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REVUE
DES
DEUX MONDES
LVI" ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE
JOMB IJUIY. — 1*' HAKS 1886.
Paris. — Typ. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoît.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LVI« ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE
TOME SOIIANTE-QUAIOEZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'uMIVERSITB, 45
1886
AP
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If
LES
ORIGINES DE LA BIBLE
HISTOIRE ET LÉGENDE
(PREVIÈRE PARTIE.)
La Bible hébraïque forme un volume d'environ douze œnts pages,
qui a mis près de dix siècles à se faire. Les plus anciens mor-
ceaux qui s'y trouvent remontent au moins à mille ans avant Jésus-
Christ. Les parties les plus modernes sont peu antérieures à Jésus.
L'analyse et le classement chronologique des pièces contenues
dans ce volume inappréciable sont une des plus belles œuvres de
la critique contemporaine. Beaucoup de points sont douteux encore;
les lignes générales pourtant sont arrêtées. Les travaux de MM. Kue-
nen, Reuss, Graf, Wellhausen ne sont pas de ceux qu'on peut appeler
définitifs. Ils sont de ceux qui précèdent de très près les travaux défi-
nitifs. Une certaine raideur y décèle encore le théologien. Il y manque
le goût, l'habitude des appréciations de littérature comparée, une
pénétration complète de l'Orient et de l'antiquité. Le défaut de
l'exégèse allemande, qui est de travailler trop habituellement dans
un espace clos et couvert, sans contact avec ce qui se fait en de-
hors de la théologie protestante, est sensible même chez ces maî-
tres excellens. Jamais un homme de grande culture n'admettra que
la page : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre,..» soit
l'œuvre d'un lévite écrivant à une époque d'esprit étroit. Jamais un
homme de tact, en garde contre le défaut écolier de souligner ce
qu'on croit avoir trouvé de nouveau, n'aurait fait tant de bruit au-
tour de cette thèse à moitié vraie, à moitié fausse de la priorité du
6 REVUE DES DEUX MOXDES.
Deutéronome. Mais quelle pénétration ! quelle sagacité à fouiller
tout buisson qui remue ! Quelle habileté à faire lever des problèmes
que les chasseurs moins perspicaces n'avaient pas aperçus ! Cer-
taines conclusions ont été tirées hâtivement. Les questions, du moins,
ont été posées avec une rare netteté; on ne les déplacera plus. Bon
gré, mal gré, il faudra venir au champ clos que ces savans maîtres
ont tracé.
La Bible hébraïque se divise en cinq ou six recueils, ayant, dans
le volume total, leur unité séparée. Il y a d'abord la partie histo-
rique ou légendaire, en laquelle la partie législative est maintenant
intercalée. — Il y a ensuite le rouleau prophétique, contenant les
pièces d'une douzaine d'orateurs ou d'écrivains qui vont de l'an
800 à peu près jusque vers l'an 500 avant Jésus-Christ. C'est de
beaucoup la plus importante partie de la Bible. Si nous n'avions pas
ces écrits, le plus souvent datés avec précision, le doute pourrait
envahir toute l'histoire israélite. — Le recueil des hymnes ou
psaumes serait presque aussi instructif, si les circonstances aux-
quelles ces pièces se rapportent étaient connues ; malheureuse-
ment, parmi les cent cinquante morceaux qui composent le livre,
à peine en est-il une dizaine qu'on puisse dater avec certitude. —
Le recueil des écrits sapientiaux est d'un rare intérêt ; mais les
données chronologiques, si avidement recherchées par la critique
moderne, y manquent le plus souvent.
La partie historique de la Bible est donc, si on sait la combiner
avec la partie prophétique, le grand sillon qu'il faut suivre pour
pénétrer en cette mystérieuse antiquité. L'historiographie d'Israël
s'élève, dans le désert des autres histoires, tantôt en colonne d'ombre,
tantôt en colonne de lumière. Les secours ordinaires de la critique,
la numismatique, l'épigraphie, manquent ici tout à fait (1). L'égyp-
tologie et l'assyriologie éclairent d'une vive lumière quelques parties
des documens hébreux , mais ajoutent aux textes historiques de la
Bible peu de renseignemens directs. La Grèce ne sut rien de ce
monde, fermé pour elle et discret à l'excès. L'historiographie Israélite
ne peut donc être contrôlée que par elle-même ; mais telle est la bonne
foi avec laquelle se firent ces compilations antiques , qu'elles nous
fournissent presque toujours les moyens de rectifier les change-
mens de j>oint de vue amenés par le temps. Un esprit exercé,
lisant d'un bout à l'autre les livres de la Bible dits historiques,
arrive à voir, avec une très grande vraisemblance , les remanie-
mens guooe».sifs que ces livres ont subis et les littératures per-
dues dont les fragmens sont cachés dans leurs substructions.
(1) Oo M poM/'de qn« d«ui grandes inscription* hébralqu<>s antérieures à la tad-
tiviiA.
LES ORIGLNES DE LA BIBLE.
I.
Nous possédons, soit dans la Bible, soit à côté d'elle, trois his-
toires du peuple hébreu plus ou moins originales. Il faut placer en
première ligne le grand ensemble d'écrits narratifs qui s'étend,
dans la Bible hébraïque, du premier mot, Bereschit, à la fm du
deuxième livre des Rois (1), prend les choses à la création et ren-
ferme toute l'histoire du peuple Israélite , comme ce peuple lui-
même la comprenait, jusqu'à l'anéantissement du royaume de Juda
par la puissance chaldéenne (584 ans av. J.-C). Bien que composé
de parties fort diverses, ce grand ensemble, qui constitue près de
la moitié de la Bible, a été coordonné en un tout, ayant son
unité. Un dernier éditeur (si l'on peut s'exprimer ainsi) en a dis-
posé les parties de manière à former un ouvrage à peu près suivi.
Ce dernier éditeur travailla certainement après l'an 560 avant Jésus-
Christ, puisqu'un fait qui fut la conséquence de la mort de Nabucho-
donosor, arrivée cette année, est rapporté dans l'ouvrage. D'autres
particularités des textes législatifs font descendre plus bas encore
cette coordination définitive. Il est probable que le précieux en-
semble historique dont nous parlons ne fut constitué dans sa forme
actuelle qu'après l'établissement définitif du culte dans le second
temple, vers l'an 515 avant Jésus-Christ. Ajoutons qu'après cela,
il put y survenir encore bien des interpolations, bien des addi-
tions , bien des retouches.
Également dans la Bible hébraïque , à la fin du volume , se
trouve un autre ensemble historique, composé des deux livres des
Chroniques (2) et des livres d'Esdras et de Néhémie, qui en for-
ment la suite. Les deux livres des Chroniques sont un abrégé sec,
inexact, rédigé au point de Mie hiérosolymite et sacerdotal, des
vieilles histoires. Il convient d'en faire peu d'usage; on ne saurait
le dédaigner, cependant ; car le lé^te inintelligent qui a compilé à
Jérusalem ce médiocre ouvrage avait entre les mains quelques
écrits que nous n'avons plus , ou , ce qui revient à peu près au
même, il possédait des livres des Rois plus complets que les nô-
tres. Les deux livres d'Esdras et de Néhémie, d'ailleurs, contien-
nent l'histoire au-delà de la captivité et nous donnent, sur les res-
taurations juives du vi^ et du v siècles, des renseignemens de
médiocre valeur, mais dont il faut bien faire usage faute de mieux.
On est à peu près d'accord pour placer la rédaction des Chroniques,
d'Esdras et de Néhémie vers le temps d'Alexandre ou dans les
derniers temps de l'empire perse (330 ou 340 avant J.-C.)
(1) Quatrième selon la Valgate.
(2) Ce que les traducteurs grecs appelèrent les Paralipomènes.
Environ 80 ans après Jésus -Christ, un juif rallié aux Flavius
essaya d'écrire en grec une histoire de sa race. Pour les parties
anciennes, Josèphe n'avait d'autres documens que ceux que nous
possédons ; en ce qui concerne ces parties, son livre est sans au-
torité. Pour l'époque asmonéenne, pour celle des Hérodes, pour
les révolutions du i" siècle, au contraire, les écrits de Josèphe
ont toute la valeur d'un document original.
La chaîne historique commençant par Bereschit a donc une
importance hors ligne. Seule elle nous fait connaître la période anté-
rieure à la prisede Jérusalem par lesGhaldéens, puisque les Chroni-
ques et Josèphe n'en sont guère, pour cette partie, que des rema-
niemens. Vers le m'' siècle avant Jésus-Christ, on divisait cette
grande composition, pour la commodité des copistes, en onze vo-
lumes ou rouleaux, à peu près d'égale longueur, division que les
traducteurs grecs alexandrins adoptèrent et qui aboutit à faire
considérer comme des livres distincts : Genèse, Exode, Lévitique,
Koml)res, Deutéronome, Josué, Juges, i^' et ii'^ livres de Samuel,
1" et II* livres des Rois. En réalité, ce sont là onze coupures
dans une grande série, composée d'ouvrages juxtaposés, les-
quels sont eux-mêmes le produit de compilations antérieures.
Ces divisions répondaient si peu à des unités réelles que, dès une
époque très ancienne, on commit sur le groupement de ces titres
une méprise qui a eu pour la critique les conséquences les plus
graves.
De bonne heure, en efiet, on prit l'habitude de grouper les cinq
premières sections : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéro-
nome, sous le titre particulier de Pentateuque. Ces livres avaient
pour la religion une importance particulière; ils contenaient toutes
les parties législatives censées révélées par Dieu à Moïse. On ne
remarqua pas que la section qui suivait, savoir Josué, se rattachait
intimement aux cinq coupures qui précèdent; que la composition
par l'alternance de deux documens principaux qui caractérise les
cinq ' premières sections, se continue en Josué ; que la plume
de l'auteur particulier du Deutéronome se retrouve notoirement
dans des j)arties de Josué. Josué, en d'autres termes, lait une suite
immi-diatc au Deutéronome ; la vraie coupe, très réelle et très pro-
fonde celle-là, est à la fin de Josué. Le livre des Juges et les livres
de Samuel obéissent à des règles de composition toutes différentes.
La zébrure singulière qui caractérise les six premières sections
ne s'y retrouve plus. Ce n'est donc pas Pentateuque, c'est
Hexateuque qu'il aurait fallu dire. Le vrai , c'est qu'en tête de la
compOHition historique qui allait de la création à la prise de Jéru-
salem, figurait un ouvrage complet, qui a existé par lui-même, et
qui contenait l'histoire primitive de la nation au point de vue de son
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 9
pacte avec lahvé (1). A l'origine, lahvécrée le monde, qui s'enfonce
tout d'abord dans les voies d'une civilisation profane et impie. Le dé-
luo'e ne suffit pas à le ramener ; lahvé se constitue alors une tribu
d'élection, avec laquelle il fait un pacte spécial. Il tire le chef nomade
Abraham de la Chaldée, l'attache à son culte et promet de donner
en retour à sa postérité la possession exclusive de la terre de Cha-
naan. Par suite de diverses aventures, la famille élue devient esclave
en Egypte. lahvé la sauve par un envoyé céleste, Moïse, qui lui sert
d'intermédiaire pour donner à la nation un code complet, embrassant
à la fois les choses de l'ordre profane et celles de l'ordre religieux,
lahvé promet que, quand le peuple obsenera cette loi, il sera heu-
reux; quand il la violera, tous les malheurs fondront sur lui. Josué
réalise cette promesse par une suite de ^ictoires et de miracles. La
terre de Ghanaan est conquise et partagée entre les tribus fidèles.
Une sorte de domesday-book théocratique est établi sous la sanc-
tion divine ; le pacte entre Israël et lahvé est fondé à jamais.
Tel est le li^Te, parfaitement complet, qui forme plus de la moitié
de la partie historique de la Bible. La conquête de la Palestine en
est la conclusion et la raison finale. C'est mutiler l'ouvrage que de
l'arrêter à la mort de Moïse. Cette erreur capitale a eu une suite
singulière. Le manque total de critique qui caractérisait l'aniiquité
fit réussir, en ce qui concerne l'auteur de cette Histoire sainte,
ridée la plus arbitraire, la plus gratuite, la plus contraire aux
textes, l'idée que Moïse en était l'auteur. Une telle idée n'aurait pu
exister si on eût pris le li^TO dans son ensemble ; car il eût été trop
fort de faire raconter à Moïse l'histoire de la conquête de Josué. En
s'arrêtant à la fin du Deutéronome, au contraire, on n'avait à ré-
pondre qu'à une objection légère selon les idées du temps ; on admet-
tait que le récit de la mort de Moïse avait été ajouté après coup, et
tout était dit.
Comment le livre qui commence par ces mots : « Au commence-
ment. Dieu créa le ciel et la terre, » et qui finit à la mort de Josué
a-t-il été composé? Quels sont les élémens qui entrent dans sa
composition? A quelle date peut-on faire remonter chacun de ces
élémens, et comment doit-on concevoir les diverses opérations qui
les incorporèrent successivement au livre vivant d'Israël? Tel est,
avec la question de la rédaction des Evangiles, le plus important
problème qu'ait eu à résoudre la critique moderne. Le problème
du Pentateuque, ou, pour parler plus exactement, de l'Hexa-
(1) Qooiciue j'aie potir principe de garder les transcriptions reçues, même quand
elles sont défectueuses, je m'interdis la Torme Jéhovah, forme fabriquée avec les con-
sonnes d'un mot et les voyelles d'un autre mot. C'esi comme si on prononçait Paris
avec les voyelles de Lutèce. Purèse serait un barbarisme que l'histoire sérieuse de-
vrait s'interdire.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
teuque, peut être cité comme un modèle de la façon dont il est
permis, sans satisfaire entièrement la curiosité humaine, d'arriver,
par des hypothèses successives, à serrer de près la vérité.
On ^ maintes fois raconté la marche suivie par la science pour
préparer les approches de ce siège difficile. Le coup de génie, on
peut le dire, fut l'intuition de Jean Astruc, médecin et physiologiste
de l'école de Montpellier, qui, sans être un hébraïsant, remarqua,
par une lecture attentive de la Bible, la dualité de composition de
la Genèse, ce fait singulier que souvent le même épisode est ra-
conté deux fois, que, dans certains cas même, comme cela a lieu
pour le déluge, les deux récits sont entremêlés. Ce fait devient
l'évidence, on peut le dire, quand on se sert d'une édition où
les deux textes sont imprimés en caractères différons. Les ma-
tériaux superposés apparaissent alors, comme les assises de marbre
bicolores dans une église toscane ou ombrienne du moyen âge. Je
prie les personnes qui auraient quelque doute à cet égard de lire,
en même temps que les savantes discussions de M. Reuss (1), la
Genèse de M. François Lenormant (2), où les enchevêtremens des
deux rédactions sont rendus en quelque sorte sensibles aux yeux.
L'observation d'Astruc, utilisée par Eichhorn, Ilgen, Gramberg,
arriva entre les mains de De Wette à une remarquable précision.
De Wetie construisit, en quelque sorte, avec le Pentateuque actuel
(auquel il vit très bien qu'il fallait rattacher Josué), deux Pentateu-
ques ayant chacun leur unité. L'un fut appelé jéhoviste, l'autre élo-
histe, dénominations peu justifiées, mais que nous conserverons
pour nous conformer à l'usage. Le système de De Wette, un peu
trop simple, fut corrigé par M. Ewald, aux hypothèses duquel on a
pu, au contraire, reprocher trop de complication; à tort, peut-être,
car la manière dont les choses se sont passées a été en fait bien plus
compliquée que nous ne le supposons, et, si nous pouvions assister
au travail latent de la croissance de ces sortes de textes, nous trou-
verions que nos hypothèses les plus compliquées sont encore bien
plus simples que n'a été la réalité.
Le tortdes critiques qui, jusqu'à M. Ewald inclusivement, s'occu-
pèrent de la critique de l'Hexatenque, fut de tenir trop peu
coraple de la partie législative qui y est encastrée. C'est en j)oriant
de 06 côté une observation attentive ([ue MM. Reuss, Graf, Kayser,
Wellhauscn virent s'ouvrirdes horizons nouveaux. Nos critiques fran-
çais du xviii" .siècle, qui souvent n'eurent d'autre tort que de juger
avec l'esprit elle bon sens les questions obscurcies parle jxjdantisrae
tbéologique, avaient très bien remarqué que le Deutéronome nous
(I) PaH«, Kuidoz ot FUchbâebar, 1870.
01) PirU, Mainoonouve, 1883.
LES ORIGLS'ES DE LA BIBLE. il
représente à peu près ce volume de la loi de lahvé, trouvé à propos
par le prêtre Helcias (1), et qui fit une si forte impression sur le roi
Josias. Yolney, en particulier, insista sur cette donnée fondamentale,
et proclama qu'une portion considérable de la Thora devait être
rapportée aux années qui précédèrent la captivité. La nouvelle école
allemande tira très bien les conséquences du fait reconnu par le bon
sens français et à tort mis dans l'ombre par M. Ewald. Une décou-
verte plus originale fut d'apercevoir le vrai caractère de ce qu'on peut
appeler le code lévitique, comprenant ces lois, pour la plupartecclé-
siastiques, qui occupent la fin de l'Exode, le Lévitique tout entier, une
grande partie des Nombres et même de Josué. Ces lois, sauf quel-
ques exceptions, sont postérieures à Josias, postérieures mêmes à
la captivité. Elles se rattachent à un état de crise du sacerdoce qui
commença aux essais de Josias pour centraliser le culte à Jérusa-
lem, et qui arriva à son paroxysme lors de la restauration du culte
après la captivité. Elles supposent une institution qui n'eut sûre-
ment aucune réalité historique, ce tabernacle que Moïse est censé
avoir construit pour préluder, huit cents ans d'avance, aux idées
sur l'unité du lieu de culte.
Tout cela a été aperçu et déduit avec justesse. L'erreur de
MM. Graf, Reuss, Wellhausen a été de vouloùr rattacher le code lévi-
tique à ce qu'on appelle le récit élohiste, et de faire des deux textes
réunis un second Pentateuque qui serait venu, après la captivité, com-
pléter l'ancien texte jéhoviste. C'est là une combinaison des plus mal-
heureuses. Le récit élohiste et le code lé\itique n'ont rien à faire
ensemble. La prétention de rapporter à une époque presque rabbi-
nique le récit de la création, le mythe de l'arc-en-ciel, les mythes
ethnographiques de la Genèse, doit être abandonnée. Il y a aussi
quelque exagération dans cette assertion de la nouvelle école que le
Deutéronome, loin d'être une seconde loi, comme l'ont cru les tra-
ducteurs alexandrins de la Bible, est la première Thora. De l'aveu
même de ces savans critiques, il y avait, avant Josias, des élémens
de Thora, dont le Deutéronome n'est que le développement. Le mot
de Deutéronome, bien qu'inexact, n'est pas aussi faux qu'on le dit.
Le fait de placer la législation en question dans la plaine de Moab,
au moment où le peuple va passer le Jourdain, suppose que l'on
admettait une législation antérieure promulguée au Sinaï. Le Deu-
téronome cite des règlemens plus anciens, en particulier un petit
code sur les lépreux que nous avons dans le Lévitique. La liste
des choses impures est plus primitive dans le LéN^i tique que dans le
Deutéronome; le Lévitique enfin diffère essentiellement du Deu-
téronome en ce qu'il manque d'unité. Ce sont des Pandectes, qui
(1) U Rois, ch. XXII.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
ont mis un ou deux siècles à se former et à se recueillir, tandis que
le Deutéronome est un livre composé en quelques jours et d'une
seule inspiration.
Nous sommes convaincus qu'une étude ultérieure amènera les
critiques à modifier sur ces deux points et sur quelques autres
l'opinion de MM. Graf, Reuss, Wellhausen. Oui, l'Histoire sainte
élohiste est postérieure à l'Histoire sainte jéhoviste; mais elle ne
l'est pas d'autant que le croient ces maîtres éminens. Oui, le code
lévitique est relativement moderne et, pour les parties essentielles,
jx)stcrieur à la captivité ; mais il n'a aucun lien avec l'Histoire sainte
élohiste, qui, moins mythologique que l'Histoire sainte jéhoviste, a
néanmoins le caractère de la plus belle antiquité. Enfin, une lacune
singulière dépare les travaux de la nouvelle école, plus habile aux
découvertes du microscope qu'aux larges vues d'horizon. On dirait
que ces doctes critiques n'ont pas d'yeux pour voir, en sa grosseur
capitale, ce fait : que le rédacteur jéhoviste cite un écrit antérieur,
dont le caractère peut être clairement saisi ; c'est le livre du laschar,
ou livre des Guerres de lahvé, composé d'anciens cantiques. Nous
trouvons la trace de ce livre dans les parties jéhovistes du livre des
Nombres ; nous le retrouvons dans Josué ; selon nous, il fait le fond
du livre des Juges, et il a fourni les plus beaux élémens des livres
dits de Samuel.
Ce qu'il y a de remarquable, en effet, c'est qu'autant l'Hexa-
teuque est séparé des livres qui le suivent par sa composition en
matériaux alternans, autant la fin des Nombres et certaines parties
de Josué offrent d'analogie pour les sources avec les Juges et les
récits héroïques des livres dits de Samuel. Le livre des Juges presque
tout entier nous offre à la surface le terrain que, dans les plus an-
ciennes parties du Pentateuque, nous ne trouvons qu'en filon et en
sous-sol. C'est ce qu'on aurait vu plus tôt, si, au lieu d'être culti-
vées par des théologiens , ces études eussent été entre les mains
de savans habitués au grand air de l'épopée et des chants populaires.
On eût reconnu alors qu'avant la rédaction du récit jéhoviste, livre
essentiellement religieux, il y eut un épos national, contenant les
chants et les récits héroïques des tribus. Ce livre s'arrêtait, selon
toute apparence, à l'avènement de David, à la fin de sa jeunesse
aventureuse, quand les brigands de Sicéleg sont tous casés et que
les folles aventures des âges antérieurs font place à des soucis
beaucoup plus pacifiques et à des calculs plus positifs.
Avec David, en effet, nous entrons dans l'histoire véritable, l'his-
toire documentée. Les règnes de David et de Salomon, les règnes
parallèles des rois de Juda et d'Israël eurent leurs annales, rédigées,
selon les procédés de l'historiographie orientale, par des soferim ou
niazkirim^ gens do plume attitrés. De maigres extraits nous sont par-
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 13
venus de cette grande œuvre originale dans les livres des Rois ; ils y
sont combinés avec un élément d'un tout autre ordre, dont l'influence
se fait sentir aussi dans l'Hexateuque : nous voulons parler de ces com-
positions destinées à relever le caractère des prophètes, à présenter
leur rôle par le côté thaumaturgique et terrible, et à les mettre en tout
au-dessus de la royauté. C'était l'analogue des Kisas el-Anbia, dont
se délectent encore les musulmans, des Vies de saints de bas étage,
chères aux populations crédules. Moïse, ayant été un prophète et
certes le premier des prophètes, eut sa Vie, comme Samuel, comme
Gad, comme tant d'autres, et, dans la dernière compilation de l'Hexa-
teuque, il en fut tenu compte ; c'est ce qui explique certaines répé-
titions, de l'Exode en particulier, pour l'intelligence desquelles la
combinaison binaire du jéhoviste et de l'élohiste ne suffît pas.
Cette énumération des élémens constitutifs de la partie narrative
de la Bible hébraïque resterait obscure, si l'on s'en tenait au mode
d'exposition analytique que nous avons suivi jusqu'ici. L'esprit du
lecteur sera satisfait, nous le croyons, si nous prenons maintenant
le mode d'exposition inverse, c'est-à-dire si nous cherchons à
exposer, siècle par siècle, les états que traversèrent ces traditions
légendaires et ces récits historiques, qui font encore aujourd'hui
notre admiration et notre charme.
II.
L'ne question préalable doit être posée : A quelle époque l'écri-
ture commença-t-elle à être d'un usage commun en Israël? ^Soiis
disons : d'un usage commun ; car une distinction est ici nécessaire.
Un peuple peut avou* durant des siècles l'écriture, sans pour cela
en faire un usage littéraire. En est-il un exemple plus convaincant
que celui des Latins et des populations italiotes, dont l'alphabet est
plus archaïque que celui des Grecs, et qui pourtant n'ont com-
mencé d'avoir une littérature que vers 200 ans avant Jésus-Christ?
Cela dépend tout à fait des substances sur lesquelles on écrit, de la
cherté de ces substances, des facilités qu'on a pour se les procurer.
En admettant l'hypothèse vraisemblable selon laquelle l'écriture al-
phabétique aurait été créée en Egypte vers le temps des Hyksos, les
Israélites purent en avoir connaissance dès leur venue dans les ré-
gions méditerranéennes, et néanmoins ne s'en servir d'abord que très
rarement. A l'époque patriarcale, non-seulement on ne sent pas trace
d'écriture; mais on voit des usages qui en supposent l'absence, mo-
numens mégalithiques, iad (main), gilgal, tas de pierre, monceaux de
témoignage. L'époque des Juges paraît avoir continué sous ce rap-
port l'âge patriarcal. L'histoire résidait dans la tradition orale et les
cantiques, ou, pour mieux dire, d'histoire réelle, il n'y en avait pas.
l REVUE DES DEUX MONDES.
Une règle générale de critique, en effet, c'est qu'il n\ a pas
d'histoire proprement dite avant l'écriture. La mémoire historique
du peuple est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que
des fables. Le mythe est l'histoire des temps où l'on n'écrit pas.
Peu féconds en créations mythologiques, les Hébreux y suppléaient
par des monumens anépigraphes, destinés à servir d'avertisse-
mens à l'avenir. Les noms donnés à certains lieux, à certains arbres
doués d'une longue vie, tels que les térébinthes, étaient aussi des of A
(signes) ou moninienta à leur manière. Les fêtes, certaines coutumes
avaient enfui la prétention d'être des aides-rnémoire, des garde-sou-
venirs. Mais tout cela était vacillant, prêtait à toutes les confusions.
Les chants populaires constituaient un témoignage bien plus
ferme. L'usage des Hébreux et des peuples congénères était, à pro-
pos des événemens importans, surtout des batailles, d'en frapper
en quelque sorte la médaille par un cantique rythmé, que le peuple
chantait en chœur, et qui restait plus ou moins dans les sou-
venii's. C'est ainsi que chaque tribu arabe, sans nulle écriture,
gardait le Divan entier de ses poésies. La mémoire arabe antéis-
lamique, à laquelle on eût vainement demandé un renseigne-
met historique précis, conserva, jusqu'aux missions littéraires des
lettrés de Bagdad, cent cinquante ans après Mahomet, le trésor poé-
tique énorme du Kitab el-Agani, des Moallakat et des autres com-
positions du même genre. Les tribus touaregs présentent de nos
jours des phénomènes analogues. Israël possédait ainsi une très
belle littérature non écrite, comme la Grèce a tenu, pendant trois
ou quatre cents ans, tout le cycle homérique dans sa mémoire. On
peut dire, en effet, que la littérature non écrite de chaque race est
ce qu'elle produit de plus parfait ; les compositions réfléchies n'éga-
lent jamais les éclosions littéraires spontanées et anonymes. Plus
tard, ces chants, recueillis par l'écriture, formeront le joyau de la
poésie hébraïque. Les plus célèbres pages de la Bible sortiront de
ces voix d'enfans et de femmes, qui, après chaque victoire, rece-
vaient le vainqueur avec des cris de joie, au son du tanibom'in.
Bien que tout ce que l'on raconte des compositions littéraires de
David et de Salomon appartienne à la légende, il n'est pas douteux
qu'on ail beaucoup écrit sous le règne de ces princes. Nous n'avons
aucun monument de l'écriture hébraïque de ce temp^ ; mais l'in-
scription moabite de Mésa, qui est au Musée du Louvre, est à peine
postérieure de cent ans à Salomon. Or le pays de Moab n'était en
rien supérieur, à cette é|)oque, à Israël. Le sèphcr, registre ouvert
qui, dès le temps de Samuel, est censé avoir été déposé dans l'arche
ou à ctiUi d'elle, reste dans la pénombre (1). On n'en saurait par-
'\) Le chafiitre au pr«mi«r litrt d« SanuoI où il en «si pu-M ne fut rédige qae
H. u tiiiin urd.
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 15
1er avec quelque assurance. Mais le règne de David laissa des souve-
nirs miMtaires d'un étonnant caractère de réalité, dont quelques
lambeaux sont venus jusqu'à nous (1). Le règne de Salomon
laissa des pages administratives (2) qu'il est plus difficile de re-
connaître dans la prose effacée des histoires postérieures. On réci-
tait quelques chants dont David était censé l'auteur (3), mais que
sans doute il n'écrivit pas. Salomon fit probablement compiler
des maschal et des schîr, plutôt qu'il n'en composa lui-même. Ce
qui paraît sûr, c'est que, vers l'époque de la mort de Salomon, il
y avait des divans de poésies lyriques et paraboliques, des recueils
de proverbes, des récits militaires, des listes ou registres, œuvres
des soferim et des mazkirim de la cour. Il y avait surtout de nom-
breux toledot, ou généalogies, bases de la future histoire primitive
de la nation.
Cette littérature des temps de Da^ id et de Salomon avait un ca-
ractère presque exclusivement profane. Le piétisme Israélite, œuvre
des prophètes, n'était pas encore né. Certes lahvé n'était point
absent des cantiques de cette époque reculée, pas plus que les
dieux ne sont absens des poèmes homériques ; mais le but n'était
ni l'édification ni la propagande ; c'étaient des œuvres laïques,
comme on dirait aujourd'hui, dont l'unique but était de confier à
l'écriture un trop plein dont la mémoùe était déjà surchargée.
Dans les âges antiques, la littérature la plus importante n'était pas
toujours celle qu'on écrivait ; c'était celle que la nation tenait dans
ses souvenirs. N'existait-il pas, dès le temps de David et de Salo-
mon, un commencement d'Histoire sainte, un commencement de
rédaction des souvenirs héroïques de la nation? Le canevas de
l'Hexateuque n'était-il pas déjà tracé par écrit? Le vieux fonds
d'idées, probablement babyloniennes, que le peuple portait comme
le fond le plus ancien de son bagage traditionnel, n'était-il pas en
partie fixé par l'écriture? Cela est possible, cela n'est pourtant pas
probable. Les règnes de Da\id et de Salomon furent des époques
de progrès, de civilisation, non des retours vers le passé patriarcal.
Les prophètes, qui vivaient de ces souvenirs, furent réduits à un
rôle secondaire. Ils ne retrouvèrent leur importance qu'après la
mort de Salomon, quand les Ephraïmites et les tribus du Nord,
chez lesquels esprit de tribu \"ivait encore énergiquement, tournè-
rent le dos à Jérusalem, au temple, à la royauté qui s'organisait
au Sud sur la base de l'hégémonie de la tribu de Juda,
(1) Surtout les notes sur les gibhorim. II Sam. iïiii, 8 et suiv.
(2) La liste des préfets, la carte de géographie da chap. x de la Genèse, etc.
(3) Par exemple, l'élégie sur la mort de Jonatha», le dire sur la mort d'Abner.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Au premier coup d'œil, les tribus du Nord, en se séparant du
centre brillant de Jérusalem, portèrent un coup mortel à leur
propre développement. Mais l'histoire d'Israël est en tout si particu-
lière que ce qui semble ailleurs une décadence est ici une condi-
tion de progrès. L'esprit israélite, contrarié par Salomon, reprit le
dessus arec une élasticité extrême. Les prophètes, qui avaient dé-
clamé contre les travaux de Jérusalem et amené la sécession, furent
maîtres du royaume nouveau. On se mit à réchauffer les anciennes
traditions, à les rapprocher, à établir entre elles un ordre déter-
miné. La mémoire jusque-là s'était chargée de ce soin ; on com-
mença à éprouver le besoin d'écrire ces récits et de les coordonner
selon un plan suivi. L'usage de l'écriture s'était fort répandu sous
David et sous Salomon; mais on ne l'avait pas encore appliquée aux
traditions orales. Ces traditions se défendaient par leur notoriété.
On n'écrit pas ce que tout le monde sait par cœur. La rédaction
de pareilles données ne se fait que quand la mémoire éprouve déjà
quelque fatigue et commence à fléchir.
Voilà pourquoi, d'ordinaire, la rédaction d'un ensemble de tradi-
tions orales n'est pas, à l'époque où elle a lieu, un fait aussi capital
que nous sommes portés à nous l'imaginer. Le livre qui n'est que la
rédaction d'un vieux fond traditionnel n'est jamais, au moment où il
est écrit, un événement de sensible importance. Les gens au cou-
rant de la tradition ne s'en ser\'ent pas et affectent même un certain
dédain pour ces sortes d'aide-mémoire; les maîtres s'en soucient
peu. Il en fut ainsi pour les Évangiles, pour les Talmuds, devenus
plus tard des livres d'une si haute importance, et dont l'apparition
ne fit aucune sensation, parce que la génération où ils parurent en
savait d'avance le contenu.
Les traditions orales d'Israël étaient de plusieurs sortes. A l'ar-
riôre-plan flottaient, dans un lointain indécis, les récits d'origine
babylonienne ou harranienne, ces mythes sur l'histoire primitive
et le déluge que les Hébreux avaient emportés avec eux de leur
ancien séjour. Les souvenirs d'Our-Casdim et du roi mythique
Ab-Orham {Putcr Orrhtimus) , combinés avec ceux d'un ancêtre
supposé, Abram (le haut père), fournissaient la vio fabuleuse d'un
patriarche, qui était déjà censé parcourir en nomade le pays de
Chanaan. La biographie anecdotique de deux autres patriarches,
Isaac et Jacob, et des fils de ce dernier, en particulier d'un prétendu
Joseph (1), qui traversait, en Egypte, les plus piquantes aventures,
(I Ce Mot Ik «l'aociens nom* de Iribus. La forme pleine étail Jacob-cl, Joscph-cl.
La furme Jacob-«l a été tiftialûe dans les leilei hiéroglypliiqucs de l'ivgypto. La forme
LES OWGDTES DE LA BIBLE. 17
lormait le fond de la période suivante. L'imagination israélite, tou-
jours eni\Tée des parfums de la vie nomade, groupa autour de ces
noms tout ce qu'elle avait de charme et de poésie. L'histoire %Taie,
quoique étrangement mêlée de fables encore, commençait avec le sé-
jour des tribus Israélites sur les confins de l'Ég^-pte. La protection
particulière de lahvé sur Israël se montrait en la manière dont il
tira son peuple de la captivité et le fit subsister dans le désert. La vie
du chef légendaire qui guida le peuple en cette épreuve, Mosé,
commençait à se dessiner, et sûrement le miracle y tenait déjà
une très grande part ; mais l'idée, à ce qu'il semble, n'était encore
venue à personne que ce Mosé eût été en quoi que ce soit législa-
teur et qu'aucune loi divine lui eût été révélée.
Les souvenirs d'Israël prenaient un degré particulier de précision
et de réalité à partir du moment où le peuple, après avoir traversé
le désert, s'approchait du pays de Chanaan. Ici, la tradition orale
s'épaulait de documens positifs, savoir de chants populaires conser-
vés dans la mémoire des tribus. Les plus anciens de ces chants se
rapportaient à la source de Beër, au sud de Moab, et à la prise d'Hé-
sébon. Le souvenir direct de la circonstance où ces chants avaient
été composés était le plus souvent perdu ; mais le contenu des chan-
sons fournissait des élémens pour recomposer un préambule histo-
rique, quelquefois, il est vrai, très fautif.
De cette double série de traditions résultèrent deux écrits qui se
laisaient suite ou que, peut-être, l'on considérait comme un seul
livre. Les idées d'alors sur l'identité des ouvrages n'étaient nulle-
ment celles de notre temps. L'un de ces écrits fut une sorte d'his-
toire patriarcale, première base de ce que nous appelons la Ge-
nèse, qui a été absorbée par les rédactions postérieures. Ce livre
n'absorba-t-il pas lui-même des élémens écrits antérieurs? C'est ce
qu'on ne saurait dire et ce qu'il serait peu intéressant de savoir,
puisque ces documens antérieurs auraient été à peu près contempo-
rains de la rédaction du livre lui-même et que la question d'unité
d'auteur, en de telles conditions, n'a pas beaucoup de sens. Le li\Te
dont nous parlons, autant qu'on peut l'entrevoir à travers les rema-
niemens des siècles suivans, n'offrait pas essentiellement le carac-
tère d'un livre sacré. 11 n'avait pas de tendance religieuse précise,
bien que la préférence de lahvé pour Israël y éclatât déjà. L'ob-
jet voulu avant tout était l'intérêt et le charme de la narration. Les
temps primitifs de l'humanité y étaient racontés, bien qu'on puisse
douter qu'il y fût question de la création et du déluge. Ces pre-
Joseph-el a été trouvée récemment dans ces mêmes textes par un jeune savant du
plus grand mérite, M. William N. Groff. {Revue égyptohgique^ TV, p. 95 et suiv.)
T(HfB uxiv. — 1886. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
mières pages paraissent avoir offert beaucoup d'analogie avec les
fables phéniciennes conservées dans les lambeaux de Sanchonia-
thon. De là venaient tant de passages qui restèrent inintelligibles
pour les rédacteurs d'un âge plus moderne, et qui sont comme
des trous obscurs dans le texte actuel de la Bible; par exemple,
le IV® chapitre de la Genèse, si analogue aux mythes phéniciens sur
les premiers inventeurs; ce chant de Lamech à ses femmes, pro-
blème des plus singuliers; le récit (retouché) sur l'amour des fils
de Dieu pour des filles des hommes et sur les géans qui sortent
de ce commerce ; l'épisode de Tivi'esse de Noé et de la malédic-
tion de Cham ou Ghanaan, et la cantilène ethnographique qui s'y
rattache; le chapitre xiv de la Genèse, sorte de fenêtre ouverte
sur la plus haute antiquité; le chapitre xv du même livre, premier
récit de l'alliance de lahvé et d'Abram, plein d'énigmes, et où
le sacrifice d'Abram est raconté avec une étrange sauvagerie.
On peut rapporter à la même source le très curieux chapitre xx de
la Genèse, contenant l'aventure d'Abraham chez Abimélek; on reconnaît
la trace du même document dans ce qui concerne Ismaël, dans le
récit du sacrifice d'Isaac, puis d'une manière presque continue dans
l'histoire d'Isaac, et dans toute cette légende de Jacob, empreinte
d'un cachet si frappant de mythologie, de sublimité grossière,
d'idéalisme concret. L'étonnante beauté de cette partie de la Ge-
nèse vient tout entière du vieux narrateur oublié du x® siècle. Le
fleuron du livre était ce charmant roman de Joseph, le plus ancien
des romans et le seul qui n'ait pas vieilli. Le plan général et les
parties essentielles de ce délicieux récit existaient déjh, parfoite-
ment caractérisés, dans la plus ancienne rédaction des dires légen-
daires du Nord.
En quel état la légende de Moïse figurait-elle en ce récit primitif?
C'est ce qu'il est d'autant plus difficile de conjecturer que nous ne sa-
vons pas au juste si les mentions de Moïse se trouvaient dans le livre
des Légendes patriarcales, ou dans le livre des Guerres de Kihvé dont
nous j)arIcroiis bientôt, ou dans les deux. Le singulier passage où
lahvé rencontre Moïse dans une des gorges du Sinaï, veut le tuer
t^t ne lâche prise que quand Sippora a circoncis son fils, apparte-
nait sajis doute au plus ancien texte. La théophanie du Sinaï était
peut-être l'occasion d'un renouvellement de l'alliance de lahvé et
de son ()eu[)le. Ce qui est sûr, c'est qtie le caractère céraunien de
lalivé était fortement accustî. La foudre, l'éclair, le nuage sombre, la
le, Bont déjà, en ces vieilles i)ages, raccompaguement indis-
'l)le des apparitions de lahvé.
l.u livre était essentiellement un livre israélite, dans le sens que
K; vchisiiuî des dix tribus avait consacré. Le but qu'on s'y j)ropo-
.•>ail «Uiii do faire valoir Icslégeiulus Israélites du .Nord, d'expliquer
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 19
d'une façon relevée Torigine des lieux saints israélites. Joseph, le
père d'Éphraïm et de Manassé, est partout exalté ; Ruben paraît in-
tentionnellement ménagé. Béthel est, aux yeux de l'auteur, le -vTai
sanctuaire d'Israël, et un récit est destiné à établir le devoir qu'ont
tous les descendans de Jacob d'y payer la dîme. Sichem est le
centre de la famille d'Israël. La région transjordanienne de Galaad
et les déserts du côté de Gérare et de Beërseba avaient leur place
dans les récits du conteur. Le pays de Juda, au contraire, était, ce
semble, à peine mentionné. L'auteur affectionnait les légendes lo-
cales ; il les connaissait à fond, et, s'il a peu de chose à dh*e sur Juda,
c'est qu'évidemment il tournait un peu volontairement le dos à ce
pays. Il est difficile de ne pas voir une intention malveillante dans
la légende de Tamar, où Juda est si complètement sacrifié, et où la
famille de ce patriarche, censée issue du rapt d'une Ghananéenne,
est présentée comme souillée par tous les crimes. En religion, les
idées de l'auteur étaient très larges. Déjà se dessine l'antipathie
contre les terajjhim, les idoles et les amulettes des païens. Mais on
ne remarque aucune tendance vers la centralisation du culte. Les
autels à lahvé s'élèvent de tous côtés sans que l'auteur voie là autre
diose que le témoignage d'une légitime piété.
Le Livre des légendes israélites a été le commencement de la
Bible, surtout de la Bible telle que les poètes et les artistes l'enten-
dent. Les écrits plus anciens du temps de David et de Salomon n'ont
été sauvés que grâce à ces récits uniques, en leur genre, où l'em-
preinte de la légende populaire est en quelque sorte à fleur de coin
et auxquels on ne peut comparer que l'Homère des Grecs. Si nous
possédions l'œuvre entière du conteur de Béthel ou de Sichem,
nous verrions sans doute que, dans son écrit, résida tout le secret
de la beauté hébraïque, qui a séduit le monde à l'égal de la beauté
grecque. Cet inconnu a créé la moitié de la poétique de l'hu-
manité. Ses récits sont comme un souffle du printemps du monde.
Leur fraîcheur exquise n'est égalée que par leur grandiose crudité.
L'homme, quand ces pages étranges furent écrites , vivait encore
dans le mythe. Les aperceptions sur le monde divin étaient à l'état
d'hallucination. Les multiples élohim remplissaient . l'air, à l'état
de souilles mystérieux, de bruits inconnus, de terreurs paniques.
