angleterre 
nous  offro  à  cet  égard  un  curieux  parallèle.  Chez  elle  aussi ,  un  parti , dont 


ÉTUDES   POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES.  857 

l'ascendant  semble  aller  croissant,  réclame  impérieusement  la  sépa- 
ration de  l'église  et  de  l'état.  Cette  question  est  une  de  celles  qui  ont 
passionné  nos  voisins  durant  les  dernières  élections.  L'on  ne  saurait 
s'en  étonner,  alors  que,  sous  la  conduite  de  MM. Chamberlain  et  Morley, 
les  nouvelles  couches  électorales  semblent  avoir  pour  ambition  de 
détruire  pièce  à  pièce  la  vieille  Angleterre.  Comment  des  hommes 
qui  ne  craignent  pas  de  porter  la  main  sur  les  bases  de  la  pro- 
priété s'arrêteraient -ils  longtemps  devant  l'antique  et  gothique 
édifice,  où  tout  rappelle  le  moyen  âge  ou  l'époque,  déjà  presque 
aussi  lointaine  et  aussi  démodée,  des  Tudors  et  des  Stuarts?  L'église 
établie,  à  la  fois  privilégiée  et  asservie,  deux  choses  qui  en  pareil 
cas  vont  d'ordinaire  ensemble,  ne  paraît  qu'un  anachronisme  à  ces 
Anglais,  revenus  de  leur  longue  superstition  nationale  pour  le 
passé.  Elle  a  contre  elle  sa  longévité  et  sa  consen-ation  même; 
plus  elle  est  demeurée  intacte  et  plus  on  la  trouve  surannée.  Si  l'on 
compare  les  deux  pays  et  les  deux  églises  dominantes,  il  n'est  pas 
douteux  qu'en  Angleterre  la  séparation  semble  autrement  urgente 
et  autrement  facile  qu'en  France. 

En  Angleterre,  le  parlement,  ne  se  trouve  point  en  face  d'une 
grande  église  de  deux  cents  millions  d'âmes,  dont  le  chef  réside  à 
l'étranger  ;  il  a  devant  lui  une  église  nationale,  insulaire,  qui,  loin 
d'être  antérieure  à  l'état  est,  à  bien  des  égards,  une  création  et 
une  créature  de  l'état;  une  église  qui,  selon  le  terme  anglais,  est 
un  «  établissement  »  essentiellement  politique  et  par  bien  des  côtés 
aristocratique,  et  qui  doit  à  sa  situation  officielle  une  bonne  part  de 
son  prestige.  En  Angleterre,  l'état  n'est  point  lié  à  l'église  par  une 
convention  bilatérale,  par  un  concordat,  puisque  l'église  a  toujours 
été  soumise  à  la  suprématie  royale  ;  que  le  parlement  a  toujours  eu 
le  droit  de  légiférer  sur  elle  ;  que  son  credo,  que  sa  liturgie  ont  été 
fixés  par  des  lois  ;  que  ses  évêques  sont  à  la  nomination  de  la  cou- 
ronne, sans  immixtion  d'autorité  étrangère,  «  le  congé  d'élire  » 
n'ayant  jamais  été  qu'un  vain  simulacre  ;  qu'en  somme  l'église  n'a 
d'autre  chef  que  le  chef  même  de  l'état,  la  reine,  qui  porte  encore 
officiellement  le  titre  de  défenseur  de  la  foi.  Dans  le  Royaume-Uni 
enfin,  l'église  établie  ne  saurait  prétendre  avoir  pour  adhérens  la 
majorité  de  la  population.  En  Irlande,  la  séparation,  le  disestablish- 
ment est  déjà  effectué.  En  Ecosse,  s'il  y  a  une  église  établie,  ce  n'est 
pas  l'église  épiscopale  anglicane,  c'est  une  église  presbytérienne 
sans  évêques.  Dans  le  pays  de  Galles,  si  l'anglicanisme  garde  les 
privilèges  d'une  égUse  d'état,  il  a  perdu  tout  ascendant  sur  la  plus 
grande  partie  des  habitans,  qui  désertent  la  rhurch  pour  les  chapels 
des  dissidens.  Dans  l'Angleterre  saxonne  elle-même,  les  non-con- 
formistes contestent  obstinément  que  l'église  officielle  compte  parmi 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  fidèles  la  majorité  des  Anglais  (1).  Il  est  oiseux  de  montrer  quels 
argumens  et  quelles  facilités  cela  seul  offre  aux  partisans  de  la  sé- 
paration ou  de  «  la  libération,  »  comme  disent  les  non-confor- 
mistes, qui,  en  réclamant  le  diaestablishmeni,  font  profession  de 
réclamer  l'affranchissement  de  l'église  dont  ils  combattent  les  privi- 
lèges. Moins  l'église  établie  compte  de  membres  et  moins  le  dises- 
tablishment froisseraitde  consciences,  moins  il  blesserait  d'intérêts, 
moins  le  gouvernement,  en  rompant  les  liens  actuels,  doit  craindre 
de  former  un  état  dans  l'état. 

Ce  ne  sont  pas  là  les  seules  différences  entre  les  deux  pays  et  les 
deux  églises  de  France  et  d'Angleterre.  A  l'inverse  du  catholicisme  en 
France,  l'anglicanisme  est  une  véritable  religion  d'état,  en  possession 
de  privilèges  politiques  et  d'avantages  matériels  qui  fournissent  à  ses 
adversaires  une  double  base  d'attaque.  Si  elle  n'a  plus,  de  même  que 
les  communes  et  les  lords,  ses  assemblées,  ses  convocations,  l'église 
a  ses  représentans  au  parlement.  Ses  évêques  ont  gardé  leur 
banc  à  Westminster;  ses  curés,  ses  par  sons ,  jouissent  de  cer- 
taines prérogatives  honorifiques.  L'anglicanisme  a,  jusqu'en  1880, 
régné  en  maître  dans  les  universités.  C'est  la  main  de  ses  évêques 
qui  sacre  les  rois.  Ce  sont  ses  ministres  qui  sont  les  aumôniers  de 
l'armée  et  de  la  flotte  ;  ce  sont  ses  prières  que  l'on  récite  au  parle- 
ment devant  les  représentans  de  la  nation,  car  les  lords  et  les  com- 
munes, tout  comme  naguère  nos  écoles,  ouvrent  encore  leurs  séances 
par  une  prière.  Tous  ces  privilèges,  déjà  bien  amoindris  depuis  un 
demi-siècle,  lui  seraient  peut-être  pardonnes  si  l'église  ne  possé- 
dait des  revenus  qui  lui  valent  bien  des  ennemis. 

Ce  que  l'église  anglicane  a  surtout  contre  elle,  ce  sont  S'  s  richesses 
qui  offrent  un  appât  aux  convoitises  des  politiciens  ;  ses  richesses 
dont  rien  sur  le  continent  ne  saurait  plus  donner  idée.  Elle  ne  re- 
çoit pas,  comme  l'église  de  France,  de  parcimonieuses  allocations 
(le  l'état;  elle  a  ses  biens,  conservés  et  grossis  à  travers  les  siècles, 
de  façon  qu'au  lieu  d'un  traitement  d'une  quinzaine  de  mille  francs, 
elle  sert  annuellement  à  ses  évoques,  200,000  ou  300,000  francs 
de  rente.  Et  ces  biens,  compromis  par  leur  énorraitô  môme,  on  peut 
lui  objecter  que,  pour  une  bonne  partie,  elle  n'en  a  ]>as  hérité  légi- 
timement, beaucoup  ayant  été  légués  à  la  mère  contre  laquelle  l'an- 
glicanisme s'est  révolté,  à  l'église  catholique,  à  ses  évêques  ou  à 
ses  moines,  dont  Henri  VI II  et  ses  successeurs  ont  partagé  les  dé- 
pouilles entre  leur  noblesse  et  leur  clergé.  En  outre  de  ses  biens, 
l'église  anglicane  perçoit  encore  la  dîme,  restée,  dans  la  tenace  mé- 

(1)  Il  n'y  a  pas  de  statistique  offleielle  dos  confessions  religieuses,  les  diseident  s'y 
^tant  toujours  opposés. 


ÉTUDES    POLITIQUES    ET    RELIGIEUSES.  859 

moire  des  paysans  français,  le  plus  impopulaire  de  tous  les  impôts 
de  l'ancien  régime,  et  ses  dimes,  elle  les  fait  payer  aux  non-con- 
formistes aussi  bien  qu'à  ses  propres  fidèles.  Que  de  griefs  dans  ce 
seul  fait,  alors  même  qu'il  serait  toujoursjustifié  par  des  donations  et 
des  chartes  authentiques  !  En  France,  il  n'en  faudrait  pas  davantage 
pour  que  la  séparation,  le  disesUiblishment  et  le  disendonment  fus- 
sent votés  à  une  énorme  majorité.  S'il  n'en  a  pas  encore  été  de 
même  en  Angleterre,  cela  tient  à  ce  que  les  Anglais  ne  se  sont  pas 
encore  entièrement  défaits  de  leur  ancien  respect  pour  les  tradi- 
tions historiques.  Puis,  auxraisonsqui  semblent  miUter  en  faveur  de 
la  séparation,  s'en  opposent  d'autres  qui  plaident  contre  elle.  On  sait, 
par  exemple,  que  les  pauvres  et  les  déshérités  de  toute  sorte  ont 
leur  large  part  des  richesses  ce  l'église  et  pleureraient  sa  ruine. 
L'Angleterre,  enfin,  n'a  pas  encore  perdu  le  sentiment  de  ce  que  sa 
grandeur  doit  à  la  foi  chrétienne.  Beaucoup  d'Anglais  craignent 
que,  à  travers  l'église  officielle,  le  di&estublishment  n'atteigne  le 
christianisme  et  l'idée  religieuse  même,  au  profit  du  grossier  maté- 
rialisme des  foules  ou  du  froid  agnosticisme  des  lettrés,  au  détri- 
ment de  la  moralité  et  de  l'énergie  nationales. 

Nous  n'avons,  du  reste,  en  ce  moment,  ni  à  peser  les  argumens 
des  deux  parties,  ni  à  prévoir  l'issue  de  ce  grand  procès  ;  c'est  en- 
core là  une  cause  qui  ne  semble  pas  devoir  être  prochainement 
jugée.  Ce  que  nous  tenons  à  montrer  aujourd'hui,  c'est  combien,  à 
travers  d'apparentes  ressemblances,  les  facteurs  du  problème  sont 
différens  en  Angleterre  et  en  France.  L'Angleterre  en  est  encore,  à 
cet  égard,  en  1789.  La  situation  de  l'église  anglicane  a  plus  d'ana- 
logie avec  la  situation  de  l'église  de  France,  avant  la  révolution, 
qu'avec  celle  de  la  même  église  sous  le  régime  concordataire  actuel. 
La  différence  est  telle  qu'on  pourrait  foit  bien  être  partisan  du 
disestablishment  en  Angleterre  et  être  opposé  à  la  séparation  en 
France.  Cela  est  si  vrai  que  l'argument  favori  de  nos  voisins  contre 
l'église  établie  n'aurait  aucune  valeur  de  ce  côté  de  la  Manche.  Quel 
est  le  principe  sur  lequel  s'appuie  la  libération  leugue?  C'est 
avant  tout  celui  de  l'égalité  religieuse.  Or,  loin  de  violer  ce  prin- 
cipe, le  système  français  en  est  une  scrupuleuse  application,  puis- 
qu'il subventionne  concurremment  les  divers  cultes  professés  en 
France  et  en  Algérie.  A  ce  titre,  nous  l'avons  déjà  remarqué,  notre 
budget  des  cultes  est  manifestement  insph"é  des  principes  de  la  ré- 
volution et  du  droit  moderne.  Pourquoi  les  non-conformistes  an- 
glais, qui  sont  au  premier  rang  des  liberationisis,  ne  deman- 
dent-ils pas  qu'en  Angleterre,  de  même  qu'en  France,  l'état  pourvoie 
également  à  l'entretien  des  différentes  confessions?  Est-ce  unique- 
ment que  les  dissidens  sont  de  longue  date  habitués  à  ce  que  les 


860  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Anglais  appellent  le  voliintary  System?  Ne  serait-ce  pas  que  les 
différentes  sectes,  les  diverses  «  dénominations  »  sont  si  nombreuses 
et  si  mobiles  que,  pour  l'état,  il  serait  singulièrement  compliqué 
d'en  subventionner  tous  les  ministres  et  d'en  distinguer  toutes  les 
nuances? 

Dans  les  pays  tels  que  l'Angleterre,  tels  que  les  États-Unis  sur- 
tout, où  les  sectes  pullulent,  où  chaque  génération  en  voit  naître 
de  nouvelles,  qui  en  enfantent  d'autres  à  leur  tour,  où  la  religion 
est  une  sorte  de  prêtée  sans  cesse  en  transformation,  «  le  système 
volontaire,  »  la  séparation  des  églises  et  de  l'état  peut  être  ce  qu'il 
y  a  de  plus  simple,  de  plus  rationnel,  de  plus  pratique.  Et  cela 
d'autant  que  la  multiplicité  même  des  formes  religieuses  rend  leur 
entière  indépendance  inoffensive  ;  qu'elle  enlève  au  moins  à  la  sépa- 
ration la  plupart  de  ses  inconvéniens  vis-à-vis  de  l'état.  A  ce  double 
égard,  au  point  de  vue  civil  comme  au  point  de  vue  religieux,  le 
régime  de  la  séparation  nous  paraît  à  la  fois  plus  difficile  et  plus 
dangereux  dans  les  pays  catholiques,  orthodoxes  ou  même  luthériens, 
dans  les  contrées  où  domine  une  grande  église  à  forte  hiérarchie, 
que  dans  les  pays  protestans  où  la  réforme  de  Calvin  aboutit  à  l'émiet- 
tement  des  sectes.  Ce  qui  réussit  dans  ces  derniers  peut  être  pé- 
rilleux dans  les  autres  ;  car  il  est  fort  différent,  pour  l'état,  de  se 
trouver  en  présence  d'une  multitude  d'églises  et  de  congrégations 
rivales  qui,  politiquement,  se  neutralisent  les  unes  les  autres,  ou 
d'être  en  face  d'une  grande  église  unitaire  à  laquelle  rien  ne  fait 
contrepoids.  C'est  là  une  distinction  essentielle.   L'erreur  capitale 
de  nos  théoriciens  anticoncordataires  est  de  ne  point  le  voir.  Leurs 
doctrines  le  leur  défendent,  le  propre  des  écoles  radicales  étant 
précisément  de  ne  pas  reconnaître  les  distinctions  nécessaires.  Imbu 
de  spéculations  a  priori^  on  prétend  appliquer  la  même  formule  à 
des  situations  absolument  différentes  ;  on  confond  les  époques,  les 
pays,  les  religions  ;  on  rêve  naïvement  de  mettre  la  France  catholique 
au  même  régime  que  les  congrégations  presbytériennes  ou  baptistes 
des  États-Unis. 

La  situation  de  l'église  anglicane,  avons-nous  dit,  est  fort  ana- 
logue à  celle  de  l'église  de  France  avant  1789,  avec  cette  imporUinte 
différence  qu'elle  a  depuis  longtemps,  en  face  d'elle,  des  sectes  qui 
lui  font  contrepoids.  De  quelle  manière  les  Anglais  entendent-ils  pra- 
t  iquer  le  disestablishment  et  spécialement  le  disendoivmenty  la  sé- 
cularisation des  immenses  revenus  dont  jouit  aujourd'hui  l'église 
établie,  ces  revenus  qu'on  capitalise  à  3  ou  4  milliards  de  francs? 
De  quelles  ressources  vivra  l'église  une  fois  «  désétablie?»sous  quel 
régime  légal  seront  placés  son  clergé,  ses  évoques,  ses  paroisses, 
ses  écoles?  C'est  là  pour  nous  le  point  le  plus  intéressant,  puisqu'à 


ÉTUDES   POUTIQUES   ET   RELIGIEUSES.  861 

cet  égard,  la  comparaison  est  parfaite  entre  les  deux  côtés  de  la 
Manche,  comme  entre  les  deux  rivages  de  l'Atlantique. 

A  Westminster  comme  au  Palais-Bourbon,  il  se  rencontre  bien 
quelques  radicaux,  dignes  émules  ou  élèves  des  nôtres,  qui  se  pro- 
posent d'ôter  purement  et  simplement  à  l'église  tous  ses  biens 
et  revenus  pour  en  doter  les  services  publics,  les  écoles  populaires 
notamment.  De  pareils  projets  ont  peu  de  chance  d'être  adoptés  du 
parlement  ;  ils  sentent  trop  manifestement  la  spoUation  et  la  vio- 
lence. Les  partisans  du  disestablishmenf  consentent  en  général  à 
laisser  à  l'église,  non-seulement  une  rente  viagère  pour  tous  ses 
ministres,  mais  une  sorte  de  dotation,  de  fonds  de  premier  établis- 
sement qui  lui  permette  de  s'adapter  à  sa  nouvelle  situation  en  at- 
tendant qu'elle  se  crée  des  ressources  nouvelles  (1). 

C'est  ainsi  qu'on  a  procédé,  en  1869,  avec  l'éghse  d'Irlande.  II  y  a 
là  un  précédent  encore  récent  dont  le  parlement  britannique,  tou- 
jours respectueux  des  précédens,  ne  manquerait  point  de  tenii*  grand 
compte.  A  l'église  d'Irlande  on  a  laissé  ses  temples  et  ses  cime- 
tières. A  ses  évoques  et  à  ses  ministres,  on  a  garanti,  pour  leur 
vie  durant,  un  traitement  égal  aux  revenus  dont  ils  jouissaient.  En 
outre,  et  c'est  là  le  trait  capital  de  la  manière  dont  nos  voisins  pra- 
tiquent la  séparation,  l'église  d'Irlande  a  reçu  une  indemnité  de 
5  millions  de  livres,  soit  125  millions  de  francs  ;  et  il  s'agit,  qu'on  le 
remarque  bien,  d'une  église  qui  compte  moins  de  six  cent  mille  fi- 
dèles. Rien  donc  d'étonnant  si  elle  a  vaillamment  supporté  le  nouveau 
régime.  On  a  calculé  qu'en  suivant  les  mêmes  règles  pour  l'An- 
gleterre, l'église  anglicane  devrait,  en  cas  de  disestablishment, 
toucher  une  indemnité  d'en\iron  70  millions  de  livres,  soit  1  mil- 
liard 750  millions  de  francs,  somme  à  elle  seule  suffisante  pour 
lui  assurer  un  revenu  bien  supérieur  à  tout  notre  budget  des  cultes. 
Et  cela,  chose  à  noter,  pour  une  église  qui  n'a  qu'une  douzaine  de 
millions  d'adhérens,  soit  trois  fois  moins  que  l'église  catholique  en 
France. 

Ce  n'est  point  tout,  les  ressources  que  lui  laisserait  le  disesta- 
blishmenty  l'église  anglicane  pourrait  les  augmenter  indéfiniment 
grâce  aux  donations  et  aux  legs  qu'elle  serait  autorisée  à  recevoir. 
Cette  faculté,  l'église  d'Irlande  naguère  u  désétablie  »  la  possède,  et 
déjà  elle  en  a  fait  un  large  usage  :  si  la  loi  fixe  une  limite  à  ses 
acquisitions  partielles,  elle  ne  fixe  pas  de  maximum  à  leur  en- 
semble. Cette  faculté  d'acquérir  et  de  posséder,  personne  en  An- 


(1)  Nous  pouvons,  à  cet  égard,  renvoyer  le  lecteur  à  une  substantielle  étude  de 
M.  L.  Ayral  :  Annales  de  l'École  libre  des  sciences  politiques,  janvier  1886.  Cf.  tht 
Quarterly  Review,  janvier  1886  et  la  Contemporary  Review,  décembre  1885. 


862  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

gleterre  ne  la  conteste  à  l'église  et  aux  associations  religieuses  : 
serait-on  aussi  unanime  en  France  ?  Nos  radicaux  sont-ils  prêts  à 
reconnaître  la  personnalité  civile  aux  diocèses,  aux  paroisses,  aux 
consistoires?  Nos  législateurs  auraient-ils  dépouillé  leur  tradi- 
tionnelle antipathie  pour  la  mainmorte,  et  la  troisième  république 
va-t-elle  rendre  à  l'église  et  au  clergé  le  droit  de  reconstituer  les 
biens  que  leur  a  enlevés  la  révolution  ?  C'est  ainsi  que  se  pose  la 
question,  et  l'équité,  d'accord  avec  la  liberté,  n'admet  qu'une  ma- 
nière de  la  résoudre.  Lorsque  la  révolution  a  sécularisé  les  biens 
ecclésiastiques,  la  révolution  a  garanti  au  clergé  un  traitement  ;  le 
jour  où  l'on  supprime  ce  traitement,  on  doit  rendre  aux  églises  le 
droit  d'acquérir  et  de  posséder  (1). 

Voilà  comment  la  séparation  a  été  comprise,  voilà  comment  elle 
a  été  effectuée  dans  tous  les  pays  où  l'église  et  l'état  sont  séparés, 
dans  ceux  que  l'ignorance  de  nos  démocrates  nous  donne  comme 
modèles,  les  États-Unis  notamment.  Dans  la  grande  république 
américaine,  de  même  qu'en  Angleterre,  les  églises  ont  le  droit  d'ac- 
quérir, et  de  fait,  les  différentes  confessions,  l'église  catholique  en 
particulier,  y  possèdent  des  biens  considérables.  S'il  y  a,  non  sans 
raison,  une  limite  à  leurs  acquisitions  d'immeubles,  il  n'y  en  a  point 
à  leur  fortune  mobilière,  la  richesse  mobilière  étant  de  sa  nature 
indéfinie.  Et,  non-seulement  les  églises  ont  la  faculté  de  posséder  ; 
mais  d'ordinaire  les  temples  et  les  édifices  voués  au  culte,  ou  aux 
soins  des  pauvres,  jouissent  de  certaines  immunités,  de  l'exemp- 
tion d'impôts  spécialement,  ce  qui,  dans  l'hypothèse  de  la  sépara- 
tion, serait  encore  un  point  à  considérer.  Est-ce  là,  encore  une  fois, 
le  régime  que  veulent  introduire  chez  nous  les  hommes  qui  se  sont 
plu  à  inventer  des  taxes  pour  les  hôpitaux  des  Petites-Sœurs  des 
pauvres? 

Avec  la  faculté  d'acquérir,  de  recevoir'des  donations  et  des  legs 
sous  le  régime  des  trustées,  les  différentes  églises,  en  Amérique, 
tout  comme  en  Angleterre,  sont  en  possession  de  toutes  les  libertés  : 
liberté  d'enseignement,  liberté  de  la  presse,  liberté  de  la  parole 
dans  la  chaire  comme  sur  la  place  publique,  droit  de  réunion,  droit 
d'association  pour  les  ecclésiastiques  comme  pour  les  fidèles,  pour 
les  moines  comme  pour  le  clergé  séculier.  Dans  ce  système  on  ne 
connaît  ni  articles  organiques,  ni  décrets  de  mars,  ni  restrictions 
aux  réunions  des  évoques  ou  à  leurs  rapports  avec  le  pape.  On  ne 
connaît  qu'une  chose,  la  liberté  en  tout  et  pour  tout.  Tels  sont  les  mo- 
dèles, et,  puisqu'on  prétend  les  imiter,  qu'on  les  imite  assez  pour 

(1)  Cela  CHt  d'auunt  plus  manifeste  que  le. concordat,  article  15,  garantit  déjà  «oz 
caiboli«iuc»  la  faculté  «  de  faire  on  fareur  de»  éirH«e«  des  fondation*.  » 


ÉTUDES    POLITIQUES    ET    RELIGIEUSES.  863 

leur  ressembler.  Ce  ne  sont  pas  les  catholiques  qui  s'en  plaindront. 

Mais,  est-ce  ainsi  qu'on  entend  la  liberté  au  Palais-Bourbon  ou 
à  l'Hôtel  de  Ville  ?  Est-ce  ainsi  que  comprennent  la  séparation  les 
amis  de  M.  Clemenceau  ou  les  collègues  de  M.  Goblet,  qui,  pour  la 
préparer,  comptent  sur  u  le  rayonnement  des  idées  ?  »  Quand  on 
va  chercher  des  exemples  ailleurs,  en  Amérique  notamment,  on  a 
l'air  de  faire  la  satire  des  projets  mis  en  avant  chez  nous.  Demandez 
aux  plus  sincères  partisans  de  la  séparation  comment  ils  entendent 
la  liberté"  des  cultes.  Ils  vous  répondront  par  des  projets  de  loi 
contre  le  clergé,  contre  les  congrégations  et  les  associations  reli- 
gieuses, par  des  lois  d'exception  contre  les  ministres  du  culte,  ne 
comptant  les  soumettre  au  droit  commun  que  pour  avoir  la  satisfac- 
tion de  les  voir  porter  le  képi.  Demandez-leur  s'ils  ne  craignent  pas 
de  rendre  au  clergé  la  faculté  de  posséder  au  risque  de  recon- 
stituer la  mainmorte.  Ils  vous  répondront  unanimement  que  telle 
n'a  jamais  été  leur  pensée;  que,  si  les  Américains  et  les  Anglais 
trouvent  bon  de  laisser  aux  églises  le  droit  de  posséder  et  d'ac- 
quérir, ce  n'est  pas  ainsi  que  la  république  opérerait  en  France. 
En  France,  on  enlèverait  au  clergé  son  chétif  traitement  sans  lui 
donner  en  échange  ni  indemnité  ni  dotation,  sans  même  lui  concé- 
der le  droit  d'acquérir.  On  ne  lui  reconnaîtrait  qu'une  faculté, 
celle  de  vi^Te  d'aumônes  au  jour  le  jour,  et  encore  aurait-on  soin 
de  l'empêcher  de  tendre  la  main  et  de  limiter  les  largesses  dont  il 
pourrait  être  l'objet.  Des  deux  côtés  de  l'Atlantique  et  de  la  Manche, 
la  séparation  de  Tétat  et  de  l'église  a  ainsi  un  sens  absolument  dif- 
férent. Quand  on  nous  cite  l'exemple  de  l'Amérique  ou  de  l'Angle- 
terre, c'est  avec  l'intention  de  faire  tout  l'opposé.  Il  n'y  a  là  qu'une 
équivoque  grossière. 

Une  église  sans  ressources,  incapable  de  recruter  son  cierge  et 
hors  d'état  de  l'entretenir;  une  église  enserrée  dans  l'étroit  réseau 
de  chaînes  légales  et  fiscales  de  toute  sorte  ;  une  église  en  un  mot 
mendiante  et  esclave,  tel  est,  chez  nous,  l'idéal  de  la  plupart  des 
hommes  qui  réclament  la  séparation.  La  liberté  dans  leurs  pro- 
grammes n'est  qu'une  menteuse  enseigne.  En  vérité,  il  ne  s'agit 
pas,  pour  eux,  de  séparation,  mais  simplement  de  spoliation  et  d'op- 
pression. Aussi,  quelles  que  soient  ses  préférences  théoriques, 
aucun  vrai  libéral  ne  saurait  accepter  une  pareille  séparation  ;  car, 
pour  être  vraiment  équitable  et  porter  des  fruits  de  liberté,  le 
divorce  de  l'église  et  de  l'état  doit  s'accomplir  à  une  époque  de 
calme,  dans  un  pays  accoutumé  au  respect  de  toutes  les  libertés, 
avec  une  législation  sincèrement  tutélaire  du  droit  d'association, 
respectueuse  des  fondations  et  de  toutes  les  formes  de  propriété 
corporative.  En  dehors  de  là,  comme  nous  le  disions  récemment 
ailleurs,  la  séparation  n'est  pas  la  liberté,,  mais  la  tyrannie.  Ce  n'est. 


864  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

pour  la  plupart  de  ceux  qui  la  réclament,  qu'un  moyen  détourné 
d'enlever  à  l'église  toute  existence  légale,  de  la  priver  de  ses  organes 
essentiels,  de  la  frustrer  de  toutes  ses  ressources  matérielles,  de 
lui  retrancher  les  alimens  qui  la  sustentent,  en  un  mot,  de  lui 
rendre  la  vie  impossible  (1). 

V. 

La  séparation,  telle  que  l'entendent  la  plupart  de  ses  promoteurs, 
ne  serait  pas  une  solution.  Dans  la  situation  des  esprits  et  des  partis, 
la  dénonciation  du  concordat  serait  simplement  une  déclaration  de 
guerre  à  l'église  et  à  la  foi  chrétienne;  et  cette  guerre,  le  gouver- 
nement qui  l'engagera  a  toute  chance  d'y  succomber. 

Les  radicaux  ont  bruyamment  et  parfois  justement  reproché  aux 
opportunistes  leur  politique  d'aventures  au  loin.  Eux,  ils  sont  pour 
les  aventures  au  dedans.  De  toutes  celles  où  ils  s'apprêtent  à  pré- 
cipiter la  France,  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état  serait  peut- 
être  la  plus  périlleuse.  Les  difficultés  religieuses  sont  de  leur  nature 
inextricables;  une  fois  qu'on  s'y  est  enfoncé,  on  ne  sait  plus  com- 
ment en  sortir  :  c'est  une  sorte  d'enlisement.  Que  la  république 
proclame  la  séparation,  il  y  a  bien  à  parier  que  la  république  y 
périra. 

Comment  s'y  prendrait-on?  Le  temps  nous  manque  aujourd'hui 
pour  l'étudier.  L'on  nous  fournira,  d'ici  à  peu  d'années,  l'occasion 
d'y  revenir.  La  plupart  de  ceux  qui  réclament  la  dénonciation  du 
concordat  n'ont,  du  reste,  pas  de  plan.  Tout,  pour  eux,  se  réduit 
à  biffer  le  budget  des  cultes.  S'ils  songent  au  lendemain,  c'est 
uniquement  pour  empêcher  l'église  de  se  refaire  des  revenus.  Leur 
politique  ressemble  aux  procédés  d'un  détrousseur  de  grand  che- 
min ,  qui ,  en  dépouillant  les  voyageurs ,  les  laisserait  nus  sur 
la  route,  avec  injonction  de  ne  plus  porter  que  des  haillons  de 
mendians. 

Entre  ces  plans  de  séparation  ou  mieux  de  spoliation,  il  en  est 
un  qui  mérite  un  moment  d'attention,  non  qu'il  soit  plus  équitable 
que  les  autres,  mais  simplement  parce  qu'il  est  plus  habile  ou  plus 
perfide.  C'est  celui  de  M.  Yves  Guyot,  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
séparation  par  persuasion  et  par  séduction.  Une  grande  partie  de  la 
France  tenant  encore  au  service  du  culte,  M.  Yves  Guyot  reconnaît 
\u'\\  serait  imprudent  d'effectuer  la  séparation  sur  tout  le  terri- 
toire à  la  fois.  Au  lieu  de  l'appliquer  d'un  coup  à  nos  3t),000  com- 
munes, il  préfère  la  rendre  facultative  au  profit  des  communes  ei 

fi)  Voyez  :  les  Catholiques  libéraux,  l'Êglite  $t  It  Libéralisme  de  1830  d  nos  jourt, 
p.  99,  100,  ci  iDtroduction,  p.  xiii. 


ÉTUDES   POLlTIQrES    ET    RELIGIEUSES.  865 

des  contribuables  qu'il  y  croit  disposés.  Cette  idée  s'inspire  d'un  livre 
fort  ingénieux  du  reste,  qu'on  eût  pu  intituler  :  De  l'art  de  dis- 
soudre une  nation  et  de  décomposer  les  états  (1).  L'auteur  y  vante 
une  méthode  de  législation  empruntée  aux  procédés  des  physiolo- 
gistes, qui,  pour  mieux  étudier  les  fonctions  des  êtres  vivans,  en 
séparent  artificiellement  les  organes.  Il  propose  de  traiter  la  France 
comme  un  lapin  ou  une  grenouille  de  laboratoire.  Alors  même  qu'ils 
n'auraient  nulle  répugnance  pour  cette  sorte  de  vivisection  natio- 
nale, un  peuple,  un  état,  sont  des  êtres  divans  qui  ne  sauraient 
impunément  se  prêter  aux  expériences  des  physiologistes  poli- 
tiques. Si  M.  Yves  Guyot  préconise  cette  méthode  pour  la  sépara- 
tion de  l'église  et  de  l'état,  c'est  manifestement  qu'à  ses  yeux  le 
succès  de  l'expérience  est  certain  ;  les  sujets  qui  auront  le  bon  esprit 
de  s'y  soumettre  ne  sauraient  que  s'en  bien  trouver. 

Tel  n'est  pas  notre  sentiment.  Remettre  la  solution  d'un  pareil 
problème  au  caprice  des  municipalités  ou  des  communes,  ce  serait 
introduire  la  guerre  dans  chaque  conseil  municipal  et  dans  chaque 
famille.  On  propose  d'allouer  aux  communes,  pour  le  dégrèvement 
de  leurs  centimes  additionnels,  les  fonds  jusqu'ici  affectés  au  bud- 
get des  cultes.  Bien  mieux,  d'après  le  projet  de  M.  Guyot,  la  ques- 
tion serait  posée  par  le  percepteur  à  chaque  contribuable,  de  façon 
que  chacun  se  sentît  personnellement  intéressé  à  refuser  le  traite- 
ment de  son  curé.  N'est-ce  pas  là  un  procédé  qui  ferait  honneur  à 
un  pays  et  à  un  parti?  Donner  une  prime  au  paysan  qui  renonce- 
rait à  contribuer  à  l'entretien  du  culte;  mettre  «  l'émancipation 
de  la  pensée  et  de  la  conscience  »  sous  le  patronage  de  la  cupi- 
dité, voilà  vraiment  une  méthode  pratique  bien  digne  de  la  façon 
dont  certains  radicaux  comprennent  la  démocratie.  Que  diraient- 
ils  si  les  contribuables  prétendaient  appliquer  cet  ingénieux  sys- 
tème à  l'enseignement,  à  la  justice,  à  la  police,  à  l'armée,  voire  à 
l'éclairage  ou  au  balayage  des  villes? 

C'est  là,  pourtant,  ce  qu'au  fond  proposent  la  plupart  des  tenans 
de  la  séparation.  Ayant  presque  tous  en  vue  la  suppression  du  bud- 
get des  cultes,  leur  tactique  commune  est  de  représenter  aux  élec- 
teurs ce  que  chacun  d'eux  gagnerait  à  cette  répudiation  d'une  dette 
nationale.  Ils  sont  si  flattés  d'enlever  au  clergé  son  traitement,  que, 
partisans  décidés  ou  partisans  éventuels  de  la  séparation,  intransi- 
geans  ou  radicaux  de  gouvernement,  ne  voient  plus  guère  dans  ce 
grave  problème  que  la  grossière  question  d'argent.  Leur  matéria- 
lisme politique  ne  comprend  pas  qu'en  matière  de  conscience  les 
considérations  pécuniaires   sont   fort  secondaires.  Ils  ne  sentent 

(t)  La  Politique  expérimentale,  par  M.  L.  Donnât. 
lOMB  Lxxiv.  —  1886.  55 


866  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

point  que,  si  l'état  peut  gagner  à  la  séparation  quelques  millions 
de  francs,  la  république  y  peut  perdre  des  millions  d'adhérens. 

C'est  pour  l'état,  c'est  pour  la  société  civile  qu'on  prétend  faire 
la  séparation,  et  l'on  ne  veut  pas  voir  qu'elle  tournerait  presque 
infailliblement  contre  l'état  et  contre  la  société  civile.  On  imagine 
assurer  ainsi  le  triomphe  de  la  république,  et  l'on  ferme  les  yeux 
sur  les  avantages  qu'en  tireraient  les  ennemis  de  la  république.  De 
quelque  manière  qu'on  procède  à  la  séparation,  tout  serait  changé 
dans  le  clergé  et  parmi  les  catholiques  de  France,  mais  changé  au 
détriment  de  l'état  :  et  la  composition  de  l'épiscopat,  et  l'esprit  du 
clergé,  et  sa  manière  de  vivre,  et  ses  relations  avec  les  fidèles,  et 
ses  attaches  avec  les  partis. 

Loin  de  corriger  les  défauts  plus  ou  moins  justement  reprochés 
au  régime  issu  du  concordat,  la  séparation  ne  ferait  que  les  ou- 
trer. On  peut  adresser  deux  reproches  au  régime  actuel  :  le  pre- 
mier, c'est  qu'il  a  placé  la  plus  grande  partie  du  clergé  paroissial 
dans  l'absolue  dépendance  des  évêques  ;  qu'il  a  créé,  ce  qu'ignorait 
l'ancien  régime,  des  desservans  révocables  ou  amovibles  à  merci  ; 
qu'il  a  fait,  en  un  mot,  du  clergé  de  chaque  diocèse  un  régiment 
marchant  au  commandement  de  son  colonel.  Le  second,  c'est  qu'en 
enlevant  au  clergé  tous  ses  biens,  tout  son  patrimoine  séculaire 
pour  le  faire  vivre  d'un  traitement  de  l'état,  on  a  involontairement 
coupé  la  plupart  des  liens  qui  le  rattachaient  à  la  société  civile,  on 
l'a  pratiquement  dépouillé  de  tout  intérêt  temporel;  le  prêtre,  dé- 
taché du  monde  et  du  sol,  a  été  pour  ainsi  dire  spiritualisé,  volati- 
lisé. Qui  ne  voit  combien  ces  deux  inconvéniens  seraient  l'un  et 
l'autre  accrus  par  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état? 

Le  jour  où  l'état  cesserait  d'intervenir  dans  le  choix  des  évêques 
et  des  curés,  ces  derniers  seraient  plus  que  jamais  livrés  à  l'arbi- 
traire épiscopal  ;  les  curés  inamovibles  risqueraient  fort  de  tomber 
au  rang  de  simples  desservans;  le  clergé  deviendrait  plus  que 
jamais  une  armée  manœuvrant  à  la  voix  de  ses  généraux,  sous  le 
commandement  suprême  d'un  chef  étranger.  Le  jour  où  l'état 
supprimerait  le  traitement  des  curés,  les  prêtres  des  villes  et  des 
campagnes,  isolés  de  l'administration  civile  et  de  la  société  laïque, 
bannis  du  presbytère  qui  les  abritait,  sans  moyens  d'existence  ré- 
guliers, se  verraient  en  quelque  sorte  transformés  en  moines,  et  en 
moines  mendians.  L'état,  qui  de  tout  temps  a  montré  tant  de  dé- 
fiance pour  l'habit  monastique,  convertirait  pratiquement  le  clergé 
séculier  en  clergé  régulier,  vivant  d'aumônes  et  obéissant  religieuse- 
ment à  des  supérieurs  sur  lesquels  le  gouvernement  n'aurait  aucune 
prise.  Faire  de  tout  le  clergé  une  vaste  congrégation  non  recon- 
nue, voilà  le  premier  résultat  de  la  suppression  du  budget  des 
cultes. 


ÉTUDES    POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES.  867 

Et  quels  seraient  les  chefs  de  cette  milice  spirituelle  soutenue, 
d'un  bout  de  la  France  à  l'autre,  par  les  millions  de  Français  qui 
ne  veulent  pas  encore  se  passer  de  tout  sacrement?  Les  évêques 
sont  aujourd'hui  nommés  par  l'état,  qui  a  soin  d'appeler  à  Tépisco- 
pat  des  hommes  prudens,  modérés,  enclins  à  réprimer  les  écarts 
de  zèle  de  leur  clergé.  Avec  la  séparation,  il  en  serait  tout  autre- 
ment. Les  mitres  seraient  distribuées  par  le  saint-siège  seul  ; 
la  voix  des  catholiques  risquerait  de  désigner  au  choix  du  Vati- 
can les  plus  ardens,  les  plus  entreprenans,  les  plus  militans  des 
ecclésiastiques.  Il  n'y  aurait,  pour  l'épiscopat,  d'autre  garantie  de 
modération  que  le  caractère  du  souverain  pontife.  Avec  un  pape 
tel  que  Pie  IX,  l'ultramontanisme  le  plus  étroit  et  le  plus  belli- 
queux risquerait  fort  de  dominer  tout  le  clergé  et  toute  l'église  de 
France.  Et  à  quel  moment  l'état  abandonnerait-il  à  la  curie  romaine 
la  nomination  de  toute  la  hiérarchie  épiscopale?  A  l'heure  même  où 
le  gouvernement  romprait  toute  relation  avec  le  saint-siège,  car  je 
ne  suppose  point  que,  une  fois  la  séparation  prononcée,  la  France 
maintienne  un  ambassadeur  près  du  Vatican,  alors  que,  par  le 
fait  même  de  la  dénonciation  du  concordat,  la  république  entre- 
rait en  guerre  ouverte  avec  la  papauté. 

Certes,  ce  serait  là,  en  France,  une  politique  toute  nouvelle,  dé- 
gagée de  toutes  les  traditions  monarchiques.  La  démocratie  radicale 
pourrait  se  vanter  d'avoir  rompu  avec  tous  les  préjugés  de  l'an- 
cien régiçie.  Ce  n'est  point  assurément  lorsqu'il  subsistait  encore 
chez  nos  légistes  un  vieux  levain  de  gallicanisme,  que,  pour  mieux 
résister  aux  empiétemens  du  «  cléricalisme,  »  on  eût  imaginé  de 
couper  tous  les  liens  qui  rattachaient  l'église  au  pouvoir  civil,  et 
d'enlever  à  l'état  toute  immixtion  dans  la  nomination  des  digni- 
taires ecclésiastiques.  On  eût  cru  alors  livrer  le  clergé  et  la  France 
catholique  à  l'ultramontanisme.  On  eût  cru,  selon  la  formule  en 
vogue,  créer,  des  mains  mêmes  de  l'état,  un  état  dans  l'état.  Tout 
cela,  paraît-il,  est  changé.  Ce  qu'autrefois  on  eût  appelé  trahir  les 
intérêts  de  l'état  et  de  la  société  ci\ile  s'appelle  aujourd'hui  ser- 
vir la  cause  de  l'émancipation  laiVjue. 

En  est-on  bien  sûr?  A-t-on  bien  pesé  les  forces  de  l'ennemi  inté- 
rieur avec  lequel  on  se  plairait  à  mettre  la  république] aux  prises? 
Vous  oubliez,  nous  dira-t-on,  qu'avant  de  couper  les  liens  qui 
rattachent  le  clergé  à  l'état,  nous  aurons  eu  soin  de  le  dépouil- 
ler, de  le  laisser  sans  ressources,  de  lui  refuser  le  droit  d'ac- 
quérir ou  d'hériter;  de  plus,  en  l'astreignant  au  service  mili- 
taire, nous  aurons  pris  la  précaution  d'en  rendre  le  recrutement 
de  moins  en  moins  aisé.  On  se  flatte,  en  eiïet,  dans  le  nouveau 
monde  officiel,  de  voir  le  clergé  avec  l'église  périr  d'inanition. 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'idéalisme  n'est  pas  le  défaut  des  démocrates  du  jour;  pour  eux, 
tout  se  résout  en  questions  d'argent  et  de  force  matérielle.  Ils  ne 
voient  point  que  plus  les  prêtres  seront  rares,  plus  ils  seront  vénérés 
et  acquerront  d'ascendant.  Ils  ne  comprennent  point  que,  pour  être 
pauvre,  le  prêtre  n'en  sera  que  plus  redoutable,  car,  pour  prê- 
cher l'évangile,  la  pauvreté  peut  être  une  puissance. 

Est-il  certain,  du  reste,  que,  même  privé  des  droits  que  lui  re- 
connaît la  libre  Amérique,  le  clergé  tombe  tout  entier  dans  la  mi- 
sère? Il  est  permis  d'en  douter.  En  bien  des  contrées,  dans  le 
nord,  dans  l'ouest,  dans  le  midi,  le  paysan,  qui  n'est  pas  encore 
habitué  à  se  faire  enterrer  par  le  garde  champêtre,  se  résignera 
difficilement  à  voir  sa  commune  sans  prêtre  et  ses  enfans  sans 
catéchisme.  Presque  partout,  les  classes  élevées,  les  classes  riches, 
qui  sont  revenues  à  l'amour  ou  au  respect  de  la  religion,  se  feront  un 
devoir  de  soutenir  le  clergé.  En  mainte  paroisse  le  curé,  ne  rece- 
vant plus  de  traitement  de  l'état,  tombera  dans  la  dépendance  des 
grands  propriétaires.  Il  deviendra  en  quelque  façon  l'aumônier  du 
château.  On  verra  se  rétablir  une  sorte  de  droit  de  patronat  sur 
les  églises;  et  ces  influences  ne  s'exerceront  point  au  profit  des  in- 
stitutions actuelles.  Les  caisses  des  diocèses  et  des  paroisses  étant 
principalement  alimentées  par  les  adversaires  du  gouvernement,  le 
clergé  deviendra  plus  que  jamais  un  instrument  politique  aux  mains 
des  ennemis  de  la  république.  Si  les  laïques  prennent  plus  d'in- 
fluence dans  l'église,  leur  ascendant  s'exercera  presque  partout  dans 
le  sens  opposé  au  pouvoir,  contre  les  hommes  qui  leur  auront  mis 
dans  la  main  une  pareille  arme  de  guerre. 

Rassurez-vous,  disent  les  partisans  de  la  séparation.  Entre  l'église 
et  l'état  nous  aurons  soin  d'élever  des  fortifications  assez  hautes 
pour  mettre  la  société  laïque  à  l'abri  de  tout  assaut  du  clergé  et 
des  cléricaux.  En  rendant  à  l'état  sa  liberté,  nous  n'aurons  garde  de 
rendre  à  l'église  la  sienne.  Si,  pour  la  réduire  à  l'impuissance,  il  ne 
suffît  pas  de  la  pauvreté,  nous  forgerons  à  son  usage  de  bonnes  lois 
de  fer  qui  en  auront  raison.  —  Mais  alors,  ce  que  vous  offrez  à  la 
France,  ce  n'est  plus  la  liberté  religieuse,  c'est  tout  bonnement  la 
persécution.  Nous  n'étions  pas  sans  nous  en  douter  ;  mais  si  nous 
en  sommes  effrayés,  c'est  encore  moins  pour  la  religion  et  pour  la 
liberté  de  conscience  que  pour  l'état  et  pour  la  paix  sociale;  car, 
de  Dioclétien  à  Bismarck,  l'histoire  montre  comment  tournent  les 
persécutions,  et  il  faut  avoir  dans  la  force  matérielle  une  confiance 
bien  grossièrement  naïve  pour  ignorer  que,  devant  la  conscience, 
la  force  n'est  pas  toujours  la  plus  forte. 

En  résumé,  sous  prétexte  d'achever  l'œuvre  de  la  révolution,  nos 
radicaux,  ministériels  ou  non,  sont  jaloux  de  recommencer  sous  une 


ÉTUDES    POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES.  869 

autre  forme  une  des  grandes  erreurs  de  la  révolution.  On  a  comparé, 
non  sans  raison,  le  concordat  à  l'édit  de  Nantes.  La  séparation  de 
l'église  et  de  l'état  serait,  pour  la  république,  sa  révocation  de  l'édit 
de  Nantes.  Quand  Louis  XIV  abrogeait  le  plus  grand  acte  du  plus 
politique  de  ses  prédécesseurs,  Louis  XIV  avait  un  pouvoir  incon- 
testé, et,  en  s'attaquant  au  protestantisme,  il  ne  s'en  prenait  qu'à 
une  minorité  déjà  affaiblie  par  de  nombreuses  défections.  On  pour- 
rait demander  si  la  république  a  le  même  pouvoir  et  le  même  pres- 
tige que  le  grand  roi.  Une  chose  certaine,  c'est  que  le  catholicisme 
en  France  est  autrement  fort  et  redoutable  que  ne  l'était  le  protes- 
tantisme il  y  a  deux  siècles  ;  cela  seul  suffirait  à  faire  juger  une 
pareille  politique. 

Ainsi,  nous  aboutissons  toujours  à  la  même  conclusion.  Entendue 
comme  elle  l'est  par  ceux  qui  la  proposent,  la  séparation  de  l'église 
et  de  l'état  ne  serait  qu'une  déclaration  de  guerre  ;  et  c'est  parce 
qu'ils  y  voient  une  mesure  de  guerre  que  les  radicaux  la  préconi- 
sent et  que  nos  ministres  en  menacent  le  clergé.  La  dénonciation 
du  concordat  serait,  pour  la  France,  le  signal  d'une  guerre  civile  plus 
vaste  et  plus  acharnée  que  celles  des  camisards  et  des  huguenots 
de  Coligny  ou  de  Rohan.  Or,  ceux  qui,  au  nom  des  principes,  veu- 
lent ainsi  entamer  contre  l'église  une  campagne  à  fond  se  sont-ils 
demandé  si  la  France  contemporaine  avait  le  goût  de  pareilles 
guerres  civiles?  si  le  paysan,  si  le  bourgeois,  si  l'ouvrier  même  ne 
s'en  lasseraient  pas,  et,  s'ils  venaient  à  s'en  lasser,  comment  fini- 
raient les  hostilités?  aux  dépens  de  qui  se  ferait  la  paix? 

On  n'a  qu'à  se  rappeler  le  passé  pour  prévoir  quel  tour  prendrait 
cette  nouvelle  guerre  de  religion  ;  il  n'est  nul  besoin  du  don  de  pro- 
phétie pour  en  prédire  le  dénoùment.  La  séparation  de  l'église  et 
de  l'état  est  de  ces  mesures,  qui,  dans  un  pays  comme  la  France, 
ne  sauraient  demeurer  isolées.  Par  le  caractère  d'acuité  qu'elle 
donnerait  aux  luttes  politiques ,  par  la  force  d'impulsion  qu'elle 
communiquerait  au  radicalisme,  par  l'opiniâtreté  des  résistances 
qu'elle  susciterait  dans  certaines  classes  et  certaines  contrées,  la  sé- 
paration précipiterait  presque  fatalement  le  pays  dans  une  série 
de  mesures  violentes  qui  s'appelleraient  les  unes  les  autres.  A  cet 
égard,  les  radicaux  et  les  révolutionnaires  de  toute  sorte  savent 
ce  qu'ils  font  en  poursuivant  la  dénonciation  du  concordat.  C'est 
le  meilleur  moyen  de  provoquer  une  révolution,  ou  mieux,  une 
série  de  révolutions  politiques,  économiques,  fiscales,  qui  feraient 
de  la  fin  du  xlx*  siècle  le  pendant  de  la  fin  du  xviii^.  Mais,  comme 
il  n'y  a  plus  d'ancien  régime  à  renverser,  comme  la  France  travail- 
leuse a  par-dessus  tout  besoin  de  repos,  une  crise  violente  ne  sau- 
rait de  nos  jours  longtemps  durer. 