L'homme avait encore avec eux des luttes nocturnes , d'où il sor-
tait blessé. Élohim apparaît triple, et les fils de Dieu ont avec les
femmes des embrassemens féconds. La morale est à peine née ; les
volontés dÉlohim sont capricieuses, parfois absurdes. On atteint le
ciel avec une échelle ou plutôt une pyramide à échelons. Des mes-
sagère vont sans cesse de la terre à l'empyrée. Les théophanies et
les angélophanies sont fréquentes. Les songes sont des révélations
célestes, des visions de Dieu.
20 REYDE DES DECX MONDES.
Cet écrit primitif donna le ton à ceux qui suivirent, un ton qui
n'est ni celui de l'histoire, ni celui du roman, ni celui du mythe, ni
celui de l'anecdote, et auquel on ne peut trouver d'analogie que dans
certains récits arabes antéislamiques. Le tour de la narration hé-
braïque, juste, fin, piquant, naïf, rappelant l'improvisation haletante
d'un enfant qui veut dire à la fois tout ce qu'il a vu, était fixé pour
toujours. On en retrouvera la magie jusque dans les agadas de dé-
cadence. Les évangiles rendront à ce genre le charme conquérant
qu'il a toujours eu sur la bonhomie aryenne, peu habituée à tant d'au-
dace dans l'affirmation des fables. On croira la Bible, on croira l'Évan-
gile, à cause d'une apparence de candeur enfantine, et d'après cette
fausse idée que la vérité sort de la bouche des enfans : ce qui sort,
en réalité, de la bouche de l'enfant, c'est le mensonge. La plus grande
erreur de la justice est de croire au témoignage des enfans. Il en est
de même des témoins qui se font égorger. Ces témoins, si fort prisés
par Pascal, sont justement ceux dont il faut se défier.
IV.
A côté de l'idylle ou, si l'on veut, du roman patriarcal, il y avait
la tradition héroïque, celle-ci bien plus près de l'histoire et qui
n'était en quelque sorte que la continuation de la légende des
Pères. Caleb et Josué étaient à la tête de ce cycle nouveau, qui
se rattachait ainsi directement à la délivrance censée accomplie
par Moïse. Ici, les élémens traditionnels abondaient. Israël pos-
sédait un riche écrin de chants populaires, remontant à deux ou
trois siècles, et se rapportant le plus souvent à un fait historique
dont le souvenir direct s'était perdu. Parfois le chant populaire
contenait des indications suffisantes pour reconstruire le récit du
fait; parfois ces indications manquaient ou prêtaient au malen-
tendu ; alors c'était l'imagination des âges postérieurs qui y sup-
pléait. Le Kitab el-Agani des Arabes est le typ3 de ces sortes de
compilations, où des chants longtemps gardés par la tradition orale
sont enchâssés dans un texte en prose, qui les explique. Le prin-
cipe, en pareil cas, est que la pièce en vers est antérieure à sou
préambule en prose, lequel n'en est que le développement, le com-
mentaire souvent erroné.
Les plus anciens chants nationaux d'Israël remontaient à l'ori-
gine môme de la vie nationale, à ce moment où les Beni-Israël,
émancipés de l'Egypte, essayaient de sortir du désert, et contour-
naient du côté de l'Arnon, le i)ays de Moab. Le chant de Beër, le
chant sur ta prise d'Hésébon, se perdent, comme des étoiles du matin,
dans les rayons d'un soleil levant historique. Les petits masrhul
de fialaam s'y rattachaient de très près. Le chant sur la bataille
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 21
de Gabaon ne nous est connu que par un vers, qui donna lieu à
l'interprétation la plus singulière. Le beau cantique de Débora, au
contraire, nous a été ccwiservé dans son intégrité. Enfin l'élégie sur
la mort de Jonathas et le début de l'élégie sur la mort d'Abner,
sont cités avec un nom d'auteur ; ils sont donnés comme de Da\id.
Sur ces sept ou huit exemples, trois sont rapportés par citation
expresse à deux livres, l'un intitulé : Sépher miUiamot lahvé, « le
\\yve des guerres de lahvé, » l'autre Sépher hay-yuschar, livre du
lusc/uir ou laschir, titre dont le sens est tout à fait douteux. Ces
deux li^Tes étaient composés pour la plus grande partie de chants
populaires. C'étaient ou deux livres se complétant l'un l'autre, ou
un même ouvrage sous deux titres différens. Pour la commodité
de l'exposition nous adopterons cette seconde hypothèse, dont
l'inexactitude, si inexactitude il y a, serait de peu de consé-
quence.
Les citations du laschar et du Sépher milhamot lahvé se trou-
vant dans des parties très anciennes de THexateuque (i), qui peu-
vent avoir été écrites vers le viii* ou le ix^ siècle, il faut en conclure
que le Sépher milhamot lahvé, ou Sépher hay-yaschar, fut écrit au
x^ siècle au moins, à la fin même de la période dont il s'agissait
de recueillir les chants et les souvenirs.
C'est le propre, en effet, des grands âges héroïques que d'ordi-
naire l'on commence à se passionner pour eux quand ils sont déjà
bien finis. La génération héroïque meurt toujours sans écrire.
Mais elle a raconté ses prouesses à une génération souvent très
pacifique, qui attache d'autant plus de prix à ces récits épiques
qu'elle n'a pour la vertu guerrière qu'une admiration toute litté-
raire. Les rudes soudards de David devaient avoir de longues his-
toires à conter. La vie d'aventures de David, traversée comme par
un fil d'argent par l'amitié de Jonathas , offrait aux conteurs des
épisodes charmans. Une loule de chants et d'anecdotes du temps
des Juges, de Saûl et de la jeunesse de David allaient périr. C'est
alors, selon nous, qu'un ou plusieurs scribes du Nord, de Silo, par
exemple, recueillirent cette riche moisson poétique, qui s'étendait
sur trois ou quatre siècles, depuis les premières approches de l'Ar-
non, au sortir du désert, jusqu'à l'avènement de David. David était
le dernier de ces héros aventureux qui avaient déployé un courage
tout profane au nom de lahvé. Depuis qu'il fut devenu roi, il cessa
de payer de sa personne et de s'exposer dans les batailles. Nous
pensons donc que la bataille de Gelboé et l'élégie sur la mort de
Jonathas occupaient les dernières pages du livre, dont les membres
épars se trouveraient ainsi, en petite partie dans les livres des
(l) Nombres, xu, 14 et suiv. ; Josué, x, 13.
22 REVDE DES DEUX MONDES.
Nombres et de Josué, en proportion considérable dans le livre des
Juges et dans la première moitié des livres dits de Samuel.
Tout porte à supposer que le livre des anciennes chansons héroï-
ques des Hébreux fut écrit dans les tribus du ÎNord bien plutôt qu'à
iérusalem. Le livre avait le caractère franc, libre, un peu barbare,
sobre et ferme, de tout ce qui vient du royaume d'Israël. Ce qui
est presque décisif, c'est que, dans la partie du livre relative à
l'époque des Juges, il n'était presque pas question de Juda; les
aventures héroïques se rapportaient surtout aux tribus du Nord.
Les parties messéantes de l'histoire de Da\id, ce qui concerne son
singulier entourage dans la caverne d'Adullam, son sé'jour chez
Akis, ses brigandages avoués, ses campagnes contre Israël, se com-
prennent aussi beaucoup mieux chez un narrateur du Nord, pour
lequel David n'était qu'un aventurier hardi, que chez un narrateur
de Jérusalem ou d'Hébron, pour lequel David était le fondateur de
l'hégémonie de Juda. Peut-être, à vrai dire, la rédaction du livre des
héros fut-elle double, comme cela eut lieu plus tard }X)ur l'Histoire
sainte. Il y eut peut-être la rédaction du Nord et la rédaction du
Sud ; on pourrait même supposer que Sépher milhamot lahvé fut le
titre de l'une d'elles ; Sépher hay-ya^cJmr, le titre de l'autre. Mais,
à cette limite, toutes les suppositions deviennent arbitraires ; il vaut
mieux ne pas trop s'y arrêter.
On comprend qu'un pareil livre, écrit à un point de vue simple-
ment héroïque, ait dû paraître scandaleux à une époque d'ortho-
doxie, oîi le cohen et le nabi conquirent une im})ortance qu'ils
n'avaient pas eue dans les âges reculés. En usant comme ils de-
vaient du vieux livre épique, les historiographes d'Israël y firent s;ms
doute de nombreuses coupures ou retouches. Mais les soucis de
l'apologétique n'étaient pas, à cette époque, fort rigoureux. Les his-
toriographes laissèrent échapper, surtout dans la partie des Juges,
une foule de détails qui prouvaient avec la dernière évidence que
la législation supposée de Moïse n'existait pas à cette époque. De la
sorte, l'histoire hébraïque, telle qu'elle nous est parvenue, s'est
trouvée renfermer sa propre réfutation. D'une part, elle nous aflirme
que Moïse, avant l'entrée d'Israël en Chanaan, lui donna une légis-
lation complète ; de l'autre, elle nous raconte une foule d'histoires
pOBtérietires à l'entrée d'Israël en Chanaan, qui supposent notoi-
rement (jue cette législation n'existait pas.
Moïse et Josué étaient-ils nommés dans le Sépher tmlhamot
lahrè ou dans le laachar? Cela est certain j>our Josué. Le vers du
chant sur la bataille de Gabaon (Josué, chap. x), extrait du /</-
âchar, semble suftposer que Josué était nommé dans le récit en
prose. Les aventures de Caleb, qui était évidemment un des héros
du Stp/ur mUliainot, ne sont guère séparables de celles de Josué.
LES ORIGLXES DE LA BIBLE. 23
Quant à Moïse, il est bien remarquable qu'il ne figure pas dans le
chant de Beër, chant qui paraît avoir été l'origine des récits où
Moïse fait sourdre l'eau avec sa baguette. A Beër, nous voyons
seulement figurer les sarim, u les chefs », et les nobles du peuple,
creusant le sable avec leurs bâtons. Ce qui est bien plus gi-ave,
c'est que, dans l'épisode de Balaam qui suit, et que nous suppo-
sons extrait en grande partie du Sépher milhamot lahvé. Moïse
n'est pas nommé, bien qu'il soit censé encore \ivânt quand Ba-
iaam entre en scène, et qu'il eût toute raison de figurer en une telle
histoire. Nous n'oserions cependant pas conclure de là que Moïse ne
figurait pas dans le Sépher milhamot ou dans le laschar comme
chef militaire et libérateur du peuple. Le récit de l'exploration de
Chanaan ne se comprend pas bien sans un chef de la nation, supé-
rieur à Josué et à Caleb. Mais, sûrement, Moïse n'avait pas dans le
laschar le caractère d'homme de Dieu et de législateur inspiré qu'il
revêtit depuis. Peut-être les noms des stations du désert faisaient-
elles partie de cet ancien document? Les épisodes étranges ou idyl-
liques, de Jahvé voulant tuer Moïse, du hatan damim ou époux de
sang, de Moïse chez Jélhro, de ses rapports avec le cohcn madianite
Raguël et sa fille Sippora, sont peut-être aussi de la même prove-
nance. Certains détails de ces ^^eux récits purent sembler obscurs
à ceux qui les rédigèrent et devinrent bientôt, pour la tradition,
des énigmes tout à fait inexplicables.
Bien que !e Sépher milhamot lahvé et le laschar aient dû se
perdre de très bonne heure, on peut dire cependant que les deux
livres ont été conservés dans leurs parties essentielles. Le ton gé-
néral de ces compositions nous est représenté surtout par le livre des
Juges, et là est la cause du caractère particulier qui fait sailhr si
fortement ce livre dans l'ensemble du volume biblique. Ce n'est ni
l'histoire ad iiarrandum, ni l'histoire ad probandum ; c'est l'histoire
ad delectandum, comme le Kitab el-Agani, le Kitab al-ikd, le
livre des Journées des Arabes, et les autres écrits du même genre,
si nombreux en arabe. C'est l'histoire anecdotique d'un âge devenu
légendaire. C'est la\ie héroïque, peinte en \"ue d'un siècle qui l'aime
encore, par le récit d'une série d'aventures possibles seulement
dans une vie brillante et libre. L'auteur voulait, avant tout, inté-
resser un peuple agricole et guerrier. Le tour de toutes ses anec-
dotes est militaire et idyllique. Il aime les ruses de guerre, les
exploits surprenans, les détails de la vie pastorale ou rustique.
Jamais un trait gauche ou de faux goût: jamais un trait piéliste
ou de religion réfléchie; toujours le caractère de la plus belle anti-
quité. La conscience humaine a, dans ces récits, la même limpidité
que dans la poésie épique des Grecs. L'homme n'a pas encore un
24 REVUE DES DEUX MONDES.
moment fait retour sur lui-même, ni trouvé qu'il avait droit de se
plaindre de la vie ou des dieux.
Israël n'eut jamais d'attachement réel pour la royauté. La vie en
famille sans gouvernement fut toujours son idéal. L'autorité se pré-
sente d'ordinaire en Orient comme une gêne. On se complut ainsi
dans les souvenirs d'un état social parfois féroce et dur, mais tou-
jours noble, où l'on croyait avoir été heureux, et où, en tout cas,
on avait été jeune et libre. On se représentait ce temps comme une
époque de gaieté, de bonheur intermittent, de mœurs pures, où
l'individu, maître sur sa terre, à l'abri des abus de la monarchie,
vivait dans l'état le plus voisin de l'état parfait, qui, pour l'Israélite,
était l'état nomade primitif. Un cycle de délicieuses pastorales se
broda sur ce fond aimable et serein. Le livre des Guerres de lahvé
absorba presque toutes ces anecdotes ; le livre des Juges hérita de
cette flore poétique, que le souffle piétiste des âges postérieurs ne
ternit pas. Les épisodes développés de Gédéon, de Jephté, de Sam-
son, l'histoire de Mika, le lévite d'Ephraïm, sont d'admirables ta-
bleaux, simples et grands, venus sans retouches de la haute anti-
quité jusqu'à nous, absolument parallèles aux plus beaux récits
homériques. Une foule d'épisodes du même genre qui remplissaient
le laschar sont perdus. D'autres furent fabriqués postérieurement
et rattachés à Bethléhem et à la famille de David.
Une charmante veine romanesque fut ainsi créée. L'histoire roma-
nesque a besoin d'une atmosphère lumineuse qui noie ses contours
dans une sorte de mirage. De même que, chez les Arabes, toute
anecdote placée sous Haroun al-Raschid, et qu'au moyen âge, toute
historiette arrivée « du temps du roi Jean, » recevait de là un carac-
tère particulier de liberté et de franche allure ; de même il suffisait
d'écrire en tête d'un récit : « Or il arriva, du temps que les Juges
jugeaient en Israël. . . » ou bien : « C'était une vieille coutume en Israël
du temps des juges... » pour que l'esprit fût tout d'abord préparé
aux idylles et aux récits dégagés de piétisme. Toutes les licences
étaient couvertes, si l'on terminait les passages un peu choquans au
point de vue de la piété moderne par celte formule : a Et en ce
temps-là, il n'y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui lui
plaisait. » Le livre de Ruth nous est resté comme la perle de cet
étal littéraire où il sulïit de présenter la réalité telle qu'elle est pour
que tout soit inondé de chauds et doux rayons. Pas une ombre d'ar-
rière-pensée littéraire, un grain de la plus innocente fiction suffi-
siiijt à l'idéal. Ruth et Booz sont frappés pour l'éternité, à côté de
Nausicaa et d'Alcinous. IMus l'humanité s'éloignera de la vie primi-
tive, plus elle se plaira en ces contrastes charmans de pudeur et do
naïveté, dans ces mœurs à la fois simples et fines, où l'homme,
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 25
sans obéira aucune autorité supérieure, ni loi, ni cité, ni roi, ni
empereur, ni religion, ni prêtre, a vécu plus noble, plus grand et
plus fort que quand mille conventions l'ont enserré et que des
siècles de disciplines successives l'ont pétri.
11 est bien probable que, dans le livre hébreu primitif, les canti-
ques étaient plus nombreux dans le texte actuel de la Biole. Les
histoires de Gédéon, de Sarason, surtout celle de Jephté, devaient
avoir des parties en vers que le récit actuel a fait disparaître. Ce qui
n'a pas changé, c'est le tour de l'anecdote, cette façon d'aiguiser un
récit, de le rendre vif, parlant, saisissant. C'est ici le don spécial
du narrateur biblique. L'hébreu n'a pas de rythme narratif. Le pa-
rallélisme, seul mécanisme poétique de l'hébreu, ne convient qu'au
genre lyrique et parabolique. De là cette particularité que les com-
positions analogues à l'épopée chez les Sémites, tels que YAgûni,
sont écrites non en un mètre continu, mais en une prose mêlée de
vers. Le récit en prose tire tout son ornement du tour heureux de
la phrase et surtout des détails, toujours arrangés de manière à
mettre en vedette l'idée principale.
Ce talent de l'anecdote est aussi ce qui a fait le succès des con-
teurs arabes. C'est par laque le récit sémitique a lutté sans désavan-
tage contre l'entraînement charmant de Vcpos grec. Au moyen de sa
métrique savante, Vépos grec atteint à une majesté que rien n'égale.
Mais la narration sémitique a bien plus de piquant. Elle a l'avantage
de n'avoir pas de texte arrêté. La donnée fondamentale seule était
fixée ; la forme était abandonnée au talent de l'improvisateur. Vépos
aryen n'a jamais eu cette liberté. Son vers fut toujours d'une facture
trop savante pour pouvoir être abandonné au caprice du rapsode. Le
conteur sémitique, au contraire, Yantari, par exemple, comme le
cantistori de Naples et de Sicile, brode sur un cadre donné. Cela est
sensible surtout dans l'histoire si épique de Samson, histoire qui nous
est parvenue en une dizaine de pages, tandis que évidemment cha-
cun des épisodes frappans ou burlesques qui la composent, déve-
loppés par les conteurs, remplissait des soirées et des nuits. En fait
de récits hébreux, nous n'avons guère que des canevas. La matière
sur laquelle on écrivait (bandes de cuir, planchettes, papyrus) n'ad-
mettait pas les longs et souvent charmans bavardages qu'une litté-
rature se permet quand la matière à écrire est devenue commune
et à bon marché.
L'homme rêve toute sa vie des têtes de jeunes filles qu'il a vues
de quinze à dix-huit ans. Une race vit éternellement de ses souve-
nirs d'enfance, ou de ceux que des siècles d'adoption lui ont en
quelque sorte inoculés. Bien que séparées par un abîme au point de
vue de l'ethnographie et de la géographie, les tribus hellènes et les
tribus israèlites, à l'époque des Juges, portaient au front les mêmes
26 REVUE DES DEUX MONDES.
caractères d'enfance poétique. L'Hellène croit à des forces divines
plus nombreuses, plus radicalement distinctes que l'Israélite; le
dieu grec est plus identifié avec son liiéreus que le dieu israélite
avec son cohen; l'idée du dieu protecteur est encore plus forte chez
l'Hellène que chez l'Israélite; le dieu de l'Israélite est plus suscep-
tible de devenir le dieu universel que tel ou tel des dieux grecs,
même Zeus ; on sent que Zeus ne réussira pas à tuer ses parèdres,
tandis qu'on arrivera sans trop de peine à se figurer que lahvé n'a
pas de parèdre. Mais la théologie générale, de part et d'autre, est
peu différente : l'intervention divine dans les choses humaines et
naturelles est conçue comme une sorte de jet continu. L'idée du
sacrifice est à peu près la même. Les idées sur les oracles sont iden-
tiques. Le serment, surtout le serment d'extermination, le hrrem,
sont plus terribles chez les Israélites et renferaient un germe de fana-
tisme. Les sacrifices humains sont, de part et d'autre, à l'état de
reste sporadique d'un mal antérieur. Le culte diffère peu; pas de
temples; presque pas d'ustensiles de culte; le sacrifice ne se sépare
pas du festin religieux, et réciproquement tout festin est un sacri-
fice ; la part des dieux ne manque jamais d'y être faite.
La morale surtout se ressemble. L'état général du monde est le
brigaïKlage, la guerre de tous contre tous. Les instincts de douceur
et d'humanité qui sont au fond des grandes races inspirent cependant
quelques règles dont les dieux ont souci. Les dieux veulent le bien
très faiblement; cependant ils le veulent, et il y a des crimes qu'ils
punissent. Ces punitions ont lieu ici-bas ; les âmes des morts sont
sous terre, dans des lieux sombres, menant une vie morne et
triste, fort ressemblante au néant. On réussit quelquefois à les évo-
quer de là. Y a-t-il une différence dans leur sort, selon qu'ils' ont
été plus ou moins criminels, plus ou moins innocens? La tendance
vers l'idée de récompense et de châtiment d'outre-tombe est bien
plus prononcée chez les Hellènes que chez les Israélites. On sent
que, quand l'idée de la justice s'éveillera, l'Israélite voudra que cette
juîitice s'exerce ici -bas, et que l'Hellène se consolera bien plus faci-
lement des iniquités du monde avec les rêves du P/iédou.
Israël a donc eu son recueil épique comme la Grèce, dans ce
livre primitif des chants et des gestes héroïques, dont certaines par-
ties, conservées dans les livres postérieurs, ont fait la fortune lit-
téraire de la liible. Répondant à un môme idéal, la Bible et Homère
ne HO sont pas sup[)laiiiés. Ils restent les deux pôles du monde
poétique ; les arts plastiques continueront indéfiniment d'y prendre
leurs sujets; car le déUiil matériel, sans lequel il n'y a point d'art,
y est toujours noble. Les héros do ces belles histoires sont des
udolesceus, saius et forts, peu superstitieux, passionnés, simples
cl grands. Avec les récils exquis de l'âge patriarcal, ces anecdotes
LES ORIGINES DE LA BIBLE. !i/
héroïques du temps des Juges, ont fait le charme de la Bible. Les
narrateurs des époques postérieures, les romanciers hébreux, les
agadistes, même les narrateurs chrétiens, les évangélistes par
exemple, prendront tous leurs couleurs sur cette palette magique.
Les deux grandes sources de la beauté inconsciente et imperson-
nelle ont été ainsi ouvertes à peu près en même temps chez les
Aryens et chez les Sémites, vers 900 ans avant Jésus - Christ.
Depuis, on en a vécu. L'histoire littéraire du monde est l'histoire
d'un double courant qui descend des homérides à Virgile, des con-
teurs bibliques à Jésus ou, si Ton veut, aux évangélistes. Ces vieux
contes des tribus patriarcales sont restés, à côté de l'épopée
grecque, le grand enchantement des âges suivans, formés pour l'es-
thétique d'un limon moins pur.
Arrêtons-nous pour aujourd'hui à cette première étape littéraire d'Is-
raël. Nous venons de voir les souvenirs légendaires de l'âge patriarcal
et les souvenirs héroïques de la conquête deChanaan, du temps des
Juges et de la royauté naissante, se fixer, vers 900 ans avant Jésus-
Christ, en deux écrits dont nous possédons encore des parties éten-
dues. Ces deux écrits paraissent avoir été rédigés dans les tribus du
Nord, probablement en quelqu'une des ailles antiques d'Éphraïm.
L'un (1) racontait l'histoire mythologique de l'humanité primitive,
puis celle d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Joseph; nous le voyons
percer en quelque sorte sous le texte actuel, souvent alangui, de la Ge-
nèse. L'autre était le lasrhar ou le livre des Guerres de lahvé, l'épopée
de la nation, expressément citée dans l'Hexateuque et dans les livres
dits de Samuel. Ces œuvres exquises et parfaites, à la manière des
poèmes homériques de la Grèce, n'étaient point encore des li^Tes
sacrés. Quoiqu'ils fussent l'émmente expression du génie d'Israël,
ce n'étaient pas des livres tellement propres à ce peuple que les
nations congénères, tels que Moab, Édom, Ammon,n'en eussent de
semblables. Il y a peut-être eu un Sépher miUwmol Milkom, un
Sépher miUiamot Kumosch, Ammon et Moab ayant eu leurs souve-
nirs héroïques comme Israël, et ayant eu, comme Israël, l'habitude
de rattacher ces souvenirs à leur dieu national. Comment ces récits
idylliques et guerriers d'une petite nation syrienne sont-ils devenus
le livre sacré de tous les peuples? C'est ce qu'il s'agit maintenant
d'expliquer. Nous touchons ici au nœud même de l'histoire d'Israël,
à ce qui constitue son rôle à part, à ce qui le range parmi les unica
de l'histoire de l'humanité.
Ersest Renan.
(1) Cest le docament que les critiqacs allemands désignent par la lettre B.
LES
DAMES DE CROIX-MORT
DERNIÈRE PARTIE (1).
X.
Les deux mois qui s'écoulèrent après cette première arrivée,
suivie de beaucoup d'autres, car les invités se succédaient par sé-
ries, firent toujours à Edmée l'eflet d'un rêve. Elle put se figurer
qu'elle avait dormi et que, pendant son sommeil, tout ce défilé
de figures nouvelles s'était déroulé dans un décor dressé pour la
circonstance, car elle ne reconnaissait plus le château où elle avait
été élevée, tant son aspect était changé.
Pendant soixante jours, c'avait été un mouvement, un bruit,
une fièvre qui n'avaient plus cessé et qui gagnaient les choses
elles-mêmes. Car, comme par enchantement, d'un jour à l'autre,
les meubles se déplaçaient selon la fantaisie des habitans momen-
tanés de Croix-Mort. Et le piano fut successivemenl traîné dans les
quatre coins du grand salon. Du matin au soir, on remuait, on par-
iait, on chantait, on courait, on galopait, chassant, se promenant,
(1) Voyez U nevuf du 15 Janvier et du !•» février.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 29
dansant, jusqu'à deux heures du matin quelquefois, après avoir battu
la plaine et les bois, faisant tout excepté se reposer. 11 fallait que
ces gens-là fussent de fer pour supporter une pareille existence, et
Edmée comprenait que sa mère, en un an, y eût perdu sa beauté,
sa fraîcheur, sa santé et parût devoir en être fatiguée jusqu'à la
fin de sa \de. Du reste, Régine ne se mêlait plus activement aux
ébats de la bande joyeuse ; elle suivait de loin, regardant les au-
tres, en voiture quand ils étaient à cheval, assise quand ils dan-
saient, écoutant quand ils chantaient ou causaient ; car ce n'étaient
pas tous de brillans et inutiles fantoches.
M"^ de Croix-Mort, au travers du brouillard de ses souvenirs un
peu confus et emmêlés, se rappelait, debout devant le piano,
une charmante lemme, très brune avec des yeux comme des dia-
mans noirs, artiste consommée, chantant, accompagnée par le grand
compositeur Roudaire, l'auteur des Bohémiens. Elle les entendait
tous deux emportés par l'inspiration, disant l'admirable duo :
Enfans de Bohême, à travers l'espace
Notre caprice nous conduit,
Nous suivons l'amour qui sourit et passe.
L'oiseau qui chante et qui s'enfuit.
Et à son oreille la voix chaude et passionnée de Roudaire, conduite
avec un art prodigieux, résonnait, pendant que les vocalises de la
chanteuse tombaient égrenées comme des perles sonores au fond
d'un vase de cristal. Elle voyait le large front, la barbe grisonnante
du musicien, et ses yeux fixes levés vers le plafond, comme en
extase devant une vision.
Elle avait alors des instans de doute. Ravie par cette musique
sublime, elle se demandait si ces hommes et ces femmes qui se
dépensaient dans une existence de plaisirs incessans, n'étaient pas
les vrais sages, se procurant des jouissances délicieuses par leur
intimité avec les artistes fameux. Mais il lui suffisait de raisonner
un instant pour comprendre que les charmeurs qu'elle entendait
n'étaient que des oiseaux de passage, qui se posaient, pour quel-
ques heures, devant cette brillante compagnie, et retournaient en-
suite au calme de leur travail. C'était pour eux une débauche, tan-
dis que, pour ceux qui les entouraient, c'était l'ordinaire de la vie.
Ces hôtes d'un jour s'éloignaient, et le prestige qui avait retenu et
arrêté tous ces viveurs dans une immobilité admirative, cessant
d'agir, les cavalcades recommençaient à animer les grandes allées
de la forêt, mêlant aux verdures sombres des taillis le rouge des ha-
bits et le bleu des amazones. Le cor retentissait pour le rallye-pa-
30 RETUE DES DEUX MONDES.
per^ et des lunchs se dressaient sur les pelouses des carrefours,
arrosées de vin de Champagne. Et la gaîté montait jetant ses éclats de
rire qui troublaient la paix des ramiers dans les branches.
D'autres fois, c'étaient des battues dont les coups de feu rou-
laient comme si on eût fait les grandes manœuvres. Et Billet, sanglé
dans son uniforme vert à passepoils, coiffé de sa cape de céré-
monie, rouge, hargneux, passait, criant après ses traqueurs
qui marchaient mal, vrai troupeau, laissant le gibier forcer au
lieu de le pousser au bout des fusils des invités de « mon-
sieur le baron. » Le soir, vingt personnes à dîner, les hommes
en cravate blanche, les femmes décolletées ; la grande salle à
manger flamboyante de lumières, étincelante d'argenterie, et les
domestiques graves faisant leur service silencieux, dans l'odeur
des mets exquis et des vins de choix. Et après, pour clore la jour-
née exténuante, la valse qui mettait ces danseuses belles, parées,
joyeuses, aux bras de ces cavaliers, tournant avec des jarrets
infatigables et souriant avec des regards caressans. Les maris, dans
le petit salon, jouaient au poker ou au bézigue chinois, se relan-
çant ou se rubiconnant avec placidité, pendant que les jeunes gens
disaient des douceurs à leurs femmes.
Au travers de ce tumulte, de cette furie, Edmée se glissait calme,
aidant sa mère, se tenant sur la réserve, ne dansant pas, traitée
poliment mais avec indifférence, comme une personne de peu d'in-
térêt, tâchant de résister à l'étourdissement de ce va-et-vient, de ce
brouhaha, et laissant passer ce flot turbulent sans se livrer à lui.
Le château semblait être devenu une auberge élégante et mondaine.
Tous les trois ou quatre jours, les figures changeaient et on y
entendait successivement parler avec tous les accens. Puis, un
beau matin de novembre, la source sembla tarie, les arrivans se
firent plus rares, toutes les amitiés, toutes les connaissances, toutes
les relations avaient épuisé leurs contingens d'invités possibles,
et Croix-Mort se montra vide, silencieux, sans le papillotement,
rétincellement, le pétillement de la veille, comme au lendemain
d'une fête une carcasse de feu d'artifice tiré.
Le froid, cette année-là, avait été très précoce. Les gelées
avaient fait tomber toutes les feuilles et les taillis se dressaient
noirs, balayés par l'âpre bise qui secouait les branches mortes
avec un bruit lugubre. Les pelouses jaunissaient et les massifs se
dé|)Ouillaient de leurs fleurs. La pluie tombait souvent, glacée et
piquante. Et les cheminées du château flambaient, ganiies de
grosses souches de pommiers, réservées pour le feu des maîtres.
Après celte animation excessive, le silence morne du château, la
gravité sombre do la nature, devaient paraître plus saisissantes.
LES DA3IES DE CROIX-MORT. 31
Une sorte d'oppression pesa sur M. et M'^^ d* Avères, et même sm*
Edmée, Les yeux et les oreilles, à la longue, s'accoutument au
mouvement et au bruit. Et le brusque changement cause de la
stupeur. Une sensation de vide se produit. On cherche autour de
soi avec inquiétude. Il manque quelque chose. L'habitude, sans
qu'on s'en doutât, s'était imposée, et ce qui, au début, paraissait
insupportable, trouble à la fin par son absence. Dans cette vaste
demeure, les trois habitans étaient perdus. Ils se cherchaient, ainsi
qu'après un naufrage, des sur^ivans dispersés, sur un îlot désert.
M'"^ d' Avères et Edmée reprirent promptement leur équilibre.
Elles organisèrent leur existence et rencontrèrent dans ce calme
absolu des satisfactions très vives. Mais Fernand, pendant quelques
jours, fut comme un corps sans âme. On eût dit un chien égaré
qui met le nez au vent pour tâcher de retrouver la trace de son
maître. C'était le plaisir, ce maître, qui pour longtemps s'était éloi-
gné. Cependant il parut prendre aussi son parti de la sohtude. Il
chercha à distribuer sa \ie de façon à en remplir les instans. Il ex-
prima le désir de voir sa femme et M"° de Croix-Mort s'associer à
ses passe-temps, et il le demanda de façon si gracieuse, qu'il eût
été difficile de lui répondre par un refus.
Sa manière d'être, vis-à-vis d'Edmée en particulier, se modifia
sensiblement. Il lui témoigna de grands égards, il eut des petits soins
déhcats, des attentions câlines, comme s'il avait à cœur de se bien
faire venir d'elle. II s'approchait de lajeune fille quand elle se trouvait
au salon, s'installait auprès de sa chaise et faisait des frais de con-
versation. Il ne perdait jamais une occasion de lui adresser un
compliment. Tout ce que M^'^ de Croix-Mort faisait ou disait lui sem-
blait bien. Il avait avec elle une familiarité caressante qui tenait à
la fois du frère et de l'amoureux. M'"*" d" Avères trouvait cette inti-
mité charmante, elle était ravie de ce qu'elle appelait l'amabilité de
son mari et grondait Edmée, qui accueillait ces hommages avec
une froideur confinant à l'hostilité.
— Ma chère, tu n'es pas raisonnable, disait Régine ; tu ne tiens
pas compte à Fernand des efforts qu'il fait pour obtenir que tu le
traites avec bienveillance. Tes attitudes maussades sont fort dépla-
cées. Tu es en âge de comprendre qu'il faut oublier le passé et te
défaire de tes préventions. Quels griefs as-tu contre M. d'Ayères?
Que lui reproches-tu maintenant? N'est-il pas aimable?
Edmée, poussée dans ses derniers retranchemens, fronçait son
noir sourcil et, l'air dur, répondait :
— Il l'est trop : cela me déplaît.
— Tu ne peux clianger son caractère, et faire qu'un homme
dont la galanterie a occupé toute la vie cesse subitement d'être
32 REVUE DES DEUX MONDES.
galant et devienne compassé et froid. II pourrait parfaitement ne
tenir aucun compte d'une petite fille telle que toi, et quand il se
donne la peine de tenter ta conquête, tu t'ingénies à le re-
buter !
M"* de Croix-Mort baissait le nez sur son ouvrage et ne disait plus
rien. Elle pensait, au fond d'elle-même, que le beau Fernand s'oc-
cupait beaucoup trop d'essayer de lui plaire. Il y avait dans ses
allures une pointe de hardiesse qui l'inquiétait. Cependant, pour
donner satisfaction à sa mère, elle s'efforçait de se montrer moins
sauvage. Elle ne se retirait plus le soir de bonne heure, ainsi
qu'elle en avait pris l'habitude. Elle restait au salon et dessinait
sur son album, suivant le caprice de son imagination, avec une
facilité extraordinaire.
— Vous avez vraiment des dispositions très heureuses, lui dit
un soir M. d'Ayères, et il faudra que vous preniez des leçons d'un
bon maître, cet hiver, à Paris.
Edmée rougit un peu, et sans lever la tête :
— Il n'y a qu'une difficulté à cela, dit-elle, c'est que je compte
rester à Croix-Mort, comme j'ai fait l'année dernière.
Ce fut un concert d'exclamations et de protestations. Comment !
disait Fernand, elle songeait encore à se séparer des siens et à se
cloîtrer dans cette thébaïde ! Mais c'était impossible. Il fallait songer
à l'avenir et ne pas végéter dans ce coin de province. Elle réflé-
chirait et reviendrait sur sa détermination. Sa place était auprès
de sa mère. Il se ferait, quant à lui, un plaisir de la mener dans
le monde, où, charmante comme elle l'était, elle aurait beaucoup
de succès. N'était-il pas son cavalier naturel?
Et rien qu'à la pensée de cette intimité dont il parlait, Edmée
se sentait prise d'une insurmontable répugnance. A ses côtés, dans
un appartement de Paris, quand elle ne se trouvait pas assez sé-
parée de lui dans les vastes espaces de Croix-Mort, était-ce pos-
sible?
Il s'était approché d'elle sous prétexte de la raisonner, il lui avait
pris la main. Elle avait voulu la lui retirer, mais il la tenait serrée
dans la sienne. Il parlait à demi-voix et son souflle lui caressait
l'oreille. Elle ressentit un soudain malaise. Il y avait dans l'atti-
tude de M. d'Ayères vis-à-vis d'elle quelque chose de louche qui
la froissait. Elle ne se rendait pas un compte exact de ses sensa-
tions, mais elle éprouvait une appréhension vague. Elle se leva
brustjuement, pour se dégager, et ayant dit bonsoir à sa mère, elle
se relira.
Cependant, afin de se donner un peu de liberté, M'" de Croix-Mort
avait recommencé ses promenades, et une de ses première sorties
LES DA5IES DE CROIX-MORT. 33
avait été pour son cher curé. Elle était allée au presbytère, et le
brave homme avait fait un accueil enthousiaste à celle qu'il appelait
la fille du bon Dieu. Auprès du sage et doux \ieillard, Edmée res-
pirait à l'aise, elle vivait sans arrière-pensée, et chassait de son
esprit les inquiétudes qui la troublaient trop souvent. Elle arrivait
après le déjeuner, trouvait son ami en train de lire son bréviaire,
et l'arrachait à sa pieuse occupation. Il relevait un peu plus haut
sa soutane sur le côté pour ne pas se crotter dans les chemins dé-
trempés, se coiffait de son large chapeau et partait avec la jeune
fille sur les routes, causant comme autrefois, visitant les pamTes
et retrouvant sa joie, qui avait été si lamentablement troublée par
les réceptions d'automne. Comment en effet attirer ce simple et digne
prêtre au milieu de cette fête continuelle ? Gomment mêler le sacré au
profane? Le bonhomme, qui ne dédaignait pas les menus recher-
chés, en avait pâti, mais il avait prié pour le salut de tous ces lous,
et leur avait pardonné le tort qu'ils lui faisaient. Il plaisantait main-
tenant Edmée sur sa participation au « sabbat, » C'était sa petite ven-
geance.
— Avez-vous compromis gravement votre salut, ma fille? lui
demandait-il.
— Mais non, monsieur le curé, répondait M"* de Croix-Mort avec
tranquillité. Tout ce qui s'est passé au château était fi'ivole, mais
nullement coupable.
— Cependant, les gens du pays disent qu'aux chasses il y avait
des dames qui s'habillaient en hommes... Est-ce possible!
— Avec des jupes, monsieur le curé, avec des jupes un peu courtes
pour être plus à l'aise, mais tout cela très convenable, je vous
assure...
— Il n'en est pas moins certain, ma chère demoiselle, qu'il r
avait là une absence de retenue et un manque de modestie très
choquans... Les femmes ne doivent pas faire besogne d'hommes...
Edmée alors souriait malicieusement et, pour embarrasser son
\-ieil ami:
— Et Jeanne d'Arc, monsieur le curé?..
— Oh! Jeanne d'Arc î s'écriait l'abbé Levasseur, Jeanne d'Arc,
c'était pour le salut de la France!.. Et guerroyer contre l'ennemi
national, par ordre des saints du paradis, est-ce la même chose,
je vous le demande, que de massacrer d'innocentes bêtes?..
— Très bonnes à manger?
-- Très bonnes à manger, je le confesse, avouait gaîment le
curé... Ah! mon enfant, vous raillez les faiblesses de ma misérable
nature... La gourmandise est un grand péché !.. Un péché capital
TOÎIK LXXIV. — 1886. o
SA REVUE DES DEUX MONDES.
que trop de gens commettent et dont le bon Dieu, il faut l'espérer^
aura l'indulgence de les absoudre...
Et causant, disputant, riant, le vieillard et la jeune fille passaient
leur après-midi, allant de maison en maison, pour encourager les
souffrans et secourir les malheureux.
Souvent, en rentrant, Edmée rencontrait Billet, qui, avec son nez
de limier, avait eu vent de sa sortie et la guettait sur la bordure
des bois. Il s'approchait comme par hasard, et quand elle lui disait
qu'elle revenait d'une promenade avec le curé, il arrondissait le
dos et grognait comme un sanglier. Un jour, il lui fit une véritable
scène de jalousie.
— Vous n'auriez pas tant seulement l'idée de faire un tour avec
moi ! Toutes vos amitiés sont pour « ce petit noir » qui ne vous a
pas soignée, mignotée plus que moi, quand vous étiez petite...
Mais c'est la religion qui fait ça... Ces prêtres donnent aux chrétiens
un philtre pour se les attacher !..
— Que lu es bête. Billet! dit Edmée en frappant amicalement sur
la joue hâlée du garde. Tu sais bien que je vais voir les pauvres
avec l'abbé, et que le lien qui nous attache l'un à l'autre, c'est celui
de nos petites charités communes. Je l'aime, c'est vrai, car c'est
lui qui m'a instruite, et il a été très bon pour moi quand j'étais
enfant, mais je ne l'aime pas plus que toi, vieux loup-garou...
— Alors ça va bien! répondit le sauvage, les paupières mouillées.
Ah! c'est que, voyez-vous, votre Jean Billet se ferait casser les os
pour vous, avec plaisir... Et si jamais quelqu'un s'avisait de vous
contrarier, faudrait me le dire !
Une soudaine suffocation serra le cœur d'Edmée. Elle fixa sur le
garde ses yeux inquiets, se demandant s'il avait lu dans sa pensée,
pour répondre ainsi directement à ses intimes préoccupations.
— Que veux-tu dire par là? fit-elle. Est-ce que quelqu'un, à ta
connaissance, songe à me tourmenter?
— C'est bon, "marchez! Je suis là, et j'ai la vue très nette, ré-
pondit Billet, sans vouloir s'expliquer.
Il lui lanra un regard tendre de chien dévoué, of jetant sa
pétoirc sur son épaule, il reprit le chemin de sa maison.
Cependant, les sorties de M"" de Croix-Mort eurent le don de con-
trarier M. d'Ayères. Il en parla à Régine, qui reprocha doucement à
sa fille de se séparer d'eux et d'avoir l'air de s'échapper i)our courir
la campagne toute seule.
— h' vais rendre visite à mon vieil ami au presbytère, cst-co
donc mal ?
— Certes non ; si tu veux le voir, nous l'inviterons à diner le
dimanche : je crois qu'il sera sensible à cette attention.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 35
— Moi, j'en suis sûre, dit Edmée, heureuse à l'idée des sa-
tisfactions innocentes que la table du château allait causer au brave
homme. Mais ces promenades que je fais avec lui sont bonnes pour
moi... Je suis peu sortie depuis longtemps,., et la marche m'est
agréable.
Alors Fernand tourna la difficulté en proposant l'équitation. Il lui
était revenu que la jeune fille autrefois montait bravement à cru les
poulains de la ferme. Il déclara qu'il aurait grand plaisir à escorter
ces dames, car Régine voudrait certainement être de la partie.
Il ne s'agissait plus de chevauchées furieuses, semblables à celles
qui foulaient quelques semaines auparavant les routes de la forêt,
mais d'un exercice sage et modéré. M"'' d'Ayères n'osa pas refuser,
et, qui sait? peut-être fut-elle satisfaite de revoir avec son mari ces
bois qu'ils avaient parcourus si tendrement ensemble. Elle n'avait
rien découvert d'inquiétant dans ce subit engouement de Fernand
pour Edmée. Elle ne se rendit pas compte qu'il recommençait avec
la fille le même jeu qu'avec la mère. Son esprit resta fermé aux
soupçons, elle n'eut aucune clairvoyance. Elle songeait si peu au
mal, qu'en signalant à son attention les étranges manœuvres du
beau Fernand on l'eût indignée, mais non édifiée.
Quant à lui, il n'avait pas des vues très nettes sur la route oili
il s'était engagé. L'attraction qu'il subissait était instinctive et
irraisonnée. Emporté par cette habitude, en lui invétérée, de s'oc-
cuper de la femme aussitôt qu'il s'en trouvait une à sa portée, il
courtisait Edmée, sans arrière-pensée, parce qu'elle était jeune,
charmante, mais principalement parce qu'elle faisait tout pour le
rebuter. 11 n'y avait pas l'apparence d'un calcul, et c'était son ex-
cuse dans les coquetteries auxquelles il se livrait. Il suivait la pente
de sa nature, et si on lui eût dit brusquement : « Mais allez- vous
donc essayer de troubler le cœur de cette enfant? » il eût protesté
avec horreur.
Il y a vraiment comme un voile sacré qui enveloppe la jeune fille
et la défend contre le cynisme des pensées et la hardiesse des
actes. Fernand avait décidé froidement la conquête de Régine, il en
avait fait un divertissement de roué inoccupé, et une spéculation
de viveur ruiné. Yis-à-vis d'Edmée, il éUait pur de toute prémédi-
tation. H se laissait entraîner par un sentiment teaidre qu'il ne son-
geait pas à analyser, prenant pour de l'amitié ce qui était déjà de
l'amour. Ce Lovelace de profession agissait en cette circonstance
avec naïveté. Use brûlait lui-même peu à peu, sans s'en apercevoir,
à la flamme qu'il avait coutume d'allumer si habilement. Le feu
était en lui et devait y couver sourdement jusqu'au jour où une
circonstance imprévue le ferait éclater dévorant et terrible.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
XI.
La première sortie à cheval eut lieu sans incident. M™® d'Ayères
et sa fille firent avec entrain le tour du parc sous la conduite de
Fernand et rentrèrent au bout de deux heures. Le mouvement et
le grand air avaient donné des couleurs à Régine. Son mari lui adressa
des complimens et elle fut ravie. Mais, le lendemain, elle se sentit
très mal à l'aise et dut comprendre que ces fatigues n'étaient plus
de son âge. Elle engagea avec un peu de tristesse sa fille à monter
seule, lui promettant de la suivre en voiture, ce qui reviendrait au
même et serait beaucoup plus confortable ; cependant il arriva que
la voiture ne put passer par les plus jolis chemins et que la pro-
menade se trouva dérangée.
— Je vois bien que je suis une gêne pour vous, dit M™*^ d'Ayères.
C'est un grand malheur de ne pas rester toujours jeune... Que
veux-tu, ma chère enfant? nous n'allons plus du même pied...
Sortez tous les deux et laissez-moi dans mon fauteuil, puisque me
voilà presque impotente.
Mais M"® de Croix-Mort déclara d'un ton si ferme qu'elle resterait
avec sa mère, qu'il n'y avait pas lieu d'insister, et l'exercice du
cheval cessa brusquement. Fernand, qui souffrait le plus de cette
interruption, ne manifesta pourtant aucun dépit. Il accepta tran-
quillement la privation et resta à la maison, ne paraissant pas s'en-
nuyer et causant avec une libeHé d'esprit complète. Même il s'oc-
cupait moins d'Edmée, comme si son empressement n'avait été
qu'un caprice passager. La jeune fille en éprouva de l'allégement
et ne put se retenir de lui en savoir gré. Elle reprit un peu de con-
fiance et se dit que, peut-être, ses défiances étaient mal fondées. Elle
se laissa aller à parler avec un peu plus d'abandon et ne montra
plus à M. d'Ayères cette figure glacée et revêche qu'elle se com-
posait jusque-là à son intention.
Pour couper la longueur des soirées, il s'était mis en tête
d'apprendre à M"* de Croix-Mort à jouer au billard. Elle avait
toujours refusé, mais enfin elle s'y prêta d'assez bonne grâce.
Régine s'installait sur un divan au-dessous du tableau et, armée
d'une petite badine, marquait les points. Progressivement l'intimité
de la vie de famille s'établissait entre eux. Les inquiétudes d'Edmée
s*endormaieNt,et Fernand, avec elle, se conduisait en c;tmarade, ni
plus ni moins. L'œil le. plus vigilant n'aurait rien trouvé à critiquer
dans ses paroles ou dans ses allures. Il était bon enfant, erijoué,
gracieux. .Mais éuiit-ce criminel à lui de se montrer charmant?
Le temps, comme s'il eût voulu se mettre à l'unisson, était de-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 37
venu plus clément. Un tardif été de la Saint-Martin rassérénait le
ciel. L'air âpre et sec s'adoucissait, et les oiseaux, trompés par cette
tiédeur, chantaient dans les massifs. Un après-midi, Régine, voyant
son mari inoccupé et rêveur, dit à Edmée :
— Il fait très beau aujourd'hui ; vous devriez monter, autour de
la terrasse; cela dégourdirait vos chevaux qui s'ennuient à l'écurie.
Si Fernand avait saisi la balle au bond et manifesté le désir
de donner suite à cette proposition. M"® de Croix-Mort eût proba-
blement réfléchi et certainement refusé. Mais il parut si étonné, si
indécis, il mit si peu d'empressement à accepter, que la prudence
de la jeune fille ne fut pas alarmée. Poussée par sa mère, elle se
laissa entraîner et consentit à faire un tout petit tour, le long de la
pièce d'eau, sous les fenêtres du salon.
Un quart d'heure après, ils longeaient, au pas, la berge de la
rivière, elle devant, lui en serre-file, taciturne et comme endormi.
Elle le regarda plusieurs fois, par-dessus son épaule, étonnée de le
voir si absorbé, lui que le cheval rendait toujours gai. Elle donna
un léger coup de houssine à sa jument, qui prit le trot, et elle gagna
un peu d'avance.
Il ne la suivit pas, gardant son allure lente, comme s'il
oubliait qu'il avait pour mission d'escorter la jeune fille. Elle, se
sentant libre, et ne craignant plus de s'abandonner à sa fougue, cou-
rait vivement, sans se préoccuper de son compagnon, se réjouissant
même de le perdre. Elle passa ainsi le pont de la Divonnette et
s'engagea dans le parc. Une allée montante , bordée de hauts et
noirs sapins, s'ofi"rait à elle; piquant sa monture, elle s'y lança au
galop. xVrrivée sur le plateau, elle s'arrêta, pendant que sa jument
broutait d'une bouche gourmande les herbes du carrefour.
Bien souvent, elle était venue là s'asseoir en attendant Billet,
laissant errer ses yeux sur l'immensité des plaines, semées de bou-
quets de bois, et coupées de ruisseaux, dont le courant, frappé pa.
le soleil, brillait entre les bordures de joncs. Jamais le paysage
qui s'étendait à ses pieds ne l'avait si profondément charmée.
Un laboureur, suivant à pas lents le sillon brun, se courbait sur
sa charrue, traînée par quatre vigoureux chevaux, dont la sueur
fumait dans l'air. On l'entendait les exciter d'un cri bref pendant
qu'ils tendaient leurs jarrets, tirant à plein collier. Au bord d'un
monticule de marne, tout blanc, des puisatiers descendaient une
banne au moyen d'un tourniquet de bois, et, dans le fond du val-
lon, à la lisière des bois, les moutons gardés par un petit berger, qui
faisait claquer son fouet pour se distraire, s'éparpillaient dans l'herbe
jaune et rare. Le village de Clairefont dressait le clocher de
son église au milieu de la verdure des jardins, égayée par les toits
rouges des maisons. Et, le long d'un grand mur gris, un vigneron
88 REVUE DES DEUX MONDES.
passait la revue des échalas de sa vigne. C'était un admirable
tableau baigné d'une lumière dorée. Une paix profonde s'en déga-
geait, faite de la tranquillité vigoureuse de la terre et de la sécu-
rité vaillante de ceux qui la travaillaient.
Edmée, enfermée depuis quelques jours, s'imprégna délicieuse-
ment des beautés de ce paysage frais et reposé. Elle resta long-
temps immobile, caressée par le vent qui venait de la vallée. Un
bruit soudain l'arracha à sa contemplation. Elle se détourna avec
ennui, et vit M. d'Ayères montant au grand trot l'allée qu'elle avait
suivie pour gagner le plateau. Elle fut contrariée de ne pouvoir
échapper plus longtemps h sa surveillance importune, et moitié
désir d'être seule, moitié envie de jouer un tour à son compagnon,
elle rassembla les rênes et lança sa jument dans la ligne circulaire
qui rejoignait le pont de la Divonnette. Son voile détaché flottant
derrière elle, M"^ de Croix-Mort allait, sur un sol élastique et doux,
fait de terre de bruyère couverte de mousse. Elle ne pensait déjà
plus à Fernand quand elle l'aperçut sur sa gciuche dans une allée
transversale, tout près de la rejoindre, ayant pris le raccourci. Elle
ne voulut pas se laisser rattraper et continua sans ralentir son
allure. Il lui fit signe d'arrêter et lui cria :
— Vous êtes déraisonnable; votre jument va vous emballer...
Elle courait toujours, ne cravachant pas sa monture, mais l'exci-
tant sournoisement de la voix, enfiévrée par la rapidité de son
train, qu'elle tâchait d'augmenter encore. Fernand, la voyant pas-
ser ainsi ardente à le fuir et à le braver, céda à un mouvement de
vanité et voulut la gagner de vitesse, la devancer et l'arrêter. Le
cheval qu'il avait, ce jour-là, était une bête de sang, très vigou-
reuse. Debout sur ses étriers, le corps en avant, avec l'aplomb
d'un homme qui a beaucoup monté en steeple-chase, il l'embar-
qua au galop de course. La distance ne tarda pas à diminuer
entre eux.
Alors, en l'entendant approcher, en le découvrant lancé sur ses
traces, Edmée sentit en elle une peur soudaine, comme si la pour-
suite qu'elle subissait eût été sérieuse et menaçante. Dans sa tête
échauflée par le mouvement, des idées bi/arres surgirent. Elle
s'imagina qu'elle était fugitive, traquée par des ennemis farouches,
et qu(; sa liberté dépendait de la rapidité de sa fuite. Qu'elle arrivât
au pont la première et elle était sauvée : là elle trouverait protec-
tion et asile. Mais qu'elle se laissât atteindre, elle était perdue. L'im-
pression nerveuse qu'elle ressejitait semblait s'être communiquée à
.sa monture, qui, les naseaux fumans, l'œil saillant et elfaré, la
lêlc basse et la bouche écumante, commençait à ne plus obéir à la
bride.
M. d'Ayères, plus calme, s'effrayait de la violence de cette
LES DAMES DE CROIX-MORT. 39
course, et, jugeant la jument d'Edmée emportée, n'osait pas crier
de peur de l'exciter davantage, ils allaient si vite qu'il voyait, au
bout de la route, approcher, comme s'il était venu à eux, le pont
étroit et glissant de la Divonnette. Il se dit : Elle ne pourra pas
s'arrêter, et si, par malheur, sur les planches, sa bête bronche,
elle va se briser devant moi. Il faut à tout prix que je la coupe
avant la rivière. Il était maintenant derrière elle, la tête de son
cheval à la croupe de la jument. Il donna de l'éperon, serra les
genoux, dans un effort qui lui fit gagner quelques mètres, et, de la
main droite, saisit la bride d'Edmée. Elle pâlit de colère et de
crainte , et lui cria :
— Laissez-moi!
Lui, rouge, la respiration haletante, répondit:
— Vous ne savez plus ce que vous faites I
— Je le sais très bien! répliqua-t-elle exaspérée... Je vous dé-
tends de m'arrèter!..
Ils étaient l'un près de l'autre, courant encore, mais à une allure
moins vive: elle le défiant du regard et le menaçant de la voix, lui
tenant toujours la bride et se refusant à la lâcher. En un instant,
devant cette ténacité, M^^de Groix-Mort sentit sa terreur se doubler
de toute sa haine ; elle se vit au pouvoir de celui qu'elle redoutait
et exécrait. Elle voulut se dégager, et, levant sa cravache, elle
en fouetta avec rage la main qui l'empêchait de fuir :
— Edmée! cria-t-il, — et, d'une brusque saccade, coupant la bouche
de la jument, il l'arrêta sur place. La jeune fille, déplacée par la se-
cousse, quitta sa selle et faillit tomber, mais d'un bras vigoureux il
la retint. Etourdie, les yeux obscurcis, près de s'évanouir, elle de-
meura une seconde sans force et sans pensée, appuyée à l'épaule
de Fernand , se cramponnant instinctivement à lui. Sa chevelure
noire s'était détachée et se répandait autour d'elle, l'enveloppant
d'un parfum pénétrant et doux. Lui la regardait, s'enivrant de sa
beauté, de sa jeunesse, oubliant où il était, ce qu'elle était, et, ne
comprenant plus rien, si ce n'est que le corps charmant qui pal-
pitait contre sa poitrine était celui d'une femme adorable, et obscu-
rément adorée. Il perdit la tête, ses lè\res plongèrent dans les
masses sombres de ces cheveux embaumés, et, murmurant de
vagues paroles, il serra Edmée sur son cœur.
Elle ouvrit les yeux, se vit dans les bras de Fernand, le repoussa
avec violence, et, sautant à terre, se mit à courir de toutes ses
forces vers la Divonnette, affolée, trébuchant dans la traîne de son
amazone, et jetant des plaintes inarticulées. Arrivée au parapet du
pont, elle dut s'arrêter : elle étouffait. Elle s'appuya, comprimant
d'une main son cœur bondissant d'épouvante et de dégoût. Il la
àO REVUE DES DEUX MONDES.
suivit lentement, comme accablé. Elle lui cria d'une voix entre-
coupée :
— Ne m'approchez pas !
— Kdmée! dit-il, marchant toujours, je vous en supplie!..
— Si vous faites un pas de plus, je me précipite !
Penchée en dehors du pont, elle allait exécuter sa menace. Il
s'arrêta. Ils restèrent en présence, terrifiés tous deux, lui de ce
qu'il avait osé, elle de ce qu'elle avait subi. Ln pas rapide, dans
le taillis, les tira de leur stupeur. La jeune fille eut une exclama-
tion de joie en reconnaissant Billet, qui s'avançait à travers bois,
selon sa coutume. En apercevant W^^ de Croix-Mort et M. d' Avères,
la figure du sauvage se rembrunit, et il fît des enjambées doubles :
— Oh ! oh! serait-ce vous, mademoiselle Edmée, qui avez appelé
il n'y a qu'un instant? demanda-t-il en examinant le désordre dans
lequel sa chère maîtresse se présentait. Et, comme Edmée, craignant
de parler, tant elle avait honte de ce qui s'était passé, ne répondait
pas, il poursuivit :
— Qu'a-t-il donc pu vous arriver à cheval, avec M. le baron, qui
est si bon cavalier?
Fernand reprit le premier son sang-froid, et, voulant couper court
aux questions du garde :
— La jument de M^'"^ de Croix-Mort s'est emportée, dit-il, et a
failli la jeter dans la Divonnette.
— La voilà bien tranquille, à cette heure, fit le sauvage, en mon-
trant d'un regard la bête couverte de sueur qui tirait les feuilles
des branches au bord du chemin. Pas moins qu'elle est en écume.
C'est-ilen l'arrêtant que vous vous êtes fait cette belle égratignure?
dit-il à Fernand, dont la main était zébrée d'une balafre rouge et
profonde comme un coup de sabre.
— Oui, c'est en l'arrêtant, répondit Edmée avec eflort.
— Eh bien ! vous n'y alliez pas de main morte ! fit IJilIet avec un
accent tellement ironique que M. d'Ayères tressaillit. Mais voilà votre
che\al qui passe au droit du pont... Vous pourriez remonter dessus,
peut-être, sans vous commander, monsieur le baron, pour aller
avertir au château... Car madame n'aurait qu'à prendre peur en
voyant mademoiselle rentrer si j)âle... Je la ramènerai en tenant la
bête par la bride. Et ne craignez point, avec moi il ne lui arrivera
ri( II.
reriiaiid lii un signo de tête, .sans parler ; il iravers;i la rivière,
reprit son cheval, et partit au |)elit trot.
En le voyant s'éloigner, M'"" de Croix-Mort poussa un soupir, et,
l)lême, se laissa tomber sur une des grosses bornes qui flanquent,
de chaque côté, l'entrée du pont. lUllet lui prit son mouchoir, des-
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galvanisé
«-H
Douilles de raccord It^ cent
P»rii. — Imprimerie à vapeur, E. GALABHU, 4}, rue ' Clèry.
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LES DAilES DE CROIX-MORT. 41
cendit le tremper dans le courant et revint lui mouiller les tempes.
Il parlait doucement, lui tapotant les mains et lui donnant l'assu-
rance que « ça ne serait rien pour cette fois. »
— Seulement, ajouta-t-il avec un accent profond, quand il la vit
ranimée, ne sortez plus jamais seule avec cet homme-là, car il ar-
riverait malheur à vous peut-être, à lui sûrement.
— Mais Billet, que crois-tu donc? s'écria Edmée, bouleversée à
l'idée que le garde avait assisté à la scène.
— Je ne crois que ce que vous m'avez dit, déclara-t-il. Mais je
vous avais aperçue quand vous êtes sortie et je tournais dans la
coupe pour vous souhaiter le bonjour au passage... J'ai entendu
votre voix quand vous avez crié. Elle était si effrayante que j'ai
pensé qu'on vous égorgeait... Alors j'ai allongé mes jambes... Et
voilà!.. C'est heureux que je vous aie trouvée bien vive, encore
qu'un brin effarouchée!..
Il fit le gros dos, et remonta d'un mouvement brusque la bre-
telle de sa pétoire. Puis, prenant M"'' de Croix-Mort par la taille, il
la plaça sur sa selle, et, tirant la jument derrière lui, il se dirigea
vers le château. Sur le perron, M™^ d' Avères, seule, attendait pleine
d'inquiétude. En voyant sa fille, elle courut à elle. Edmée, pour
éviter un nouvel interrogatoire, prit un air riant, et aidée par Billet
sauta vivement à terre.
— Tranquillisez -vous, ma mère, dit-elle, j'ai eu plus de peur que
de mal...
— Grâce à Fernand !
— Oui, ma mère, grâce à lui...
— Tu es un peu imprudente, ma chérie, et ces chevaux sont si
stupides!.. Décidément il ne faudra plus recommencer... Je ne
vivrais pas, tout le temps que tu serais dehors.
Edmée monta dans sa chambre et s'y enferma. Là elle put pleu-
rer à son aise et soulager son cœur ulcéré. Toute la force de carac-
tère qu'elle avait eue pour dissimuler devant Billet, et devant sa
mère, était tombée, et elle se sentait faible comme une enfant.
L'épouvante la prenait, à la pensée qu'il allait falloir affronter la vue
de cet homme, dont le souvenir la faisait trembler. Se retrouver en
sa présence, supporter son regard, non pas pendant quelques in-
stans, non pas une seule fois, pour en être après délivrée à jamais;
non, mais s'asseoir tous les jours avec lui à la même table, dans le
même salon, le rencontrer dans les escaliers, les couloirs, seule à
seul, et être exposée peut-être de nouveau à ses audaces. Voilà ce
qui attendait la jeune fille. Elle se tordit les mains, désespérée.
Était-ce possible qu'un tel supplice lui fût réservé?
Elle chercha ardemment le moyen de s'y soustraire, et ne'réus-
sit pas à le découvrir. N'étaient-ils pas rivés à une même chaîne
42 REVUE DES DEUX MONDES.
indestructible : celle de la famille? Sa mère était là, qui les rap-
prochait implacablement. 11 était l'époux, et elle était la fille. L'éloi-
gncment de l'un ou de l'autre, telle était la seule solution. Une rup-
ture nette et irréparable des liens qui les attachaient? Mais comment
amener cette rupture sans briser le cœur de sa mère? Quel coup à
lui porter que la dénonciation de celui par qui elle avait déjà tant
souflért! Oh! tout plutôt que d'apprendre une telle infamie à la
pauvre femme! D'ailleurs comment la lui apprendre, de quels
termes user pour expliquer cette monstruosité, dont la pensée
seule lui soulevait le cœur? Et, reprise de colère, Edmée rêvait des
vengeances atroces pour punir le misérable. La bouche crispée par
un sourire de haine, les yeux méchans sous ses sourcils noirs, elle
regrettait de n'avoir pas eu à sa portée une arme pour châtier
l'infamie surplace, en foudroyant l'infâme. Mais il vivait! Et pour
se défendre contre lui elle se heurtait à mille difficultés. La seule
ressource qui lui restât était de quitter la maison, pour se réfugier
dans un couvent, ou d'amener sa mère à repartir pour Paris.
Le couvent? Sous quel prétexte? On la savait peu pratiquante.
Inventer subitement une vocation r«^ligieuse, c'était bien invrai-
semblable. Et à quels commentaires, à quelles suppositions, à quels
commérages n'allait-elle pas donner prise? Une fille de son âge
renonçant brusquement au monde, ne serait-ce pas, pour le moins,
la preuve qu'elle souff'rait d'un amour contrarié, ou qu'elle était
malheureuse chez sa mère?
C'était sa vie livrée à la curiosité publique. Déjà elle entendait
les propos de tous ces oisifs qui avaient défilé, pendant l'automne,
à Croix Mort. Quel aliment pour leurs caquetages mondains! Et du
reste, au couvent, elle y serait morte. La vie claustrale, les cellules
nues et froides, les adorations prolongées dans les chapelles, le
bercement des orgues, les cantiques béatement chantés, toute cette
pompe solennelle et vide du culte la glaçait d'avance. Elle ne pour-
rait pas s'y plier, et dans la pieuse maison elle entrerait avec
une âme révoltée.
Alors quoi? Obtenir de Fernand qu'il rentrât sur-le-champ à
Paris, lui demander ce départ comme une grâce? Se faire suppliante,
quand elle aurait du se montrer implacable? Quelle amortiune et
quelle honte 1
La cloche du dîner, retentissant à ses oreilles comme uu glas
sinistre, la troubla dans ses orageuses méditations. L'instant était
arrivé de se composer un visage de marbre, pour supjwrter les re-
gards de l'être abhorré. Elle raffermit son cœur tremblant, et, irré-
solue quanta l'avenir, mais décidée quant au présent, elle descen-
dîL
Sa mère lui demanda anectueusemenl si elle <uil remise de ses
LES DAMES DE CROIÎ-MORT. 43
émotions. Lui, ne dit pas un mot, et ne leva point les yeux sur elle.
Il demeura sombre et absorbé pendant tout le repas. M^^ d' Avères,
sans se douter des précipices qu'elle côtoyait, le plaisanta, en riant
sur son mutisme, disant qu'il était dans ses lunes. Il répondit
évasivement, sembla faire effort pour vaincre sa torpeiu*, mais ne
put y parvenir. Aussitôt sorti de table, il disparut sur la terrasse,
et se mit à fumer en marchant à grands pas, suivant son habitude.
Edmée le voyait, la tête basse, passer et repasser devant la fenêtre.
A quoi pouvait-il penser? A quelles monstrueuses espérances se
livrait-il? Il paraissait courbé comme sous un poids trop lourd :
jcelui de son infamie. Il l'était en effet. Cette surprise, plus rapide
que la foudre, qui avait mis, pendant un instant, AF'' de Croix-Mort
dans ses bras, avait déchiré le voile qui depuis un mois envelop-
pait son esprit.
Des sentimens divers se heurtèrent en lui. Il éprouva de la
pitié, de la honte, de la colère, mêlées à une sorte de volupté
atroce. Il se dit qu'il était dénaturé, et, en même temps, il
pensa qu'Edmée était adorable. Il se condamna et s'excusa
à la fois. Un conflit terrible se produisit entre ses remords et ses
désirs. Tout ce qui restait de pur et de généreux en lui se révol-
tait, et tout ce que la vie mauvaise qu'il avait menée y avait déve-
loppé de malsain et de pervers, cédait à une épouvantable ivresse.
Le bon et le mauvais ange se disputaient encore cette âme troublée
et combattaient à armes égales. Une parole émue prononcée par
Edmée, une larme chaste coulée de ses yeux, pouvaient, à cette
heure décisive, faire tomber à genoux, repentant et terrassé, ce
malheureux, flottant, sans volonté, entré ses vertus natives et ses
vices acquis.
Il rentra au bout de vingt minutes grelottant de fièvre plutôt
que de froid, et vint se placer près de la cheminée, les yeux bais-
sés, avec l'attitude d'un condamné qui attend l'exécution de son
arrêt. M'^' de Croix-Mort était assise près de sa mère devant la
table, travaillant, et son aiguille tremblait dans ses doigts, pen-
dant que son cœur battait à gros coups dans sa poitrine. M™"" d' Avères,
depuis quelque temps, avait la manie de ne pas pouvoir rester plus
d'une heure sans bouger, prétendant que l'immobilité prolongée
lui donnait des fourmis dans les jambes. Fernand connaissait cette
particularité, et il guettait le moment où Régine, pour se dégour-
dir, ferait un petit tour dans la galerie voisine.
Edmée frémit en voyant sa mère se lever. Elle comprit qu'elle
allait rester seule et fut sur le point de sortir à sa suite. Fernand
fit un mouvement rapide pour l'en empêcher, et comme elle allait
crier, terrifiée :
— Je vous en suppUe, Edmée, dit-il, sur le ton de la prière, ne
hh REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS éloignez pas... Il faut que je vous parle, et si je n'y parviens
pas ce soir, je sens que c'est fini à jamais.
— Que voulez-vous donc? demanda-t-elle, en reprenant un peu
de fermeté.
— Rien que votre pitié...
Elle le foudroya du regard.
— Méritez-vous autre chose que du mépris?
— Vous me haïssiez déjà, dit-il douloureusement, ce sera donc
à peu près la même chose.
— Quels sentimens autres pouvais-je avoir, reprit-elle avec em-
portement, pour vous, qui avez apporté ici le trouble, et la
crainte? Avant de vous connaître, ma mère était bien portante,
paisible, heureuse. Elle est maintenant malade, soucieuse et déso-
lée. Moi je n'avais ni chagrins ni inquiétudes, vous m'avez fait con-
naître les tristesses et les amertumes. Et ce n'était pas assez, vous
avez su vous rendre à ce point odieux, que je ne vais point oser
vivre dans cette maison, qui porte mon nom, si vous ne la quittez
pour n'y plus revenir.
Le sang monta au visage de Fernand, et sa pâleur se marbra de
taches rouges.
— N'ai-je donc rien à attendre de vous que de la violence et de
la colère ? fit-il. Je suis horriblement malheureux. Je souiïre plus
qu'il ne m'est possible de le dire. Si vous saviez ce que j'éprouve
pour vous ! C'est plus que de l'attachement, c'est une adoration
surhumaine. Dites-moi une parole moins dure ! Laissez-moi espé-
rer que vous me pardonnerez !
La figure d'Edmée prit une expression de haine implacable, et
les dents serrées, les yeux étincelans, elle cria:
— Jamais !
— Vous avez tort, murmura Fernand d'une voix sourde ; avec
un peu de bonté vous feriez de moi ce que vous voudriez.
— Je veux ne rien faire de vous, reprit M"' de Croix-Mort avec
fureur; je veux ne plus vous voir, ne plus vous entendre ! Je don-
nerais ma vie de bon cœur pour pouvoir, d'un mot, vous anéantir.
Si vous n'êtes pas le dernier des misérables et des lâches, partez
demain, emmenez ma mère et ne reparaissez jamais devant moi !..
\ consentez-vous?
11 agita la tète en riant d'un rire sinistre, comme s'il devenait
fuu, et répéta lugubrement :
— Vous avez tort I
— C'est bien î dit Kdmée avec énergie, puisque je n'ai pu réveil-
ler en vous un dernier reste d'honneur, je n'ai plus qu'à faire
ap|)el à votre prudence. Je vous préviens donc que je me défen-
drai contre vous, comme si j'avais aiïaire à un bandit, et je vous
LES DAMES DE CROIX-MORT. 45
déclare qu'à partir de cet instant, si vous osez seulement m'adres-
ser la parole, je vous soufflette devant ma mère !
Le pas de M"® d' Avères, qui revenait, se fit entendre. Elle fre-
donnait avec abandon, sans un soupçon de l'horrible scène qui avait
lieu à quelques pas d'elle, de l'autre côté de la porte. Edmée
n'honora même pas Fernand d'un suprême regard de menace, et
embrassant sa mère, elle se retira dans son appartement.
XII.
A partir de ce jour, elle se tint sur ses gardes. C'était la guerre,
et elle était décidée à la soutenir avec toute la violence qui était
en elle. Moins emportée, plus adroite, elle eût pu, comme Fernand
le lui avait dit, obtenir beaucoup de lui. Elle serait arrivée à le
dominer et à le dompter. Mais elle avait agi dans le sens où la
poussait sa nature. Elle subissait ainsi les conséquences fatales de
son caractère indépendant, fier et ombrageux. Lorsqu'elle était enfant,
déjà, elle n'avait pas su captiver sa mère par des douceurs et des
tendresses. Elle s'était montrée sauvage, froide, réservée et avait
détourné d'elle la frivole et sentimentale Régine. Au moment du
mariage, elle s'était révoltée et avait lutté avec une hardiesse inat-
tendue. Maintenant, par son implacable rigueur, elle achevait de
pousser dans la mauvaise voie un insensé, qu'un élan de chaude et
miséricordieuse générosité pouvait ramener au bien.
Elle eut cependant des accès de désespoir affreux. Enfermée
toute la journée dans son « laboratoire, » elle n'avait plus le goût
du travail et ne touchait point à ses pinceaux. Étendue sur un
divan, les yeux fixes, elle tournait et retournait, sous toutes ses faces,
son horrible situation, sans arriver à une solution favorai>!e. Tou-
jours devant elle, comme un insurmontable obstacle, se trouvait
sa mère, à qui elle voulait, tant que ce serait possible, épargner
l'écrasante révélation de leur malheur commun.
Elle n'avait découvert que ce moyen de défense : la claustration.
Elle descendait pour déjeuner, pour dîner, et, après chaque repas,
remontait s'enfermer. A l'abri derrière un verrou, elle respirait. Mais
ce parti-pris d'isolement devait fatalement étonner et inquiéter
Régine. Brusquement la jeune fille cessait de paraître au salon,
n'adressait plus la parole à M. d'Ayères, après s'être laissée aller,
avec lui, à une intimité amicale. 11 y avait là matière à réflexions,
et Edmée pleine d'angoisse prévoyait que sa mère les ferait.
Très heureusement ce fut à Fernand que Régine demanda d'a-
bord des éclaircissemens. En proie à une irritation qu'il avait été
obligé de dissimuler, celui-ci ne sut pas garder son sang-froid, H se
répandit en plaintes araères sur l'existence misérable qu'il menait,
46 REVUE DES DEUX MONDES.
entre une femme vaine et évaporée, et une fille revêche et muette.
II maudit le temps qui était sombre, le château qui était lugubre,
et se montra si accablé que Régine, désolée, lui proposa do retour-
ner, dès le lendemain, à Paris. Elle croyait lui complaire. Mais
il refusa aigrement. Elle ne sut que pleurer, et redoubla par
ses larmes l'exaspération dont il lui cachait les véritables causes.
Il fut brutal, lui parla durement, et, la voyant s'éterniser dans ses
excuses et ses lamentations, il la quitta, blême de colère, pour ne
pas céder à l'envie folle de lui faire du mal.
Alors M'"® d'Ayères s'adressa à Edmée et la questionna sur les
motifs de sa soudaine sauvagerie. La jeune fille joua l'étonnement :
elle prétendit ne pas comprendre les observations de sa mère. Elle
était comme à l'ordinaire. Peut-être, ayant un travail qui l'intéres-
sait beaucoup, se mêlait-elle un peu moins que par le passé à
la yie commune. Mais si chacun dans le château savait s'occuper
comme elle, il n'y aurait point de désœuvrement, partant point
d'ennui. Sa ressource à elle était la peinture. M. d'Ayères avait la
chasse et la promenade. De quoi se plaignait-il ?
Elle s'exprima avec une modération et un tact extrêmes, fai-
sant effort pour se maîtriser et ne pas laisser échapper les brû-
lantes paroles qui lui montaient aux lèvres. Elle parvint à trom-
per les inquiétudes de sa mère et à lui donner la conviction
que les fermens de discorde ne venaient point d'elle. Alors
Régine n'hésita plus, et cessant toute dissimulation, elle ouvrit
son cœur à sa fille. Elle lui confia le tourment que lui causait
la farouche tristesse de Fernand. Elle lui laissa entrevoir un coin
du mystérieux abîme de douleurs où son cœur était plongé ; elle
supplia Edmée de l'aider à s'assurer non pas le bonheur, mais un
peu de tranquillité. C'était sa jeune figure qui était le charme du
foyer. Depuis qu'elle s'en éloignait, tout devenait maussade et dé-
solé. Elle lui demanda, comme une preuve de sa tendresse, de vivre
un peu moins à l'écart, disant que tout en irait mieux à l'instant
môme. M"" de Croix-Mort, sans sourciller, s'entendit adresser
cette formidable requête. Ainsi, il fallait qu'elle s'offrît en appât
à celui qu'elle fuyait de toutes les forces de sa chasteté offensée.
Et cela par amour filial. Le cœur soulevé de dégoût, mais le front
calme, elle consentit. Elle reçut, avec une âpre joie, les caresses d«'
sa mère, pénétrée de reconnaissance, ot pour ménager la sécurité de
la pauvre femme, elle risqua de compromettre la sienne.
Sa réappirilion au salon détendit les nerfs crispés de Fernand.
Un fugitif rayon de joie éclaira son front. Il ne pouvait rien espérer,
mais il était heureux de revoir, même froide et menaçante, celle à.
qui il pensait sans cesse. Il s'asseyait loin d'elle, prenait un livre
dont il tournait lentement les feuillets, puis il renversait la uMc peu
LES DA3iES DE CROIX-MORT. h7
4 peu sur le dossier de son siège, et feignait de s'endormir. Mais
il était bien éveillé, et Edmée sentait ses yeux qui pesaient sur
elle, fixes et persistans comme l'idée qui l'obsédait. Plusieurs fois.
dans la glace de sa table à ouvrage, sans qu'il pût s'en douter, elle
l'avait furtivement observé, et l'expression de son visage l'avait
elïrayée. Il ne la perdait pas de vue un instant, son regard la sui-
vait, l'enveloppait et, par momens, semblait la caresser.
L'existence de iF^ de CroLx-Mort devint réellement intolérable.
Elle ne cessait de craindre, sans savoir exactement quoi. Transes
continuelles et vagues, que tout faisait naître et alimentait. Quand,
par hasard, en descendant l'escalier, elle entendait derrière elle un
pas, elle s'élançait, sautant les marches pour être plus tôt arrivée,
au risque de se rompre les jambes. Il y avait, dans le couloir du
premier étage, entre sa chambre et le palier, un recoin sombre
devant lequel elle ne passait jamais sans qu'une horrible peur lui fît
perler la sueur au front. Un homme aurait pu facilement s'y cacher,
et elle redoutait toujours d'en voir sorth* Fernand, comme une
apparition terrible. La nuit, pendant ses longues insomnies, l'oreille
tendue, elle percevait des bruits furtifs, des frôlemens suspects
dans la galerie qui longeait son appartement. Elle retenait sa res-
piration pour mieux écouter et, derrière sa porte, elle croyait dis-
tinguer le murmure de vagues soupirs. Avant de se coucher, elle
prenait la précaution de regarder si le verrou ou la serrure de
sa porte n'avaient pas été dévissés. Elle appréhendait tout, et
prenait ses précautions, prête à se défendre, s'il le fallait, jusqu'à
la mort.
Cependant, malgré tout son courage, elle ne vivait plus, et com-
mençait à maigrir et à changer. Cette continuelle tension d'esprit
sur un sujet aussi affreux était la plus douloureuse des tortures.
Dissimuler, mentir et se défier, elle, la loyauté, la franchise et la
confiance mêmes ; ne valait-il pas mieux un éclat qui mît fin à cette
lutte sourde et basse? Mais quand cette terminaison, allégeante et
effroyable à la fois, se produirait-elle? Le mois de décembre com-
mençait, et il n'était pas question de départ. Faudrait-il passer
tout l'hiver à supporter ce blocus, hideux?
Les seuls instans de répit que connût Edmée, le bon curé les lui
procurait en venant dîner le dimanche. En sa présence, elle se ra-
nimait, le sourire reparaissait sur ses lèvres pâlies et ses yeux re-
prenaient leur expression calme et candide. Plusieurs fois déjà elle
s'était sentie entraînée à tout lui confier. C'eût été un tel soulage-
ment pour elle de s'épancher dans le cœur de ce vieillard qui l'ai-
mait si tendrement! Alors elle l'emmenait sur la terrasse la voLx
tremblante, la démarche fébrile, et à mesure que l'instant de par-
ler approchait, son pas se ralentissait, sa parole devenait traî-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
liante. Elle avait honte, comme si, de cette passion dont elle
était l'objet, quelque chose d'infamant eût rejailli sur elle. Le brave
homme lui disait :
— Qu'avez -vous, ma chère demoiselle? Vous êtes agitée?..
Est-ce que tout ne va pas à votre gré? Il y a quelque temps que
vous ne m'avez fait la laveur de venir me prendre, pour courir les
chemins.
Elle répondait évasivement, pensant à autre chose qu'elle ne
pouvait pas encore se décider à dire, et retenant les mots de cet
horrible aveu qui devaient lui brûler les lèvres au passage. Enfin, un
jour, son cœur trop plein éclata en sanglots convulsifs, qui cau-
sèrent au vieillard une stupéfaction énorme. Devant cette enfant,
qui avait pris son bras pour ne point tomber, et qui suffoquait, se-
couée par une crise nerveuse, il resta effaré, les yeux ronds, bal-
butiant :
— Ma fille, ma chère petite!.. Voyons Edmée,.. qu'y a-t-il?
Dois-je appeler M'"' votre mère?..
>r'* de Croix-Mort retrouva son énergie pour lancer un « non » tel-
lement net, que le curé pressentit quelque mystérieuse et terrible
aventure. Le prêtre, instantanément, reparut tout entier, ferme et
grave, avec des paroles encourageantes et miséricordieuses à la
bouche, prêt, au nom de son divin Maître, à consoler ou à ab-
soudre. Ils descendirent lentement jusqu'au bord de la pièce d'eau
et s'arrêtèrent sur le banc de l'embarcadère. Les bateaux, au bout
de leur chaîne, se balançaient, pleins de feuilles tombées des saules
de la rive. Les cygnes nageaient, sauvages et fiers, à la surface des
eaux. Edmée se rappela avec tristesse le jour où elle les avait
regardés, prenant la résolution de rester, comme eux, isolée et
sévère, dans sa mélancolique pureté. JN 'était-elle pas en quelque
sorte atteinte, cette pureté, par les désirs dégradans qu'elle sen-
tait s'agiter autour d'elle? Des larmes coulèrent de nouveau sur ses
joues, et le bon curé se demanda avec épouvante si une telle dou-
leur pouvait être contenue dans un cœur innocent.
— Dites-moi tout, mon enfant, fit-il en étouffant un soupir. Ici,
comme au confessionnal, vous pouvez être sûre du secret...
Edmée devina le soupçon qui se glissait dans l'esprit de son
ami; elle rougit, leva sur lui des yeux pleins de candeur, et,
reprenant un peu de courage :
— C'est un conseil que j'ai à vous demander, mon père, dit-elle,
et non une confession que j'ai à vous faire... Je ne me re|)roche
rien... Et, si vous me voyez si troublée, c'est (pi'à bout de réso-
lution, je ne sais à quoi me retenir et vers qui me tourner.
Et tout d'un trait, sans hésiter, sans faiblir, avec une clarté
terrible, elle révéla au vieillard l'effroyable vérité. Il l'écoula dans
LES DAAIES DE CROIX-MORT. 49
un silence accablé. Lui, le confident de toutes les pensées mau-
vaises et de toutes les actions coupables, il n'avait point osé pres-
sentir un si désespérant et si redoutable mystère. Que dire à cette
enfant, doublement frappée, puisqu'à sa propre injure s'ajoutait
celle de sa mère? Que risquer pour la défendre et la préserver? Il
resta en proie à une torpeur pleine d'angoisses, pendant laquelle il
crut entendre des rires de démons narguant le ciel, et triomphant
déjà de l'œuvre infâme commencée.
— Notre misérable humanité a la faute pour point de départ, et
le crime souille son origine, dit-il enfin, d'une voix triste. Le mal
est en nous, et nous n'y succombons que trop aisément. Mais il y a
des degrés dans l'impureté, et je ne pensais pas qu'un homme pût
descendre si bas... Pauvre enfant! Combien je vous plains pour un
tel malheur, et combien je vous admire pour tant de courage ! Vous
êtes vraiment une sainte, et l'iniquité se trouvera désarmée devant
vous.
Il fut pris d'attendrissement, et, serrant le bras de la jeune fille
avec force :
— Il est impossible que le ciel vous abandonne. Il y a, soyez-en
sûre, des obstacles suprêmes que Dieu sait susciter à propos. Nous
l'implorerons de tout notre cœur et il vous défendra, ma chère et
douce enfant... Mais il ne faut pas compter exclusivement sur la
Providence... Je serais un fou, si je ne vous engageais point à
prendre des mesures de sûreté... Vous savez combien je vous
aime, je crois pouvoir vous servir autrement qu'en priant pour
vous... N'êtes -vous pas d'avis qu'il faudrait ou\Tir les yeux à
M™® d'Ayères?.. Voulez-vous que je lui parle?..
ilais Edmée, qui prenait tant de précautions depuis si longtemps
pour tout cacher à la baronne, supplia le curé de n'en rien faire.
— Ne pensez-vous pas, cependant, qu'elle puisse vous prêter un
secours efficace?