870  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Imaginons  la  France  livrée,  entre  les  mains  du  radicalisme,  à  une 
série  d'expériences  ouverte  par  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état. 
Supposons  le  budget  des  cultes  supprimé ,  le  clergé  dispersé,  les 
moines  en  exil  ou  en  prison,  les  églises  fermées  et  la  messe  de 
nouveau  célébrée  dans  les  granges  par  des  prêtres  errans.  Après 
les  violences,  sanglantes  ou  non,  d'une  convention  sans  Vergniaud  ni 
Carnot,  après  la  licence  et  les  coups  de  force  intermittens  d'un  direc- 
toire sans  Hoche  ni  Bonaparte,  il  viendrait  tôt  ou  tard,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  un  pouvoir  réparateur  auquel  le  pays  ne 
demanderait  qu'une  chose:  de  l'ordre.  Or,  l'un  des  premiers  actes 
d'un  pareil  pouvoir,  quelle  qu'en  fût  l'origine  ou  l'étiquette,  serait 
d'imiter  le  premier  consul,  de  rendre  au  clergé  ses  temples 
et  à  l'église  une  situation  légale,  de  conclure,  lui  aussi,  un  concor- 
dat; non  point  uniquement  pour  assurer  la  paix  religieuse,  sans 
laquelle  il  n'y  a  pas  de  paix  véritable ,  mais  pour  donner  à  l'état  et 
au  pouvoir  nouveau  l'appui  et  le  contrôle  de  la  seule  force  restée 
vivante  au  milieu  des  ruines  accumulées  sur  la  patrie.  A  une  sem- 
blable restauration,  quelle  serait  la  principale  difficulté?  Ce  ne  serait 
pas,  croyons-nous,  l'opinion  publique,  ni  la  répugnance  du  pays 
ou  de  l'armée;  là  où  Bonaparte  ne  put  se  faire  applaudir,  un  imi- 
tateur sans  génie  aurait  bien  des  chances  de  l'être.  L'obstacle,  ce 
serait  le  budget,  ce  serait  la  pénurie  d'argent  ;  car,  malgré  les  éco- 
nomies faites  sur  le  clergé,  malgré  la  proverbiale  richesse  de  la 
France,  il  y  aurait  longtemps  que  les  expériences  du  radicalisme 
auraient  détruit  ce  qui  reste  de  nos  finances.  Que  ferait-on? Quelque 
chose  d'analogue  à  ce  qu'avait  fait  le  premier  consul,  en  partie  pour 
les  mêmes  raisons.  Faute  d'argent,  on  commencerait  })ar  n'attribuer 
au  budget  des  cultes  qu'une  dotation  de  quelques  millions,  de 
moins  peut-être,  sauf  à  l'augmenter  peu  à  peu  avec  l'accroisse- 
ment des  ressources. 

Qu'on  vote  la  séparation,  que  la  république  rompe  avec  le  Vati- 
can, et  il  surgira,  de  son  sein  ou  de  ses  ruines,  un  gouvernement 
pour  négocier  avec  le  successeur  découronné  de  Pie  VU  et  rouvrir 
en  grande  pompe  les  nefs  de  Notre-Dame  au  surplis  des  chantres  et 
à  la  psalmodie  latine.  Qu'on  dénonce  le  concordai;  quand  MM.  Go- 
blet  et  Clemenceau  feraient  supprimer  le  budget  des  cultes,  ils  n'au- 
raient pas  besoin  de  vivre  les  années  de  La  Réveillère-Lepeaux  ou 
de  Cambon,  pour  le  voir  rétabli. 


Anatole  Leboy-Beaulieu. 


L'ALCOOL 


SON     ROLE     DANS     LES     SOCIÉTÉS     MODERNES. 


L'alcool  est  le  principe  auquel  les  boissons  fermentées  doivent  la 
propriété  de  déterminer  l'ivresse,  et  c'est  cette  propriété  qui  les  a 
fait  rechercher  de  tout  temps  et  par  tous  les  peuples.  Il  a  sa  part 
de  responsabilité  dans  les  égaremens  des  sociétés  passées,  comme 
dans  la  plupart  des  crimes  dont  elles  nous  ont  légué  le  souvenir. 
A  toutes  les  époques,  à  l'état  sauvage,  comme  à  l'état  de  civilisa- 
tion avancé,  l'homme  a  senti  cette  appétence  singulière  pour  les 
boissons  eni\Tantes.  L'histoire  de  leurs  méfaits  est  trop  connue 
pour  que  je  sois  tenté  de  la  refaire.  Je  n'en  aborderai  qu'un. seul 
point  parce  qu'il  est  d'une  importance  capitale  et  d'une  actualité 
qui  frappe  tous  les  yeux.  C'est  la  transformation  que  l'ivresse  a 
subie,  depuis  un  demi-siècle  environ,  par  la  substitution  des  liqueurs 
distillées  aux  boissons  fermentées.  C'est  le  remplacement  de  l'ivro- 
gnerie par  l'alcoolisme.  Je  vais  rechercher  les  causes  et  les  consé- 
quences de  cette  forme  nouvelle  d'un  vice  qui  devient  chaque  jour 
plus  menaçant,  et  tâcher  d'en  indiquer  les  remèdes,  en  me  tenant  à 
égale  distance  des  exagérations  et  des  banalités. 

L 

Un  goût  aussi  universellement  répandu,  un  attrait  aussi  irrésis- 
tible, ne  peuvent  pas  être  l'eifet  d'un  caprice.  Il  y  a,  dans  le  pen- 


872  REVDE  DES  DEUX   MONDES. 

chant  qui  porte  l'homme  à  rechercher  l'excitation  de  l'ivresse  et 
jusqu'à  l'abrutissement  qui  la  suit,  une  impulsion  particulière  à  son 
espèce  et  tout  à  fait  analogue  à  celle  qui  lui  fait  aimer  le  sommeil 
que  donne  l'opium,  les  hallucinations  du  hachich,  le  léger  narco- 
tisme,  calme  et  rêveur,  que  procure  le  tabac.  Les  boissons  ferraen- 
tées,  lorsqu'elles  sont  de  bonne  qualité,  ont,  sur  les  autres  modifi- 
cateurs du  système  nerveux ,  cet  avantage  qu'el  les  ne  sont  redoutables 
que  par  leur  abus,  qu'elles  sont  bienfaisantes  à  doses  modérées  et 
très  utiles  dans  certaines  débilités  de  l'organisme.  Elles  sont  hygié- 
niques, en  un  mot,  tandis  que  les  autres  ne  le  sont  pas.  Ces  avan- 
tages ont  été  bien  souvent  contestés.  On  s'est  appuyé  sur  ce  fait 
que  l'eau  est  la  boisson  naturelle  de  l'homme  et,  par  conséquent, 
la  seule  qui  lui  convienne;  mais  c'est  une  déplorable  erreur  que 
celle  qui  consiste  à  vouloir  ramener  l'homme  à  l'état  de  nature. 
Depuis  qu'il  existe,  tous  ses  efforts  ont  eu  pour  but  de  s'en  écarter. 
C'est  là  le  trait  distinctif  de  son  espèce  et  le  privilège  de  sa  supé- 
riorité intellectuelle.  Il  est  aussi  déraisonnable  de  vouloir  le  con- 
traindre à  ne  boire  que  de  l'eau,  que  de  l'engager  à  retourner  dans 
les  grottes  qui  ont  abrité  les  premiers  représentans  de  sa  race,  que 
de  lui  conseiller  de  se  couvrir  comme  eux  de  peaux  de  bêtes  et  de 
se  nourrir,  à  leur  exemple,  de  la  chair  des  animaux  sauvages,  des 
racines  et  des  fruits  vierges  encore  de  toute  culture.  Assurément  il 
lui  est  possible  de  vivre  et  de  se  bien  porter  en  s'abstenant  de  toute 
boisson  alcoolique.  On  peut  même  devenir  centenaire  à  ce  régime- 
là,  ainsi  que  va  nous  le  prouver  bientôt  le  savant  illustre  qui  s'inti- 
tule modestement  le  plus  vieil  écolier  de  l'Europe  et  qui  fut  notre 
maître  à  tous.  M.  Ghevreul  attribue  sa  longévité  et  sa  vigueur  per- 
sistante à  ce  qu'il  n'a  jamais  bu  que  de  l'eau.  Je  crois  que  l'émi- 
nent  chimiste  ne  tient  pas  un  compte  suflisant  de  sa  riche  organi- 
sation morale  et  physique,  mais  tous  les  hommes  ne  sont  pas  de 
cette  trempe.  Les  vins  généreux  sont  utiles  aux  faibles  et  aux  con- 
valescens.  Ils  conviennent  aux  enfans  débiles,  lymphatiques,  aux 
femmes  nerveuses,  aux  gens  de  cabinet.  Enfin,  le  proverbe  en  a 
fait  pour  les  vieillards  im  aliment  de  premier  ordre.  11  faut  tenir 
compte  aussi  du  milieu  social,  des  habitudes  transmises  de  géné- 
ration en  génération,  des  conditions  de  régime  et  de  la  vie  artifi- 
cielle que  la  civilisation  nous  a  faite. 

Je  vais  plus  loin.  On  est  habitué  à  n'admettre  l'ivresse  que  lors- 
qu'elle trouble  la  raison  et  rend  la  marche  indécise;  mais  avant 
d'en  arriver  là,  l'homme  sobre  et  qui  a  conservé  toute  sa  suscep- 
tibilité cérébrale,  a  passé  par  une  foule  do  degrés  dont  les  premiers 
ne  sont  pas  sans  charme  et  ne  sont  dangereux  que  parce  qu'ils 
constituent  une  pente  glissante.  La  galté  expansive  et  spirituelle 


l'alcool.  873 

qui  anime  les  convives  après  un  grand  dîner  n'a  rien  de  dégradant 
ni  de  nuisible.  C'est  un  phénomène  physiologique  ;  c'est  un  senti- 
ment de  bien-être  que  les  gens  nerveux  éprouvent  souvent  en  sor- 
tant de  table  sans  que  l'alcool  y  soit  pour  rien  et  qui,  dans  les  repas 
pris  en  commun,  s'accroît  par  la  vivacité  de  la  conversation  et  par 
l'éclat  des  lumières.  Rien  de  plus  légitime  et  de  moins  dangereux. 
Il  est  des  gens  dont  l'imagination  a  besoin  de  ce  léger  stimulant 
pour  briller  de  tout  son  éclat  et  qui  n'ont  jamais  plus  de  verve,  plus 
d'entrain  que  sous  l'influence  d'un  très  léger  degré  d'ébriété.  Il  est 
enfin  des  caractères  faibles  qui  ont  besoin  de  ce  réconfortant  pour 
vaincre  la  timidité  qui  les  prend  à  la  gorge  et  les  paralyse  lorsqu'il 
s'agit  de  parler  en  public  ou  de  paraître  sur  la  scène.  Ces  gens-là 
ne  sont  pas  des  alcooliques.  Cette  forme  inconsciente  et  impercep- 
tible de  l'ivresse  est  compatible  avec  l'accomplissement  des  fonc- 
tions les  plus  délicates,  comme  avec  la  conservation  illimitée  de 
l'intelligence  et  de  la  santé.  En  résumé,  c'est  la  tempérance  et  non 
l'abstinence  absolue  qu'il  faut  recommander  aux  hommes  sages  :  et 
j'avais  besoin  de  commencer  par  là  avant  de  faire  le  procès  de  l'al- 
cool. Ce  n'est  pas  à  lui,  du  reste,  que  les  considérations  précédentes 
s'adressent,  c'est  aux  vins  généreux  et  de  bonne  qualité.  En  effet, 
si  c'est  l'alcool  qui  produit  l'ivresse,  si  les  boissons  fermentées  sont 
d'autant  plus  enivrantes  qu'elles  en  contiennent  davantage,  ses 
effets  sont  atténués  ou  aggravés  par  les  autres  principes  avec  les- 
quels il  se  trouve  mélangé. 

De  toutes  les  boissons,  la  plus  répandue  et  la  plus  inoffensive. 
même  quand  on  en  fait  abus,  c'est  le  vin.  11  doit  cet  avantage  au 
grand  nombre  d'élémens  qui  le  composent  et  dont  la  plupart  sont 
de  nature  à  tempérer  l'action  de  l'alcoorspécial  qu'il  renferme  et 
qui  est  le  plus  inoffensif  de  tous.  Le  vin  en  contient  en  moyenne  de 
10  à  12  pour  100.  Indépendamment  de  ce  principe,  il  entre  dans 
sa  composition  des  huiles  essentielles  et  des  éthers  auxquels  il  doit 
son  bouquet,  des  acides  à  l'état  libre  ou  à  Tétat  de  sels,  du  tanin 
et  des  matières  colorantes.  Tous  ces  élémens,  combinés  entre  eux 
dans  d'heureuses  proportions,  en  rendent  la  digestion  plus  facile 
et  l'absorption  moins  prompte  ;  ils  atténuent  les  effets  de  l'alcool  sur 
l'estomac  et  tempèrent  son  action  sur  le  système  nerveux.  C'est  là 
ce  qui  explique  l'intervention  favorable  d'un  vin  généreux,  dans  le 
régime  des  gens  affaibUs  et  dans  la  convalescence  des  maladies, 
ainsi  que  la  gravité  moindre  des  troubles  qu'il  amène  quand  on  en 
fait  abus. 

A  l'époque  où  les  ^ins  n'étaient  pas  falsifiés  comme  ils  le  sont 
aujourd'hui,  la  santé  des  buveurs  n'était  ni  si  promptement  ni  si 
profondément  altérée.  En  dehors  de  leurs  excès,  ils  se  li\Taient  à 


8/4  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

•leurs  occupations  comme  d'habitude  et  pouvaient  atteindre  un  âge 
avancé.  Leur  ivresse  était  inofFensive  et  se  dissipait  à  la  faveur  d'un 
sommeil  prolongé.  Ils  en  étaient  quittes  pour  un  peu  d'inappé- 
tence le  lendemain,  et,  à  la  longue,  pour  de  la  dyspepsie  et  des 
accès  de  goutte.  Leur  vice  ne  se  traduisait  à  l'extérieur  que  par 
l'expression  de  leur  visage,  leur  face  enluminée,  leurs  joues  rubi- 
condes, leur  nez  bourgeonnant  et  vermeil.  C'était  l'ivresse  gaie  et 
bon  enfant;  l'ivresse  gauloise  que  tous  les  poètes  ont  chantée  et 
qui  diffère  de  l'effrayant  alcoolisme  d'aujourd'hui,  comme  les  nobles 
vins  de  la  Bourgogne  et  du  Bordelais  diffèrent  du  poison  qu'on 
extrait  de  la  pomme  de  terre  ou  de  la  betterave. 

La  bière  n'a  pas  les  propriétés  fortifiantes  et  analeptiques  du  vin  ; 
c'est  cependant  une  boisson  hygiénique  et  salubre  quand  elle  est 
bien  préparée.  Sa  saveur  ne  plaît  pas  au  premier  abord,  mais  on 
s'y  habitue,  et  ses  excellentes  qualités  justifient  l'usage  qu'on  en 
fait  depuis  les  premiers  temps  de  la  civilisation  (1).  La  bière,  dont 
la  fabrication  est  beaucoup  plus  compliquée  que  celle  du  vin,  ne 
renferme,  en  moyenne,  que  à  k  Q  pour  100  d'alcool,  et  la  quantité 
de  matières  extractives  varie  de  3  à  4  pour  100  (2).  C'est  par  consé- 
quent une  boisson  très  peu  enivrante.  L'acide  carbonique  qu'elle 
renferme  agit  aussi  sur  le  système  nerveux  ;  enfin,  le  principe  actif 
du  houblon  l'impressionne  également  sans  causer  cependant  ni 
l'engourdissement  de  l'opium,  ni  le  délire  du  hachich,  auquel  on 
a  voulu  le  comparer.  La  bière  favorise  la  digestion,  calme  la  soif 
et  fournit  à  la  nutrition  deux  fois  plus  de  principes  assimilables 
que  le  vin  (3).  C'est  pour  cela  qu'elle  a  la  réputation  d'être  nour- 
rissante et  de  faire  engraisser.  Son  abus  conduit  à  la  goutte  et  à  la 
glucosurie. 

La  bière,  à  part  certaines  espèces  anglaises  qui  sont  aussi  fortes 
que  le  vin,  est  un  liquide  si  peu  alcoolique  qu'il  faut  en  boire  des 
quantités  formidables  pour  s'enivi'er.  Aussi  les  gens  qui  en  font 
leur  boisson  habituelle  ont  souvent  coutume  de  prendre  en  même 
temps  des  petits  verres  d'eau-de-vie.  En  dehors  de  celte  adjonction, 
qui  change  la  nature  de  l'ivresse,  celle  que  détermine  la  bière  est 
lourde  et  somnolente.  L'esprit,  calme  et  comme  engourdi,  s'aban- 


(1)  Klle  était  connue  en  Ég:ypte  du  temps  des  Ploléméos.  Aristoto  a  décria  ri?res8c 
caasée  par  la  bière.  Les  Germains  et  les  Gaulois  en  faisaient  usage,  sous  le  nom  de 
eerooise,  avant  que  \ei  Romains  leur  tissent  connaître  le  vin. 

(2)  LiîH  petites  bit-res  no  contitinnent  (juc  J  ou  3  pour  100  d'alcool;  les  biôre»  forte», 
les  bières  de  garde  vont  JuKqu'à  8. 

(3)  Lo  meilleur  vin  no  donne  en  moyenne  que  22  grammes  de  résidu  sec  par  litre, 
tandis  que  la  bonne  bière  l^isHO  do  40  à  (H)  grammes  de  résidu  solide  de  la  meilleure 
composition.  (Bûiuhurdnt,  Traité  d'Iiygtèite,  p.  3il.) 


l'alcool.  875 

donne  à  des  rêveries  vagues,  nébuleuses,  fantastiques,  aussi  dis- 
tantes des  pensées  riantes  qu'évoque  le  bon  vin  que  des  halluci- 
nations horribles  de  l'alcool.  L'usage  habituel  de  la  bière,  joint  à 
l'influence  d'un  climat  triste  et  froid,  explique  jusqu'à  un  certain 
point  le  caractère  des  habitans  du  Nord,  la  tournure  de  leur  esprit, 
celle  de  leurs  productions  et  de  leur  littérature. 

Le  cidi-e,  la  dernière  des  boissons  fermentées  dont  l'usage  soit 
très  répandu,  était  connu  en  Normandie  longtemps  avant  l'occupa- 
tion romaine;  toutefois,  ce  n'est  qu'au  xviii"  siècle  qu'il  s'y  est 
généralisé.  Sa  préparation  est  aussi  simple  que  celle  du  vin,  puis- 
qu'elle se  borne  à  écraser  les  pommes  et  à  laisser  fermenter  le  jus. 
La  quantité  d'alcool  qu'il  renferme  varie  de  3  à  9  pour  100,  sui- 
vant la  qualité  des  pommes  employées  à  sa  confection.  Il  constitue 
une  boisson  agréable  et  rafraîchissante  ;  il  désaltère  comme  la  bière, 
mais  nourrit  moins  qu'elle.  Gomme  il  est  fortement  acide,  il  déter- 
mine parfois  des  gastralgies.  On  a  cru  remarquer  même  que,  dans 
les  pays  à  cidre,  les  cancers  de  l'estomac  sont  plus  communs  qu'ail- 
leurs. Gela  peut  tenir,  il  est  vrai,  à  l'alcool  qu'on  y  mêle  ou  qu'on 
boit  en  même  temps.  Sans  cet  appoint,  l'ivresse  est  difficile  à  obte- 
nir avec  le  cidre,  comme  avec  la  bière.  11  faut  en  ingurgiter  de 
grandes  quantités  ;  comme  il  est  fortement  acide,  il  porte  surtout 
son  action  sur  le  tube  digestif,  et  les  conséquences  en  sont  faciles 
à  prévoir.  L'ivresse  qu'il  cause  est  lourde,  stupide  et  humiliante 
par  ses  effets. 

En  somme,  les  boissons  fermentées  dont  je  viens  de  passer  en 
revue  les  trois  principales  n'ont  pas,  au  point  de  vue  social  et 
même  alors  qu'on  en  abuse,  les  conséquences  désastreuses  que 
produisent  aujourd'hui  les  liqueurs  distillées.  L'usage  de  ces  der- 
nières n'est  pas  de  date  ancienne.  Si  l'ivrognerie  est  aussi  vieille 
que  le  genre  humain,  l'alcoolisme  est  un  fléau  moderne.  Que  l'al- 
cool nous  vienne  des  Chinois  ou  des  Arabes,  qu'il  ait  été  découvert 
par  Ai-nauld  de  Villeneuve,  par  Raimond  Lulle  ou  par  Albucasis,  il 
ne  remonte  pas  au-delà  du  xiii^  siècle  ;  encore  est-il  demeuré  pen- 
dant longtemps  dans  le  domaine  exclusif  de  la  médecine.  Ce  sont 
les  Anglais  qui  l'en  ont  fait  sortir,  en  1581,  en  distribuant  de  l'eau- 
de-vie  à  leurs  troupes  qui  guerroyaient  alors  dans  les  Pays-Bas  (1). 
En  France,  la  vente  en  fut  réservée  aux  apothicaires  jusqu'en  1678, 
époque  à  laquelle  elle  tomba  dans  le  domaine  public.  L'usage  de 
cette  liqueur  se  répandit  rapidement.  L'abus  en  devint  bientôt  gé- 


(1)  Quelques  historiens  prétendent  qu'antérieurement  à  cette  époque,  on  l'avait  fait 
entrer  dans  ralimentation  des  mineurs  en  Hongrie.  (Ardouin,  Conférence  sur  ral~ 
coolisme.  Paris,  1882,  p.  14.) 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

néral  et  les  buveurs  se  passionnèrent  pour  une  ivresse  si  prompte 
et  si  facile  à  se  procurer.  L'eau-de-vie  qu'on  fabriquait  alors  était 
une  boisson  relativement  inoffensive.  On  la  retirait  du  vin,  et  la 
distillation  laissait  passer,  avec  l'alcool,  quelques-uns  de  ses  prin- 
cipes bienfaisans  qui  en  tempéraient  les  effets.  Son  prix  était  du 
reste  assez  élevé  pour  en  limiter  la  consommation.  On  ne  consa- 
crait à  cette  industrie  que  les  vins  de  qualité  inférieure  ou  d'un 
transport  difficile,  et,  il  y  a  un  siècle,  la  quantité  produite  annuel- 
lement ne  s'élevait  pas  à  /i 00, 000  hectolitres  (1). 

Jusqu'en  18Ù0,  la  presque  totalité  des  alcools  consommés  en 
France  provint  de  la  distillation  des  produits  de  la  vigne  ;  mais,  à 
partir  de  cette  époque,  on  commença  à  en  retirer  des  grains  et  de 
la  pomme  de  terre,  et  lorsque  celle-ci  fut  frappée  par  la  maladie, 
en  IShb,  on  s'adressa  à  la  betterave  et  à  quelques  autres  végétaux 
sucrés  ou  féculens.  Cette  industrie  nouvelle  a  pris  depuis  lors  une 
effrayante  extension.  Elle  va  se  développant  sans  cesse,  et  aujour- 
d'hui la  fabrication  des  alcools,  en  Europe  et  aux  États-Unis,  s'élève 
à  près  de  23  millions  d'hectolitres  par  an;  dans  les  pays  du  Nord, 
la  consommation  moyenne  monte  à  plus  de  10  litres  par  tête  et 
par  année. 

Cet  accroissement  progressif  constitue,  pour  les  sociétés  mo- 
dernes, un  véritable  danger  sur  lequel  l'attention  des  hygiénistes 
et  des  hommes  d'état  ne  saurait  être  trop  vivement  appelée.  Ces 
espriis  d'industrie  ne  sont  pas  seulement  des  produits  enivrans,  ce 
sont  des  poisons. 

Tous  les  alcools  du  commerce  sont  toxiques,  dit  Dujardin-Beau- 
metz  dans  un  travail  dont  les  conclusions  n'ont  pas  été  infirmées, 
et  leur  action  nocive  est  en  rapport  avec  leur  origine  et  leur  degré 
de  pureté.  Le  plus  inoffensif  est  l'alcool  cthylique,  celui  qui  consti- 
tue presque  exclusivement  les  eaux-de-vie  de  vin,  ainsi  que  celles 
de  marcs,  de  cidre  et  de  poiré.  Les  eaux-de-vie  qui  viennent  de  la 
betterave  et  de  grains  sont  plus  dangereuses  parce  qu'elles  contien- 
nent des  alcools  propylique,  butylique  et  amylique.  Ces  deux  der- 
niers sont  les  plus  toxiques,  et  c'est  pour  cela  que  les  eaux-de-vie 
de  pomme  de  terre,  qui  en  contiennent  parfois  près  de  5  pour  100, 
sont  les  plus  nuisibles  de  toutes.  Ces  alcools,  dits  supérieurs  à  cause 
de  leur  poids  moléculaire,  sont  intimement  liés  à  l'alcool  éthylique, 
et  on  ne  peut  les  en  séparer  complètement  que  par  des  distillations 
fractionnées,  faites  avec  le  plus  grand  soin  et,  par  conséquent,  dis- 
pendieuses. Les  rectifications  qu'on  pratique  d'habitude  dans  l'in- 

(1)  Lunior  fixe  approximativoment  à  360. 000  hectolitres  la  production  de  l'alcool  ea 
France  en  1788. 


l'alcool.  877 

dustrie  se  bornent  à  enlever  leur  mauvais  goût  aux  esprits  pour  les 
faire  accepter  par  les  consommateurs,  mais  elles  ne  les  dépouillent 
pas  complètement  de  leurs  principes  toxiques.  D'ailleurs,  les  alcools 
à  85  degrés,  ainsi  que  les  trois-six  du  commerce,  qui  contiennent 
encore  leurs  mauvais  goûts  de  tête  et  de  queue,  sont  employés,  sans 
autre  rectification,  au  vinage,  à  la  préparation  de  l'absinthe,  ainsi 
qu'à  la  fabrication  du  kirsch  et  du  rhum  artificiel  du  commerce. 
C'est  pour  cela  que  ces  boissons  sont  plus  nuisibles  que  l'eau-de- 
\\e,  qui  est  constituée  en  général  par  42  à  48  parties  d'alcool  bien 
rectifié,  58  à  52  parties  d'eau  et  une  matière  colorante. 

En  résumé,  toute  liqueur  qui  renferme  en  proportion  notable 
un  des  alcools  supérieurs  dont  je  viens  de  parler  est  une  boisson 
toxique;  ce  n'est  pas  seulement  l'ivresse  qu'elle  détermine,  c'est  un 
empoisonnement  dont  les  résultats  sont  terribles  pour  les  familles 
et  pour  les  nations,  alors  que  ceux  qui  s'abandonnent  à  cette  passion 
ne  sont  plus  des  individualités*  isolées  et  qu'ils  forment  légion.  Bien 
que  ces  conséquences  désastreuses  soient  généralement  connues,  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  les  faire  ressortir  encore,  et  surtout  de 
mettre  en  relief  certains  côtés  de  la  question  sur  lesquels  on  ne  s'est 
pas  suffisamment  appesanti. 

Tout  le  monde  connaît  les  effets  de  l'alcoolisme  aigu,  l'état  dégra- 
dant dans  lequel  il  plonge  celui  qui  y  est  en  proie,  les  querelles, 
les  rixes  qu'il  amène,  les  morts  subites,  les  suicides,  les  crimes 
qu'il  cause  parfois:  mais  les  conséquences  de  l'alcoolisme  chronique 
sont  moins  connues.  Cette  forme  est  plus  fréquente  qu'on  ne  le  croit, 
parce  qu'on  ne  la  reconnaît  pas  toujours.  Il  est  une  foule  d'alcooli- 
ques qui  ne  vont  jamais  jusqu'à  l'ivresse  complète  et  qui  parvien- 
nent à  dissimuler  leur  vice  à  ceux  qui  les  entourent.  Les  médecins 
ne  s'y  trompent  pas.  Ils  les  reconnaissent  à  l'expression  du  visage 
et  du  regard,  qui  est  étrange  et  comme  hébété,  à  la  coloration  un 
peu  plus  marquée  du  nez  et  des  pommettes  et  au  tremblement  tout 
particulier  des  mains.  Quand  ces  phénomènes  se  manifestent,  le  ma- 
lade a  depuis  longtemps  perdu  l'appétit  et  le  sommeil.  La  dyspepsie 
est  déjà  survenue  et  les  troubles  de  l'intelligence  et  de  la  motilité 
ne  tardent  pas  à  se  produire.  Ce  sont  d'abord  des  fourmillemens 
aux  extrémités,  des  crampes  et  parfois  des  douleurs  assez  vives. 
Ces  symptômes  s'obser\^ent  plus  spécialement  chez  les  buveurs  d'ab- 
sinthe. Puis  viennent  les  cauchemars,  les  rêves  effrayans  auxquels 
succèdent  bientôt  les  affreuses  hallucinations  du  delirium  tremens, 
que  tous  ceux  qui  sont  au  courant  de  la  littérature  moderne  connais- 
sent parfaitement  aujourd'hui.  Le  malade,  s'il  appartient  aux  classes 
pauvres,  vient  alors  s'échouer  dans  un  hôpiul  ou  dans  un  asile  d'alié- 
nés. Du  reste,  que  ce  soient  les  troubles  de  l'intelligence  ou  les 


S78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

désordres  organiques  qui  l'y  amènent,  c'est  là  qu'il  doit  fatalement 
finir  ses  jours.  Gela  se  comprend.  Que  l'alcool  s'introduise  dans  l'or- 
ganisme par  un  usage  quotidien  et  régulier,  ou  que  le  buveur  en 
prenne  de  temps  en  temps  des  quantités  considérables,  ses  effets 
sont  les  mêmes.  Mêlé  au  sang  qui  baigne  tous  les  organes,  il  ne  peut 
pas  manquer  de  les  altérer  dans  leur  texture  et  d'y  produire  à  la 
longue  des  désordres  incompatibles  avec  leurs  fonctions.  Cette  alté- 
ration lente  est  semblable  à  celle  qu'amènent  les  années.  L'alcoo- 
lisme, comme  l'a  dit  M.  Lancereaux,  n'est,  en  somme,  qu'une  vieil- 
lesse anticipée;  j'ajouterai  qu'elle  ne  se  prolonge  guère.  Tandis  que 
le  buveur  de  vin  peut  parcourir  une  longue  carrière,  le  véritable  al- 
coolique ne  résiste  pas  au-delà  de  dix  ans. 

Son  existence  n'est  pas  la  seule  qu'il  abrège.  Son  vice  le  poursuit 
et  le  frappe  dans  ses  enfans.  Tous  portent  l'empreinte  de  l'hérédité. 
Chez  quelques-uns,  elle  se  traduit  seulement  par  une  mobilité  ner- 
veuse plus  grande,  une  disposition  aux  convulsions  dans  le  premier 
âge,  à  l'hystérie  chez  les  jeunes  filles;  mais  tout  se  borne  là.  Chez 
d'autres,  ce  sont  de  véritables  attaques  d'épilepsie  qui  se  montrent 
et,  à  la  Salpêtrière,  les  trois  quarts  des  enfans  atteints  de  cette  ma- 
ladie proviennent  de  parens  alcooliques.  La  prédisposition  à  la  mé- 
ningite tuberculeuse  et,  plus  tard,  à  la  phtisie  pulmonaire,  est  éga- 
lement le  lot  de  ces  pauvres  déshérités.  Enfin ,  la  plupart  d'entre 
eux  sont  d'une  intelligence  bornée. et  quelques-uns  apportent  en 
naissant  un  penchant  irrésistible  pour  les  boissons  fortes.  Les  soins 
de  la  famille  ne  parviennent  pas  toujours  à  les  sauver  du  vice  dé- 
gradant dont  ils  ont  trouvé  le  germe  dans  leur  berceau.  Tous  les  mé- 
decins pourraient  en  citer  des  exemples  ;  et  les  familles  détruites  par 
l'alcoolisme  ne  se  comptent  plus  (1).  Autant  vaut  sans  doute  qu'elles 
ne  se  perpétuent  pas;  mais,  si  ce  sont  des  individualités  peu  regret- 
tables, il  n'en  résulte  pas  moins  une  perte  pour  la  population,  et 
cette  considération  a  sa  valeur  dans  un  pays  qui  se  dépeuple  d'une 
façon  aussi  déplorable  que  le  nôtre. 

Ce  que  je  viens  de  dire  des  désordres  causés  par  l'alcool  ne  s'ap- 
plique qu'aux  gens  qui  en  font  un  abus  continuel.  Pris  en  petite 

(1)  Lo  British  médical  Journal  cho  un  fait  de  ce  (:;enre  tout  à  fait  concluant.  Il 
s'agit  d'un  pure  alcoolique  dont  les  sept  enfans  ont  eu  la  destinée  suivante  :  les  deux 
premier*  sont  morts  de  convulsions  dans  le  premier  hgo;  le  troisième,  arrivé  à  Pado- 
iescenct',  a  été  enfermé  comme  incurable  dans  une  maison  de  fous;  lo  quatrième  est 
parvenu  à  l'à^e  adulte,  mais  c'était  un  alcoolique  qui  fut  condamné  A  ciuq  ans  de 
prison  pour  vagabondage.  Après  eux  vint  une  fille  qui,  s'étant  mariée,  tua  son  enfant, 
empoisonna  son  mari  et  flnit  par  se  suicider;  le  sixième  fut  condamné  à  mort  pour 
meurtre.  I^  dernier  né  a  succombé  tout  Jeune  dans  un  hospice.  Enfin,  le  père  de 
cette  intéressante  famille,  devenu  idiot  ot  paralytique,  a  fini  ses  jours  dans  un  asile 
d'aiiéoôa. 


L  ALCOOL. 


879 


quantité,  même  alors  qu'il  n'est  pas  d'une  qualité  irréprochable,  il 
n'apporte  aucun  trouble  appréciable  dans  la  santé  parce  que  les  élé- 
mens  toxiques  qu'il  renferme  y  sont  contenus  en  très  faible  propor- 
tion. C'est  pourtant  une  boisson  nuisible  et  dangereuse,  surtout  par 
l'attrait  qu'elle  inspire,  par  la  pente  sur  laquelle  elle  entraîne  ceux 
qui  ne  s'en  méfient  pas.  Le  nombre  de  ses  victimes  s'élève  chaque 
année  d'une  façon  sensible,  et  l'alcoolisme  est  devenu  un  péril  so- 
cial. 

En  pareille  matière ,  on  n'arrive  jamais  à  porter  la  conviction 
dans  les  esprits  tant  qu'on  se  borne  à  des  assertions  vagues  et  qui 
ne  sont  pas  fondées  sur  des  chiffres  ;  aussi  vais-je  essayer  de  serrer 
la  question  de  plus  près,  en  ce  qui  concerne  la  France,  et  d'établir 
pour  notre  pays  le  bilan  de  l'alcoolisme  d'une  façon  aussi  précise  et 
aussi  exacte  que  possible. 


II. 

La  consommation  de  l'alcool  augmente  chaque  année,  en  France, 
dans  des  proportions  inquiétantes.  Elle  a  triplé,  depuis  trente  ans, 
c'est-à-dire  depuis  que  la  fabrication  des  esprits  d'industrie  a  pris 
tant  d'importance  à  la  suite  de  l'invasion  du  phylloxéra  qui  a  dé- 
truit nos  vignes.  En  1850,  on  fabriquait,  en  France,  891,500  hec- 
tolitres d'alcool  pur,  dont  815,000  provenaient  des  vins,  cidres, 
marcs,  lies  et  fruits,  tandis  qu'on  n'en  retirait  que  76,500  de  la 
pomme  de  terre,  de  la  mélasse  et  des  betteraves.  Aujourd'hui,  la 
proportion  est  complètement  renversée.  En  1881 ,  on  a  fabriqué 
1,821,287  hectolitres  d'alcool  pur;  les  vins,  cidres,  lies  n'en  ont 
fourni  que  61,839  ,  tout  le  reste  est  venu  de  la  betterave,  de  la 
mélasse  et  de  la  pomme  de  terre  (1).  I,759,ââ8  hectolitres  de  cet 
alcool  toxique  ont  été  mis  en  circulation.  Si  l'on  fait  abstraction  de 
la  partie  qui  est  dénaturée  pour  servir  à  l'éclairage,  si  l'on  fait  la 
balance  des  exportations  et  des  importations,  on  trouve  que  la  quan- 
tité soumise  aux  droits,  et,  par  conséquent,  consommée  en  France, 
a  été,  en  1881,  de  1,4AA,156  hectolitres,  ce  qui,  pour  une  popu- 
lation de  37,672,048  qu'accuse  le  recensement  de  cette  même  an- 
née, donne  3  litres  80  centilitres  par  an  et  par  tête.  Ces  chiffres 

(1)        Pommes  de  terre  et  substances  diverses.    .   .    .  510.562  hectolitres. 

Mélasses 685.646        — 

Betteraves 563.240        — 

Vins,  cidres,  marcs,  lies  et  fruits 61.839        — 

Total 1.821.287  hectolitres. 


880  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

sont  bien  inférieurs  à  ceux  que  fournit  la  statistique  des  contrées 
du  Nord  de  l'Europe  et  de  l'Amérique  (1),  mais  ils  n'en  sont  pas 
moins  dignes  de  toute  l'attention  des  hygiénistes  et  des  représen- 
tans  du  pays.  Je  vais  calculer  maintenant  ce  que  cette  boisson  coûte 
à  la  France. 

Je  commence  par  éliminer  de  mon  calcul  toutes  les  boissons  fer- 
mentées  (vins,  bière,  cidre,  etc.)  et  même  les  eaux-de-vie  de  bon 
aloi  (eaux-de-vie  de  vin,  de  marc,  de  cidre  ou  de  fruits).  Elles  sont 
assurément  la  cause  de  nombreuses  ivresses,  mais  il  faut  faire  la 
part  de  l'hygiène  qui  les  réclame  et  puis  aussi  de  ce  penchant  qui 
entraîne  les  hommes  vers  les  liqueurs  fermentées  et  auquel  il  faut 
bien  donner  satisfaction  dans  une  certaine  mesure.  Je  ne  fais  le 
procès  qu'aux  esprits  d'industrie,  à  ceux  qui  causent  une  ivresse 
toxique,  et  je  n'ai  d'autre  but  que  de  montrer  ce  qu'ils  coûtent  à 
notre  pays,  ou,  en  d'autres  termes,  ce  qu'il  économiserait  chaque 
année  si  la  fabrication  et  l'introduction  de  ces  produits  étaient  com- 
plètement interdites. 

Notre  consommation  annuelle  est  de  1,444,156  hectolitres.  Le 
prix  moyen  de  l'hectolitre  a  été,  depuis  dix  ans,  de  63  francs  (2). 
Gela  fait  donc  une  dépense  annuelle  de  90,981,828  francs.  Voilà  un 
premier  chiffre  constant,  irréfutable. 

Le  second,  celui  qui  résulte  des  dépenses  et  des  pertes  causées 
par  l'ivresse,  est  plus  difficile  à  établir.  On  peut,  toutefois,  y  arri- 
ver d'une  façon  approximative  en  calculant  ce  que  l'alcoolisme 
coûte  en  journées  de  travail  perdues,  en  frais  de  traitement  et  de 
chômage,  en  supputant  la  part  qui  lui  revient  dans  les  frais  de  jus- 
tice ,  les  pertes  occasionnées  par  les  suicides  et  par  l'aliénation 
mentale. 

Pour  calculer  le  premier  de  ces  élémens,  il  faut  d'abord  évaluer 
la  quantité  d'alcool  nécessaire  pour  déterminer  chez  un  adulte  une 
ivresse  capable  de  l'empêcher  de  travailler  pendant  une  journée. 

(1)  En  Angleterre,  la  consommation  annuelle  est  de  1.924.470  hectolitres  pour  tout 
le  rojaume-iini,  ce  qui  donne  0  litres  0(5  par  tôte.  En  1870,  elle  a  été  aux  États-Unis 
de  3.'2«2.000  lieclolilres  pour  une  population  do  38.558.371  habitans,  soit  8  litres  50 
par  individu.  En  Suède,  la  mùme  année,  elle  s'est  élevée  à  10  litres  31  par  tôle,  eu 
Russie  à  10  litres  0'.),  en  Danemark  ù  IG  litres  51,  en  Belgique  à  8  litres  56,  en  Prusse 
à  7  litres  et  en  Suisse  à  7  litres  50.  il  est  à  peine  besoin  de  dire  que  les  alcools  con- 
sommés dans  les  pays  qui  ne  produisent  pas  de  vin  sont  tous  des  esprits  d'industrie 
puisqu'en  France,  pays  essentiellement  vignoble,  les  eaux-do-vie  de  via  n'entrent  que 
pour  1/35*  dans  la  consommation  totale. 

(2)  11  a  diminué  depuis  quelques  années  par  le  fait  do  la  concurrence  étrangère. 
L'imporUtion  a  triplé  depuis  dix  ans.  En  1K81,  elle  était  déjà  do  238.919  hectolitres. 
Ce  sont  surtout  les  alcools  allemands  qui  nous  arrivent.  Aujourd'hui  le  prix  de  l'hec- 
tolitre sur  nos  marchés  varie  do  50  à  65  fraocs. 


l'alcool.  ^Si 

Cette  quantité,  qu'on  peut  regarder  comme  une  unité  dans  l'espèce, 
je  l'évalue  en  faisant  largement  les  choses,  à  20  centilitres,  qui 
représentent  environ  un  1/2  litre  d'eau-de-vie,  puisque,  d'après  la 
dernière  enquête  faite  dans  les  débits  de  Paris,  le  titre  moyen  des 
eaux-de-vie  qu'on  y  vend  est  de  37°  50. 

Supposons  maintenant  que  le  tiers  de  la  consommation  totale 
soit  absorbé  par  des  gens  nui  n'en  font  pas  abus,  il  restera  encore, 
au  compte  de  l'ivresse,  962,771  hectolitres  d'alcool  pur  représen- 
tant /i81,385,500  journées  de  travail  perdues,  soit  à  2  francs  la 
journée,  ce  qui  est  un  minimum,  comme  je  l'ai  prouvé  ailleurs, 
962,771,000  francs. 

Une  perte  semblable  pourrait  être  supportée  sans  trop  de  pré- 
judice dans  un  pays  où  la  population  serait  exubérante  et  ie  travail 
en  excès;  mais  la  France  se  trouve  dans  des  conditions  absolument 
opposées  ;  la  population  ne  s'accroît  plus  que  dans  des  proportions 
insignifiantes,  et  la  main-d'œuvre  fait  défaut  partout.  Les  campagnes 
manquent  de  bras .  parce  que  les  populations  rurales  sont  entraî- 
nées vers  les  villes  par  des  attraits  de  tout  genre  au  milieu  des- 
quels l'alcool  tient  sa  place.  Cette  émigration  rend  la  ciilture  du 
sol  difficile  et  dispendieuse;  l'agriculture  ne  peut  ni  soutenir  la 
concurrence  étrangère,  ni  subir  les  transformations  qui  lui  seraient 
nécessaires  pour  lutter  contre  elle.  Notre  sol,  mieux  cultivé,  pour- 
rait produire  le  double  de  ce  qu'il  rapporte.  Et  ce  ne  sont  pas  seu- 
lement les  champs  qui  manquent  de  bras;  tous  les  métiers  péni- 
bles, fatigans,  peu  rétribués,  sont  dans  le  même  cas.  Ce  qui  !e 
prouve,  c'est  la  quantité  de  plus  en  plus  considérable  d'étrangers 
qui  viennent  travailler  chez  nous.  Dans  le  Nord,  ce  sont  les  Belges 
qui  labourent  nos  champs  et  peuplent  nos  usines;  dans  le  Midi,  ce 
sont  les  Italiens  et  les  Espagnols  qui  se  chargent  de  la  grosse  be- 
sogne; les  Lucquois  viennent,  tous  les  ans,  en  Corse  pour  y  faire 
la  moisson.  Au  dernier  recensement,  le  nombre  des  étrangers  vivant 
sur  notre  sol  s'élevait  à  1,001,100.  Cet  élément  étranger  augmente 
chez  nous  treize  fois  plus  vite  que  la  population  indigène,  et,  si  cela 
continue,  dans  cinquante  ans,  la  France  comptera  10  millions 
d'étrangers.  Les  dangers  de  cette  invasion  frappent  les  yeux  de 
tout  le  monde  ;  mais  je  ne  dois  m'en  occuper  qu'au  point  de  vue 
de  la  quantité  de  travail  que  ces  immigrans  nous  fournissent.  En 
admettant  qu'il  n'y  en  ait  que  les  trois  quarts  d'occupés  et  que 
chacun  d'entre  eux  ne  le  soit  que  300  jours  par  an,  à  2  francs  par 
jour,  cela  fait  une  somme  de  450,495,000  francs  que  nous  leur 
payons  annuellement  et  dont  nous  ferions  l'économie  si  nous  pou- 
vions amener  nos  alcooliques  à  travailler  un  ou  deux  jours  de  plus 
par  semaine,  car  ceux-là  n'en  consomment  pas  moins,  eux  et  leurs 

TOMB   LXXIY.   —   18£6.  56 


882  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

familles,  les  joure  où  ils  ne  produisent  pas.  C'est  donc  bien  réel- 
lement une  perte  sèche  pour  le  pays  que  celle  qui  résulte  de  leur 
vice. 

En  ce  qui  concerne  les  accidens  et  les  maladies,  on  sait  que  l'al- 
cool en  est  souvent  la  cause  chez  les  paysans  comme  dans  la  classe 
ouvrière.  En  évaluant  le  nombre  des  blessés  et  des  malades  par 
alcoolisme  à  un  dixième  du  nombre  total,  je  suis  certain,  cette  fois 
encore,  de  rester  au-dessous  de  la  vérité.  Or,  j'ai  prouvé  dans  mes 
recherches  sur  la  valeur  économique  de  la  vie  humaine,  que  la 
maladie  coûtait  chaque  année  à  la  France,  en  frais  de  traitement 
et  de  chômage,  708,^20,585  francs,  dont  le  dixième  constitue  une 
nouvelle  somme  de  70,842,000  francs  à  porter  au  compte  de  l'al- 
coolisme. 

Il  paie  un  tribut  plus  considérable  à  l'aliénation  mentale.  Le 
nombre  des  fous  que  l'ivresse  amène  dans  les  asiles  a  été  en 
moyenne  de  près  de  14  pour  100  pendant  la  période  de  dix  ans  com- 
prise entre  1866  et  1876.  Or,  abstraction  faite  des  aliénés  qui  res- 
tent dans  leurs  familles  et  échappent,  par  conséquent,  au  calcul, 
ceux  qui  sont  traités  dans  les  établissemens  spéciaux  coûtent  par  an 
au  pays  16,580,703  francs,  dont  les  14  centièmes,  soit  2, 321, 300 fr. 
incombent  à  l'alcoolisme. 

La  proportion  des  suicides  qui  lui  sont  dus  est  à  peu  près  la 
même,  d'après  Lunier  (13.41  pour  100).  Or,  il  y  a  en  France 
6,638  suicides  par  an,  dont  5,184  hommes  et  1,454  femmes.  Gomme 
ce  sont  presque  toujours  des  personnes  dans  la  force  de  l'âge, 
on  peut  évaluer  la  valeur  économique  de  la  vie  des  preaaiers  à 
4,000  francs  et  celle  des  secondes  à  2,000,  ce  qui,  à  raison  de 
13.41  pour  100,  donne  une  nouvelle  somme  de  3,170,000  francs 
à  porter  au  compte  de  l'alcool. 

Faisons  maintenant  la  part  des  frais  de  justice.  Les  statisticiens 
estiment  que  près  de  la  moitié  des  crimes  sont  dus  à  l'alcool. 
Baër,  de  Berlin,  a  trouvé  qu'en  Allemagne  la  proportion  était  de 
43.9  pour  400  pour  les  hommes  et  de  18.i  pour  100  pour  les 
femmes.  En  Belgique,  la  proportion  est  encore  plus  forte.  En  An- 
gleterre, en  1877  et  1878,  sur  676,000  crimes,  285,000  relevaient 
de  l'alcoolisme.  Supposons  qu'en  France  la  proportion  soit  un  peu 
plus  faible  et  estimons-la  à  40  pour  100;  comme  le  ser\ice  des 
prisons,  les  frais  de  Iransfèrement  et  les  dépenses  de  la  transpor- 
tation  s'élèvent  ensemble  à  22,236,304  francs  par  an,  les  40  cen- 
tièmes, soit  8,894,500  francs,  doivent  être  portés  au  compte  de 
l'ivresse.  Je  ne  parle  pas  des  frais  de  poursuites,  parce  qu'on  m'ob- 
jecterait avec  raison  que,  l'alcoolisme  vînt-il  à  disp;u*altre,  il  n'y 
aurait  pas  un  tribunal  ni  un  juge  de  moins.  C'est  j)our  In  in<'me 


L ALCOOL. 


8«3 


raison  que  je  n'ai  pas  songé  à  faire  entrer  dans  mes  calculs  la  répa- 
ration pécuniaire  des  dommages  causés  par  les  alcooliques  dans  leurs 
attentats  contre  les  personnes  et  contre  les  propriétés. 

Je  suis  maintenant  en  mesure  d'établir  le  budget  des  dépenses  de 
ce  vice  ruineux  et  humiliant.  Voici  comment  il  se  règle  : 

Prix  de  l'alcool  consommé 90,981,800  francs. 

Journées  de  travail  perdues 962,771,000  — 

Frais  de  traitement  et  de  chômage. . . .  70,842,000  — 
—                  poHr  aliénation  men- 
tale   2,321,300  — 

Suicides 3,170,000  — 

Frais  de  répression  pour  les  ca-iuiuieia.  S,S9A,500  — 


Total. 1,138,980,600  francs. 

Ainsi  donc,  indépendamment  de  la  honte  et  de  la  dégradation, 
comme  supplément  au  désordre,  à  la  ruine,  aux  douleurs  des  fa- 
milles, comme  surcroît  à  l'atteinte  portée  à  la  race,  au  caractère 
et  aux  forces  vives  du  pays,  l'alcool  lui  coûte  encore  plus  de 
1,100  millions  par  an.  Il  s'agit  de  nous  soustraire,  dans  la  me- 
sure du  possible,  à  ce  tribut  dégradant.  C'est  un  des  problèmes 
sociaux  dont  la  solution  s'impose  aux  hommes  de  notre  génération; 
c'est  une  des  questions  qui  sont  en  ce  moment  à  l'étude.  Les  repré- 
sentans  du  pays  commencent  à  s'en  émouvoir  (1)  et  l'opinion  pu- 
blique s'en  est  emparée.  La  solution  n'en  est  pas  facile,  mais  elle 
ne  dépasse  pas  la  mesure  de  nos  forces.  La  France  n'est  pas  un  pays 
fatalement  voué  à  l'alcoolisme.  Sa  race  et  son  climat  ne  Ty  condam- 
nent pas.  Si  nos  provinces  du  Nord  se  ressentent  du  voisinage  des 
contrées  septentrionales,  celles  du  Midi  confinent  à  l'Espagne  et  à 
l'Italie  et  s'en  rapprochent  par  le  t}=pe  physique  et  les  mœurs  de 
leurs  habitans.  Or  la  sobriété  des  populations  méridionales  est  connue 
de  tout  le  monde.  Dans  les  pays  aimés  du  soleil,  où  croît  la  vigne 
et  où  l'on  récolte  le  vin,  on  ne  songe  pas  à  boire  autre  chose  et,  si 
l'ivresse  n'y  est  pas  complètement  inconnue,  on  ne  l'y  observe  qu'à 
l'état  d'exception  ;  encore  s'y  présente-t-elle  sous  une  forme  moins 


(1)  M.  Claude  (des  Vosges)  a  déposé  d&vant  le  sénat  un  projet  de  résolution  tendant 
à  la  nomination  d'une  commission  d'enquête  sur  la  consommation  de  l'alcool.  Deux 
rapports  ont  été  déposés  sur  cette  proposition  :  le  premier  par  M.  Tolain,  le  16  fé- 
vrier 1886,  au  nom  de  la  commission  d'initiative  parlementaire;  le  second  par 
M.  Dietï-Monin,  le  1"  mars  1886.  Enfin  l'impôt  sur  les  boissons  figure  au  nombre  des 
mesures  que  le  ministre  des  finances  a  comprises  dans  son  projet  de  budget  pour  1887. 