— Non, je n'ai aucun secours à attendre d'elle. Je la connais si
faible et si facile à démoraliser! Par ce malheureux, elle a déjà
bien souffert sans se révolter. Je ne puis pas vous dire tout ce que
j'ai surpris ou deviné, pendant les deux mois d'agitations et de
fêtes qui ont précédé ces tristes semaines... On ne se défiait pas
de moi... On parlait et on agissait sans se gêner. Si vous sanez
que d'humiliations et d'outrages a subis ma pauvre mère!.. Parmi
ces femmes qui ^^vaient sous son toit, s'asseyaient à sa table, la
cajolaient, l'embrassaient, il s'en trouvait qui avaient été, ou étaient
ses rivales... J'ai honte d'avoir à répéter de telles choses... Mais on
en plaisantait ouvertement. Et elle, monsieur l'abbé, ne l'ignorait
•pas, j'en suis sûre, car il y avait des jours où elle dévorait la den-
TOMB LXUT. — 1886. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
telle de son mouchoir, en affectant de sourire... Et elle endurait
tout! Que voulez-vous qu'elle fasse pour moi, n'ayant rien su faire
pour elle? Non! non! Je lui épargnerai cette torture... Je respec-
terai sa dernière illusion, et je ne lui apprendrai ce qui se passe
que le jour où, pour moi, il n'y aura plus de refuge que dans ses
bras.
Ils se turent l'un et l'autre, réfléchissant laborieusement. Le
prêtre admirait le courage de cette enfant, et, les yeux troubles,
cherchait, autour de son beau front, le nimbe d'or qu'on voit aux
vierges martyres.
— Et à lui, voulez-vous que je lui parle? reprit-il. Qui sait si, à
la pensée que je connais son détestable dessein, il ne rougira pas
de lui-même?.. Les yeux d'un honnête homme sont un bit-n puis-
sant miroir... Dans les miens, il se verra pervers et haïssable, et
peut-être s'amendera-t-il ?
Edmée hocha la tête d'un air de doute :
— Essayez, mon père, dit-elle, quoique je n'espère pas que vous
réussissiez. Si je me suis confiée à vous aujourd'hui, c'est que je me
sentais à bout de forces. Vous m'avez toujours témoigné de l'affec-
tion, et vous m'avez connue si petite, si tranquille et si heureuse,
que j'ai pensé que vous me prendriez en pitié...
— Ah! chère enfant du bon Dieu, s'écria le vieillard en pleu-
rant, que ne puis-je détourner sur moi toute votre peine, et vous
rendre la paix et l'espérance ! J'offrirais avec joie ce sacrifice à mon
Maître. Je lui demanderai de m'inspirer des paroles convaiucantes.
Et, demain matin, quand vous me verrez arriver, partez, allez m'at-
tendre à lacure... Dès que l'entretien aura pris fin, je viendrai
vous y retrouver... Jusque-là, ayez confiance...
Lentement, sans parler davantage, ils se levèrent et regagnèrent
le château, s'efforçant d'imposer à leur visage soucieux un masque
d'indifférence.
Dans le jardin du presbytère, Edmée, le lendemain, se prome-
nait tristement. Elle suivait les j)lates - bandes , veuves de leurs
fleurs, que le bedeau, en même temps fossoyeur, cultivait avec la
même bêche qui lui servait à creuser les tombes. Au fond, adossée
au mur du cimetière, s'arrondissait une tonnelle à laquelle, en été,
une vigne vierge grimpait, étalant ses feuilles pourprées. lîien sou-
vent la jeune fille s'était assise là, avec le vieux verrier son maître,
qui rcîposait maintenant sous le gazon vert , à côté de l'église qu'il
avait restaurée et embellie. Pendant qu'ils causaient, le vieillard
racontait à l'enfant quelque histoire naïve, le curé marchait à
l'ombre i\u njur, lisant son bréviaire. Que d'heures paisibles s'étaient
écoulées aiasi, bien lointaines déjà! Heureux souvenirs, cliers à se
LES DAMES DE CROIX-MORT. 51
rappeler, remplacés maintenant par d'autres qui lui serraient le
cœur.
Elle s'arrêta sous le berceau, dépouillé de sa verdure, au bois
gris duquel pendaient encore des pampres séchés par le vent d'hiver,
et elle, se laissa aller à l'illusion de ce passé reparu. Elle se voyait
encore toute petite ; sa bonne Rosalie venait de l'amener pour pren-
dre sa leçon, et, en attendant que l'abbé Levasseur se montrât
sur le seuil de la sacristie, son livre à la main, elle écoutait dans
l'atelier le vieux père qui, avec un diamant, coupait des losanges
de verre. Une joie douce était en elle. Tout lui paraissait beau et
bon. Elle se sentait entourée d'affection. En rentrant, n'allait-elle
pas, à Croix-Mort, retrouver sa mère, étendue sur un canapé, inac-
tive et souriante, qui l'embrasserait? Elles dîneraient toutes les deux
dans le tète-à-tête habituel, et le soir, les yeux lourds de sommeil,
elle irait dormir tranquille dans sa chambre, sous la blancheur des
rideaux, sans préoccupation autre que celle de ne pas oublier sa
prière. Tout ce qui faisait ombre dans son esprit n'existait pas ; les
craintes : fantômes : les menaces : chimères. Elle pouvait respirer
librement, tout lui faisait fête : les êtres et les choses, et, devant
ses regards, il n'y avait que du bleu.
La porte du jardinet, en s'ouvrant, la tira de son rêve ; elle vit,
sombre comme sa destinée, le prêtre s'avancer vers elle, et ses illu-
sions d'un instant, ainsi qu'une troupe d'oiseaux effarouchés, s'en-
volèrent pour ne plus revenir. Le bon curé prit la main d'Edmée et
la serra silencieusement. Côte à côte, ils marchèrent. Lui, ne se
hâtant pas de donner des nouvelles qu'il jugeait désolantes ; elle,
trouvant inutile d'interroger, étant sans espérance.
Enfin, le vieillard poussa un soupir, qui ne soulagea pas son
cœur oppressé, et, se tournant vers M"® de Croix-Mort :
— J'ai vu ce malheureux, dit-il, et je suis encore épouvanté de
ce qu'il m'a fait entendre. Pendant une heure, je l'ai retenu près
de moi, essayant de le raisonner, de l'adoucir, de l'apitoyer. En
proie à une sorte de délire, il n'a pas paru me comprendre. Si je
ne le connaissais sobre, je l'aurais cru ivre, tant sa figure décom-
posée était effrayante... Il a répondu à mes paroles de douceur par
des violences sans nom, maudissant le ciel et la terre, accusant le
sort et se répandant en blasphèmes... Cet homme, mon enfant, a
l'enfer dans le cœur... Il se plaint de souffrir horriblement, et je
crois qu'il dit vrai... Il a eu des accens de douleur déchirans, il a
versé des larmes, que le feu de son visage a instantanément sé-
chées. Les démons doivent être ainsi; il m'a fait peur!..
— Et de quoi se plaint-il? demanda Edmée d'une voix calme.
Peut-il chercher la cause de sa souffrance ailleurs qu'en lui-même ?
Quel sang vicié a-t-il dans les veines? Quel cerveau travaillé par la
62 REVUE DES DEUX MONDES.
démence porte-t-il dans sa tête? Quelle dépravation raffinée est la
sienne? Peut-on découvrir en lui rien qui soit encore humain? C'est
une bête féroce, écumante et rugissante, que vous venez de me dé-
crire, et non un homme. A la lutte engagée entre lui et moi, voyez-
vous une fin qui ne soit pas tragique? Faudra-t-il que je me tue
pour lui échapper?
— Ne parlez point ainsi, ma chère fille, dit le prêtre. Se donner la
mort est un crime, et vous n'en viendrez jamais là... M'étant assuré
que, par la douceur, je n'obtenais rien de cet insensé, j'ai usé de ri-
gueur. Je l'ai menacé... Je lui ai fait entendre que, s'il vous poussait
à bout, vous prendriez, pour vous mettre à l'abri, tous les moyens
dont on peut disposer... J'ai été jusqu'à prononcer le mot de jus-
tice. Était-il hors d'état de raisonner, ou bien n'a-t-il pas ajouté
foi âmes paroles? Il s'est emporté en nouvelles invectives et ne m'a
pas ménagé moi-même... Je l'ai pourtant connu, quand il était en-
fant... comme vous... Mais il a tout oublié... Il n'a paru reprendre
un peu de lucidité que quand je lui ai tracé le tableau de vos
angoisses et de votre désespoir... Sa colère a cessé et il est resté un
instant abattu ; puis il m'a dit :
— Faites-lui savoir que je désire lui parler, la voir sans témoin...
Il faut que je m'explique avec elle... Sur moi son pouvoir est sans
bornes... Elle le sait bien. Le tout est qu'il lui plaise d'en user...
Demandez-lui si elle y consent. En cinq minutes, on arrange bien
des choses...
— Je lui ai répondu que je ne pensais pas que vous y consentiriez,
que c'était à lui qu'il appartenait de vous donner des gages de son
bon vouloir, et que le premier et le plus précieux consisterait dans
son départ.
Alors, il a ricané :
— Elle veut m'éloigner. Elle veut que je parte, avec la pensée
qu'elle me méprise et me hait?.. Elle sait bien que je ne pourrais
pas vivre ainsi, et qu'elle serait promptement débarrassée de moi...
Voilà ce qu'elle rêve !
— Peut-elle rêver autre chose? ai-je dit.
Il m'a regardé fixement :
— Soit. Mais je ne serai pas sa dupe.
Il m'a fait un signe de tête, a répété : Non! Pas sa dupe!.. Et
s'est retiré. Que prétend-il? Que signifie son langage obscur? Se
repenl-il de ce qu'il a fait? Veut-il s'en excuser? Serait-ce habile à
vous d'aIVronter un entretien avec lui? Serait-ce périlleux? Je n'ose
vous donner un conseil... Je suis un pauvre homme, dont la vie
s'est écoulée sans secousses et sans péripéties... Je n'ai aucune
expérience des subtilités du vice. Tout ce que je sais et vois, depuis
vingt-qualre heures, me bouleverse et m'époiivante. Je crois au-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 53
joiird'hui avoir eu affaire à un fou plutôt qu'à un être jouissant de
son bon sens... Je redoute pour vous les plus grands dangers et je
ne sais comment vous défendre.
Edmée sourit avec résignation.
— Je prendrai le parti de ne plus mettre le pied dehors, de ne
plus m'éloigner de ma mère, et enfin, à toute extrémité, je ferai
appel à la protection... Mais, quant à céder, en quoi que ce soit,
aux exigences que vous venez de me faire connaître,., comme vous
l'avez fort sensément dit , je m'y refuse.
La jeune fille sortit du jardin sous la conduite du curé, qui l'ac-
compagna jusqu'à la grille du château, et ne se sépara d'elle
qu'après s'être assuré qu'elle n'avait rien à craindre.
Cependant, M""^ d'Ayères, si peu défiante qu'elle fût, commen-
çait à éprouver plus que de l'étonnement en voyant l'altitude que
Fernand et Edmée consersaient obstinément en présence l'un de
l'autre. Si sa fille ne s'était jamais départie de l'hostilité qu'elle
avait manifestée, dans les premiers temps, à M. d'Ayères , sa froi-
deur, son silence, n'auraient pas eu besoin d'explication. Mais, pen-
dant quelques semaines, des rapports, sinon agréables, au moins
supportables, s'étaient établis entre eux. Une certaine familiarité
donnait l'illusion de la camaraderie entre cette grande fille et ce
jeune mari; puis, au moment oîi Régine se réjouissait déjà de
voir régner la bonne harmonie, subitement la discorde avait reparu.
Et non-seulement on ne pouvait pas espérer qu'elle cessât, mais
encore on devait craindre qu'elle s'accentuât de jour en jour. Pour-
quoi? Que s'était-il passé? Elle s'interrogeait sans trouver une ré-
ponse suffisante, tout restait obscur, mystérieiLx, inexplicable.
Elle se promit de les observer, mais elle ne put les rencontrer
ensemble. Ils se fuyaient, ou plutôt, elle le remarqua, Edmée fuyait
Fernand. Déjà, quelques jours auparavant, elle avait fait une ten-
tative pour les rapprocher. Pendant quelque temps, M''^ de Croix-
Mort, triomphant de sa répugnance visible, avait paru au salon,
mais elle restait des heures entières sans desserrer les dents, et ne
montrait un peu d'abandon que quand Fernand s'éloignait. Régine
connaissait la fermeté du caractère de sa fille, elle la savait fidèle
aux engagemens pris. Pour qu'elle ne tînt pas la promesse qu'elle
lui avait 'faite de mieux accueillir M. d'Ayères, il fallait qu'elle eût
un motif sérieux et récent. Cette antipathie si profonde s'était ma-
nifestée à la suite de la dernière sortie à cheval. Mais ils ne vou-
laient pas en convenir, niant, l'un et l'autre, qu'il y eût quelque
chose entre eux, essayant de donner le change sur leurs véritables
sentimens, mais ne pouvant y par\'enir.
Une grande tristesse s'empara de Régine. Vieillie presque instan-
tanément, après être restée si longtemps charmante, elle voyait clair
bll REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses actes et se reprochait amèrement d'avoir sacrifié sa fille à
son mari. Elle eût voulu les grouper, tous les deux, autour d'elle et
réparer son injustice par des bontés constantes. Elle avait rêvé de
se faire adorer par Edmée et d'attacher, à la jeune fille, Fernand
comme un frère aîné. Toujours sentimentale, elle échafaudait un
roman et suivait le cours séduisant de son heureuse fiction, pendant
que la destinée travaillait à lui préparer une terrible réalité.
XIII.
En rentrant du presbytère, M"^ de Croix-Mort trouva sa mère au
salon, à demi couchée, près du feu. Elle l'embrassa, l'enveloppant
de la fraîcheur saine qu'elle rapportait du dehors. M™^ d'Ayères
attira sa fille par la taille, la contraignit à s'asseoir sur le bord du
canapé, et, la tenant de près, sûre qu'elle ne pourrait pas lui échap-
per, comme elle faisait quand une question un peu trop précise l'em-
barrassait, elle la regarda silencieusement, l'interrogeant du re-
gard.
Edmée avait beaucoup pâli, l'ovale de son visage s'allongeait,
accentuant la fermeté de son menton volontaire. Les veilles avaient
tracé un cercle noir autour de ses yeux, mais leur expression can-
dide n'avait pas changé. M"°® d'Ayères lui prit la main et, la gardant
dans la sienne :
— Eh bien ! mon enfant, dit-elle avec tristesse, tu ne veux donc
rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu sens, pourtant,
que je t'aime et que je soufl're de te voir tourmentée et malheu-
reuse. Voyons, ma chère petite, ouvre ton cœur. Qu'y a-t-il?
M"" de Croix-Mort devint livide , des larmes brillèrent dans ses
yeux, son cœur lui fit mal, comme si on le lui tordait dans la poi-
trine, mais elle répondit avec fermeté :
— Il n'y a rien, ma mère, ne vous troublez pas... S'il y avait
quelque chose, je vous le dirais.
— Mais tu ne comprends donc pas que tu m'agites encore plus en
essayant de me calmer?.. Tes paroles sont pleines de sous-enten-
dus... Voyons, parle-moi franchement... Je te le demande, je te
l'ordonne... Vas-tu me désobéir?
Edmée embrassa la pauvre femme, lui prodigua les plus tendres
assurances, mais resta muette. Elle voulait se taire jusqu'à ce qu'il
lui devhit impossible de garder le silence et, soutenue par une
force d'âme extraordinaire, elle exécutait ce qu'elle avait résolu.
Le dliior se passa comme d'habitude; Fernand causa avec une
animation factice qui était très pénible. Après le repas, il disparut
pour aller (umcr, et M'"' d'Ayères et Ëdmée montèrent dans leurs
appai'temeos.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 65^
Il était neuf heures. Le ciel, qui avait menacé pendant toute la
la journée, chargé de nuages gris, bas et lourds, se fondait en neige.
Un silence étouffant s'étendait dans la nuit, et les flocons blancs,
que pas un souffle d'air ne faisait voltiger, tombaient droits, pres-
sés, lugubres, comme s'ils avaient hâte de couvrir la terre de leur
épais linceul.
Après avoir fait , suivant son habitude , quelques tours dans sa
chambre, allant de la cheminée à la fenêtre, et de la fenêtre à la
table. M™^ d' Avères s'assit, prit un roman commencé, et essaya de
lire. Elle se couchait très tard, ayant un mauvais sommeil. Au bout
de quelques pages, son livre s'abaissa sur ses genoux et, les yeux
fixés sur le feu, qui brûlait rouge, elle s'absorba dans une sérieuse
méditai ion.
Le tic-t<ic de la pendule la berçait de son bruit monotone pen-
dant que, sur les taillis du parc, la neige tombait sans répit,
lente et active, douce et écrasante. Elle se rappehiit qu'autrefois,
Edmée, toute petite, aimait à courir sur ce tapis immaculé, disant
que la neige était une amie. Et, dans ses joies fougueuses, l'enfant
se roulait au plus épais, ainsi qu'un jeune loup. Billet lui avait fa-
briqué un traîneau, garni de peaux de renards, et, durant des heures,
le sauvage, fumant de sueur, tirait l'équipage pour amuser sa chère
demoiselle. Souvent, dans une ornière, le traîneau versait, et alors
les éclats de rire d'Edmée partaient comme des fusées. Régine les
entendait distinctement, et un soupir gonflait son cœur.
Puis la neige disparaissait, et le parc se montrait tout verdoyant.
W- de Croix-Mort était grande, elle passait, sérieuse, avec des accès
soudains de folâtre gaieté. Sa mère pensait qu'il faudrait un jour
la marier. Et justement un jeune homme élégant se présentait,
souriant dans sa barbe d'or. C'était Fernand, ce bel inconnu. Régine
n'allait-elle pas songer aussitôt à sa fille? Ce charmant voisin n'était-
il pas amené par la Providence? Aussi, en mère avisée, préparait-
elle de longue main l'accord désiré. Elle rapprochait peu à peu les
deux jeunes gens, elle invitait M. d'Ayèresde loin en loin, et, d'un
regard attendri, elle le suivait, marchant avec Edmée sur la ter-
rasse... Quel avenir exquis cette union lui préparait ! Des petits-
enfans qui courraient autour d'elle, joues roses et cheveux blonds,
babillant et riant. Grand'mère encore charmante, avec quel orgueil
elle les promènerait, fière qu'on pût les prendre pour ses enfans,
à elle, et orgueilleuse de dire : « Non, non, ils sont à ma fille : je
suis, moi, leur aïeule!.. »
Soudain le décor changeait encore une fois, et le salon de Croix-
Mort apparaissait. Les mêmes personnages s'y trouvaient réunis,
elle, Edmée et Fernand, mais contraints, glacés, hostiles, évitant de
se regarder, ne se parlant jamais. Plus d'intimité, plus de ten-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
dresse, point de petits anges, charme et douceur du foyer. La réa-
lité sans voile, vue dans toute son horreur : un mari las du mariage
et souffrant sans se plaindre, une enfant farouche, dévorée d'une
haine inexplicable. Voici ce qui était, ce qu'elle avait fait, elle,
Régine, par sa folie, ce qu'elle regrettait amèrement et ne pourrait
jamais réparer.
Elle pleura, dans la solitude de sa chambre, puis, peu à peu, un
apaisement se fit en elle, et elle s'assoupit. Il était minuit, quand
elle se réveilla en sursaut, avec une violente impression de ter-
reur. Sa lampe avait baissé, le feu s'éteignait dans la cheminée. Elle
écouta anxieusement et entendit une plainte, un long soupir, et
une sorte de piétinement dans la galerie qui conduisait à la chambre
de sa fille. Elle prêta l'oreille, et ne distingua plus rien.
Des idées, qui ne lui étaient jamais venues, s'imposèrent à son
esprit, et le troublèrent gravement. Elle conçut de subits soupçons,
elle eut des doutes qu'elle voulut éclaircir sur-le-champ. Et, sans
lumière, étouffant le bruit de ses pas, elle ouvrit sa porte et
sortit.
Une obscurité complète régnait. Elle marcha à tâtons, silencieuse
et attentive. Elle avait parcouru plus de la moitié de la galerie, lors-
qu'à son approche, devant la chambre d'Edmée, une ombre, qui
semblait agenouillée, se leva et disparut. M""® d'Ayères s'arrêta
tremblante. Qu'est-ce que cela signifiait? Elle voulait continuer
sa marche, mais craignait de donner l'éveil en parlant, en appe-
lant. Il fallait cependant qu'elle entrât chez sa fille. Là était le
mystère : elle le devinait, elle en avait maintenant la certitude.
Brusquement, elle retourna en arrière. Un moyen existait pour
elle d'arriver auprès d'Edmée, sans jeter l'alarme dans le château.
Un balcon régnait d'un bout à l'autre de la façade du premier étage.
M*"* d'Ayères revint dans sa chambre, s'enveloppa d'un manteau,
ouvrit sa croisée, et marchant dans la neige déjà épaisse, elle ga-
gna la fenêtre de la jeune fille. Elle vit la chambre faiblement éclai-
rée, et aperçut une forme confuse, debout, auprès de la cheminée.
Elle frappa du doigt contre le carreau, sans obtenir de réponse. Elle
redoubla, heurtant du poing, cette fois. La forme se mit à courir,
comme en proie à une terreur folle.
Alors une rage de terminer cette aventure s'empara de Régine :
elle ébranla la fenêtre, disant .
— Edmée,.. c'est moi,., ouvre!
Dans les efforts qu'elle faisait une vitre se brisa, tombant sans
bruit sur le tapis... Elle passa sa main par l'ouverture, ouvrit et
entra vivement... Un cri d'appel déchirant retentit dans la chambre:
— Au secours I à moi, maman! à moi!
Et M"' de Crow-Mort, les yeux hagards, apparut à Régine,
LES DAMES DE CROIX-MORT. 57
Les deux femmes restèrent en présence, bouleversées l'une et
l'autre. Enfin Edmée retrouva un peu de sang-froid; elle porta
sa main à son front, pour essuyer une sueur glacée et balbutiant :
— Ah! c'était vous, ma mère?..
— Oui, c'était moi... Mais tu m'appelais... Et tu as été épou-
vantée à ma vue...
— Je ne m'attendais pas à vous voir arriver par là... J'ai eu
peur... ^'est-ce pas naturel?
— Non, car tu criais : « Au secours! » Contre qui donc?
Le visage de M''® de Croix-Mort se contracta; elle baissa la tête,
et s'assit sans répondre.
— Toujours ce mutisme! reprit M^^d'Ayères avec colère... Tu
te caches de moi?.. Tu dissimules?.. C'est donc que tu fais le mal.
La jeune fille, à ces mots, se dressa, une flamme passa dans
ses yeux, et prenant sa mère par le bras avec force :
— Vous me soupçonnez, moi!., moi?.. Eh bien ! puisque vous
voulez savoir, . . ne parlez pas, attendez, et vous verrez!
Elles se tinrent debout, silencieuses, évitant de se regarder,
comme si elles craignaient de lire leurs impressions sur leur visage.
Un assez long temps s'écoula, puis, dans la galerie, un bruit de
pas furtifs glissa, s'arrêta derrière la porte, et des soupirs entre-
coupés d'appel : « Edmée! » Edmée! arrivèrent à leurs oreilles.
Elles écoutaient, l'une avec une horrible tristesse, maintenant
qu'elle ne craignait plus rien, l'autre avec une stupeur indicible.
La mère eut un geste d'interrogation. La fille, sans parler, ouvrit la
porte de son cabinet de toilette, montra un fauteuil placé au-dessous
d'un œil-de-bœuf, très étroit et assez élevé, qui prenait jour sur la
galerie. M™^ d' Avères monta vivement, se pencha vers l'ouverture,
avec une affreuse curiosité, et aussitôt étouffa un cri. Dans celui
qui, à la porte de cette chambre virginale, appelait en gémissant,
elle avait reconnu son mari.
Ce fut rapide comme un éclair. Le souvenir de tous les incidens
douloureux qui avaient marqué ces dernières semaines lui revin-
rent. Elle comprit ce qui lui paraissait inexplicable, elle se rendit
compte du supplice qu'Edmée endurait héroïquement, sans une
plainte, sans un soupir, et, accablée par tant de générosité, elle se.
courba prête à s'agenouiller, criant avec désespoir :
— Pardon, mon enfant!.. Oh! pardon! pardon!
M"® de Croix-Mort releva sa mère, la serra contre sa poitrine.
Et toutes deux restèrent pétrifiées, ne pleurant pas, ne bougeant
pas, pleines d'horreur. C'était un tableau fantastique que celui de
cette chambre à peine éclairée, dont la fenêtre mal close laissait
entrer la neige glaciale, et au milieu de laquelle ces deux femmes
se tenaient enlacées, comme pour se défendre mutuellement contre
58 UEVUE DES DEUX MONDES.
le malheur. La mère retrouva la première le sentiment de la réa-
lité ; elle se dégagea des bras de sa fille, et à voix basse :
— Tu n'as que trop souffert jusqu'ici, ma pauvre enfant. C'est
mon tour maintenant... Laisse-pioi faire et ne crains plus rien;
prends le chemin que j'ai suivi pour venir... Enferme-toi dans ma
chambre, et n'ouvre qu'à moi.
Elle la poussa sur le balcon, et marcha d'un pas ferme vers la
porte d'entrée. Elle tira les verrous, tourna la clé et sortit dans la
galerie. Une sourde exclamation retentit, suivie aussitôt d'un bruit
de voix irritées et violentes qui s'éloignaient; puis le silence se fit.
Edmée, rompue comme si elle avait supporté une lutte terrible, les
tempes battantes, le cœur sur les lèvres, se dirigea vers la chambre
de sa mère, y pénétra par la fenêtt e restée entre-bâillée, et anéan-
tie se laissa tomber sur le canapé, sans force et sans pensée.
Combien de temps resta-t-elle ainsi, dans un engOLirdissement
qui lui parut bienfaisant, elle n'aurait pu le dire.
La voix de sa mère l'appelant la tira de sa prostration. Elle se
leva, chancelante, alla ouvrir la porte, et revint s'asseoir, sans une
question.
M"'" d' Avères, très pâle, mais résolue, s'approcha d'elle, et, fris-
sonnante encore de la scène dont elle apportait l'angoisse sur son
visage, elle dit sourdement :
— 11 partira demain. Tu ne le reverras pas!
Puis, en proie à une émotion qu'elle ne put vaincre, criant et pleu-
rant à la fois :
— 0 créature stupide et funeste, mauvaise mère que j'ai été I
Tout ce que tu endures de mal, c'est moi qui en suis cause. Com-
ment i)ourrai-je jamais obtenir que tu me pardonnes? Que faire
pour racheter mes fautes? J'ai brisé ton cœur, j'ai empoisonné ton
esprit, sali ta pensée! Car c'est moi, moi seule qui me juge
responsable des épreuves qu'il t'a fallu subir! Ce misérable, qui
a apporté l'infamie dans notre maison, c'est moi qui l'ai accueilli...
Et je l'ai sacrifiée à lui, j'ai commis cette folie de croire que j'avais
le droit de recommencer à vivre, quand tout mon avenir, le seul
honnête, pur et bon, eût dû être en toi. C'est Dieu qui m'a frap-
pée. Oh ! bien cruellement, mais avec justice 1 Et maintenant que
vais-jo devenir, accablée sous le fardeau d'un tel remords? le cœur
dévoré |)ar la crainte que tu n'oublies jamais?
Elle étouffait, prise d'une crise de nerfs qui lui tordait tous les
membres. Edmée dut la soigner, la calmer, la plaindre, elle, la
victime. Elle mesura toute la faiblesse de cette pauvre âme. Elle
lui sut gré de l'énergie qu'elle avait montrée , se retrouvant
mère à cette heure suprême, et réunissant toutes ses forces pour
défendre son enfant. Elle lui pardonna ses tortures passées, rien
LES DASTES DE CROEL-MORT. 59
que pour cet instant de courage. Elle se promit de consacrer sa
\ie à la consoler et à lui rendre la paix de l'esprit. Écoutant ses
soupirs, la berçant dans ses bras, elle arriva à l'endormir, et tomba
elle-même la tête sur l'oreiller trempé de larmes, brisée par la fa-
tigue et Téraotion.
Elles se réveillèrent toutes deux en entendant un cheval piaffer
dans la cour. Elles coururent à la fenêtre, et, dans le demi-jour
terne et jaune d'une matinée d'hiver, elles virent M. d'Ayères des-
cendre les marches du perron. Il jeta un regard sur la façade du châ-
teau, mit une valise, qu'il portait à la main, dans la voilure, et
monta. Un coup de vent souleva un nuage de neige, et, quand l'ho-
rizon se fut éclairci, au tournant du chemin, celui qui leur avait fait
tant de mal avait disparu.
Les premiers jours qui suivirent ce départ semblèrent délicieux à
Edmée. Elle retrouva le calme et la sécurité. Ses exigences envers
la destinée n'étaient pas grandes : elle demandait seulement le droit
de vivre tranquille. Eije ne souhaitait même pas d'être heureuse,
elle ne croyait pas que ce fût possible. Avec mélancolie elle se di-
sait qu'il y a des êtres qui naissent voués à la souffrance, comme
d'autres à la joie, et son ambition se bornait à obtenir le seul repos.
Sa mère, qui, soutenue par ses nerfs, s'était d'abord montrée ferme
et vaillante, n'avait pas tardé à tomber dans l'abattement. Elle s'était
affaissée, moralement et physiquement. Elle ne descendait plus de sa
chambre, et restait des heures étendue, les yeux fixes, à ressasser ses
chagrins. Elle n'osait rien dire, mais sa fille lisait au fond de ses yeux
l'amer regret de la vie passée. Dans un demi-sommeil favorable à
la rêverie, elle évoquait les souvenirs de fête. Et les ritournelles
de danse chantaient à son oreille. Qui sait? Peut-être regrettait-elle
l'homme fatal, le beau Femand à la barbe d'or qu'elle avait chéri^
même infidèle, comme si elle trouvait une secrète satisfaction d'or-
gueil à le voir triompher en amour.
Un après-midi, au retour d'une promenade, Edmée, en entrant
chez sa mère, lui vit les yeux rouges. Elle s'informa doucement,
mais n'obtint que des réponses vagues. Elle insista. Alors, avec des
larmes, la pauvre femme avoua qu'elle avait reçu une lettre de son
mari. Il était souffrant, désolé, il suppliait. La ^^e lui paraissait
impossible... Il ne savait que devenir... Tout ce qu'il avait méconnu
et outragé lui faisait défaut cruellement... Et, de pleurer de plus
belle, fort attendrie par les lamentations de l'exilé. M'"" de Croix-
Mort, très sombre, fit quelques pas sans parler, puis s'arrêtant de-
vant sa mère, la lèvre ironique et la voix âpre :
— Eh bien! dit-elle, allez le retrouver, s'il vous manque!..
Elle se repentit aussitôt de sa vivacité. Sa mère s'indigna, pro-
testa. Sa place, désormais, devait être auprès d' Edmée. 11 n'y avait
60 REVUE DES DEUX MONDES.
plus rien de commun entre elle et ce malheureux. Pourtant, tout
en le condamnant, elle ne pouvait se défendre de le plaindre. Et sa
rigueur n'excluait pas la pitié.
A la suite de cet incident, la jeune fille éprouva de secrètes in-
quiétudes. Elle redouta de voir un jour sa mère faiblir : peut-être
le temps achèverait-il l'œuvre de pardon déjà commencée? Mais quoi
qu'il advînt, pour elle, aucune transaction ne serait jamais accep-
table, et elle prit la résolution, le jour où Fernand reparaîtrait, de
s'éloigner pour toujours.
XIV.
Après la scène violente qui avait précédé et déterminé son dé-
part, Fernand s'était trouvé en proie à un désordre d'esprit
inexprimable. Les nerfs surexcités, le cerveau exalté, il passa
le reste de la nuit à se promener, essayant de réfléchir et ne
parvenant pas à fixer sa pensée qui tourbillonnait dans sa tête
comme une feuille emportée par le vent d'orage. Il était partagé
entre la honte d'avoir été découvert et la rage de se sentir do-
miné. U avait baissé la tète sous les sanglans reproches que lui
adressait cette femme, qu'il considérait comme si faible et si vaine.
Lui, le maître, qui osait tout, le tyran qui ne connaissait d'autre
loi que son caprice, il était resté sans force, sans résistance, devant
un pauvre être dédaigné, subitement fortifié par le sentiment du
devoir. La vertu, la morale, des mots qui le faisaient rire, l'avaient
arrêté, lui le cynique. Gomment cela avait-il pu se faire?
Et, comme le serpent écrasé sous le talon de la femme, il se ré-
voltait, furieux de son impuissance. Tout s'écroulait autour de lui.
La famille, où, après les désordres de sa jeunesse, il avait trouvé le
refuge, le port de salut, brusquement le rejetait. Et il se voyait
lancé de nouveau à travers les tourmentes de la vie. Un dégoût plus
profond s'empara de lui, une lassitude plus complète l'accabla. Il
se sentit vide, fourbu, fini. Il se jugea inutile à lui-même, nuisible
aux autres, et se demanda s'il ne valait pas mieux en arriver, tout
de suite, au dénoûment forcé de l'intrigue humaine. Il s'arrêta de-
vant sa glace, sourit amèrement à ce désespéré qui le regardait
avec des yeux caves, et, avisant une place entre ses deux sourcils,
au milieu de son front, il se dit qu'elle semblait faite pour y loger
une balle. N'était-ce pas le plus simple, le plus raj»ide, le plus
digne moyen de sortir de tous ses embarras? Chacun y trouverait
son compte. Lui qui serait dans l'immobilité éternelle; ces pauvres
femmes qui respireraient onlin. délivrées de la crainte et de l'hor-
reur qu'il leur inspirait.
Il prit un revolver dans le tiroir de sa table, le tourna machina-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 61
lement entre ses doigts, l'approcha de son visage. Un pas qui ébranla
le plancher, au-dessus de sa tête, l'arrêta dans Texécution de son des-
sein. Les domestiques du château se levaient. Il jeta un coup d'oeil
sur la pendule, elle marquait six heures. La nuit s'était écoulée dans
ces agitations, le jour allait venir. Il se figura en un instant, au bruit
du coup de feu, tout le monde accourant effaré, le tumulte, les cris,
sa femme et Edmée éclaboussées de son sang, et le scandale ajou-
tant une horreur de plus à celle de cette fin tragique.
Il reprit possession de lui-même et résolut de leur épargner cette
dernière épreuve. Il avait promis de s'éloigner : il fallait d'abord
tenir sa promesse. Il s'en irait assez loin pour que son identité ne
pût pas être établie, et ayant rendu la liberté à ses deux victimes,
il aurait acquitté envers elles son effroyable dette. Il se sentit un
peu soulagé par cette résolution généreuse. Il sonna pour ordonner
qu'on attelât, fit faire une valise, et partit pour Paris.
Paris a une atmosphère spéciale, qui n'est probablement pas com-
posée d'une proportion d'oxygène et d'azote semblable à celle de
l'air ordinaire, car la vie y est plus ardente, plus entraînante que
partout ailleurs. Cet air grise et surexcite fortement ceux qui ne
sont pas habitués à le respirer. Il est l'élément essentiel de l'activité
de ceux dont les poumons sont faits à sa combustion dévorante. Le
Parisien, éloigné pour un temps de Paris, languit et s'affaiblit. Aus-
sitôt qu'il rentre dans la zone oîi l'action de cet air particulier se
fait sentir, sa vivacité reparaît, ses idées se modifient, il redevient
lui-même.
Fernand, à son insu, subit cette loi. Quand il aperçut, à l'horizon,
la masse grise, hérissée de toits inégaux, surmontée de cheminées
énormes, enveloppée d'un brouillard de fumée, qui annonce Paris,
quand il traversa les chantiers du chemin de fer, sillonnés de loco-
motives sifflant et traînant les wagons pleins des approvisionnemens
nécessaires à deux millions d'êtres vivans, une agitation fébrile
s'empara de lui, il se sentit impatient d'arriver. Lui qui, en par-
tant se disait : Je fais la première étape du voyage dont on ne re-
vient pas, il salua Paris avec la joie d'un touriste en déplacement
de plaisir.
Quand il foula du pied le trottoir, il eut un moment de ravisse-
ment. Il alla devant lui, le nez au vent, portant sa valise à la main,
sans songer à prendre une voiture. Il fut grisé complètement par
le mouvement et le tumulte, et se surprit, au bout d'un instant,
arrêté au coin d'une rue, à regarder des femmes monter en om-
nibus.
Il pensa : Je perds la tête, et hélant un fiacre, il se fit conduire
au cercle. Il ne pouvait descendre chez lui : l'appartement n'était
pas en état , et ses domestiques étaient restés à Croix-Mort. Au
62 REVUE DES DEUX MONDES.
troisième étage du cercle, des chambres sont mises à la disposition
des membres qui habitent la campagne. Là, au moins, il était sûr
de trouver un service bien fait et tout le confort qu'il aurait vaine-
ment cherché à Thôtel.
Il déjeuna, s'habilla, passa chez son homme d'affaires, fit un tour
aux Champs-Elysées, distribua quelques coups de chapeau, el à
cinq heures, il rentra. Il fut accueilli chaleureusement par ses ca-
marades, annonça qu'il traversait seulement Paris, puis, tout en
causant, s'anima, se reprit à ce train d'existence qu'il avait si long-
temps mené, dîna gaîment, et à neuf heures se retrouva dans un
fauteuil, à une première représentation des Variétés. Il n'y avait pas
beaucoup plus -de douze heures qu'il s'était promis à lui-même de
ne pas survivre au naufrage de sa vie conjugale, et il était, dans la
chaleur d'une salle de spectacle, sous la clarté resplendissante du
lustre, écoutant les flons-flons de l'orchestre, et applaudissant les
chansons de la diva à la mode.
En sortant du théâtre, il retourna au cercle à pied. Il faisait un
froid sec. Pas de neige comme à Croix-Mort. Il suivit les boule-
vards, en fumant son cigare, rencontra quelques amis, se laissa en-
traîner par eux, soupa, joua, gagna beaucoup et, à quatre heures
du matin, se coucha, brisé de fatigue, mais radicalement guéri de
son envie de mourir.
En se réveillant à dix heures, dans cette chambre du cercle, il
eut un instant de surprise. Il ne se reconnaissait pas. La mémoire
lui revint. Il éprouva une sourde douleur, en se rappelant la scène
tragique de la nuit précédente, puis il constata, avec un mauvais
orgueil, qu'il avait eu la force de secouer son accablement, et de
résister aux conseils découragés du désespoir. Il se dit : J'avais
trop tôt douté de moi : la petite bête n'est pas encore morte. La vie
me réserve encore des sensations, je n'ai pas tout épuisé, je ne
suis pas aussi usé que je le croyais. Puisque « elles » m'ont chassé,
je les oublierai.
Il fit tout ce qui dépendait de lui pour obtenir ce résultat d'étouffer
sa pensée, et se livra aiLX excès de son existence d'autrefois. Il
voulait s'étourdir et y réussit par intervalles. Mais il eut des re-
tours de raison terribles. L'attrait que cette rentrée dans le monde
(le plaisir lui avait offert disparut prorai)tement, et il se traîna
sombre, las, exaspéré, se répandant en railleries violentes contre
les autn^s et contre lui-même, commettant des excentricités qui,
au milieu du désordre même des nuits de fête, jetaient ses amis
dans la stupeur. Il avait des gaîtés frénétiques, criant, cassant
tout, puis s'abandonnait à des tristesses, dont rien ne pouvait le
distraire. 11 faisait lu cour aux jolies filles, les comblait de prôsens,
et les renvoyait brusquement avec des invectives. On eût dit un
LES DAMES DE CROIX-MORT. 63
damné s'agitant dans ses fers brûlans, sans pouvoir arriver à les
rompre.
Pendant ses orgies, quand il avait bu avec fureur, et qu'il croyait
son esprit anéanti par ^i^Tesse, il voyait apparaître soudain l'image
d'Edmée pure, douce et mélancolique. Il se levait alors, sans dire
un mot, et, suivait le fantôme dans la solitude, dans le silence,
maudissant son misérable sort, mais trouvant une volupté doulou-
reuse à ne penser qu"à celle qui le haïssait.
Il eut beau employer son temps de façon à n'avoir pas une minute
inoccupée, il ne put secouer le joug de celte obsession. Éloigné de
Croix-Mort, il y était présent par la pensée. Il accompagnait Edmée
dans les allées du parc, il la voyait à cheval, svelte et gracieuse, ga-
lopant devant lui, et son cœur battait à se briser. Puis, c'était le
salon, et les deux femmes assises près de la table, travaillant, éclai-
rées par la lampe. L'illusion était si complète, qu'il croyait entendre
leur voix.
Il tomba dans une mélancolie désespérée, ne sortant plus et res-
tant des journées entières, immobile, à contempler l'apparition qu'il
se plaisait à évoquer. Ce fut alors qu'il écrivit à Régine les lettres
navrées qui la troublèrent si profondément.
Après quinze jours de vie furieuse, employée à se duper lui-même,
il avait compris que, désormais, loin de Croix-Mort, il ne pouvait pas
vivre. Il mit son imagination à la torture pour trouver une issue
possible à cette situation, au bout de laquelle il se heurtait sans
cesse à l'aversion invincible d'Edmée. L'héroïsme le plus éclatant,
le dévoûment le plus sublime, rendrait-il son amour moins ignomi-
nieux, et ferait-il possible l'impossible? Il connaissait trop bien la
jeune fille pour espérer qu'elle deviendrait infâme. Et, d'ailleurs,
si elle l'était devenue, eût-il continué à l'aimer? N'était-ce pas sa
fierté farouche qui l'affolait? Blasé, corrompu, vicié, il avait soif de
cette fraîche, suave et inattaquable virginité. Cette neige inacces-
sible le tentait : il eût voulu y vautrer sa boue.
II avait atteint l'eitrême limite de l'irritation cérébrale. Un effort
de plus, et le peu de lucidité qui lui restait serait étouffé par la
démence furieuse. 11 vivait inconscient de ses actes, se laissant en-
traîner au hasard des rencontres, et suivant ses amis, dans leurs
parties, comme un corps sans âme. La bizarrerie récente de son
caractère avait été remarquée. Les changemens brusques que son
humeur subissait : une gaîté bruyante succédant à une morne tris-
tesse, un abattement soudain remplacé par une verve fantasque,
n'étaient pas faits pour étonner des gens qui faisaient de la déraison
la loi de leur existence ; cependant la dernière boutade de Fernand
fut assez forte pour laisser une trace dans leur esprit; plus tard on
s'en souvint, et elle servit à expliquer bien des choses.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce fut le soir de la Noël, à un réveillon, que se produisit l'inci-
dent. Repris d'une rage de s'amuser, comme aux premiers temps
de son arrivée à Paris, Fernand passa la nuit au bal de l'Opéra, qui,
à cette époque, était encore très brillant et très suivi. Là, dans les
loges ou dans les couloirs , il montra un entrain qu'on ne
lui connaissait plus, plaisanta, intrigua, et, vers trois heures du
matin, s'en alla, en joyeuse compagnie, souper à la Maison-d'Or.