884  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

rebutante.  Un  coup  d'œil  jeté  sur  les  cartes  de  Lunier  (1)  montre 
que  la  consommation  de  Talcool  s'élève  avec  la  latitude  et  qu'elle 
atteint  son  maximum  dans  les  départemens  dn  Nord,  où  celle  du 
vin  est  presque  nulle.  Une  ligne  tirée  de  l'embouchure  de  la  Loire 
au  Ballon  d'Alsace  exprime  assez  exactement  les  limites  inférieures 
de  la  zone  au  nord  de  laquelle  l'alcoolisme  règne  en  maître,  où  la 
population  en  consomme  annuellement  de  3  à  10  litres  par  habi- 
tant. Cette  zone  renferme  à  peine  26  départemens.  Ce  n'est  pas  le 
tiers  de  la  France.  Aussi,  tandis  qu'en  Angleterre  et  en  Russie  le 
nombre  des  victimes  de  l'alcoolisme  s'élève  environ  à  100,000  par 
an,  chez  nous  on  n'en  compte  pas  plus  de  2,000. 

Dans  notre  pays,  du  reste,  et  c'est  un  fait  d'une  importance  capi- 
tale, ce  vice  s'est  déplacé  en  se  transformant.  L'alcool  s'infiltre  dans 
les  sociétés  comme  l'eau  de  pluie  dans  le  sol,  en  suivant  les  lois  de 
la  pesanteur.  II  abandonne  peu  à  peu  les  couches  les  plus  élevées 
pour  se  répandre  dans  les  profondeurs.  Chez  nous,  les  classes  supé- 
rieures s'en  sont  presque  complètement  affranchies",  tandis  qu'il 
s'étend  parmi  les  populations  ouvrières  et  chez  les  paysans.  C'est 
une  vérité  d'évidence  pour  tous  les  hommes  dont  les  souvenirs  re- 
montent au  commencement  du  siècle. 

Il  y  a  cinquante  ans,  on  trouvait  des  buveurs  dans  tous  les  rangs 
de  la  société,  dans  la  magistrature  comme  au  barreau,  chez  les  mé- 
decins comme  dans  le  commerce,  et  lorsqu'ils  rachetaient  cette  im- 
perfection par  quelques  qualités  qui  se  concilient  volontiers  avec  les 
habitudes  d'ivresse,  on  leur  pardonnait  leur  intempérance.  On  sa- 
vait seulement  qu'il  était  imprudent  d'aller  les  trouver  après  une 
certaine  heure,  et  on  respectait  le  recueillement  dont  ils  avaient 
besoin  de  s'entourer.  Les  grands  repas,  les  dîners  de  famille  étaient 
interminables.  Ce  qui  s'y  consommait  en  alimens  et  en  vins  épou- 
vanterait les  estomacs  dyspeptiques  des  hommes  et  surtout  des 
femmes  d'aujourd'hui;  mais  alors  cela  ne  déplaisait  à  pnrsonne  et, 
quand,  après  le  dessert,  chacun  avait  entonné  sa  chanson,  une 
aimable  gaîté  animait  tous  les  convives.  C'était  l'heure  des  épan- 
chempns,  des  confidences,  —  parfois  aussi  des  querelles,  car  le  vin 
exagère  toutes  les  dispositions,  les  mauvaises  comme  les  bonnes, 
mais  une  longue  nuit  de  sommeil  faisait  oublier  tout  cela.  Aujour- 
d'hui les  dîners  sont  courts,  somptueux,  les  mets  sont  recherchés, 
mais  peu  copieux.  Les  vins  sont  variés,  portent  des  noms  retentis- 
sans  ;  mais  ils  sont  versés  avec  une  extrême  réserve  par  des  servi- 
teurs corrects  et  qui  semblent  accomplir  un  sacerdoce.  La  conver- 

(t)  Complee-rondus  sténographiques  des  séance <  du  congre»  international  pour 
l'étude  dcf  queations  relatires  à  l'alcoolisme.  Paris,  1879,  n"  IC  de  la  série,  carte  n«  1. 


L  ALCOOL. 


885 


sation  est  discrète,  rarement  générale,  jamais  bruyante.  On  se  lève 
au  bout  d'une  heure,  et  la  soirée  s'achève  au  milieu  d'entretiens 
paisibles  relevés  par  un  peu  de  musique.  Chacun  se  retire  avec  la 
conscience  en  repos,  et  bien  certain  qu'il  n'aura  pas  à  se  repentir 
le  lendemain  de  ce  qu'il  a  pu  dire  ou  faire  dans  la  soirée  précé- 
dente. Dans  le  monde,  une  ébriété,  même  légère,  passe  pour  une 
haut  •  inconvenance,  et  Talcoolisme  vous  met  hors  la  loi.  Les  esta- 
minets ne  sont  plus  fréquentés  que  par  les  jeunes  gens,  et  la  vie  de 
café  commence  à  leur  déplaire  de  bonne  heure.  Je  ne  parle  pas  des 
sphères  gouvernementales.  Il  y  a  longtemps  déjà  que  l'alcoolisme 
ne  les  hante  plus;  et  c'est  un  fait  qu'il  faut  enregistrer  à  notre 
louange,  car,  en  cherchant  bien  sur  la  carte  de  l'Europe,  on  finirait 
certainement  par  trouver  des  pays  qui  n'en  sont  pas  arrivés  là,  et 
où  l'alcoolisme  règne  encore  dans  les  régions  les  plus  élevées. 

Le  même  progrès  s'est  fait  remarquer  dune  manière  bien  plus 
sensible  encore  dans  l'armée  et  dans  la  marine. 

D'après  une  statistiqu-î  produite  par  M.  Chassagne  au  congrès 
international  de  1878,  les  décès  causés  dans  l'armée  par  l'ivresse 
alcoolique  aiguë  et  le  dcUrîum  tremem  ont  diminué  de  plus  de 
moitié  en  sept  ans  (l).  Cela  tient  à  la  durée  moindre  du  service  mi- 
litaire, à  l'absence  de  vieux  soldats  sous  les  drapeaux  et  à  l'oubli 
des  vieilles  traditions.  Le  même  résultat  se  constate  dans  la  marine 
pour  des  raisons  analogues.  Les  matelots  sont  plus  jeunes,  les  cam- 
pagnes moins  longues,  le  bien-être  est  plus  grand  à  bord  et  la  dis- 
cipline s'est  adoucie.  Dans  ma  jeunesse,  lorsque  la  vie  des  hommes 
s'écou'ait  presque  entière  à  bord  des  navires,  au  milieu  des  priva- 
tions les  plus  dures  et  sous  une  discipline  de  fer  ;  dans  ce  temps  où 
les  équipages  n'allaient  presque  jamais  à  terre  et  faisaient  parfois 
de  longues  campagnes  sans  y  mettre  le  pied,  quand  on  arrivait 
diins  un  port  de  France,  que  cette  consigne  sévère  venait  à  cesser, 
quand  le  na\ire,  arrivé  la  veille  des  mers  du  Sud  ou  de  l'Océan- 
ludien,  jetait  son  monde  sur  le  pavé  de  Brest  ou  de  Toulon,  c'étaient 
alors  des  orgies  et  des  scènes  de  désordre  dont  on  n'a  plus  d'idée 
aujourd'hui.  Les  querelles  dans  les  cabarets,  les  rixes  avec  les  sol- 
dats de  lu  garnison,  ne  tardaient  pas  à  se  généraliser,  chacun  pre- 
nant parti  pour  les  siens,  les  magasins  se  fermaient,  la  ville  avait 
l'air  prise  d'assaut,  et  les  autorités  militaires  et  maritimes  avaient 
toutes  les  peines  du  monde  à  rétablir  l'ordre  en  réunissant  leurs 
efiFoits.   Dans  ces  journées  d'orgie,  les  équipages  oubliaient  leurs 


(1)  En  1865-67,  la  mortalité  annuelle  était  de  12.90  pour  100,000 hommes  d'effectif; 
en  1872-74  elle  était  tombée  à  5.60.  (D'  Chassagne,  Compt  -rendu  sténographique  du 
congrès  et  conférences,  n<*  16,  année  1879,  p.  162.) 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trois  années  de  privations  et  dépensaient  rarriéré  de  solde  de  toute, 
leur  campagne.  Les  mœurs  maritimes  ont  complètement  changé. 
Aujourd'hui  le  temps  de  service  est  court,  les  matelots  sont  jeunes 
et  dociles.  Ils  se  trouvent  bien  à  bord,  vont  souvent  à  terre,  n'y 
font  pas  de  bruit  et  n'ont  plus  d'argent  à  perdre. 

On  doit  attribuer  à  des  causes  analogues  la  sobriété  des  officiers 
dans  les  armées  de  terre  et  de  mer.  C'est  le  bien-être,  le  confor- 
table, qui  se  sont  introduits  à  bord,  les  traversées  plus  courtes,  les 
absences  moins  longues,  la  correspondance  plus  facile  avec  la  mère- 
patrie.  G'est  surtout  le  niveau  de  l'éducation  qui  s'est  élevé  avec 
la  distinction  des  manières  et  qui  a  prévalu  sur  les  habitudes  de 
gaillard  d'avant. 

Le  signe  matériel  de  cette  transformation  a  consisté  dans  la  sub- 
titution  du  vermouth  à  l'absinthe  parmi  les  jeunes  ofTiciers  de  l'ar- 
mée et  de  la  marine.  A  un  âge  où  l'appétit  est  si  franc,  si  régulier, 
on  s'imagine,  je  ne  sais  pourquoi,  qu'il  est  indispensable  de  prendre 
un  apéritif  avant  chaque  repas.  Ce  pr^ugé  une  fois  admis,  il  est 
certain  qu'il  vaut  mieux  prendre  un  verre  de  vin  amer  que  d'absor- 
ber ce  poison  vert  fait  avec  un  alcool  de  mauvaise  qualité  et  une 
essence  toxique  qui  cause  l'épiiepsie.  On  ne  peut  donc  que  se  féli- 
citer d'un  changement  d'habitudes  qui  est  devenu  général,  car, 
même  en  Algérie,  où  l'absinthe  a  fait,  dit-on,  plus  de  victimes  que 
les  balles  des  Arabes,  on  n'en  boit  presque  plus.  En  résumé,  il  n'y 
jà  qu'à  laisser  marcher  les  choses  pour  voir  les  habitudes  d'ivresse 
disparaître  peu  à  peu  des  classes  moyennes.  G'est  l'affaire  de  l'in- 
struction et  de  l'opinion  publique,  qui  n'a  plus  pour  ce  vice  la  tolé- 
rance des  temps  passés.  Il  s'est  déjà  réfugié  dans  les  très  petites 
villes,  où  il  a  pour  complices  le  désœuvrement,  l'ennui  et  la  fré- 
quentation forcée  des  cafés,  qui  sont  le  seul  lieu  de  réunion  pour  les 
hommes. 

Il  en  est  tout  autrement  dans  les  régions  inférieures  de  la  so- 
ciété. L'alcoolisme  y  a  fait  des  progrès  notables  depuis  que  la  fa- 
brication des  esprits  d'industrie  s'est  accrue,  que  leur  goût  s'est 
amélioré  par  une  rectification  plus  soignée  et  qu'ils  ont  diminué 
de  prix  pendant  que  les  salaires  augmentaient  dans  la  même  pro- 
portion. C'est  parmi  les  ouvi'iers  surtout  qu'il  exerce  ses  ravages. 
C'est  dans  leurs  rangs  qu'il  fait  le  plus  de  prosélytes,  et  c'est  pour 
eux  qu'il  développe  toutes  ses  séductions.  Pour  comjwendre  l'at- 
trait qu'exerce  ce  mélange  d'eau  et  de  trois-six,  il  faut  se  mettre  à 
la  place  de  ceux  qui  le  boivent. 

L'ouvrier  des  grandes  villes,  lorsqu'il  se  réveille  après  un  lourd 
sommeil,  encore  fatigué  de  son  travail  des  jours  précédons  et 
dans  l'atmosphère  viciée  de  son  logement  garni,  éprouve  une  sorte 


l'alcool.  887 

de  prostration,  un  malaise  indéfinissable  qui  lui  rend  la  reprise  de 
ses  occupations  très  pénible.  Ses  vêtemens  sont  humides,  car  il  a 
plu  la  veille,  il  les  endosse  et  sort  en  frissonnant.  C'est  l'hiver,  le 
jour  commence  à  poindre,  la  pluie  tombe,  fine  et  drue,  sur  le  pavé 
glissant.  Il  fait  sombre,  il  fait  froid.  L'ouvrier  songe  à  la  rude 
journée  qui  commence  et  à  celles  qui  la  suivront.  Le  passé  sans 
joie,  le  présent  misérable,  l'avenir  menaçant,  tout  cela  flotte  dans 
sa  tête  et  il  va  devant  lui,  triste  et  découragé.  Un  cabaret  se  ren- 
contre sur  sa  route,  c'est  le  refuge.  Il  y  entre,  se  fait  servir  un 
verre  d'eau-de-vie  et  l'avale  d'un  trait.  Alors  tout  change.  Un  sen- 
timent de  chaleur  et  de  bien-être,  une  sensation  de  vigueur  accrue 
remplacent  le  malaise  de  tout  à  l'heure  ;  les  idées  deviennent  moins 
sombres  ;  les  papillons  noirs  s'envolent  avec  les  vapeurs  de  l'alcool  ; 
le  travailleur,  un  instant  consolé,  reprend  le  collier  de  misère 
avec  un  soupir  de  soulagement  et  se  rend  à  l'atelier.  Que  celui-là 
lui  jette  la  première  pierre  qui,  dans  sa  rude  vie  de  soldat  ou  de 
marin,  n'a  jamais  été  forcé  de  demander  à  l'alcool  un  soutien  mo- 
mentané et  la  force  nécessaire  pour  continuer  sa  tâche.  Cependant 
c'est  là  qu'est  le  péril.  Cette  eau-de-vie,  prise  à  jeun,  tombant 
dans  un  estomac  vide  et  reposé,  y  cause  une  sensation  de  brûlure 
qui,  se  reproduisant  tous  les  jours,  ne  tarde  pas  à  amener  la  gas- 
tralgie, en  attendant  des  désordres  plus  sérieux.  Enfin,  cette  habi- 
tude mène  tout  droit  à  l'alcoolisme.  L'impression  de  bien-être  et 
de  réconfort,  produite  par  le  premier  verre,  ne  tarde  pas  à  s'épuiser 
et  il  faut  revenir  à  la  charge;  puis  vient  le  moment  où  l'ouvrier 
quitte  son  travail.  S'il  est  garçon,  il  n'a  pour  perspective  que  le 
garni  infect  dont  nous  l'avons  vu  sortir  le  matin,  et  il  entre 
dans  le  premier  débit  venu.  S'il  est  marié  et  s'il  a  commencé  à 
boire,  c'est  pis  encore.  Ce  qui  l'kttend  au  logis,  c'est  la  mansarde 
obscure  et  froide,  la  femme  maussade  parce  qu'elle  souffre,  les 
enfans  déguenillés,  hâves  et  demandant  du  pain.  A  cette  pensée, 
son  cœur  se  serre  et,  quoique  sachant  fort  bien  que  cette  misère 
est  le  produit  de  son  vice,  il  ne  se  sent  pas  le  courage  d'en  affron- 
ter la  vue  et  il  retourne  au  cabaret.  Là  tout  contraste  avec  son 
triste  intérieur.  C'est  la  clarté  chaude  et  joyeuse,  le  bruit  des 
verres,  les  rires  et  les  propos  des  camarades.  Il  y  trouve,  en  un 
mot,  avec  le  luxe  en  moins,  tout  ce  que  les  gens  du  monde  vont 
chercher  dans  les  cercles.  Dans  les  cabarets,  on  boit,  on  joue,  on 
fume,  on  cause,  on  règle  les  destinées  du  pays,  et  puis  on  boit  en- 
core, l'ivresse  arrive  et,  lorsque  la  nuit  est  déjà  avancée,  l'ouvrier 
honteux,  titubant,  farouche,  rentre  au  logis,  s'irrite  contre  les  mal- 
heureuses victimes  de  son  intempérance  et  leur  apporte  une  honte 
et  un  mauvais  exemple  de  plus.  Bientôt  l'habitude  s'enracine  ;  cha- 


88S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  jour  les  séances  au  cabaret  deviennent  plus  longues,  les  liba 
tions  plus  copieuses  et  la  misère  plus  profonde  au  logis.  En  même 
temps  la  santé  s'altère  et  les  entrées  à  l'hôpital  se  multiplient,  jus- 
qu'au jour  où  l'alcoolique  succombe,  en  abandonnant  sa  famille  à 
la  charité  publique,  en  léguant  à  l'état  de  jeunes  recrues  pour  l'ar- 
mée du  vice  et  souvent  du  crime. 

Le  paysan  n'a  ni  les  mêmes  facilités  ni  les  mêmes  tentation^:.  Il 
ne  peut  s'enivrer  que  le  jour  où  il  vient  à  la  ville  ou  au  bourg.  En 
Bretagne,  c'est  le  dimanche.  La  messe  une  fois  entendue,  les 
paysans  entrent  au  cabaret,  graves,  silencieux.  Ils  boivent  jusqu'à 
ivresse  complète,  s'en  retournent  en  titubant  jusqu'à  la  ferme  et 
se  couchent  pour  cuver  leur  eau-de-vie,  à  moins  que,  pour  abré- 
ger la  distance,  ils  ne  restent  en  chemin,  étendus  dans  quelque 
fossé. 

L'eau-de-vie  qu'ils  boivent  est  encore  plus  mauvaise  que  celle 
qu'absorbent  les  ouvriers,  et  ces  pauvres  gens  qui,  pendant  toute 
la  semaine  ont  vécu  de  végétaux  et  de  féculens,  n'ont  bu  que  de 
l'eau  ou  parfois  un  peu  de  lait,  s'enivrent  avec  la  plus  grande  faci- 
lité. Leur  détestable  régime  les  rend  souvent  gastralgiques  ;  cet 
empoisonnement  hebdomadaire  est  suivi  d'un  ou  deux  jours  de 
maladie  qui  les  débilitent  encore  ;  mais  i's  ont  ensuite  le  reste  de 
la  semaine  pour  se  reposer  et,  en  matière  d'alcool,  c'est  l'usage 
quotidien  qui  est  terrible.  Aussi  les  paysans  résistent-ils  beaucoup 
plus  longtemps  que  les  ouvriers. 

En  somme,  ce  sont  là  les  deux  classes  de  la  société  sur  lesquelles 
l'attention  doit  se  concentrer  et,  comme  elles  représentent  les  trois 
cinquièmes  de  la  population  de  la  France,  elles  valent  la  peine  qu'on 
s'en  occupe.  Les  soustraire  à  ce  péril  n'est  pas  chose  facile;  dans 
tous  les  cas,  on  ne  doit  pas  compter  sur  un  résultat  immédiat.  On 
n'arrivera  pas  plus  à  supprimer  l'ivrognerie  qu'on  n'est  arrivé  à  faire 
disparaître  le  vol  et  le  meurtre,  ce  qui  n'empêche  pas  de  les  pour- 
suivre. 

Il  ne  faut  pas  se  flatter  non  plus  de  l'espoir  de  corriger  les  gens 
qui  sont  devenus  alcooliques.  Si  ce  vice  n'est  pas  absolument  incu- 
rable, il  s'en  faut  bien  peu.  Pour  ma  part,  dans  le  cours  de  ma 
longue  carrière,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  observé  plus  d'une 
ou  deux  guérisons  :  encore  ne  répondrais-je  pas  de  leur  solidité,  si 
les  malades  se  trouvaient  placés  dans  un  milieu  favorable  à  la  réci- 
dive. C'est  à  prévenir  cette  terrible  habitude  qu'il  faut  s'appliquer. 
11  faut  surtout  tâcher  d'en  préserver  les  jeunes  sujets.  C'est  pour 
cela  que  nous  avons  toujours  demandé,  avec  insistance,  la  suppres- 
sion de  cette  ration  d'eau-de-vie  qu'on  délivre  tous  les  matins,  à 
bord  des  navires  de  l'état,  aux  matelots  et  même  aux  novices.  Nous 


l'alcool.  889 

avons  obtenu  qu'on  la  diminuât  de  moitié.  Au  lieu  de  huit  centili- 
tres, on  ne  leur  en  délivre  plus  que  quatre  ;  mais  c'est  encore  trop, 
et  nous  ne  devrions  pas  faire  de  nos  navires  des  écoles  d'alcoo- 
lisme. 

Dans  les  campagnes,  les  enfans  commencent  à  boire  dès  l'âge  de 
onze  à  douze  ans,  et  j'ai  souvent  été  stupéfait  en  voyant  l'aisance 
avec  laquelle  de  petits  Bretons  de  cet  âge  ingurgitent  un  verre 
d'eau-de-vie  d'un  seul  trait  et  sans  sourciller. 

III. 

La  question  de  l'alcoolisme  et  des  remèdes  à  lui  opposer  est  une 
de  celles  qui  ont  été  le  plus  souvent  agitées,  tant  dans  les  congrès 
d'hygiène  que  dans  les  réunions  d'économistes,  mais,  en  général, 
on  s'en  est  tenu  à  des  vœux  platoniques  ou  à  des  demi-mesures. 
Ce  qui  fait  toujours  défaut  dans  les  discussions  de  ce  genre,  c'est  la 
notion  bien  nette  de  la  subordination  réciproque  des  intérêts  et  de 
la  nécessité  de  laisser  de  côté  les  considérations  de  second  ordre, 
quand  il  s'agit  de  conjurer  un  péril  social.  Lorsque  ceux  qui  tien- 
nent en  main  les  destinées  d'un  grand  pays  ne  se  sentent  pas  le 
courage  ou  la  force  nécessaire  pour  froisser  certaines  sympathies, 
pour  aflronter  des  résistances  et  des  rancunes  faciles  à  prévoir,  eh 
bienî  alors  il  faut  qu'ils  reconnaissent  leur  impuissance  et  cèdent 
la  p'ace  à  des  gens  plus  résolus. 

Aucune  nation  n'est  encore  parvenue  à  résoudre  le  problème. 
Chacune  d'elles  en  a  demandé  la  solution  aux  moyens  qui  étaient 
le  plus  en  rapport  avec  son  caractère  et  son  tempérament.  L'Angle- 
terre et  l'Amérique,  pays  de  liberté  et  d'initiative  privée,  ont  eu 
recours  à  la  persuasion.  Elles  ont  fondé  des  sociétés  de  tempérance, 
publié  de  petits  livres  et  fait  de  la  propagande  par  tous  les  moyens. 
Les  pays  autoritaires  du  Nord  de  l'Europe  se  sont  armés  de  loi-^ 
répressives.  Aucun  de  ces  moyens  n'a  complètement  réussi,  mais 
tous  ont  eu  quelque  effet.  Il  faut  convenir  toutefois  que  les  mesures 
coercitives  donnent  des  résultats  plus  sûrs  et  surtout  plus  prompts 
que  les  autres. 

Les  prédications  et  les  conférences,  les  sociétés  de  tempérance 
elles-mêmes  n'ont  pas  produit  tout  le  bien  qu'on  pouvait  en  atten- 
dre. On  sait  que  l'initiative  en  est  venue  de  l'Amérique.  La  première 
société  a  été  fondée  à  Boston  en  1813  ;  mais  cette  innovation  ne  lut 
pas  prise  au  sérieux  et  succomba  sous  les  railleries  des  buveurs. 
Reprise  en  1826  sur  des  bases  plus  radicales  et  dans  la  même  ville, 
l'idée  fut  accueillie  avec  moins  de  défaveur.  Elle  fit  son  chemin 
avec  l'appui  des  ministres  protestans,  qui  se  livrèrent  à  la  propa- 
gande la  plus  active.  Toutes  les  villes  de  l'Amérique  du  nord  eurent 


890  REVDE   DES   DEDX   MONDES. 

leurs  sociétés  semblables  à  celle  de  Boston  et  comme  elles  fondées 
sur  Tabstinence  absolue  des  boissons  alcooliques. 

L'Angleterre  s'empressa  de  suivre  ce  mouvement.  En  1828,  une 
première  société  fut  créée  à  Glascow;  en  IShh,  la  ligue  de  tem- 
pérance écossaise  se  fonda  à  Falkirk  et  se  mit  en  devoir  d'agiter 
l'opinion  publique,  grâce  au  zèle  et  à  l'éloquence  du  révérend  Ma- 
thew,  qui  a  consacré  son  existence  tout  entière  à  cette  régénération 
sociale.  En  1878,  vingt-quatre  ligues  s'étaient  formées  de  l'autre 
côté  du  dehors  et  comptaient  4,500,000  adhérons.  Leur  nombre  n'a 
fait  que  s'accroître  depuis  cette  époque.  Les  uns,  les  tempcnms,  se 
bornent  à  combattre  l'abus  des  boissons  fermentées  ;  les  autres,  les 
néphalistes  pratiquent  et  professent  l'abstinence  absolue.  Les  uns  et 
les  autres  prêchent  souvent  dans  le  désert.  Leur  propagande  n'a 
pas  produit  de  grands  résultats  sur  le  continent  et  n'y  a  jamais  pas- 
sionné l'opinion  au  même  degré  qu'en  Angleterre  et  qu'en  Amé- 
rique. Il  s'est  bien  formé  des  sociétés  de  tempérance  en  Hollande, 
en  Suède,  en  Suisse  et  en  Allemagne,  oii  l'on  en  comptait  1,250 
en  1846.  Il  en  existe  encore  dans  ces  contrées  ;  mais  le  mouvement 
s'est  manifestement  ralenti.  La  Russie  n'y  a  jamais  pris  part  et,  en 
France,  sauf  quelques  tentatives  faites  à  Amiens  et  à  Versailles,  la 
seule  société  qui  ait  prospéré  est  celle  qui  fut  fondée  à  Paris  en  1872 
et  sur  l'initiative  de  laquelle  s'est  réuni  le  congrès  international  de 
1878  (1).  C'est  là  que  nous  avons  entendu  M.  de  Colieville  exposer 
au  nom  de  cinq  ligues  anglaises  qui  s'y  étaient  fait  représenter,  les 
efforts  faits  de  l'autre  côté  de  la  Manche  et  les  bienfaits  qu'on  en 
avait  retirés.  Je  ne  puis  entrer  plus  avant  dans  la  question  des  so- 
ciétés de  tempérance  sans  sortir  de  mon  programme.  Je  me  borne 
à  en  constater  les  résultats.  H  est  certain  que  l'œuvre  des  ligues 
néphaliennes  n'a  pas  été  stérile,  mais  il  est  incontestable  également 
que  le  fléau  qu'elles  combattent  sans  relâche  sévit  toujours  avec  la 
même  intensité.  Voici  dans  quels  termes  le  ministre  des  aflaires 
étrangères  à  Washington,  M.  Everest,  établissait,  il  y  a  quelques 
années,  le  bilan  de  l'alcoolisme  aux  États-Unis  :  «  Depuis  dix  ans, 
disait-il,  l'alcoolisme  a  coûté  à  l'Amérique  une  dépense  directe  de 
3  milliards,  et  une  dépense  indirecte  de  000  millions.  Il  y  a  déU'uit 
300,000  individus,  envoyé  100,000  enfans  aux  maisons  des  pau- 
vres, consigné  au  moins  150,000  personnes  dans  les  prisons  et 
10,000  dans  les  asiles  d'aliénés.  11  a  poussé  à  la  perpétration  de 
1,500  assassinais,  causé  2,000  suicides,  incendié  ou  détruit  pour 
50  millions  de  propriétés,  fait  200,000  veuves  et  1  million  d'or- 
I)helins.  »  Ces  chiflres  ne  sembleront  pas  exagérés  si  l'on  songe 

(1)  Congrès  internaiional  pour  rétud«  dM  qaestioa*  reUtÏYM  à  l'&lcoolisoaro,  tenu  à 
Pari*  du  13  au  10  août  1878. 


l'alcool.  8S1 

qu'il  s'agit  d'un  laps  de  dix  années,  que  l'Amérique  compte  aujour- 
d'hui 50  millions  d'habitans  et  qu'on  y  consomme  en  moyenne 
8  litres  50  d'alcool  par  an  et  par  tète. 

L'Angleterre,  d'après  les  déclarations  faites  par  M.  Thomas- 
IrvingVi'hite,  représentant  de  la  ligue  de  tempérance  de  Londres  au 
congrès  international  de  1878,  l'Angleterre,  dis-je,  dépense  chaque 
année,  en  liqueurs  fortes,  2,922,130,075  Irancs  (1),  et  le  nombre 
annuel  des  décès  causés  par  l'alcoolisme  y  est  évalué  à  100,000. 

On  le  voit,  les  sociétés  de  tempérance  n'ont  pas  sensiblement 
atténué  le  mal  dans  les  pays  où  elles  ont  développé  le  plus  d'efforts. 
Ce  n'est  pas  une  raison  pour  décourager  leur  zèle.  Leur  action  ne 
peut  s'exercer  qu'avoc  le  temps,  et  elles  ont  besoin  de  s'appuyer 
sur  ces  deux  élémens  de  tout  perfectionnement  social  :  le  progrès 
de  l'instruction  dans  les  masses  et  l'augmentation  du  bien-être  qui 
en  est  la  conséquence.  C'est  la  même  pensée  que  le  président  de 
la  ligue  belge  a  formulée,  en  1882,  dans  des  termes  diÛérens  :  a  11 
n'y  a  que  deux  remèdes  contre  l'alcoolisme,  a-t-il  dit,  la  suppres- 
sion de  la  misère  et  la  suppression  de  l'ignorance.  »  Il  est  certain 
que  le  jour  où  tout  le  monde  sera  bien  convaincu  que  l'alcool  est 
un  poison,  que  celui  qui  en  use  compromet  sa  santé  et  abrège  sa 
vie,  que  celui  qui  en  abuse  a  pour  perspective  un  lit  d'invalide 
dans  un  hospice  ou  un  cabanon  dans  un  asile  d'aliénés,  ce  jour-là 
il  y  aura  bien  encore  des  alcooliques,  mais  ils  seront  en  petit 
nombre,  et  leur  exemple  ne  sera  plus  un  danger.  Il  est  évident 
encore  que  lorsque  l'ouvrier  pourra  se  procurer  un  logement  sa- 
lubre,  propre  et  ensoleillé,  qu'il  y  trouvera,  en  quittant  l'atelier, 
une  femme  accorte  et  souriante,  des  enfans  gais  et  bien  tenus,  il 
rentrera  chez  lui  sans  effort  ;  il  y  apportera  le  fruit  de  son  travail 
et  il  y  oubliera  le  cabaret.  11  est  probable  même  que  si  les  philan- 
thropes qui  déploient  un  zèle  si  louable  dans  leur  propagande 
avaient  la  pensée  d'élever  autel  contre  autel,  et  de  créer  pour  les 
ouvriers  des  étai)lissemens  confortables  dans  lesquels  on  leur  dé- 
biterait", à  des  prix  modérés,  des  boissons  salubres  et  variées,  ils  en 
prendraient  peu  à  peu  le  chemin.  Ce  serait  une  entreprise  analogue 
à  l'œuvre  des  fourneaux,  qui  agit  exactement  dans  le  même  sens; 
car,  ainsi  que  l'a  montré  M.  Yves  Guyot,  l'alcoolisme  fait  d'autant 
moins  de  ravages  parmi  les  populations  qu'elles  sont  mieux  nourries. 

Tous  ces  moyens,  fondés  sur  la  persuasion  et  sur  le  bon  sens,  sont 

(1)  C'est  le  chiffre'  de  1869  pour  une  population  de  30,838,210  habitans  que  la 
Grande-Bretagne  avait  alors.  Cette  somme,  quelque  eiorbitante  qu'elle  paraisse,  s'ei- 
plique  par  les  droits  très  élevés  ^477  francs  par  hectolitre)  que  l'Angleterre  prélève  sur 
les  alcools;  la  différence  qui  s'observe  entre  cette  évaluation  et  celle  que  j'ai  donnée 
plus  haut  pour  la  France,  s'explique  à  son  tour  par  ce  fait  que,  dans  mon  calcul  je 
n'ai  pas  dû  tenir  compte  des  droits. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  remèdes  à  longue  portée.  Avant  que  l'instruction  et  le  bien- 
être  aient  modifié  les  goûts  et  les  idées  des  classes  inférieures,  il 
s'écoulera  bien  des  années,  et,  pendant  ce  temps-là,  le  flot  de  l'al- 
coolisme monte  toujours.  II  serait  donc  imprudent  et  déraisonnable 
d'attendre  plus  longtemps  pour  y  mettre  obstacle,  alors  qu'on  peut 
faire  appel  aux  mesures  législatives,  dont  l'action  est  plus  efficace 
et  surtout  plus  prompte.  Celles  qui  ont  été  mises  à  l'essai  jusqu'ici 
sont  :  le  monopole  de  la  fabrication  et  de  la  vente  de  l'alcool,  l'élé- 
vation des  droits  et  la  répression  de  l'ivresse.  Le  monopole  a  déjà 
son  histoire.  Le  gouvernement  russe  en  a  usé  pendant  plusieurs 
siècles,  et  ce  n'est  que  de  nos  jours  qu'il  y  a  renoncé.  La  Suède  a 
adopté  un  système  qui  consiste  à  laisser  aux  communes  le  droit  de 
concéder  l'exploitation  des  débits  à  des  sociétés  privilégiées  char- 
gées d'organiser  la  vente  sans  poussera  la  consommation.  Chacun  voit 
immédiatement  ce  qu'une  pareille  concession  produirait  chez  nous. 

EnÂngleterre,  M.Chamberlain  a  proposé  d'abandonner  entièrement 
aux  communes  le  monopole  de  l'alcool.  Ce  système  me  paraît  dange- 
reux. Il  n'est  jamais  prudent  de  transformer  les  communes  en  sociétés 
de  commerce,  surtout  lorsqu'il  s'agit  d'un  produit  comme  celui-là. 

L'Allemagne  entre  dans  la  même  voie.  Le  8  février  dernier,  une 
commission  du  conseil  fédéral  a  reçu  communication  d'un  projet 
de  loi  attribuant  à  l'état  le  monopole  et  la  vente  des  spiritueux  et 
lui  laissant  toute  liberté  pour  fixer  le  prix  de  vente  dans  les  débits. 
Ceux-ci  devaient  être  établis  par  l'administration  dans  toutes  les 
localités,  et  les  boissons  alcooliques  y  auraient  été  vendues  d'après 
un  taux  officiel.  Le  gouvernement  espérait  retirer  375  millions  par 
an  de  ce  monopole  ;  mais,  dans  sa  séance  du  27  mars  dernier,  le 
parlement  allemand  a  rejeté  le  projet  de  loi  par  181  voix  contre  66. 
Le  grand  chancelier  ne  se  considère  pas  comme  battu  ;  il  espère 
trouver  le  moyen  d'atteindre  son  but  en  se  passant  de  l'adhésion 
du  parlement.  Il  est  probable  qu'en  entrant  dans  celte  voie,  il  s'est 
plutôt  préoccupé  des  intérêts  du  trésor  que  de  ceux  de  l'hygiène, 
et,  comme  en  France,  les  nécessités  budgétaires  ne  sont  pas  moins 
impérieuses,  la  même  pensée  a  dû  se  produire  dans  notre  pays. 
C'est  de  chez  nous,  du  reste,  que  l'idée  est  partie.  Elle  a  été  for- 
mulée, il  y  a  six  ans,  par  un  professeur  de  la  faculté  de  droit  de 
Paris,  qui  est  en  même  temps  un  hygiéniste  distingué.  M.  Alglave 
a  exposé,  le  2  juin  1880,  dans  lu  lii'' publique  frunçuise,  un  système 
dont  l'Allemagne  semble  s'être  inspirée,  tout  en  le  modifiant.  11  l'a 
développé  au  congrès  de  Genève  en  1882  et  l'a  reproduit  tout  ré- 
cemment dans  le  journal  le  Temps.  Ce  système,  dont  on  s'est  beau- 
coup occupé  dans  ces  derniers  temps,  a  surtout  pour  but  d'assurer 
la  pureté  des  liqueurs  distillées  et  de  diminuer  les  dangers  qu'en- 
traîne leur  consommation.  Pour  assurer  cette  garantie  aux  buveurs, 


l'alcool.  b93 

l'état  se  porterait  acquéreur  de  tous  les  alcools.  Il  en  ferait  opérer 
l'analvse  dans  ses  laboratoires  et  les  revendrait  ensuite  aux  débi- 
tans,  ainsi  qu'aux  particuliers,  à  prix  fke  et  dans  des  bouteilles 
d'une  forme  particulière.  Dans  ce  projet,  l'état  n'exerce  qu'un  mo- 
nopole mitigé;  mais  c'est  encore  un  monopole,  et  le  meilleur  ne 
vaut  rien.  L'intervention  de  l'état  dans  les  questions  économiques 
est  toujours  fâcheuse.  Lor-qu'un  monopole  est  établi  depuis  long- 
temps, je  comprends  qu'on  ne  se  décide  pas  à  y  renoncer,  parce 
qu'on  ne  saurait  où  prendre  les  sommes  qu'il  rapporte  ;  mais  il  ne 
faut  pas  en  créer  de  nouveaux.  C'est  bien  assez  qu'en  France  l'état 
soit  déjà  débitant  de  tabac  et  marchand  d'allumettes,  il  ne  faut  pas 
qu'il  se  lasse  cabaretier.  Cette  nouvelle  mesure  serait,  d'ailleurs, 
tout  à  fait  inopportune.  Nos  embarras  financiers  ne  sont  un  secret 
pour  personne,  et  si  l'état  prenait  en  main  la  vente  de  l'alcool,  on 
serait  en  droit  de  dire  qu'à  bout  de  ressources  il  veut  prélever  un 
nouvel  impôt  dont  les  classes  inférieures  feront  tous  les  frais.  On  ne 
manquerait  pas  d'ajouter,  avec  la  même  vraisemblance,  que  c'est 
un  moyen  de  se  procurer  des  emplois  auquel  le  gouvernement  a 
recours  pour  satisfaire  l'avidité  de  ses  créatures. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'élévation  des  droits.  Elle  est  simple, 
d'une  exécution  facile,  n'apporte  aucun  changement  dans  la  percep- 
tion, et,  si  on  en  appliquait  le  produit  au  dégrèvement  des  boissons 
fermentées  dont  il  faut  au  contraire  encourager  la  consommai  ion, 
les  classes  laborieuses  n'auraient  qu'à  s'en  applaudir.  11  n'est  pas 
d'impôt  plus  légitime  que  celui  qui  pèse  sur  un  vice;  il  n'en  est 
pas,  en  même  temps,  de  plus  salutaire.  Si  la  consommation  reste 
la  même,  c'est  le  fisc  qui  en  bénéficie,  et  si  elle  diminue,  c'est 
l'hygiène  qui  en  profite. 

C'est  à  l'aide  de  leurs  surtaxes  d'alcool  que  la  plupart  des  com- 
munes de  Bretagne  font  face  à  toutes 'leurs  dépenses,  et,  comme  tout 
impôt  doit  être  voté  par  les  chambres,  il  y  a  des  époques  où  on  ne 
peut  pas  ouvrir  l'Officiel  sans  y  trouver  deux  ou  trois  lois  autori- 
sant un  certain  nombre  de  communes  à  s'imposer  de  ces  surtaxes. 
La  plupart  d'entre  elles  ont  profité  du  bénéfice  de  la  loi  pour  dé- 
passer largement  le  chiffre  normal  de  ces  impositions. 

La  Société  d'économie  politique  s'est  occupée  de  ce  sujet  à  sa 
réunion  du  ô  janvier  1885.  Son  président,  M.  Léon  Say,  avait  pro- 
posé la  question  suivante  :  Y  a-t-il  lieu,  pour  parer  aux  dangers  de 
l'alcoolisme,  de  restreindre  la  liberté  du  commerce  des  boissons? 
La  plupart  des  membres  présens  se  montra  contraire  à  l'élévation 
des  droits  ;  mais  ils  se  plaçaient  plutôt  sur  le  terrain  de  l'écono- 
mie politique  et  de  l'administration  que  sur  celui  de  l'hygiène,  et, 
dans  l'opinion  que  j'expose,  il  n'est  pas  question  de  grever  les 
boissons  fermentées  en  général  pour  enrichir  le  trésor,  il  s'agit 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'élever  les  droits  sur  l'alcool,  qui  est  une  liqueur  toxique ,  pour 
abaisser  ceux  qui  pèsent  sur  le  vin,  la  bière  et  le  cidre,  qui  sont 
des  boissons  hygiéniques.  L'argument  qu'on  a  toujours  opposé  à 
eette  mesure  est  le  suivant  :  l'élévation  des  di-oits  ne  diminue  pas 
la  consommation  et  elle  augmente  la  fraude.  Ce  n'est  là  qu'une 
assertion,  et  il  s'agit  de  savoir  si  elle  est  fondée.  La  consommation 
de  l'alcool  n'a  pas  diminué  en  France  depuis  que  la  loi  du  1"  sep- 
tembre 1871  et  celle  du  30  décembre  1873  ont  porté  le  droit  pri- 
mitif de  90  francs  par  hectolitre  à  lôO  francs  d'abord,  puis  à 
156  fr.  %b.  Klle  a  même  augmenté  de  421,156  hectolitres  de  1871 
à  1881  ;  mais  il  faut  se  rappeler  que,  pendant  ces  dix  années,  les 
ravages  du  phylloxéra  ont  réduit  de  près  de  moitié  le  rendement 
de    nos    vignobles.    De    56,901,000   hectolitres    il   est  tombé  à 
34,138,715  hectolitres,  ce  qui  fait  22,762,265  hectolitres  de  moins 
et  ceux-ci  représentent  une  quantité  d'alcool  qui  dépasse  2  mil- 
lions d'hectolitres  et  qui  est,  par  conséquent,  cinq  fois  plus  forte 
que  celle  des  alcools  d'industrie  qui  ont  été  consommés  pour  la 
remplacer.  On  a  donc,  en  somme,  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  absorbé  beaucoup  moins  d'alcool  qu'auparavant.  On  ne  peut, 
d'ailleurs,  tirer  aucune  conclusion  de  hits  pareils.  Pour  juger  par 
comparaison,  il  ne  faut  pas  s'adresser  à  un  pays  comme  la  France 
où  la  consommation  de  l'alcool  est  complémentaire  de  celle  du  vin, 
où  cette  dernière  varie  dans  des  proportions  si  considérables,  sui- 
vant les  provinces  et  suivant  les  époques  ;  il  feut  s'adresser  aux 
pays  où  ces  conditions  sont  invariables  comme  les  contrées  du 
Nord.  Eh  bien  !  en  Russie,  l'ôlèvalion  des  droits  sur  l'aJ/cool ,  qui 
a  doublé  de  1863  à  1882 ,  jointe  à  la  réduction  du  nombre  des 
débits,  a  diminué  de  près  de  moitié  la  consommation  des  alcools. 
Les  droits  rapportent  à  la  Russie  234  millions  de  roubles  par  an  et 
constituent  environ  leviers  de  ses  ïessources  budgétaires. 

En  Allemagne,  au  contraire,  les  droits  sont  très  faibles  et  l'alcoo- 
lisme fait  des  progrès  elf^ayaiis.  Ainsi,  en  Piiusse,  les  droits  aur 
l'alcool  sont  de  33  fr.  92  par  hectolitre  et  «apportent  à  l'état 
261  millions  de  marcs  par  an.  On  compte,  à  Berlin,  un  débit 
par  33  adultes  mâles  ot  on  a  arrêté,  en  4880,  7,900  ivrognes. 
En  Bavière,  l'alcool  ne  supjwrte  qu'un  droit  de  47  fr.  50  par  hec- 
tolitre, et,  on  Wurtemberg,  il  n'est  que  <le  43  fr.  50.  Ces  paye 
allemands  sont  la  terre  promise  des  alcooliques.  La  bière  y  est 
excellente  «t  l'eau-de-vie  y  'Ost  à  bon  marché.  C'est  une  res- 
source que  les  gouvorneraens  «'étaient  réservée  pour  l'avenir,  et 
la  Prusse,  comme  nous  l'avons  dit  i>his  haut,  s'apprête  à  en  faire 
son  profit. 

On  ne  comjjrendrait  pas  que  ii.  ....i<*ii  dus  droits  ne  diminiiAt 
|vi<  l.i  ronsominniion.  Les  gens  qui  s'enivrent  avec  ces  esprits  d'iu- 


l'alcool.  895 

dastrie  en  boivent  tant  qu'ils  ont  de  l'argent.  En  Bretagne,  les  ou- 
vriers habiles  et  bien  rétribués  ne  travaillent  que  le  noftibre  de 
jours  sti'ictement  nécessaire  pour  se  procurer  l'argent  qu'il  leur 
faut  et  s'eni\Tent  le  reste  de  la  semaine.  Plus  le  prix  de  la  joui^née 
s'élève  et  plus  le  nombre  de  journées  diminue. 

L'argument  tiré  de  l'augmentation  de  la  fraude  ne  me  touche  pas 
davantage.  Il  est  plutôt  commercial  qu'hygiénique,  et,  du  reste,  il 
n'est  pas  fondé.  On  l'a  mis  en  avant  en  1871  quand  on  tripla  les 
droits  sur  l'alcool,  et  l'événement  n'a  pas  justifié  ces  craintes.  L'as- 
semblée nationale  y  mit  bon  ordre  en  imitant  l'Angleterre  et  en 
donnant  à  l'élévation  des  tarife  l'appui  d'une  législation  éner- 
gique (1).  Les  amendes  de  500  à  5,000  francs  devinrent  la  règle 
commune  pour  les  contraventions  en  matière  de  spiritueux,  et  les 
emprisonnemens  de  dix  jours  à  six  mœs  eurent  bientôt  découragé 
les  fraudeurs  ainsi  qoe  leurs  complices. 

Les  administrateurs  compétens  en  pareille  matière  sont  d'avis 
que  les  tarifs  actuels  sont  assez  élevés  pour  donner  à  la  fraude  toute 
l'activité  qu'elle  peut  avoir  et  qu'elle  n'augmenterait  pas  d'une  ma- 
nière sensible  quand  on  viendrait  à  doubler  les  droits.  L'adminis- 
tration des  tabacs  en  a,  du  reste,  fait  l'épreuve.  La  crainte  de  la 
fraude  ne  l'a  pas  empêchée  d'imposer  des  droits  six  fois  plus  forts 
que  la  valeur  de  la  matière  première,  et  la  fraude  ne  dépasse  assu- 
rément pas  le  vingtième  de  la  consommation. 

Quant  aux  talsifications ,  elles  n'ont  pas  plus  d'importance  au 
point  de  vue  qui  nous  occupe.  On  ne  peut  pas,  en  effet,  substituer 
à  l'alcool  une  autre  substance  jouissant  des  mêmes  propriétés, 
attendu  qu'il  est  le  seul  principe  capable  de  produire  l'ivresse 
recherchée  par  le  buveur,  et,  d'ailleurs,  son  prix  est  trop  minime. 
Les  falsifications  signalées  par  Chevalier,  il  y  a  trente-six  ans,  ne 
sont  plus  aujourd'hui  ni  possibles,  ni  profitables.  Personne  n'a  plus 
l'id^  de  mêler  à  l'eau-de-vie  du  poivre,  du  gingembre,  du  py- 
rèthre  ou  de  la  stramoine  pour  la  rendre  plus  forte,  pas  plus  que 
d'y  ajouter  de  l'acide  sulfurique  pour  lui  donner  un  petit  parfum 
d'étber.  Oh  se  borne  aujourd'hui  à  additionner  les  esprits  mal 
rectifiés  de  substances  susceptibles  d'en  masquer  le  mauvais 
goût  ou  de  leur  communiquer  un  bouquet  artificiel.  M.  Girard 
a  dressé,  l'an  dernier,  la  liste  des  substances  employées  pour  trans- 
former en  cognac  et  en  rhum  les  mauvais  alcools  du  commerce. 
Certaines  d'entre  elles  ne  sont  pas  inolTensives,  ainsi  que  l'ont  dé- 
montré les  expériences  récentes  de  M.  Poincaré;  mais  ces  addi- 
tions n'ont  aucune  influence  sur  le  rendement  de  l'impôt.  Elles  font 
accepter   par   les   consommateurs  des   alcools    de   mauvais  goût 

(1)  Lois  du  28  février  1872  et  du  21  juiu  1873. 


896  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'ils  repousseraient  sans  elles,  voilà  tout.  En  somme,  les  alcools 
du  commerce  sont  plus  ou  moins  purs  et,  par  conséquent,  plus  ou 
moins  toxiques  ;  mais  les  fabricans  ont  intérêt  à  les  rectifier  aussi 
bien  que  possible  pour  économiser  sur  les  droits  et  sur  les  frais  de 
transport  ainsi  que  pour  satisfaire  les  consommateurs.  Si  les  prix 
s'élevaient  notablement,  les  débitans  se  borneraient  à  ajouter  un 
peu  plus  d'eau,  et  ce  serait  tout  bénéfice  pour  eux  et  pour  les 
buveurs. 

Les  adversaires  de  l'élévation  des  droits  redoutent  surtout  l'ex- 
tension que  pourrait  prendre  la  fraude  faite  par  les  bouilleurs  de 
cru.  Il  y  a,  ce  me  semble,  une  manière  bien  simple  d'y  mettre 
ordre  :  c'est  de  supprimer  le  privilège  dont  jouissent  ces  fabricans. 
Il  leur  avait  été  enlevé  en  1872,  et  c'est  en  décembre  1875  seule- 
ment, au  moment  de  se  séparer,  que  l'assemblée  le  leur  rendit, 
malgré  l'expérience  favorable  des  trois  années  précédentes.  Les 
bouilleurs  de  cru  ne  fabriquent  aujourd'hui  que  des  quantités  insi- 
gnifiantes d'alcool  (30,557  hectolitres  en  1881);  mais  lorsque  nos 
vignobles  seront  redevenus  florissans,  on  en  produira  probablement 
dix  fois  davantage.  La  fraude  pourrait  prendre  alors  quelque  impor- 
tance, s'il  n'intervient  pas  d'ici  là  une  loi  portant  rét<iblissement  de 
l'exercice  tel  qu'il  a  été  pratiqué  de  1872  à  187(5.  En  Amérique,  les 
bouilleurs  de  vins  et  de  fruits  sont  soumis  à  l'excise,  et  cependant 
cette  industrie  a  tout  autant  d'importance  que  chez  nous,  car  il 
existait,  en  1876,  2,2(34  bouilleurs  contre  (Mil  distillateurs. 