Quelques-unes des plus jolies filles et des plus avenantes actrices
de Paris se trouvaient là. Il s'assit entre Fanny Mangin et Cécile
Letourneur, et, pendant toute la première partie du souper, co-
queta avec elles de la façon la plus gaie et la plus libre. Puis la
fête s'anima, le Champagne versé à flots tourna les têtes, et on
commença à divaguer follement.
La conversation tomba sur les femmes, et un des convives, écri-
vain d'une grande valeur, en veine de paradoxe, entreprit de dé-
montrer qu'il n'y avait, en amour, d'enviable que le plaisir. Il dé-
veloppa sa thèse avec une abondance d'argumens qui pétillaient
étincelans, comme les fusées d'un feu artifice. Lancé à fond de
train, il proclama la supériorité de l'amour libre, et, au mi-
lieu des applaudissemens frénétiques, il divinisa la courtisane.
11 la montra trônant, redoutée et adorée, sur les ruines de la
société et de la famille, étendant son influence sur tout : hommes
et choses, enchaînant à ses pieds les souverains, sur lesquels elle
régnait par les sens, corrompant dans l'intérêt de son influence les
hommes d'état réputés austères, trafiquant des monarchies et des
républiques, vendant les secrets, achetant les consciences, ayant
enfin, sous son oreiller impur, le sceptre du monde.
Il y eut alors des hourras et des trépignemens, des appels, des
exclamations, au milieu desquels Fernand, très calme en apparence,
se leva. On crut qu'il allait renchérir, et broder, sur ce thème
échevelé, des variations plus diaboliques encore, mais d'une voix
vibrante, il s'écria :
— Vous êtes tous idiots ou insensés d'applaudir ! Il n'y a de
puissant que la vertu et de triomphant que la chasteté I Regardez
les créatures qui sont autour de vous, et que vous payez pour vos
l)laisirs. Elles sont les esclaves de votre fantaisie. Une poignée de
louis et vous leur ferez lécher la boue sur le parquet. Klranges
souveraines qui sont aux gages de Monsieur Tout le monde ! Elles
ont la puissance du mal, soit! Qu'est-ce que cela prouve? Faire
le mal ? Rien n'est plus facile ! Mais faire le bien, voilà la difficulté!
li éclata d'un rire lugubre.
— Dis donc, tu sais, cria Fanny î^langin, tu étais plus drôle, tout
à l'heure. A '*"'t" luMiro-ci, la morale est courbée. Il ne faut pas la
réveiller !
LES DAMES DE CROIX-MORT. 65
— Laissez donc, fit un convive, d'Ayères est tout chose, depuis
quelques jours ; il doit s'être toqué d'une ingénue.
— Une ingénue? dit Cécile Letourneur, il n'y en a plus! J'ai été
la dernière. Et j'ai valu cent mille francs, qu'a fort bien encaissés
ma respectable mère.
— C'est ^Tai que tu es amoureux, mon gros? reprit Fanny. Est-
elle gentille, ta petite ? Comment s'appelle-t-elle ? Tu nous la mon-
treras ?
A ces mots, Fernand devint pâle comme un mort. Il lui sembla
qu'une main sacrilège venait, en la touchant, de profaner son idole.
Il prit son veire, le lança à la volée sur la table, où il se brisa, et
du regard et de la voix, jetant l'insulte à ces viveurs qui l'entou-
raient, amusés par sa colère :
— Ramassis de brutes et de drôlesses, cria-t-il les dents ser-
rées, vous me soulevez le cœur de dégoût! Et je ne subirai pas
l'abjection de rester une seconde de plus au milieu de vous !
Un concert de voix irritées ou moqueuses s'éleva autour de Fer-
nand qui, froidement, se dirigeait vers la porte. Avant qu'il eût
gagné le couloir, il entendit Fanny Mangin s'écrier :
— En voilà encore un mal poii !
Et Cécile Letourneur qui ajoutait :
— Eh bien î vrai, il est fêlé, ce coco-là ! A sa santé, mes enfans !
il en a besoin.
Quoique tous ceux qui venaient d'assister à cette scène eussent
pu attester qu'il avait agi en état de folie, ou d'ivresse, M. d'Ayères
était parfaitement de sang-froid. 11 s'en allait écœuré, ainsi qu'il
l'avait dit. Au plus beau moment de la fête, à l'heure où, dans les
têtes, toutes les cervelles sautaient, comme les bouchons du vin de
Champagne, il avait vu l'image d'Edmée pâle et triste se dresser,
pareille à un blanc fantôme, et en un instant il avait regardé avec
d'autres yeux ce qui se passait autour de lui. Les visages surexcités
des hommes, les épaules nues des femmes, les bras s'égarant au-
tour des tailles et les lèvres cherchant la chair, tout ce spectacle de
la débauche galante, qui s'était tant de fois t,iiért à lui, l'avait
révolté. 11 avait senti les injures monter à sa bouche, et, avec une
âpre satisfaction, il les avait laissées déborder.
Maintenant c'était bien fini : il n'y avait plus pour lui d'illusion
possible. Il se sentait incapable de rester un jour de plus à Paris.
A la vie abrutissante qu'il menait, il préférait les tortures de l'iso-
lement. Il aimait mieux se concentrer dans sa monstrueuse ten-
dresse, dût-il y trouver la démence ou la mort. Il voulait revoir
le pays où Edmée vivait, respirer le même air qu'elle, se cacher,
TOltE LXXIV. — 1886. 5
66 REVUE DES DEUX MOiNDES.
épier et, peut-être, arriver à la voir de loin, sans qu'elle s'en dou-
tât, car il ne voulait ni l'effrayer ni la tourmenter.
Il partit le jour même. Avec une grande prudence, il prit un
billet pour une station plus éloignée, de six lieues, que celle où on
s'arrêtait habituellement pour aller à Croix-Mort. Là il était abso-
lument inconnu. Il descendit à l'auberge, dîna et dans un mauvais
cabriolet à peine suspendu, par une nuit très noire, il se fit conduire
à deux kilomètres de La Vignerie. A pied il gagna sa maison, ré-
veilla son vieux jardinier, lui ordonna de ne pas souffler mot de
son arrivée, et, tranquille comme il ne l'avait pas été depuis long-
temps, il attendit le jour.
XV.
Les semaines qui venaient de s'écouler devaient compter pour
Edmée parmi les plus heureuses. Ce bonheur était bien relatif.
Mais, après des agitations aussi violentes que celles par lesquelles,
en si peu de temps, il lui avait fallu passer, le calme et la sécu-
rité lui procurèrent un repos moral précieux. Elle reprit sa vie
pure et douce. Elle chassa de son esprit les pensées odieuses qui
l'avaient hantée, elle eut le droit de ne plus prévoir l'infaoïie, elle
perdit l'expérience du mal, elle sentit avec délices s'épanouir,
de nouveau, son innocence.
Le seul point noir qu'elle découvrît dans le ciel, était la tris-
tesse lassée de sa mère. M™® d'Ayères mangeait, dormait, marchait,
parlait, et cependant on ne pouvait assurer qu'elle vécût. Elle ac^
complissait automatiquement tous les actes de l'existence, mais
la volonté était absente. Elle se laissait faire, comme un véritable
enfant, ne disant jamais : Non, et ne disant non plus jamais : Oui.
Une indifférence complète était en elle pour tout ce qui l'entourait:
êtres et choses. Une seule petite case restait ouverte dans son cer-
veau : celle du souvenir. Sans cesse, elle se remémorait cette année
dévorante et exquise, passée à Paris dans le tourbillon des plai-
sirs, aux côtés de ce beau garçon qui, lui, était reparti vers le
pays des fêtes.
Dans le grand salon de Croix-Mort, à demi couchée, selon sou
habitude, pendant que sa fille travaillait auprès d'elle, Régine
voyait, comme dans un mirage, l'allée des Champs-Elysées, l)ordée
do chaque côté par les marronniers aux branches frissounautes
sous le vent d'hiver, suivie [tav les promeueui's allant d'un {mis
rapide et sonore sur l'asphalte du trottoir, et encombrée d'équi-
{)ages mbntatit en files serrées vers le Bois. Elle était, elle, dans
son coupé, clmudement piiv<'loî>p(''o de fourrures, elle se laissait
LES DASTES DE CROIX-MORT. 67
bercer par le mouvement ondulenx, et par le roulement doux de la
voiture. Elle reconnaissait, au passage, des figures de connaissance,
et elle saluait en souriant. Sa seule préoccupation était la recherche
de ce qui pourrait lui plaire. Le soir, elle dînait en grande céré-
monie et après, elle allait au bal. Et elle entendait le discret cli-
quetis du service, le murmure étouffé des conversations, dans la
salle à manger sombre, concentrant toutes ses lumières sur la table
éclatante de cristaux, d'argenterie et de fleurs. Les robes décolle-
tées, entremêlées d'habits noirs, opposaient leurs couleurs, les éven-
tails palpitaient sur les poitrines comme des ailes d'oiseaux éna-
mourés, et les têtes s'agitaient, nobles et gracieuses, dans un
scintillement de diamans. Puis, c'était l'entrée dans les salons en-
combrés d'in\ités, graves, parlant avec des airs de mystère, dans
les embrasures de portes, pendant que les sonorités de l'orchestre
arrivaient, par bouffées chantantes : refrains de l'opérette en vogue,
salués au passage. Et, au bras d'un valseur, elle s'élançait, les
yeux vagues, la respiration coupée, tournant avec passion, pour
mettre le comble à cet étourdissement qui était sa ^ie.
Tout à coup, Edmée se levait et faisait grincer une chaise sur le
parquet. Régine omTait les yeux, et toute la vision charmante s'éva-
nouissait. Comme si on baissait le rideau d'un théâtre, le décor,
les personnages, tout disparaissait. Et elle se retrouvait dans le
salon froid et triste du vieux château, seule avec sa fille. Alors sa
tête tombait sur sa poitrine, ses regards s'éteignaient, et elle avait
la sensation épouvantée de l'ensevelissement, sans espoir, dans ce
lugubre tombeau.
Edmée avait d'abord tenté de relever le moral de sa mère. Elle
s'était ingéniée à la distraire, lui faisant la conversation, la pro-
menant, s'efforçant de la reprendre. Mais M™* d'Ayères répondait à
peine, se laissait conduire d'un pas indifférent, et n'essayait même
pas de cacher l'ennui morne qui la rongeait.
Elle n'avait qu'un instant de bon dans la journée, celui où elle
lisait le journal qui lui parlait de Paris, lui racontait les cancans du
monde, les bruits de coulisses, lui décrivait les bals et les repré-
sentations. Elle éprouvait là des satisfactions de prisonnier à qui
on parle de la liberté. Et toujours, dans ses yeux, qui cherchaient à
voir au-delà de l'horizon, Edmée découvrait le regret de l'affreuse
existence qui avait fait de cette femme saine et intelligente tme
pauvre créature brisée et atrophiée.
Il avait fallu qu'elle en prît son parti, et elle s'était résignée à
vivre sans penser à l'avenir, ne cherchant pas à savoir ce qui arri-
verait le lendemain, jouissant du calme présent. Elle avait repris le
chemin des bois, qui ofiraient un cadre sévère et sombre à sa mé-
lancolie. Elle attelait, ainsi que par le passé, sa petite voiture, et,
68 REVUE DES DEUX MONDES.
traînée par le vieux poney, elle s'en allait, avec le curé, visiter les
villages des environs, suivie d'un concert de bénédictions, et son-
geant tristement lorsqu'on lui souhaitait un bonheur égal à sa
bonté.
Quand, en compagnie du vieux prêtre, elle passait par une route
difficile, dans les ornières de laquelle le petit cheval tirait en
soufflant, aussitôt Billet apparaissait, comme s'il fût sorti d'un
mystérieux affût , et, d'un bras auquel rien ne résistait, l'hercule
poussait voiture et cheval hors du mauvais pas.
On eût dit que le sauvage redoublait de surveillance autour de
M"® de Croix-Mort. Il ne se montrait pas toujours , mais il rôdait
incessamment, dans un rayon de cinq cents pas, lorsque sa chère
maîtresse était en campagne. Souvent, en entendant les taillis cra-
quer, le curé se troublait et jetait à sa compagne un coup d'œil
alarmé. Mais Edmée souriait :
— C'est Jean, monsieur le curé, qui fait sa ronde. Voulez-vous
que je le siffle?.. Vous allez voir!..
Elle arrondissait les lèvres et poussait, en vraie fille des bois
qu'elle était, un strident coup de sifflet. Au bout d'un instant, le
garde se montrait à la lisière, sa cape de drap à la main, joyeux
d'être appelé, et s'attachant aux promeneurs, ainsi qu'un chien qui
s'est échappé et qui craint d'être renvoyé à la niche.
Cependant, le curé n'était pas sans inquiétudes. Il n'osait pas
faire part de ses appréhensions à la jeune fille. Il la voyait impas-
sible et espérait qu'elle avait oublié. Mais quelquefois, dans son
j i'gard rencontré, il découvrait une lueur subite, semblable à celle
(l'un phare éclairant la nuit, qui trahissait l'éveil de la pensée. Il
comprenait alors qu'Edmée ne voulait pas parler de celui qu'elle
haïssait si profondément, mais que le feu de ses rancunes couvait
toujours ardent.
D'autres indices auraient pu assurer la conviction du vieillard.
Jamais M"' de Croix-Mort n'allait du côté de La Vignerie. Quand
elle approchait des bois, qui entouraient cette maison maudite, une
ombre s'étendait sur son visage, elle devenait silencieuse et grave,
comme si elle passait le long d'un cimetière. En effet, n'était-ce
]).is là qu'étaient ensevelies toutes ses illusions et toutes ses espé-
rances? Jamais elle ne prononçait le nom d'Ayères, même pour dé-
r 'gner sa mère, en parlant à des étrangers. Elle disait « madame »
tout court. Enfin, elle ne se présentait plus à confesse, craignant,
sans doute non pas d'avouer les sentimens violens qui s'agitaient
en elle, mais de remuer, par l'aveu» toutes ses colères.
Le curé, deux fois par semaine maintenant dînait au château ;
il ne parvenait pas non plus à tirer la baroime de son atonie. Elle
le recevait avec une indifférence nonchalante, écoutait la conver-
LES DAilES DE CROIX-MORT. 69
sation sans y prendre part et ne s'animait que quand l'abbé Levas-
seur, cédant au désir de M"* de Croix-Mort, consentait à faire une
partie de cartes. On jouait alors à l'écarté, et très cher. Le vieux
prêtre disa't à Edmée :
— Mon enfant, vous me faites commettre de gros péchés. ^ Je
m'anime, je désire le gain...
— Bah! c'est pour vos pauvres, monsieur le curé ; le but sauve
l'acte. Laissez-vous aller...
Et quand elle avait, avec beaucoup de bonheur, ramassé les
enjeux de tout le monde, elle mettait l'argent dans la main de son
ami. au moment du départ :
— Tenez, monsieur le curé, et demain matin, pendcint que vous
y serez, faites pénitence pour moi.
Le vieillard serrait le bras de la jeune fille et la regardait, avec
des yeux pleins d'affectueuse admiration, en se demandant ce que
pouvait bien avoir à se reprocher cet nnge égaré sur la terre.
Le surlendemain de la Noël , aprè- un dîner excellent , le brave
homme était installé devant la table de jeu et faisait la partie de la
baronne. Il était adossé à la cheminée et avait, en face de lui, une
fenêtre donnant sur la terrasse. Edmée, assise près de sa mère,
travaillait, en attendant le moment de remplacer le perdant. Pen-
dant que M™* d' Avères battait les cartes, le curé regardait machi-
nalement du côté de cette lenêtre, dont les rideaux, par hasard,
étaient relevés.
Tout à coup il pâlit, ses mains se mirent à trembler si fort, que
les cartes, froissées, firent entre ses doigts un bruit sec, et ses
yeux restèrent fixes. Appuyée contre la vitre, il avait cru voir, dia-
bolique et menaçante, la tète de Fernand. Ses regards et celui de
l'apparition s'étaient croisés, et tout avait disparu. Le curé, troublé,
commença à jouer tellement mal, écartant à contre-sens et faisant
école sur école, que M"* de Croix-Mort lui dit :
— Mon bon abbé, ce soir vous n'êtes pas au jeu : je crois que
nous ferons mieux d'arrêter la partie.
M. Levasseur ne répondit pas. 11 surveillait la croisée, cherchant
vainement, sur son fond noir, la figure terrible. 11 se disait : a Se ait-il
de retour? Est-il venu rôder autour du château? Quels projets cette
Sun eillance mystérieuse annonce-t-elle? Comment m'assurer de ce
que je redoute? »
11 prétexta une grande fatigue, et, à dix heures, chaudement en-
veloppé dans son manteau, il prit le chemin du presbnère. sous la
conduite du jardinier, qui l'accompagnait toujours jusqu'à la place
de l'église, avec une lanterne. Il faisait, ce soir-là, un clair de lune
superbe, et il était tombé de la neige. On y voyait comme en plein
jour. Le prêtre, arrivé à la grille, dit à son compagnon :
70 REVDE DES DEUX MONDES.
— J'ai oublié quelque chose dans le vestibule, il faut que je
retourne.
— Si M. le curé veut, j'irai?..
— Non, vous ne sauriez pas trouver... Attendez-moi une minute
seulement.
Il se dirigea, seul, vers le château, marchant avec précipitation. Il
voulait avoir la preuve qu'il n'avait pas rêvé en croyant reconnaître
le visage de M. d'Ayères derrière le carreau. S'il était venu, ses pas
devaient être marqués dans la neige, sur la terrasse. Le cœur
battant, plein d'anxiété, le vieillard s'avançait avec précaution pour
n'être pas aperçu, craignant les questions. Il tourna heureusement
le château, suivit les plates-bandes, et, avec saisissement, sur le
tapis blanc et glacé, découvrit les traces d'un pied fin, soigneu-
sement chaussé. Elles venaient des profondeurs du parc, s'arrê-
taient au bas de la fenêtre, où la neige, piétinée, révélait une
station prolongée, et s'éloigr- ient dans la direction du pont de la
Divonnette.
Le curé resta immraobile, se demandant ce qu'il devait faire. Son
premier mouvement fut d'entrer au château et de prévenir M"* de
Croix-Mort. Mais toutes les lumières étaient déjà éteintes au rez-de-
chaussée. Ces dames, montées dans leurs chambres, s'étonneraient,
interrogeraient ; il faudrait tout dire à la baronne, en même temps
qu'àEdmée. La précaution n'était-elle pas pire que le danger?
L'abbé Levasseur se dirigea, de nouveau, vers la grille lente-
ment, réfléchissant, et prit la résolution de se présenter avant le dé-
jeuner, le lendemain, pour avertir la jeune fille de rester chez elle.
Jamais Edmée ne sortait dans la matinée. Il rentra au presbytère
très agité, passa une nuit affreuse , se leva au petit jour, dépêcha
sa messe et, comme neuf heures sonnaient, il arriva au château.
Ce fut son compagnon de la veille, le jardinier, qui le reçut. Il s'ar-
rêta de balayer la neige, qui rendait glissantes les marches du per-
ron et, saluant le curé:
— Si c'est Mademoiselle que vous cherchez, monsieur le doyen,
là v'ià qui s'en va par le parc...
Le curé pâlft, ses oreilles bourdonnèrent: il eut un fatal pressen-
timent. En une seconde, il vit la terrible figure collée à la vitre,
ses yeux pleins de passion menaçante, les emi>i*einles de pieds
marquées dans laneige, et, sur cette même route, suivie par le mau-
vais; homme, la trace des pas légers de la fille du bon Dieu.
11 dit:
— Y a-t-il longtemps qu'elle est partie?
— Pas seulement cinq minutes, mais elle mai'chait bien, car elle
est pressée.
— Où va-treile donc?
LES DAMES DE CROIX-MORT. 71
— A l'orée du bois, chez la Thibaude, qui s'est laissée accoucher
cette nuit, avant terme... Elle est malade, et on est venu drès le
matin quérir Mademoiselle.
Le curé n'écoutait déjà plus. Il avait retroussé sa soutane dans
sa ceinture et, allongeant le pas, il courait, plutôt qu'il ne marchait,
à la suite de la jeune fille, s'arrêtant aux caiTefours du bois, et ap-
pelant : « Edmée ! » sans obtenir de réponse.
Il était sorti du parc et, maintenant, il suivait une route de
forêt ; sur la neige boueuse et foulée il ne reconnaissait plus
la trace de M"® de Croix -Mort. Avait -elle passé par le grand
chemin ou s'était-elle jetée dans une traverse? Le vieillard regar-
dait de tousses yeux, et sur les sentiers frayés par les bûcherons et
les ramasseurs de bois mort, il ne découvrait aucun indice qui pût
le guider. Il poussait des cris. Le silence lourd et étouffé des éten-
dues cotonnées de neige absorbait ses appels, et rien ne répondait.
M^'® de Croix-Mort, comme le jardinier l'avait dit au curé, s'était
éloignée d'un bon pas. Elle se rendait chez une pauvre femme, qui
faisait des journées au château et dont le mari était un de ces ré-
tameurs ambulans qui courent les campagnes, en tirant à bras une
petite voiture. Portant sous son manteau sa boîte de pharmacie,
elle se hâtait. Le parc s'étendait tout blanc devant elle. Elle passa
la Divonnette, qui n'était pas encore gelée, et des roseaux de la-
quelle, avec un cri aigu, s'envolèrent des canards sauvages, et s'en-
gagea dans la forêt. Elle marchait depuis une demi-heure environ,
quand il lui sembla entendre craquer les branches dans le taillis.
Elle s'arrêta une seconde, et dit à voix haute :
— Est-ce toi, mon vieux Billet?
Le bruit cessa, et la figure épanouie du garde ne se montra pas
à la bordure du gaulis. C'est quelque chevreuil qui broute l'écorce
des bouleaux, pensa Edmée; et elle repartit vivement, pour rega-
gner le temps bien court qu'elle venait de perdre.
Elle allait sur la neige épaisse, silencieusement, comme sur un
tapis, prêtant l'oreille, avec une préoccupation vague. Un nouveau
craquement dé branche brisée se fit entendre, dans la même direc-
tion. Edmée, ime seconde fois, s'arrêta et cria :
— Billet!
Sa voix se perdit dans l'épaisseur du fourré muet. Alors elle
fut prise de terreur. Qui donc ainsi la suivait sous bois? Qui
donc se cachait, sans répondre à son appel? Elle était connue de
tous les ouvriers de la forêt. Était-ce quelque rôdeur, quelque bra-
connier? Mais, sur la garderie de Billet, personne n'eût osé mettre
le pied.
Elle accéléra sa marche, qui prit une allure de fuite. Tout était
72 REVUE DES DEUX MONDES.
morne , sourd et désert, et le long du chemin , elle distinguait le
froissement des branches, produit par la poursuite de celui qui s'at-
tachait silencieusement à elle. Un flot de sang lui monta au visage,
et sa respiration devint haletante. Elle avait peur. Mais, résolue et
vigoureuse, elle lança un regard autour d'elle, pour se rendre compte
de l'endroit où elle se trouvait. Elle s'était engagée dans le chemin
qui mène à La Vieuville. Sur la gauche, s'étendait la plaine, où elle
serait en vue, ayant l'espace autour d'elle. Un sentier y aboutissait.
Elle s'y jeta et, pour gagner la lisière, elle se prépara à courir.
Elle avait sauté le petit fossé du chemin, quand une ombre noire,
sortant du taillis, se dressa soudainement.
Les pieds de M"^ de Croix-Mort restèrent cloués au sol; elle poussa
une exclamation, fit un geste d'horreur : elle venait de reconnaître
Fernand.
Dix pas à peine les séparaient l'un de l'autre. Ils se regardèrent :
elle, tremblante, eflarée, devant ce spectre; lui, sombre et blême,
comme épouvanté de ce qu'il tentait. Ses mains se levèrent sup-
pliantes et, s'inclinant, il se laissa tomber à genoux dans la neige du
sentier, murmurant avec un sanglot :
— Edmée!.. Oh! Edmée!..
Elle poussa un cri de terreur et, se retournant, elle s'élança au
hasard, se sauvant de toutes ses forces, ne criant pas, réservant
son souille pour prolonger sa fuite. Il la suivit, implorant toujoui's,
balbutiant des paroles qui ne parvenaient pas jusqu'à elle. Et, s'ani-
mant par la poursuite même, il s'efforçait de la rejoindre. Mais la
peur donnait des ailes à la jeune fille, et la distance s'agrandissait
entre elle et son eflroyable chasseur. Elle revenait sur ses pas,
entendant le monstre, qui courait, répéter d'une voix étranglée et
rauque :
— Edmée,.. par pitié!.. Edmée!..
Son cerveau s'embrasait, sa poitrine lui paraissait près d'éclater.
Mais une force surhumaine l'emportait.
Elle avait encore gagné du terrain, lorsqu'en traversant une clai-
rière, elle glissa sur la mousse gelée et tomba rudertient sur le sol.
Elle se sentit perdue et, pensant au seul être dont elle pût attendre
un secours, elle cria avec un accent désespéré :
— Billet! Billet!
Fernand répondit à cet appel déchirant par un ricanement de fou,
et franchit l'espace qui le séparait de la jeune fille. Il n'eut pas le
temps d'approcher. Bondissant du fourré sur la route, Billet venait
de paraître. D'une main, il prit Fernand par l'épaule et le fit reculer,
de î'Hutre il saisit Edméeet la releva. Alors, en se voyant découvert,
le misérable perdit tout à fait la tête. Son visage se décomposa, ses
LES DAMES DE CROIX-MORT. 73
dents grincèrent et, avec une horrible imprécation, il se rua sur le
garde. Billet soutint le choc et, jetant loin de lui sa pétoire qui l'em-
barrassait, il ceintura son adversaire, criant :
— Mamzelle Edmée, n'ayez pas peur, je le tiens bien... Gagnez
au large !..
Mais M"^ de Croix-Mort, épuisée, demeura immobile, ne pouvant
plus faire un pas et regardant, terrifiée, les deux hommes qui lut-
taient, en poussant des grognemens d'ours aux prises. Billet était
d'une vigueur athlétique, mais la rage décuplait les forces de Fer-
nand. II réussit à déplanter le sauvage, le souleva et, enlacés, ils
roulèrent tous deux dans la neige. Le hasard de la chute avait favo-
risé Fernand : il était maintenant sur Billet, et, avec une joie fé-
roce, le tenant par le cou, il tâchait de l'étrangler. Le garde fit un
effort pour se relever, il donna un %"iolent coup de reins, mais ne
réussit pas à se dégager. Sa gorge ne laissait plus passer qu'un
râle sourd. Il lança à la jeune fille un regard d'angoisse et de déses-
poir. Edmée, affolée, chercha une arme, une pierre, un bâton, au-
tour d'elle, aperçut le fusil, tombé au bord du fossé, le saisit avec
un cri de triomphe, et braquant le canon sur Fernand :
— Lâchez-le, cria-t-elle, ou je vous tue!
Il ne répondit pas, et resserra l'étreinte sous laquelle agonisait
le garde. Un nuage de flamme passa devant les yeux de la jeune
fille, un coup de feu éclata, et celui qu'elle haïssait, foudroyé, roula
sur la neige ensanglantée.
XVL
Lorsque, après six semaines de maladie, M'^ de Croix-Mort reprit
connaissance, elle vit, auprès de son lit, sa mère en grand deuil, et
sa bonne Rosalie habillée de noir. On lui apprit qu'elle avait eu une
fièvre cérébrale. Elle voulut questionner, mais on lui imposa si-
lence. Il fallait qu'elle se reposât, qu'elle ne pensât à rien, qu'elle
vécût d'une vie animale, sous peine de rechute. Elle resta, pendant
plusieurs jours, plongée dans une sorte de somnolence, s'efforçant
de vaincre la torpeur qui l'accablait et n'y réussissant pas, ayant de
la difiiculté à soulever ses bras amaigris et cherchant ses idées dans
sa tête \4de, comme au fond d'un puits immense. Une préoc-
cupation continuelle l'agitait, celle de savoir ce que Billet était
devenu.
Chaque fois qu'elle prononçait son nom, sa mère se mettait à
pleurer et à gémir. Et Rosalie, prenant un air sévère, disait :
— Mademoiselle, vous faites de la peine à votre chère maman.
Alors Edmée se taisait, pensant : Pourquoi ne veulent-ils pas
me répondre? Que me cache-t-on? Un tableau unique était devant
7Â REVUE DES DEUX MONDES.
ses yeux. Celui de Billet luttant^ dans la neige, avec Fernand et,
violet, étranglé, près de mourir, q,uand la détonation d'une arme à
feu retentissait... Elle entendait le coup, voyait la flamme, et c'était
tout. Api'ès elle cherchait... Rien! Elle se débattait dans une obscu-
rité impénétrable. Le mauvais homme devait être mort, puisque au-
tour d'elle on portait le deuil, mais qu'advenait-il de Billet?
Vers le commencement de mars, le soleil reparut, l'air devint
plus doux, et le médecin permit qu'on levât la malade. Elle fut por-
tée devant la fenêtre, et revit avec joie la terrasse, l'étang sur
lequel nageaient les beaux cygnes, et les masses sombres des
arbres du parc. Sa mère était assise auprès d'elle, et parcourait
un journal.... Soudain elle laissa échapper une lamentation étoufi'ée,
pâlit et, rejetant, avec horreur, la feuille imprimée, elle sortit en
se cachant la figure dans son mouchoir.
Edmée, étonnée, regarda ce journal tombé à quelques pas d'elle.
Elle soupçonna qu'il devait contenir le mot de l'énigme qu'elle cher-
chait. Elle se souleva avec effort, fit quelques pas en chancelant,
ramassa la feuille, regagna sa chaise-longue et se mit à lire... Sou-
dain ses yeux furent attirés invinciblement par ce nom : Billet...
Et, en tête de l'article Tribunaux, elle lut les lignes suivantes :
« La semaine prochaine, viendra devant la cour d'assises l'affaire du
garde Jean Billet , accusé d'avoir assassiné son maître, M. le baron
d'Ayères. »
Edmée se dressa sur ses pieds, en poussant un cri qui attira
la baronne et Rosalie... Alors, les yeux étincelans, montrant le jour-
nal :
— Vous avez lu ce qui est annoncé là? dit-elle, en s'adressant à
sa mère.
Et comme celle-ci reculait gémissante et éplorée :
— Qu'on aille me chercher un magistrat, reprit M"* de Croix-
Mort. Je ne laisserai pas condamner un innocent... Non! non! ce
n'est pas Jean Billet qui est coupable de ce meurtre... Voilà la main
qui a frappé!
Et, tragique, elle secoua sa main, comme si elle l'eût vue avec
effroi, toute dégou.ttante de sang.
M"* d'Ayères j>oussa un cri de détresse et s'enfuit. Rosalie vou-
lut calmer W* de Croix-Mort, mais ne put y parvenir. A délaut d'un
magistrat, Edmée voulait qu'on lui amenât l'abbé Levasseur. Elle
le réclamait avec une telle violence, qu'il fallut céder, et aller le
lui chercher.
Le vieillard vint, vers le soir» et trouva la jeune ûUe dans une
horrible agitation. Il dut lui raconter tout ce qui s'était passé : la
rencontre qu'il avait faite de Billet, la portant évanouie dims, ses
bras, l'aveu sponiané du sauvage, déclarant qu'il venait de tuer
LES DAMES DE CROIX-MORT. /O
M. d'Ayères, l'arrestation, et la persistance avec laquelle il s'était
chargé lui-même, pendant l'instruction.
Le crime n'avait eu aucun témoin, la présence de W^ de Croix-
Mort ayant été dissimulée par le garde. Des bûcherons déposaient
avoir trouvé le cadavre de M. d'Ayères, en travers du chemin de
Glairefont, et, tout près, le fusil de Billet, dont un coup seulement
était déchargé. Le curé avait imité la discrétion terrible du pré-
tendu meurtrier. Il avait compris que le dévoué serviteur voulait, au
prix même de sa vie, écarter de M''^ de Croix-Mort tout soupçon
infamant. Et, bourrelé de remords, vingt fois sur le point de par-
ler, il avait cependant gardé le silence.
Edmée avait écouté le curé, sans prononcer un seul mot. Quand
il eut fini, elle secoua la tête, des larmes coulèrent sur ses joues.
— Et vous avez permis une telle injustice? dit-elle douloureuse-
ment. Vous avez cru que je consentirais à accepter un pareil sacri-
fice?.. Pauvre Billet, si bon, si fidèle! Allons, c'est à moi de répa-
rer le mal qu'il s'est fait volontairement. Appelez ma mère... Qu'on
prépare une voiture... Vous me conduirez vous-même, mon cher
curé, chez le procureur général.
— Mais, mon enfant, dans l'état de faiblesse où vous êtes, c'est
risquer votre santé.
— Billet risquait bien sa tête.
— Vous n'aurez jamais la force de faire une si longue route...
— Dieu me la donnera.
Et, devant sa mère, immobile et muette d'horreur, Edmée partit
avec le prêtre.
Le soir même, une ordonnance de non-lieu était rendue en faveur
de Billet. L'affaire, après une discrète enquête, fut, sur l'avis du
garde des sceaux, heureusement étouffée. Les circonstances dans
lesquelles le baron d'Ayères avait trouvé la mort furent connues
dans le monde judiciaire, mais l'énergie et la sincérité que M'^'^ de
Croix-Mort avait montrées lui concilièrent toutes les sympathies.
La jeune fille, si gravement atteinte moralement et physiquement,
se rétablit avec peine. Elle languit longtemps, faible et pâle. 11
semblait que la source de ses forces fût épuisée. Quand on la revit,
dans le pays, ses cheveux étaient devenus tout blancs. Entre elle
et sa mère, au premier abord, il n'y avait guère de différence.
Les deux femmes continuèrent à vivre à Croix-Mort, ne sortant
jamais que le dimanche, pour aller à l'église, tristes, froides, silen-
cieuses, et séparées toujours par l'ombre inquiétante du beau
garçon à la barbe d'or.
Georges Ohnet.
T I K Y N T H E
LES FOUILLES EN PAYS CLASSIQUE
Tirynthe, le palais préhistorique des rois de Tirynthe, par Henri Schliemann.
Paris, 1885.
Nous ne sommes plus au temps où une femme d'esprit, bien
connue des lecteurs de la Bévue, disait plaisamment : « Tirynthe
est un petit tas de grosses pierres. » Il est vrai qu'elle fit amende
honorable et retira son expression ; car presque toutes les anciennes
acropoles de la Grèce sont petites et fortifiées de grosses pierres.
Celle ci, d'ailleurs, avait eu d'assez hautes destinées, un grand
renom : c'est là qu'était né Hercule, dieu-soleil, héros destructeur
des monstres et des brigands. A l'époque où cette aimable dame
tenait un propos si injurieux pour le berceau d'Héraclès, on n'allait
pas aisément d'ici à Tirynthe. De Paris, nous mettions trois jours
pour gagner Marseille; huit ou neuf, de Marseille au Pirée, en
touchant à Malte. Du Pirée on pouvait, en douze heures, se rendre
à Nauplie, et do là, à cheval, on atteignait Tirynthe, A présent, on
va de Paris à Athènes en moins de quatre jours, par Hrindisi ; bien-
tôt les navires traverseront l'isthme de Corinthe, et cette ville, où
tout le monde n'allait pas, sera un lieu de passage. Déjà à (iOi inthe
est une station du chemin do fer qui vient d'Athènes, par Eleusis
et M(^^;a^e, et qui, se continuant jusqu'à Nauplie, passe au pied de
Tirynthe. Le voyage est court, facile et charmant. Si l'état de paix
se rétablit chez les Orientaux et si les Hellènes réussissent à com-
LES FOUILLES DE TIRY^THE. 77
bler les vides de leurs revenus publics et privés, la Grèce sera
bientôt sillonnée de chemins de fer ; on pourra visiter sans peine
tous les « tas de grosses pierres » que ses anciens habitans ont
laissés.
I.
Sous la domination des Turcs, les recherches locales, en pays
classique, étaient bien malaisées. On ne trouvait dans ces pro-
vinces ni sécurité, ni moyens de vivre. Cet état de choses existe
encore dans les pays au nord de la Grèce et dans l'Asie-Mineure.
En 1879, pendant les trois mois que j'assistai M. Schliemann dans
ses fouilles de Troie, nous travaillions sous la garde de soldats bien
armés et nous vi%-ions en grande partie de conserves ; cela, à deux
pas des Dardanelles, à quelques heures de Constantinople. Les
Asiatiques qui avaient servi dans la dernière guerre, et que le
gouvernement turc avait licenciés, n'avaient point regagné leurs
foyers; ils s'étaient répandus par petits groupés dans les provinces
d'Europe et d'Asie; là, ils tenaient les campagnes dans la terreur
et pillaient les boutiques, en pleine ville de Smyrne, en plein jour.
Avec l'indépendance, la Grèce n'avait pas conquis du premier coup
la sécurité ; mais elle l'obtint peu à peu, en proportion de sa pro-
spérité croissante et de l'action du pouvoir central dans les pro-
vinces. Aujourd'hui, elle est un des pays du monde où les savans
trouvent le plus de facilités pour leurs travaux.
Barthélémy, dans son Voyage du jeune Anacharsi^, sans avoir
vu la Grèce, en avait admirablement préparé l'étude. L'expédition
de Morée, comparable à l'expédition d'Égj'pte, accomplit une grande
tâche. Outre la carte topographique du Péloponèse et de quelques
îles, elle établit ce qu'on nomme en langage technique la syno-
nymie, c'est-à-dire la correspondance exacte des anciens noms et
des noms modernes pour les montagnes, les cours d'eau, les villes,
les villages. Par là elle donna une base à toute recherche ulté-
rieure d'archéologie et d'histoire. Cet énorme travail fut si bien
fait que depuis lors presque rien n'a été changé dans les résultats
obtenus par elle. Si je rappelle ici rœu\Te magnifique de l'expédi-
tion de Morée, c'est parce que les érudits de nos jours font parfois
trop aisément le sacrifice de leurs devanciers. Cette mission fran-
çaise avait en outre donné l'exemple et démontré l'importance des
fouilles. Elle avait peu de temps et peu d'argent à y consacrer :
d'ailleurs, ce genre de recherches s'écartait du but qui lui avait été
assigné. Cependant elle fouilla dans la petite plaine triangulaire
d'Olympie ; elle avait moins pour objet d'y découvrir des monu-
78 REVUE DES DEUX MONDES,
mens que de constater l'existence en ce lieu désert d'un site cé-
lèbre et l'épaisseur de l'alluvion produite jadis par la débâcle du
lac de.Phéiiéos. D'après elle, cette alluvion avait dû ensevelir les
édifices sacrés; c'est ce qui fut vérifié. Ainsi, l'expédition fi'ançaise
avait donné le mouvement; elle avait dégagé heureusement un
angle du temple de Jupiter et assuré d'avance le succès des fouilles
opérées par une mission allemande dans ces dernières années.
En 18/i7, quand fut installée l'école d'Athènes, créée l'année
précédente, on ne pratiquait pas encore de fouilles dans les pays
grecs ; on avait seulement déblayé et réparé quelques édifices chan-
celans. Les artistes, les historiens, les érudits faisaient des voyages
de reconnaissance comme en font à présent les touristes et les
amateurs. On s'en tenait aux restes d'antiquité visibles à la sur-
face du sol; on n'allait pas au-dessous. Ce procédé élémentaire
pouvait néanmoins fournir une assez belle moisson; car, outre
l'aspect des lieux, qui ne change pas, et la géographie, qui tient
tant de place dans l'histoire, des ruines imposantes, des édifices
presque entiers et souvent peu connus s'offraient au voyageur. Le
comte de Stakelberg avait publié un beau travail sur le temple de
Phigalie et donné un exemple fécond. Le colonel Leake avait publié
des descriptions précises, signalé une foule de ruines importantes
et tracé les routes pour y parvenir. Seulement, en bon Anglais, il
avait fait ses voyages au galop et dévoré l'espace. Il fallait moins
de fougue et plus de patience pour mener à bien une étude appro-
fondie sur quelque point que ce fût.
L'Lcole française d'Athènes fut le lieu où se firent, pour la pre-
mière fois, des études de ce genre, c'est-à-dire d'un caractère réel-
lement scientifique. On peut le dire sans rien ôter à la valeur des tra-
vaux de Lenormant oud'OttfriedMuller,nià celle de grandes œuvres
comme le Jupiter olympien de Quatremère de Quincy. Ce bel ou-
vrage était fait, en grande partie, avec les textes des anciens au-
teurs; il contenait beaucoup d'hypothèses qui, depuis lors, ont
été contredites par les faits. L'établissement en Grèce d'une admi-
nistration régulière, imbue des principes de la civilisation, permit
au gouvernement français de créer dans Athènes un centre d'études
permanent. Quand nous y arrivâmes au printemps de 1847, la villa
Médicis nous avait déjà devancés, et nous trouvâmes le savant et
regretté architecte Paccard occupé à relever dans tous ses détails
le Parlhénon. Peu après, il envoya à Paris une œuvre d'archéolo-
gie qui était en même temps une œuvre d'art; car elle faisait con-
naître dans sa réalité le plus parfait des monumens antiques et en
donnait une belle et judicieuse restauration. La Ikcue des Deux
Monde» en rendit compte dans un article qui, après quarante ans,
LES FOUILLES DE TIRYNTHE. 79
n'est pas encore oublié et qui attira l'attention par la nouveauté
des faits qu'il révélait. Alors, en effet, nos lecteurs apprenaient que
ces édifices athéniens, qiiadrangulaires et en apparence rectilignes
et verticaux, ne contenaient pas de lignes droites et se composaient
d'un tissu de lignes courbes et de colonnes inclinées. Là aussi était
résolue par les faits la question si controversée de l'architecture
peinte : l'examen minutieux de Paccard venait de démontrer que
ces beaux marbres blancs étaient, en effet, ornés de vives couleurs
et rehaussés d'or, sinon dans leur totalité, au moins dans leurs par-
ties essentielles. Peu après paraissait rou\Tage anglais de Penrose
sur les mesures du Parthénon.
La restauration de Paccard, immédiatement suivie de celles
de rBrechthéum par Tétaz et des Propylées par Desbuisson, fit
une révolution dans les idées. Depuis cette époque, notre \-iIla
Médicis envoie tous les ans un de ses pensionnaires à l'École
d'Athènes et chaque année voit naître un travail nouveau fait sur
le modèle de l'œmTe de Paccard. Malheureusement, ces études de
haute valeur s'entassent à notre tcole des beaux-arts sans profit
pour le public, qui ne les voit pas. Pourquoi n'en forme-t-on pas
un musée? Il serait incomparable et ferait le plus grand honneur
à la France. J'émettrai aussi le vœu que nos pensionnaires ne re-
commencent pas sans fin ce qui a été bien fait par leurs devanciers.
C'a été pour nous une graude joie quand nous avons vu ceux de ces
dernières années diriger leurs efforts vers des monumens en dehore
d'Athènes, par exemple, vers Délos et OFyBOpie. H est' vrai que,
jusque-là, nos architectes avaient suivi l'ancienne voie, qu'ils rele-
vaient les édifices apparens et ne faisaient pas de fouilles. Du jour
où, par des déblaiemens, d'intéressantes constructions antiques ont
été rendues à la lumière, ils ont couru les étudier. Qu'a-t-il fallu
pour cela? Une seule chose : de l'argent.
Il y a quinze ans, à l'époque de la guerre allemande, on n'avait
fait en pays gi-ecque de très petites fowilles; les restes d'antiquité
visibles à la surface du sol avait presque tous été relevés. Depuis
quelque temps, on ne fouillait guère que les tombeaux ; on y trou-
vait des bijoux précieux, des vases et d'autres objets mobiliers, qui
avaient été ensevelis avec les morts. Vainement des inscriptions fu-
néraires portaient-elles des imprécations contre les violateurs de
sépultures : on n'en avait souci. Ces morts étaient si vieux ! il ne
restait plus rien de leurs familles ni de leurs lois ; qui pouvait ré-
clamer? Et puis les choses qu'ils rendaient aux vivans a^^ient une
valeur vénale aussi bien qu'un intérêt scientifique. On aidait donc
les tombeaux ; il y avait, il y a encore une classe d'hommes habiles
à en découvrir les emplacemens ; armés d^me baguette de fer ter-
80 REVUE DES DEUX MONDES,
minée en vis, ils sondent facilement le sol et sentent le couvercle
de pierre ; la pioche et la pelle font le reste. La Grèce, les îles, les
côtes d'Asie, Rhodes, Chypre ont été, avant 1870, remuées et trop
souvent ravagées , sous prétexte d'archéologie , par la passion du
lucre.
La Société archéologique d'Athènes, voyant approcher l'ère des
grands travaux, avait conçu le projet de déblayer la ville sainte de
Delphes, déjà touchée par M. Wéscher. Elle avait pour cela orga-
nisé une loterie; mais celle-ci n'avait pas eu le succès qu'on espé-
rait et la Société dépensait petitement le revenu de la somme recueil-
lie. Par le fait, en 1870, les grandes fouilles sur le sol grec n'étaient
pas commencées.
Pendant les premières années de ma direction à l'École d'Athènes,
je ne perdais aucune occasion de faire entendre au gouverne-
ment impérial que la matière allait manquer à l'étude, que tous
les faits visibles étaient maintenant connus, que les découvertes
nouvelles étaient dues au hasard ou à des spéculateurs, et, dans
tous les cas, très bornées. L'empire n'aimait pas beaucoup la Grèce ;
il s'intéressait peu à ses antiquités ; sur la fin, il avait de grands
besoins et n'était point disposé à faire des sacrifices pour un genre
d'études dont il ne sentait pas l'importance. Cependant j'avais pu
obtenir une très petite somme à prendre sur le reliquat du budget
de l'École; avec ces 2,000 francs, MM. Gorceix et Mamet avaient
commencé à déblayer des habitations préhistoriques à Santorin,
l'ancienne Théra ; ils en avaient rapporté une collection de vases et
d'autres objets du plus haut intérêt ; cette collection est conservée
à l'École française. Mais nous étions alors si mal en fonds que, sur
les 2,000 francs, ces messieurs avaient dû payer leur voyage, leur
séjour et les indemnités aux propriétaires de vignes.
Le temps de la guerre fut perdu. Après la guerre, l'assemblée
nationale, sur la proposiiion de M. Thiers et de M. Jules Simon,
alors ministre, décida la construction de notre école à Athènes. Peu
après, sur ma demande appuyée par M. Simon et M. Barthélémy
Saint-Ililaire, M. Thiers créa l'école archéologique do Rome; elle
lut d'abord une succursale de l'école d'Aihèncs; elle prospère
aujourd'hui dans son indépendance. Dans le même temps, je dé-
blayai l'escalier pôlasgique de l'acropole d'Athènes, connu sous le
nom d'escalier de Pan, et aussitôt après un nouveau reliquat de
2,000 francs fut employé à Délos, où M. Lebèguo, membre de
l'école, niit au jour le temple-caverne d'Apollon. C'étaient là sans
doute du petites fouilles; elles n'avaient pas remué beaucoup de
terre, puisque lo déblai revient à tant lo mètre cube et que nous
n'élioos pas riches. Elles n'étaient rien en comparaison de celles
LES FOUILLES DE TIRYMHE. 81
d'Egypte ou d'Assyrie. Mais elles prouvaient par des résultats frap-
pans que le sous-sol de la Grèce devait être exploré et qu'on avait
lu certitude de ne perdre, à le remuer, ni son temps ni son argent.
A cette époque, se continuaient sur une foule de points en Occi-
dent d'autres recherches, très fructueuses en Danemark, en Suisse
et en Italie, et qualifiées de préhistoriques. En France, l'empire
avait créé, pour l'histoire de César, une collection d'antiquités qui
furent réunies à Saint-Germain-en-Laye. Grâce à l'activité et à la
science solide de son directeur, M. Al. Bertrand, ancien membre
de l'école d'Athènes, la collection gallo-romaine devint bientôt un
musért préhistorique. Ce musée est aujourd'hui l'un des plus im-
portans, sinon le premier de toute l'Europe. Le moment était donc
venu où les pays grecs devaient être fouillés à leur tour. C'est le
docteur Schliemann qui le premier y fit de grands déblaiemens.
Gomme la Bévue en a fait connaître en leur temps les résultats, nous
n'avons pas à revenir sur les fouilles de Troie et de Mycènes; Nous
devons toutefois consigner ici que celles de Troie ont été reprises
en 1879, avec ma collaboration et celle du docteur Virchow. Leurs
nouveaux résultats sont exposés en anglais dans l'ouvrage intitulé
llîos publié en 1880, et en français dans une édition récemment
parue chez M. Didot. Quatre autres grandes fouilles ont été entre-
prises sur le sol grec, sans parler de celles de M. A. de Rothschild
à Milet. Ce sont celle d'Olympie, faite par les Allemands avec des
fonds prélevés sur l'indemnité de guerre ; celle d'Eleusis, par la
société archéologique d'Athènes; celle de Délos, par l'École fran-
çaise avec la collaboration de notre Académie de France à Rome;
enfin celle de Tirynthe par le docteur Schliemann.
Les résultats de ces vastes et coûteuses excavations sont doubles.
Elles rendent à la lumière des constructions cachées sous terre ou
totalement inconnues, même aux anciens. En second lieu, elles
enrichissent nos collections d'une foule d'oeuvres d'art et d'objets
usuels, qui nous font pénétrer dans la vie d'antiques généiations,
quelquefois même de peuples entièrement disparus. Qui connais-
sait, autrement que de nom ou par les livres, les Phéniciens, les
Pélasges, les Troyens, les rois de Mycènes et tant d'auires? Nos
musées nous montrent aujourd'hui les armes qu'ils ont tenues, les
ustensiles dont ils se sont servis, les parures dont ces rois ou leurs
femmes ont orné leurs vêtemens, leurs doigts et leurs cheveux. Le
pic rencontre aussi quelquefois la maison du pauvre. A Santorin,
feu Gorceix (1) en a dégagé trois ; elles avaient été ensevelies sous
plusieurs mètres de pierres ponces lancées par le volcan qui fit
(1) M> Gorceix est mort directeur de l'école des mines au Brésili
TOME LXXIV. — 1886. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
effondrer cette île, vers le xvi* siècle avant Jésus-Christ. Leur mo-
bilier, qui n'était pas somptueux, consistait en quelques vases de
terre; il y avait aussi de l'orge et des lentilles, une petite scie de
bronze et de la paille pour nouiTir une chèvre, dont on a retrouvé
les os. Tout cela est d^un grand intérêt pour nous modernes, qui
deviendrons anciens à notre tour et dont les générations à venir
chercheront sous terre les habitations et le mobilier.
II.
Disons maintenant d^ns quelles conditions s'opèrent ou doivent
s'opérer les déblaiemens, quand on veut qu'ils produisent tout
leur fruit. Je parle surtout des pays classiques où plusieurs civili-
sations se sont succédé ; car la fouille des tumuli de la France, par
exemple, ne permet en général aucune hésitation ; il n'y a rien au-
dessus d'eux, rien au-dessous. On les perce d'une tranchée ou d'un
puits ; on nettoie leur cavité intérieure, quand elle existe et, d'or-
dinaire, le travail est terminé. II n'en est pas ainsi dans le Levant.
Là, un site choisi par une antique population a le plus souvent été
adopté par celles qui l'ont successivement remplacée. Gomme
l'usage des caves sous les habitations est tt-ès moderne, on ne dé-
blayait pas. Les nouvelles constructions s'établissaient sur les débris
des constructions ruinées. Ainsi le sol allait s'exhaussant à chaque
guerre, à chaque incendie total ou partiel d'une cité. A la fin,
c'est-à-dire quand la conquête musulmane eut fait dé l'Orient un
désert, le sol des anciennes villes se trouva composé de couches
superposées dans un ordre chronologique, répondant à autant de
périodes du passé. Cet état des lieux est celui que nous trouvons
aujourd'hui ; il est général ef ne souffre que peu d'exceptions.
En présence d'un sol ainsi constitué, la situation du savant se
complique. Il est clair que son rôle n'est pas terminé tant" qu'il n'a
pas traversé toutes les couches et atteint le sol vierge, c'est-à-dire
la couche naturelle et non remuée sur laquelle la population pre-
mière s'est établie. S'il s'arrête à l'un des étages, il fait comme une
personne qui prendrait l'histoire de France à la bataille de Pavie,
sans se préoccuper dos événemens qui l'ont précédée et provoquée.
Un examen attentif montre qu'une couche trouve le plus souvent
son explication dans celle qui est au-dessous d'elle ; celle-ci repré-
sente les habitations et le mobilier d'hommes qui ont été en guerre
avec ceux do la couche placée au-dessus et qui ont été vaincus et
supplantés par eux. Mais quand une population en subjugue une
autre, elle ne la détruit i)as,elle l'asservit; elle ne supprime pas ses
habitudes, ses inventions, elle y ajoute les siennes. C'est à la longue
LES FOUILLES DE TffiYNTHE. 83
seulement que la population subjuguée oublie ses propres usages
et adopte ceux du vainqueur; encore est-ce toujours incomplète-
ment. Dans les fouilles, une couche donnée représente donc deux
choses : l'état de la population dont les habitations détruites avaient
déjà formé la couche placée au-dessous et, en outre, ce que les vain-
queurs y avaient ajouté quand ils ont été ruinés à leur tour. Ce prin-
cipe est absolu. Ainsi, on voit telle forme de vase, tel procédé de
fabrication, se continuer d'une couche à une autre et quelquefois se
perpétuer dans toutes les couches. Mais chacune de celles-ci offre
un élément nouveau apporté par le vainqueur. Dans les deux cou-
ches troyennes inférieures une certaine espèce de vases noirs ne se
rencontre pas; elle apparaît dans la troisième couche, mêlée avec les
vases des deux premiers étages ; elle signale l'arrivée sm' cette col-
line d'hommes survenus tout à coup et qui y ont séjouiné quelque
temps.
Je présente les faits au lecteur dans leur plus grande simplicité
et tels que nous les avons plusieurs fois constatés. Admettons qu'il
en soit toujours ainsi et que la succession historique des couches
soit claire et régulière, comme il vient d'être dit. On va donc, par
des fouilles opérées sur beaucoup de points, cré«r autant de col-
lections où les objets provenant d'une même couche seront mis en-
semble et où les groupes seront disposés dans l'ordre de superpo-
sition locale où on les a trouvés. Supposons un musée établi dans
ces conditions et de telle sorte que les groupes d'objets identiques,
provenant de sites différeus, soient placés à la même hauteur sur
une tablette horizontale ; cela formera un damier ; on aura devant
soi, dans le sens vertical, la succession des produits pour chacim
des sites fouillés; dans le sens horizontal, leur existence simulta-
née dans plusieurs sites. Cet agencement du musée présentera le
tableau historique d'un grand nombre de populations, avec leurs
synchronismes démontrés par l'identité des produits. Tel serait l'idéal
d'un musée des anti\{ues si l'histoire de l'humanité s'était déroulée
avec la simplicité d'allure que nous supposons. A-t-on du moins,
dans la formation de nos musées et dans les livres qui les reprodui-
sent, marché vers cet idéal? Oui, sans aucun doute. La création
d'étages archéologiques est un principe partout adopté. Ces degrés
portent le nom d'âges et sont caractérisés par la présence ou l'ab-
sence de certains produits : on distingue les âges de la pierre, du
bronze, du fer, et dans chacun d'eux des subdivisions et des périodes
de transition. Mais il n'est pas démontré que chacun de ces âges
ait régné simultanément dans tous les pays, parce que les commu-
nications entre peuples ont été longtemps difficiles ou impossibles et
que la civilisation n'a pas marché du même pas sur toute la terre.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
En outre, la régularité a été brisée dans l'histoire aussi souvent que
dans la géologie. Il y a eu des populations sédentaires , comme
celles de l'Inde, qui se sont développées sans changer de place;
d'autres, comme les Phéniciens et les Pélasges, ont joui d'une mobi-
lité extrême, se sont portées dans toutes les directions et ont laissé
partout des traces de leur passage.
Nous savons d'ailleurs que, dans le commerce primitif, le transport
des marchandises se faisait de deux manières : de proche en proche
ou par des voyages directs. Pour élever des pierres au haut d'un édi-
fice en construction, nos maçons font la chaîne le long d'une grande
échelle, ou bien ils emploient un treuil qui tire d'un seul coup les
matériaux. A Mycènes, on a trouvé de l'ambre; l'analyse chimique
a démontré qu'il provenait de la Baltique; des découvertes multi-
pliées , en Suisse , en France , en Danemark et ailleurs , ont fait
connaître les routes de terre suivies par l'ambre du nord jus-
qu'au Golfe-Adriatique, où la navigation venait le recevoir. Ce com-
merce usait donc des deux moyens de transport. Les objets fabriqués
sur quelque point de la Méditerranée étaient colportés directement
par navires vers d'autres points. Les anciens auteurs nous ont appris,
par exemple, que, dans les temps dits héroïques et nommés provi-
soirement préhistoriques, les Ph»^niciens et ensuite les Pélasges ac-
complissaient de grands voyages sur mer et faisaient passer d'une
escale à une autre une foule d'objets de consommation, des vases,
des étoffes, des tapis, des métaux, des bijoux et des ornemens de
toute sorte. Durant des siècles nombreux, ces habiles et hardis ma-
rins n'ont pas seulement parcouru la Méditerranée; ils en sont même
sortis par le détroit de Cadix et, s'aventurant sur les grandes va-
gues de l'océan, ils ont fait de fréquentes visites sur les rivages ex-
térieurs de l'Afrique et de l'Europe.
Le curieux qui fait des fouilles et des collections est obligé détenir
compte de cette diffusion du commerce. Supposez Paris détruit par
une guerre et enseveli sous ses débris. Deux ou trois mille ans
après, des amateurs y font des fouilles; ils déblaient le quartier des
boulevards et y trouvent une quantité de vases et d'autres objets
chinois ; ils en concluent que Paris a été occupé un temps par les
Chinois, et peut-être en partie construit par eux. En y regardant
de plus près et en s'informant, ils reconnaîtront peut-être que
c'étaient là des articles de commerce, importés sur de grands navires
par un canal unissant la Méditerranée à la Mer-Rouge; il pourra
arriver qu'ils apprennent le nom de ce canal et que leurs fouilles,
tombant sur un certain tombeau, leur découvrent que l'auteur du
canal portait le nom de Lesseps. Alors, le mystère étant éclairci,
rhy|x>thè80 de l'occupation de Paris par les Chinois sera reléguée
LES FOUILLES DE TIRYNTHE. 85
dans la nombreuse et décevante catégorie des illusions. Qui sait
même si un curieux d'alors, un Botta, un Rawlinson, un Schmidt,
ne rencontrera pas sous des décombres quelque salle de la biblio-
thèque Sainte-Geneviève ou de la Nationale? Il en déchiffrera ingé-
nieusement les volumes, comme nous faisons de ceux d'Assurba-
nipal ; il lira la Revue des Deux Mondes et constatera, dans le
présent article, que la fausse hypothèse d'une occupation de Paris
par les Chinois avait été prévue. Un tel oubli, dira-t-on, est im-
possible, puisque l'humanité possède l'imprimerie. Peut-être; mais
au temps de Touthmès III, ou d'Agaraemnon, ou même de Gygès,
on ne la possédait pas, et la Méditerranée était sillonnée de colpor-
teurs. On ne doit donc pas conclure des objets mobiliers trouvés en
un lieu aux hommes qui l'ont habité, ni aux constructions élevées
par eux. L'île de Syra, au lieu de nous livrer quelques poteries
phéniciennes, en serait couverte, que cela ne démontrerait pas l'oc-
cupation de Syra par les Phéniciens ; cela prouverait seulement que
les Phéniciens y écoulaient abondamment leurs produits.
On voit combien se complique la situation de l'archéologue quand
il fouille un sol classique, et de quelle prudence il doit s'armer
dans le classement des objets qu'il rencontre et dans la définition
des étages qu'il traverse. A un autre point de vue, son rôle est.
encore plus délicat. Voici, par exemple, un homme qui vient eri
Asie-Mineure explorer un site fameux. D'après l'histoire, ce site a
vu passer de nombreux envahisseurs qui l'ont occupé tour à tour.
Ils y ont sans doute laissé des traces de leur présence ; une couche
de débris devra porter témoignage pour chacun d'eux. L'archéo-
logue fait un sondage, il creuse un puits; il examine avec le plus
grand soin la terre qu'il en retire et les restes qu'elle contient.
Déjà les faits indiqués par la tradition se laissent entrevoir ; il peut
déblayer le sol, presque sur du succès. La pioche et la pelle, les
brouettes et les tombereaux se mettent en mouvement. A la sur-
face sont des restes byzantins; on n'y regarde pas, on les ôte; Ii
première couche se dégage.
C'est une couche hellénique avec quelques débris romains ; on
enlève les terres, on démolit les murs de maison et l'on fait place
nette pour descendre à une deuxième couche. Celle-ci est traitée
de même et donne une nouvelle moisson; c'est l'étage de la belle
période hellénique, du temps d'Alexandre et des républiques qui
avaient précédé son expédition; on y trouve non-seulement des ob-
jets portatifs, grecs et étrangers, mais aussi des murs de maison,
des restes de remparts et de temples. S'arrêtera-t-on à ce niveau ?
Non, sans doute, puisque le principe est de pénétrer Jusqu'au sol
vierge, déjà atteint par le puits. On descendra donc et l'on ôtera
86 REVUE DES DEUX MONDES.
pour cela des bâtisses, intéressantes peut-être, mais qui font obs-
tacle au déblaiement. On atteint alors une couche antérieure au
viu^ siècle; les outils et les armes y sont de bronze ou de pierre
dure, les parures d'ôr, les maisons de pierres non taillées, de boue
et de briques séchées au soleil ; c'est l'âge héroïque avec son luxe
et sa grossièreté. Pourtant il y a encore quelque chose au-dessous,
qu'il ne faut pas laisser inexploré. Mais si je démolis les construc-
tions de l'âge héroïque, quelle garantie les savans auront-ils de la
sincérité de mon travail ? Je dois les conserver, au moins dans la
mesure du possible et n'en détruire que ce qu'il faudra pour faire
apparaître le plus bas des étages, celui qui repose sur le rocher.
Cette fois la fouille est terminée. Mais quelle responsabilité pèse
désormais sur celui qui l'a faite! Auparavant, la terre de la colline
contenait et sauvait de la destruction deux classes d'antiquités éga-
lement précieuses, des objets mobiliers et des constructions ; pour
avoir les premiers, il a sacrifié les secondes ; il a démoli les habita-
tions des hommes et leurs remparts pour en retirer leurs poteries,
leurs armes et leurs bijoux. Ces objets sont réunis en collections et
savamment distribués dans les vitrines d'un musée; mais le. voya-
geur qui vient plus tard visiter ces ruines, qu'il croit rendues à la
lumière, n'y trouve plus que des excavations, avec quelques petits
murs que le temps aura bientôt effacés. Il se retire, disant avec
Lucain : etiam periere ruinœ.
Il est vrai, diront nos érudits ; mais, grâce à ces sacrifices iné-
vitables, nous possédons d'admirables collections, qui vont grossis-
sant de jour en jour et par lesquelles nous pouvons résoudre des
problèmes que l'histoire n'avait pas même entrevus. En outre,
l'histoire est souvent hypothétique ou mensongère ; elle ne repré-
sente que l'opinion des historiens ; souvent les faits qu'elle raconte
sont controuvés. Quand nous voyons avec quelle peine nous parve-
nons à saisir la vérité dans les faits qui nous sont contemporains,
quelle défiance ne devons-nous pas avoir devant ceux que les histo-
riens d'autrefois nous racontent? Au contraire, l'archéologie, ap-
puyée sur les collections, donne une suite de faits réels qui linisseni
par former une chaîne et un réseau et se substituent aux ficti. i
do l'histoire. Un jour viendra où les musées seront nos vériiapi.
bibliothèques historiques.
Cet argument est vrai et autorise dans une certaine mesure le
sacrifice de petites constructions gênantes, sans lequel on ne pour-
rait atteindre aux restes les plus profonds et les plus curieux de
l'ancienne humanité. Cette recherche est nécessaire à la science;
car, au-delà de ces couches profondes, il n'y a plus que les dépôts
géologiques, l'homme des cavernes, l'homme quaternaire et, s'il
LES FOrilLES DE TIRIINTHE. 87
nV a pas ici d'illusioa, Thomme des dépôts tertiaires. Cela forme
dans la science un enchaînement admirable. Si l'un des anneaux
manquait, la déduction scientifique serait interrompue. Les couches
profondes explorées par les archéologues appartiennent, en effet, à
l'âge du bronze et se relient à l'âge de la pierre polie et par lui aux
premiers tâtonnemens de l'humanité.
II faut donc détruire. C'est une question de mesure. Il faut con-
server en collection systématique tous les objets mobiliers ou trans-
portables. Mais ni les particuliers ni les états ne doivent oublier que
ces objets eux-mêmes sont moins en sûreté chez nous que sous terre
et que nos collections sont exposées, sinon condamnées d'avance à
la destruction. Rappelons-nous Alexandrie : César brûlant le Musée,
Omar la bibliothèque. En 1871, les Tuileries brûlaient et le Louvre
allait prendre feu ; si la flamme avait poussé vers lui, les collections
disparaissaient pour jamais. Les incendiants ne reprendront-ils pas
un jour leur sinistre besogne? Qui garantira contre leur criminelle
folie tant de trésors accumulés? Qui sauvera Berlin et son musée
Schliemann dans la grande et peut-être prochaine lutte où tous les
ressorts de l'Europe, trop fortement tendus par l'Allemagne, se dé-
banderont? Et, si un jour, la Grèce commençait seule contre la
Turquie une lutte inégale, que deviendraient l'or et le bronze de
Mycènes et cette masse énorme d'antiquités que la nouvelle Athènes
contient? Les Perses civilisés ont brûlé la -ville, en ont détruit les
édifices sacrés; que sera-ce des Osmanlis et des bachi-bouzouks?
Enfin, ni les villes, ni les états ne sont éternels ; un jour à venir,
il ne restera plus rien de l'antiquité. Notre science même en aura
préparé la destruction. Nous n'avons qu'un seul moyen d'en sauver
au moins le souvenir; c'est de la publier par la photographie et
par tous les procédés que la presse met entre nos mains. Ce n'est
point par des publications de grand luxe qu'il faudrait la reproduire,
mais par des moyens moins coûteux et plus populaires, qui répan-
draient des images exactes dans le monde entier. Gela est néces-
saire aujourd'hui à cause de la difi"usion de la science et du nombre
croissant des personnes qui s'intéressent à ses résultats. Je ne fais
que poser ici la question, sans essayer de la résoudre.
Mais j'appelle l'attention du lecteur sur une autre face des études
archéologiques ; je veux dire sur l'interprétation des monumens.
Aujoiud'hui, chacun donne la sienne ; quand on a soulevé un coia
du voile, on s'imagine apercevoir tout ce qu'il cache. Des livres,
d'apparence savante, sont pleins d'hypothèses et d'erreurs nées de
la précipitation ; ces erreurs se répandent, car il est plus difficile
de les dissiper que de les produire. L'interprétation des choses an-
tiques exige avant tout une grande mémoire et une faculté supé-
88 RE>UE DES DEUX MONDES.
rieiire d'analyse et de synthèse, qualités plus rares qu'on ne le
pense. Il faut ensuite établir en nombre infini des comparaisons
entre les objets réunis dans les collections publiques et privées ou
laissés sur place. Pour les siècles les moins reculés, on est soutenu
par l'histoire ; pour les siècles précédons, on est aidé par les tradi-
lions; au-delà, le savant n'a plus à compter que sur sa science ac-
(juise, ses efforts personnels et sa sagacité. Mais alors l'esprit de
système et les idées préconçues menacent de fausser les interpré-
tations. Ainsi, c'est aujourd'hui une mode en Allemagne (car la
science allemande est sujette à cette maladie intermittente de la
mode) d'amplifier le rôle des Phéniciens et de voir partout, non-
seulement des poteries, mais aussi des constructions phéniciennes.
Quand on aura attribué aux Phéniciens tout le possible et qu'il sera
manifestement faux de leur attribuer quelque chose de plus, alors
il se produira un revirement, on leur retirera une grande partie de
ce qu'on leur confère aujourd'hui et l'on y reconnaîtra la main d'au-
tres races d'hommes ou d'autres peuples.
On a beaucoup de latitude, quand on a franchi dans le passé les
limites de l'histoire. Certainement les archéologues futurs qui fouil-
leront Paris et qui attribueront aux Chinois le quartier des boule-
vards, s'efforceront d'étayer leur opinion sur des faits pris en
d'autres lieux. Par des fouilles bien conduites, ils découvriront des
chinoiseries dans d'autres quartiers. De riches curieux, même de
jeunes érudits défrayés par leurs gouvernemens, creuseront la terre
sur les emplacemens de Lyon, de Marseille et d'autres villes ; ils y
trouveront des œuvres d'art chinoises et fixeront les étapes suivies
par les Chinois pour arriver jusqu'ici. Puis ces fouilles si curieuses
se multiplieront ; tous les pays d'Kurope offriront des résultats
analogues et l'on triomphera en disant que les Chinois ont joué par-
tout un premier rôle dans notre civilisation. C'est faux, mais pro-
bable ; car c'est ce qui se passe en ce moment pour les Phéni-
ciens.
Les études comparatives et sans parti-pris d'archéologie et d'his-
toire, l'analyse des légendes et des mythes, la recherche de leurs
origines et de leur signification, dominent toute interprétation des
faits et en retour reçoivent souvent des faits une lumière inatten-
due. Ces recherches sont elles-mêmes éclairées par l'analyse com-
parative des langues. En effet, les mythes et les légendes font pour
ainsi dire toute l'histoire et la philosophie des temps antéhistori-
(jucs, connue ils en sont la religion. Les noms et les termes em-
ployés dans les mythes étaient originairement des noms communs
et des termes de la langue vulgaire, ayant chacun sa signification.
Comme il n'y avait pas alors d'écriture, des figures symboliques on
LES FOUILLES DE TIRYNTHE. 89
tenaient lieu et l'on plaçait ces figures, peintes, gravées ou sculp-
tées, sur une multitude d'objets. Ce sont ces objets que les fouilles
profondes rendent à la lumière, bijoux, vases, pesons de fuseau,
ustensiles divers, pierres tumulaires, peintures murales. Les figures
de divinités et les tracés symboliques s'y rencontrent en nombre
immense. Leur interprétation exige la connaissance, non empirique,
mais scientifique, des langues et des myihologies, surtout des lan-
gues, car ce sont elles qui donnent la signification des symboles.
Sans pousser plus loin cette analyse, le lecteur comprendra, au
point où les études archéologiques sont parvenues, quelle étendue
de connaissances cette science exige. Certainement en cela elle ne le
cède point à l'histoire naturelle, dont les musées, depuis si longtemps
en voie de formation, occupent aujourd'hui de si vastes espaces.
Rien ne se ressemble mieux, quant à la méthode et à la disposi-
tion, que la collection d'antiquités du Louvre et le muséum du Jar-
din des Plantes. Mais, de même que les animaux exposés au mu-
séum sont des formes inertes dont l'interprétation est fournie par
la physiologie comparée, de même, les antiquités du Louvre re-
quièrent une interprétation dont la mythologie comparée et la lin-
guistique fournissent les élémens. Il faut conclure de là qu'un
archéologue peu versé dans l'étude des mythes et des langues
sera exposé à commettre les plus graves erreurs et pourra se
contenter du rôle de collectionneur expérimenté.
IIL
Étudions, comme un exemple instructif, les intéressantes décou-
vertes faites à Tirynthe par le docteur Schliemann ou avec des fonds
qu'il a fournis. Mais rappelons-nous d'abord que, suivant les idées
qui viennent d'être exposées, il a été le premier à promulguer et à
faire prévaloir deux principes essentiels et parfaitement justes : c'est
que les plus anciens restes de terres cuites sont antérieurs aux plus
anciennes constructions et plus durables qu'elles; en second lieu,
que dans les fouilles il faut descendre jusqu'au sol vierge. Nos lec-
teurs connaissent depuis longtemps ce chercheur persévérant; ils
savent que chaque année il consacre une partie notable de ses re-
venus à quelque recherche archéologique. Il dirige les travaux ;
quand il en est empêché ou quand il se défie de sa compétence, il
demande le concours d'autres personnes ; il se charge ensuite de
la publication en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en
France, des résultats obtenus. Ses livres ne reproduisent [)•»? toutes
90 REVUE DES DEDX MONDES.
les antiquités découvertes, mais seule meut les plus caractéristi-
ques ; ils sont accompagnés de cartes, de vues perspectives, de
coupes et de plans. Si par un accident ses collections étaient dé-
truites, ses livres en conserveraient du moins les images les plus
importantes et les descriptions. Sa première publication des anti-
quités troyennes contenait, dans un gros atlas de photographies,
presque tous les objets trouvés ; mais ces photographies étaient
mauvaises, l'ensemble en était fort coûteux; il s'en tint donc à
l'autre système, qui a été suivi dans le volume de Tirynthe,
Les fonds de ce riche Américain ont été appliqués en beaucoup
d'endroits, à Ithaque, à Athènes, à Marathon, à Orchomène de
Béotie, mais surtout à Troie, à Mycènes et à Tirynthe. A Marathon,
il n'a rien ti'ouvé. A Athènes, il a seulement démoli la tour floren-
tine d'Acciaioli, qui couvrait l'aile droite des Propylées. Ithaque
semble n'avoir conservé que de bien faibles traces de la légende
d'Ulysse. Le déblaiement d'Orchomène n'a été que commencé. C'est
donc à Troie, à Mycènes et à Tirynthe que ses grandes fouilles ont
eu Jieu. La Revue a rendu compte en leur temps des deux pre-
mières. Je rappellerai seulement que celles de Troie ont été plu-
sieurs fois reprises et ont fourni de nouveaux et précieux documens.
Les objets recueillis à Troie ne s'élèvent pas aujourd'hui à moins
de vingt mille, dont les pesons de fuseau, plus ou moins ornés de
gravures, forment le tiers. La masse de la collection troyenne est à
Berlin, où elle figure sous le nom de musée Schliemann. Celle de
Mycènes, ayant été tirée d'un sol appartenant à l'état grec, est res-
tée à Athènes, conformément à la loi. C'est la plus riche des col-
lections locales par la quantité de parures d'or dont les sque-
lettes mycéniens étaient couverts. C'est celle-là surtout que les
Turcs pilleront et détruiront s'il leur arrive un jour de reprendre
Athènes.
Pour recueillir tant d'objets, précieux à plusieurs titres, et com-
poser ces belles collections qui font laire un pas à la science, notre
archéologue a toujours poussé ses explorations jusqu'au sol vierge.
Il a rencontré la succession de couches signalée ci-dessus. Pour
pénétrer à la seconde, il a dû enlever la première, puis la seconde
pour atteindre la troisième, et ainsi de suite jusqu'au rocher. Il a
donc beaucoup détruit. S'il n'avait laissé des massifs inexplorés et
ce qu'en terme du métier on nomme des témoins, on ne voit pas
ce qui aurait survécu do ces anciennes cités, sauf les petits murs
des premiers habitans. Mais était-il possible d'agir autrement? Le
lecteur jugera. Jusqu'aux temps helléniques et récens, les maisons
étaient dépourvues de fondations solides ; on les élevait sur des
décotDbres. Ce sol mouvant provenait des terrasses et des murs de
LES FOUILLES DE TTRYNTHE. 91
pisé des habitations antérieures, dont la partie basse seulement était
faite de pierres hourdées de boue. Entre ces petits murs anciens et le
pied des maisons nouvelles, il y avait une couche épaisse et meuble
de décombres. Comment plonger dans ces matières dépour\'ues de
cohésion sans que les bâtisses supérieures s'écroulent? Toute per-
sonne qui visitera le site des anciennes villes explorées se rendra
compte de cette impossibilité en regardant de face les tranches ver-
ticales des massifs .
Les trois citadelles xi-dessus nommées appartiennent à l'âge du
bronze. Elles sont donc antérieures aux poèmes d'Homère, même
à Y Iliade, qui parle du fer en plusieurs endroits. Les chants de
l'Iliade sont de dates postérieures à l'invasion dorienne. que l'on
place généralement au xii^ siècle avant Jésus-Christ. Mais les évé-
nemens chantés dans V Iliade (ceux du moins qui ne sont pas des
fnjlhes) ont eu lieu avant cette invasion. Ces trois citadelles et la
période du bronze à laquelle elles appartiennent sont par consé-
quent plus anciennes que l'invasion des Doriens. De combien l'ont-
elles précédée? C'est ce que l'examen scientifique des collections dira
peut-être. 11 dira aussi, je pense, quelle race d'hommes, quel peuple
a fabriqué les objets qu'elles renferment ; il distinguera , s'il y a
lieu, les diverses provenances et les produits de l'industrie locale.
J'avoue que, sur tous ces points, je considère comme prématurées
beaucoup d'assertions émises dans le présent volume ; et quelques-
unes peuvent déjà être tenues pour erronées. Il est "VTai que ces
inductions hasardées ne doivent pas être portées au seul compte
du docteur Schliemann. Sur les quatre cents pages dont se compose
le volume de Tirynihe , cent soixante-cinq seulement sont de lui ;
il y a quarante-cinq pages de tables ; le reste a été rédigé par des
architectes ou érudits allemands. Ainsi l'omTage est le résultat
d'une collaboration, où les auteurs n'ont pas toujours été d'accord
entre eux. Quant aux faits, àls ont été certainement bien observés
et reproduits avec exactitude. Les fouilles de Tir^nthe se faisaient
en pays civilisé, sous les yeux des Grecs, amoureux jaloux de ce
que leurs ancêtres ont laissé, au bénéfice des musées grecs et sous
la surveillance éclairée d'un inspecteur que j'ai vu à l'œuvre à Dé-
los, de feu Stamatakis. Les fouilles ont été bien faites et le volume
imprimé en donne fidèlement les produits. Quant aux interpréta-
tions, elles ne doivent pas s'improviser, ni surtout être inspirées par
un esprit de système.
Ceux de nos lecteurs qui n'ont pas vu la Grèce voudront savoir
ce que c'est que Tirynthe, lieu qui n'a pas la célébrité de Mycènes
ou de Troie. La plaine d'Argos s'ouvre vers le sud. En venant de
la mer, on a sur la droite le port de Nauplie ; sur la gauche, le
92 REVUE DES DEUX MONDES.
marais de Lerne; sur la gauche aussi, à quatre kilomètres du
rivage, on voit la citadelle d'Argos ; au fond de la plaine, on aper-
çoit Mycènes, qui domine le passage conduisant à Corinthe. Tirynthe
est sur la route de Nauplie à Mycènes, non loin du rivage. C'est une
petite colline isolée, haute de vingt mètres environ et couronnée
par une fortification cyclopéenne. L'enceinte, allongée du sud au
nord, est longue d'environ trois cents mètres. Les pierres dont elle
est formée pèsent de trois à quatre mille kilogrammes ; ce sont les
plus gros blocs que l'on rencontre dans les nwirailles de ce genre,
et c'est par leur masse qu'ils avaient étonné également les anciens
et les voyageurs modernes. Un autre fait attirait l'attention : c'était
une galerie régnant dans l'épaisseur du mur oriental et percée de
six ouvertures. Cette galerie et ces baies ont une forme ogivale;
mais ce ne sont pas en réalité des ogives, puisqu'elles n'ont pas de
clé de voûte et que leur forme aiguë provient du rapprochement*
progressif des pierres à chaque assise. Dans l'enceinte, on ne remar-
quait à la surface aucune ruine; on voyait seulement que le sol
était formé de débris. Après des sondages qui avaient ramené du
fond quelques objets anciens et fait connaître l'épaisseur du rem-
blai, M. Schliemann entreprit, en I88/1, sous la surveillance du
gouvernement hellénique, le déblaiement général de l'enceinte et
le dégagement des murs. Ce travail fut repris, l'année suivante, par
lui-même et par ses collaborateurs allemands. Il a été très bien
fait. Voici, en résumé, ce qu'il a fourni à la science.
Le long du mur oriental monte, du nord au sud, un chemin qui
bientôt s'engage entre deux fortes murailles et franchit une porte
analogue à la fameuse Porte-aux -Lions de Mycènes. La rami)e atteint,
vers le sud, le haut de l'acropole, et, tournant à droite, pénètre
dans l'enceinte par un propylée. Parlons d'abord de la fortification;
car on annonce sur ce point des laits qui vont bouleverser beau-
coup d'idées, s'ils se vérifient. Jusqu'à présent on avait, avec les
auteurs anciens, regardé ces murs, dits cyclopéens, comme formés
de blocs choisis (c'est l'expression grecque), mais non travaillés,
posés les uns sur les autres par assises irrégulières, sans mortier
d'aucune sorte. On croyait, en outre, que les vides laissés aux
angles de ces blocs avaient été simplement remplis par des pierres
plus petites. Tout cela était une illusion qui durait depuis plus de
deux mille ans. Les blocs, paraît-il, ont été détachés d'unt' mon-
tagne voisine, taillés, même sciés, quoique bien durs. En outre,
ils ont été unis par un mortier de terre rouge délayée, qui joignait
en mémo temps les petites pierres de remplissage. Ce mortier ne
s'aperçoit pas du dehors, mais on le distingue dans la profondeur
des jointures. Ces faits ont besoin d'être vérifiés ; nous attendrons
LES FOUILLES DE TIRYXTHE. 93
qu'ils aient été de nouveau et plusieurs fois constatés par des per-
sonnes compétentes, car ils étaient inattendus et ils intéressent
l'histoire de i'arcliitecture. Nous les signalons aux voyageurs.
Le mur qui fait face au sud n'a pas moins de seize à dix-sept
mètres d'épaisseur ; il a été dégagé. On a trouvé dans sa masse un
escalier descendant à une galerie semblable à celle de l'est, éclai-
rée à son extrémité par une sorte de meurtrière ; elle est percée de
cinq portes donnant dans cinq chambres sans fenêtre, qui paraissent
avoir été des magasins pour l'usage de la citadelle. Par un déblaie-
ment, on s'est assuré que la galerie de l'est, déjà connue, et ses
six ouvertures, donnaient également dans des chambres noires
ménagées dans l'épaisseur du rempart. Voilà donc un problème
résolu. Des tours ou saillies du rempart contiennent aussi des
chambres obscures, dont l'usage est incertain. Le rempart de l'ouest
présente en outre une forte saillie en ligne courbe ; on y a déblayé
une petite porte avec un long escalier sinueux, analogue à l'escalier
de Pan de l'acropole d'Athènes ; c'était la sortie de derrière de la
fortification. Ensuite, le mur se continue vers le nord et enceint
toute la colline.
Revenons au propylée. La surface de l'acropole est partagée
naturellement en trois gradins ou plateaux, dont le plus élevé est
celui du sud; le point culminant est sur ce dernier. Le propylée
donne entrée sur ce plateau supérieur. C'est un mur en double T,
percé d'une porte et orné en avant et en arrière de deux colonnes
H H. L'ensemble était couvert d'un toit ou d'une terrasse. On entre
par cette porterie sur une esplanade, dont le mur de la fortification
lorme le côté sud. Sur le côté nord de cette place est un second
propylée plus petit que le premier, mais élevé sur le même plan.
On passe entre ses colonnes et l'on pénètre dans une cour carrée.
A droite, en entrant dans la cour, on voit les restes d'un grand
autel dans Taxe d'un édifice placé en face, au nord. Cet édifice
quadi-angulaire, plus profond que large, est sur le plan ordinaire
des temples grecs : des degrés, un pronaos orné de colonnes, un
vestibule ou première salle, enfin une salle fermée ou naos. Celle-ci
avait sa charpente soutenue vers le milieu par quatre colonnes en
carré, comme la salle postérieure du Parthénon. Au milieu, entre
les colonnes , est un espace circulaire que l'on a pris pour
un foyer, mais qui a pu être affecté à un tout autre usage.
Autour de l'édifice règne un couloir qui l'isole sur trois côtés. A
droite est un autre édifice semblablement disposé, mais plus petit,
plus simple de plan, sans communication directe avec le premier
et pourvu d'une cour sur le devant. A droite et à gauche de ces
deux bâtimens existaient des pièces beaucoup plus petites ou dé-
9A RETUE DES DEUX MONDES.
pendances, enchevêtrées les unes auprès des autres et d'un accès
souvent difficile.