En  résumé,  l'élévation  des  droits  sur  l'alcool  me  paraît  une  excel- 
lente mesure.  Ils  sont  aujourd'hui  de  15(5  fr.  25  par  hectolitre  (1). 
Ce  chiffre  est  de  beaucoup  inférieur  à  celui  que  supportent  les 
esprits  chez  la  plupart  des  nations  de  l'Europe.  En  Angleterre, 
depuis  1862,  le  droit  est  de  Ù77  francs  par  hectolitre  d'alcool  pur; 
c'est  presque  le  double  du  nôtre,  et,  pour  assurer  la  perception  de 
ce  tarif  élevé,  on  n'hésite  pas  à  recourir  à  des  mesures  qui  nous 
sembleraient  tyranniques.  Cet  impôt,  en  1870,  a  rapporté  272  mil- 
lions de  francs. 

En  Amérique,  les  spiritueux  ne  sont  im])osés  que  depuis  1862  et, 
dès  1864,  le  tarif  était  porte  à  5Û5  francs  l'hectolitre.  On  a  reconnu 
qu'il  y  avait  là  de  l'exagération,  et  on  l'a  abaissé  à  136  francs,  puis 
il  a  remonté  à  IDO  francs  et,  depuis  1865,  il  est  de  2/i5  francs.  H 
se  perçoit  à  la  distillerie  môme,  ce  qui  est  assurément  le  procédé 
le  plus  simple  et  le  moins  vexatoire.  En  Russie,  le  tarif  est  de 
226  francs  par  hectolitre  d'alcool  pur,    et,  comme  il  porte  sur 

(1)  Co  chiffre  se  compose  d'un  principal  de  125  francs  (loi  du  1"  septembro  1871), 
de  2  décimes  montanti  12  fr.  50  chacun,  établis  l'un  par  la  loi  du  28  avril  1816,  l'autre 
par  celle  du  1'»  Juillet  1855,  et  onflu  d'un  domi-dôcime  do  6  fr.  25  résultant  de  la  loi 
du  30  décembre  1879. 


l'alcool.  897 

3,400,000  hectolitres,  il  produit  par  an  760  millions  de  francs.  La 
perception,  comme  en  Amérique,  est  concentrée  dans  les  usines. 
Dans  les  Pays-Bas,  le  droit  est  de  239  francs  par  hectolitre  d'alcool 
pur  et  rapporte  environ  hl  millions  de  francs.  Dans  les  autres  pays 
du  nord  de  l'Europe,  les  tarils  sont  très  faibles.  En  Autriche-Hon- 
grie, le  droit  est  de  26  fr.  75  par  hectolitre,  en  Danemark,  de 
30  francs,  en  Belgique,  de  5ô  francs.  J'ai  fait  connaître  déjà  les 
droits  très  faibles  qui  sont  perçus  en  Allemagne  ;  l'impôt  y  est  payé 
à  la  distillerie. 

Nous  pourrions  prendre  une  moyenne  entre  les  chiffres  précé- 
dons et  porter  le  droit  à  300  francs,  en  substituant  ce  taux  unique 
à  celui  de  156  Ir.  25,  qui  se  compose  d'un  principal  et  de  deux  dé- 
cimes et  demi,  lesquels  compliquent  sans  nécessité  la  comptabilité 
et  la  perception.  Cet  impôt  de  300  francs  est  celui  qui  fut  proposé 
en  1871  par  M.  Laboulaye  à  l'assemblée  nationale,  au  nom  de  la 
commission  nommée  pour  la  répression  de  l'ivrognerie.  L'assem- 
blée jugea  que  c'était  assez  faire  que  de  le  porter  de  90  francs  à  150 
et  eut  raison,  parce  qu'en  pareille  matière  il  iaut  se  garder  des 
exagérations  qui  conduisent  tôt  ou  tard  à  la  nécessité  d'un  dégrève- 
ment, comme  cela  est  arrivé  en  Amérique.  Le  relèvement  de 
148  fr.  75  par  hectolitre  procurerait  au  trésor  un  bénéfice  annuel 
de  164,987,296  francs  en  nous  basant  sur  le  budget  de  1881,  et  la 
consommation  diminuât-elle  d'un  quart,  la  plus-value  suffirait 
encore  pour  permettre  de  dégrever  le  vin,  le  cidre  et  la  bière  (1). 
Cette  idée  a  déjà  été  émise  par  l'administration.  Il  existe,  dans  les 
bureaux  du  ministère  des  finances,  un  projet  de  loi  remontant  à 
cinq  ou  six  ans,  émanant  de  M.  Rocou,  directeur  général  des  con- 
tributions indirectes,  et  dans  lequel  la  proposition  en  est  faite  en 
termes  précis.  Cette  mesure  tendrait  directement  au  but  que  \ise 
l'hygiène  et  qui  consiste,  comme  je  l'ai  dit,  à  favoriser  la  consom- 
mation des  boissons  fermentées,  au  détriment  de  celle  de  l'alcool. 
Il  faut  convenir  toutefois  que  l'élévation  des  droits  serait  plus  pro- 
fitable pour  le  fisc  que  pour  l'hygiène,  si  elle  ne  s'appuyait  pas  sur 
une  répression  énergique  de  l'alcoolisme. 

De  tout  temps  et  dans  tous  les  pays,  des  pénalités  ont  été  insti- 
tuées contre  l'ivresse,  depuis  le  code  de  Dracon,  qui  la  punissait  de 
mort,  jusqu'à  la  loi  française  du  13  février  1873,  qui  se  contente 
d'une  amende  de  1  à  5  francs.  Cette  loi  suffirait,  malgré  son  indul- 
gence, si  on  voulait  s'en  ser\Tr.  Dans  les  premières  années  où  elle  a 


(1)  En  1884,  les  droits  de  détail,  de  consommation  et  d'entrée  sur  l'alcool,  l'ab- 
sinthe et  les  liqueurs,  ont  rapporté  plus  de  2i5  millions  au  trésor.  (Léon  Say,  Journal 
des  économistes,  janvier  1885,  p.  113.) 

TOMB  Lixrv.  —  1886.  57 


898  REVUE   DES   DEUX  MOiNDES. 

été  appliquée  avec  une  certaiue  vigueur,  de  1873  à  1876,  on  a  pro- 
noncé en  moyenne  70,659  condamnations  par  an  pour  ivresse  tapa- 
geuse sur  la  voie  publique.  C'est  le  scandale  qu'on  a  poursuivi; 
mais,  quant  aux  cabaretiere,  les  articles  qui  les  concernent  ont  tou- 
jours été  lettre  morte.  C'est  qu'on  ne  veut  pas  se  décider,  en  France, 
à  considérer  l'ivresse  comme  un  délit.  Ce  n'est  pourtant  pas  une 
fiction  légale  ;  c'est  bien  un  délit  que  commet  celui  qui  se  soustrait 
volontairement  à  l'empire  de  sa  raison,  perd  la  faculté  de  diriger 
ses  actes,  ruine  sa  famille,  compromet  l'avenir  de  ses  enfans  et  les 
pervertit  par  le  mauvais  exemple.  C'est  un  délit,  et  celui  qui  s'en 
rend  complice  est  plus  coupable  que  celui  qui  le  commet,  parce 
qu'il  n'a  pas  l'excuse  d'un  penchant  devenu  irrésistible  et  qu'il  n'a 
d'autre  mobile  que  son  intérét.^ La  répression  de  l'alcoolisine  ne  pré- 
sente pas  de  difficultés.  Le  buveur  est  inconscient;  il  se  Hvre  de 
lui-même  et  les  cabarets  sont  d'une  surveillance  aisée.  Quant  aux 
pénalités,  celles  de  la  loi  de  1873  suffisent.  Cependant,  il  semble- 
rait plus  rationnel  de  se  contenter  de  la  prison  pour  les  buveurs,  qui 
sent  le  plus  souvent  insolvables,  et  de  réserver  l'amende  pour  les 
débitons,  en  y  joignant  la  fermeture  de  leur  établissement,  après  un 
certain  nombre  de  condamnations  encourues.  L'article  6  de  la  loi  de 
1873  prononce  bien  cette  peine  pour  le  cas  où  lesdéliiiqiuans  auront 
encouru  déjà  deux  condamnations  en  police  correcti(Minelle  ;  mais 
la)  fermeture  ne  peut  pas  excéder  un  mois,  ce  qui  est  complètement 
illusoire.  Elle  devrait  être  définitive  :  une  personne  qui  s'est  déjà 
fait  })unir  deux  fois  ne  mérite  plus  aucune  conliance.  L'interdiction 
définitive  de  se  livrer  à  cette  industi'ie,  étant  prononcée  par  un  tri- 
bunal, n'aurait  ]ms  le  caractère  d'arbitraire  qu'on  était  eu  droit  de 
lui  reprocher  lorsqu'elle  dépendait  de  l'administration  et  (jue  des 
considérations  étrangères  à  l'hygiène  et  à  la  morale  venaient  s'en 
mêler. 

La  fermeture  définitive  à  pour  conséquence  la  nécessité  de  réia- 
blir  l'autorisation  pré^vlable  avec  les  garanties  sérieuses  de  moralité 
qiîie  le  décret  du  29  décembre  1850  exigeait  des  candidats  à  cette 
profession.  Ce  décret  a  été  abrogé,  en  dépit  des  protestiitions  una- 
nimes des  hygiénistes,  par  la  loi  du  17  juillet  1880  et,  depuis  lors, 
le  nombre  des  débiisi  a  augmenté  d'un  quart  dans  certains  dépar- 
temens.  Cela  se  coniprend  :  c'est  un  commerce  agréable  et  lucratif. 
Au  dernier  reœnseuient,  on  en  comptait  en  France,  au  dire  de 
M»  Léon  Say,  320,000,  soit  1  \yo\ir  100  habitans  et  pour  '2b  con- 
sommateurs. Le  nombre  des  cas  de  folie  furieuse,  des  crimes,  des 
suicides  s'est  accru  dans  les  mômes  proportions.  Ce  résuluit  étiiit 
facile  à  prévoir.  Daus  les  classes  inférieures,  les  gens  qui  s'enivrent 
à  domicile  el  a\  ec  préméditation  sont  rares.  Je  l'ai  dit  plus  haut  : 
c'est  le  cabaret  qui  les  attire.  Plus  il  y  on  a,  et  plus  la  séduction  est 


l'alcool.  899 

forte.  L'homme  qui  commence  à  perdre  la  raison  n'a  plus  la  force 
de  résister  à  cet  attrait.  11  rentrait  chez  lui  par  un  effort  de  voI(mté; 
il  trouve  un  débit  sur  sa  route,  ses  bonnes  résolutions  s'évanouis- 
sent, il  y  entre  et  s'y  achève. 

11  faut  donc  faire  en  sorte  de  diminuer  ces  établissemens  dan- 
gereux. Je  ne  serais  pas  d'avis  d'en  limiter  le  nombre  par  une  ré- 
glementation qui  pourrait  être  un  peu  arbitraire.  On  le  fait  en 
Russie  et  en  Suède,  et  tout  rècemnunent  la  Suisse  vient  de  s'y 
résigner  (1),  mais  je  crois  qu'en  France  on  atteindrait  le  même 
but  avec  moins  de  rigueur  apparente,  en  appliquant  rigoureuse- 
ment la  fermeture  aux  contraventions  et  en  se  montrant  sévère 
pour  les  autorisations  préalables.  A  l'aide  de  ces  moyens,  le  nom- 
bre des  cabarets  dépendrait  bien  réellement  de  lautorité  judiciaire 
et  de  l'admiiiiî'tration,  qui  se  feraient  ainsi  équilibre,  tout  en  mar- 
chant vers  un  même  but. 

En  résumé,  —  car  il  faut  toujours  conclure,  —  il  est  possible 
d'atténuer  les  ravages  causés  par  l'alcool,  et  les  moyens  les  plus 
raùonnels  sont  les  suivans  :  l*'  répandre  le  plus  rapidement  possible 
dans  les  masses  une  instruction  propre  à  en  élever  le  niveau  mo- 
ral et  à  y. faire  entrer  le  bien-être  matériel  ;  2°  encourager  les  so- 
ciétés de  tempérance,  les  conférences,  les  publications,  tous  les 
moyens  de  propagande  qui  peuvent  éclairer  l'opinion  sur  la  gr&- 
\hé  de  ce  péril  social  ;  3°  élever  les  droits  sur  Taicool  et  dégrever 
les  boissons  lermentées  ;  h"  appliquer  sévèrement  la  loi  sur  l'ivresse, 
y  ajouter  la  fermeture  définitive  des  débits  dans  les  conditions  in- 
diquées plus  haut,  et  rétablir  l'autortôation  préalable  eu  l'entourant 
de  garanties  sérieuses. 

Parmi  ces  moyens,  les  premiers  ne  privent  être  que  l'œuvre  du 
temps  et  des  progrès  de  la  civilisation,  les  autres  rentrent  dans  le 
domaine  législatif  et  sont  immédiatement  applicables.  Ces  derniers 
sont  simples  et  pratiques.  Les  mesures  à  prendre  n'ont  rien  de  vexa- 
toire  ;  elles  sont  réclamées  par  tous  les  hygiénistes  et  acceptées  f)ar 
tous  les  hommes  qui  ont  souci  des  intérêt  et  de  l'avenir  de  notre 
pays.  Cependant  je  ne  crois  pas  à  leur  réalisation  immédiate.  L'al- 
cool est  une  puissance  trop  redoutable  pour  qu'on  puisse  l'attaquer 
en  face  dans  l'état  actuel  de  nos  institutions  et  de  nos  mœurs.  Les 
distillateurs  et  les  bouilleurs  de  cru  ont  de  solides  appuis  dans  les 
sphères  gouvernementales;  dans  toutes  les  villes,  les  marchands 
de  vin  tiennent  les  débitans  dans  leurs  mains,  pai'ce  qu'ils  les  com- 

(I)  Le  25  octobre  1881,  la  Baisse  a  adopté  la  proposition  soumise  ad  référendum 
par  le  conseil  fédéral  pour  la  répression  de  l'alcoolisme.  Elle  autorise  les  autorités 
cantonales  à  diminuer  le  nombre  des  débits  et  frappe  d'un  imjôt  presque  probibitif 
les  e£.u\-de-vie  malsaines  à  leur  entrée  en  Suisse.  La  fabrication  et  la  rente  sont  égj> 
lement  imposées. 


s 00  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

manditeiit  ou  qu'ils  leur  font  des  avances,  et  les  débitans  ont  une 
influence  considérable  sur  leur  clientèle.  Tout  ce  monde-là  est  à  la 
dévotion  de  l'alcool,  les  uns  parce  qu'ils  en  vivent  et  les  autres 
parce  qu'ils  en  meurent.  Cette  hiérarchie  professionnelle  tient  le 
pays  enlacé  dans  les  mailles  d'un  réseau  d'intérêts  inavouables  et  par 
conséquent  sans  pitié.  Lorsque  la  nation  est  appelée  à  choisir  ses 
représentans,  l'alcool  est  le  grand  électeur  impartial  qui  coule  pour 
tous  les  partis.  Il  a  la  parole  dans  les  réunions  publiques,  il  élève 
la  voix  dans  les  émeutes,  et  dans  les  guerres  civiles  c'est  lui  qui 
souffle  sa  furie;  le  pétrole  ne  vient  qu'après.  Avec  un  pareil  ad- 
versaire, la  lutte  n'est  pas  égale,  car  le  temps  n'est  pas  à  la  répres- 
sion, il  est  tout  à  l'nidulgence.  La  France,  qui  a  toujours  pris  l'ini- 
tiative des  expéril  nces  sociales  et  qui  en  a  lait  tous  les  frais,  en 
poursuit  une  en  ce  moment  qui  doit  vivement  intéresser  ceux  qui 
y  assistent  de  loin.  Elle  fait  l'essai  loyal  de  l'impunité.  Elle  semble 
s'être  donné  pour  mission  de  rechercher  jusqu'à  quel  point  la  liberté 
de  tout  dire  et  de  tout  faire  est  compatible  avec  l'ordre  matériel.  Il 
faut  convenir  que  jusqu'ici  l'expérience  n'a  pas  aussi  mal  réussi 
qu'on  aurait  pu  le  craindre  avant  de  la  tenter;  mais  il  est  juste  de 
reconnaître  également  que  le  régime  sous  lequel  nous  vivons  n'est 
pas  précisément  l'idéal  de  l'ordre  et  de  la  sécurité  ;  or,  comme  ce 
sont  les  deux  choscs  qu'on  prise  avant  tout  dans  notre  pays ,  il  est 
clair  qu'on  ne  poussera  pas  l'épreuve  jusqu'au  bout,  qu'on  se  dé- 
clarera bientôt  suffisamment  éclairé,  et  qu'une  réaction  ne  lardera 
pas  à  se  produire.  La  loi  sur  les  récidivistes  accentue  déjà  cette 
tendance  et  doit  donner  à  réfléchir  aux  alcooliques  qui  ont  avec  eux 
plus  d'un  point  de  contact.  On  se  fatiguera  à  la  longue  de  leurs 
méfiiits  et  de  leurs  scandales,  et  je  ne  serais  pas  surpris  de  voir 
l'opinion  publique  triompher,  dans  quelques  années,  de  cette  ty- 
rannie que  nous  imposent  aujourd'hui  les  gens  qui  fabriquent  l'alcool, 
ceux  qui  le  débitent  et  ceux  qui  le  boivent.  S'il  en  était  autrement, 
si  nous  devions  attendre  j)lus  longtemps  les  mesures  répressives 
qui  s'imposent  à  toutes  les  convictions  honnêtes,  eh  bien  1  je  comp- 
terais encore  sur  le  bon  sens  des  masses  et  sur  l'instinct  de  con- 
servation qui  les  anime.  Ce  qui  est  juste  et  nécessaire  finit  toujours 
par  arriver.  Si  la  raison  ne  parvenait  pas  à  prévaloir  dans  l'évolu- 
tion des  sociétés,  il  y  a  des  siècles  que  l'humanité  serait  retournée 
à  la  barbarie.  Ce  sont  là  des  vérités  tellement  élémentaires  qu'on 
épiouverait  quelque  honte  à  les  énoncer,  si  nous  ne  vivions  pas  à 
une  époque  où  le  j)essiniisme  fait  école,  où  ceux  qui  s'obstinent  à 
ne  pas  désespérer  de  l'avenir  passent  pour  des  gens  à  courte  vue, 
dont  la  naïveté  fait  sourire  les  esprits  forts. 

Jules  Rochard. 


LES 


GRANDS    PAYS   D'ELEVAGE 


LA  PRODUCTION  ET  LA  CONSOMMATION  DES  VIANEES  EXOTIQUES. 


Une  queslion  économique  échappe  à  la  lumière  le  jour  où  elle  se 
débat  sur  le  terrain  des  intérêts  électoraux  :  la  discussion,  qui  de- 
^Tait  l'éclairer,  l'obscurcit.  Celle  de  la  consommation  de  la  viande 
et  de  l'élevage  du  bétail  a  subi  ce  sort  funeste.  La  solution  provi- 
soii'e  qu'elle  a  reçue  dans  les  chambres  à  la  veille  des  élections, 
simple  cadeau  de  baptême  fait  à  la  république  des  paysans,  ne 
saurait  avoir  de  prétentions  scientifiques. 

Sans  entrer  en  campagne  contre  l'erreur  de  la  raison  d'état,  sans 
discuter  si  les  souffrances  de  l'agriculture  n'ont  pas  été  aggravées 
par  les  lois  successives  de  protection,  on  voudrait  pénétrer  dans 
les  pays  d'élevage,  dont  la  concurrence  dès  longtemps  annoncée 
inquiète  notre  agriculture,  entreprendre  une  excursion  au  milieu 
des  troupeaux  légendaires  des  plaines  exotiques,  surprendre  l'éle- 
veur dans  ses  grands  déserts  fertiles,  montrer  ce  que  sont  les  ré- 
serves des  grands  pâturages,  ce  qu'est  l'avenir  de  leur  production. 
Après  avoir  recueilli,  chemin  faisant,  ample  moisson  d'obsenations, 
on  laissera  le  lecteur  conclure.  Agriculteur,  peut-être  reconnaîtra-t-il 
que  l'éleveur  français  n'a  rien  à  redouter  encore  de  l'éleveur  exo- 
tique; consommateur,  peut-être  perdra-t-il  l'espoir  de  voir  s'ouvrir 


902  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  notre  génération  les  jours  de  bombance  que  beaucoup  de 
pays  lui  promettent  à  la  fois  et  qu'aucun  n'a  pu  assurer  encore 
qu'à  ses  habitans. 

Aujourd'hui  que  les  conditions  du  travail  agricole  sont  dans  le 
monde  entier  transformées,  toutes  les  lois  de  la  production  se  ré- 
sument, de  plus  en  plus,  dans  une  question  de  transports.  Les  mar- 
chés de  consommation  ont  été  rapprochés  des  pays  neufs,  qui  peu- 
vent y  tenter  l'écoulement  de  leurs  produits  et  développer  d'autant 
leurs  cultures,  là  où  le  soleil  et  l'espace  abondent.  La  science  ctes 
agriculteurs  européens  pourra-t-elle  du  moins  se  réserver  un  do- 
maine et  l'exploiter  en  toute  sécurité? 

L'éleveur,  dans  un  temps  plus  ou  moins  rapproché,  sera-t-il,  lui 
aussi,  expulsé  du  marché  qu'il  approvisionne  encore?  Les  trans- 
ports seront-ils  un  aide  aussi  puissant  pour  ses  concurrens  exoti- 
ques que  pour  l'agriculteur  transocéanique?  La  science  des  éleveurs 
européens,  les  élémens  et  les  capitaux  dont  ils  disposent,  les  dé- 
fendront-ils contre  le  pasteur  des  terres  vierges  qui  erre  en  primitif 
dans  l'immensité  des  prairies  baignées  de  soleil  ? 

I. 

En  entreprenant  cette  étude,  nous  ne  croyons  pas  trop  exiger  de 
nos  lecteurs,  à  cette  époque  où  la  géographie  est  de  mode,  en  leur 
demandant  de  mettre  sous  leurs  yeux  pour  un  instant  un  plani- 
sphère; ils  suivront  ainsi  avec  plus  de  facilité  notre  démonstration. 
Examinons-le  ;  rendons-nous  compta  de  la  dillërence  des  latitudes 
et  de  la  fécondité  des  pays  q«e  chacune  embrasse. 

L'hémisphère  nord  et  l'hémisphère  sud,  séparés  par  la  ligne 
idéale  de  l'équateur,  subissent  des  saisons  et  des  climats  identiques 
que  l'on  peut  classer  dans  quatre  zoiijes  :  les  zones  lorride,  chaude, 
tempérée  et  ^iaciale.  Ce  n'est  pas  par  hasiu-d  que  la  population  hu- 
maine s'est  ré[)andue  et  développée  dans  l'hémisphère  uord,  pre- 
nant à  peine  souci  de  l'hémisphère  sud.  Si  la  civilisation,  née  sur 
les  plateaux  de  l'Asie,  a  émigré  peu  à  peu  vei*s  l'occident  de  l'Eu- 
rope, pour  de  là  atteindre,  dans  les  temps  modernes, ^  l'occident 
transocéanique  du  Nouveau-Monde,  c'est  qu'elle  trouvait  devant 
elle  des  terres  immenses  «e  déroulant  sous  la  wue  d'élection  qui 
comprend  le  centre  de  l'Europe,  celui  de  l'Asie,  et  la  région  où  la 
république  des  États-Unis  occupe  un  sol  suiVisant  à  ses  ,50  millious 
d'imbitans  actuels,  aux  200  millions  qu'elle  aura  dans  un  siècle. 

L'IuïmispJière  sud  n'a  [)as  été  aussi  richement  doté  de  terres^ha- 
bitables.  Le  continent  sud-américain,  l'Afrique  et  l'Australie  déve- 
loppent sous  la  zone  torride  leuis  surfaces  les  plus  importiuites,  et 
tous  trois  s'aiiiiiiL-issciit  briiS(jiicnioiit  en  entrant  dans  les  zones 


LES    GRANDS   PAYS   d'ÉLEVAGE.  963' 

chaudes  ou  tempérées.  Des  immensités  des  mers  du  sud  émergent 
seulement  les  territoires  du  cap  de  Bonne-Espérance,  de  l'Australie 
du  Sud,  de  la  Nouvelle-Zélande,  du  Chili  et  de  la  République  argen- 
tine. C'est  à  peine  si  tous  réunis  équivalent  a  la  moitié  de  l'Europe. 
Par  compensation,  l'océan  qui  les  baigne  y  entretient  la  tempéra- 
ture privilégiée  des  climats  maritimes  et  les  dispose  à  recevoir  et 
à  enrichir  une  population  relativement  nombreuse,  pour  qui,  en  tous 
les  cas,  la  vie  sera  plus  facile  et  le  labeur  plus  lucratif. 

Sous  la  zone  torride,  nous  ne  trouverons  nulle  part  de  troupeaux 
domestiqués  ;  en  Asie  et  en  Afrique,  le  chameau  et  l'éléphant  prê- 
tent à  l'homme  le  secours  de  leur  force  motrice  ;  en  Amérique  dans 
la  même  contrée,  là  où  l'altitude  tempère  les  chaleurs  excessives, 
la  vigogne,  le  lama,  l'alpaga  et  le  guanaque  rendent  les  mêmes 
services,  fournissent  une  laine  précieuse,  mais  leur  nombre  est  fort 
réduit,  et  nulle  leur  importance  industrielle  :  le  bœuf  et  le  mouton 
sont  à  peu  près  inconnus  dans  ces  régions  ;  on  ne  les  rencontre 
que  dans  quelques  vallées  où  ils  vivent  pauvrement. 

Les  pays  froids  sont  aussi  déshérités.  L'hémisphère  sud  n'en 
contient  pas  :  aucune  terre  n'émerge  de  l'océan  austral  au  sud  du 
45*  degré,  sauf  l'étroite  pointe  de  la  Patagonie,  et  la  Terre-de-Feu. 
Les  pays  froids  du  Nord,  beaucoup  plus  étendus,  ne  connaissent 
que  le  renne.  La  Norvège,  la  Russie  du  nord  et  le  Canada  ne  peu- 
vent entretenir  de  troupeaux  qu'à  la  condition  de  les  abriter  et  de 
les  alimenter  de  la  réserve  de  lem"s  pâturages,  pendant  les  sept 
à  huit  mois  de  stabulation  que  le  climat  leur  impose. 

La  zone  chaude  et  la  zone  tempérée,  au  point  de  vue  de  cette 
élude,  ont  donc  seules  une  importance.  La  seconde,  parce  qu'elle  em- 
brasse les  pays  les  plus  peuplés  el  de  consommation  plus  active,  la 
première,  parce  qu'elle  contient  les  grands  pays  d'élevage,  où  la 
production  dépasse  les  besoins  de  la  population.  Les  lois  de  cette 
production  sont  assez  mal  connues  pour  que  les  étudier  ne  soit  pas 
superflu. 

Habitués  en  France  à  la  banalité  de  l'élevage  en  chambres  closes, 
au  spectacle  du  berger  dans  sa  maison  à  roulettes,  promenant  sur 
les  jachères  quelques  brebis,  ou  recueillant  dans  les  rues  des  vil- 
lages, pour  le  mener  paître  sur  les  communaux,  le  bétail  peu  nom- 
breux de  tous  les  habitans,  nous  avons,  lorsque  nous  sortons  du 
cercle  ordinaire  de  nos  obser\ations,  une  soif  de  surprise  et  d'im- 
prévu qui  nous  cache  les  ressemblances  entre  les  usages  des  divers 
pays  que  nous  parcourons  pour  ne  nous  laisser  donner  d'impor- 
tance qu'aux  différences  superficielles  :  il  serait  plus  intéressant  de 
noter  à  quel  point  sont  semblables  entre  elles  les  mœurs  des 
hommes  adonnés  aux  mêmes  travaux  dans  des  hémisphères  diffé- 
rons et  dans  des  milieux  très  semblables.  C'est,  en  effet,  surtout 


904  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

chez  les  peuples  pasteurs  que  les  traditions  des  temps  primitifs  se 
sont  perpétuées. 

Dans  les  pays  d'Europe,  il  y  a  longtemps  que  le  pasteur  a  échangé 
la  douce  oisiveté  de  sa  vie  contemplative  contre  le  rude  labeur  de  la  vie 
agiicole,  —  progrès  qui  brise  ses  reins  et  courbe  son  échine  sous  le 
poids  du  travail.  A  l'origine,  le  troupeau  lui  fournissait  sa  subsis- 
tance, jouait  auprès  de  lui  le  rôle  de  l'esclave  antique,  assurant  à 
tous  la  vie  et  l'oisiveté  en  remplissant  une  fonction  naturelle.  Ainsi 
l'homme  a-t-il  vécu  tant  que  l'espace,  libre  devant  lui,  permettait  à 
ses  troupeaux  de  trouver  sur  le  sol  une  nourriture  spontanée  ;  ainsi 
vivent  encore  les  peuples  à  qui  la  possession  de  grandes  surfaces 
permet  la  vie  pastorale.  Leur  vie  est  misérable,  mais  c'est  une 
misère  voulue  qu'ils  préfèrent  à  la  moindre  abdication  de  leur  liberté. 
Vigoureusement  trempés  par  les  exercices  auxquels  leurs  occu- 
pations de  conducteurs  de  troupeaux,  de  chasseurs  de  bétail  demi- 
sauvage,  les  obligent,  et  auxquels  ils  se  livrent  achevai,  les  peuples 
pasteurs  sont  passionnés  pour  leur  indépendance,  mais  ils  ne  sont 
pas  créateurs  ;  leur  vigueur  est  toute  de  luxe  et  d'apparat  :  leurs 
attaches  sont  fines,  les  proportions  de  leur  corps  élégantes,  bien 
prises  et  sans  lourdeur,  habitués  qu'ils  sont  à  une  nourriture  sub- 
stantielle sous  un  petit  volume  :  ils  sont,  de  plus,  détachés  des 
préoccupations  vulgaires  qui  sont  le  lot  de  celui  qui  attend  sa  nour- 
riture de  son  propre  effort. 

Que  l'on  observe  les  Mongols  de  la  plaine  asiatique  du  Gran-Koli, 
les  Ralinouks  et  les  Kirghiz  de  la  steppe,  les  Cosaques  du  Don  et 
du  Volga,  les  pasteurs  de  la  Tauride,  les  Hongrois  de  la  puszta, 
les  bergers  de  la  Camargue  ou  ceux  de  la  campagne  romaine,  en 
Afrique  les  chaouchs,  dans  les  pampas  de  l'Amérique  du  sud  les 
gauchos,  les  ranrh-men  du  Texas  ou  les  roiv-boys  des  plaines  du 
Far-West,  partout  on  trouvera  les  mêmes  mœurs,  l'élevage  et  l'éle- 
veur soumis  aux  mêmes  lois  et  à  la  même  vie,  partout  lu  même 
passion  pour  l'indépendance,  le  même  mépris  pour  le  bien-être 
matériel. 

On  chercherait  vainement  le  lien  de  famille  qui  peut  unir  les 
uns  aux  autres  tous  ces  peuples,  que  l'on  croirait  issus  des  mêmes 
origines.  C'est  la  loi  de  nature,  l'intluence  du  milieu  qui  leur  a 
donné  et  qui  a  perpétué  ces  mœurs.  Le  pasteur  ne  peut  vivre  et 
étendre  son  troupeau  que  dans  la  plaine,  et  la  [)laino  imj)rime  à  ses 
habitans,  aussi  bien  qu'aux  animaux  qui  y  pâturent,  les  mêmes 
caractères,  si  bien  qu'après  qiiehiues  générations  à  peine  distin- 
guera-t-on  entre  eux  le  bétail  et  surtout  le  cheval  d'Afrique  de 
celui  de  la  Petite-Russie,  celui  de  la  Hongrie  de  celui  des  pampas 
ou  des  savanes. 

Cette  plaine  im^  ^se  de  même  à  celui  qui  y  fixe  sa  tente  une 


LES    GRANDS    PAYS   d'ÉLEVAGE.  905 

transformation  physiologique.  Elle  fait  de  lui  un  autre  homme 
après  quelques  années  de  contact.  Y  marcher  à  pied  est  à  peu 
près  impossible;  l'herbe,  sèche  et  glissante  l'été,  mouillée  d'une 
épaisse  rosée  froide  l'hiver,  est  un  obstacle  continuel;  sans  le 
cheval,  elle  est  inaccessible;  par  nécessité,  l'usage  en  est  perma- 
nent, et  cet  usage  énerve  certaines  facultés  pour  en  développer 
d'autres,  fait  perdre  l'habitude  et  le  goût  des  travaux  qui  se  font  à 
pied.  La  vue,  devant  l'horizon  sans  limites,  s'aiguise;  l'œil  s'ha- 
bitue sans  effort  à  pénétrer  chaque  jour  plus  loin  ;  l'esprit,  à  scruter 
plutôt  qu'à  agir,  à  attendre  l'événement  pré\'u  plutôt  qu'à  aller 
au-devant  de  lui. 

Il  est  de  tradition  de  nier  la  poésie  de  la  plaine;  steppe,  savane 
ou  pampa,  elle  n'a  pas  d'admirateurs  parmi  ceux  qui  la  rencon- 
trent pour  la  première  fois  :  en  cela,  du  moins,  elle  diffère  de  la 
mer.  Elle  n'offre  ni  grandes  surprises,  ni  grands  spectacles.  Elle  a 
une  réputation  de  platitude  qui  dispense  les  voyageurs  de  la  regar- 
der. Ce  n'est  qu'à  la  longue  que  l'on  en  découvre  les  beautés  sé- 
vères, que  l'on  comprend  bien  la  variété  des  tableaux  que  le  soleil 
ou  l'ombre,  le  calme  ou  la  tempête,  y  réalisent  à  toute  heure  du 
jour. 

L'étranger  qui  vient  y  résider,  qui  n'est  pas  fait  à  cette  nudité 
sans  voiles,  se  désole  d'abord  du  manque  absolu  d'arbres  qui  du 
moins  lui  cacheraient  la  Mie  affligeante  de  cette  solitude;  car  la 
grande  plaine,  pour  peuplée  qu'elle  soit,  est  toujours  en  apparence 
solitaire,  les  troupeaux  les  plus  nombreux  y  disparaissent,  les  mai- 
sons se  confondent  dans  l'éloignement  avec  les  herbes  aux  tiges 
un  peu  hautes.  Aussi  le  nouveau-venu  a-t-il  grande  hâte  de  ré- 
pandre autour  de  sa  tente  des  semences  nombreuses  ;  sur  le  sol 
vierge,  elles  prospèrent  \ite;  il  voit,  après  un  printemps,  se  dresser 
autour  de  lui  quelques  tiges  qui  lui  préparent  l'ombre  et  lui  pro- 
mettent de  dérober  la  plaine  à  ses  regards. 

Pendant  cette  attente,  son  œil  a  sondé  l'horizon.  Du  côté  de  l'est, 
le  soleil  s'élève  presque  toujours  dans  un  ciel  pur.  A  certains  jours, 
l'horizon  s'assombrit;  les  buées  que  le  vent  brûlant  y  apporte 
s'amoncellent ,  et  l'orage  s'y  forme  ;  il  l'a  vu  rasant  le  sol  de  ses 
nuages  épais,  déchirés  de  temps  à  autre  d'éclairs  accompagnés 
de  roulemens  que  l'écho  ne  multiplie  pas,  mais  qui  se  prolongent 
plus  sonores  que  dans  la  montagne.  A  l'ouest,  chaque  jour  le  soleil 
des  journées  chaudes  s'éteint  lentement  ;  sous  l'éclat  de  ses  der- 
niers rayons,  qui  dessinent  sur  l'horizon  chaque  touffe  d'herbe,  il 
voit  se  développer  de  longs  mamelons,  d'abord  inaperçus,  acci- 
dens  de  la  plaine  qu'il  découvre  et  qui  l'égaient,  et  sur  lesquels  se 
découpe  maintenant,  juché  sur  de  hautes  pattes,  le  corps,  devenu 
énorme,  des  bêtes  de  son  troupeau.  A  midi,  sous  le  soleil  droit. 


906  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'atmosphère  transparente  met  sous  ses  yeux  ouverts  des  spec- 
tacles plus  éblouissans  que  ceux  que  ses  rêves  peuvent  forger  pen- 
dant son  sommeil  ;  la  science  la  plus  vulgaire  l'avertit  que  ce  sont 
des  mirages,  —  mirages  ou  rêves,  qu'importe,  si  les  yeux  y  trou- 
vent leur  régal  !  —  Là,  ce  sont  des  lacs  enveloppant  des  îles,  des 
cours  d'eau,  qui,  au  lieu  de  couler  au  fond  de  leur  lit  comme  les 
vulgaires  cours  d'eau  des  paysages  réels,  ont  retourné  l'image  et 
présentent  sur  la  nue  des  berges  renversées,  bordées  d'arbres  d'une 
végétation  assez  luxuriante  pour  que  les  yeux  affirment  qu'ils  joi- 
gnent ciel  et  terre.  La  raison,  égarée,  ne  songe  même  pas  à  pro- 
tester contre  ces  enchantemens  que  l'œil  découvre  ;  le  spectateur 
se  promet  d'aller,  le  lendemain,  reconnaître  cet  endroit  éloigné  oii 
il  est  passé  cependant,  hier  encore,  il  le  croit  du  moins,  en  doute 
déjà.  Mais,  le  lendemain,  ses  yeux  sont  ailleurs  :  ce  n'est  plus  à 
l'ouest,  c'est  au  sud  qu'il  découvre  de  nouvelles  merveilles  et  tou- 
jours des  eaux  transparentes,  des  Corot  réalisés,  la  perception 
d'un  brouillard  frais  et  humide  sous  le  poids  de  la  chaleur  du  jour, 
qui  l'accable  au  lieu  d'où  il  l'aperçoit. 

Il  a  beau,  après  de  longues  courses  souvent  reprises,  avoir  vu 
fuir,  toujours  devant  lui,  ce  paysage  qui,  cependant,  ne  se  déplace 
pas  et  tout  à  coup  retrouver  sur  le  sol  les  réalités  vulgaires  de  la 
nature  qu'il  connaît,  il  ne  s'en  attache  pas  moins  à  ce  cadre,  qui 
l'enveloppe,  où,  pour  la  distraction  de  ses  yeux,  une  magie  incon- 
nue fait  apparaître  des  tableaux  toujours  nouveaux  et  toujours  en- 
chanteurs. 

Alors,  il  ne  s'inquiète  plus  de  ces  arbres,  que  son  zèle  de  nou- 
veau-venu a  plantés  ou  semés  :  ils  ont  grandi,  cependant,  l'hiver  les 
a  dépouillés  une  fois  déjà,  le  printemps  les  dessine  à  nouveau  sur 
l'horizon,  gorjfle  leurs  veines,  multiplie  leurs  rameaux  ;  c'est  bien- 
tôt de  la  gêne  que  lui  cause  ce  rideau  qu'il  a  pris  tant  de  peine,  le 
premier  jour,  à  élever  entre  lui  et  la  plaine.  Maintenant,  ses  pou- 
mons ont  besoin  de  tout  l'air  qui  y  circule,  ses  yeux  veulent  tout 
embrasser  d'un  regard  et  voir  toujours  sans  que  rien  les  arrête  ;  sa 
vue,  par  un  exercice  inconscient  de  chaque  instant,  a  pris  l'hiibitude 
d'un  effort  à  longue  portée.  Tranquillement,  cet  arbre,  qu'il  avait 
api)ûrté  de  loin,  défendu  des  parasites,  protégé  contre  le  veiat, 
garanti  des  fourmis,  notre  homme  le  coupe  au  i)ied,  le  couche  sur 
le  sol  et  fait  de  cet  abri  désiré  un  siège  où  il  viendra  s'asseoir  pour 
voir  loin.  C'est  là  ce  qui  lui  plaît  maintenant  :  la  plaine  l'a  enve- 
loppé de  son  calme  et  de  son  charme,  elle  s'est  peuplée  pour  lui, 
il  comprend  maintenant  qu'on  y  peut  vivre,  et  ne  comprendra  plus 
qu'on  la  quitte  sans  regrets. 

Pampa,  steppe,  savane  ou  puszla,  c'est  tout  un.  Leur  l'iuiiduo 
peut  dilïèrer  :  la  steppe  a  i)rès  de  <jr),00()  lieues  carrées;  la  pampa 


LES    GRANDS    PAYS    d'eLEVAGE.  907 

a  ù  millions  de  kilomètres  ;  la  savane  mexicaine,  reliée  à  la  prairie 
des  États-Unis,  est  plus  grande  que  l'Europe  ;  la  puszta  ne  contient 
que  33,000  kilomètres.  Les  limites  d'aucune  de  ces  plaines  ne  peu- 
vent être  perçues,  c'est  assez  pour  qu'elles  se  ressemblent  toutes 
entre  elles,  toutes  sont  des  terres  basses,  anciennes  mers  inté- 
rieures ou  relais  de  la  mer  comblés  par  des  masses  d'alluvions 
d^une  épaisseur  prodigieuse,  énormes  cubes  de  débris  que  les  eaux 
ont  arrachés  aux  montagnes  environnantes  pour  les  rouler  en 
miettes  jusque-là.  La  surface  herbeuse  s'y  prolonge  à  perte  de 
\iie,  les  routes  n'y  existent  pas  ;  seules,  des  ornières  de  chars, 
serpentant,  indiquent  la  direction  au  voyageur,  et  le  gazon  usé 
par  les  animaux  le  lieu  coutumier  de  leur  passage.  Peu  de  ruis- 
seaux l'arrosent;  quelques  dépressions  du  sol  y  retiennent  Feau 
des  pluies  et  forment  des  mares  qui  senent  d'abreuvoirs  pour 
le  bétail,  de  lieu  de  réunion  pour  les  fauves  et  les  oiseaux  sau- 
vages. Nulle  part  trace  d'habitation  :  chaumière,  rancho  ou  ranch 
disparaissent  au  milieu  des  herbages  ;  pour  le  bétail,  ni  hangars  ni 
bergeries,  à  peine  quelques  parcs  à  air  libre.  Ainsi  se  présentent 
les  pays  prédestinés  à  l'élevage  :  tous  sont  à  ce  point  semblables 
entre  eux  que  nous  dirions  volontiers  à  celui  qui  veut  connaître  les 
mœurs  des  bergers  des  plaines  d'Afrique,  d'Asie  ou  d'Amérique  : 
Ne  passez  pas  la  mer,  traversez  le  Rhône  à  Arles  et  entrez  en  Ca- 
margue; là,  sur  le  sol  français,  vous  trouverez  un  pasteur  aussi 
primitif  que  celui  de  toutes  les  grandes  plaines  du  monde  sous  les 
latitudes  chaudes,  vivant  de  la  même  vie  que  ses  congénères  exo- 
tiques. Les  mots  mêmes  dont  il  se  sert  pour  désigner  ses  troupeaux 
et  ses  travaux,  on  les  retrouvera  dans  les  pays  d'élevage  saxons  ou 
américains.  En  Camargue,  cette  île  aux  aspects  et  aux  usages  pam- 
péens,  les  chevaux  et  les  bœufs  vivent  dans  une  demi-liberté,  sans 
connaître  l'étable  ;  les  troupes  qu'ils  forment  prennent  le  nom  de 
manades,  mot  employé  aussi  dans  les  pays  d'élevage  hispano-amé- 
ricains ;  la  propriété  du  bétail  s'y  constate  par  la  marque  à  feu,  la 
ferrade,  comme  en  Hongrie,  en  Russie,  en  Amérique  et  dans  la 
campagne  de  Rome,  avec  le  même  cortège  de  fêtes,  de  réunions 
joyeuses  où  chacun  fait  valoir  sa  force  et  son  agilité. 

Si  l'on  cherche  l'origine  commune  de  ces  mœurs,  peut-être  la 
trouvera-t-on  dans  les  plaines  de  la  Numidie.  Une  tradition  histo- 
rique veut  que  la  Camargue  ait  été  peuplée  dans  l'antiquité  par  des 
^'umides  amenés  par  les  Romains;  c'est  de  cette  même  Numidie, 
devenue  pays  arabe,  que  sont  partis  les  conquérans  de  l'Espagne 
au  moyen  âge  ;  leur  possession  de  sept  siècles  a  suffi  à  infuser  dans 
le  sang  espagnol  les  mœurs  des  cavaliers  numides  et  des  pasteurs 
arabes  :  le  cluionch,  conducteur  de  troupeaux,  en  passant  les  mers 
avec  les  conquistadores,  est  devenu  gaucho  dans  les  pampas  :  entre 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  premier  nom,  qui  se  prononce  cha-out-ch,  et  le  second,  qui  se 
prononce  ga-out-cho,  le  lien  de  famille  est  étroit;  dans  les  pays  de 
plaine  du  monde  entier,  l'habitant  semble  ainsi  avoir  reçu  l'em- 
preinte du  même  moule.  Le  territoire  saxon  des  États-Unis  n'a  pas 
échappé  à  cette  influence  numide ,  le  Texas  et  le  Colorado,  en  se 
détachant  du  Mexique  espagnol,  ont  conser\'é  les  mœurs  des  pre- 
miers occupans  et  introduit  dans  la  langue  anglaise  les  mots  qui 
servent  chez  les  peuples  espagnols  à  désigner  les  actes  de  la  vie  des 
pasteurs.  Ainsi,  le  ran-ho,  mot  espagnol  qui  signifie  provision  de 
bouche  et  qui,  par  une  première  corruption,  désigne  sur  le  terri- 
toire mexicain  la  chaumière  du  pasteur,  est  devenu  en  langage 
yankee  le  ranch,  servant  ainsi  à  désigner  la  propriété  du  pasteur  ; 
on  dit  rtinrh-man,  ranch-lifr-  la  vie  pastorale  est  la  vie  du  ranchj 
comme  elle  est,  en  Australie,  celle  du  i^un. 

Le  temps  n'a  pas  modifié  les  similitudes  entre  les  habitans  des 
diverses  plaines  ;  il  a  respecté  les  mœurs  des  pasteurs  de  toutes  les 
régions  du  globe,  qu'ils  soient  soumis  à  la  loi  russe,  arabe,  espa- 
gnole ou  saxonne  ;  dans  les  pays  où  l'immigration  est  abondante 
et  continue,  les  immigrans  subissent  la  loi  commune  du  milieu  et 
s'appliquent  à  imiter  ceux  qui  les  ont  précédés.  Cette  vie  pastorale 
est  différente  de  ce  qu'elle  est  en  dehors  de  ces  plaines,  spéciale- 
ment dans  l'Europe  occidentale. 

Ici,  c'est  la  vie  agricole  qui  domine  ;  le  pasteur  a  disparu,  a  fait 
place  à  l'agriculteur  propriétaire  de  quelques  bestiaux.  L'envahis- 
sement de  la  charrue  est  assez  rapide  pour  que  l'on  puisse  prévoir 
la  disparition  des  grands  réservoirs  à  bétail.  C'est  déjà  fait  dans  la 
puszta  hongroise.  La  réputation  des  blés  et  des  vins  de  Hongrie  en- 
courage assez  la  production  pour  que  le  pasteur  se  voie  chaque  jour 
disputer  le  sol  :  le  bœuf  à  demi  sauvage,  aux  longues  cornes,  dis- 
paraît; le  buffle  devient  légendaire;  les  troupeaux  de  grand 
bétail  se  réduisent  et  se  disciplinent  ;  les  moutons  augmentent ,  on 
sent  partout  que  le  pasteur  perd  ses  habitudes  nomades,  choisit  sa 
station  et  se  prépare  à  augmenter  encore  d'une  parcelle  les  champs 
d'or  de  la  Hongrie.  Déjà  la  plaine  magyare  ne  compte  plus  que 
5  millions  de  bêtes  à  cornes,  le  nombre  des  moutons  ne  dépasse 
pas  ih  millions;  elle  a  cessé  d'être  un  pays  d'exportation  de  bétail 
ayant  peine  à  suffire  à  la  consommation  de  rAutriche-IIongrie,  qui 
exige  tout  ce  qu'elle  peut  produire,  c'est-à-dire  plus  d'un  million 
de  tonnes  de  viande. 

Les  statistiques ,  cependant ,  constatent  l'entrée  en  France  de 
quantités  relativement  considérables  de  bétail  provenant  d'Au- 
triche -  Hongrie,  mais  des  renseignemens  sûrs  nous  permettent 
d'affirmer  que  ce  bétail,  destiné  au  marché  français ,  n'a  fait  que 
traverser  ce  pays.  U  vient ,  en  réalité,  de  la  Russie  méridionale, 


LES    GRANDS   PAYS    d'ÉLEVAGE.  909 

de  la  Tauride  ;  le  bétail  russe  étant  par  mesure  hygiénique  interdit 
à  notre  frontière,  les  approvisionneurs  font  traverser  à  leurs  trou- 
peaux la  frontière  hongroise,  y  acquittent  les  droits  et  font  sortir 
comme  bétail  hongrois  ce  bétail  russe  prohibé. 

Seule  la  steppe  russe,  mais  non  toute  la  steppe,  peut  fournir  à 
l'Europe  occidentale  quelques  têtes  de  bétail  :  la  Tauride,  située  entre 
la  mer  Caspienne  et  la  mer  d'Azof,  est  la  seule  région  privilégiée 
de  ce  grand  désert  dont  les  65,000  lieues  carrées  sont  balayées  de 
vents  froids  du  Nord  qui  y  entretiennent  pendant  l'hiver  une  tem- 
pérature mortelle  pour  le  bétail  ;  seulement,  en  Tauride,  le  climat 
est  assez  doux  pour  permettre  au  troupeau  de  paître  toute  l'année 
à  l'air  libre,  abritée  qu'elle  est  des  vents  du  nord ,  ouverte ,  au 
contraire,  à  ceux  de  la  Méditerranée.  Les  troupeaux  y  sont  aussi  nom- 
breux que  dans  les  plaines  américaines,  l'élevage  s'y  fait  de  la 
même  manière ,  sans  frais  d'aucune  sorte  ;  on  cite  des  proprié- 
taires qui  possèdent  jusqu'à  1  million  de  têtes  ;  la  location  de  la 
terre  n'y  dépasse  pas  0  fr.  25  l'hectare  et  les  moutons  s'y  ven- 
dent 6  francs  par  tête.  L'importation  française  y  puise,  chaque 
année,  1  million  1/2  de  moutons  payés  à  ce  prix,  dirigés  sur  la 
Hongrie  et  de  là  sur  le  marché  de  La  Villette,  où  ils  obtiennent  les 
mêmes  prix  que  les  moutons  indigènes  :  ce  commerce  est  mono- 
polisé par  huit  ou  dix  commissionnaires  allemands  et  autrichiens. 

Aucune  autre  région  d'Europe  ne  peut,  pour  l'heure,  contribuer 
à  combler  le  déficit  qu'accusent  les  statistiques  et  les  mercuriales 
des  marchés  de  France  et  d'Angleterre.  En  dehors  de  la  Russie 
méridionale  et  de  la  Hongrie,  les  pays  d'élevage  jouissant  de  quelque 
célébrité  sont  la  Roumanie,  la  Silésie,  la  Saxe,  la  Thuringe,  le  Mec- 
klembourg,  l'Italie  et  l'Espagne. 

La  Roumanie  possède  à  millions  d'hectares  de  terres  incultes 
pouvant  servir  au  parcours  des  troupeaux,  et  autant  de  pâturages  ; 
mais  son  climat  est  loin  de  permettre  à  ses  bergers  l'insouciance 
que  celui  de  la  Tauride  permet  aux  siens  :  ses .  pâturages  sont  expo- 
sés aux  vents  du  nord ,  aux  tourmentes  de  neige  ;  le  bétail  y  est 
condamné  l'hiver  à  la  stabulation,  causes  qui  suffisent  à  expliquer 
le  nombre  réduit  de  ses  troupeaux  :  elle  ne  possède,  en  effet,  que 
3  millions  de  bêtes  à  cornes  et  5  millions  de  moutons ,  quantités 
absolument  insuffisantes  à  constituer  un  marché  même  dans  un 
temps  éloigné. 

Dans  les  pays  d'Allemagne  que  nous  avons  énumérés,  malgré 
l'existence  de  grandes  plaines  où  la  population  est  moins  dense 
qu'en  France  et  en  Angleterre ,  les  éleveurs  se  sont  vu  disputer 
par  les  agriculteurs  les  terrains  de  pâture  ;  le  prix  de  ceux-ci  s'est 
élevé:  en  même  temps,  le  prix  des  laines  était  écrasé  par  les  impor- 
tations d'Australie  et  de  la  Plata  :  les  éleveurs  se  sont  appliqués, 


910  REVUE   DE»  DEUX   MONDES, 

comme  en  France  et  en  Angleterre,  à  diminuer  le  nombre  de  leurs 
moutons  et  à  augmenter  leur  poids  en  viande.  Cette  transformation 
est  aujourd'hui  à  peu  près  complètement  opérée  ;  elle  aura  eu  pour 
résultat  de  diminuer  d'un  tiers  le  nombre  des  moutons  élevés  en 
Prusse,  en  Saxe,  en  Silésie,  où  les  grands  éleveurs  sont  encore 
nombreux,  et,  où ,  plus  qu'en  aucun  lien  du  monde,  l'élevage  se 
fait  d'une  manière  scientifique.  M»is  le  fait  même  de  cette  trans- 
formation dénonce  en  Allemagne  ,  comme  d'ailleurs  en  France  et 
en  Angleterre,  où  elle  est  en  voie  de  s'opérer,  des  besoins  locaux 
difficiles  à  satisfaire  ;  l'importation  d'Allemagne  n'est  donc  pas  à 
prévoir,  étant  données  ces  conditions  de  son  élevage,  celles  de 
son  climat,  qui  oblige  le  bétail  à  la  stabulation  hivernale,  et  le  voi- 
sinage de  la  partie  la  plus  peuplée  et  la  plus  froide  de  la  Russie, 
qui  offre  son  marché  à  l'éleveur  allemand. 

Quelquefois,  cependant,  nos  frontières  sont  traversées  par  des 
bandes  de  bœufs  venant  d'Allemagne  ;  mais  ce  sont  des  bandes  de 
faméliques,  —  d'Allemagne  peut-il  nous  venir  antre  chose?  — 
Maigres,  épuisés  de  privations,  ces  animaux  viennent  utiliser  les 
produits  concentrés  de  nos  usines  du  Nord,  les  résidus  des  fabri- 
ques de  sucre,  les  tourteaux  d'oeillette  et  de  colza;  ils  rendent  ainsi 
un  grand  service  à  notre  agriculture  et  à  notre  industrie  avant  d'en 
rendre  à  notre  alimentation  :  mais  leur  nombre  est  j)eu  élevé,  il 
ne  dépasse  pas  150,000  sur  215,000  bêtes  à  cornes  que  la  France 
reçoit  annuellement  de. l'étranger. 

Nos  frontières  du  Sud  sont  aussi  traversées  par  des  troaipeaux 
venant  d'Espagne,  d'Italie  et  surtout  d'Algérie. 

L'Espagne,  ce  pays  d'origine  du  mérinos,  a  perdu  comme  contrée 
d'élevage  toute  son  importance.  Pendant  que  se  produit  ce  fait  ré- 
cent de  l'extension  de  la  race  mérinos  dans  le  monde  entier,  l'Es- 
pagne qui  a  fourni  les  pères  des  25  millions  de  mérinos  qui  peu- 
plent la  France,  des  100  millions  de  la  République  argentine,  des 
35  millions  des  États-Unis,  des  AO  millions  de  l'Australie,  des  10  mil- 
lions du  cap  de  Bonne-Espérance,  des  AO  millions  d«  la  Russie,  des 
25  millions  de  l'Allemagne,  voit  disparaître  de  son  territoire  à  la  fois 
le  nombre  et  la  qualité  ;  personne  ne  songe  plus  à  lui  demander  des 
béliers  de  race,  qu«  seuls  fournissent  la  France  et  l'Allemagne. 
L'élevage  est  devenu  en  Espagne  Toccupation  des  pauvres,  à  moins 
que  ce  soit  lui  qui  ait  appauvri  ceux  qui  s'y  sont  consacrés  sans 
s'occuper  de  le  faire  progresser.  L'Andalousie,  la  Manche,  l'Estpa- 
madure  possèdent  encore  des  troupeaux,  mais  ne  peuvent  les  nour- 
rir toute  l'année.  En  avril,  les  moutons  abandonnent  ces  pâturages 
déjà  desséchés  pour  se  rendre  au  nord  dans  la  montagne  ;  des  trou- 
peaux de  10,000  têtes,  divisés  par  groupes  de  1,000  confiés  à- 
chaque  berger,  se  rendent  aux  montagnes  de  Ségovie,  d'Avila  aux 


LES   GRANDS    PAYS   d'ÉLETAGE.  911 

monts  Cantabres,  où  ils  restent  jusqu'en  septembre,  ils  font  ainsi 
500  kilomètres  à  l'aller  et  autant  au  retour.  Ce  système  très  primitif 
de  transhumance,  appliqué  aux  plus  grands  troupeaux  de  la  Pénin- 
sule, suffit  à  prouver  que  les  pâturages  d'Espagne  sont  incapables 
de  fournir  de  longtemps  matière  à  exportation.  Ne  songeons  donc 
pas  à  nous  garer  de  ce  côté  d'une  invasion  qui  n'est  pas  à  craindre, 
qui  devrait  l'être  cependant  à  ne  consulter  que  les  conditions  de 
climat  de  l'Espagne  et  les  traditions  que  lui  avaient  léguées  les 
Maures.  La  pauvreté  de  viande  est  telle  aujourd'hui  en  Espagne  et 
tel  le  dénùment  et  l'indolence  des  habitans  de  ses  campagnes  que 
la  République  argentine  a  pu  y  tenter,  depuis  deux  ans,  avec  quelque 
succès,  l'importation  de  ses  viandes  séchées  et  salées  que  jusqu'ici 
seuls  les  esclaves  du  Brésil  et  de  La  Havane  avaient  consommées. 

L'Italie,  plus  pau\Te  en  moutons  que  l'Espagne,  ne  possède  que 
6  millions  de  bêtes  à  cornes,  et  cependant  l'Italie  figure  parmi  les 
pays  d'importation  de  viande  en  France  ;  elle  fournit  à  nos  éleveurs 
du  Midi  quelques  bandes  de  bœufs  et  quelques  milliers  de  moutons, 
mais  en  nombre  infime  comparé  aux  provenances  d'Algérie. 

Le  nord  de  l'Afrique  a  été  de  tout  temps  un  pays  d'élevage  de 
moutons  et  de  vie  pastorale.  Les  moutons  de  Syrie  de  la  race  kir- 
ghize,  originaire  des  rives  de  la  mer  Caspienne,  qui  s'était  au  reste 
répandue  en  Asie  et  en  Afrique  des  rives  de  la  mer  de  Chine  à 
celle  de  la  Méditerranée,  abondaient  en  Afrique  à  l'époque  de  la 
conquête.  Cette  race  a  le  grand  inconvénient  de  ne  pas  offrir  aux 
Européens  une  viande  comestible  et  la  particularité  de  porter  de 
chaque  côté  de  la  queue  des  masses  adipeuses  plus  ou  moins  dé- 
veloppées, volumineuses  et  pendantes,  qui  donnent  à  toute  sa  chair 
un  goût  prononcé  de  suif  rance.  En  raison  de  œ  défaut  caractéris- 
tique, aucun  des  pays  où  cette  race  est  conservée  avec  ce  vice  ori- 
ginel ne  peut  prétendre  à  fournir  les  marchés  européens.  Cepen- 
dant, il  faut  noter  que,  dans  certaines  régions,  celles  où  la  nourriture 
du  troupeau  est  plus  régulière,  ce  vice  tend  à  disparaître  et  ces 
masses  adipeuses  à  s'atrophier.  C'est  ce  qui  s'est  produit  en  parti- 
culier sur  le  littoral  algérien,  mais  non  encore  en  Tunisie,  pour  ne 
parler  que  des  deiLx  pays  qui  nous  intéressent. 

En  Algérie,  la  race  kirghize  avait  perdu,  longtemps  avant  la  con- 
quête, ses  caractères  zootechniques  particuliers;  des  soins  spéciaux 
qu'elle  avait  reçus  des  indigènes  avaient  donné  naissance  à  la  race 
barbai'ine.  Ce  sont  les  animaux  de  cette  variété  qui  sont  importés 
d'Algérie  en  France  au  nombre  de  800,000  annuellement  ;  ils  sont 
achetés  par  les  éleveurs  du  Gard  et  de  l'Hérault  et  engraissés  pour 
la  boucherie. 

jSous  avons  fini  cette  revue  de  l'élevage  en  Europe,  nous  n'avons 
pas  à  parler  des  pays  de  consommation  comme  la  France  et  l'An- 


912  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gleterre,  qui  peuvent  absorber  deux  ou  trois  fois  ce  qu'ils  con- 
somment actuellement.  Nous  pouvons  conclure  de  l'examen  que 
nous  venons  de  faire  qu'aucun  pays  d'Europe,  sauf  la  Russie  mé- 
ridionale, qu'aucune  contrée  voisine,  sauf  notre  colonie  africaine, 
ne  peuvent  fournir  à  la  France  un  renfort  suffisant  pour  combler  le 
déficit  de  sa  production  et  permettre  à  l'habitant  des  campagnes  de 
connaître  le  goût  de  la  viande  fraîche  autrement  que  par  ouï-dire. 
Les  pays  d'Europe  sont  tous,  sans  autre  exception  que  la  Tauride, 
situés  dans  la  zone  climatologique  où  la  vie  pastorale  libre  est  im- 
possible, où  la  stabulation  s'impose  au  troupeau  pendant  de  longs 
mois  d'hiver,  où  par  conséquent  l'élevage  est  tributaire  de  l'agri- 
culture et  ne  peut  donner  ses  produits  qu'à  un  prix  de  revient  à 
peu  près  aussi  élevé  qu'en  France.  Dans  les  pays  d'Asie  et  d'Afrique 
les  plus  rapprochés  de  nous,  où  le  climat  permet  au  pasteur  la  vie 
primitive,  l'élevage  à  peu  de  frais,  les  soins  à  donner  au  troupeau 
sont  inconnus,  le  mouton  n'est  pas  même  comestible,  le  bœuf  ne 
trouve  pas  à  se  nourrir  ;  ils  ne  peuvent  fournir  aucun  appoint.  En 
dehors  donc  des  200,000  bœufs  que  l'Europe  centrale  fournit  à  la 
France  pour  y  être  engraissés  avant  d'être  consommés,  des  2  mil- 
lions de  moutons  dont  la  Russie  fournit  à  peu  près  les  deux  tiers 
et  l'Algérie  un  tiers,  nous  n'avons  rien  à  attendre.  Les  difficultés 
que  nous  avons  constatées  arrêtent  l'essor  de  cette  industrie,  la 
cherté  des  transports  par  terre  la  rend  peu  lucrative  ;  un  mouton 
amené  de  la  Russie  méridionale,  où  il  coûte  rarement  plus  de  7  fr., 
après  avoir  acquitté  les  droits  en  Autriche  pour  y  prendre  un  cer- 
tificat de  fausse  origine,  après  avoir  payé  les  frais  de  transport  et 
de  conduction,  et  les  droits  de  3  francs  en  France,  laisse  un  assez 
mince  bénéfice  à  son  propriétaire,  le  jour  où  il  le  vend  à  La  Villette. 
Lors  donc  que  l'on  parle  de  viandes  exotiques,  de  menaces  de 
concurrence  contre  notre  agriculture,  ce  sont  les  pays  d'oulre-mer 
que  l'on  a  en  vue.  Il  nous  reste  à  les  étudier  au  double  point  de 
vue  de  leur  production  et  des  moyens  qu'ils  ont  d'en  faire  profiter 
les  pays  de  l'Europe  occidentale. 

II. 

Le  coup  d'œil  que  nous  avons  jeté  déjà  sur  le  planisphère  nous  a 
appris  que  la  région  climatologique  où  nous  devons  les  chercher  est 
étroite,  que,  si  elle  a  quoique  étendue  dans  l'hémisphère  nord,  elle 
est  relativement  peu  profonde  dans  l'hémisphère  sud  :  nous  savons 
aussi  que  seuls  les  pays  peu  peuplés  peuvent  prétendre  à  ce  rôle  de 
fournisseurs  des  marchés  d'Europe.  La  densité  de  la  population  a 
pour  premiers  effets  de  surélever  le  prix  de  la  terre,  de  déterminer 
l'activité  agricole  aux  dépens  de  la  passivité  pastorale  et  enfin  do 


LES   GRANDS   PAYS   d'ÉLEVAGE.  913 

hausser  sur  place  le  prix  des  denrées  alimentaires,  ce  qui  en  para- 
lyse l'exportation.  Ainsi  en  est-il  des  États-Unis,  dans  toute  la  région 
la  plus  anciennement  conquise  par  l'Européen  qui  va  de  la  frontière 
canadienne  au  Mississipi  et  de  l'océan  à  une  limite  indéterminée  au 
milieu  des  prairies,  où  la  population  avance  chaque  jour  sous  la 
poussée  qui  vient  à  la  fois  de  l'est  et  de  l'ouest.  Là  déjà,  sur  des 
terres  qui  se  paient  jusqu'à  1,800  francs  l'hectare,  comme  cela  se 
voit  en  Pensylvanie,  la  culture  intensive  est  seule  possible  et  l'éle- 
veur ne  peut  prospérer  que  grâce  aux  prix  élevés  qu'il  obtient  de 
tous  les  produits  de  son  troupeau  :  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  faut  de- 
mander de  la  viande  produite  sans  frais.  Au  contraire,  dans  les 
plaines  des  continens  américains  et  océaniques  situées  sous  une 
latitude  d'élection,  le  bétail  a  devant  lui  l'espace,  la  vie  libre,  une 
nourriture  variée,  il  y  grandit  et  y  multiplie  sous  le  regard  de 
l'homme  qui  recueille  sans  effort  les  profits  abondans  de  ce  travail 
de  la  nature  abandonnée  à  elle-même  :  moisson  spontanée,  mou- 
ton, pépite,  qu'il  trouve  sous  ses  pas  au  milieu  des  herbages. 

Le  nombre  des  régions  privilégiées  est  peu  considérable  :  la  na- 
ture a  mesuré  ses  bienfaits  avec  parcimonie.  Aux  États-Unis,  la  région 
est  loin  de  comprendre  tout  le  territoire  situé  au-delà  de  Mississipi  que 
l'on  désignait  sous  le  nom  de  prairie  et  qui  est  devenu  le  Far- West. 
Bien  que  l'élevage  ait  des  tendances  marquées  à  s'étendre  dans  le  nord 
et  à  accaparer  de  grandes  surfaces  dans  les  états  du  Kansas,  du  Colo- 
rado, de  rUtah  même,  ces  contrées  sont  également  envahies  par  l'agri- 
culteur et  aujourd'hui  encore  puisent  leurs  troupeaux  dans  le  Texas. 
C'est,  à  proprement  parler,  ce  seul  état  dont  nous  aurons  à  nous 
occuper  en  y  joignant,  si  l'on  veut,  une  bande  étroite  à  prendre  au 
nord  du  Mexique  et  quelqpies-unes  des  parties  de  cette  république 
séparées  aujourd'hui  et  rattachées  aux  États-Unis,  le  tout  formant 
une  superficie  de  1  million  de  kilomètres  carrés  soit  deux  fois  la 
superficie  de  la  France.  Le  Texas  à  lui  seul  occupe  688,000  kilo- 
mètres carrés  et  ne  possède  que  600,000  habitans. 

Dans  l'Amérique  du  Sud,  la  plaine  disposée  pour  l'élevage  et  jouis- 
sant, sous  la  latitude  d'élection,  des  avantages  climatologiques  que 
l'on  a  indiqués,  couvre  à  millions  de  kilomètres  carrés,  dont  plus 
des  trois  quarts  appartiennent  à  la  République  argentine  et  le  reste 
à  celle  de  l'Uruguay  et  à  la  province  brésilienne  de  Rio-Grande  do 
sul.  Dans  l'Océan  austral,  les  seules  contrées  qui  puissent  prendre 
rang  à  côté  de  celles-ci  sont  la  petite  colonie  anglaise  du  cap  de 
Bonne-Espérance,  les  pro\inces  du  sud  de  l'Australie,  Victoria, 
Queensland,  Nouvelle-Galles  du  Sud,  Australie  du  Sud  et  occidentale, 
la  Tasmanie  et  la  Nouvelle-Zélande. 

TOME  LXXIV.  —  1886.  58 


614  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

Décrire  chacun  de  ces  pays  serait  tenter  un  travail  impossible 
ici,  et  du  reste  inutile.  S'ils  peuvent,  en  eflet,  surprendre  l'obser- 
vateur, c'est  moins  par  leurs  différences  que  par  leurs  similitudes. 
Nous  avons  tout  dit  de  leur  aspect  extérieur  en  décrivant  la  plaine. 
Les  procédés  d'élevage  et  d'exploitation  du  troupeau  y  sont  moins 
différens  encore  que  les  aspects  de  la  nature.  L'homme  même,  qu'il 
parle  anglais  ou  espagnol,  vit  partout  de  la  même  manière,  au  mi- 
lieu de  ces  régions  si  éloignées  cependant  les  unes  des  autres 
qu'elles  s'ignorent  et  n'ont  entre  elles  aucune  communication 
directe  :  le  thé  et  la  viande  de  mouton  dans  les  pays  anglais,  la 
viande  de  bœuf  et  le  mate  dans  les  pays  espagnols,  partout  l'alcool 
fourni  à  tous  sous  la  même  forme  par  les  distilleries  de  grains  d'Al- 
lemagne et  le  port  de  Hambourg  ;  des  huttes  partout  les  mêmes, 
fermées  le  plus  souvent  d'une  porte  de  cuir,  couvertes  d'un  toit 
de  peaux  de  chevaux,  où  le  cuir  remplace  gonds,  serrures,  corde 
ou  fil  de  fer,  où  le  lit  est  fait  de  peaux  de  moutons  et  le  foyer  ali- 
menté par  la  fiente  des  animaux,  —  combustible  au  reste  incompa- 
rable, d'une  chaleur  vive  et  prompte,  et,  ce  qui  étonnera  les  délicats, 
presque  sans  odeur.  —  Le  pasteur  a  partout  pour  principe  de  se 
suffire  à  lui-même  dans  sa  solitude,  nous  savons  qu'il  dédaigne  s'il 
ne  hait  les  arbres  ;  il  dédaigne  autant  le  travail  ;  les  dépouilles  et  la 
chair  de  ses  animaux  doivent  lui  donner  abri  et  subsistance  ;  c'est 
le  triomphe  de  l'individualisme,  au  reste  si  fort  à  la  mode  dans  les 
pays  de  colonisation,  où  nulle  part  le  pasteur  antique  ne  retrouve- 
rait le  type  social  dédaigné  de  la  tribu. 

La  seule  de  ces  contrées  qui,  il  y  a  vingt  ans,  possédât  des  trou- 
peaux en  nombre  et  eût  un  nom,  comme  pays  d'élevage,  était  la 
pampa  sud-américaine.  Il  y  a  trois  siècles  que  les  premiers  animaux 
y  furent  importés  (1)  par  les  Espagnols,  il  y  a  trente  ans  à  peine 
que  les  troupeaux  se  sont  formés  au  Texas  et  en  Océanie  ;  mais  ces 
trente  dernières  années  coïncident  avec  la  grande  période  d'activité 
internationale  :  aussi  les  progrès  des  pays  récemment  peuplés  ont-ils 
été  assez  rapides  pour  les  mettre  au  niveau  de  celui  dont  la  célébrité 
est  plus  ancienne.  L'accroissement  y  a  été  si  continu  que  l'Australie 
possède  déjà  à  peu  près  autant  de  troupeaux  qu'elle  peut  en  rece- 
voir; leur  nombre  augmente  presque  aussi  vite  dans  les  savane 
du  Texas  et  les  j)ampas  argentines,  mais  l'étendue  de  ces  territoires 
est  telle  que  leur  peuj)lemont  sera  l'œuvre  de  plusieurs  génonuions 
encore. 

Quia  donné  partout  cet  élan?  Quelle  découverte  industiielle  l'a 

(1)  Voir  notre  étude  sur  f  Industrie  pattorak  dans  les  pampas,  dans  In  Bevuc  du 
15  Juillet  1875. 


LES    GRANDS    PAYS   d'ÉLEVAGE.  915 

déterminé?  Quel  emploi  lucratif  de  leurs  troupeaux  s'offre  à  ces 
éleveurs?  Il  serait  difficile  de  le  dire.  La  production  a  fiiit  la  boule 
de  neige  sans  que  le  consommateur  ait  rien  tenté  pour  utiliser  une 
partie  même  de  cette  avalanche.  La  laine,  produit  fixe  et  rente  sûre, 
a  suffi  jusqu'ici  à  enrichir  le  berger,  à  lui  permettre  même  de  payer 
en  Angleterre  et  en  France  les  prix  les  plus  élevés  pour  ses  béliers 
de  choix.  Les  troupeaux  de  bœufs  ne  fournissent  guère  que  leur 
cuir  et  leur  graisse,  aujourd'hui  remplacée  dans  l'industrie  par  des 
produits  de  prix  moindre  :  nulle  part  on  ne  les  utilise,  sinon  en 
nombre  relativement  restreint,  comme  bètes  de  trait,  dans  ces 
pays  où  partout  les  chevaux  abondent,  se  multiplient  et  s'élèvent 
sans  frais.  Mais  le  bœuf  a  un  autre  emploi,  qui,  pour  être  spécial 
aux  pays  neufs,  n'en  produit  pas  moins  de  larges  profits.  Il  est  le 
premier  colon  du  terrain  vierge  ;  colon  nécessaire,  il  a  la  mission 
de  préparer  sous  son  pied  le  sol  en  le  consolidant,  et  d'améliorer 
le  pâturage  en  le  fertilisant  :  labeur  inconscient,  mais  rude,  et  pour 
lui  souvent  mortel  ;  les  milliers  de  carcasses  en  témoignent  qui 
blanchissent  au  soleil  et  répandent  en  s'effritant  sous  la  pluie,  dans 
les  terres  vierges,  le  phosphate  de  chaux  qui  les  féconde.  Où  le 
bœuf  a  passé,  les  graminées  tendres  dont  les  semences  sont  venues 
on  ne  sait  d'où  germent  et  se  propagent;  dans  cet  humus  formé 
de  la  veille,  leurs  racines  chevelues  s'étendent  et  le  fixent  ;  plus 
chétives  que  celles  qui  occupent  la  plaine  avant  elles,  à  peine  visi- 
bles, elles  ne  semblent  étouffer  sous  l'abri  des  plantes  sauvages  que 
pour  reparaître  plus  loin  plus  nombreuses.  Tous  les  soins  de 
l'homme  ont  moins  de  prise  sur  la  plaine  sauvage  qu'une  grami- 
née  que  toute  son  attention  ne  saurait  acclimater  ni  répandre  ;  il 
ignore  même  que  c'est  lui  qui  l'a  apportée  dans  ses  bagages 
d'homme  d'armes  venu  en  conquérant.  Sous  le  pied  du  bœuf 
qui  l'a  foulé,  elle  a  germé  seule  ;  un  peu  d'abri  et  elle  mûrit,  se 
multiplie,  avance,  conquiert,  civilise,  seule,  sans  le  concours  de 
l'homme  qui  n'y  a  pris  garde  ;  elle  le  précède  dans  la  plaine,  simple 
graine,  sur  les  ailes  du  vent  ;  elle  attend,  il  lui  faut  pour  vivre  les 
brusques  foulemens  de  pieds  du  bétail  ;  par  elle,  pampa,  savane  ou 
steppe  est  devenue  la  plaine,  la  plaine  est  devenue  le  champ  ;  der- 
rière elle,  le  cheval  apparaît,  et  à  cause  d'elle  demeure  ;  le  désert 
dont  elle  a  pris  possession  fuit  devant  lui  ;  là  où  il  est,  il  n'y  a  plus 
de  solitude  :  l'espace  est  conquis  et  dompté,  la  civilisation  s'y 
dresse,  la  barbarie  n'y  trouve  plus  de  refuge  ni  d'excuse,  le  monde 
s'est  agrandi,  et  l'activité  humaine  est  maîtresse  incontestée  d'un 
nouveau  domaine.  C'est  l'œuvre  d'une  graminée. 

Derrière  le  troupeau  de  bœuis  que  le  bouvier,  gaucho  ou  cow- 
boy  pousse  toujours  devant  lui  vers  le  désert,   le  mouton  séden- 


916  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

taire  trouve  son  couvert  mis.  Tant  que  l'espace  à  conquérir  est 
libije,  le  bœuf  a  donc  son  utilité,  il  a  pour  son  maître  une  autre 
valeur  que  celle  de  sa  dépouille;  valeur  variable  suivant  l'emploi 
qu'on  en  peut  faire  ;  elle  est  grande  aujourd'hui  dans  la  savane  et  la 
pampa  qui  offrent  de  grandes  surfaces  à  conquérir,  mais  à  l'époque 
où  l'Indien  les  fermait  et  les  défendait,  elle  était  fort  réduite  ;  aussi 
le  bétail,  trop  abondant  et  inutile,  était-il  alors  une  sorte  de  gibier 
offert  au  premier  occupant.  C'est  ainsi  qu'on  le  traitait  à  la  fin  du 
siècle  dernier  dans  ces  deux  régions.  Les  moyens  très  primitifs  de 
le  chasser  sont  restés  légendaires.  Les  gauchos  à  cheval,  armés  de 
demi-lunes  en  fer,  emmanchés  d'un  long  bambou,  cernaient  les  trou- 
peaux en  liberté  dans  la  plaine,  et,  au  galop  de  leur  cheval,  attei- 
gnaient, l'une  après  l'autre,  toutes  les  bêtes  qui  le  composaient; 
sans  s'arrêter,  ils  les  frappaient  au  jarret,  et  quand  un  nombre  suf- 
fisant de  victimes  couraient  la  plaine  où  elles  se  débattaient  dans 
leur  impuissance,  quelques  hommes  mettaient  pied  à  terre,  les  frap- 
paient mortellement  à  la  nuque  et  les  écorchaient,  emportant  la 
peau  et  laissant  pourrir  au  soleil  les  chairs  inutiles. 

Cette  destruction,  d'une  part,  et  les  longues  guerres  civiles  de 
ce  siècle,  ont  eu  raison  de  ce  trop  plein  des  troupeaux  ;  de  vingt  rail- 
lions de  têtes  que  l'on  supputait  au  xviii®  siècle,  le  nombre  s'est 
réduit  de  telle  manière  qu'il  devenait  insuffisant,  même  pour  faire 
son  œuvre  de  colonisation,  et  que  les  moutons  réunis  en  troupeaux 
ne  trouvaient  plus  devant  leur  nombre  toujours  croissant  les  espaces 
qu'ils  exigeaient  :  il  vint  à  tomber,  il  y  a  dix  ans,  à  quatre  mil- 
lions ;  l'éleveur  pampéen  ne  s'occupait  plus  de  ce  bétail,  auquel  le 
terrain  à  coloniser  manquait  et  qui  ne  donnait  plus  que  de  minces 
profits.  Aujourd'hui,  les  choses  se  sont  modifiées.  L'Indien  a  été 
vaincu  et  dépossédé  de  la  pampa,  une  campagne  très  heureuse  a 
définitivement  assuré  à  l'éleveur  la  possession  paisible  des  vastes 
plaines  qui  jusqu'ici  lui  étaient  fermées,  et  la  sécurité  de  celles  qui 
de  temps  cà  autre  étaient  envahies.  Le  gros  bétail  trouve  devant  lui 
le  désert  libre,  —  désert  de  20,000  lieues  carrées  d'un  seul  tenant, 
—  les  grands  espaces  favorisent  la  multiplication,  les  troupeaux 
qui  en  disposent  en  liberté  doublent  en  trois  printemps.  La  pro- 
gression a  été  telle  qu'à  l'heure  actuelle  la  pampa  argentine  con- 
tient 20  millions  de  bêtes  à  cornes,  que  rien  ne  s'oppose  à  ce 
qu'elle  en  possède  AO  millions  dans  quatre  ans  :  devant  cette  pro- 
duction sj)ontanée  qu'aucun  consommateur  n'utilise,  que  l'éleveur 
ne  peut  que  surveiller  sans  pouvoir  l'arrêter  ni  l'employer  et  qui 
prend  les  proportions  d'un  torrent  de  viande,  tous  les  débouchés 
se  ferment  à  la  fois  :  personne  ne  se  présente  pour  consommer  ce 
quart  des  troupeaux,  croît  ainuiel  qu'il  faudrait  employer  et  que 


LES    GRANDS    PAYS    d'ÉLEVAGE.  917 

l'éleveur  céderait  à  bas  prix,  à  un  prix  que  depuis  cinq  ans  il  dimi- 
nue à  chaque  saison  sans  trouver  acheteur.  La  viande  n'a  pas  de 
valeur,  mais  le  suif  et  la  graisse,  que  la  France  prenait  encore  il  y 
a  cinq  ans,  au  prix  de  110  francs  les  100  kilogrammes,  sont  tombés 
à  60  ;  la  laine  même  a  perdu  depuis  longtemps  le  prix  de  2  francs  le 
kilogramme  et  est  à  la  veille  de  perdre  celui  même  de  1  franc  le 
kilogramme;  aussi,  le  gros  bétail  pampéen,  qui,  sur  les  rives  de  la 
Plata,  se  vendait  encore,  en  1880,  hO  francs  par  tête  à  tout  prendre, 
bœufs,  vaches,  taureaux  et  veaux  en  proportions  inégales,  et 
80  francs  les  bœufs  de  boucherie,  vaut  en  1885,  pour  les  trou- 
peaux du  premier  type,  20  francs;  les  animaux  gras  restent  pour 
compte  aux  propriétaires,  les  plus  heureux  obtiennent  40  à  50  Irancs 
par  tête  pour  la  fleur  de  leurs  troupeaux,  pour  les  métis  durham, 
prêts  à  être  abattus  :  si  Ton  note  qu'un  cuir  vaut  de  18  à  25  francs, 
on  aura  la  mesure  de  la  dépréciation  d'un  bétail  qui  ne  vaut  plus 
debout  ce  que  vaut  sa  dépouille  à  terre. 

Il  y  aurait  donc  là,  dans  la  pampa  sud-américaine,  une  raison 
économique  qui  arrêterait  la  production  ;  mais  c'est,  à  proprement 
parler,  la  seule:  l'éleveur  ne  se  décidera  pas  à  abattre  ses  animaux, 
comme  on  le  faisait  au  siècle  dernier,  tant  qu'il  aura  devant  lui  des 
terres  à  bon  compte,  et  elles  ne  sont  pas  rares.  Pendant  que  le  ber- 
ger paie  encore  pour  les  pâturages  de  choix  qu'exige  le  mouton 
des  loyers  qui  lui  enlèvent  le  plus  clair  de  son  revenu,  des  terrains 
sont  offerts  gratuitement  aux  bouviers  par  les  propriétaires,  qui 
entrevoient  au  loin  une  plus-value  et  s'en  préoccupent  plus  que  du 
revenu  annuel.  Le  bouvier,  pour  s'établir,  n'a  à  faire  aucun  débours  ; 
un  abri  couvert  de  quelques  peaux  de  chevaux  est  une  mince  dé- 
pense ;  il  y  suspend  un  hamac  fait  aussi  d'une  dépouille  du  nâême 
genre  et  laisse  paître.  Dans  les  grands  établissemens  créés  par  de 
riches  propriétaires,  la  dépense  n'est  pas  plus  forte;  si  le  troupeau 
-n'est  que  de  2  ou  3,000  têtes,  un  homme  suffit,  à  qui  l'on  aban- 
donne, comme  salaire,  10,  15  ou  20  pour  100  du  croît  et  du  pro- 
duit. Il  ne  faut  donc  ni  capital,  ni  personnel  ;  les  nouveaux  trou- 
peaux sortent  des  anciens  et  donnent  tous  les  ans  de  nouveaux 
essaims. 

Si  rien  n'arrête  cette  production  inutile,  qui  ne  donne  que  des 
espérances,  mais  coûte  peu  de  chose,  la  multiplication  rapide  du 
mouton  est,  au  contraire,  favorisée  par  le  revenu  annuel  qu'il  donne. 
Ce  revenu  de  la  laine  a  jusqu'ici  été  suffisant  pour  encourager  et 
souvent  enrichir  l'éleveur,  sous  la  seule  condition  de  donner  à  son 
troupeau  quelques  soins,  d'améliorer  et  d'augmenter  le  produit 
par  des  croisemens.  Ce  revenu  a  permis,  depuis  18â0,  époque  où 
quelques  moutons  errans  dans  la  pampa  étaient  abandonnés  à  eux- 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mêmes,  de  constituer  des  troupeaux  dont  le  chiffre  dépasse  aujour- 
d'hui 80  millions  de  têtes.  Les  soins  donnés  à  l'amélioration  de  la 
race  en  ont  augmenté  la  valeur  intrinsèque,  mais  sans  en  élever  le 
prix,  et  l'on  peut  dire  aujourd'hui  que  ce  bétail  n'a  guère  d'autre 
valeur  que  celle  de  la  laine  qu'il  porte  sur  le  dos,  soit  2  ou  3  francs 
par  tête,  suivant  la  saison.  On  voit  donc  se  produire  ce  phénomène 
économique  d'un  pâturage  s'assimilant  à  un  verger,  dont  les  arbres 
n'ont  d'autre  valeur  que  celle  des  fruits  qu'ils  donnent,  avec  cette 
différence  que,  pour  obtenir  un  arbra  de  rapport,  il  faut,  suivant 
l'espèce  et  le  climat,  de  trois  à  quinze  ans,  et  que,  pour  obtenir  un 
producteur  de  laine,  un  an  suffit  entre  la  fécondation  et  la  première 
récolte. 

On  comprend  que,  dans  ces  conditions,  l'éleveur  ait  procédé  au 
rebours  de  son  confrère  européen  et  mis  tous  ses  soins  à  amélio- 
rer le  seul  produit  que  l'acheteur  lui  prenne  ;  mais,  ces  soins  qu'il 
donne  à  la  laine  le  i'orcent  à  développer  la  structure,  la  santé,  les 
condhions  de  bonne  vie  du  mouton,  et  c'est  ainsi  que,  malgré  lui, 
il  améliore  aussi  la  chair  dédaignée  de  ce  bétail  déprécié.  Quelle 
importance,  en  effet,  peuvent  avoir  comme  consommateurs  3  mil- 
lions d'habitans,  pour  exigeans  qu'ils  soient  :  si  les  bouchers  des 
villes  n'étaient  pas  là  pour  exploiter  leur  art  comme  ils  le  font 
partout,  la  viande  se  donnerait  gratis  à  Buenos-Ayres,  ville  de 
400,000  âmes,  comme  elle  se  donne  partout  dans  la  campagne  pam- 
péenne.  Ce  que  nous  avons  dit  de  l'expansion  numérique  du  gros 
bétail  s'applique  aussi  à  celui-ci  ;  la  province  de  Buenos-Ayres,  qui 
lui  est  surtout  favorable,  lui  offie  à  elle  seule  30  millions  d'hectares, 
elle  pourra  porter  150  millions  de  moutons  quand  elle  sera  entiè- 
rement occupée;  les  autres  provinces  de  la  république  argentine 
en  nourriront  facilement  cent  millions;  dans  dix  ans,  ces  chiffres 
pourraient  être  atteints. 

Il  faut  pour  établir  une  bergerie  un  capital  un  peu  plus  fort  et 
un  personnel  que  n'exigent  pas  les  troupeaux  de  bœufs;  la  cabane 
et  le  parc  exigent  une  dépense  de  500  francs;  si  l'on  y  ajoute 
2,500  francs  d'achat  pour  1,000  brebis,  et  1,000  francs  pour  le 
loyer  de  200  hectares,  on  arrive  à  une  bien  petite  somme  encore. 
Par  voie  d'extension  progressive,  un  troupeau  nouveau  essaimant 
d'un  plus  ancien, et  les  produits  de  celui-ci  étant  employés  en  frais 
de  premier  établissement  du  nouveau,  tous  ces  petits  ruisseaux 
arrivent  à  former  de  grandes  rivières,  sans  qu'il  soit  besoin  de  re- 
courir à  des  capitaux  d'emprunt  ;  ainsi  en  est-il  du  personnel  :  un 
homme  ou  môme  un  enfant  suffit  aux  soins  d'un  troupeau.  L'agri- 
culture seule  pourrait  disputer  aux  moutons  l'espace  qu'ils  occu- 
pent, comme  elle  le  fait  en  Hongrie  et  dans  la  Petite-Russie,  mais 


LES   GRANDS    PAYS    d'ÉLEVAGE.  9!9 

qu'est-ce  que  les  500,000  hectares  qu'elle  emploie  actuellement  en 
regard  des  milliers  de  lieues  que  l'élevage  a  encore  à  conquérir! 
Les  provinces  de  la  république  de  l'Uruguay,  la  province  brési- 
lienne de  Rio-Grande.  ne  le  cèdent  en  rien  à  la  république  argen- 
tine pour  la  production  du  bétail,  les  conditions  de  climat  y  sont 
les  mêmes,  et  l'Uruguay  offre  cet  avantage  de  posséder  un  dévelop- 
pement de  côtes  fluviales  de  1,100  milles  géographiques  partout 
accessibles  aux  navires  d'outre-mer. 

Nous  nous  sommes  étendus  sur  cette  région  et  l'avons  examinée 
sous  tous  ses  aspects  pour  éviter  des  redites.  Il  nous  suffira  mainte- 
nant de  faire  des  comparaisons  en  étudiant  la  production  au  Texas, 
en  Australie,  en  Nouvelle-Zélande  et  au  Cap. 

De  toutes  ces  contrées,  l'Australie  a  la  plus  ancienne  renom- 
mée. Si  même  ses  troupeaux  sont  inférieurs  en  nombre  à  ceux 
de  La  Plata,  si  les  terrains  du  bush  s'y  prêtent  moins  bien 
à  l'élevage  que  ceux  de  la  pampa,  si  le  bush-man  a  plus  d'exi- 
gences pour  sa  vie  matérielle  que  le  gaucho,  si  l'augmentation 
de  ses  troupeaux  a  devant  elle  un  champ  moins  vaste,  arrêtée 
qu'elle  est  par  la  zone  tropicale,  l'Australie  n'occupe  pas  moins 
le  premier  rang  pour  les  progrès  réalisés.  Ce  sont  les  squat- 
ters australiens,  de  pionniers  devenus  propriétaires  et  grands  éle- 
veurs, qui  ont  puisé,  avec  le  {)lus  de  prodigalité  sage,  dans  les 
bergeries  et  les  haras  d'Europe.  On  peut  même  dire  que  ce  sont 
ces  éleveurs ,  perdus  dans  l'Océan  austral ,  qui  ont  donné  l'élan 
à  ceux  des  autres  régions,  à  ceux  de  La  Plata  en  particulier,  en 
leur  montrant  les  résultats  obtenus  par  des  améliorations  coûteuses, 
mais  lucratives.  Le  succès  a  été  tel  qu'en  1882  l'Australie,  avec 
66  millions  de  brebis,  a  produit  390  millions  de  livres  de  laine,  qu'elle 
a  vendue  pour  un  prix  total  de  500  millions  de  francs,  tandis  que  la 
république  argentine,  avec  76  millions  de  brebis,  n'a  produit  que 
260  millions  de  livres  vendues  pour  un  prix  total  de  150  millions 
de  francs.  Constatons  cette  supériorité  en  faveur  de  l'Australie,  qui 
prouve  que  ses  troupeaux  sont  mieux  aménagés,  mieux  exploités  et 
beaucoup  plus  généralement  améliorés  que  ceux  de  La  Plata. 

L'élevage,  à  peu  de  différences  près,  se  fait  de  la  même  manière 
dans  l'un  et  l'autre  pays  ;  cependant,  l'éleveur  pampéen  dispose  de 
plus  d'espace  et  d'un  moindre  capital,  et  le  propriétaire  australien 
recherche  moins  l'espace  et  trouve  les  capitaux  plus  abondans  et  le 
crédit  plus  facile.  Mais  le  sol  australien  est  aussi  beaucoup  moins 
étendu  dans  la  zone  tempérée,  l'île  affectant  sa  plus  gran  ie  largeur 
au  nord  du  25**  degré  de  latitude  sud.  Les  stations  sur  la  limite  du 
désert  s'y  forment  comme  les  estancias  de  la  pampa,  même  mot 
qui  indique  une  même  chose.  Le  squatter,  comme  fait  au  reste  le 
pionnier  dans  le  Far-West  américain  ou  la  savane,  s'étabKt  sur  un 


920  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

terrain  de  Tétat  avec  l'intention  ou  l'espoir  de  l'acheter,  et  généra- 
lement cet  homme  primitif  et  sans  relations  se  voit  contester  ou  en- 
lever son  droit  par  quelque  habitant  de  la  ville  plus  expert  :  il  a  alors 
la  ressource  de  devenir  locataire  de  cet  usurpateur  ou  même  son 
associé.  Le  principe  de  l'association  est,  en  effet,  également  répandu 
dans  tous  ces  pays,  où  ce  que  le  propriétaire  évite  avant  tout,  c'est 
de  payer  la  main-d'œuvre  d'un  salarié.  Généralement,  les  animaux 
sont  parqués  en  liberté  dans  de  grands  espaces  de  200  ou  300  hec- 
tares, clos  de  fils  de  fer  ou  de  traverses  de  bois,  quand  il  abonde; 
ils  paissent  en  liberté  et  ne  sont  pas  ramenés  le  soir  dans  des  parcs, 
comme  le  sont  les  moutons  dans  la  pampa  ;  ce  système,  de  beau- 
coup préférable,  exige  des  frais  d'installation  que  seuls  peuvent  se 
permettre  les  propriétaires  riches.  L'élevage  des  bœufs  se  fait  dans 
le  bush  comme  dans  la  pampa  ;  ici  aussi,  il  a  la  mission  de  préparer 
les  terres  vierges  et  d'y  précéder  le  mouton  ;  son  nombre  augmente, 
mais  non  pas  dans  les  mêmes  proportions  que  dans  l'Amérique  du 
Sud  ;  l'espace  qui  s'offre  à  lui  est  plus  limité,  et  les  Australiens  pré- 
fèrent améliorer  la  qualité  de  leurs  troupeaux  et  ne  pas  en  augmen- 
ter démesurément  le  nombre.  Il  est  déjà  considérable;  celui  des 
bêtes  à  cornes  s'élevait,  en  1882,  à  10  millions  et  celui  des  moutons 
à  66  millions.  Si  l'on  songe  que  la  surface  cultivée  en  Australie  ne 
couvre  que  h  millions  d'hectares,  que  les  troupeaux  en  occupent 
150  millions,  soit  trois  fois  la  surface  de  la  France,  et  que  la  su- 
perficie des  terres  inoccupées  et  libres  est  encore  de  400  millions 
d'hectares,  on  peut  supputer  l'avenir  de  l'élevage  dans  ces  con- 
trées. Les  quarante  dernières  années  nous  donnent  à  peu  près  la 
mesure  de  ce  que  promettent  les  années  futures,  en  tenant  compte 
de  ce  que  les  capitaux  formés  servent  d'assises  à  des  créations  nou- 
velles et  que  les  runs  existans  peuvent  fournir  aux  nouveaux  squat- 
ters des  troupeaux  à  bon  marché.  Le  prix  des  animaux  et  de  la  terre 
est  ici  beaucoup  plus  élevé  que  dans  l'Amérique  du  Sud;  ces  deux  ma- 
tières premières  de  l'élevage  ont  une  grande  importance  dans  les 
pays  neufs.  Les  moutons,  améliorés  partout,  valent  de  10  à  15  francs 
j)ar  tête;  quant  à  la  terre,  son  prix  ne  descend  guère  au-dessous  de 
50  francs  l'hectare  et  s'élève  à  200  francs,  même  pour  des  terres  do- 
maniales ;  les  propriétés  anciennement  occupées  se  vendent  à  des 
prix  supérieurs,  jusqu'à  1,500  francs  l'heotare  dans  la  Nouvelle-Galles 
et  850  dans  la  Nouvelle-Zélande.  La  superficie  nécessaire  à  l'entretien 
d'un  mouton  varie  suivant  les  régions  ;  dans  certaines  parties,  il  faut 
compter  2  hectares  pour  un  mouton;  dans  la  Nouvelle-Zélande,  dont 
la  situation  est  meilleure  que  celle  de  l'île  australienne,  1  hectare 
suffit  à  deux  ou  trois  moutons  ;  dans  les  prairies  artificielles,  déjà  bien 
nombreuses,  1  hectare  suffit  à  dix  ou  douze. 

La  colonie,  anglaise  aussi,  du  cap  de  Honne-Kspérance,  a  avec 


LES    GRANDS    PAYS    D 'ÉLEVAGE.  021 

l'Australasie  quelques  analogies  :  le  climat  y  est  le  même  que  dans 
les  provinces  du  sud  de  ce  continent  et  l'élevage  s'y  fait  de  même, 
mais  dans  de  moins  vastes  proportions,  n'ayant  pas  devant  lui  les 
mêmes  espaces  à  conquérir.  Là,  comme  dans  les  autres  régions 
exotiques  dont  nous  nous  occupons,  les  moutons  ne  broutent  que 
des  prairies  naturelles  et  -passent  la  nuit,  en  toutes  saisons,  dans 
les  kraals  à  ciel  ouvert.  Le  mérinos  y  a  été  introduit  vers  1830  et 
s'est  substitué  complètement  à  la  race  indigène  :  on  en  compte 
aujourd'hui  10  millions,  assez  mal  soignés  et  bien  inférieurs,  comme 
rendement  en  laine  et  pour  la  qualité  de  la  laine,  à  ceux  de  l'Australie 
et  de  la  Plata.  L'éleveur  de  la  colonie  du  Cap  est  pau\Te,  comme  son 
sol,  qui  se  prête  mieux  à  la  culture  de  la  vigne  et  à  celle  des  cé- 
réales qu'à  l'élevage  en  liberté  :  il  lui  faut,  en  effet,  dans  les  ré- 
gions de  l'ouest,  un  hectare  de  pâturages,  et  dans  le  karoo  deux 
hectares  par  tête  de  mouton.  Aussi  dit-on  que  l'éleveur  du  Cap, 
découragé,  songe  à  généraliser  l'élevage,  déjà  très  important,  de 
la  chèvre,  et  surtout  de  la  chèvre  angora. 

Dans  notre  revue  des  pays  producteurs,  nous  pouvons  donc  né- 
gliger la  colonie  du  Cap,  dont  nous  n'avons  dit  un  mot  que  parce 
qu'elle  a  une  réputation  au-dessus  de  son  importance.  Nous  ne 
devons  pas  tenir  beaucoup  plus  de  compte,  dans  l'hémisphère  nord, 
du  Canada.  Sans  vouloir  dédaigner  les  900  millions  d'hectares  de 
neige  que  ce  territoire  offre  à  la  colonisation,  nous  ne  pouvons 
cependant  pas  le  compter  comme  producteur  de  bétail  à  bon  mar- 
ché ;  l'été  y  est  très  court  et  très  chaud ,  et,  s'il  est  vrai  que  là, 
comme  dans  tous  les  pays  froids  où  la  nature  a  hâte  de  réparer  le 
temps  perdu  et  mûrit,  avec  une  rapidité  exceptionnelle,  les  ré- 
coltes, l'agriculture  a  devant  elle  un  champ  vaste  à  exploiter,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'hiver  y  est  aussi  rude  qu'en  Suède  et 
en  Norvège,  que  les  ressources  alimentaires  du  bétail,  contraint  à 
une  stabulation  absolue  pendant  au  moins  cinq  mois,  doivent  être 
produites  et  réunies  à  grands  frais  pendant  l'été  ;  tout  ce  que 
l'éleveur  peut  faire,  c'est  donc  de  remplir  les  besoins  de  la  con- 
sommation locale.  Cependant,  malgré  cette  infériorité  du  climat, 
le  Canada  figure  parmi  les  pays  d'exportation  de  viande;  il  a 
fourni  à  l'Angleterre  et  aux  États-Unis,  en  1881,  62,000  bêtes  à 
cornes  et  354,000  moutons.  C'est  beaucoup  pour  un  pays  qui  ne 
possède  que  2  millions  1/2  de  bêtes  à  cornes  et  à  peine  à  millions 
de  moutons.  On  peut  prédire  que  des  siècles  s'écouleront  avant  que 
la  descendance  de  ces  troupeaux  insignifians  ait  pu  prendre  posses- 
sion de  cet  immense  pays  où  l'élevage,  en  raison  des  abris  et  des 
provisions  qu'il  exige,  demande  de  grands  débours.  Le  temps  n'est 
plus  où  l'éleveur  canadien,  trop  pauvre  pour  s'abriter  lui-même 


922  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

convenablement,  procédait  comme  ceux  des  pays  plus  chauds  et 
abandonnait  son  bétail  l'hiver,  sur  la  neige,  à  la  grâce  de  Dieu; 
l'instinct  de  conservation  avait  appris  aux  bœufs  à  suivre  les  che- 
vaux, plus  habiles  à  briser  la  surface  de  neige  et  à  atteindre  le 
fourrage  sec,  que  seuls  ils  ne  savaient  mettre  à  découvert:  ceux 
qui  échappaient  aux  longues  privations  transmettaient  à  leur  des- 
cendance des  qualités  de  résistance  aussi  nécessaires  au  bétail  qu'à 
l'homme  dans  ces  régions,  mais  l'augmentation  du  troupeau  en 
était  assez  ralentie  et  l'est  encore  assez  pour  que  nous  n'ayons  pas 
à  redouter  là  un  concurrent. 