Voici quelques renseignemens sur ces constructions. Leurs murs
ont à peu près un mètre de haut ; ils sont en pierres, unies par de
la boue ; les jambages des portes et les arêtes sont taillés. Au-des-
sus d'un mètre, les murs étaient en larges briques de pisé, pa-
reilles à celles de Troie. Toutes les colonnes étaient en bois et
portées sur une pierre aplanie et saillante. Les portes, formées
de madriers, roulaient sur un sabot de bronze dans une cavité
du seuil ; un de ces sabots a été retrouvé. Nous ignorons ce qu'é-
taient les toitures, si elles étaient inclinées ou en terrasse ; nous
savons seulement qu'elles n'avaient pas de tuiles, car il ne s'en
est pas trouvé dans les déblais, et c'est un principe admis que
les terres cuites sont indestructibles. Outre ses colonnes, l'édifice
principal était orné intérieurement de peintures murales ; on en a
exhumé un fragment représentant un taureau à la course, sur le
dos duquel survient un homme, qui s'appuie d'un genou et saisit
la corne de sa main droite. Ces peintures étaient exécutées au pin-
ceau sur un enduit de chaux pure, sans mélange de sable : pro-
cédé curieux, signalé pour la première fois en 1870 à Santorin par
MM. Gorceix et Mamet et dont l'école française à Athènes conserve
des spécimens. Les cours en avant des deux principaux édifices
étaient ornées d'abris, que les auteurs du volume qualifient de por-
tiques, terme un peu ambitieux.
En somme, toutes les constructions intérieures de Tirynthe étaient
grossières, peu consistantes et peu durables. Si les blocs de la for-
tification étaient dressés et travaillés à la scie, on s'étonne que les
habitations fussent si médiocres, que l'on se contentât de piliers de
bois et de murs faits de terre délayée avec de la paille. Les prétendus
palais des vieilles acropoles asiatiques n'étaient pas plus luxueux;
mais les murs d'enceinte étaient faits aussi de pierres brutes, sans
aucune trace de l'outil; il n'y avait pas de contradiction. 11 y a
donc ici, au moins dans les apparences, un contraste qui demande
à être étudié. En voici un autre, qui peut s'expliquer sans doute :
les plans sont supérieurs à l'exécution. Les propylées de Tirynthe,
si grossiers qu'ils fussent, étaient faits sur un plan fort heureux ;
ce plan était si naturel et si bien conçu dans sa simplicité, qu'il est
par essence identique à celui des Propylées d'Athènes, opuvre d'un
des plus grands architectes de l'antiquité. Les deux édifices princi-
paux, surtout le plus vaste, offrent aussi un plan qui se retrouA'B
dans tout le monde hellénique, à toirtes les époques de l'art ; c'est
celui des temples. Enfin, les hangars ou abris autour des espaces
découverts sont du même type que les portiques des temps posté-
LES FOUILLES DE TIRITNTHE. 95
rieurs et en contiennent l'idée mère. On voit, par ces exemples,
que l'art devançait le métier ; l'architecte concevait des plans que
la main-d'œuvre ne réalisait qu'imparfaitement. C'est cette insuffi-
sance de l'exécutant et de l'outil qui probablement explique aussi
la première de ces contradictions. On faisait le nécessaire pour
construire une forteresse solide et impossible à escalader. Quant
aux constructions intérieures, on y consacrait moins de temps et de
dépenses; on s'y contentait du bois, de la brique crue ou mal cuite
et des terrasses, c'est-à-dire de matériaux médiocres, sauf à les re-
hausser par des enduits et par des peintures appropriées.
Les fouilles de Tirjnthe ont sans doute été bien faites. Je regrette
pourtant qu'on ait fait disparaître de l'acropole une petite église by-
zantine déjà ruinée. Comme les chrétiens d'autrefois bâtissaient
ordinairement, sinon toujours, leurs chapelles «ur les points déjà
consacrés par des reb'gions païennes, celle-ci était l'unique témoi-
gnage qu'un ancien culte eût existé sur cette acropole. A quel saint
cette chapelle était-elle dédiée? C'est encore un point qu'il eût été
bon d'élucider, s'il est possible; car le saint moderne répond le
plus souvent à l'ancienne divinité du lieu. Ici nous la connaissons,
cette divinité : c'était Hercule ; la tradition le faisait naître à Tirv nthe ;
c'est d'ici qu'il partait pour accomplir ses travaux. Il y a là toute
une légende des plus curieuses, légende qui se lie à une grande
portion de la mythologie gi^ecque et revêt dans tous ses détails un
caractère solaire bien marqué. Nous ne voulons pas entraîner nos
lecteurs dans les dédales infinis des anciens mythes. Nous rappelle-
rons seulement que toutes les histoires locales de la Grèce com-
mencent par des légendes mythologiques ; les dieux païens sont les
personnifications des forces de la nature, de ses phénomènes, de ses
lois; les héros ou demi-dieux sont des formes secondes des grandes
divinités. C'est là un principe de science qui semblait n'avoir plus
besoin de démonstration. Si l'on veut savoir à quoi s'en tenir sur
les légendes de Tirynthe, on peut étudier les tableaux généalogiques
dont le savant Heyne a fait suivre son édition d'Apollodore. On y
verra que Persée, petit-fils du Jour, est un personnage solaire,
comme Hercule; que son oncle Prœtus, prétendu fondateur de Ti-
rynthe, est un mythe solaire. On s'assurera, par une simple analyse
linguistique, que les Cyclopes sont des êtres dérivés du dieu-soleil
et que la Lycie, d'où ils sont venus, est le même séjour de la lumière
que celui où Persée voyageait sur un cheval ailé. Ces forts Cyclopes,
nous savons leurs noms : ils s'appelaient Argès, Stéropès et Brontès,
ce qui veut dire en bon grec Éclair, Foudre et Tonnerre. S'ils ont
été des hommes réels, il faut avouer que leurs parrains leur avaient
agréablement choisi des noms ; à moins que ceux de Tirynthe n'en
aient porté d'autres, comme Poh^hème l'Illustre, Hyperbios le
96 REVUE DES DEUX MONDES.
Très-fort. Ce sont là de charmantes frivolités, comme les Grecs en sa-
vaient dire. Mais comment est-il possible, au point où en est la
science, qu'on ait pris ces légendes à la lettre et qu'on ait examiné
sérieusement, en comparant les vieilles constructions, si les Gy-
clopes de Tirynthe étaient réellement venus de chez les Lyciens
d'Asie-Mineure ?
M. Schliemann permettra aussi à ses lecteurs de ne pas voir des
palais dans les constructions supérieures de Tirynthe. Il sait, comme
nous, que VOdyssée est un roman et la demeure d'Alcinoiis un pa-
lais des Mille et Une nuits. Quant à V Iliade, est-ce donc un évan-
gile? Non, puisqu'elle contient des erreurs, par exemple, au sujet
du fer. C'est un procédé empirique, et qui n'a rien de scientifique
en lui-même, de recueillir çà et là des textes dans les épopées et
ailleurs et de les grouper de manière qu'ils s'appliquent à des ruines
données. Car on les adapterait aussi bien à un palais de Pompéi,
même à une grande maison de Paris ou de Berlin. Je n'attache au-
cune importance aux dénominations données par les collaborateurs
de M. Schliemann aux constructions de Tirynthe. Pour eux, le plus
grand édifice, c'est le mégaron des hommes, l'autre est le mégai-on
des femmes, les petites pièces éloignées sont le mykhos ou lieu re-
tiré, affecté à différons usages. Enfin, on construit par ce procédé
tout un système d'interprétation, dans lequel une seule chose ne
trouve pas de place : cette chose oubliée , c'est le dieu. Mais où
donc en Grèce sont les acropoles dépourvues de dieu ? Il y avait des
temples, des autels, des sanctuaires sur les montagnes et les col-
lines, aux sources des ruisseaux, le long des rivières, sur les pro-
montoires, dans les ports, partout enfin. Hercule seul, à deux pas
de Lerne, eût été omis aux lieux mêmes où il avait eu son berceau !
Cela n'est point conforme au génie grec, et la chapelle démolie est
une preuve qu'un culte avait existé sur l'acropole tirynthienne. Plus
on y pense, plus on se persuade que le bâtiment central, dont le
plan est celui d'un temple, dont les murs sont plus épais que tous
ceux des salles voisines et dans lequel on a trouvé une peinture
murale figurant un homme qui maîtrise un taureau, était bien ce
temple d'Hercule, exigé par les idées religieuses des anciens. L'édi-
fice voisin était aussi un temple; les salles existant à droite et à
gauche pouvaient servir au culte, aux seigneurs peut-être, à leur
famille et même aux défenseurs de la citadelle. Mais que l'acropole
ait été occupée par un prince et qu'un hobereau ait pris la place
d'un dieu, cela est difficile à accepter.
Je n'appellerai plus l'attention du lecteur que sur un point ca-
pable de soulever aussi la controverse. Depuis longtemps, personne
n'admeltiiit plus la réalité des Cyclopes et l'on nommait pélasgiques
les forteresses qu'on avait qualifiées auparavant de cyclopéennes.
LES FOUILLES DE TIRYNTHE. 97
Comme les Pélasges avaient occupé la Grèce et les îles avant l'arri-
vée de leurs congénères aryens, les Hellènes, on pensait que ces
Pélasges avaient dû se fortifier dans le pays, soit les uns contre les
autres, soit contre les envahisseurs venant de la mer. Beaucoup de
traditions locales appuyaient cette induction; à Athènes même, la pri-
mitive enceinte de l'acropole portait le nom de Pélasgicon. Le nom
de ces Pélasges ou Pélasdes se lisait, sous la forme de Pelesta, dans
des inscriptions hiéroglyphiques du temps deThoutmès III, plusieurs
sièicles avant la guerre troyenne. On les retrouvait au temps de
Ramsès II, du grand Sésostris, à la tête d'une vaste confédération
de peuples ar^^ens, répandus dans la Grèce, sur les rivages d'Asie
et dans les îles. On savait qu'aux temps héroïques les Pélasges
avaient pris un grand empire sur la mer, qu'ils y avaient fait con-
currence aux Phéniciens et avaient fini par les supplanter. On savait
que, sous le nom de Philistins, en 1254, les Pélasges crétois avaient
anéanti Sidon et que Tyr, seconde capitale des Phéniciens, n'avait
été fondée qu'en 1209. Enfin lors de l'invasion dorienne, un peu
postérieure aux faits de V Iliade, les Phéniciens n'occupaient plus
que trois îles, Thasos, Milo et Théra. Les peuples de race aryenne
l'avaient emporté sur tous les points.
D'autre part, on avait toujours vu dans les Phéniciens un peuple
de marchands faisant le commerce par mer. Ils avaient des comp-
toirs sur tous les rivages de la Méditerranée ; M. Schliemann prend
la peine d'énumérer tous leurs établissemens. On se défiait d'eux,
parce qu'ils trompaient sur la marchandise et enlevaient les o-ar-
çons et les filles ; Homère en est témoin. Ils n'étaient pas conqué-
rans et ne pénétraient guère dans l'intérieur des terres. A quoi
bon? Les hommes recevaient de main en main les produits loin-
tains et l'échange se faisait sur les bateaux. Les Phéniciens ne col-
portaient pas seulement les produits de leur pays ; ils faisaient une
sorte de cabotage d'un port à un autre, de sorte qu'à l'extrémité
de leur course ils n'avaient pour ainsi dire plus de marchandises
phéniciennes dans leur navire. Même dans les pays où ils sont de-
meurés le plus longtemps, les fouilles mettent au'^jour des produits
dont l'origine phénicienne est bien difficile à démontrer. Ainsi l'île
de Kimolos a fourni à celle de Théra des poteries qui n'ont rien
d'asiatique et dont les analogues se trouvent aussi ailleurs. Il se
peut que ses vases aient été transportés par des navires phéniciens ;
mais ils ont pu l'être aussi bien par des Pélasges, même avant
l'époque reculée où Théra s'effondra sous la mer. C'est pourquoi,
en matière de provenance et jusqu'à plus ample informé, le scep-
ticisme est la première vertu de l'archéologue.
Supposons néanmoins, ce qui n'est pas, que les poteries de
TOME LXXIV. — 1886. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Théra, de Rhodes, de Cypre, de Tirynthe et de cent autres sites
méditerranéens soient d'origine phénicienne. Le pkis qu'on en
puisse conclure, c'est que le commerce phénicien était fort étendu
et que la Phénicie avait de grandes fabriques de poterie. Mais de
la présence de ces vases sur tant de points conclure que les Phé-
niciens ont occupé tous ces pays et qu'ils y ont construit les forte-
resses dites cyclopéennes, c'est conclure sans preuve et franchir un
abîme ; car c'est un principe de critique en ces matières, que des
objets mobiliers on ne peut passer aux constructions et d'un com-
merce local déduire la possession de la contrée. On doit pousser le
doute encore plus loin : les Phéniciens auraient par exemple occupé
la Sicile et y auraient bâti une forteresse dans le genre cyclopéen,
en déduira-t-on qu'ils ont bâti toutes les forteresses du même
genre? Ce raisonnement du particulier au général est inadmissible ;
il rappelle ce voyageur qui, ayant été mordu d'un chien sur les
bords de l'Ilissus, en concluait que l'ilissus est tout infesté de
chiens et qu'il n'y faut pas aller ; en réalité, l'Ilissus est garni de
lauriers-roses et de fleurs.
Il est donc probable que, même après les heureuses fouilles de
ces deux dernières années, Tirynthe continuera d'être tenu pour
une forteresse pélasgique et les Phéniciens pour des marchands
colporteurs, non pour des constructeurs de forteresses. Il foudra
bien tôt ou tard que les hypothèses hasardées, qui alternent comme
les saisons, soient enfin soumises à l'examen de savans à la fois
archéologues et linguistes, versés également dans la connaissance
des langues sémitiques , des langues aryennes et des choses de
l'Egypte. Ils pourront donner le vrai sens des mythes et des lé-
gendes et rendre à chaque race d'hommes, à chaque peuple, ce qui
lui appartient légitimement dans le passé. Alors ces savans feront
œuvre de science. Mais tant qu'on ne regardera qu'un côté. des
choses, on courra le plus grand risque de se tromper par exclu-
sion. Nous pouvons déjà dire, à l'encontre de ceux qu'on nomme
« scmitisans, » que presque tous les mythes et les légendes des
pays grecs sont d'origine aryenne et s'expliquent par les langues,
les mythes et les légendes de la race aryenne. On alfronte les plus
grandes chances d'erreur si l'on s'écarte de ce principe. Encore
faut-il que les « aryanisans » prennent la peine de tirer parti de
leur savoir et appliquent la linguistique à la mythologie, comme on
a appliqué l'algèbre à la géométrie pour le plus grand iH'iH'fice de
toutes les sciences.
Pour toutes ces raisons, beaucoup d'assertions énusos dans le
livre de Tirynthe sont ou contestables ou tout à fait inadmissibles.
Le principal auteur n'en a pas moins fait nue œuvre aussi louabl<
que les précédentes. Ses collaborateurs et sans doute aussi lui-
LES FODILLES DE TIRYNTHE. 99
même ont cru rendre à la lumière un palais homérique comme celui
d'Alcinoos; ils en ont été si persuadés qu'ils l'ont annoncé dans le
titre même de leur ouvrage. L'interprétation est toujours libre tant
que la démonstration n'est pas faite, et nous croyons qu'ils se sont
trompés, qu'il n'y a pas là une demeure princière, mais un groupe
de constructions afférentes au culte héroïque d'Hercule. Pour nous,
le mythe servant de base à ce culte est solaire ; les princes tinn-
thiens et les cyclopes appartiennent à la m^^hologie. De plus, le
mythe argien d'ilercule est étranger aux religions sémitiques. Ni la
forteresse, ni les édifices intérieurs ne sont Toeuvre des Phéniciens ;
nous croyons avec l'antiquité que les murs ont été élevés par les
Pélasges et que les autres constructions l'ont été soit par les Pé-
lasgès, soit même par les Hellènes. Nous n'affirmons rien néan-
moins et nous nous tenons sur la réserve jusqu'à ce que ces diffi-
ciles problèmes soient méthodiquement élucidés.
Mais nous louons sans réserve M. Schliemann, non seulement de
ce qu'il continue chaque année de consacrer à ces recherches coû-
teuses une partie de ses revenus, mais de ce qu'il a soin d'en pu-
blier les résultats dans d'excellentes conditions typographiques. Sa
passion avouée pour Homère l'a conduit à porter ses efforts sur les
villes que les lettres et les arts de la Grèce ont le plus illustrées.
Troie et Mycènes sont les points culminans de l'épopée antique ; on
ne les connaissait pas, on les supposait tout autres qu'elles n'étaient
en réalité. Aujourd'hui on les connaît. A Mycènes, on a même re-
trouvé dans leurs tombeaux toute une famille de princes et de
princesses avec leurs armes, leurs diadèmes et leurs parures. Les
fouilles de Tirynthe étaient un complément naturel de celles de
Mycènes ; elles ont résolu certains problèmes d'architecture primi-
tive ; elles ont mis l'Argolide en rapport avec plusieurs autres points
de l'ancien monde, notamment avec les îles de l'Archipel et, par
elles, avec l'orient de la Méditerranée. Elles ont établi par une
preuve nouvelle que l'âge appelé héroïque est celui que, dans une
autre branche d'études, on appelle l'âge du bronze. Réunies à
d'autres fouilles, exécutées ailleurs et sans le concours de M. Schlie-
mann, elles permettent de penser que cet âge, fort ancien en
Egypte, a duré en Grèce jusqu'à l'invasion dorienne, et de suppo-
ser que la supériorité mihtaire des Dorions fut due à l'usage du
fer, qu'ils connaissaient. Ainsi se forme un réseau de faits qui,
dans quelques années, se changera en une histoire suivie. Chaque
découverte, petite ou grande, est comme une de ces innombrables
épingles que les dentellières disposent sur leur métier; l'ouvrage
qui en sort est une merveille.
Emile Buçnoçf.
LES
SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES
ET
LA CONQUÊTE DE L'AFRIQUE DU NORD
II n'y a pas dans le mondé arabe d'institution politique qui n'ait
pour base la religion. L'école et le tribunal sont dans la mosquée;
le peuple ne se compose pas de citoyens, mais de fidèles ; les hordes
qui s'opposent à nos conquêtes ne recrutent pas des volontaires,
mais des croyans ; la guerre ne fait pas de ces croyans des soldats,
mais des fanatiques ; c'est l'étendard seul du Prophète qui peut
conduire à la victoire un musulman. Ainsi, les sociétés secrètes
auxquelles nous avons consacré cette étude et dont l'action poli-
tique est pour nous si importante à connaître, pourraient toutes,
sans exception, être prises pour les institutions les plus louables ;
elles sont toutes des ordres pieux, des congrégations charitables.
Ces ordres prennent de jour en jour un développement plus
étendu. Tandis que, par tous les points du littoral, l'Europe envahit
avec éclat l'Afrique, l'entame bruyamment par le rivage, le flot du
fanatisme se pousse silencieusement au cœur même de ce continent
immense et le submerge déjà en grande partie ; deux conquêtes
rivales s'y avancent simultanément, mais par des moyens bien dif-
fôicns : nous montons à l'assaut; l'islam, au contraire, se répand
comme fait l'huile sur une étoffe.
Les sociétés secrètes organisent la propagande : elles s'en char-
gent, elles luttent entre elles h qui réussira le plus vite ; elles ont
chacune leurs voles, leurs caravanes, leurs mandataires, et si ce
LES SOCIETES SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 101
n'est pas l'une, c'est l'autre qui a converti déjà la plupart des peu-
ples païens des régions équatoriales. Il convient donc de les con-
naître, quelles que soient dans l'avenir nos ambitions coloniales, qu'il
s'agisse pour nous de continuer à conquérir ou simplement de con-
server. — Un séjour de plusieurs années dans l'Afrique du isord m'a
permis sinon d'arriver à ce résultat, — ces sociétés ne sont complète-
ment connues de personne, — au moins de dégager d'un véritable
chaos de faits quelques idées. Les sectes dont il s'agit, sectes sans
nombre, sont insaisissables; elles n'ont pas de frontières: leurs
adeptes sont presque toujours occultes vis-à-vis de nous et souvent
nomades ; elles se manifestent par intermittences, se propagent
irrégulièrement, traversent des déserts, semblent se perdre, puis re-
paraissent à l'improviste sur un point éloigné ; elles se fondent avec
d'autres, se croisent, se ramifient, déguisent leurs doctrines, chan-
gent de nom.
Pour présenter ces quelques idées avec une utilité pratique, dans
l'espoir que nos officiers et nos administrateurs en Afrique pourront
en tirer parti dans leurs relations avec les Arabes, nous établirons
dans cette étude, au risque de nous attirer des critiques, une clas-
sification. Celle que nous avons adoptée est très simple, elle se ré-
sume en peu de lignes : classer oblige à des sacrifices ; nous avons
élagué, dans cette forêt vierge d'ordres qui se sont entés les uns sur
les autres, ceux qui nous paraissent les moins importans. Après ce
premier travail négatif et qui ne se trahit au lecteur que par l'ab-
sence d'un très grand nombre de pages remplies de noms arabes,
nous allons jusqu'à réduire toutes les sectes à une seule : les ka-
drya. — Nous arriverons ainsi aux dérivés des kadrya, dérivés plus
connus que la secte mère et plus influons : à cet ordre célèbre des
chadelya-derkaoua, puis aux taïbya répandus surtout au Maroc,
aux aïssaoua connus des voyageurs, aux rahmanya dont la filiation
est incontestable, et pour finir, suivant une énumération chronolo-
gique, aux tidjanya nos alliés et aux senoussya nos adversaires les
plus nombreux et les plus redoutés.
Cette classification a l'inconvénient de n'être pas parfaite : mais
sans cette classification, le sujet aurait l'inconvénient d'être incom-
préhensible, ce qui est pire. Les lecteurs qui voudraient des don-
nées plus complètes, les plus sûres et les plus consciencieuses qui
aient été publiées sur ce sujet, les trouveront dans un ouvrage de
M. le commandant Rinn (1). J'ai puisé dans ce livre le complément
et la confirmation des renseignemens que j'avais recueillis. Ces ren-
(1) Marabouts et Khouan. — Étude snr l'islam en Algérie, par Louis Rinn, chef de
bataillon d'iafanierie hors cadres , chef du service central des affaires indigènes à
Alger, 1 vol. in-8", 1884; Adolphe Jourdan. Ace Tolame est jointe ane carte.
102 REVDE DES DEUX MONDES.
seignemens pour la plupart m'ont été fournis par un de nos officiers
les plus distingués de l'armée d'Afrique, M. le commandant Goyne,
dont bien des voyageurs ont éprouvé l'inépuisable bienveillance et le
savoir si étendu, par M. le commandant du génie L. Breton, offi-
cier supérieur qui faisait tant honneur à notre armée, et par l'infor-
tuné consul général d'Allemagne à Tunis, l'explorateur Nachtigal,
qui vient de mourir à la peine et que nous-mêmes, Français, avons
p'euré.
I.
Les excès des premiers khalifes avaient provoqué dans l'islam des
schismes au développement desquels les musulmans restés ortho-
doxes durent s'opposer de toutes leurs forces et par tous les moyens
en leur pouvoir. Déjà, comme s'ils prévoyaient ces divisions, les dis-
ciples mêmes du Prophète s'étaient unis en formant une association
mystique qui est la base des ordres religieux et qui est bien connue
sous le nom de soufisme : la traduction la plus exacte de ce mot
est l'ascétisme.
« Le soufisme, dit M. Rinn, n'est ni un système philosophique,
ni une secte religieuse, c'est une manière de vivre dans un état de
pureté parfaite; il ne comporte ni dogme ni règle fixe, ni raison-
nement, ni démonstration, il n'est ni musulman, ni chrétien, ni
indien. » — « Il ne s'apprend pas de tel ou tel, mais de la faim et
du renoncement. » C'est le mysticisme poussé jusqu'à l'anéantisse-
ment en Dieu : saint Antoine, saint Siméon Stylite sont des sou-
fistes. 11 y a, bien entendu, dans le soufisme tous les degrés, depuis
la contemplation, l'extase, jusqu'à l'hystérie, comme il y a parmi
ses adeptes des rêveurs, des paresseux, des saints, des malades,
des fous.
Les croisades fortifièrent l'union des orthodoxes et les détermi-
nèrent peut-être à organiser leur propagande. C'est, en effet, à la
fin du XI* siècle que Sidi Abd-el-Kader el Djilani fonda son ordre.
(470 de l'hégire, 1077-78 de J.-C). Sa doctrine n'eut toutefois aucun
caractère militant.
Abd-el-Kader el Djilani ou Ghilani était un saint, un de ces
hommes qui font croire en Dieu parce que chez eux la bonté, la mi-
séricorde et la piété sont surhumaines. 11 consacra ce qui n'était à
ses yeux qu'un j)assage dans ce monde à consoler ses semblables
et à donner. Plus de tristesse que de bonheur lui semblait être le
partage de la vie terrestre ; l'espoir le conduisit à celle conclusion,
qui est celle du pessimisme aujourd'hui : le bonheur est dans l'oubli
de l'existence. Pour arriver à cet oubli en môme temps que pour se
préparer le chemin du ciel, il se fit le propagateur ardent du sou-
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 103
fisme ; le nombre de ses disciples et des partisans de sa doctrine
en Asie, dans l'Inde et dans tout l'Orient est incalculable.
Les bases qu'il adopta pour fonder son ordre sont restées celles
qui ont servi à ses successeurs. Toutes les sectes ont, à peu de
chose près, depuis lors, le même mode de constitution, sont orga-
nisées suivant les mêmes principes, et observent les mêmes règles
générales que celles des Kadrya, avec autant de divergences pour-
tant qu'il en peut exister entre les apôtres d'une même doctrine
quand ces apôtres se multiplient avec le temps dans le monde en-
tier, et qu'il devient, par conséquent, chaque jour plus difficile de
savoir s'il ne se cache pas derrière des hommes pieux des intri-
gans. Bien des sectes ont été inspirées ainsi par des ambitions po-
litiques et ont dégénéré en instrumens de tyrannie ou de résis-
tance.
La première préoccupation d'un chef d'ordre est de rester ortho-
doxe, de ne pas paraître fonder un schisme ou se rattacher à un
schisme existant, car les mécontens que soulève infailliblement son
apparition ne manqueront pas, s'il n'y prend pas garde, de para-
lyser l'effet de sa propagande en le dénonçant comme schismatique
ou, ce qui revient au même, ouahbite, comme on disait, chez nous,
schismatique ou calviniste. Âbd-el-Kader el Djilani affirma la correc-
tion de sa foi ; il établit ce que les musulmans ont appelé sa chaîne
d'or, c'est-à-dire une filiation qui faisait remonter la source de son
enseignement jusqu'à Mohammed. Ainsi, chaque fondateur publie
sa chaîne, la généalogie de ses ancêtres spirituels, qu'il transmet à
son successeur. Chaque nouveau chef ajoute son nom au commen-
cement de cette liste qui figure en tête des brevets donnés aux mem-
bres de l'ordre, à ceux qu'on appelle khouan, frères, par exemple :
« Moi, l'impuissant et le faible, le pauvre devant Dieu, le serviteur
des pauvres, si Sliman el Kadri ben Sidi Moustapha Sliman beu
Sidi..., fils de..., fils de..., fils de l'étoile polaire de l'existence, de
la perle blanche du guide dans la religion, du préféré de Dieu, de
l'imam, l'étoile des étoiles, le pôle des pôles, l'axe du monde, le
recours suprême des affligés, le refuge, le Sauveur, l'élu, le choisi,
le meilleur, l'intermédiaire obligé entre le monde et le ciel, Sidi
Abd-el-Kader el Djilani, dont le cheik fut l'étoile des savans,.. dis-
ciple de,., ainsi jusqu'au père des hommes, Adam, lequel fut créé
avec de la boue. »
J'ai entre les mains une de ces énumérations d'une calligraphie
remarquable et qui ne mesure pas moins de deux mètres de petit
texte : le khouan porte ce brevet roulé dans un étui de fer-blanc
avec son chapelet et quelques reliques. M. Rinn reproduit un de
ces arbres généalogiques.
Souvent, pour ajouter plus de force à cette chaîne, le fondateur se
104 REVDE DES DEUX MONDES.
donne comme inspiré de Dieu : il a été témoin d'un miracle, il a
été choisi pour recevoir d'en haut « la révélation ; » mais les mu-
sulmans éclairés ne se contenteraient pas de cette investiture divine
invoquée par un novateur qui ne ferait pas connaître les origines
scientifiques de sa doctrine. La révélation augmente le prestige du
chef de secte, la chaîne seule le justifie : elle est la base de son
enseignement, son acte de foi.
En même temps que la chaîne, le fondateur rédige, s'il ne l'a pas
reçu directement par la révélation, ce qu'on appelle un deker ou
dikr, — une formule, une courte prière qui distinguera son ordre
entre tous, qui permettra aux adeptes de se reconnaître les uns les
autres : c'est un signe ou un mot de ralliement, tel que : a II
n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, » ou simplement : « Dieu ! » ré-
pété un certain nombre de fois. Le plus souvent, le deker contient
plusieurs invocations laconiques combinées de telle sorte que toute
confusion soit impossible. Aussi, on ajoutera aux mots précédens
qu'il faudra dire cent fois ceux-ci : « Je demande pardon à Dieu, le
souverain maître, la justice! » puis, « Dieu me voit. » On devra
prononcer ces mots dans des postures, avec des intonations rigou-
reusement déterminées. Un deker est généralement composé au-
jourd'hui de dekers empruntés à d'autres sectes et modifiés : c'est,
avec la chaîne, un moyen d'aiïirmer cette orthodoxie dont il ne faut
pas s'écarter. Senoussi passe pour avoir adopté quarante et même
soixante-quatre dekers différons. — Le deker ne se confond pas
avec la prière.
Avant même d'avoir arrêté la forme de son deker et tous les
anneaux de sa chaîne, le fondateur peut commencer ses prédica-
tions : s'il réussit, si sa parole trouve de l'écho, il s'entoure de
fidèles auxquels il communique ses plans d'organisation; il con-
struit généralement, sur le produit des offrandes et des quêtes, ou
il s'approprie une zaouïa, mosquée, séminaire, école, maison mère
de l'ordre, où il se fixe, d'où il donne ses directions tout en y con-
tinuant son enseignement. Les succursales se multiplient en pro-
portion de l'importance de la confrérie et conservent ce nom si
répandu de zaouïa. Le chef prend le titre de grand-maître ou
cheik et désigne souvent, de son vivant, son successeur, lequel
devient « le khalifa du cheik, » ou, par extension même, le cheik.
Si ce successeur est très jeune, il lui choisit des tuteurs, des maî-
tres, de façon à ce que l'ordre ait toujours, en même temps qu'un
chel , un directeur effectif et capable. Dans certains cas, le cheik
confie aux jnokuddcms, réunis en assemblée, l'élection de ce suc-
cesseur. Les mokaddems sont les apôtres, les envoyés, les ministres
du cheik : c'est avec eux surtout que sont en rapport les khouans,
à eux qu'ils paient leurs cotisations, apportent les offrandes, de-
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 105
mandent la baraka, l'absolution et la bénédiction du cheik. Le mo
kaddem enseigne la doctrine de l'ordre, reçoit le serment de dis^
crélion et d'obéissance des membres postulans; il leur révèle le
deker, les initie. Comme le cheik, il se fixe, s'il n'est pas mokad-
dem missionnaire, dans une zaouïa ; les services qu'il peut rendre
sont en proportion de son influence ; éloquent et savant, il n'est
pas rare de lui voir acquérir une popularité qui fait de lui un véri-
table chef; d'autres mokaddems subalternes, si les khouans sont
nombreux, le secondent dans sa mission. Une ou plusieurs fois
chaque année , dans certaines villes une fois par semaine, le cheik
réunit les mokaddems dans des assemblées où il examine leur
administration, leurs comptes, nomme ou répudie un membre,
approuve ou blâme. L'assemblée dissoute, les mokaddems agissent
sur les khouans dans le sens et dans la mesure qui leur sçnt pres-
crits, leur portent des chapelets, des amulettes que certains d'entre
eux mettent sans scrupule aux enchères et vendent au plus offrant
dans l'intérêt commun ; puis ils reprennent leur propagande.
Dans la plupart des ordres, les femmes sont admises comme les
hommes. On les initie à part; leur affiliation n'en est pas moins
complète. Elles sont désignées sous le nom de kJioiuitat, sœurs :
une sœur peut exercer, pendant la minorité ou l'absence du cheik,
une sorte de régence.
L'initiation, dont nous n'avons parlé qu'à peine, change de forme,
comme le deker, avec chaque secte, et souvent même dans chaque
branche d'une secte. Elle est quelquefois précédée d'un noviciat et
rendue très lente, très compliquée ; les néophytes ne l'obtiennent
que par degrés. La première des conditions imposée, après les
épreuves très variables du jeûne, des veilles, de la mortification et
des prières, est le serment d'obéissance, obéissance passive, ab-
solue : (( être entre les mains du cheik comme le cadavre entre les
mains du laveur; » et, en effet, le cheik fait disparaître, comme
autant de souillures morales, le raisonnement, l'initiative, la pen-
sée de l'être qui se livTe à lui ; être qui devient entre ses mains
non pas un cadavre, mais un instrument aveugle que le fanatisme
peut conduire à l'excès du bien ou du mal, et dont on doit être
maître d'user et d'abuser : les kadryas n'ont jamais prêché la
guerre contre les chrétiens ni multiplié les quêtes et les contribu-
tions ruineuses, mais ils ont toujours demandé à leurs adiiérens
l'esprit de renoncement qui fortifie la discipline. Le frère doit mé-
priser la souffrance, dédaigner la grandeur et les richesses, être
prêt à la mort; la charité, l'esprit d'union envers ses semblables
lui sont commandés: « Mon enfant, dit le cheik, tu serviras tes
frères avec dévoûment; aime ceux qui les aiment, déteste ceux
qui les haïssent ; car vous ne formez tous qu'une seule et même
106 REVUE DES DEUX MONDES.
âme. » L'égalité, comme la concorde, doit régner entre tous les
serviteurs d'une même cause, entre ceux qui veulent arriver à Dieu
par le même chemin, « la tarika, Vouera, la voie, » celle que con-
naît et enseigne le cheik ; « recevoir l'ouerd , » signifie être initié.
Pour anéantir ainsi, chez un homme vivant, l'égoïsme et l'indé-
pendance, il ne suffit pas de sermons ; la nature se révolterait dans
l'inaction ; il faut tourner tous les désirs du croyant vers un but et
appliquer chaque effort de son âme et de son corps à la poursuite
de ce but : l'espoir, l'éblouissement des promesses de la vie future
peuvent seuls soutenir sa volonté dans cette lutte contre ses in-
stincts, l'absorber en une préoccupation supérieure au-dessous de
laquelle il n'est rien. L'expression de cette espérance est la prière :
à elle seule elle fortifie nos illusions et trompe notre activité au
point de ravir l'homme à lui-même ; elle devient l'acte capital de
la vie ; elle exalte et console ; elle est le recours, le soulagement,
la force; elle assure le pardon: « elle efface les péchés comme
l'eau fraîche éteint le feu ardent. » Le novice doit apprendre des
prières sans nombre, et qu'on lui enseigne plus abstraites au fur et
à mesure qu'il est plus instruit; non pas de longues oraisons,
mais le plussouventde courtes phrases, — « la foi est d'autant plus
pure que la prière est plus simple, » — quelques paroles dont le
croyant se pénètre et qu'il répétera depuis cent, cinq cents, mille,
jusqu'à dix mille fois par jour. En les disant, il devra observer dans
son attitude des règles strictes pour provoquer plus vite ce délire
de l'épuisement qui lui fait perdre connaissance ou qui se manifeste
par quelque cri de transport comme celui-ci : « Mon Maître, il n'y a
de divinité que toi ; pardonne-moi ! Que ta louange soit proclamée 1
J'étais une créature inique : 0 Dieu! ô Grand! ô Immense! ô Sage!
ô Savant ! qui entends, qui vois, qui as la volonté ! 0 puissant ! ô
vivant! ô miséricordieux! ô clément! 0 toi qui es Lui, Lui, Lui!
0 Lui! 0 premier! ô dernier! 0 toi qui parais, qui es caché! Que
le nom de mon Maître soit de plus en plus béni I »
La prière doit être un élan de l'homme vers Dieu : « Élevez votre
âme jusqu'à Dieu en la purifiant; ne demandez pas à Dieu de des-
cendre dans votre âme, » telle est la belle formule des sectes mys-
tiques; il ne faut pas attendre Dieu, mais aller à lui par la vertu,
par l'effort de toute notre vie; car « notre cœur, disent les sou-
fites, quand il ne sera plus enchaîné par les passions, montera vers
Dieu. »> Aussi la prière est-elle rarement intéressée : l'homme qui
s'est voué à Dieu s'abandonne à lui ; il n'appelle sa miséricorde
que sur ses frères.
11 va de soi que des principes aussi purs souffrent de fréquentes
altérations, et que la prière très égoïste, la requête franchement
naïve, trouvent leur place dans les oraisons; je n'en veux pour
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 107
preuve que cette invocation : « Mon Dieu, ne me donnez que des
enfans mâles et faites que mes bestiaux ne produisent que des
femelles 1 » De même, le caractère élevé des règles que la plupart
des chefs d'ordre ont laissées après eux n'empêche pas toujours la
discorde de se mettre entre les disciples, et ces disciples ou leurs
mandataires de commettre de graves, de honteux abus.
Le budget de chaque secte est, comme on pense, des plus arbi-
traires : nul ne connaît le détail des dépenses ; et, quant aux re-
cettes, il en est d'elles comme de l'impôt en Orient, elles sont trop
souvent perçues par bien des mains. Chaque frère doit sa cotisa-
tion ou ziara, une somme fixe dont le paiement est obligatoire pour
tous. Il arrive que plusieurs mokaddems, parmi lesquels il faut
renoncer à savoir quels sont les imposteurs, se présentent pour la
réclamer ; en outre, ils demandent aux fidèles, sous forme de difja
ou hiidia, des dons, des offrandes sans fin. Ces quêtes ont été pous-
sées à un tel excès, en Algérie, que M. Albert Grévy avait cru devoir,
mais en vain, les interdire en les assimilant à des actes de men-
dicité.
En principe, les cotisations doivent être levées avec discrétion
et envoyées scrupuleusement à la maison mère, à Bagdad, par
exemple, s'il s'agit des kadryas. On comprend que, dans un si long
trajet, il reste de l'argent en route, s'il est vrai surtout, comme
disaient avec philosophie les Tunisiens, que les percepteurs de de-
niers publics aient tous un trou dans la main ,
II.
Les chadelya ou chedoulya sont les dérivés les plus directs, les
plus purs des kadrya : ils ont conservé de la doctrine tout ce
qu'elle avait de mystique et d'élevé. Si Ahsen ali Chadeli, né au
Maroc en 571 de l'hégire (1175 de J.-C), avait eu pour maître un
élève d'Abou Médian, leqpiel fut l'ami et le disciple d'Abd-el-Kader-
el-Djilani. Cet Abou Médian avait déjà répandu dans tout le sud de
l'Espagne, à Séville, à Gordoue, puis dans le Maghreb, à Bougie,
l'enseignement de son vénéré contemporain; Chadeli n'était âgé
que de vingt-deux ans quand la mission de continuer sa propa-
gande lui fut confiée. Très populaire à Tunis, où il fit ses débuts,
puis au Caire, où il s'établit, sa vie fut un pèlerinage presque inin-
terrompu ; il mourut sur le chemin de La Mecque, quelques jour-
nées avant d'atteindre Souakim, à Homaïthara, où son tombeau,
comme celui d'Abd-el-Kader à Bagdad, attire chaque année de nom-
breux fidèles. Depuis sa mort, dit M. Rinn, ses doctrines sont invo-
quées par presque tous les ordres modernes , et sa notoriété est
telle que souvent les musulmans le désignent comme la souche
lOS REVUE DES DEUX MONDES.
d'ordres qui existaient avant lui. Ses [nombreux adeptes devin-
rent autant de chefs de groupes qui ont pris soit son nom, soit
celui de son maître, soit le leur même : ainsi, les disciples si nom-
breux de Mouley el Arbi ben Ahmed ed Derkaoui, continuateurs,
après six cents ans, du chadelisme, se sont appelés derkaoua. Il en
résulte une grande confusion à laquelle il faut prendre garde : les
derkaoua sont des chadelya, lesquels, comme les madanya, sont
des kadrya. On les réunit, toutefois, sous la dénomination très
juste de « sectes mystiques » ou « sectes mystiques pures, » par
opposition à quelques-unes de celles que nous énumérerons plus
tard et qui ont modifié plus ou moins profondément les règles de
l'ordre originel.
Le premier devoir des kadrya était la simplicité, la bienfaisance;
celui de leurs continuateurs est l'abnégation, l'éloignement des
honneurs : « éviter la société des grands, des hommes qui exer-
cent le pouvoir; » vivre hors de toute ambition terrestre, étranger
aux intérêts politiques. Ils reprennent les traditions qui leur ont été
léguées et les raffinent ; ils simplifient sensiblement le culte et rédui-
sent le plus possible ses manifestations extérieures : l'idéal du pieux
derkaoua est la contemplation de Dieu dans l'isolement, par la ré-
flexion, s'il en est capable, ou par les prières prolongées. Par la
force de l'hallucination, ce cœur qui s'éloigne du monde se trans-
forme, il est celui qui prie, il est la mosquée, il est Dieu même.
Ces différentes branches d'un même ordre sont donc, au point de
vue de notre occupation de l'Algérie, respectables et inodensives :
malheureusement rien n'empêche un derkaoua de s'affilier à d'au-
tres sectes dont les tendances, adroitement déguisées à ses yeux,
sont ambitieuses et militantes. On me citait ainsi la secte mystique
de Si Moussa bou Amar, ami de Senoussi : il recruta la plupart de
ses adeptes parmi les derkaoua de la province de Gonstantine et
de la régence, et n'en fut pas moins un de nos ennemis les plus
acharnés. Nous verrons dans quelle mesure il a contribué à l'orga-
nisation des senoussya. Il fut en Algérie le promoteur de la révolte
de 1838 et de l'insurrection de 18A8-A9, qui ne se termina qu'avec
sa mort. La résistance terrible qu'il nous opposa, retranché au Zi-
ban, dans cette oasis de Zaalcha, dont le siège est célèbre, montre
assez à quels excès héroïques le mysticisme pur peut conduire ; il
avait avec lui 937 hommes : 937 hommes périrent. — De notre
côté, nous avions perdu 4,000 soldats. — Sidi Moussah avait consti-
tué une administration occulte de sa secte sur des bases très sim-
ples, mais qui accusaient, en même temps qu'une haine profonde
des chrétiens, une rare habileté : cette administration était pareille
à la nôtre; où nous nommions un caïd, Sidi Moussah envoyait
un cheik, chef spirituel et politique, dont la mission devait tout au
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 109
moins neutraliser celle du caïd officiel : parfois ce cheik n'était autre
que le caïd lui-même, dont nous avions ignoré en l'investissant les
redoutables attaches. Cette secte, très surveillée, ne compte d'ail-
leurs que peu d'adhérens, et toutes les ramifications des chadelya,
heureusement, ne se sont pas écartées, comme elle, des règles paci-
fiques de cet ordre : celles que nous allons faire connaître ont pris
toutefois un développement et une indépendance qui nous obligent
à donner à chacune d'elles sa place à part.