Nous  n'en  dirons  pas  autant  du  Texas.  Nous  avons  vu  que  c'est 
de  tous  les  états  de  la  république  américaine  le  plus  vaste.  Son  sol 
est  homogène,  composé  de  prairies  entrecoupées  d'arbres  clair- 
semés qui  le  rendent  favorable  à  l'élevage  sans  exiger  de  défriche- 
ment. Il  a,  de  plus,  l'avantage  d'être  semé  de  creeks,  ou  petits 
cours  d'eau,  en  plus  grand  nombre  que  les  régions  similaires. 
Quant  à  son  climat,  il  est  plus  doux  que  celui  des  régions  voisines, 
mexicaines  ou  saxonnes.  Aussi,  dès  l'époque  coloniale,  l'élevage 
était-il  l'occupation  favorite  du  vieil  habitant  du  Texas.  Il  avait  pro- 
cédé, dans  ce  pays,  presque  absolument  semblable  à  la  pampa, 
comme  le  fit  le  gaucho  dans  les  plaines  du  sud,  vivant  comme  lui 
de  peu,  exploitant  ses  troupeaux  pour  leur  dépouille,  négligeant 
l'élève  du  mouton  pour  celle  du  cheval  et  du  bœuf.  Là  on  retrouve, 
avec  la  même  langue,  chez  des  peuples  de  même  origine,  les  mêmes 
mœurs,  le  cheval  andalous,  dont  la  taille  a  diminué,  comme  cela  s'est 
produit  dans  toutes  les  grandes  plaines.  L'Indien,  descendant  des 
Toltèques  et  des  Aztèques,  qui  sert  avec  l'Espagnol  de  substratum 
à  la  population  créole,  a  des  qualités  de  race  que  n'avait  pas  l'indi- 
gène des  pampas  ;  aussi  l'hybride  formé  du  mélange  de  ces  deux 
races  dilTère-t-il  du  gaucho  du  sud.  Il  a  de  plus  vécu  toujours  dans 
une  plus  grande  indépendance  de  la  métropole  et  n'a  guère  senti 
le  joug  de  l'Espagne;  il  l'a  secoué  sans  elforls,  en  1810,  pour  en- 
trer dans  une  ère  de  guerres  civiles  qui  devaient  aboutir  à  l'annexion 
de  1845  par  application  violente  de  la  doctrine  de  Monroe  au  béné- 
fice de  la  république  (|ui  l'avait  proclamée.  A  cette  époque  déjà 
lointaine,  le  Texas  vivait  d'une  vie  toute  primitive  et  demi-barbare; 
l'élevage  des  bêtes  à  cornes  y  existait  seul,  le  mouton  y  était  né- 
gligé. L'annexion  n'eut  pas  d'influence  immédiate  sur  ce  pays;  il  y 
a  quinze  ans  encore,  sa  physionomie  ne  s'était  pas  modifiée.  De<- 
puis,  une  double  révolution  s'e.st  accomplie  ;  le  mouton,  prenant 
oulin  possession  des  jiàlurages  dès  loriglomps  prépaixts,  connntHïça 
à.  se  déveiojipor,  en  même  temps  que  les  débouchés  s'ouvraient 
pour  le  gros  bétail,  dans  les  états  du  Nord,  où  la  population  agricole 


LES    GRANDS    PAYS    d'ÉLEVAGE.  923 

et  industrielle  augmentait  rapidement  et  où  l'élevage  n'était  pas 
encore  pratiqué.  Dès  d873,  cette  exportation  s'élevait  annuellement 
jusquà  un  million  de  bœufs  ;  des  acheteurs  venaient  des  territoires 
où  la  construction  des  chemins  de  fer  et  les  mmes  créaient  des 
centres  de  consommation  et  de  ceux  où  de  grands  propriétaires 
songeaient  à  employer  leurs  capitaux  en  couvrant  leurs  vastes  do- 
maines de  bétail  reproducteur.  Les  cow-boys  emmenaient  dans 
rUtah,  le  Colorado,  le  Nouveau-Mexique,  jusqu'aux  montagnes  Ro- 
cheuses, le  bétail  payé  75  francs  par  tète  à  l'éleveur  du  Texas,  et 
le  revendaient  jusqu'à  200  et  300  francs.  Le  propriétaire  de  la 
savane  a  dès  lors  constitué  les  premiers  capitaux  qui  lui  ont  per- 
mis d'améliorer  ses  troupeaux,  d'enclore  ses  propriétés.  Cependant 
l'élevage  ne  se  développe  pas  aussi  rapidement  qu'en  Australie  ou 
à  la  Plata  :  le  nombre  des  troupeaux  n'y  augmente  pas  dans  les 
mêmes  proportions,  mais  la  richesse  s'y  accroît  plus  vite  ;  l'éleveur 
texien  a  sur  ses  congénères  cet  avantage  qu'il  a  à  sa  porte  un  dé- 
bouché qui  suffit  à  l'écoulement  du  croît  annuel.  On  ne  compte, 
en  effet,  au  Texas  que  10  millions  de  moutons  et  5  millions  de 
bêtes  à  cornes  quand  il  en  pourrait  porter  autant  que  l'Australie. 
Mais  ce  qui  ne  s'est  pas  réalisé  depuis  longtemps  aura  trop  tôt  son 
heure  ;  déjà  l'écoulement  est  moins  actif,  la  multiplication  a  oiarché 
\'ite  dans  les  étals  du  Nord,  et  la  demande  de  bétail  est  déjà  moins 
suivie  au  Texas;  les  centres  industriels  ont  aux  Wats-Unis  des  ap- 
provisionnemens  à  portée  :  pour  ceux-ci  le  champ  est  vaste.  A  ces 
consommateurs  américains  beaucoup  plus  actifs  qu'en  aucun  lieu 
du  monde  et  dont  le  nombre  équivaut  à  ceux  de  l'Angleterre  et  de 
la  France  réunis,  les  États-Unis  ne  présentent  que  35  millions  de 
bêtes  à  cornes  et  35  millions  de  moutons,  quantités  un  peu  supé- 
rieures pour  les  premiers,  inférieures  pour  les  seconds  à  celles  que 
possèdent  ces  deux  états.  Pour  des  raisons  qu'il  est  difficile  de  dé- 
brouiller, le  colon  des  États-Unis  a  toujours  préféré  l'élevage  du  porc: 
aussi  ce  territoire  en  possède-t-il  près  de  50  millions,  c'est-à-dire 
un  peu  plus  que  tous  les  pays  d'Europe  réunis.  Ce  chilïre  dénonce 
la  nature  des  occupations  du  colon  américain  ;  il  est  surtout  ha- 
bitué à  la  petite  culture,  au  petit  bétail  de  ferme,  qui  en  utilise  tous 
les  produits  :  les  500,000  immigrans  qui  débarquent  chaque  année 
apportent  les  mêmes  mœurs  et  suivent  le  chemin  tracé.  La  loi  ne 
permet  pas  de  vendre  à  chacun  d'eux  plus  de  162  hectares  de 
terres  domaniales,  ce  qui  détermine  une  subdivision  de  la  terre 
vierge  et  déserte  en  parcelles  trop  menues  pour  que  l'élevage  v 
puisse  être  tenté,  pour  que  la  vie  pastorale  y  soit  possible.  Le  prix 
de  cette  terre  est  en  outre  très  élevé  :  dans  certaines  parties  du 
Texas  même  occupées  par  les  éleveurs,  il  n'est  pas  rare  de  la  voir 


92Ù  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

atteindre  le  prix  de  300  francs  l'hectare  ;  c'est  un  prix  que  l'éle- 
veur des  pampas  ne  saurait,  lui,  accepter,  et  que  seul,  l'agriculteur 
peut  supporter  à  force  d'efforts  et  de  capitaux  :  si  l'éleveur  du  Texas 
et  des  États-Unis  peut  payer  ces  prix  élevés,  c'est  qu'il  vend  son 
bétail  trois  et  quatre  fois  plus  cher  que  celui  des  pampas  et  d'Austra- 
lie, c'est  que  la  consommation  locale  lui  offre  des  débouchés  impor- 
tans.  Ce  sont  ces  raisons  aussi  qui  l'empêchent  de  songer  à  l'expor- 
tation de  ses  produits  :  c'est  donc  encore  pour  le  moment  un 
concurrent  à  négliger. 


III. 


Des  détails  que  nous  avons  donnés  jusqu'ici  sur  les  pays  d'Europe 
et  les  régions  exotiques  où  l'élevage  est  possible  et  pratiqué,  on 
peut  conclure  que,  sauf  la  Russie  méridionale,  qui  peut  fournir  un 
appoint  aux  pays  de  l'Europe  occidentale  dont  la  consommation 
de  viande  dépasse  la  production,  toutes  les  contrées,  même  celles 
qui  ont  une  certaine  notoriété  comme  productrices,  ont  peine  à  se 
suffire  à  elles-mêmes  dans  les  conditions  actuelles  d'une  consom- 
mation tout  à  fait  inférieure  à  ce  que  peuvent  souhaiter  ceux  qui 
désirent  voir  s'augmenter  le  bien-être  de  l'humanité.  Quant  aux 
pays  exotiques,  ce  que  nous  avons  dit  suffit  à  démontrer  que  le 
bruit  qui  se  fait  autour  de  leur  production,  les  craintes  qu'ils  inspi- 
rent à  l'éleveur  européen,  les  espérances  qu'ils  donnent  au  con- 
sommateur, ne  sont  pas  chimériques. 

Et  cependant,  si  l'on  entend  quelquefois  un  Européen  parler  de 
viandes  exotiques,  c'est  comme  d'une  curiosité  qu'il  aura  vue  appa- 
raître sur  quelque  table  de  banquet  de  société  en  formation.  Il 
déclarera  par  ])olitesse  ou  conviction  que  le  goût  en  était  excellent, 
mais  jamais,  depuis,  il  n'aura  eu  l'occasion  de  contrôler  cette  pre- 
mière impression.  Aussi  bien  en  Angleterre  qu'en  France,  il  en  va 
tout  de  même  ;  dans  ce  pays  que  l'on  nous  représente  quelquefois 
comme  envahi  par  les  viandes  exotiques,  c'est  aussi  dans  les  ban- 
quets spéciaux  de  propagande  que  la  gentry  apprécie  le  goût  de 
cette  viande,  qui  n'apparaît  même  sur  les  marchés  qu'en  pro- 
portion négligeable. 

Il  y  a  plus  d'un  demi-siècle  que  la  science  et  l'industrie  unissent 
leurs  efforts  pour  résoudre  ce  grand  problème  du  transport  des 
viandes  et  de  l'union  des  grands  j)roducteurs  et  des  grands  con- 
sommateurs. A  cette  date  éloignée,  il  n'y  avait  pas  même  lieu  de 
se  préoccuper  encore  d'enlever  aux  premiers  un  trop  plein  qui 
n'existait  nulle  part,  que  la  légende  seule  avait  créée,  en  particulier 


LES   GRANDS   PAYS    d'ÉLEVAGE.  925 

à  La  Plata.  On  cherchait  alors  à  conserver  la  viande  au  moyen  d'an- 
tiseptiques, dans  des  bocaux  de  vinaigre,  comme  les  cornichons, 
d'alcool  comme  les  fruits,  dans  le  sucre  comme  les  confitures,  ou 
dans  des  sels  aussi  inconnus  que  nuisibles.  Tous  les  efforts  furent 
vains  et  le  sont  encore  ;  quelques  esprits  mal  renseignés  sur  les 
besoins  du  commerce  s'y  attardent  et  de  temps  à  autre  font  sceller 
par  des  personnes  autorisées  des  bocaux  qu'ils  font  promener  dans 
le  monde  entier  ;  après  un  semestre  ou  deux,  ils  cuisinent,  pour 
des  invités  qui  les  déclarent  exquis,  ces  beefsteaks  retour  des 
Indes  et,  après  le  dessert  et  les  toasts,  le  bocal  de  l'inventeur 
est  classé  avec  les  autres  sur  les  étagères  du  muséum.  Il  y  a 
vingt  ans  cependant,  un  chimiste  célèbre,  le  baron  Liebig,  a 
eu  le  bonheur  inespéré  de  donner  son  nom  à  une  composition 
d'aspect  peu  agréable  et  qui,  sans  le  nom  de  son  auteur,  au- 
rait probablement  été  rejoindre,  dans  les  oubliettes  de  la  science, 
tous  les  pots  de  pommade  plus  ou  moins  appétissans  qu'elle  peut 
avoir  composés.  Nous  serions  mal  venus  à  contester  les  affirma- 
tions des  prospectus  qui  recommandent  ce  produit,  après  vingt  ans 
de  succès,  nous  qui  savons  par  des  renseignemens  exacts  que 
chaque  année  la  fabrique  d'extrait  Liebig  abat  dans  ses  corrals  de 
Fray-Bentos,  sur  la  rive  de  l'Uruguay,  environ  A00,000  bœufs  de 
choix.  Elle  est  un  puissant  auxiliaire  pour  l'éleveur  de  ces  contrées; 
mais  que  l'on  ne  s'imagine  pas  que  la  chair  de  ses  animaux  passe 
tout  entière,  par  cuillerées  à  café,  dans  le  pot-au-feu  des  ména- 
gères européennes.  Ce  que  la  Compagnie  exporte,  c'est  en  réalité 
100,000  kilos  d'extrait,  200,000  kilos  de  langues  et  de  corned-beef 
en  boîtes  d'un  prix  élevé,  et  enfin  2,000  ou  3,000  tonnes  de  suif. 
Elle  ne  saurait  se  séparer  des  vieilles  traditions.  C'est  le  suif  qui 
est  avec  le  cuir  le  principal  article  d'exportation  de  cette  fabrique, 
comme  de  tous  les  saladeros  de  la  Plata  et  des  fonderies  de  l'Aus- 
tralie. A  Fray-Bentos,  on  prélève  sm*  l'animal  quelques  quartiers  de 
viande  pour  faire  l'extrait  par  évaporation  et  compression,  et  l'on 
obtient  1  kilo  de  pâte  par  Zk  kilos  de  viande  ;  d'autres  quartiers 
sont  séchés  au  soleil  et  salés  pour  faire  le  tasajo,  article  d'expor- 
tation beaucoup  moins  prétentieux  que  l'extrait  ;  mais  toutes  les 
parties  graisseuses  et  la  viande  que  l'on  n'emploie  pas  sont  jetées 
pêle-mêle  à  la  cuve  et  surchauffées  sous  l'injection  de  jets  de  va- 
peur puissans  ;  le  suif  et  la  graisse  ainsi  extraits  sont  embarqués 
pour  l'Europe  et  employés  par  la  stéarinerie. 

Ce  traitement  barbare  du  bétail  est  encore  le  seul  qui  soit  géné- 
ralement pratiqué  dans  les  régions  où  on  l'élève  en  liberté  dans 
les  grandes  prairies  naturelles.  Cette  exploitation  -donnait  encore  à 
l'éleveur  un  bénéfice  suffisant  pour  qu'il  pût  s'enrichir  vite  alors 


926  ras  VUE  DES  decx  mondes. 

que  ces  produits  n'avalent  pas  encore  subi  la  baisse  récente  que 
nous  avons  signalée.  Toutes  les  parties  de  l'animal  y  sont  utilisées: 
cuir,  suit,  cornes,  cornillons,  sabots,  crin,  extrémités  et  déchets 
destinés  aux  fabriques  de  colle,  sang  pour  le  guano,  intestins  que 
les  charcutiers  d'Estramadure  transforment  en  boyaux  de  porc  et 
les  luthiers  en  cordes  à  violons,  enfin  la  viande  salée  ;  un  bœut 
produit  ainsi  environ  100  francs  et  un  mouton  12  :  les  éleveurs 
exotiques  voudraient  pouvoir  toujours  compter  sur  ces  prix  pour 
eux  rémunérateurs. 

Malheureusement  le  produit  qui  seul  peut  soutenir  cette  valeur, 
la  viande  salée,  le  tasajo,  voit  chaque  jour  se  resserrer  les  mar- 
chés qu'elle  avait  créés  et  alimentés  depuis  un  siècle  ;  l'industrie 
du  sucre,  à  La  Havane,  n'enrichit  plus  le  planteur;  le  café,  à  30  cen- 
times le  kilo  rendu  au  Havre,  ruine  le  propriétaire  brésilien  ;  l'un  et 
l'autre  en  sont  réduits  à  nourrir   de  haricots  rouges  et  de  maïs 
leurs  nègres  dont  le  travail  n'est  plus  rémunérateur,  et  l'éleveur 
ne  peut  plus  écouler  ses  produits.  Quelques  chercheurs  à  l'esprit 
ingénieux,  essaient  d'introduire  en  Espagne,  depuis  deux  ans,  en 
France,  depuis  quelques  mois,  ce  produit  tout  à  fait  exotique,  le 
tasajo,  que  les  nègres  ne  leur  prennent  plus.  C'est  une  tentative 
qui  ne  peut  rien  produire.  Peut-être  quelques  Brésiliens,  de  pas- 
sage en  Europe,  en  achèteront-ils  quelques  kilos  pour  se  souvenir 
un  instant  de  leur  plat  national,  la  feijoadn,  mais  cela  ne  constitue 
pas  un  marché.  Cette  viande  noirâtre  qui,  après  avoir  été  séchée, 
salée,  étendue  à  plusieurs  reprises  au  soleil,  et  expédiée  en  vrac, 
affecte  l'aspect  de  longues  lanières,  ne  réalise  pas  l'idéal  du  con- 
sommateur européen,  qui  veut  qu'on  lui  présente  un  bœuf  ou  un 
mouton,  après  trente  jours  de  traversée,  aussi  blanc,  aussi  rose, 
aussi  frais  que  celui  qui  sort  de  l'abattoir  municipal. 

Cela  est-il  possible?  Cela  est-il  réalisé?  Il  y  a  quinze  ans,  on  con- 
sidérait comme  le  maximum  des  dcsidenila,  parvenir  à  importer 
dans  les  pays  de  consommation  des  viandes  cuites  et  mises  en 
boîtes  par  le  procédé  Appiert  ;  on  faisait  aussi,  sans  succès,  quel- 
ques tentatives  d'exportation  d'animaux  vivans.  Les  efforts  des  Aus- 
traliens pour  imposer  les  viandes  cuites  n'eurent  que  peu  de  suc- 
cès, malgré  l'encouragement,  coûteux  pour  nous,  que  leur  donna 
le  siège  de  Paris.  Seule  la  marine  recourt  en  temps  de  paix  à  cetle 
alimentation  d'assiégés,  ce  qui  suffit  à  entretenir  les  illusions  et  À 
assurer  la  ruine  des  quelques  fabricans  persévérans.  Dans  le  com- 
merce on  no  rencontre  guère  que  quelques  boîtes  de  conserves, 
venant  de  l'Uruguay,  de  Chicago  ou  d'Australie,  trop  chères  j)our 
être  considérées  autrement  que  comme  aliment  de  luxe. 

L'importation  des  animaux  vivans  n'a  pas  été  beoucoup  plus 


LES    GRANDS   PAYS    d'ÉLEVAGE.  927 

heureuse.  Elle  a  été  essayée  par  tous  les  pays  d'élevage  exotique, 
même  par  les  Australiens  et  les  Platéens,  à  qui  la  distance  à  par- 
courir, des  voyages  de  vingt-cinq  à  trente  jours  de  traversée,  des 
climats  alternativement  torrides  et  iroids,  ne  parurent  pas  des  ob- 
stacles insurmontables.  Les  moutons  ne  résistèrent  pas  mieux  que 
le  gros  bétail,  et  le  résultat  fut  aussi  triste  que  celui  des  entre- 
prises dont  les  chevaux  fournissaient  la  matière.  Les  frais  de  trans- 
port, la  nourriture  à  bord,  les  risques  qu'aucune  compagnie  d'as- 
surances ne  consentait  à  cou\Tir,   rendaient  ces  tentatives   trop 
hasardeuses  pour  qu'elles  pussent  jamais  prendre  rang  parmi  les 
opérations  commerciales   régulières.  Les  éleveurs    avaient  beau 
offrir  pour  rien  les  premiers  chargemens  de  bêtes  de  choix,  leur 
prix,  au  lieu  d'origine,  était  trop  peu  de  chose  en  comparaison  des 
frais  et  des  risques  pour  que  cet  avantage  rendit  ces  affaires  pos- 
sibles. On  a  constaté  que  des  envois  de  moutons  ainsi  faits  de  la 
Plâta,   revenant  à  AO  francs  par  tête  rendus  au  Havre,  ne  trou- 
vaient pas  acheteur  à  La  Villette  au-dessus  de   8  francs,  prix  de 
coalition  qu'il  était  trop  facile  aux   bouchers,  qui  y  font  la  loi 
d'imposer  à  leur  guise.  Les  Etats-Unis  et  le  Canada,  beaucoup  plus 
rapprochés,  ont  eux-mêmes  renoncé  à  ces  entreprises  :  en  1882, 
pour  la  dernière  fois,  ils  ont  importé  211  têtes  de  bétail  en  An- 
gleterre, c'est  peu  pour  la  consommation.  Les  seuls  animaux  sur 
pied  qui  pénètrent  en  France  viennent  d'Algérie,  de  la  Russie  mé- 
ridionale et  d'Italie  ;  nous  avons  dit  que  le  chiffre  des  importations 
de  moutons  atteignait  2  miUions  et  demi  ;  quant  au  gros  bétail,  il 
entre  en  nombre  restreint  :  la  France  reçoit  215,000  têtes,  dont 
150,000  pris  pour  l'engraissement  et  le  reste  pour  la  production 
du  lait.  L'Angleterre  ne  reçoit  plus  d'animaux  sur  pied  ;  en  France, 
même,  ils  sont  appelés  à  disparaître  ;  déjà,  lors  de  l'exposition  de 
1878,  des  essais  ont  été  faits  :  des  envois  de  30,000  kilos  de  viande 
battue  arrivaient  chaque  jour  aux  halles  de  Paris  transportés  danf 
la  glace  depuis  le  fond  de  la  Hongrie. 

Nous  touchons  ici  au  seul  système  qui  ait  donné  des  résultats 
pratiques  et  qui  porte  en  germe  l'avenir  de  l'approvisionnement  de 
l'Europe  par  les  pays  exotiques.  C'est  à  la  France  qu'appartient 
l'honneur  d'en  avoir  trouvé  la  solution  industrielle,  mais  c'est  à 
l'Aîigleterre  que  rendent  celui,  moins  brillant,  mais  plus  lucratif, 
d'en  avoir  trouvé  l'application  commerciale. 

Le  premier  essai,  le  plus  connu,  celui  du  Frigorifique,  remonte 
à  1876.  11  fut  fait  avec  beaucoup  de  solennité.  Les  inventeurs 
avaient  bien  indiqué  l'idée,  le  résultat  leur  prouva  que  la  mettre 
en  œuwe  n'était  pas  chose  si  simple.  Ils  virent  se  produire,  sur 
les  rives  de  la  Plata,  ce  fait  imprévu  pour  eux,  prédit  par  d'autres, 


928  REYUE   DES   DEUX  MONDES, 

d'une  demande  de  10,000  moutons  ne  pouvant  être  satisfaite  par 
un  pays  qui  en  contenait  alors  déjà  plus  de  60  millions.  De  plus, 
l'erreur  commise  de  croire  que  l'on  ne  pouvait  congeler  et  conser- 
ver la  viande  qu'à  la  condition  de  suspendre  chaque  bête  isolément, 
comme  à  l'étal  d'un  boucher,  pour  faire  pénétrer  partout  autour 
l'air  froid,  rendait  le  transport  assez  coûteux  pour  que  l'opération 
fût  ruineuse  ;  elle  le  fut. 

A  la  même  époque,  les  Canadiens  qui  possèdent  en  quantités 
considérables,  trop  peut-être,  la  matière  première  de  la  conserva- 
tion par  le  froid  et  n'ont  pas  à  recourir  à  des  moyens  artificiels, 
essayaient  de  transporter  le  bétail  abattu  dans  des  cales  où  on  le 
noyait  dans  la  glace.  Le  système  réussit  assez  pour  démontrer  que 
la  viande  n'a  rien  à  perdre  à  voyager  en  vrac,  entassée  dans  des 
cales,  comme  de  simples  sacs  de  grains,  pourvu  que  la  tempéra- 
ture soit  maintenue  à  zéro. 

C'est  ce  qui  éclaira  MM.  JuUien-Carré,  industriels  français,  et  les 
décida  à  tenter  une  expérience.  Ils  firent  construire  un  navire,  le 
Paraguay,  qu'ils  dirigèrent  vers  la  Plata.  Ce  malheureux  navire, 
dont  le  voyage  intéressait  à  un  si  haut  point  producteurs  et  con- 
sommateurs des  deux  mondes,  eut  de  nombreuses  infortunes  de 
mer.  Il  coula  une  première  fois,  fut  reconstruit,  réexpédié,  re- 
tardé un  an  par  des  avaries ,  enfin ,  rapporta  une  cargaison  de 
15,000  moutons,  réunie  à  grand'peine,  revenant  à  un  prix  élevé, 
mais  faisant  la  démonstration  qu'attendaient  les  éleveurs  et  les  in- 
venteurs. 

Il  était  de  ce  jour  hors  de  doute  que  la  viande  fraîche  supporte 
admirablement  le  transport,  en  grenier,  accumulée  dans  des  cales 
refroidies.  Restait  à  traiter  commercialement  ce  produit  nouveau. 
Or,  un  produit  n'est  commercial  qu'à  la  condition  de  pouvoir  être 
acheté  et  présenté  sur  un  marché,  suivant  les  besoins,  sans  que 
l'acheteur  ou  le  détenteur  ait  à  subir  la  loi  de  la  contre-partie. 
Il  fallait  donc  pouvoir  traiter  cette  matière  corruptible  comme  on 
le  fait  de  toute  autre  de  facile  conservation  ;  pour  cela  organiser, 
dans  les  pays  de  production,  des  magasins  glacés  ou  la  déposer  à 
mesure  des  abatages,  ce  qui  permet  de  s'approvisionner  à  loisir 
d'animaux  répondant  aux  exigences  de  la  demande,  d'éviter  les 
irrégularités  d'un  marché  producteur  à  élevage  libre,  et  se  pré- 
parer, pour  le  jour  où  les  navires,  destinés  à  les  recevoir  sans  re- 
tard, se  présenteront,  des  chargemens  suffisans.  Cette  première 
partie  de  l'opération  une  fois  réalisée,  il  fallait  encore  disposer  des 
magasins  semblables,  au  lieu  d'arrivée,  pour  ne  pas  être  exposé 
aux  caprices  des  marchés  consommateurs.  11  semble  que  ce  plan, 
assez  simple  à  combiner,  était  trop  complexe  pour  des  intelligences 


LES   GRANDS    PAYS    d'ÉLEVAGE.  929 

commerciales  françaises  ;  il  ne  l'était  pas  pour  des  Anglais.  Les 
éleveurs  australiens  furent  les  premiers  à  le  mettre  en  pratique, 
ils  trouvèrent  aide  et  capitaux  en  Angleterre. 

L'invention  Jullien- Carré  servit  de  point  de  départ.  Au  lieu 
de  recourir  aux  produits  chimiques,  qui  sont  quelquefois  difficiles 
à  se  procurer  dans  les  pays  d'outre-mer,  on  obtint  le  froid 
tout  simplemens  par  la  compression  de  l'air  ;  deux  systèmes, 
celui  de  Haslam  et  celui  de  Bell-Coleman,  à  peu  près  semblables, 
furent  mis  en  pratique.  On  construisit  d'abord  des  vapeurs  spé- 
ciaux, uniquement  destinés  à  ce  commerce,  mais  bientôt  on  com- 
prit qu'il  était  de  beaucoup  préférable  d'aménager,  sur  les  trans- 
ports ordinaires,  des  machines  prêtes  à  produire  le  froid,  en  cas 
de  besoin,  dans  des  cales  pouvant  recevoir,  à  défaut  de  cette 
marchandise  spéciale,  d'autres  de  toute  nature.  On  construisit, 
dans  les  ports  d'embarquement,  en  Australie  depuis  cinq  ans,  et 
depuis  trois  ans  à  la  Plata,  des  hangars  munis  d'appareils  à  pro- 
duire le  froid  et  destinés  à  recevoir  des  milliers  de  moutons  au  fur 
et  à  mesure  des  offres  des  producteurs  et  des  abatages.  Jusqu'ici 
bien  des  voyages  ont  été  faits,  l'heure  des  tàtonnemens  est  passée, 
la  preuve  est  complète  au  point  de  vue  industriel.  Le  problème  ce- 
pendant n'est  pas  encore  commercialement  résolu. 

Les  pays  d'élevage  libre  peuvent-ils  fournir  d'une  façon  con- 
stante la  matière  exportable?  Les  pays  consommateurs  sont-ils  dis- 
posés à  l'accepter  et  à  absorber  les  quantités  qu'on  leur  présen- 
tera? Malgré  le  nombre  d'animaux  existans  et  leur  prix  de  revient 
dans  les  pays  exotiques,  malgré  le  prix  élevé  et  la  demande  beau- 
coup plus  active  de  viande  en  Europe,  ces  deux  questions  posées 
n'ont  pas  reçu  encore  la  réponse  qu'un  observateur  superficiel  au- 
rait pu  faire  a  priori. 

Il  a  fallu  reconnaître  que,  dans  les  pays  à  pâturages  naturels,  les 
animaux,  malgré  les  croisemens,  restent  petits;  de  plus,  les  longues 
marches  que  leur  permet  la  libre  disposition  de  grands  espaces  don- 
nent à  la  chair  des  membres  de  la  locomotion  une  fibre  résistante  et 
non  pas  ce  développement  charnu  obtenu  en  Europe  par  la  stabula- 
tion  et  très  recherché  du  consommateur.  Il  est  très  difficile  à  la  Plata 
de  trouver  cent  moutons  pesant  70  livres,  impossible  d'en  trouver 
mille;  leur  poids  ne  dépasse  pas  la  cote  très  basse  de  Ixb  à  50  li\Tes.  Le 
pâturage  naturel,  en  outre,  n'est  pas  un  pâturage  d'engraissement; 
l'animal  s'y  soutient,  produit  sa  laine,  y  trouve  les  élémens  de  sa 
structure,  engraisse  même  à  une  certaine  saison,  mais  cette  graisse 
tombe  aux  premières  chaleurs  ou  aux  premiers  froids.  Il  y  a  donc 
pour  l'éleveur,  s'il  veut  exporter,  deux  progrès  à  réaliser  qui  exi- 

TOMB  LXXIY.  —  1886.  59 


930  RE7UE    DES    DEUX   MONDES. 

geront  de  grands  frais  et  du  temps  ;  il  lui  faut  améliorer  à  la  fois 
ses  troupeaux  par  le  croisement  et  ses  pâturages  par  l'agriculture. 
On  peut  espérer  que,  le  branle  étant  donné,  quelques  années  suffi- 
ront pour  que  de  nombreux  éleveurs  puissent  offrir  à  l'exportation 
un  bétail  de  choix  en  toutes  saisons.  Déjà  l'Australie  entraîne  à  sa 
suite  dans  cette  voie  l'éleveur  pampéen,  tous  deux  se  rencontrent 
déjà  d'une  façon  régulière  sur  les  marchés  anglais. 

A  combien  s'élève  leur  importation?  L'Australie  livre  chaque  se- 
maine environ  quinze  mille  moutons  à  Londres  et  autant  à  Liverpool. 
Gela  fait  un  total  de  A 50  tonnes  d'arrivages  hebdomadaires  pour 
.  chaque  destination  et  d'un  million  et  demi  de  moutons  annuels  pour 
toute  l'Angleterre.  Ce  sont  des  quantités  aussi  insignifiantes  pour 
le  pays  qui  possède  les  troupeaux  dont  nous  avons  donné  le  chiffre 
qu'elles  le  sont  pour  la  consommation  anglaise  :  c'est,  en  effet,  un 
appoint  de  45,000  tonnes  pour  un  pays  qui  est  en  déficit  annuel  de 
500,000  tonnes  de  viande. 

Cependant  la  vente  de  ce  produit  exotique  nouveau,  quelque  mi- 
nime que  soit  la  quantité  importée,  est  assez  lente  encore  pour  que 
les  arrivages  de  la  Plata,  qui  ne  s'élèvent  guère  jusqu'à  présent, 
par  mois,  à  plus  de  vingt  mille  moutons  de  50  livres  environ,  encom- 
brent quelquefois  le  marché  et  soient  d'un  écoulement  difficile. 
Le  public  anglais  ne  s'habitue  que  lentement  à  consommer  cette 
viande,  malgré  le  prix  de  h  deniers  1/2,  soit  0  fr.  !ib  la  livre,  auquel 
on  le  lui  vend,  au  lieu  de  6  que  vaut  couramment  la  viande  anglaise. 
Ce  commerce  a  devant  lui  un  vaste  champ,  cela  n'est  pas  douteux; 
il  ne  l'est  pas  moins  qu'il  sera  lent  à  le  conquérir.  Ce  n'est  pas 
chose  simple  que  de  combattre  la  routine  à  la  fois  dans  les  deux  hé- 
misphères, ce  ne  l'est  pas  moins  d'immobiliser  dans  une  entreprise 
à  résultat  éloigné  les  capitaux  considérables  que  celle-ci  exige.  Nous 
croyons,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  que  la  France  ne  se  hâte  pas 
de  nous  donner,  que  l'Angleterre  seule  est  capable  de  le  faire.  Déjà 
les  compagnies  d'assurances  anglaises,  en  couvrant,  moyennant  une 
prime  de  5  pour  100,  les  risques  de  bonne  arrivée  de  la  viande 
fraîche,  ont  donné  à  ce  commerce  ses  grandes  lettres  de  naturali- 
sation ;  en  même  temps,  les  docks  à  congélation  se  construisent  sur 
les  bords  de  la  Tamise,  à  côté  des  élévateurs  à  grains. 

On  peut  dresser  d'avance  le  devis  de  toutes  les  parties  diverses 
de  cette  opération  compliquée  :  les  machines  à  congeler  250  tonnes 
coùtL-nt  à  Londres  1,800  livres,  les  chaudières  200  li\Tes;  en  y 
ajoutant  les  frais  de  transport,  on  sait  que  ces  machines  coûteront 
75,000  francs,  rendues  en  rade  do  Sydney  ou  de  Buenos-Aires,  et 
que,  montées,  mises  en  place  sous  les  hangars  ad  hor,  elles  re- 
viendront à  100,000  francs,  congelant  3,000  tonnes  de  viande  an- 


LES    GRANDS   PAYS    d'ÉLEVAGE.  9M 

nuelles,  chargement  suffisant  pour  six  ou  sept  steamers,  prenant 
chacun,  comme  nous  l'avons  dit,  450  tonnes  de  viande.  Toutes  les 
compagnies  sont  disposées  aujourd'hui  à  faire  à  bord  de  leurs  stea- 
mers les  aménagemens  nécessaires;  les  quelques  millions  qu'elles 
y  dépenseront  seront  facilement  productifs  en  prélevant ,  comme 
elles  le  font,  2  deniers  1/2  par  li\Te  de  viande  pour  les  provenances 
d'Australie  et  1  1/2  pour  celles  de  la  Plata,  pour  frais  de  trans- 
port et  de  congélation.  Jusqu'ici,  vingt-quatre  steamers  seulement 
ont  subi  la  transformation  nécessaire  pour  cette  nouvelle  destina- 
tion; en  concédant  qu'ils  puissent  faire  quatre  voyages  par  an,  cela 
fait  quatre-vingt-seize  voyages  et  une  importation  de  45,000  tonnes 
de  viande  environ. 

C'est  ici,  et  devant  ce  chiffre,  que  la  question  de  la  consomma- 
tion des  viandes  exotiques  se  présente  sous  son  véritable  aspect. 
L'Angleterre  accuse,  en  effet,  un  déficit  de  viande  de  500,000  tonnes, 
soit  dix  fois  ce  qu'elle  peut  recevoir  avec  les  moyens  de  transport 
dont  peuvent  disposer  aujourd'hui,  pour  la  satisfaire,  les  éleveurs 
exotiques  ;  il  faudrait,  pour  combler  ce  déficit,  doter  de  machines 
nouvelles  cent  navires  au  lieu  de  dix.  Le  déficit  de  la  France,  où 
pas  une  livre  de  viande  exotique  n'est  encore  entrée  dans  la  con- 
sommation, est  de  150,000  tonnes  annuellement;  combien  d'usines 
à  congélation ,  combien  de  navires  à  construire  ou  à  transformer, 
combien  de  docks  à  éditier  pour  préparer,  transporter  ou  emmaga- 
siner cette  quantité  considérable,  qui  exigerait  trois  cents  voyages 
de  steamers  aménagés  !  Et  encore,  la  consommation  de  la  France 
est-elle  loin  d'avoir  dit  son  dernier  mot  ;  on  sait  que  l'habitant  de 
Paris  consomme  en  moyenne  72  kilogrammes  de  viande  par  an, 
qu'il  en  pourrait  absorber  le  double,  et  que  l'habitant  des  autres 
villes  et  des  campagnes  n'emploie  que  30  kilogrammes  de  viande 
par  an  et  par  tête;  on  peut  dire  que  30  millions  d'habitans  mangent 
de  la  viande  par  exception  et  plusieurs  millions  n'en  mangent  pas 
du  tout. 

Aussi,  ce  que  nous  trouvons  à  la  fin  de  cette  étude,  qui  nous  a 
menés  dans  tous  les  pays  du  monde,  qui  nous  a  donné  l'occasion 
d'en  étudier  très  rapidement  la  production  pastorale  et  l'économie 
de  cette  production,  c'est  cette  conclusion  consolante  que  les  éle- 
veurs de  France  et  d'Angleterre  peuvent  encore,  pendant  de  longues 
années,  appliquer  leurs  soins,  leurs  capitaux  et  leur  intelligence  à 
développer  leur  art,  si  intéressant  et  si  prospère,  qui,  pour  celui  qui 
en  examine  les  progrès,  apparaît  comme  une  des  manifestations 
les  plus  hautes  du  génie  de  l'homme,  parvenu  par  sa  propre  science, 
à  greffer  des  variétés  d'animaux  sur  des  espèces  élaborées  par  la 
longue  sélection  à  travers  les  révolutions  du  globe  et  les  âges  de  la 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  à  les  transformer,  à  leur  faire  produire  à  sa  guise  ce  qui  lui 
est  nécessaire  et  suivant  ses  besoins. 

Les  éleveurs  exotiques  ont  cependant,  eux.  aussi,  un  champ  vaste 
à  exploiter  :  leur  rôle  leur  est  tracé  par  les  agriculteurs  des  mêmes 
contrées,  qui  n'ont  pas  craint  de  produire  trop,  de  jeter  sur  tous  les 
marchés  du  monde  trop  de  céréales,  trop  de  sucre,  trop  de  produits 
de  toutes  sortes,  et  qui  ont,  par  leur  témérité,  enrichi  les  entrepre- 
neurs de  transports,  les  intermédiaires,  les  financiers  et,  ce  qui  vaut 
mieux,  eux-mêmes. 

Les  seuls  qui  ne  nous  semblent  pas  devoir  trouver  ici  d'espérance 
consolante,  ce  sont  les  plus  nombreux,  les  consommateurs.  Pour 
eux,  le  blé  a  beau  être  trop  abondant,  ils  n'en  mangent  à  leur  faim 
qu'à  la  condition  de  le  payer  le  même  prix  que  lorsqu'il  l'était  moins. 
Il  en  sera  de  même  toujours  de  la  viande  ;  son  prix  s'est  toujours 
élevé,  il  s'élèvera  encore  ;  il  faudra  construire  encore  et  aména- 
ger des  flottes  de  steamers  pour  apporter,  à  travers  l'Atlantique, 
des  chargemens  de  viande  qui  seront  toujours,  quoi  qu'on  fasse, 
insuffisans  à  combler,  à  atténuer  même  le  déficit  de  France  et  d'An- 
gleterre. Le  jour  où,  par  impossible,  on  sera  parvenu,  à  force  d'ef- 
forts ,  de  temps  et  de  capitaux ,  à  satisfaire  les  demandes  de  ces 
deux  pays,  le  déficit  se  sera  de  nouveau  ouvert  sous  l'impulsion  de 
consommateurs  plus  exigeans,  et  il  faudra  mettre  en  œuvre  d'au- 
tres moyens  pour  le  combler  :  or  la  viande  n'est  pas  compressible  ; 
il  lui  faut  son  espace,  il  faut  en  diviser  les  masses,  de  façon  à  ce 
que  les  machines  employées  puissent  la  garantir  pendant  de  lon- 
gues traversées.  Il  est  donc  facile  de  conclure  que,  pour  être  ré- 
solu en  théorie,  et  admirablement  résolu,  le  problème  de  l'alimen- 
tation de  l'Europe  par  les  pays  exotiques  n'en  demeure  pas  moins 
fort  compliqué  et  plus  plein  de  promesses  pour  nos  arrière-neveux 
que  pour  nous-mêmes. 


ÉUILE  Dâibeaux. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  Chamillac,  comédie  en  5  actes,  de  M.  Octave  Feuillet. 

Le  l"  mars  18/^9,  ea  même  temps  que  les  vers  d'Alfred  de  Musset 
«  sur  trois  marches  de  marbre  rose,  »  la  Revue  des  Deux  Mondes  pu- 
bliait une  comédie  d'un  jeune  homme  qui,  depuis,  lui  a  marqué  son 
attachement  et  qui,  dans  ces  derniers  mois,  lui  a  donné  la  Morte  :  à 
trente-sepi  ans  de  distance,  Chamillac,  représenté,  le  9  avril  1886,  à 
la  Comédie-Française,  est  un  écho  de  Rédemption. 

C'est  que  M.  Octave  Feuillet  n'est  pas  seulement  fidèle  à  ses  amis, 
mais  d'abord  à  son  génie  propre.  Son  talent,  selon  les  saisons,  a  pu 
varier  ses  moyens  de  culture;  sou  àme,  dont  toute  son  œuvre  est  le 
fruit,  n'a  pas  changé  :  sans  découragement,  malgré  certaines  modes 
ennemies,  elle  s'est  montrée  toujours,  elle  se  montre  encore,  et  dans 
le  livre  et  sur  la  scène,  éprise  des  idées,  et,  qui  plus  est,  des  mêmes. 

L'idée  qui  soutient  et  anime  Chamillac,  aussi  bien  que  Rédemp- 
tion, est  haute  et  généreuse;  elle  étend,  d'ailleurs,  ses  bienfaits  au- 
jourd'hui plus  largement  que  naguère;  elle  revient  parmi  nous  pour  la 
pécheresse,  mais  aussi  et  surtout  pour  le  pécheur.  La  femme  n'est  pas 
absente  de  ce  drame,  mais  l'homme  ea  est  le  héros  :  comme  elle,  dans 
l'ordre  différent  où  son  honneur  est  placé,  il  a  failli;  comme  elle,  il 
rachète  sa  faute.  L'un  et  l'autre,  après  s'être  damné  socialement,  fait 
son  salut  en  ce  monde  ;  et  chacun  par  la  voie  qui  lui  est  le  plus  con- 
venable :  la  femme,  destinée  à  la  vie  privée,  se  sauve  par  l'amour;  et 
l'homme,  à  qui  la  vie  publiqite  est  ouverte,  par  la  charité. 

D'autre  part,  le  milieu  où  cette  idée  se  manifeste  est  nouveau.  Ré- 
demption, d'après  un  avis  placé  en  tête  de  l'ouvrage,  se  passait  à  Vienne 
et  de  nos  jours;  mais,  tout  de  bon,  le  lieu  de  cette  fable  était  plutôt  le 
royaume  de  la  fantaisie  ou,  du  moins,  la  capitale  d'une  Autriche  où 
les  costumes  de  Barberine  eussent  été  plus  séans  que  nos  modernes 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

habits.  M.  Feuillet,  qui  dès  lors  était  l'auteur  de  la  Crise  (1),  est  aujour- 
d'hui l'auteur  de  la  Petite  Comtesse  (2),  de  Monsieur  de  Camors  (3)  et  de 
tant  d'autres  délicates  et  fortes  études  de  mœurs  contemporaines  et 
parisiennes,  entre  lesquelles  il  faut  distinguer  ce  chef-d'œuvre,  Julia 
de  Trècœur  {k).  Il  a  saisi  une  part  de  notre  société,  la  plus  brillante, 
et  il  la  tient';  sa  prise  est  celle  d'un  maître  qui  a  la  main  énergique  et  une. 
Il  connaît  cette  fraction  de  l'humanité  et  la  juge  avec  la  clairvoyance, 
avec  la  sévérité,  mais  aussi  avec  la  sympathie  et  la  pitié  secourable 
d'un  moraliste  chrétien  ;  il  en  reproduit  les  sentimens,  les  opinions, 
les  propos,  avec  cette  naturelle  justesse  de  ton  que  les  observateurs 
les  plus  subtils  et  les  plus  appliqués  lui  envient  :  pourquoi  se  risque- 
rait-il à  la  quitter?  11  n'est  ni  son  adversaire  ni  sa  dupe;  il  voit  dans 
ses  rangs  beaucoup  de  pharisiens;  c'est  par  eux,  et  pour  leur  donner 
utilement  la  leçon,  qu'il  met  debout,  comme  de  vivans  démentis  à  leur 
iniquité,  la  pécheresse  et  le  pécheur  triomphant  du  mal,  purifiés  et 
touchant  sur  cette  terre  le  prix  de  leur  expiation. 

Mais  quoi  !  Est-ce  donc  un  sermon,  ce  Chamillac,  un  discours  édi- 
fiant, une  thèse?  Nullement!  Pour  s'épargner  les  obligations  du  genre, 
pour  en  ôter  d'avance  les  charges  au  spectateur,  pour  en  éviter  le  fâ- 
cheux appareil,  M.  Feuillet  a  fait  le  nécessaire  avec  une  courageuse 
prudence;  allant  à  son  but,  il  a  choisi,  quels  qu'en  fussent  les  périls, 
un  chemin  secret,  ou  plutôt  une  façon  discrète  de  cheminer  :  il  a  mar- 
ché devant  son  héros  une  lanterne  sourde  à  la  main,  et,  à  la  fin  seu- 
lement, il  s'est  retourné  pour  l'éclairer.  Entraînés  à  leur  suite,  amu- 
sés en  route  par  des  accidens  pathétiques,  lesquels  suspendaient  et 
relançaient  notre  attention,  nous  ne  savons  que  trop  tard  pour  résis- 
ter, c'est-à-dire  juste  à  point,  d'où  nous  venons  et  avec  qui.  Pour  prou- 
ver le  mouvement  vers  le  bien,  l'auteur,  sans  accompagner  son  héros 
de  commentaires  auxquels  s'en  pourraient  opposer  d'autres,  l'a  fait 
avancer;  une  fois  qu'il  l'a  mené  où  il  veut,  il  révèle  d'où  il  l'a  tiré  : 
le  moyen  alors  d'empêcher  qu'il  ait  franchi  l'inteiTalle  !  Une  telle  dé- 
monstration est  rare,  ingénieuse,  hardie;  elle  a  cette  élégance  qu'es- 
timent les  géomètres  ;  elle  est  exempte  de  ces  embarras  oratoires  que 
craignent  les  dramaturges. 

Deux  actes  de  comédie,  joliment  ouvragés,  sont  les  supports  de  ce 
drame;  l'exposition  s'y  fait  avec  abondance,  les  principes  de  l'action 
y  sont  posés,  les  caractères  indiqués  autant  qu'il  le  faut  selon  le  plan 
adopté  par  l'auteur;  l'atmosphère  qui  enveloppera  le  tout  s'y  constitue 
aisément. 

D'abord,  nous  voici  dans  l'atelior  de  M.  Flugonnet,  brave  garçon  et 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  octobre  1848. 

(2)  Voir  la  Ikvue  du  1"  Janvier  1S50. 

(3)  Voir  la  Itevue,  15  avril  —  15  Juin  1867. 
(♦)  Voir  la  Revue  du  1"  mar»  1872. 


REVUE    DRAMATIQUE.  935 

peintre  à  la  mode.  Il  attend  une  jeune  veuve,  M""  de  Tnas,  dont  il  a 
commencé  le  portrait  ;  il  reçoit  une  de  ses  élèves,  Sophie  Ledieu.  Singu- 
lière créature  que  celle-ci,  faite  pour  déconcerter  les  gens  qui  ne  connais- 
sent que  l'intérieur  des  castes  sociales  et  morales  et  ne  veulent  pas  con- 
naître leurs  frontières,  —  née  du  pavé  de  Paris,  grandie  et  fleurie  pour 
le  vice,  transplantée  ensuite  et  cultivée  pour  la  vertu  par  un  caprice 
du  sort  et  par  la  volonté  d'un  honnête  homme.  Nièce  d'une  crémière, 
danseuse  à  l'Opéra,  maîtresse  naïve  d'un  financier  véreux,  le  jour  où 
cet  amant  a  pris  la  faite,  où  elle  a  vu  à  quelle  sorte  d'homme  elle 
avait  lié  sa  jeunesse  et  quelles  consolations  l'attendaient,  elle  a  voulu 
mourir.  Échappée  du  suicide,  elle  a  été  rengagée  à  la  vie  par  un  per- 
sonnage qui  a  le  cœur  chaud  et  l'esprit  original,  M.  de  Ghamillac  : 
célibataire  élégant,  habitué  du  foyer  de  la  danse,  ami  et  protec- 
teur d'Hugonnet,  amateur  de  bonnes  œuvres  encore  plus  que  de 
tableaux  et  de  pirouettes^  ce  dilettante  de  l'art  et  de  la  morale  a  pro- 
mis à  Sophie  que,  si,  pendant  quatre  années,  elle  apprenait  l'or- 
thographe et  la  sagesse,  il  l'épouserait.  Elle  a,  par  surcroît,  appris  la 
peinture  et  l'amour  :  elle  est  la  meilleure  élève  et  la  préférée  d'Hu- 
gonnet, la  brave  et  belle  fille,  et  elle  aime  son  bienfaiteur,  dont  elle 
sera  tantôt  la  femme,  car  la  quatrième  année  d'épreuve  est  sur  le 
point  d'expirer. 

Cependant,  depuis  quelques  mois,  elle  est  jalouse  et  inquiète  :  Gha- 
millac, qui  vivait  à  l'écart  des  salons,  y  passe  à  présent  trop  d'heures 
de  l'après-midi  et  de  la  soirée  ;  elle  croit  savoir  qu'il  est  épris  d'une 
femme  du  monde,  et  de  laquelle  :  M"«  de  La  Bartherie.  Jeune,  agréa- 
ble de  figure  et  de  mise,  prude,  intrigante,  mariée  à  un  député  qui 
fait  profession  de  philanthropie,  bien  apparentée  elle-même  et  bien 
située  dans  Paris,  cette  rivale  serait  funeste  à  la  pauvre  Sophie.  Ad- 
mirez la  rencontre  :  M"«  de  La  Bartherie  est  la  tante  de  M"*  de 
Trjas,  dont  Sophie  reconnaît  le  Aisage  en  cette  esquisse;  oh!  la 
chère  jeune  femme!  N'est-ce  pas  elle  qui,  au  casino  de  Luchon,  il  y 
a  quelques  années,  sauva  la  fille  d'opéra  d'un  si  mortifiant  affront? 
L'un  après  l'autre,  dans  un  bal,  plusieurs  couples  s'étaient  dérobés  pour 
ne  pas  faire  vis-à-vis  à  M"*  Ledieu  et  à  son  amant;  elle  restait  seule 
avec  lui  au  milieu  de  la  salle,  souhaitant  que  le  parquet  s'abîmât  sous 
ses  pieds.  Soudain,  prenant  sa  rougeur  en  pitié,  une  toute  fraîche  et 
gracieuse  fée,  innocente  à  coup  sûr,  et  forte  de  son  innocence,  dai- 
gna se  lever,  lui  sourire  et  danser  devant  elle  :  M*«deTr5as!  Oui, 
voici  bien  ses  traits;  et,  maintenant  qu'on  annonce  sa  venue,  Sophie 
demande  à  Ilugonnet  la  permission  de  s'attarder  dans  la  pièce  voisine 
perur  entendre  sa  voix. 

M"'*  de  Tryas,  la  vive  et  charmante  femme,  es!;  accompagnée  de  son 
cousin  et  fiancé,  le  commandant  Robert  d'Illiers,  bon  officier,  exact 
gentilhomme,  parfaitement  froid  et  correct  ;  et  de  son  frère,  Maurice 


936  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  La  Bartherie,  sous-lieutenant  de  cavalerie  et  franc  étourneau  : 
quelle  meilleure  escorte  en  l'absence  de  son  père,  le  général,  qui  re- 
vient demain  d'une  tournée  d'inspection?  Arrivent,  d'ailleurs,  pour 
renforcer  la  compagnie,  M. de  La  Bartherie,  le  député,  avec  sa  femme; 
et  puis  deux  dames  patronnessesde  la  société  protectrice  des  «  pauvres 
honnêtes  »  dont  il  est  le  président;  enljn  un  bon  jeune  homme,  se- 
crétaire de  l'œuvre,  qui  se  glisse  entre  leurs  jupes.  Ainsi  Hugonnet, 
qui  comptait  travailler  tranquille,  est  envahi  ;  autour  de  lui  c'est  un 
cercle,  souvent  rompu  et  reformé,  de  critiques  d'art  improvisés,  d'oii 
partent  les  admirations  jaculatoires  et  les  conseils  contradictoires  : 
«  Parfait!  cher  maître!  Un  chef-d'œuvre...  Pourtant,  si  j'osais  risquer 
une  observation,  je  dirais  que  M"*  de  Tryas  n'a  pas  la  physionomie 
si  éveillée...  Bravo!  bravo!  Cependant,  auprès  de  M""  de  Tryas,  ne 
semble-t-il  pas  que  cette  physionomie  soit  un  peu  endormie?..  Dé- 
licieux, ce  morceau,  et  celui-ci,  et  celui-là...  Et  le  fond,  mesdames, 
le  fond  !  » 

Tout  ce  caquetage  d'amateurs  mondains  est  plaisamment  noté  dans 
le  ton  des  conversations  du  jour.  Mais  le  brouhaha  s'apaise;  M'"*  de  La 
Bartherie  reste  seule  avec  sa  nièce  et  le  peintre.  La  conversation, 
presque  aussitôt,  tombe  sur  Chamillac;  c'est  lui,  paraît-il,  qui  in- 
venta Hugonnet  :  «  Il  est  tellement  à  la  mode  qu'il  m'y  a  mis,  »  avoue 
ingénument  l'artiste.  Et  M""  de  La  Bartherie  l'interroge  sur  les  bizar- 
reries de  son  Mécène  :  est-il  vrai  que,  pour  serviteurs,  il  ne  veuille 
que  des  repris  de  justice,  et  qu'on  ne  voie  chez  lui  que  des  demoiselles 
à  peine  sorties  de  prison?  Passe  encore;  mais  on  assure  qu'il  veut 
épouser  sa  maîtresse,  un  ancien  modèle,  une  fille  de  rien.  Hugonnet 
rectifie  la  légende,  avec  un  peu  d'impatience  :  Sophie  Ledieu,  son 
amie,  n'est-elle  pas  derrière  la  porte,  qui  écoute?  11  dit  ce  qu'elle 
fut  et  ce  qu'elle  est;  il  rappelle  à  M"*  de  Tryas  sa  rencontre  avec  elle 
au  casino  de  Luchon  :  «  Vous  lui  avez  porté  bonheur,  madame.  —  J'en 
suis  ravie.  »  Mais  la  tante,  mieux  fournie  de  préjugés  et  plus  ferme 
que  la  nièce,  n'admet  pas  que  Chamillac  se  déclasse  par  un  tel  ma- 
riage. Hugonnet,  les  nerfs  agacés,  le  cœur  inquiet,  rompt  la  séance  ; 
il  reconduit  ces  dames,  en  les  pressant,  jusqu'au  seuil  de  l'atelier:  h  Que 
votre  ami  se  débarrasse  de  cette  fille  en  lui  faisant  une  petite  rente;  » 
c'est  le  dernier  mot  de  M""  La  Bartherie.  Hugonnet  a  tout  juste  le 
temps  de  se  retourner  pour  recueillir  dans  ses  bras  Sophie  Ledieu,  qui 
s'évanouit  en  murmurant  :  a  0  la  vipère  !  »  L'auteur,  assure-t-on, 
avait  mis  d'abord  :  «  0  la  canaille  !  »  Certains  conseillers,  trop  délicats 
peut-être,  ont  fait  changer  ce  cri  de  nature  pour  celle  parole  décente. 
«  Canaille,  »  h  notre  avis,  jaillissait  mieux,  en  cette  crise,  des  lèvres 
et  du  cœur  même  de  la  nièce  désespérée  de  la  crémière. 

Après  l'atelier  du  peintre  de  portraits,  le  salon  d'une  femme  in- 
fluente :  autre  décor  où  s'oncadre  un  tableau  de  mœurs  modernes. 


REVUE   DRAMATIQIE.  937 

C'est  ici  proprement  que  devient  presque  visible  et  palpable  cette 
atmosphère  de  pharisaïsme  où  doit  se  lever  l'astre  de  la  charité  chré- 
tienne. Chez  M"'"  de  La  Bartherie,  ce  soir,  avant  d'aller  au  bal,  le  co- 
mité de  la  société  protectrice  des  «  pauvres  honnêtes  »  doit  se  réunir. 
Avant  l'heure  fixée,  M"»^  de  Tryas  est  ici  avec  son  frère.  11  croit  s'être 
aperçu  que  Chamillac,  s'il  vient  souvent  dans  la  maison,  y  vient  pour 
sa  sœur  et  non  pour  sa  tante  :  aurait-il  vu  juste,  par  hasard?  A  vol 
d'étourneau,  les  jeunes  gens  ont  de  ces  coups  d'œil.  Et  Chamillac,  ce 
don  Quichotte  en  frac  ajusté,  ne  conviendrait-il  pas  à  la  généreuse  et 
primesautière  jeune  femme  plus  que  son  impassible  cousin?  Jeanne 
de  Tryas  n'y  contredit  point;  elle  se  contente,  sans  être  aucunement 
troublée  par  cette  ouverture,  de  faire  observer  qu'il  est  bien  tard, 
quinze  jours  avant  le  mariage,  pour  changer  de  fiancé.  Survient  le 
commandant;  et,  justement,  le  désaccord  de  leurs  âmes  se  marque 
davantage  par  le  récit  d'une  aventure  dont  la  jeune  femme  fut  l'hé- 
roïne hier,  et  par  le  jugement  que  M.  d'Illiers  en  porte  à  demi-mot.  11 
est  léger,  spirituel,  gracieux  à  souhait,  ce  récit  que  fait  M""*  de  Tryas 
elle-même  ;  et  ce  n'est  point  un  hors-d'œuvre,  car  tout  un  caractère 
s'y  déclare,  tel  que  de  récentes  façons  de  vivre  le  permettent,  bien 
féminin,  bien  parisien,  d'un  charme  exquis  et  neuf. 

Donc  hier,  surprise  sur  le  boulevard  par  un  orage.  M™  de  Tryas 
s'était  abritée  sous  le  porche  d'un  photographe  ;  elle  reconnut,  réfugiée 
auprès  d'elle,  W^  Vanda,  la  jolie  actrice  qu'elle  avait  souvent  vue  sur 
la  scène  des  Variétés.  «  Je  mourais  d'envie  de  lui  parler,  »  avoue-t-elle; 
pourtant  elle  sut  résister  à  la  tentation  jusqu'à  ce  que  M"*  Vanda  hé- 
lât une  voiture.  Elle  n'avait  pas  de  parapluie,  M"*  Vanda,  et  elle  avait 
(t  un  amour  de  petit  chapeau;  »  n'eût-ce  pas  été  dommage  que  ce  petit 
chapeau  fût  mouillé  pendant  la  traversée  du  large  trottoir  ?  M""  de  Tryas 
offrit  à  sa  voisine  de  la  protéger  jusqu'à  la  voiture,  et  elle  le  fit,  de 
sorte  que  les  méchantes  langues  peuvent  raconter  aujourd'hui  qu'elle 
s'est  promenée,  bras  dessus  bras  dessous,  sur  le  boulevard,  avec  une 
actrice  des  Variétés.  —  Bonté  rapide,  étourderie  et  miséricorde,  bra- 
voure d'une  honnêteté  qui  pousse  volontiers  jusqu'à  la  bravade;  gami- 
nerie, curiosité,  témérité  d'une  innocence  qui  ne  sait  pas  exactement 
tout  ce  que  recouvrent  de  réalités  vilaines  certains  dehors  élégans; 
indulgence  et  même  sympathie  d'artiste  pour  cette  élégance;  instinct 
de  solidarité  de  la  femme  pour  la  femme;  équité  malicieuse  de  la 
mondaine,  qui  se  dit  que  telle  ou  telle  de  ses  compagnes,  mieux  née, 
mieux  payée  pour  être  vertueuse,  est  moins  estimable,  en  bonne  justice, 
que  cette  créature  dévouée  au  vice  d'autrui,  tous  ces  sentimens,  je  les 
reconnais  chez  M""  de  Tryas  et  je  les  salue  avec  plaisir  pour  les  avoir 
connus  chez  quelques-unes  de  mes  contemporaines,  et  des  plus  vivantes 
et  des  plus  vraiment  aimables.  Toutes  ces  fleurs  écloses  dans  une  âme 


938  REVUE   DES    DEDX   MONDES, 

parisienne,  un  artiste  consommé  pouvait  seul,  par  quelques  paroles, 
en  évoquer  le  parfum,  sans  perdre  le  temps  à  en  montrer  les  racines  : 
grâces  soient  rendues  à  M.  Feuillet,  pour  cette  caresse  qu'un  invisible 
bouquet  nous  fait  au  passage  1 

Moins  charmé  que  nous  par  la  gentillesse  de  cette  escapade,  Robert 
d'illiers,  après  le  récit  de  l'anecdote,  se  trouve  en  tête-à-tête  avec  M'"*  de 
La  Bartherie.  C'est  une  petite  guerre  que  cette  rencontre,  une  petite 
guerre  qui  pourrait  bien  avoir  des  suites  :  une  escarmouche  où  scin- 
tillent des  armes  courtoises  mais  envenimées.  L'otïlcier,  raillé  sur  sa 
froideur,  demande  à  la  jeune  femme  pourquoi  elle  le  persécute  de  ses 
taquineries  :  «  Gela  m'amuse,  répond-elle.  —  Oui,  réplique-t-il;  mais, 
comme  je  ne  puis  pas  en  dire  autant...  »  Klle  lui  rappelle  qu'il  a 
d'abord  paru  lui  faire  la  cour  et  qu'il  s'est  tourné  ensuite  vers  sa 
nièce  :  «  Or,  mon  cher  monsieur,  ce  sont  de  ces  choses  que  les  plus 
honnêtes  femmes  n'apprécient  pas.  »  Avait-il  donc  quelque  chance 
de  lui  plaire?  Il  la  conjure  poliment  de  ne  pas  lui  donner,  à  l'heure 
qu'il  est,  des  regrets  inutiles.  Elle  riposte  qu'il  en  aura  bien  assez, 
en  effet,  sans  qu'elle  y  aide,  dans  un  prochain  avenir:  uni  à  une  per- 
sonne dont  l'humeur  est  si  différente  de  la  sienne,  il  souffrira  tous  les 
ennuis  que  pourrait  lui  souhaiter  «  une  femme  offensée,  et  qui  ne 
serait  pas  sans  malice.  —  Vous  pouvez  dire  hardiment  :  sans  mé- 
chanceté, madame,  »  fait  Robert  d'illiers  en  s'inclinant.  Et  elle,  avec 
une  révérence  :  a  J'ai  voulu  vous  laisser  le  plaisir  de  le  dire.  »  Tout 
le  manège  de  cette  scène  est  délicieux  :  faire  parler  l'âme  d'Arsinoé 
par  les  lèvres  de  Gélimène,  et  prêter  contre  elle  à  un  homme  des 
traits  qui  ne  fussent  ni  trop  lourds  ni  trop  mous,  c'était,  pour  ainsi 
dire,  un  tour  de  finesse  où  M.  Feuillet,  presque  seul,  pouvait  réussir-, 
la  spirituelle  modération,  la  délicatesse  aiguisée  de  ce  dialogue,  ont 
fait  courir  par  la  salle  un  murmure  de  jouissance  :  une  oasis  digne 
de  Marivaux,  comment  ne  pas  la  bénir  à  l'entrée  de  ce  drame  qu'on 
trouvera  tout  à  l'heure,  on  le  pressent  quelque  |>eu,  ravagé  par  la 
passion? 

Avec  les  dames  patronnesses,  le  secrétaire  et  le  président  de  l'œuvre, 
M'"*  de  Tryas  reparaît;  et,  derrière  elle,  un  nouvel  adilié,  M.  de  Cha  - 
millac.  C'est  un  homme  encore  jeune,  mais  de  cheveux  gris,  avec 
l'aplomb  et  l'aisance  d'un  personnage  qui  a  vécu  et  n'est  pas  dupe  des 
conventions  sociales  ;  s'il  est  élégant  de  manières  et  d'esprit,  c'est 
pour  sauvegarder  mieux,  semble-t-il,  l'indépendance  de  son  juge- 
ment; il  se  couvre  et  il  attaque,  au  besoin,  de  sa  parole  agile  et  poin- 
tue, comme  un  bretteur  de  son  épée.  Sans  humilité  ni  onction  apo^o- 
lique,  il  a  choisi  pour  s}>oi't  favori  la  recherche  et  le  relèvement  des 
coupables;  il  affirme  en  souriant  qu'il  se  plaît,  à  peu  près  sans  rivaux, 
dans  cette  «spécialité  »  peu  séduisante;  il  a  pris  pour  devise,  cet 


RE7UE  DRAMATIQUE. 


939 


homme  de  club,  la  parole  divine  :  «  11  y  a  plus  de  joie  au  ciel  pour  un 
pécheur  qui  se  repent  que  pour  vingt  justes  qui  persévèrent.  »  Voilà 
précisément  une  parole  qui  a  toujours  paru  à  M"'  de  La  Bartherie  peu 
encourageante  pour  les  justes.  Aussi  l'a-t-elle  négligée  pour  s'occuper 
avec  ses  amies,  sous  la  présidence  de  son  époux,  des  «  pauvres  hon- 
nêtes ;  »  Chamillac  ne  demande  pas  mieux  que  de  secourir  ceux-là  par 
surcroît,  à  ses  momens  perdus.  La  séance  est  ouverte;  le  secrétaire  lit 
le  procès-verbal  de  la  réunion  précédente  ;  une  causerie  toute  frivole, 
étrangère  aux  questions  de  charité,  couvre  plaisamment  sa  voix  ;  le 
procès-verbal  est  adopté.  Puis  le  président,  un  Tartufe  («Dévot?., 
demandait  tout  à  l'heure  Sophie  Ledieu  à  Hugonnet.  —  Pense  pas, 
repondait  le  peintre  :  tu  sais,  y  en  a  de  laïques...  »),  ce  Tartufe  qui  a 
l'éloquence  de  Pru  Ihomme,  La  Bartherie,  cite  à  comparaître  devant 
lui  et  devant  ces  dames  en  toilette  de  bal  quelques  pauvres  gens,  un 
maraîcher,  une  blanchisseuse,  un  ou\Tier  des  ports,  épiés  et  convain- 
cus d'avoir  démenti  par  de  prétendues  fautes  cette  bonne  renommée 
qui  leur  a  valu  la  faveur  de  la  société.  L'ou\Tier,  harcelé  de  questions, 
s'emporie  et  manque  de  respect  au  président  ;  il  serait  rayé  de  la 
bienheureuse  liste  et  précipité  dans  les  ténèbres  extérieures,  si  Cha- 
millac, dont  la  bienfaisance  a  sa  police  secrète,  ne  murmurait  quel- 
ques mots  à  l'oreille  de  l'austère  La  Bartherie,  dont  il  connaît  les 
peccadilles.  Que  celui  de  nous  qui  est  sans  péché  jette  la  pierre  au 
coupable  :  ce  ne  peut-être  La  Bartherie;  serait-ce  Chamillac  ?  11  sauve, 
au  contraire,  le  malheureux  qu'on  allait  lapider.  Ainsi  se  termine  cette 
scène  franchement  satirique,  où  s'expose  en  action  la  philosophie  de 
l'ouvrage,  m  se  déclare  en  badinant  le  caractère  du  héros,  et  qui 
donne  au  spectateur,  en  soulevant  le  rire,  un  dernier  répit.  Tout  de 
suite  après,  le  drame  éclate. 

Au  moment  où  le  comité  se  disperse,  Maurice  de  La  Bartherie,  le 
frère  de  Jeanne,  apparaît,  pâle,  éperdu,  et  demande  un  entretien  à 
Chamillac.  Il  vient  d'apprendre  que  celui-ci,  d'accord  avec  un  autre 
membre  de  leur  club,  l'a  mis  en  demeure  de  payer  une  dette  de  jeu, 
70,000  francs  qu'il  a  perdus  dans  certaines  circonstances  aggravantes; 
faute  de  quoi,  demain,  à  midi,  il  sera  affiché,  c'est-à-dire  bientôt  chassé 
du  club,  et  aussitôt  de  l'armée.  11  sollicite  un  délai  ;  Chamillac,  avec 
une  sévérité  dont  la  raideur  même  et  la  dignité  nous  font  supposer 
qu'il  a  ses  raisons,  refuse  tout  arrangement  et  se  retire.  Alors,  sur- 
pris par  sa  sœur,  Maurice  lui  avoue  sa  détresse.  Recourir  à  son  père  ? 
Il  n'ose.  Accepter  que  Jeanne  paie  sa  dette?  Mais  la  fortune  de  la  jeune 
femme  est  déjà  inscrite  dans  son  contrat  de  mariage,  et,  sans  l'appro- 
bation de  son  flancé,  elle  ne  peut  rien  en  distraire  :  or  son  fiancé  est 
ce  rébarbatif  cousin  qui,  de  sa  vie,  ne  pardonnerait  pas  cette  faute  à 
.Maurice.  Accepter,  au  moins,  ce  collier  qu'elle  détache  de  son  cou?  Non, 


940  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

non,  il  ne  veut  pas  dépouiller  sa  sœur.  11  relève  la  tête  ;  il  ne  tirera  de 
secours  que  de  son  courage  et,  ajoute-t-il,  —  voyant  M"'*  de  Tryas  agitée 
de  pressentimens  sinistres,  —  de  ses  amis.  11  promet  qu'il  ne  tentera 
rien  contre  lui-même  avant  d'avoir  embrassé  son  père,  et  il  s'enfuit. 
Mais  que  vaut  un  pareil  serment?  M"»*  de  Tryas  jette  une  sortie  de  bal 
sur  ses  épaules  :  «  On  dira  ce  qu'on  voudra;.,  je  ne  veux  pas  que  mon 
frère  se  tue  !  » 

Au  troisième  acte,  nous  précédons  la  noble  et  imprudente  jeune 
femme  chez  le  créancier  de  son  frère.  Hugonnet  vient  faire  confidence 
à  Chamiïlac  de  la  jalousie  et  des  craintes  de  Sophie  ;  Chamillac  l'écoute 
gravement  et  murmure  par  deux  fois,  avec  un  air  pensif,  d'une  voix 
sourde  :  «  C'est  drôle...  »  Aussi  bien,  Chamillac,  à  la  maison,  n'est 
plus  armé,  comme  dans  le  monde,  de  brillante  ironie;  sérieux  et 
même  sombre,  il  laisse  deviner  en  lui  quelque  vieil  homme  qui  ne 
dira  pas  volontiers  tout  son  secret.  Il  en  révèle  pourtant  une  part  à 
son  ami  :  l'instinct  de  Sophie  ne  s'est  pas  éveillé  à  tort;  il  s'est  seu- 
lement égaré.  Chamillac  tiendra  parole  à  sa  prosélyte,  il  l'épousera  : 
car,  s'il  aime  une  autre  femme,  c'est  la  seule,  justement,  qu'il  lui 
soit  défendu  d'espérer.  Cet  inaccessible  objet,  ce  n'est  pas  M""  de  La 
Bartherie  :  à  quoi  bon  en  dire  davantage?  Hugonnet,  comprend-il 
seulement  la  douleur  secrète  de  Chamillac?  Cela  lui  est-il  jamais 
arrivé,  à  lui,  d'apercevoir  une  femme  qui  ferait  son  bonheur  et  d'en 
être  séparé  par  un  abîme?  A  cette  question  il  répond  simplement  :  «  Et 
pourquoi  cela  ne  me  serait-il  jamais  arrivé,  à  moi?  » 

Mais  Sophie  Ledieu  vient  elle-même,  et  Hugonnet  la  laisse  avec  Cha- 
millac. Elle  déclare  que,  depuis  quatre  années,  aussi  bien  que  les  habi- 
tudes d'une  honnête  femme,  elle  en  a  pris  les  sentimens;  elle  repous- 
sera la  main  de  Chamillac  si  elle  n'est  pas  assurée  de  son  cœur,  et  elle 
lui  rend  sa  parole;  il  refuse  de  la  reprendre,  jurant  qu'il  n'a  ni  liaison 
ni  intrigue.  Intéressée  à  le  croire ,  elle  se  jette  dans  ses  bras.  A  ce 
moment,  une  personne  voilée  paraît  ;  la  fllle  d'opéra  se  retrouve  pour 
invectiver  la  femme  du  monde  qu'elle  soupçonne  sous  ce  voile  :  «  Moi, 
du  moins,  madame,  je  ne  me  cachais  pas  !  —  Je  ne  me  cache  pas 
non  plus,  dit  M'""  de  Tryas  en  découvrant  son  visage.  —  Vous,  madame  ! 
c'est  vous!  »  balbutie  la  danseuse,  confuse  et  illuminée  comme  devant 
l'apparition  d'une  Notre-Dame  de  Luchon.  «  Ne  me  dites  pas  pour- 
quoi vous  êtes  ici;  ce  ne  peut  être  que  pour  une  raison  bonne  et  hon- 
nête; j'en  respecte  le  mystère  et  je  me  retire.  » 

Demeuré  seul  en  face  de  M"'°  de  Tryas,  qui  tremble,  Chamillac  tremble 
presque  autant  qu'elle.  D'une  voix  émue  et  d'un  geste  qui  ose  ù  peine 
être  protecteur,  il  l'invite  à  s'asseoir;  il  lui  épargne  la  moitié  de  sa 
supplique.  Avec  une  conviction  étrange,  un  zèle  de  damné  qui  se  serait 
échappé  de  l'enfer  pour  en  détourner  les  vivans,  il  lui  parle  des  dan- 


REVUE   DRAMATIQUE.  941 

gers  où  la  passion  du  jeu  entraînait  son  frère  ;  il  a  voulu  donner  une 
leçon  au  jeune  homme;  il  lui  laisse  passer  une  nuit  terrible,  entre  le 
déshonneur  et  le  suicide;  mais  il  a  déjà  payé,  au  nom  de  Maurice,  l'au- 
tre créancier,  et,  pour  sa  part  de  gain,  il  l'en  tient  quitte  ou  lui  donnera 
tous  les  délais  nécessaires.  «  Et  la  dette  de  reconnaissance,  soupire 
avec  ravissement  M""*  de  Trj  as,  comment  la  paierons-nous  jamais  ?  — 
Un  peu  d'amitié  suCBra,  »  répond  Chamillac,  qui  paraît  faire  un  héroïque 
effort  pour  contenir  ses  sentimens. 

Un  bruit  de  voix  dans  l'antichambre  ;  la  porte  est  brusquement  ou- 
verte :  c'est  le  commandant  d'illiers,  averti  par  M"*  de  La  Bartherie, 
qui  force  la  consigne.  D'un  ton  provocant,  il  explique  sa  visite  :  il  a 
vu  la  voiture  de  sa  fiancée  devant  l'hôtel.  «  C'est  à  madame  et  non  à 
moi  que  doivent  s'adresser  vos  excuses,  »  prononce  Chamillac  ;  il  sa- 
lue profondément  M™*  de  Tryas,  incline  à  peine  la  tête  devant  Robert, 
et  va  dans  la  pièce  voisine  attendre  la  fin  de  leur  explication.  Droite 
et  résolue,  Jeanne  garde  le  secret  de  son  frère  et  refuse  de  se  justi- 
fier ;  avec  une  fierté,  une  délicatesse  parfaite,  elle  donne  les  raisons 
de  son  refus  :  «  Si  tout  ce  qui  est  obscur  vous  est  suspect,  si  tout  ce 
qui  est  suspect  est  criminel,  où  sera  la  pals  de  notre  vie  commune  ? 
où  sera  la  dignité?  où  sera  le  bonheur?  »  Et  elle  compare  l'obstinée 
défiance  du  gentilhomme  à  la  grandeur  d'àme  de  cette  pauvre  fille  qui, 
tout  à  l'heure,  la  trouvant  chez  l'homme  qu'elle  aime,  s'est  retirée 
sans  une  question,  sans  une  plainte  :  avec  une  sorte  d'autorité  reli- 
gieuse, elle  fait  honte,  par  l'exemple  de  cette  humble,  aux  exigences 
de  ce  superbe.  Et,  comme  il  persiste,  elle  rappelle  Chamillac  :  «  Mon- 
sieur veut  savoir  pourquoi  je  suis  venue  ici.  Je  dédaigne  de  le  lui  dire  ; 
d'ailleurs,  il  ne  me  croirait  pas;  je  vous  permets,  je  vous  prie,  je  vous 
ordonne  de  le  lui  apprendre.  Adieu'.  »  Restés  en  présence,  les  deux 
hommes  se  toisent  :  «  J'attends,  monsieur,  fait  le  commandant.  — 
Vous  n'attendez  rien  ;  en  obéissant  aux  ordres  de  madame,  j'aurais 
l'air  d'obéir  aux  vôtres.  »  En  face  d'un  rival  menaçant ,  Chamillac  se 
paie  de  ce  sophisme  ;  sans  doute  aussi,  après  que  M"*  de  Tryas  a 
renoncé,  presque  malgré  elle,  à  défendre  son  secret,  il  croit  devoir 
prolonger  la  défense.  Et,  comme  Robeit  d'illiers  s'écrie  :  «  Prenez 
garde,  monsieur;  aux  sentimens  dont  vous  semblez  animé  contre 
le  fiancé  de  M™*  de  Tryas,  prenez  garde  de  laisser  deviner  ceux  que 
vous  nourrissez  pour  elle  1  —  Ah  !  ce  secret-là,  répond  Chamillac,  c'est 
le  mien,  et  je  puis  vous  le  dire.  —  Eh  bien?..  —  Eh  bien!..  »  fait-il 
en  se  rapprochant  de  Robert,  les  yeux  dans  les  yeux,  d'une  voix  basse 
où  vibre  et  gronde  toute  la  force  d'un  homme  qui  soulage  son  cœur  : 
«  ...  Je  l'adore!  » 

Rarement  ai-je  senti  un  coup  de  théâtre  qui  me  surprît  plus  fort  et 
qui  ébranlât  davantage  les  âmes  autour  de  moi.  L'émotion  est  à  peine 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

calmée  quand  le  quatrième  acte  commence.  Le  général  de  La  Bar- 
therie  est  de  retour  ;  c'est  lui  que  le  commandant  d'illiers,  en  uni- 
forme, vient  prier  de  reprendre  sa  parole.  «  La  raison  de  celte 
démarche,  monsieur  ?  Je  vous  somme  de  me  la  dire.  —  M™*  votre 
fille,  avec  plus  de  convenance  que  moi,  pourra  vous  la  faire  connaître.» 
Interrogée  à  son  tour,  Jeanne  expose  le  différend  qui  s'est  élevé  entre 
elle  et  M.  d'illiers;  pas  plus  à  son  père  qu'à  son  fiancé,  elle  ne  veut 
dire  pourquoi  elle  se  trouvait,  à  cette  heure  avancée  de  la  nuit,  chez 
M.  de  Chamillac.  Ce  Chamillac,  le  général  lé  connaît  pour  l'avoir  eu 
sous  ses  ordres,  il  y  a  une  quinzaine  d'années,  en  Afrique  :  un  cer- 
veau brûlé,  en  ce  temps-là:  il  l'a  perdu  de  vue  depuis;  mais  il  n'ad- 
met pas  que  sa  fille  lui  ait  fait  une  pareille  visite  sans  fournir,  à 
présent  du  moins,  quelque  forte  excuse.  Il  la  presse  de  questions  indi- 
gnées, quand  Maurice  intervient,  comprend  la  situation  et  déclare  sa 
faute.  C'est  lui  alors  que  le  général  accable  de  reproches,  à  la  façon 
d'un  Romain  de  Corneille  qui  gourmanderait  la  lâcheté  de  son  fils  :  le 
fils  d'un  tel  père  doit-il  risquer  comme  enjeu  l'honneur  de  la  famille? 
Un  officier  français,  d'ailleurs,  ne  doit-il  pas  se  rappeler  aujourd'hui 
qu'il  y  a  des  divertissemens  interdits  aux  personnes  en  deuil  ?  u  Ah  ! 
s'écrie  le  jeune  homme,  on  demande  des  volontaires  là-bas  ;..  laissez- 
moi  y  courir!  »  Et  l'éloquence  paternelle  s'achève  en  bonhomie  :  une 
petite  tape  sur  la  joue,  et  le  général  mèoe  le  sous-lieutenant  chez  le 
ministre  pour  lui  obtenir  cette  faveur  d'aller  au  Tonkin  ou  au  Sénégal. 
Entre  temps,  le  commandant,  lui  aussi,  qui  a  péché  par  détiance,  a 
demandé  sa  grâce  ;  mais  M'""  de  Tryas  lui  a  répondu  :  u  Vous  avez  été 
cause,  monsieur,  que,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  mon  père  a 
douté  de  moi;  je  ne  l'oublierai  jamais.  »  11  a  crié  :  «Adieu!  »  et  s'est 
enfui;  Maurice  le  retrouvera  peut-être  sur  le  paquebot. 

M*'*"  Ledieu  fait  demander  si  M™"  de  Tryas  veut  la  recevoir  :  Oui, 
certes.  La  pauvre  fille  s'excuse  des  indélicatesses  de  langage  qu'elle 
pourrait  commettre  en  traitant  une  étrange  matière.  Elle  pense  que 
Chamillac,  s'il  l'a  jamais  aimée  d'amour,  ne  l'aime  plus  que  d'amitié; 
elle  croit  qu'il  aime  une  autre  femme;  est-il  payé  de  retour?  Voilà  ce 
dont  elle  s'enquiert,  en  toute  ingénuité,  en  toute  noblesse  de  cœur. 
M""  de  Tryas  se  défend  d'avouer  à  Sophie,  ou  plutôt  de  s'avouer  à  elle- 
même  ses  sentimens.  Elle  les  laisse  éclater  pourtant  avec  ses  larmes, 
lorsqu'elle  apprend  que  Chamillac  et  Robert  se  sont  battus  ce  matin, 
et  que  cet  homme, dont  la  magnanimité  virile  a  touché  son  âme,  a  été 
grièvement  blessé  pour  elle.  Le  général  revient;  il  se  croise  sur  le 
seuil  avec  Sophie,  que  sa  fille  lui  présente  comme  la  fiancée  do  M.  de 
Chamillac.  «  Que  faisait  ici  cette  personne?  —  Elle  pleurait  avec  moi, 
mon  père.  —  Aimerais-tu  cet  homme?  —  J'ai  pour  lui  une  profonde 
estimo.  —  (î'est  que  tu  es  une  petite  don  Quichotte,  toi  aussi,  et  qu'il 


REVLE    DRAMATIQUE.  943 

pourrait  bien  avoir  intéressé  ton  imagination.  Or,  sache -le  bien,  un 
obstacle  infranchissable  vous  sépare.  —  Lequel?  —  S'il  meurt,  inutile 
que  je  te  le  dise;  s'il  vit,  c'est  lui-même  qui  te  le  dira.  » 

L'anxiété  du  public  est  presque  douloureuse  :  il  est  temps  que  le 
mot  de  l'énigme  vienne  détendre  les  esprits.  Le  rideau  se  lève  sur 
le  cinquième  acte  ;  voici  Chamillac,  après  trois  mois  de  souffrances, 
guéri  de  sa  blessure,  qui  reçoit  une  amusante  et  touchante  \isite  :  une 
visite  de  noces,  oui  vraiment.  Sophie  Ledieu,  pour  mieux  rendre  à 
Chamillac  sa  liberté,  a  engagé  la  sienne  :  s'étant  aperçue  que  l'ami 
Hugonnet  l'aimait  «  comme  une  bête,  »  elle  l'a  épousé.  Ils  se  sont 
mariés  aujourd'hui  à  la  mairie  et  à  l'église  ;  elle  vient  elle-même,  avec 
Hugonnet,  faire  part  de  cette  nouvelle  à  Chamillac,  en  souriant  et  ca- 
chant ses  larmes.  —  Allez  en  paix,  Sophie  Ledieu,  bonne  et  saine  pe- 
tite âme  !  Il  vous  est  beaucoup  pardonné  parce  que  vous  avez  beaucoup 
aimé;  vous  êtes  aimée,  à  votre  tour,  par  un  honnête  homme  qui  vous 
estime  ;  et  ce  pis-aller,  nous  en  avons  l'espérance,  ne  vous  sera  pas 
sans  douceur. 

Le  général  L.  C'est  la  statue  du  commandeur,  en  redingote  bouton- 
née. Il  va  emmener  sa  fille  pour  un  long  voyage;  il  ne  veut  pas  qu'elle 
emporte  de  soupçons  contre  sa  justice,  ni  d'illusions  ni  de  regrets.  Il 
veut  que  Chamillac  en  personne  lui  révèle  quel  abîme  était  creusé 
entre  eux;  il  exige  ce  service  comme  le  paiement  d'une  dette  sacrée. 
Chamillac  est  secoué  d'un  spasme  ;  il  se  débat,  par  instinct,  à  la  façon 
d'un  condamné  sur  l'échafaud;  pourtant  il  se  soumet.  «  Quand,  mon 
général?  —  Tout  de  suite.  »  M"'*  de  Tryas  est  appelée.  Encore  un  mou- 
vement convulsif  de  révolte,  encore  une  prière  ;  et  puis  Chamillac  com- 
mence sa  confession.  Oh  !  le  dur  chemin  de  croix  qu'il  monte,  meur- 
trissant et  souillant  son  âme,  sous  les  yeux  de  la  femme  qu'il  adore! 
Au  milieu,  il  tombe  sur  les  genoux  et  demande  grâce  ;  le  général, 
d'un  geste  impérieux,  le  chasse  plus  avant;  il  poursuit  sa  route,  le 
misérable,  et  gravit  tout  son  calvaire.  Oui,  naguère,  en  Afrique,  alors 
qu'il  était  petit  officier  dans  le  régiment  du  colonel  de  La  Bartherie, 
Chamillac  a  joué,  il  a  perdu;  acculé  par  ses  créanciers,  pris  de  dé- 
lire, il  a  trouvé  une  lettre  chargée  sur  la  table  du  colonel,  il  a  volé. 
Surpris  par  M.  de  La  Bartherie,  qui  seul  a  connu  son  crime,  sommé 
de  se  faire  justice  lui-même,  il  a  demandé  la  mort  d'un  soldat;  par 
la  grâce  du  colonel,  il  a  pu  la  chercher  le  lendemain  dans  un  combat 
contre  les  Arabes,  et  ce  n'est  pas  de  sa  faute  s'il  n'y  a  trouvé  que 
vingt  blessures.  Guéri,  un  an  après,  il  s'est  représenté  devant  son 
juge  :  «  Voulez-vous  que  je  recommence?  »  Mais,  dans  l'intervalle,  il 
avait  hérité  d'une  grosse  fortune  :  «  Tu  as  mieux  à  faire  maintenant, 
lui  a-t-il  été  répondu;  vis  pour  le  bien  de  tes  semblables.  »  Il  a,  de 
son   mieux ,   accompli  cette  mission,  en  gardant  à  M.    de  La  Bar- 


9hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

therie  une  reconnaissance  qu'il  lui  prouve  aujourd'hui,  hélas!  bien 
chèrement. 

Après  ce  récit,  composé  à  merveille  et  dit  à  miracle,  —  de  sorte  que, 
malgré  sa  longueur  extraordinaire  et  son  caractère  pénible,  on  n'en 
voudrait  rien  retrancher,  —  le  pénitent  s'incline,  les  bras  ballans,  les 
yeux  inertes;  il  semble  qu'après  cette  agonie,  sa  pensée  soit  morte. 
«  Relevez  la  tête,  monsieur,  dit  simplement  M™*  de  Tryas  et  prenez 
ma  main.  »  Il  la  considère  avec  égarement,  il  se  tourne  vers  le  géné- 
ral ;  mais  celui-ci,  d'une  voix  forte  :  «  L'expiation  est  complète  ;  mon 
fils,  embrasse  ta  femme  !  » 

Les  applaudissemens  éclatent.  Les  acteurs  en  doivent-ils  prendre 
leur  part?  Oui,  sans  doute,  M"«  Bartet,  dans  le  personnage  de 
M"'"  de  Tryas,  est  exquise,  avec  plus  d'onction  peut-être  et  plus  de 
grâce  que  jamais,  M.  Coquelin  a  trouvé  dans  Chamillac  le  meilleur 
de  ses  rôles  modernes,  au  moins  de  ses  rôles  sérieux,  avec  celui  du 
duc  de  Septmonts;  et,  s'il  est  excellent  ici  comme  dans  l'Étrangère, 
il  l'est  peut-être  d'une  façon  encore  plus  surprenante  :  élégance  et 
gravité  de  maintien,  sobriété  de  diction  et  de  mimique,  virilité  d'ac- 
cent, sincérité  de  passion,  il  a  tout  cela  et  ce  je  ne  sais  quoi  d'origi- 
nal qui  fait  d'un  personnage  une  personne.  M"«  Tholer,  MM.  Febvre, 
Laroche,  de  Féraudy  et  CoqueUn  cadet,  sous  les  noms  de  M™*  de  La 
Bartherie,  du  général,  du  commandant,  du  peintre  et  du  député,  ont 
rempli  notre  attente;  M™*  Jeanne  Samary,  pour  bien  représenter  So- 
phie Ledieu,  ne  manque  de  rien  que  de  sagesse  dans  le  choix  de  ses 
toilettes,  d'un  peu  de  distinction  naturelle  et  de  conviction;  M.  Henri 
Samary,  son  frère,  pour  figurer  au  naturel  le  jouvenceau  Maurice,  a 
l'inexpérience  de  son  âge  :  faut- il  regretter  durement  qu'il  n'y  joigne 
pas  un  peu  d'art? 

Mais,  quel  que  soit  le  mérite  des  interprètes,  le  public  se  réjouit  de 
cette  pièce  comme  d'une  intéressante  occasion  d'honorer  l'auteur,  et 
c'est  justice.  Comment  ne  pas  reconnaître  ici  la  délicatesse  des  carac- 
tères, la  convenance  des  mœurs,  la  hardiesse  de  la  composition,  l'éner- 
gie nerveuse  de  l'allure?  Surtout  il  convient  de  saluer,  pour  la  hauteur 
de  sa  morale  et  pour  les  bonnes  manières  de  son  style,  le  poète  dra- 
matique et  romanesque,  le  rare  écrivain  qui,  depuis  Rédemption  et  la 
Crise  jusqu'à  Chamillac,  a  gardé  ce  double  privilège,  précieux  en  tout 
temps  et  presciue  prodigieux  en  celui-ci,  de  se  montrer  évangélique 
et  galant  homme. 


Louis  Gânderax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


1 1  avril. 


On  parle  souvent  de  progrès  et  on  se  sert  de  ce  mot  à  tout  propos, 
en  l'appliquant  aux  plus  vaines  chimères,  aux  plus  stériles  fantaisies, 
aux  aventureuses  expériences  des  réformateurs  qui  ne  réforment 
rien.  Il  y  aurait  un  progrès  bien  simple,  bien  utile,  plus  que  jamais 
enviable,  ce  serait,  suivant  l'expression  de  M.  Guizot,  de  rentrer  dans 
l'ordre,  puisque  depuis  longtemps  on  en  est  sorti.  Et  qu'on  n'attache 
pas  à  ce  mot  un  sens  vulgaire  et  maussade  de  réaction  :  les  réactions 
ne  servent  à  rien,  elles  ne  sont  qu'une  autre  forme  du  désordre.  Ren- 
trer dans  l'ordre,  en  politique,  c'est  mettre  le  bon  sens  dans  la  con- 
duite, une  droiture  active  et  vigilante  dans  l'administration,  l'écono- 
mie dans  les  finances,  l'équité  dans  les  lois  :  c'est  pour  les  pouvoirs 
publics  se  respecter  mutuellement,  rester  chacun  dans  ses  attributions 
et  dans  son  rôle,  les  parlemens  dans  leur  droit  de  contrôle,  les  gou- 
vernemens  dans  leur  droit  et  dans  leur  responsabilité  de  direction; 
c'est  cesser  ce  jeu  cruel  qui  consiste  à  parler  de  prospérité  en  multi- 
pliant les  gaspillages  et  les  emprunts,  à  prétendre  servir  l'industrie 
avec  les  agitations  ou  avec  des  complaisances  pour  toutes  les  agita- 
tions, à  décorer  du  nom  de  libéralisme  les  guerres  aiLX  croyances. 
L'ordre,  enûn,  c'est  le  respect  de  tous  les  droits,  de  toutes  les  garan- 
ties et  surtout  de  la  vérité.  Quand  on  se  décidera  à  rentrer  dans  cet 
ordre,  ce  sera  le  progrès,  le  plus  utile  des  progrès  pour  le  moment. 
Jusque-là  on  ne  réussira  qu'à  s'agiter,  à  aggraver  les  difficultés  que  la 
passion  imprévoyante  des  partis  a  préparées,  devant  laquelle  les  gou- 
vernemens  affaiblis,  toujours  menacés,  s'arrêtent  impuissans. 

TOME  LiXlY.  —  1886,  CO 


946  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  vérité  est  qu'on  sent  bien  quelquefois  ces  difficultés,  qui  sont  cer- 
tainement nombreuses,  qui  renaissent  tous  les  jours  dans  les  affaires 
financières  et  industrielles  comme  dans  les  affaires  morales   de  la 
France,  mais  qu'on  recule  devant  l'aveu  des  fautes  qui  les  ont  créées 
et  accumulées  depuis  quelques  années.  On  sent  le  mal,  on  ne  veut 
pas  en  avouer  la  cause  ;  on  ne  veut  pas  convenir  qu'on  s'est  trompé, 
pour  n'avoir  pas  à  reconnaître  que  le  mieux  serait  sans  doute  de  chan- 
ger de  politique.  Avant  tout  on  tient  à  sauver  l'intérêt  de  parti,  dût-on  • 
employer  tous  les  artifices,  —  et  voilà  ce  qui  arrive  !  Au  moment  des 
élections,  lorsqu'on  est  intéressé  à  abuser  l'opinion,  à  prolonger  au 
moins  les  illusions  du  pays,  les  protestations  officielles  sont  répan- 
dues  à  profusion  jusque  dans  le  moindre  village  contre  ceux  qui 
osent  parler  des  embarras  financiers,  des  déficits,  de  la  nécessité  de 
nouveaux  emprunts  et  de  taxes  nouvelles.  Ce  n'est  là  qu'une  inven- 
tion monarchiste  et  cléricale,  imaginée  pour  discréditer  la  république 
et  les  républicains  I  II  y  a  trois  mois  à  peine,  un  nouveau  ministère  se 
forme,  et  plus  que  jamais  il  déclare  qu'il  n'y  aura  ni  emprunts  ni  im- 
pôts :  c'est  toujours  pour  répondre  aux  réactionnaires  !  Puis  arrive  ce- 
pendant un  jour,  il  y  a  moins  d'un  mois  de  cela,  oii  M.  le  ministre  des 
finances  est  obligé  de  proposer,  avec  son  budget,  un  emprunt  de  quinze 
cents  millions  pour  dégager  la  dette  flottante,  une  augmentation  d'im- 
pôt pour  combler  les  déficits  et  pour  suffire  aux  dépenses  nouvelles. 
On  feint  alors  la  surprise.  La  commission  du  budget  se  débat,  ajourne 
ou  scinde  les  projets  ministériels,  réduit  l'emprunt  à  neuf  cents  mil- 
lions, —  et  M.  le  président  du  conseil,  qui  est  un  esprit  plein  de  res- 
sources, survient  fort  à  propos  pour  tout  arranger  avec  la  commission 
en  lui  laissant  entrevoir  une  fois  de  plus  le  fantôme  monarchiste! 
M.  le  président  du  conseil  est  homme  à  tout  expliquer  et  à  tout  conci- 
lier en  démontrant  merveilleusement  que  la  déclaration  du  mois  de 
janvier  ne  dit  pas  ce  qu'on  lui  fait  dire,  que  l'emprunt  proposé  n'est 
pas  un  emprunt,  que  tout  est  pour  le  mieux  dans  la  plus  prospère  des 
situations,  et  que  les  républicains  après  tout,  peuvent  se  rassurer. 
C'est  entendu  1  Ouvrir  le  grand  livre  pour  les  quinze  cents  millions  ré- 
clamés par  le  gouvernement  ou  pour  les  neuf  cents  millions  qui  ont 
été  accordés  en  définitive,  ce  n'est  pas  emprunter,  au  dire  de  M.  le 
président  du  conseil.  Demander  des  ressources  au  crédit  et  des  impôts 
nouveaux,  c'est  un  signe  de  prospérité, —  c'est  surtout  le  signe  d'une 
administration   prévoyante.  Et  voilà  comment,  pour  dissimuler  des 
fautes,  on  est  obligé  de  se  contredire  sans  cesse,  comment  aussi,  pour 
pallier  des  contradictions,  on  est  réduit  à  recourir  aux  plus  bizarres 
subtilités  l 

Qu'un  emprunt  fût  nécessaire  dans  une  situation  ûnanciëre  devenui 
difficile,  en  dépit  de  toutes  les  déclarations,  soit;  ce  n'est  pas  là  co 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  947 

qu'il  y  a  d'extraordinaire.  Si  on  ne  peut  pas  faire  autrement,  il  faut 
bien  s'y  soumettre,  et  ce  qu'il  y  aurait  de  mieux,  en  ce  cas,  ce  serait  de 
procéder  simplement,  en  tâchant  du  moins  de  profiter  des  expériences 
malheureuses  auxquelles  on  s'est  livré;  mais  ce  qu'il  y  a  d'étrange, 
c'est  de  tout  déguiser,  d'aller  chercher  mille  atténuations,  mille  expli- 
cations de  fantaisie,  et  rien,  certes,  sous  ce  rapport,  n'est  plus  curieux 
que  cette  discussion  récente  qui  a  uni  par  le  vote  de  l'emprunt  nou- 
veau, réduit  à  neuf  cents  millions.  Qui  le  croirait?  on  explique  tout 
par  le  passé,  par  les  régimes  déchus,  et  les  fautes  qu'on  commet  à 
leur  exemple,  et  l'exclusion  des  conservateurs  de  la  commission  du  bud- 
get, et  les  découverts  qui  pèsent  sur  le  trésor.  Un  des  grands  finan- 
ciers républicains,  M.  Jules  Roche,  a  cru  devoir  recommencer  cette  his- 
toire, qui  n'est  ni  nouvelle  ni  sérieuse. —  Et  quand  les  monarchies,  qui 
se  sont  succédé  au  courant  du  siècle,  auraient  commis  des  fautes, 
est-ce  une  raison  pour  les  imiter  et  les  aggraver  ?  Quand  elles  auraient 
laissé  des  découverts,  est-ce  une  raison  pour  y  ajouter  sans  cesse  au- 
jourd'hui, pour  les  augmenter  démesurément?  A  chacun  sa  responsa- 
bilité. Ces  régimes  anciens  ont  eu  sans  doute  leurs  dépenses;  ils  ont 
pu  avoir  leurs  erreurs,  ils  ont  eu  aussi  leurs  grandeurs  qu'on  n'imite 
pas.  La  dernière  assemblée  nationale  elle-même,  qu'on  met  si  souvent 
en  cause  quand  il  s'agit  de  l'accuser,  cette  assemblée  a  eu  à  liquider 
les  désastres  de  la  dernière  guerre  et  elle  les  a  liquidés  victorieuse- 
ment; elle  a  laissé  une  situation  financière  libre  et  forte.  La  responsa- 
bilité des  républicains  commence  au  moment  oii  ils  ont  pris  le  pouvoir, 
et,  à  dater  de  ce  jour,  s'ouvre  ce  règne  qui  leur  appartient,  où  en  peu 
de  temps  les  dépenses  ordinaires  ont  augmenté  de  600  à  700  mil- 
lions, où  les  découverts  ont  atteint  un  chiffre  supérieur  à  celui  des 
découverts  de  tous  les  autres  gouvernemens  pendant  un  demi-siècle, 
où  la  dette  s'est  accrue  en  pleine  paix  de  plusieurs  milliards,  où  les 
déficits  s'échelonnent  d'année  en  année.  Est-ce  que  la  restauration  et 
la  monarchie  de  juillet  sont  pour  rien  dans  les  dettes  et  les  déficits 
infligés  au  pays  depuis  six  ou  sept  ans? 

Eh  bien  !  soit,  dit-on,  on  a  emprunté,  on  a  dépensé  beaucoup  en  peu 
de  temps;  mais  de  quels  biens  n'a-t-on  pas  comblé  le  pays?  Ou  lui  a 
donné  des  chemins  de  fer,  des  canaux,  des  écoles.  Assurément  il  faut 
bien  que  tout  cet  argent  ait  été  dépensé  d'une  certaine  manière,  et  per- 
sonne ne  suppose  que  les  ministres  des  finances  ou  les  membres  de  la 
commission  du  budget  en  aient  fait  leur  profit;  mais  ce  qu'on  reproche, 
ce  qu'on  a  le  droit  de  reprocher  aux  financiers  républicains,  c'est  d'avoir 
tout  épuisé  dans  un  intérêt  de  parti,  d'avoir  engagé  à  outrance  les  res- 
sources du  pays,  et,  en  dépensant  beaucoup,  d'avoir  dépensé  sans  choix, 
sans  ordre,  sans  discernement.  Le  résultat  est  cette  situation  où  M.  le 
ministre  des  finances  en  est  venu  à  juger  nécessaire  de  s'arrêter,  de  pro- 


9Ù8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poser  une  sorte  de  liquidation.  Est-ce  du  moins  une  liquidation  réelle  et 
sérieuse,  qui  serait  encore  un  acte  de  sagesse?  Évidemment  il  n'en  est 
rien  dans  la  pensée  de  la  commission  du  budget  et  des  républicains  de 
la  chambre.  On  commence  d'abord  par  nier  la  nécessité  de  la  liquida- 
tion pour  finir  par  accorder  à  M.  le  ministre  des  finances  une  partie 
de  ce  qu'il  demande.  11  est  bien  clair  que  ce  n'est  là  qu'un  médiocre 
expédient,  qu'avant  peu  on  se  retrouvera  dans  les  mêmes  embarras, 
sous  le  poids  des  mêmes  nécessités.  Ce  sera  à  recommencer,  et  l'er- 
reur du  gouvernement  est  de  se  prêter  à  cette  perpétuelle  équivoque. 
Malheureusement  le  ministère  ne  fait  ici  que  ce  qu'il  fait  en  tout, 
cédant  à  ses  alliés  de  l'extrême  gauche  pour  avoir  une  paix  qu'on  lui 
mesure,  une  vie  toujours  disputée,  toujours  menacée.  11  traite  les  fi- 
nances comme  il  traite  les  affaires  industrielles  et  religieuses,  ou  il 
ménage  les  passions  radicales,  par  esprit  de  transaction,  à  ce  qu'il 
croit,  —  en  réalité  par  une  faiblesse  qui  compromet  tous  les  intérêts 
sans  relever  son  autorité. 

La  politique  du  gouvernement,  elle  est  tout  entière  dans  la  diffé- 
rence de  sa  conduite  à  cette  heure  même,  en  face  de  deux  incidens 
pénibles,  les  grèves  de  l'Aveyron  et  cette  triste  échauffourèe  qui  vient 
d'ensanglanter  un  village  de  l'Isère  pour  une  cause  religieuse. 

D'un  côté,  on  a  Decazeville,  où  depuis  plus  de  quarante  jours  se  pro- 
longe une  grève  mortelle  pour  l'industrie,  périlleuse  pour  la  paix  pu- 
blique. Ce  que  veulent  réellement  les  ouvriers  mineurs,  ce  n'est  plus 
même  la  question  depuis  longtemps.  La  question  est  tout  entière  dans 
ce  fait  que  les  mineurs  ne  sont  plus  eux-mêmes  maîtres  de  leurs  ré- 
solutions. Les  vrais  chefs  de  la  grève,  ce  sont  les  agitateurs  venus  de 
Paris,  jusqu'à  des  membres  du  parlement  qui  se  sont  échappés  du  Pa- 
lais-Bourbon po»r  aller  se  faire  les  commis  voyageurs  de  la  révolution 
sociale,  comme  ils  l'avouent.  La  grève  a  commencé  par  le  meurtre  d'un 
ingénieur,  accompli  sous  les  yeux  des  autorités  administratives  et  muni- 
cipales inactives;  elle  a  continué  sous  les  yeux  du  parlement  et  du  gou- 
vernement, qui  ont  laissé  à  peu  près  tout  faire,  tout  dire,  et  il  n'a  pas 
tenu  à  M.  le  ministre  de  la  guerre  lui-môme  que  les  soldats  envoyés  pour 
le  maintien  de  Tordre  ne  se  crussent  autorisés  à  partager  leurs  vivres 
avec  les  grévistes;  mais  on  n'en  est  plus  là,  dira-t-on  !  Le  gouverne- 
ment a  pris  une  grande  résolution;  il  a  fait  arrêter  quelques-uns  des 
agitateurs  qui  vont  être  jugés,  et  M.  le  garde  des  sceaux  a  traité  assez 
dédaigneusement  un  obscur  député,  M.  Basly,  qui  a  été  considéré  comme 
un  trop  petit  personnage  pour  être  arrêté.  M.  le  ministre  des  travaux 
publics  a  maintenu  les  principes  lulélaires  de  l'industrie  des  mines  et 
a  défendu  ses  ingénieurs.  La  chambre,  à  la  suite  d'une  interpellation 
récente,  a  voté  un  ordre  du  jour  qui  laisse  toute  liberté  au  gouverne- 
ment et  clic  a  môme  refusé  un  nouveau  congé  à  M.  Basly  pour  ses  pro- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9â9 

menades  à  Decazeville.  —  Oui,  mais  avant,  il  y  avait  eu  d'autres  ordres 
du  jour  passablement  équivoques.  Pendant  six  semaines  on  n'a  rien 
fait;  on  s'est  exposé  à  encourager  par  une  attitude  énigmatique  une 
crise  sans  issue,  et  on  a  laissé  à  des  agitateurs  la  liberté  de  conspirer 
la  ruine  d'une  grande  industrie,  de  préparer  la  misère  de  toute  une 
contrée,  de  toute  une  population  ouvrière.  On  a  certes  poussé  jusqu'à 
la  dernière  limite  la  longanimité  pour  une  agitation  dont  les  chefs 
s'avouent  euï-mêmes  socialistes. 

Voici,  d'un  autre  côté,  cet  incident  de  l'Isère  qui  vient  d'avoir  son 
retentissement  au  Palais-Bourbon  et  dont  il  faudrait  ne  parler  qu'avec 
modération,  précisément  parce  qu'il  est  un  des  signes  les  plus  graves 
de  la  situation  morale  faite  à  la  France  par  une  politique  mal  inspirée. 
C'est  un  véritable  drame  qui  se  passe  dans  un  coin  reculé  du  Dauphiné. 
Une  manufacture,  dont  les  propriétaires  sont  Lyonnais,  possède  une 
chapelle  où,  depuis  plus  de  quarante  ans,  sans  diflQculté,  sans  contes- 
tation, se  fait  le  service  religieux  pour  toute  une  population  ouvrière. 
Un  jour,  le  préfet  du  département  s'avise  de  frapper  d'interdit  cette 
chapelle  ou,  du  moins,  de  contraindre  le  propriétaire  à  demander  une 
autorisation  nouvelle,  et  comme  l'affaire  souffre  quelque  lenteur,  un 
commissaire  de  police  est  envoyé  :  la  porte  lui  est  résolument  fermée 
par  le  directeur  1  Après  le  commissaire  de  police,  c'est  le  sous-préfet 
de  l'arrondissement  qui  arrive  avec  un  attirail  de  guerre,  avec  deux  ou 
trois  brigades  de  gendarmerie,  pour  une  expédition  qui  n'est,  après 
tout,  rien  de  moins  qu'une  violation  de  domicile  :  la  porte  lui  est  encore 
fermée  par  le  directeur,  entouré  de  toute  une  population  frémissante! 
Il  n'en  faut  pas  plus  pour  qu'un  conflit  éclate,  pour  que  le  sang  coule. 
A  quelques  coups  de  feu  tirés  probablement  eu  l'air  par  le  directeur, 
les  gendarmes,  qui  n'ont  pas  dû  agir  sans  ordres,  ripostent  en  fai- 
sant usage  de  leurs  armes,  au  risque  d'atteindre  une  population 
effarée  ou  déjà  en  fuite,  —  et  le  résultat  est  une  femme  tuée,  plusieurs 
autres  femmes  blessées,  le  directeur  lui-même  frappé  peut-être  à 
mort.  C'est  là  le  fait  brutal.  On  peut  dire  sans  doute  que  le  malheu- 
reux directeur,  avec  plus  de  sang-froid,  aurait  pu  se  contenter  de  pro- 
tester, de  faire  constater  une  violation  flagrante  de  domicile  par  effrac- 
tion; mais  les  agens  du  gouvernement  auraient  pu,  eux  aussi,  se 
borner  à  constater  une  contravention  qu'ils  auraient  déférée  à  la  justice. 
Où  était  la  nécessité  d'entrer  en  campagne  contre  des  femmes,' de 
s'exposer  à  verser  le  sang  pour  fermer  une  chapelle  consacrée  au  culte 
depuis  quarante-trois  ans?  Voilà  la  différence:  à  Decazeville,  on  retient 
dans  leurs  casernes  des  gendarmes  dont  la  présence  seule  eût  sans 
doute  suffi  pour  sauver  un  malheureux  ingénieur  ;  dans  Tlsère,  on  ne 
craint  pas  d'aller  à  main  armée  mettre  les  scellés  sur  une  chapelle  ! 
Et  remarquez  bien  qu'il  n'a  tenu  peut-être  qu'à  peu  de  chose  que  des 
incidens  semblables  se  soient  produits  depuis  quelque  temps  sur  d'au- 


950  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

très  points  de  la  France  où  l'on  a  employé  la  force,  tantôt  pour  impo- 
ser un  instituteur,  tantôt  pour  chasser  des  sœurs  défendues  par  la 
population  ! 

C'est  la  triste  conséquence  d'une  politique  où  les  violences  s'enchaî- 
nent, qui  n'est  certes  pas  faite  pour  rendre  au  pays  la  paix  morale  à 
laquelle  il  aspire.  Nous  admettons  tant  qu'on  voudra  que  le  gouverne- 
ment se  serait  bien  passé  d'un  incident  comme  celui  de  Châteauvi- 
lain,  et  que  M.  le  ministre  des  cultes,  comme  il  l'a  laissé  entendre, 
n'avait  pas  prévu  les  conséquences  des  instructions  qu'il  donnait  pour 
fermer  une  chapelle;  mais  en  s'engageant  dans  la  voie  où  il  est  entré, 
le  gouvernement  ne  pouvait  ignorer  qu'il  froissait  des  sentimens  vi- 
vaces  qu'on  ne  blesse  jamais  sans  péril,  et  en  allant  plus  avant,  il  s'ex- 
poserait sûrement  à  plus  d'une  cruelle  surprise,  comme  celle  qui  vient 
d'émouvoir  le  pays,  qui  a  été  hier  encore  l'objet  d'une  discussion  pas- 
sionnée au  Palais-Bourbon. 

Il  n'y  a  que  quelques  jours,  M.  l'archevêque  de  Paris  adressait  à 
M.  le  président  de  la  république  une  lettre  où,  avec  autant  de  modé- 
ration que  de  fermeté,  il  signalait  la  situation  pénible  faite  à  l'église, 
aux  croyances  religieuses',  les  atteintes  incessantes  portées  au  con- 
cordat lui-même.  Que  peut-on  répondre  à  cet  exposé  simple,  précis, 
saisissant  de  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  quelques  années?  Est-ce 
qu'il  n'est  pas  malheureusement  vrai  que  les  partis  qui  ont  la  préten- 
tion de  faire  marcher  la  France  n'ont  qu'une  pensée,  ou,  si  l'on  veut, 
une  passion  unique,  obstinée  dans  les  affaires  religieuses?  On  craint 
d'aller  jusqu'à  la  dénonciation  du  concordat  qui  depuis  quatre-vingt- 
cinq  ans  a  maintenu  la  paix  en  France  ;  on  sent  vaguement  le  danger 
de  cette  épreuve  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état;  mais  on 
poursuit  par  tous  les  moyens,  sous  toutes  les  formes,  la  guerre  aux 
cultes,  à  la  foi  religieuse,  tantôt  par  les  lois  d'enseignement,  tantôt 
par  les  diminutions  ou  les  suppressions  des  traitemens  des  évoques, 
des  chanoines,  des  vicaires,  un  jour  par  la  suspension  de  l'indemnité 
de  pauvres  desservans,  un  autre  jour  par  la  menace  de  sounicltro  le 
clergé  au  service  militaire.  M.  le  cardinal  Guibert  ne  dit  rien  de  plus. 
Son  langage  n'a  rien  d'offensant,  rien  d'irritant  ;  il  signale  avec  tristesse 
le  danger  où  court  le  gouvernement  par  une  politique  qui  livre  aux 
passions  radicales  la  paix  religieuse,  comme  elle  leur  livre  l'ordre  ad- 
ministratif, financier.  Avec  un  peu  de  clairvoyance,  le  gouvernement 
pourrait  s'apercevoir  que  le  moment  est  venu  pour  lui  de  rivaliser  ce 
grand  progrès  de  rentrer  dans  l'ordre  vrai  par  le  resprct  do  toutes 
les  garanties,  et  M.  le  président  du  conseil  est  mieux  placé  que  tous 
ses  collègues  pour  comprendre  que  ce  n'est  pas  avec  une  politique 
énervée  par  les  solidarités  révolutionnaires  qu'il  peut  maintenir  le 
crédit  de  la  France  dans  le  monde. 

Où  on  sont  aujourd'hui  tous  ces  incidons  qui,  depuis  quelques  se- 


RKVn,    —    CHRONIQUE.  951 

maines,  ont  occupé,  ému  l'Europe,  en  montrant,  une  fois  de  plus, 
combien  la  pabc,  la  paix  diplomatique  ou  sociale,  est  toujours  pré- 
caire? Qu'en  est-il  de  l'éternel  imbroglio  oriental  et  de  ces  scènes  ré' 
volutionnaires  qui  ont  récemment  agité  la  Belgique?  Rien  n'est  évi- 
demment fini  eu  Orient  et  on  ne  voit  pas  même  encore  comment  tout 
finira.  Les  représentans  de  l'Europe,  il  est  vrai,  se  sont  réunis  à  Gon- 
stantinople  ;  ils  ont  délibéré,  ils  ont  sanctionné  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  l'arrangement  turco-bulgare  avec  les  modiûcations  désirées 
par  la  Russie,  et  ils  se  sont  empressés  de  transmettre  le  résultat  de 
leur  délibération  au  prince  Alesandre  de  Bulgarie  en  même  temps  qu'à 
Athènes,  en  invitant,  une  fois  de  plus,  le  gouvernement  grec  à  la 
paix.  Rien  de  mieux.  L'Europe  a  notiûé  ses  intentions,  sa  volonté;  seu- 
lement le  prince  Alexandre  ne  semble  pas  disposé  à  se  soumettre  sans 
protestations,  sans  se  réserver  le  droit  de  ne  faire,  lui  aussi,  que  sa 
volonté,  et  à  Athènes  la  notification  européenne  tombe  au  milieu  des 
passions  guerrières  qui  éclatent  dans  le  parlement  grec  réuni  depuis 
peu.  De  telle  façon  que  cette  terrible  affaire  est  loin  d'être  finie,  et 
en  se  prolongeant  elle  risque  toujours  de  s'aggraver,  d'entraîner  l'Eu- 
rope dans  d'étranges  complications.  C'est  l'insupportable  danger  de 
cette  question  perpétuellement  ouverte  en  Orient.  D'un  autre  côté, 
cette  malheureuse  crise  que  la  Belgique  vient  de  traverser  semble, 
à  la  vérité,  tendre  à  s'apaiser  ;  elle  ne  s'apaise  que  lentement,  peut- 
être  en  apparence  plus  qu'en  réalité.  Elle  reste  un  objet  de  préoccu- 
pation pour  tous  les  politiques  qui  réfléchissent,  et  si  elle  a  paru  être 
plus  qu'un  violent  trouble  local,  c'est  qu'on  sent  bien  que  cette  ex- 
plosion d'anarchie  tient  à  toute  une  situation,  qu'elle  se  relie  à  des 
mouvemens  semblables  qui  se  produisent  dans  d'autres  pays.  C'est 
ce  qui  fait  l'importance  de  ces  événemens  belges  qui  gardent  toute 
leur  signification  aujourd'hui  comme  hier. 

Le  moment,  du  reste,  est  un  peu  partout  aux  questions  graves,  et 
tan  dis  qu'on  est  à  se  demander  où  conduiront  ces  agitations  socia- 
listes, où  conduira  aussi  cette  crise  orientale  qui  ne  finit  pas,  l'Angle- 
terre, pour  sa  part,  aborde  le  plus  redoutable  des  problèmes.  Elle 
n'aborde  pas,  il  est  vrai,  sans  de  violentes  anxiétés,  ce  problème  ir- 
landais qui  lui  est  imposé  :  les  Anglais,  on  le  sent,  ne  vont  pas  d'un 
cœur  léger  à  la  grande  aventure,  et  ce  qu'il  y  a  justement  de  curieux 
dans  cette  situation,  c'est  qu'au  milieu  des  inquiétudes  d'une  opinion 
indécise,  agitée,  le  chef  du  gouvernement,  un  vieillard  chargé  d'an- 
nées, seul  garde  son  audacieuse  confiance  en  proposant  à  son  pays 
une  véritable  révolution. 

M.  Gladstone,  en  effet,  a  maintenant  dit  son  secret.  Après  la  longue 
attente  de  ces  dernières  semaines,  il  s'est  levé  l'autre  jour  dans  la 
chambre  des  communes,  au  milieu  des  acclamations  de  son  parti,  et, 


952  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

pendant  trois  heures,  avec  une  inépuisable  vigueur  d'éloquence,  il  a 
développé  son  plan  de  réforme  irlandaise.  11  n'a  rien  dit  encore  des 
mesures  agraires,  du  système  de  rachat  des  propriétés;  il  n'a  touché 
qu'à  la  partie  de  la  réforme  politique  et,  dès  ce  moment,  il  est  bien 
clair  que,  si  cette  réforme  n'est  pas  une  révolution  par  la  séparation 
complète  des  deux  royaumes,  elle  est  le  commencement  de  la  sépara- 
tion et  de  la  révolution.  M.  Gladstone  établit  sans  doute  comme  des 
principes  supérieurs  que  l'unité  de  l'empire  ne  doit  pas  être  atteinte, 
que  l'égalité  politique  de  l'Angleterre,  de  l'Ecosse  et  de  l'Irlande  doit 
être  maintenue,  que  les  charges  de  l'empire  doivent  être  équitable- 
ment  réparties,  que  le  droit  des  minorités,  des  propriétaires,  des  fonc- 
tionnaires protestans  doit  être  sauvegardé.  Sous  ces  réserves  qui  peu- 
vent être  un  peu  platoniques,  l'Irlande  est  réellement  à  peu  près  indé- 
pendante. Elle  est  une  autre  Hongrie  ou  une  autre  Norvège,  qu'un  lien 
nominal  rattache  à  la  couronne.  Elle  a  ou  elle  aura  son  vice-roi  placé 
en  dehors  des  vicissitudes  ministérielles,  chef  d'un  gouvernement  au- 
tonome et  national.  Elle  aura  un  parlement,  une  chambre  des  lords, 
une  chambre  des  communes,  dont  la  composition,  pour  la  première 
fois,  est  habilement  ménagée.  En  payant  sa  part  des  dépenses  de  l'em- 
pire, elle  reste  maîtresse  de  ses  contributions,  de  sa  législation,  de 
son  administration,  de  sa  police  intérieure.  11  y  a  certainement  dans 
dans  ce  plan,  avec  une  grande  hardiesse,  des  parties  ingénieuses. 
M.  Gladstone,  en  excluant  désormais  les  députés  de  l'Irlande  du  par- 
lement d'Angleterre,  a  peut-être  pris  le  meilleur  moyen  de  gagner 
beaucoup  d'Anglais,  souvent  impatientés  de  voir  les  Irlandais  soutenir 
ou  renverser  les  ministères,  fausser  par  leurs  interventions  et  leurs 
obstructions  le  jeu  des  partis  britanniques.  Il  a  pris  aussi  ses  précau- 
tions en  réservant  au  gouvernement  impérial,  pour  sa  garantie,  un 
droit  supérieur  sur  l'accise  et  la  douane  jusqu'à  concurrence  de  la  con- 
tribution de  l'Irlande  aux  charges  de  l'empire;  mais  ce  ne  sont  là  que 
des  détails  dans  un  vaste  ensemble  dont  le  dernier  mot  est,  en  défini- 
tive, la  révocation  de  l'union  qui  existe  depuis  le  commencement  du 
siècle. 

Au  fond,  il  n'y  a  point  à  s'y  tromper,  le  programme  développé  par 
le  vieux  et  grand  chef  libéral  avec  autant  d'art  que  d'éloquence  a  ému 
et  troublé  le  parlement  bien  plus  qu'il  ne  l'a  convaincu.  11  a  été  reçu 
sans  doute  avec  enthousiasme  par  les  Irlandais  et  M.  ParncU,  qui  s'est 
hàlé  de  promettre  son  appui  au  premier  ministre  de  la  reine,  de  sa- 
luer en  lui  le  hardi  et  bienfaisant  réformateur  do  son  pays.  En  dehors 
des  Irlandais,  il  a  déconcerté  et  irrité  l'opinion.  11  a  provoqué  dans  la 
presse,  dans  le  parlement  une  sorte  d'explosion  de  sientimens  amers, 
ut  ce  ne  sont  pas  les  conservateurs  qui  ont  donné  le  signal  de  la 
guerre  au  plan  ministériel;  la  lutte  a  été  engagée  par  les  libéraux  dis- 


REVrE.    —    CHRONIQirE.  953 

sidens,  radicaux  ou  modérés,  qui  se  sont  séparés  de  M.  Gladstone,  ou 
qui  depuis  quelque  temps  déjà  ont  refusé  de  le  suivre,  M.Chamberlain, 
lord  Hartington.  M.  Chamberlain  était  impatient  d'expliquer  sa  retraite 
récente  du  ministère,  et  s'il  n'est  pas  allé  jusqu'au  bout  dans  ses  ex- 
plications, c'est  qu'il  a  été  arrêté  par  M.  Gladstone,  qui  l'a  rappelé  à 
l'ordre  en  lui  refusant  le  droit  de  parler  du  bill  agraire  qui  n'est  pas 
encore  présenté  ;  il  s'est  borné  alors  à  combattre  avec  vivacité  le  pro- 
jet de  réforme  politique,  dans  lequel  il  ne  voit  qu'un  acheminement  à 
une  prochaine  séparation  des  deux  royaumes.  Et  lord  Hartington,  à 
son  tour,  a  levé  le  drapeau  de  l'opposition  en  pleine  chambre  des 
communes.  Un  peu  indolent  ou  indécis  de  caractère,  habituellement 
mesuré  dans  son  langage,  lord  Hartington,  l'héritier  du  duc  de 
Devonshire,  n'a  point  hésité  cette  fois  à  s'engager  contre  son  an- 
cien chef.  Ce  qu'il  a  surtout  reproché,  non  sans  une  certaine  tris- 
tesse, à  M.  Gladstone,  c'est  d'avoir  donné  l'autorité  de  son  nom  à  un 
programme  qui  restera,  dans  tous  les  cas,  désormais  le  minimum  des 
revendications  irlandaises  et  qui  est  fait  pour  rendre  tout  gouver- 
nement impossible.  Par  ses  déclarations,  par  ses  appels  à  l'union  de 
tous  les  partis  pour  la  défense  des  lois  et  de  l'unhé  britannique, 
lord  Hartington  a  visiblement  pris  la  position  de  chef  d'un  ministère 
éventuel  de  coalition,  et  c'est  là  sans  doute  un  danger  pour  M.  Glad- 
stone. 

Assurément  lord  Hartington  exprime  les  sentimens,  les  craintes,  les 
répugnances  de  beaucoup  d'Anglais.  iM.  Gladstone  semble  avoir  contre 
lui  une  partie  de  l'opinion,  et  même  dans  son  ministère,  après  la 
retraite  de  M.  Chamberlain,  de  M.  Trevelyan,  il  est  encore  menacé 
d'être  abandonné  de  quelques  autres  de  ses  collègues,  qui  s'effraient 
de  ses  hardiesses.  On  peut  avoir  raison  dans  bien  des  critiques  qui 
ne  sont  pas  méaagées  à  M.  Gladstone.  Malgré  tout  cependant,  il  est 
assez  difficile  de  lui  répondre  lorsqu'il  démontre  qu'on  ne  gouverne 
pas  indéfiniment  par  la  force  une  race  obstinée  dans  ses  revendica- 
tions, que  la  coercition  n'est  pas  une  politique  permanente,  qu'avec 
la  répression  on  n'arrive  qu'à  cet  état  où  l'idée  de  la  loi  et  de  l'ordre 
n'existe  plus,  où  le  sens  moral  est  obscurci.  Que  faire  alors?  Si  M.  Glad- 
stone triomphe  avec  ses  projets,  c'est  une  épreuve  redoutable  pour 
l'Angleterre,  cela  n'est  pas  douteux:  si  on  revient  à  la  répression,  on 
peut  s'attendre  à  voir  renaître  avant  peu  en  Irlande  les  crimes  agraires, 
les  conspirations,  les  agitations  qu'on  n'a  jamais  pu  vaincre.  Singulier 
exemple  de  ce  que  deviennent  les  vieilles  iniquités  qu'un  grand  peuple 
laisse  accumuler  dans  son  histoire  et  qu'il  ne  peut  plus  quelquefois 
réparer  sans  péril,  même  quand  il  le  voudrait  ! 

Tous  les  pays  n'ont  pas  une  question  irlandaise.  Tous  ou  presque 
tous  cependant  ont  leurs  problèmes  et  leurs  crises  qui  naissent  de 


95A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  situation.  Lorsqu'il  y  a  déjà  quelques  mois,  au-delà  des  Pyrénées, 
le  roi  Alphonse  XII  était  prématurément  enlevé  par  la  mort,  cette  dis- 
parition si  soudaine,  si  inattendue,  semblait  encore  une  fois  remettre 
en  doute  la  paix  intérieure,  l'avenir  de  l'Espagne.  La  monarchie  elle- 
même  se  sentait  atteinte  à  l'improviste.  Le  prince  qui  venait  de  s'étein- 
dre était  un  homme  jeune  qui  avait  su  régner  avec  bonne  grâce,  avec 
habileté,  au  milieu  des  partis  et  qui,  par  son  âge,  pouvait  promettre  au 
pays  une  longue  sécurité.  A  la  place  de  ce  règne  plein  de  promesses, 
c'était  une  minorité  qui  s'ouvrait  tout  à  coup  ;  la  princesse  appelée  à 
exercer  la  régence  était  une  étrangère,  et,  par  une  complication  de 
plus,  on  ne  savait  pas  même  quel  était  l'héritier  de  cette  couronne 
castillane,  si  ce  serait  la  petite  princesse  des  Asturies  laissée  par  Al- 
phonse XII,  ou  l'enfant  que  la  reine  Christine  va  bientôt  mettre  au 
monde.  Tout  se  réunissait  pour  livrer  l'Espagne  au  péril  des  incerti- 
tudes et  des  agitations.  De  tout  ce  qu'on  pouvait  craindre,  rien  n'est 
arrivé  cependant  jusqu'ici.  La  nouvelle  régente,  la  jeune  veuve  d'Al- 
phonse XII,  a  su  se  conduire  avec  autant  de  dignité  que  de  tact.  Au 
ministère  conservateur  qui  existait  au  moment  de  la  mort  du  roi  a  suc- 
cédé, pour  l'inauguration  de  la  régence,  le  ministère  de  M.  Sagasta, 
qui  a  été  comme  un  gage  offert  aux  partis  libéraux.  L'Espagne  a  eu  de- 
puis quelques  mois  ce  qu'on  peut  appeler  la  trêve  du  deuil  public,  et 
aujourd'hui  encore,  c'est  en  pleine  paix,  sans  aucune  apparence  de 
trouble,  que  viennent  de  se  faire  les  élections  d'où  sort  le  premier  par- 
lement du  nouveau  règne,  d'une  minorité  à  peine  commencée. 

Ces  élections  espagnoles,  qui  sont  la  première  manifestation  du  pays 
depuis  la  mort  du  roi  Alphonse,  elles  se  sont  passées  à  peu  près  comme 
se  passent  toutes  les  élections  au-delà  des  Pyrénées.  Le  nouveau  mi- 
nistère qui  les  a  préparées  se  fait,  bien  entendu,  un  mérite  d'avoir  été 
plus  libéral  que  tous  les  autres,  d'avoir  laissé  à  toutes  les  opinions 
une  entière  liberté.  En  réalité,  il  a  fait  ce  que  font  tous  les  gouverne- 
mens  en  Espagne,  et,  dans  leur  ensemble,  ces  élections  plus  ou  moins 
libres  sont  ce  qu'elles  pouvaient  être,  ce  qu'il  était  facile  de  prévoir. 
Le  ministère  a  sa  victoire  de  scrutin  ;  il  a  sa  majorité,  qui  se  compose, 
il  est  vrai,  de  fractions  diverses,  qui  peut  se  diviser,  mais  qui,  dans 
les  circonstances  sérieuses,  marchera  sans  nul  doute  sous  la  direction 
de  son  chef,  le  président  du  conseil,  M.  Mateo  Sagasta.  Les  républi- 
cains, bien  qu'ils  n'aient  pas  pu  s'entendre  dans  la  campagne  électo- 
rale, seront  néanmoins  plus  nombreux  qu'ils  ne  l'étaient  dans  le  der- 
nier parlement;  ils  ont  de  vingt-cinq  à  trente  élus  de  toutes  nuances, 
les  uns  suivant  M.  Ruiz  Zorrilla,  M.  Pi  y  Margall,  M.  Salmeron  dans  leur 
radicalisme  anarchique,  les  autres,  amis  de  M.  Castelar  et  désavouant 
comme  lui  les  programmes,  les  procédés  révolutionnaires.  Une  coali- 
tion formée  par  le  rappruchcuieut  assez  bizarre,  assez  inattendu  d'un 


REYTE.    —    CHRONIQUE.  955 

ancien  ministre  conservateur,  M.  Romero  Robledo,  qui  a  rompu  avec 
son  parti,  et  d'un  des  principaux  chefs  de  la  gauche  dynastique,  le  gé- 
néral Lopez  Dominguez,  celte  coalition  n'a  eu  qu'une  médiocre  for- 
tune; elle  a  plus  de  généraux  que  de  soldats.  Les  conservateurs,  qui 
avouent  toujours  pour  chef  M.  Canovas  del  Castillo,  qui  étaient  avec  lui 
au  pouvoir  il  y  a  quelques  mois,  ont  de  soixante  à  soixante-dix  élus. 
Tout  bien  compté,  le  chiffre  des  oppositions  réunies  n'égale  pas  celui 
de  la  majorité  ministérielle,  qui  est  de  près  de  deux  cent  cinquante 
membres,  et  qui,  avec  l'alliance  des  constitutionnels  amis  du  général 
Martinez  Campos,  de  M.  Alonso  Martinez,  ira  à  trois  cents  membres 
dans  la  nouvelle  chambre  espagnole. 

Au  fond,  quelle  que  soit  la  distribution  des  partis  et  quel  que  soit 
même  le  succès  relatif  des  républicains,  c'est  le  sentiment  monar- 
chique qui  domine  dans  le  nouveau  parlement,  comme  il  règne  dans 
le  pays,  et  c'est  en  s'inspirant  de  ce  sentiment,  de  cette  direction  gé- 
nérale de  l'opinion,  que  le  ministère  peut  le  mieux  assurer  sa  marche. 
La  situation  de  l'Espagne  n'est  point  évidemment  sans  difficulté.  Tra- 
verser cette  crise  des  débuts  d'une  minorité,  d'une  régence  inopiné- 
ment ouverte,  concilier  une  politique  libérale  et  réformatrice  avec  la 
nécessité  d'affermir  les  institutions,  de  les  défendre  peut-être  contre 
des  agressions  toujours  possibles,  contre  le  danger  d'agitations  re- 
naissantes, ce  n'est  point  une  œuvre  aisée.  Le  président  du  conseil, 
M.  Sagasta,  qui  a  des  traditions  libérales  et  qui  est  aussi  très  résolu- 
ment dynastique,  aura  sans  doute  plus  d'une  lutte  à  soutenir  contre 
les  partis  révolutionnaires,  impatiens  de  profiter  des  circonstances;  il 
ne  trouvera  aucune  opposition  sérieuse  parmi  les  conservateurs,  qu'il 
a  remplacés  au  gouvernement,  et  dans  toutes  les  mesures  intéressant 
la  monarchie  il  est  certain  d'avoir  l'appui  de  M.  Canovas  del  Castillo  et 
de  ses  amis.  xM.  Canovas  del  Castillo,  avant  et  depuis  sa  réélection,  n'a 
point  caché  qu'il  était  prêt  à  soutenir  le  ministère.  C'est  le  sentiment 
auquel  il  obéissait,  à  la  mort  du  roi,  en  quittant  le  ministère,  en  con- 
seillant à  la  nouvelle  régente  d'appeler  M.  Sagasta,  avec  les  libéraux 
dynastiques,  au  gouvernement.  On  lui  a  reproché  cette  retraite  presque 
comme  une  désertion.  Il  agissait  tout  simplement  en  homme  d'état 
prévoyant  et  désintéressé;  il  agit  de  même  aujourd'hui,  en  chef  de 
parti  qui  n'abdique  pas,  qui  accepterait  sûrement  encore  les  respon- 
sabilités du  pouvoir,  mais  qui  tient  à  ne  pas  diviser  les  forces  de  la 
monarchie  constitutionnelle  espagnole  dans  des  circonstances  diffi- 
ciles. 


CH.    DE   MAZADE. 


056  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  commission  du  budget  avait  été  nommée  le  25  mars.  Avant  la 
fin  du  mois,  elle  décidait  qu'il  y  avait  lieu  de  réaliser  un  emprunt  de 
900  millions  de  francs.  Ce  chiffre,  inférieur  de  près  de  600  millions 
à  celui  qu'avait  proposé  à  l'origine  le  ministre  des  finances,  a  empê- 
ché la  réaction  qui  se  produisait  sur  nos  fonds  publics  de  prendre  plus 
de  développement.  11  a  semblé  qu'il  avait  été  vendu  bien  assez  de 
rentes  en  prévision  d'une  opération  de  moins  de  1  milliard,  que  peut- 
être  même  il  en  avait  été  trop  vendu,  et  que  le  découvert  était  exposé 
à  se  voir  poursuivi  avant  l'arrivée  sur  le  marché  des  rentes  à  prove- 
nir de  l'emprunt. 

Les  cours  les  plus  bas  ont  donc  été  cotés  en  liquidation:  80.30  sur 
le  3  pour  100,  82.20  sur  l'amortissable,  et  108,05  sur  le  k  1/2.  La 
première  semaine  d'avril  a  vu  se  produire  près  de  1  franc  de  hausse 
sur  ces  cours.  Le  3  pour  100  a  touché  81.20  et  reste  à  81.05;  l'amor- 
tissable s'est  relevé  de  plus  d'une  unité  à  83.30  ;  le  4  1/2  de  0  fr.  95 
à  109.00. 

Ce  mouvement  a  été  déterminé  presque  exclusivement  par  des  ra- 
chats de  vendeurs,  peu  soucieux  de  rester  plus  longtemps  engagés, 
alors  qu'il  ne  s'agissait  plus  de  la  grande  opération  de  liquidation 
dont  avait  parlé  M.  Sadi-Carnot,  mais  d'une  simple  consolidation  ra- 
menée aux  proportions  d'un  emprunt  de  500  millions.  C'est,  en  effet, 
à  ce  chiffre  que  se  réduit  aujourd'hui  définitivement  l'appel  à  l'épar- 
gne publique.  Deux  jours  après  avoir  voté  en  principe  l'émission  île 
900  millions,  la  commission  décidait  qu'il  serait  fait  deux  parts  de 
cette  somme,  l'une  de  400  millions,  destinée  à  l'atténuation  des 
comptes-courans  des  caisses  d'épargne  et  de  la  caisse  des  retraites  de 
la  vieillesse,  l'autre  de  500  millions,  affectée  au  remboursement  de 
bons  du  trésor  et  à  l'atténuation  des  découverts  budgétaires.  11  était 
également  arrêté  que  les  rentes  créées  pour  les  caisses  d'épargne  se- 
raient remises  à  la  Caisse  des  dépôts  et  consignations  qui  les  tiendrait 
k  la  disposition  des  déposans,  au  taux  d'émission  fixé  pour  la  sou- 
scription publique.  Les  500  autres  millions  seront  seuls  l'objet  d'une 
émission  générale.  C'est  peu  pour  les  préparatifs  qui  avaient  été  faits 
eu  mars;  aussi  la  préoccupation  do  l'emprunt  peut-elle  encore  entra- 
ver les  mouvemens  naturels  des  cours  sur  le  marché,  mais  non  dé- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9î)7 

terminer  une  réaction  nouvelle.  Elle  est  une  cause  d'immobilité  plutôt 
que  de  dépréciation. 

Le  8  courant,  la  chambre  a  voté,  sans  modification  essentielle,  les 
propositions  sur  lesquelles  la  commission  et  le  gouvernemens  s'étaient 
mis  d'accord.  Le  sénat  est  actuellement  saisi  du  projet  de  loi.  Il  est 
peu  probable  que  sa  décision  se  produise  à  temps  pour  que  l'em- 
prunt puisse  avoir  lieu  en  avril.  L'opinion  générale  est  que  la  date  en 
est  dès  maintenant  fixée  au  7  mai.  Il  faudrait  que  le  vote  final  eût 
lieu  samedi  au  plus  tard  pour  que  le  ministre  des  finances  pût  se  dé- 
cider à  brusquer  l'affaire  du  20  au  22  courant.  La  Bourse  ne  compte 
plus  sur  une  solution  de  ce  genre. 

Les  affaires  ont  repris  un  peu  d'activité  pendant  la  première  se- 
maine, puis  sont  redevenues  presque  nulles  dans  la  seconde.  La  spé- 
culation avait  espéré  que  l'emprunt  tant  de  fois  annoncé,  puis  dé- 
menti, et  enfin  réalisé,  serait  le  point  de  départ  d'un  mouvement 
continu  rendant  la  vie  au  marché,  le  signal  du  réveil  de  l'esprit  d'en- 
treprise. On  avait  fait,  à  ce  point  de  vue,  un  excellent  accueil  aux 
projets  du  chemia  de  fer  métropolitain  et  de  l'exposition  universelle, 
déposés  le  3  avril  sur  le  bureau  de  la  chambre  par  les  ministres  du 
commerce  et  des  travaux  publics.  L'urgence  de  ces  deux  projets  n'a 
pas  besoin  d'être  démontrée.  Le  premier  comporte  la  création  d'une 
société  au  capital  de  50  millions.  Il  est  fâcheux  que  la  chambre  n'ait 
pu,  occupée  qu'elle  était  par  des  interpellations,  trouver  le  lemps  de 
statuer  sur  ces  projets  avant  les  vacances  prochaines  qui  vont  durer 
un  mois.  L'exposition  et  le  métropolitain  attendront,  et  la  Bourse 
aussi.  Depuis  quelques  jours  la  spéculation  semble  avoir  perdu  déjà 
beaucoup  de  la  confiance  que  lui  avait  inspirée  la  première  annonce 
des  projets  financiers  du  gouvernement. 

Le  rendement  des  impôts  s'est  un  peu  amélioré  en  mars,  en  ce  sens 
que  les  moins-values  ont  été  plus  faibles  que  dans  les  deux  premiers 
mois  de  l'année.  La  diminution  par  rapport  aux  évaluations  n'est  que 
de  2,275,725  francs.  Mais  elle  atteint  encore  4,929,400  francs  sur  les 
résultats  du  mois  correspondant  de  1885.  Pour  le  premier  trimestre  il 
y  a  une  déconvenue  totale  de  25  millions  sur  les  prévisions  budgé- 
taires, et  de  20  millions  sur  les  produits  du  dernier  exercice.  Si  la 
même  proportion  devait  exister  pour  les  trois  autres  trimestres,  le  dé- 
ficit atteindrait  un  chiffre  formidable.  Quelques  symptômes  favorables 
permettent  d'espérer  que  le  rendement  des  impôts  a  passé  de  janvier 
à  mars  sa  période  la  plus  mauvaise  pour  1886. 

La  soumission  du  prince  Alexandre  et  le  règlement  définitif  de  la 

question  rouméliote  ont  soutenu  les  valeurs  orientales,  qui,  d'abord, 

avaient  manifesté  quelques  tendances  à  faiblir.  Le  Turc  s'est  relevé 

de  14  à  14.70,  la  Banque  ottomane,  de  516  à  521. 

L'Obligation  unifiée  est  revenue  à  350  francs  environ,  cours  atteint 


958  BEVDE   DES   DEUX   MONDES. 

en  mars  et  reperdu  au  moment  de  la  liquidation.  De  négociations  sont 
en  cours  en  Egypte  et  en  Angleterre  potir  la  conversion  des  Obligations 
domaniales  et  Daïra-Sanieh  en  un  nouveau  titre  5  pour  100.  Les  terres 
reviendraient  au  gouvernement  égyptien,  qui  donnerait  en  échange 
les  revenus  de  trois  provinces.  L'Extérieure  d'Espagne,  à  57  1/4,  a  re- 
gagné son  coupon.  Le  succès  du  gouvernement  aux  dernières  élections 
a  déterminé  des  achats  de  rente  en  Espagne  même.  Les  cours  des 
fonds  russes  sont  toujours  immobiles  à  leur  niveau  le  plus  élevé.  Le 
Hongrois  a  repris  au-dessus  de  8k  francs.  Les  Obligations  helléniques 
se  sont  un  peu  relevées  depuis  que  l'éventualité  d'une  guerre  turco- 
hellénique  paraît  de  moins  en  moins  probable.  L'Italien  a  remonté 
d'une  demi-unité,  malgré  les  incertitudes  de  la  situation  politique, 
qui  doivent  aboutir  soit  à  la  démission  du  cabinet,  soit  à  la  dissolu- 
tion de  la  chambre. 

Les  variations  de  cours  sont  peu  significatives  sur  les  titres  des  éta- 
blissemens  de  crédit.  La  Banque  de  France  est  cependant  en  hausse 
d'une  cinquantaine  de  francs,  bien  que  les  bénéfices  des  quinze  pre- 
mières semaines  de  1886  soient  inférieurs  de  3  millions  1/2  à  ceux 
de  la  même  période  de  1885.  Le  Crédit  foncier  est  également  en  hausse 
de  20  francs  à  1,355.  Le  Crédit  mobilier  a  reculé  de  222  à  200  ;  la  Ban- 
que d'escompte  de  457  à  450. 

Le  Suez  a  repris  de  22  francs  à  2,122  ;  le  Panama  de  10  francs  à  472. 
La  commission  des  pétitions  à  la  chambre  des  députés  a  fait  un  rap- 
port très  favorable  sur  la  demande  d'autorisation  d'une  émission  d'obli- 
gations à  lots.  11  reste  à  connaître  les  conclusions  que  M.  Rousseau, 
délégué  du  gouvernement  français,  vient  de  rapporter  de  son  court 
séjour  dans  l'isthme. 

A  la  baisse  dont  les  actions  de  nos  grandes  compagnies  avaient  été 
frappées  en  mars  a  succédé  une  assez  vive  reprise.  L'Ouest  a  tenu  son 
assemblée  le  31  mars,  l'Orléans  le  30.  Le  dividende  de  l'une  a  été  fixé 
à  37  francs,  celui  de  l'autre  à  57.50.  Les  actionnaires  du  Lyon  sont 
convoqués  pour  le  21  avril,  ceux  de  l'Est  pour  le  29.  11  sera  proposé 
aux  uns  un  dividende  de  55  francs,  et  aux  autres  un  dividende  de 
35.50.  Les  recettes  sont  toujours  faibles,  attestant  la  persistance  de  la 
crise  industrielle  et  commerciale. 

Les  chemins  étrangers  ont  été  vivement  atteints,  n'étant  pas,  comme 
les  nôtres,  protégés  par  des  conventions  spéciales,  contre  les  effets  de 
la  diminution  des  recettes.  Les  Autrichiens  ont  perdu  20  francs  à  495, 
les  Lombards  6  francs  à  253,  le  Nord  d«  l'Espagne  5  francs  à  338,  le 
Saragosse  4  francs  ù  207. 

L'assemblée  des  actionnaires  des  Omnibus,  tenue  le  30  mars,  a  fixé 
le  dividende  ù  55  fraucfi.  La  compagnie  des  Allumettes  donne  70  francs 
de  dividende  pour  1885. 

U  directeuf' gérant  :  C.  Buloz. 


TABLE     DES    MATIÈRES 


SOIXANTE-QUATORZIÈME  V0LU5IE 


TROISIÈME    PÉRIODE.     —    LVI«    ANNÉE. 


MABS   —   AVRIL  1886. 


Livraison  du  1"  Mars. 

Les  Obigcses  de  l\  Bible.  —  Histoire  et  légende,  première  partie,  par  M.  Eicn  Est 

RENAN,  de  l'Académie  française 5 

Les  Dames  de  Croix-Mobt,  dernière  partie,  pai-  Ai.  Georges  OHNET 28 

TlRYXTHE   ET   LES   FOCILLES    ES   PAYS   CLASSIQUE,  par  M.  ÉmILE   BURNOUF    ....  76 

Les  Sociétés  secrètes  chez  les  Arabes  et  la  Co.nquétb  de  l'Afxuqce  ou  hord, 

par  M.  P.  D'EâTOURNELLES  dç  CONSTANT lOl) 

Use  Lwasiox  prcssiesxe  es  Hollasde,  es  1787,  par  Pierre  de  WIXT.   .   .   .  129 
tfs  Siècle  de  mcsiqce  frasçaise.  —  L'Opéra  coiuqie.  —  II.  —  D'Herold  a 

Bizet,  par  M,  Camille  BELLAIGUE 165 

M.  de  Bismarck  et  les  Polosais,  p&r  M.  G.  VALBEIlï 200 

Revue  littéraire.  —  A  propos  du  théâtre  cuisois,  par  M.  F.  BRUNEIiEilE.  212 

Chrosique  de  la  quiszaise,  histoire  poutiqdb  bt  uttéraire 225 

Le  Mouvement  fisâsuer  de  la  qdlnzaise.   .  , 236 

Livraison  du  15  Mars. 

Les  Origisks  de  la  Bible.  —  Histoire  bt  légende,  dernière  partie,  parM.EuiEST 

RENAN,  de  l'Académie  française 241 

Hélèse,  première  partie,  par  M.  âkdré  THEL'RIET 2C7 

La  Bourgeoisie  frasçaise  sous  le  directoire  bt  le  cofiatLAi,  par  M.  A.  BAR- 
DOUX,  Sénateur 307 

Lb  Poètb  Gruxparzer  et  Beethoven,  par  M.  Henri  BLâZE  de  BURY  ....  SU 


960  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Étudks  srn  L'msToinE  r'Allïmagne.  —  L\  Foi  et  i.a  Mopale  oes  Fpancs,  par 

M.  Ernest  LAVISSE 365 

Souvenirs  diplomatiques.  —  Les  Relations  de  la  Fkance  et  de  la  PnuiSE 
DE  1867  A  1870.  —  IV.  —  La  Prusse  et  l'Autriche.  —  L'Entrevue  d'Oos. 
—  Les  Puissances  et  les  Complications  orientales,  par  M.  G.  ROTHAN.  .      397 

Louis  Riel  et  l'Insurrection  canadienne,  par  M.  C.  db  VARIGNY 418 

Revue  musicale.  —  Le  Cinquantenaire  des  Huguenots  a  l'Opéra,  par  M.  Ca- 
mille BELLAIGUE 448 

Revue  dramatique.  —  iS02,  de  M.  Ernest  Renan,  a  la  Comédie-Française,  et 

le  Théâtre  de  Victor  Hugo,  par  M.  Louis  GANDERAX* 457 

Chronique  db  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 468 

Lb  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 478 


Livraison  du  1"  Avril. 

Hélène,  deuxième  partie,  par  M.  André  THEURIET 481 

Souvenirs  du  duc  de  Broglie.  —  I.  —  Les  Cent  Jours  et  la  Restauration.  .  î>17 
Les  Origines  du  réalisme.  —  L'Art  flamand  et  l'Art  italien  au  xv"  siècle, 

par  M.  Eugène  MiJNTZ 557 

Étude    d'histoire  religieuse.  —   Le   Développement   de  l'idée  religieuse   en 

Grèce,  par  M.  Victor  DURUY,  de  l'Académie  française 591 

Le  Socialisme  anglo-saxon  et  son  Nouveau  Prophète,  par  M.  Louis  WUARIN.  625 
Le  Plaisir  et  la  Douleur  au  point  de  vue  de  la  sélection  naturelle,  par 

M.  Alfred  FOUILLÉE 658 

Henri  Heine  et  ses  Derniers  Biographes  allemands,  par  M.  G.  VALBERT..  .  683 

Revue  littéraire.  —  La  Jeunesse  de  Condé,  par  M.  F.  BRUIS'ETIÈRE.  .  .  .  600 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 707 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 717 

Livraison  du  15  Avril. 

HÉLÈNE,  troisième   partie,  par  M.  André  THEURIET 721 

Souvenirs  diplomatiques.  —  Les  Relations  db  la  Fra.\ce  et  de  la  Prusse 
DE  1867  A  1870.  —  L'Italie  en  1867.  —  La  Cour  de  Rome  et  la  Conven- 
tion du  15  septembre.  —  Mazzini  et  Garibaldi,  par  M.  G.  ROTHAN.    .      762 

Les  Vicissitudes  d'une  région  française.  —  La  Provence,  par  M.  le  marquis 

G.  DE  SAPORTA "80 

Études  politiques  et  religieuses.  —  La  SépaiiaïioiN  db  l'Égi-iss  et  db  l'Ltat, 

par  M.  Anatole  LEROY-BEAUUEU 832 

L'Alcool,  son  rôle  dans  les  sociétés  MODfiAtMiï,  par  M,  Julbs  ROCilAIU),  de 

l'Académie  de  Médecine ^'^ 

Les  Grands  Pays  d'élevage.  —  La  Puoulction  lt  la  Consommation  Dts  viandes 

EXOTIQUES,  par  M.  Emile  DAIREAUX 901 

Revue  dramatique.  —  Comédib-Françaisb,  Cliamillac,  de  M.  Octave  Feuillet, 

par  M.  Louis  GANDERAX 933 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  poutiqub  et  UTTéRAiRE 945 

Le  MouvEMiyiT  finanueb  de  la  quinzaine 9^ 

Vêxiê.  —  Imp.  A.  QuauUfi,  7|  rua  bftiut-Ikuotb. 


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