L'ordre des taïbya, dont les doctrines sont restées chadeliennes,
mais se sont accentuées dans un sens peu favorable au monde chré-
tien, passe pour avoir une organisation supérieure à celle de tous
les autres ; comptant peu d'adhérens en Algérie, si ce n'est dans la
province d'Oran, et encore moins en Tunisie, il doit son origine à
des considérations politiques plus qu'à une conviction religieuse : il
a été constitué au Maroc pour venir en aide au gouvernement du
sultan.
Le chérif d'Ouazzan, Mouley Taïeb, qui fonda l'ordre dans la se-
conde partie du xvii^ siècle (1089 de l'hégire, 1678-79 de J.-C),
descend de Mouley Idi'is ben Abdallah ben Haam, fils du calife Ali
ben Abou Taleb et fondateur de la dynastie marocaine des Idricites.
Il releva de sa popularité et de son prestige l'autorité fort compro-
mise du sultan son parent ; grâce à son appui, celui-ci put gouver-
ner des sujets jusqu'alors à demi rebelles. De son côté, le sultan
exagérait à dessein le pouvoir spirituel du chérif; pour donner à la
multitude une marque éclatante de sa déférence, il l'éleva à ses cô-
tés, s'inclina devant lui, alla jusqu'à recevoir de ses mains l'investi-
ture. Ces concessions étaient habiles : elles étaient nécessaires; au-
cun pouvoir n'eût pu se maintenir au Maroc si le despotisme de la
foi n'avait pas abaissé devant le trône des hordes belliqueuses qui
ne demandaient qu'à tenir le pays en état d'anarchie, et changé des
barbares non-seulement en croyans , mais en sujets. Propager la
discipline d'un seul et même ordre au Maroc, c'était modifier en-
tièrement les mœurs de ses habitans, substituer au désordre l'es-
prit de soumission; c'était le moyen non-seulement d'obtenir la
paix, mais de percevoir des impôrs, de constituer l'état. Avec quelle
perfection Mouley Taïeb sut grouper ses fidèles, en faire un corps
qu'il pût pénétrer tout entier, sur lequel il maintînt l'action la plus
directe, la surveillance la plus absolue ! A la tête de l'ordre, le ché-
rif, le grand-maître, préside une assemblée générale où se réunis-
sent autant de khalifas qu'il y a de groupes dans l'ordre : ces groupes
sont de véritables circonscriptions délimitées comme des districts
territoriaux. Dans l'assemblée générale se discutent les affaires de
la congrégation ; le chérif donne ses instructions. Des mokaddems
sont envoyés même à l'étranger : une zaouïa, fondée à Taroudant,
IJO REVUE DES DEUX MONDES.
recrute les jeunes gens qui présentent les signes auxquels devra se
reconnaître le mahdi et les prépare à pouvoir jouer, le moment
venu, le rôle de rédempteur, dont la politique arabe n'est que trop
portée à se servir.
On comprend le secours qu'un pouvoir respecté comme celui des
descendans de Mouley Taïeb peut prêter au souverain; mais on
comprend aussi les dangers d'un pareil secours. Le jour où un suc-
cesseur du chérif ne se trouva plus lié au sultan par les devoirs
d'une parenté étroite, il n'en resta pas moins indépendant et tout-
puissant à côté du trône. — Nous avons vu le chérif d'Ouazzan en
donner la preuve la plus surprenante en sollicitant récemment la fa-
veur d'être inscrit comme protégé français par notre ministre à Tan-
ger. Le grand-maître des Mouley Taïeb ne s'est pas contenté de la
force qu'il tenait de l'importance de son ordre : par une combinai-
son hardie, il a confié la défense de cet ordre à la nation chrétienne
dont l'influence au Maroc est prépondérante.
A-t-il agi sagement? Oui, s'il fait accepter, comme cela semble
être, son plan par ses coreligionnaires, s'il ne provoque pas la dis-
corde parmi eux et la formation d'une secte dissidente réaction-
naire.
Quanta nous, en l'accueillant, nous nous sommes concilié officiel-
lement le chef d'une secte puissante, qui pouvait, s'il nous avait été
hostile ou s'il avait été dirigé contre nous par quelque agent étranger
militant, comme il en a existé à Tunis et ailleurs, nous créer à notre
frontière algérienne de grands embarras. Ce danger prévenu, nous
avons tout intérêt, à présent, à atténuer le plus possible les désac-
cords dont la conduite du chérif ne peut manquer d'être le germe,
soit dans sa secte même, soit à la cour du sultan, soit dans les chan-
celleries des légations de Tanger. — C'est à la condition que nous
ne la laisserons pas devenir une cause de troubles et de conflits
que la naturalisation de Sidi el Hadj Abdel Slam aura, pour la tran-
quillité du Maroc et de l'Algérie, d'heureuses conséquences.
C'est surtout dans leur mosquée de Kairouan qu'on peut voir les
aïssaoua, dont les jongleries sont célèbres. Très nombreux en Algé-
rie et en Tunisie, sans influence, on les considère généralement
comme inoflensifs : ils se tiennent à l'écart de la politique et se
montrent plutôt favorables qu'hostiles puisqu'ils nous laissent par-
tout assister à leurs cérémonies. Us dérivent des chadelya, dont ils
ont altéré les doctrines par des pratiques barbares empruntées à
des ordres orientaux, à l'ordre des saadya notamment, dont le cheik
avait le privilège, au Caire, de passer à cheval sur les fidèles éten-
dus à terre lors de la fête du Doleh. — Mahmed ben Aissa fonda
son ordre, au xvi* siècle, au Maroc, à Mequinez; c'était, à l'origine,
(Kl ordre soufique pur; les musulmans éclairés, ses chefs eux-
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 111
mêmes condamnent les exercices auxquels il s'est peu à peu abaissé,
mais qui n'en font pas moins une impression yive sur le vulgaire.
Les rahmanya, dont la formation ne date pas d'un siècle et qui,
seuls parmi les sectes que nous aurons énumérées n'ont pas avec
les kadrya une filiation bien établie, ont pris surtout à l'est d'Alger,
dans la province de Constantine et en Tunisie un développement
considérable. Ils dérivent de l'ordre des kbelouatya, secte ancienne
dont une branche, bien connue en Egypte, les hafnaouia, est d'ori-
gine chadelienne. Nous sommes porté à croire que Si .\bd-er-Rah-
man, surnommé bou Kobrin et fondateur de l'ordre qui porte son
nom, était affilié à celui de Ghadeli; en tout cas, j'ai entendu dési-
gner du nom de kadrya les rahmanya en Tunisie.
Ce qui n'est pas douteux, c'est la propension qu'a cet ordre à se
multiplier dans la régence et son caractère peu favorable aux chré-
tiens : il y a donc lieu de le surveiller si nous ne pouvons nous le
concilier. Il est déjà très divisé. Les rivalités s'y entretiennent d'elles-
mêmes : la branche de Si Youssef bou Adjar domine au Kef, à la
Kessera, en Rroumirie,dans la moitié du cercle de La Galle, la moi-
tié des cercles de Soukaras et de Tebessa, tandis que la branche de
Si Ali ben Azouz occupe le Djerid, les Ziban: si l'une de ces frac-
tions se soulève, nous pouvons lui opposer l'autre ou, tout au moins,
nous assurer son abstention. Nous avons fait cette épreuve en Al-
gérie ; rien ne montre mieux l'intérêt qu'ont nos administrateurs à
connaître la constitution des ordres religieux. En 1865, seuls, les
affiliés de Si Ali ben Azouz ont agité le sud ; ils ont laissé faire sans
eux, dans le Nord, l'insurrection de 1871, à laquelle les gens de Si
Youssef bou Hadjar ont pris une part si considérable.
Sans ces divisions, le danger, qu'il ne faut pas méconnaître, se-
rait grave, car les rhamanya ont une organisation qui les rendrait,
sous une direction habile et unique, très redoutables : leur discipline
est plus stricte encore que dans les autres ordres; ils ont des peines,
des récompenses, des distinctions hiérarchiques comme s'ils faisaient
partie d'une armée.
Nous ne parlerons pas des ouled-sidi-cheikh, dérivés connus en
Algérie des chadelya ; nous rappellerons toutefois leur nom, parce
que, eux aussi, sont partagés en deux fractions irréconciliables ou
soffs.
IlL
Avec le temps, la discorde s'est donc mise non-seulement entre
ces dilîérens ordres, mais entre les principales familles d'une même
secte. — S'il y a pour nous dans ce fait un avantage dont nous devons
user, les musulmans clairvoyans ont pu y voir la menace d'une désa-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
grégation des forces de l'islam. Arrêter ou, s'il était possible, pré-
venir cette désagrégation, plus d'un pieux personnage en a eu la
pensée : deux hommes y consacrèrent leur existence. L'un, qui vint
trop tôt pour le succès de son œu^TO, était Mohammed Tidjanf; l'autre,
qui parut au contraire à l'heure même du péril, au lendemain de
Navarin et de la prise d'Alger, fut le cheik Senoussi.
Nous ne chercherons pas de point de comparaison entre les doc-
trines de ces deux réformateurs : reliées par la chaîne à un point
de départ identique, elles sont aussi différentes l'une de l'autre par
leurs effets que la nuit du jour; la seconde est le contraire de la
première : celle de Tidjani fait face à la civilisation qui envahit
l'Orient, par la tolérance, un pacte d'indépendance et de bonne ami-
tié ; celle de Senoussi oppose à l'expansion du génie occidental la
retraite, la concentration, la résistance obstinée. Si toutes ces dé-
nominations n'étaient pas aussi éphémères, nous dirions que les tid-
janya sont les opportunistes et les senoussya les intransige ans de
l'islam. Or, ce sont les intransigeans qui ont en Afrique la majo-
rité : leur nombre ne cesse de s'accroître, tandis que, chaque jour,
il faut l'avouer, les opportunistes perdent du terrain.
Rien n'est plus facile malheureusement que de comprendre cette
évolution des esprits ; rien n'est plus difficile que d'en changer le
cours.
Tous deux inspirés par cette pensée supérieure de resserrer
l'union des musulmans, Tidjani et Senoussi, devaient chercher l'un
et l'autre le moyen d'attirer à eux les sectes qui se partageaient
les fidèles , par conséquent s'écarter le moins possible des doc-
trines déjà acceptées, et, ces doctrines ayant entre elles des diver-
gences sensibles, en trouver une qui conciliât toutes les autres.
Dans ce dessein, les deux fondateurs firent preuve de l'éclectisme
le plus large. Chacun d'eux a pris soin de composer son deker de
telle sorte que toute secte importante pût y retrouver les élémens
du sien. En outre, par la chaîne, ils se rattachèrent avec une scru-
puleuse correction aux maîtres les plus orthodoxes.
Cet éclectisme nécessaire est, avec leur origine chadelienne, le
seul trait commun aux deux chefs.
Tandis que Senoussi arrivait à n'admettre aucune concession, à
frapper d'une sorte d'excommunic.-Uion le khédive, le sultan de
Constantinople, sans doute aussi le bey de Tunis et tous les Turcs
qui se compromettaient dans le commerce des chrétiens, Tidjani
donnait à sa doctrine un caractère qui en fait presque une religion
nouvelle : l'éloignement du monde, la résiguation aveugle, l'oubli
de soi-même n'en sont pas la base ; elle est, au contraire, pleine
d'indulgence et de consolations ; elle s'adresse à ceux qui n'ont pas
fait à l'avance le sacrifice de leur vie terrestre et leur dit : « Espé-
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ABABES. 113
rez, Dieu ne vous a point abandonnés ; il est tout-puissant, mais il
est miséricordieux ; faites le bien pour attirer sur vous les effets de
sa bonté, et, si vous souffrez, appelez-le, il vous entendra. »
La prière des tidjanya pourrait se résumer dans cette belle pa-
role chrétienne : « Seigneur, ayez pitié de moi , vous qui m'avez
créé! »
Un jour, racontent-ils dans leurs entretiens pieux, Moïse refusa
d'entendre un malheureux pécheur qui se repentait et qui l'avait
imploré soixante et dix fois. Alors Dieu lui dit : « Eh quoi ! tu n'as
pas eu pitié d'un coupable qui t'a crié : « Grâce ! » soixante-dix fois!
S'il m'avait invoqué une seule fois, je l'aurais exaucé. Tu as été
sans compassion pour lui parce que tu ne l'as pas créé î »
Dieu aime toutes ses créatures : il ne fait rien que pour leur
bien ; « s'il tolère un pouvoir, c'est parce que ce pouvoir est né-
cessaire; » c'est donc à Dieu seul à savoir s'il doit laisser vivre en
bonne intelligence ou séparer les musulmans et les chrétiens.
Cette doctrine, qui rendait possible entre l'Orient, l'Afrique et
l'Occident une fusion devenue aujourd'hui si improbable, eut à la
fin du siècle dernier un succès tel qu'elle éveilla la susceptibilité
des Turcs maîtres de l'Algérie et attira sur Tidjani, ses disciples et
ses successeurs, des persécutions ; ils durent se retirer dans le Sa-
hara, vers le Soudan, à Tombouktou, au Sénégal, où leur enseigne-
ment se propagea rapidement.
Le fondateur de l'ordre, Si-Ahmed-ben-Salem, était né à Aïn-
Mahdi, près de Laghouat, dans le quartier des Tidjini ou Tidjani,
d'où il tient son nom. Il fit très jeune des études brillantes à Fez et
pouvait, à seize ans, continuer les cours de son père; le sultan du
Maroc le combla de biens et d'honneurs. Gomme Abd-el-Kader-el-
Djilani, dont il est, en somme, le véritable héritier spirituel, Tid-
jani s'adressait aux faibles ; il eut très vite de nombreux affiliés. La
règle qu'il leur imposait n'était pas rigoureuse : il simplifiait leur
culte, le dépouillait de ce qu'il avait dans les autres sectes de mvs-
tique et d'abstrait (aussi ne classe-t-on pas son ordre parmi les
sectes mystiques pures), les fidèles n'avaient même pas à s'adres-
ser à Dieu directement, à Dieu invisible, lointain : il suffisait qu'ils
invoquassent le cheik ; celui-ci transmettait leur prière à Dieu , il
se faisait l'intermédiaire entre eux très humbles et lui Très-Haut; il
recevait les plaintes, il répandait la grâce ; car seul le cheik a le
pouvoir d'être entendu de Dieu ; c'est à lui seul que Dieu parle, à
lui seul, — et à ses descendans, — qu'il a donné la baraka, le droit
de bénir et d'absoudre en son nom. La conséquence de cette inter-
position était celle-ci : « Quiconque a fait du bien au cheik, à ses
parens, à ses descendans, à ses serviteurs est digne de la baraka ;
TOME LXXIV. — 1886. 8
lia REVUE DES DEUX MONDES.
le seul but qu'ait à poursuivre le croyant est donc de se gagner la
bienveillance du dispensateur des bienfaits divins : un chrétien peut
y réussir comme un musulman. »
Tidjani s'était ainsi donné un pouvoir exorbitant, difficile à con-
server. Ses successeurs, dignes de respects, assure-t-on, sont en-
traînés par la logique même de leur doctrine à des abus dont on a
pu tirer parti contre eux, et l'ordre tombe en décadence : il est juste
4e dire que nous avons contribué dans une large part à hâter cette
décadence. Nous ignorions, cela est naturel, en entrant en Algérie,
l'appui que nous pouvions trouver dans la modération des tidjanya :
nous les avons vus cependant refuser de s'associer contre nous au fu-
neste Mo ussali-bou-Ahmar ; ils soutinrent contre Abd-el-Kader à Aïn-
Mahdi ce long siège dont il faut lire le récit dans le charmant livre de
M. Léon l'»oches (1) et luttèrent jusqu'à la dernière extrémité plutôt
que de passer dans le camp de l'émir ; ils facilitèrent à nos explora-
teurs l'accès du Soudan ; plus d'une mission militaire ou scienti-
fique a dû son salut à leur influence. Nous ne leur en témoignâmes
pas moins et trop souvent des défiances qui les obligèrent à multi-
plier si publiquement les témoignages de leur bon vouloir qu'ils se
sont déconsidérés aux yeux des musulmans algériens : encore un
peu et nous les aurons réduits au rôle d'auxiliaires du clergé offi-
ciel. Un grand tact, allié à de l'esprit de suite, est nécessaire dans
notre attitude vis-à-vis d'une congrégation qui pourrait rendre en-
core des services à la cause française.
En Tunisie , les tidjanya ont trouvé un terrain qui convenait à
merveille à leur développement et se sont propjigés au milieu de
ces populations tranquilles d'autant mieux qu'ils n'avaient pas à se
concilier d'autorités européennes. Les beys et les princes de leur
entourage ont toujours eu soin de laisser libre une propagande
dont ils sont les premiers à profiter puisqu'elle est antirévolution-
naire ; le bey actuel est tidjanien, mais discrètement, et il aura tou-
jours l'habileté, assez élémentaire d'ailleurs, de ne pas proclamer
ce titre assez haut pour détacher do la secte tous les esprits indé-
pendans. — En Algérie, j'ai peur qu'on ne s'amuse « à se faire
tidjanien. » Quelques officiers des affaires indigènes rompus à la
langue et aux mœurs arabes , convaincus avec raison qu'ils ne
sauraient être mêlés trop intimement à la vie d'un peuj)Ie au mi-
lieu duquel ils garantissent la sécurité de nos colons, ont profilé
des relations qu'ils se sont créées durant leurs longs séjours dans les
oasis, loin de tout centre européen, pour se lier avec les cht'fs les plus
imjiortans de l'ordre : ils leur ont rendu des services; en échange,
ceux-ci leur ont donné les bénéfices de l'affiliation^ Cette affiliation a
(1) Trente-deux ant à travers l'islam.
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 11&
des avantages : purement politique, favorable à l'établissement de
notre influence, elle est louable et habile, mais à la condition d'être
rare. Si elle devenait une tradition, elle serait non -seulement très
ridicule, mais très maladroite : elle attii^erait sur nous et sur les
tidjanya la risée générale.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet ordre : elles ne
sont que trop évidentes, les causes de son impopularité et de son
insuccès dans le monde arabe. Encore n'avons-nous pas montré un
dernier point faible de son organisation : tolérans comme ils le sont
pour les chrétiens, les tidjanya n'ont pas su faire aux musulmans
une concession capitale sur laquelle Senoussi, au contraire, a établi
en partie sa doctrine : leur ordre est exclisif; quiconque s'y enrôle
cesse d'appartenir à une autre secte. Être tidjanien, c'est n'être plus
que tidjanien.
IV.
A l'inverse , Senoussi, qui s'est bien gardé de se compromettre
par des relations officielles avec les autorités françaises ou euro-
péennes, a ouvert sou ordre à tous les musulmans. Le croyant qui
vient à lui n'est pas obligé d'abandonner la secte ou les sectes dont
il était membre : des kadrya, des rahmanaya, des taïbya, des der-
kaoua sont senoussya; ils n'ont pas à faire le sacrifice de leurs
affiliations antérieures et des avantages de toute nature qu'ils peu-
vent en tirer; s'ils sont mokaddems, ils conservent leur titre et leurs
privilèges : en un mot, ils ne changent ni de doctrine, ni même de
nom ; leur adhésion au senoussisme peut être à peu près plato-
nique ; c'est à peine s'ils s'aperçoivent qu'ils entrent dans une secte
nouvelle ; ils y retrouvent en eiTet leur deker, la plupart de leurs
prières et de leurs pratiques pieuses, avec ce seul changement
qu'elles sont devenues plus austères et que, si le nouvel élu s'y
conforme, il est insensiblement conduit par un rigorisme sévère à
l'éloignemeut du monde chrétien. Mais il y est conduit prudem-
ment, d'étape en étape, comme s'il y arrivait de lui-même, en sorte
que , entré dans la secte pour y fortifier l'enseignement religieux
qu'il a déjà reçu, le doux chadelien , par exemple , devient notre
ennemi déclaré. Il appartient réellement dès lors à une secte qui
n'est plus la sienne, qui diffère de toutes les autres, mais qui re-
crute d'autant plus sûrement ses membres qu'elle semble ne rien
exiger d'eux.
La vie de Mohammed Senoussi sera certainement écrite : consacrée
tout entière à l'édification de son œuvre, elle est faite pour exciter
l'admiration et la piété chez les croyans; elle est remplie d'inci-
116 REVCE DES DEUX MONDES.
dens, d'actes courageux, désintéressés, dont le récit se répand dans
l'intérieur de l'Afrique avec les caravanes, ou dans les villes, et que
les Arabes se répètent sous la lente ou dans les cafés pour la glori-
fication de leur race et l'humiliation des chrétiens.
Il naquit en 1792, en Algérie, chez les Medjahères, tribu des
environs de Mostaganem. Ses parens étaient Marocains, d'origine
chérifienne, descendans, par conséquent, d'Hassen, fils de Fathma
Zara, la fille unique de Mahomet. Il remplissait ainsi la première
des conditions exigées de celui qui doit être ou qui doit engendrer
le Messie (Mahdi) et avait droit au turban vert. — A Fez, où il fit,
comme Tidjani et tant d'autres, ses études, il brilla de 1822 à 1830
par l'étendue de son érudition et son éloquence; ses qualités de
dialectique étaient telles que toutes les discussions religieuses qu'il
eut à soutenir se terminèrent pour lui victorieusement; il com-
mença dès cette époque à écrire plusieurs ouvrages qui ont été
conservés. Quand il quitta le Maroc pour venir vivre à Laghouat de
ses leçons, il était affilié aux mouley-taïeb, aux kadrya et aux
chadelya-derkaoua, dont la doctrine mystique l'avait particuliè-
rement attiré. Il avait retrouvé dans cette oasis son condisciple
Moussa-bou-Ahmar ; l'exaltation de celui-ci eut sur lui une influence
qui contribua vraisemblablement à lui créer parmi les tidjanya, dont
il avait pris le deker, des inimitiés telles qu'il dut quitter Laghouat.
Du jour de son départ commence la première partie de sa vie
apostolique : sa réputation de sainteté et de sagesse était déjà si
grande que, réfugié à vingt-deux lieues de Laghouat, chez les
Ouled-^aïl, à Messad, où il arrivait pourtant en étranger et sans res-
sources, il reçut en mariage la fille d'un des chefs de la tribu, —
qu'il ne tarda pas d'ailleurs à abandonner. — C'est de Messad qu'il
entreprit le pèlerinage de La Mecque : il laissa pour y continuer
son enseignement en son absence, dans la zaouïa qu'il avait fon-
dée, quelques élèves dont les noms sont connus. Il gagna d'abord
Bou-Saada, puis, lentement, par la province de Constantine, il passa
en Tunisie.
Là, à Gabès, on raconte un incident de son voyage qui explique
peut-être comment les populations de l'Arad sont restées jusqu'au-
jourd'hui, malgré les troubles qui ont suivi notre occupation, réfrac-
tairesàsa propagande (1). Senoussi séjourna pendant quelque temps
(1) Deux familles seulement sont affiliées, depuis de longues années, anx seoous-
tya (lantt toute cette province: celle de Si-cl-Hadj-ol-Ali-ol-lIabib et celle do Si-Moham-
med-ben-Choik, le premier bacli muplili, le second auli do l'Arad ; mais elles n'ont
aucune délégation du cbcik et ne peuvent conférer l'oucrd. — Les indigènes de l'Arad
•ont rahmanya et surtout alssaoua : ils aiment les clianls, les danses, les divertisse-
ment et ne s'accommoderaient pa< de pratiques sévères.
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 117
à Sidi Boulbaba; une sécheresse affreuse désolait le pays depuis
sept années, les populations le supplièrent d'intenenir en leur
faveur auprès de Dieu. Il se retira et resta trois jours en prière :
alors une pluie abondante tomba. Le muphti de l'Arad, qui était à
cette époque Si Mohammed Trabelsi, voyant la stupeur des Arabes,
les réunit et s'écria : « Vous êtes dans l'admiration ! Pauvres d'es-
prit, ne comprenez-vous pas qu'il s'est joué de vous? Un derviche ne
commande pas à la pluie; celui-ci est un imposteur. » Les Arabes,
applaudirent leur muphti; Senoussi partit aussitôt, et ne chercha
jamais à fonder de zaouïa dans un milieu si peu crédule. Il n'en
continua pas moins son voyage avec succès, descendit en Tripoli-
taine, traversa la Gyrénaïque et vint enfin au Caire, où il demeura.
Ce voyage eut-il pour effet de déterminer sa vocation, ou suivit-il
au contraire ce long chemin d'étape en étape pour préparer l'exé-
cution d'un dessein déjà mûri? De ces deux hypothèses qui peuvent
du reste se concilier, la seconde est la plus probable. Il ne négli-
gea aucune occasion de se créer sur son passage des relations qui
devaient lui être précieuses plus tard et d'étudier sur place quel
milieu serait le plus favorable à l'éclosion et au développement d'un
ordre comme celui qu'il rêvait déjà.
Le fanatique Si Moussah bou Ahmar avait été son compagnon à
Fez et à Laghouat; Si Ahmed ben Dris, de La Mecque, l'initia à
l'ordre des khadirya, dont il était le chef, ordre d'ascètes, d'hallu-
cinés, de mystiques, très hostiles au pouvoir, et dont les membres
vivaient à l'écart, dans le silence, en contemplation. Ben Dris était
devenu populaire par son intransigeance et par les persécutions
dont il avait été l'objet : resté orthodoxe, il n'avait pas pu être traité
par Mehemet-Ali comme un ouahbite, mais il s'était fait exiler du
Caire, puis de La Mecque. Senoussi devait être séduit par un pareil
maître : aussi prit-il son deker, et le choisit-il entre tous comme
sien, après avoir obtenu toutefois qu'il le modifiât suivant ses idées;
à sa mort, il devint son successeur en Egypte, malgré l'opposition
des héritiers légitimes, qui lui disputaient la direction et réussirent
à diviser l'ordre en deux sectes.
Senoussi était arrivé au Caire au moment où les réformes de
Mehemet-Ali soulevaient encore les discussions religieuses les plus
ardentes ; il n'avait pas manqué de se signaler parmi les orateurs
les plus violens et de se déclarer ouvertement contre la politique
civilisatrice du khédive. Son opposition eut ce double résultat de
lui aliéner le clergé orthodoxe qui s'était groupé autour du trône
et de le faire expulser d'Egypte.
La Mecque etMédine, où il se rendit alors, et qui étaient en somme
le but de son pèlerinage, ne pouvaient qu'exalter son fanatisme ; il
118 REVCE DES DEUX MONDES.
ne manqua pas en effet d'y continuer ses polémiques et, détail im-
portant, il s'y lia avec tous les chefs d'ordre de l'extrême Orient
dont il prit, suivant son système, les différons dekers. C'est à La
Mecque sans doute, entre deux exils de ce cheik, qu'il connut Ben
Dris. Il ne réussit pas plus que lui à s'y maintenir et il prit le parti
de fonder dans le désert, au Djebel-Koubis, une zaouïa où il espérait
attirer et grouper autour de lui les mécontens. Mehemet-Ali n'avait
pas hésité à ordonner au Caire et dans toute l'Egypte le massacre
des ouahbites, celte Saint-Barthélémy de l'islam; il n'était pas
homme à tolérer longtemps dans son voisinage un ennemi, fût-il
orthodoxe; il sut lui rendre le séjour dans sa retraite impossible :
les haines religieuses l'y poursuivirent et sa vie même fut menacée,
Senoussi se décida à revenir sur ses pas. Il eut l'audace de traver-
ser le Caire où ses nouvelles prédications avaient fait grand bruit :
il y rencontra cette fois des chefs d'ordres de l'Afrique occidentale,
du Maroc etde l'Algérie, qui, loin de le trahir, l'accueillirent avec en-
thousiasme et acceptèrent son deker. Alors seulement, après plus
de dix ans, il mit à profit les relations et les appuis qu'il s'était
ménagés ; il tourna les yeux en arrière, cherchant, parmi les pays
qu'il avait traversés, quel milieu était à la fois le plus sûr et
le plus accessible à la contagion de sa doctrine. Il choisit les côtes
abandonnées de la Gyrénaïque, débarqua à Benghazi, et, de ce
port, descendant vers le sud-est, il fonda au Djebel-Laghdar la pre-
mière zaouïa de l'ordre des senoussya ; à dater de ce jour, com-
mence la seconde période de sa vie (18Ù3). L'apostolat était ter-
miné,- il devait consacrer les dernières années qui lui restaient à
l'organisation de l'ordre.
Plus tard il se trouva encore trop près de la mer et, sa propa-
gande s'étant répandue comme si le vent en eût dispersé partout
les germes féconds, il s'établit dans la môme direction sud-est,
mais à trente-deux jours de marche de Benghazi, au désert, près
des oasis de Syouah, en un point appelé Djarboub.
Nul choix ne pouvait être meilleur : les po[)ulations au milieu
desquelles il allait s'isoler du monde chrétien, loin de toute sur-
veillance et de tout contrôle, étaient à la fois denses et disposées à
recevoir son enseignement ; bien plus, et c'est encore, — un libre
accès s'ouvi'ant à toutes les sectes de l'islam, — une des conce|>-
tions les plus intelligentes de Senoussi, il se mettait ainsi en com-
munication directe avec toute la moitié nord de l'Afrique, avec la
Haute et la Basse-Egypte, avec le Soudan, l'Algérie, le Sénégal et
le Maroc, par les caravanes qui traversent continuellement Syouah
et vont soit à l'est, jusqu'au Caire, soit au sud à Murzuk, au Tibesti,
au Ouadaï, au pays d'Aïr, au Bornou, soit à l'ouest en Tripolitaine
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 119
et bien au-delà, par Rhadamès, Rhat, Insalah, au Niger, à Tom-
bouktou. Oq cite de lui ce trait habile qui fait comprendre la rapi-
dité de son succès : une caravane menait à un marché quelconque
une troupe d' esclaves noirs amenés du Ouadaï. Senoussi, qui déjà
disposait de ressources considérables, les acheta : il les convertit,
en consacra une partie au service de la zaouïa; quant aux autres,
il les avait instruits, transformés, il les renvoya libres dans leur
pays. Le résultat se devine : ces missionnaires indigènes répandi-
rent ardemment sa propagande; en peu de temps le Ouadaï entier
fut musulman et senoussi, depuis le plus humble des nègres jus-
qu'au roi du pays. Or le Ouadaï est de beaucoup le plus guerrier
des états du Soudan, il domine ses voisins par la terreur; il
nous est fermé. Le docteur Nachtigal qui est resté plusieurs
années au Bornou et au Bagirmi, deux royaumes limitrophes, n'a
pu y pénétrer (1869) qu'à la condition d'y passer seulement, et non
sans danger, après d'interminables négociations, grâce à sa qualité
de médecin et aux services qu'il avait rendus au souverain du Bor-
nou, l'aUié du sultan du Ouadaï.
11 va sans dire que les habitans de la Gyrénaïque, du Fezzan et
des pays touaregs furent les premiers à accueillir la nouvelle doc-
trine; elle flattait trop leurs goûts nomades et leur indépendance
pour ne pas les séduire. Prêcher la retraite à des vagabonds ou à
des peuples que le désert sépare des autres hommes, c'était prê-
cher des convertis. Nous verrons en outre comment Senoussi sut
mettre d'accord sa propagande et leurs intérêts matériels, ména-
ger à la fois leurs goûts dans ce monde et leurs espérances dans
l'autre.
S'agit-il de ceux qui vivent côte à côte avec les chrétiens, à
ceux-là il tient un autre langage, il ne leur dit pas : «Fermez vos
portes ! » puisque le seuil en est déjà franchi, il dit à ceux qui se
plaignent, aux musulmans sincères ou aux ambitieux déçus : « Venez
à moi. » Il a retenu l'organisation occulte de son ami Si Moussah
bou Ahmar et son système d'administration parallèle à la nôtre.
Autant que possible, il cherche à limiter en Algérie, mais discrè-
tement ; ses expériences en Egypte l'ont rendu sage ; il ne donne
prise à aucune répression. Ses envoyés n'en ont pas moins pour
mission de recruter le plus possible de fidèles, de leur faire quit-
ter leur pays. Senoussi aurait voulu organiser l'émigration des
Algériens vers le sud, faire de notre nouvelle colonie le désert que
trouvèrent en Russie les armées de Napoléon. Aux croyans qu'il
espère décider à le rejoindre, à ceux qui hésitent, il crie par la voix
de ses mokaddems ces paroles men;içantes : « Quittez votre pavsî
Est-ce que la terre de Dieu n'est point vaste? Celui qui quittera sa
120 REVUE DES DEUX MONDES.
patrie pour suivre la « voie » de Dieu trouvera sur cette terre des
asiles nombreux et commodes, mais, si vous restez dans le pays
des infidèles quand il vous serait possible d'en sortir, si vous y
restez parce que vous tenez peu à nous, alors nous nous rencon-
trerons le jour où ni les richesses ni les enfans ne serviront de
rien! » Et il ajoute, sans doute pour ceux qu'effraie la longueur
du trajet sur un sol aride, sous un ciel brûlant : « Aux premiers
d'entre les émigrés Dieu a préparé des jardins au-dessous desquels
coulent des fleuves ! »
Senoussi s'est bien rendu compte qu'il était plus facile de con-
quérir un terrain, fùt-il immense, que de regagner celui qui était
déjà tombé en notre pouvoir. Aussi l'avons-nous vu se tourner
vers le sud; il eut bien vite entre les mains les autorités des vi-
layets turcs autour de Tripoli, par conséquent aucun obstacle
ne fut apporté à son action : il l'exerça librement dans un pays
où les Européens sont en infime minorité : à Benghazi, c'est à
peine si un chrétien, un consul ose sortir; à Tripoli, le danger
n'est pas continuel, mais il existe. Quant à pénétrer à Djarboub, nul
autre qu'un musulman ne saurait y songer ; encore est-il soumis,
avant d'y être admis, à des épreuves et à un minutieux interroga-
toire. Des villes comme Rhut et Rhadamès, où nous pouvions pé-
nétrer, sont devenues inaccessibles. M"® Tinné, Dournaux-Dupéré,
nos missionnaires, ont été massacrés pour avoir voulu tenter cette
entreprise. Le colonel Flatters et sa mission furent victimes d'un
complot qui reçut son mot d'ordre à Djarboub. Nul ne peut donc
essayer aujourd'hui d'entraver ou de contrôler sur place les pro-
grès des senoussya et, s'ils n'ont pas réussi à dépeupler l'Algérie,
au moins se sont-ils assuré le libre accès des contrées qu'ils nous
ont fermées.
Comment ont-ils profité de ce libre accès? Gomment ont-ils établi
et développé leurs relations avec le Soudan? Ce n'est pas, à coup
sûr, en libérant, comme nous le leur avons vu faire une fois, des
convois d'esclaves : le moyen eût été coûteux et peu pratique. Au
contraire, Senoussi, contemporain des philanthropes occidentaux
qui poursuivaient la suppression de la traite, pouvait constater
l'immense impopularité de leurs tentatives en Afrique, la constater
et en tirer parti ; il vit successivement fermer les marchés de l'Al-
gérie, de Tunis, de Tripoli ; il comprit, ce dont nous ne nous dou-
tions pas, que cette fermeture coupait net les routes du Soudan
aux centres européens, par conséquent éloignait de nous et isolait
les peuples que nous voulions civiliser. Ces peuples, généralement
doux, se seraient ouverts à notre influence, si nous avions pu ne
pas bouleverser leurs usages et ménager, au moins au début, leurs
LES SOCIÉTÉS SECBÉTES CHEZ LES ARABES. 121
intérêts; ils nous auraient laissés pénétrer chez eux comme nous
les aurions laissés venir à nous : les empêcher d'amener avec leurs
caravanes la principale de leurs marchandises équivalait à une pro-
scription. Les caravanes ont des routes trop longues à faire pour
pouvoir être di\isées en diverses catégories : on les charge de tous
les produits d'un pays; on ne confie pas à l'une des esclaves, à
l'autre l'ivoire, la gomme et les plumes ; ce serait doubler les frais
généraux. Les conducteurs qui veillent sur le chargement des cha-
meaux et le défendent contre les pillards veillent aussi sur les es-
claves; ceux-ci, s'ils sont robustes, portent les fardeaux; une mar-
chandise porte l'autre; s'ils sont fatigués ou malades, ils peuvent
trouver dans le convoi, à mesure que les outres se iident, une
monture qui permet de ne pas les abandonner en chemin. Notre
philanthropie est donc très louable, — nous en pourrions mon-
trer d'autres effets fort tristes, — mais il est certain qu* elle a
détourné de nous tout le commerce de l'Afrique. Nos oasis, où
affluaient les nègres, se sont dépeuplées : Ouargla, qui comptait
10,000 habitans, n'en a plus que 2,000.
Senoussi n'eut pas de peine à interpréter contre nous les senti-
mens généreux qui apportaient dans les mœurs du Soudan une
révolution aussi brusque, à exciter la rancune et l'animosité chez
tous ceux que nous lésions, — chez les esclaves mêmes, car le seul
résultat de nos sympathies pour eux fut de leur fermer le pays du
monde où ils étaient le mieux traités, et de les renvoyer par des routes
beaucoup plus longues chez des peuples barbares ; nous fîmes, en
outre, baisser leur valeur, ils furent donc plus malheureux. Senoussi
se fit l'allié des marchands d'esclaves, il se servit de leurs caravanes
comme du moyeu de pénétration le plus pratique. A chaque convoi
il adjoignait un mokaddem ; tandis que le marchand achetait les
nègres, le mokaddem convertissait les peuples et fondait une école.
En outre, dans une pensée de charité ou par politique, il eut soin,
sur ces grandes routes du désert semées de squelettes, de creuser
des puits, de construire d'humbles zaouïas, où chacun laissait en
offrande quelques dattes qui pouvaient sauver de la taim celui qui
viendi'ait après lui, ses provisions épuisées. Ainsi il devint à la fois
le maître et le bienfaiteur des principales voies d'accès au centre
de l'Alrique. 11 n'en fallut pas davantage, — avec les prédications
de ses mokaddems, dont le plus connu, El-Hadj-Ahraed-el-Touati, fut
plus tard le tuteur de ses fils, — pour que les populations fussent
converties.
On ne saurait évaluer en chiffres les résultats de cette propa-
gande. Quelques anciennes lignes de caravanes sont restées
entre les mains des tidjanya : ceux-ci avaient, on se le rappelle,
122 REVUE DES DEUX MONDES.
adopté dans l'ouest les mêmes procédés de pénétration, mais ces
lignes mènent à Laghouat, El-Goléa, marchés fermés comme Ouar-
gla; elles sont donc bien moins fréquentées que celles où les se-
noussya s'avancent et régnent sans conteste. Tout moyen est bon
à ces derniers pour supplanter leurs rivaux, déraciner leurs doc-
trines du sol où ils apportent la leur. De même, ils n'épargnent
rien pour se concilier les personnages puissans de l'islam. Aussi
habiles à prêcher au centre de l'Afrique qu'à intriguer dans les sé-
rails de Constantinople et des grandes villes d'Orient, ils entre-
tiennent des agens secrets, des femmes même qui surveillent, en-
tourent, circonviennent quiconque a le pouvoir de les aider ou de
leur nuire; ils recrutent ainsi, par la persuasion ou par la menace,
nombre d'adhésions ; ils s'assurent, en tout cas, une neutralité qui
leur permet d'exercer impunément leur action panislamique. Le
sultan, contre lequel en fait cette action s'exerce, n'a pas manqué
de chercher à en atténuer les effets. A l'instigation de son directeur
spirituel, un des membres les plus fanatiques et les plus actifs du
senoussisme, il n'a rien trouvé de mieux, pour se défendre d'une
secte qui pouvait lancer contre lui l'anathème, que d'en faire par-
tie. Quelle est la part de la prudence dans cette affiliation? quelle
est celle de la conviction? Le cheik Mohamed-Zaffur seul sans doute
le sait. En tout cas, nous avons une preuve de plus de la facilité
avec laquelle les senoussya s'insinuent dans tous les milieux, aussi
bien dans ceux qu'ils veulent conquérir ou reprendre que là où ils
cherchent seulement à se faire tolérer.
Un dernier fait marque mieux encore le succès de leur propa-
gande : aujourd'hui, pour les croyans de l'ouest et du Soudan qui
vont en pèlerinage à La Mecque, la zaouïa de Djarboub est deve-
nue une station presque obligatoire. Si bien que, dans l'espoir
d'arrêter ce dangereux courant, nous organisons en Algérie des pè-
lerinages directs par mer. M. Duveyrier rapporte que plus d'un
musulman considère la zaouïa de Senoussi comme le but de son
voyage, et ne va pas plus loin. Djarboub est aujourd'hui une ville;
6,000 à 7,000 habitans y sont fixés comme dans une forteresse.
Le chef politique et religieux de l'ordre peut y recevoir en
toute sécurité ses mokaddems, y tenir des assemblées analogues à
celles des taïbya. Les habitans mettent en commun leurs biens et
leur travail; les esclaves cultivent les terres dont le produit est
partagé entre la zaouïa et les fidèles, suivant les charges, la dignité,
l'induence, les apports de chacun. La môme organisation est adop-
tée dans les zaouïas secondaires ; mais une troisième part y est
faite : celle qui doit être envoyée à la zaouïa mère. C'est à Djar-
boub qu'est le trésor de Tordre, trésor immense, disent les Arabes;
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 123
là aussi que sont les canons, les fusils, les munitions; là pourtant
n'est point le cœur du senoussisme, car on s'y attend toujours,
malgré la distance, à quelque tentative de l'Occident, et, suivant
-ce système qui consiste à faire le vide autour des chrétiens, on y
est prêt à fuir devant eux d'un jour à l'autre ; une police que les
Arabes eux-mêmes, — et ils sont nos maîtres sur ce point, — qua-
lifient d'incomparable est sans cesse en observation ; des troupeaux
de méharis sont rassemblés dans l'oasis et transporteraient, à la
première alerte, le chef de l'ordre, les armes, les trésors chez les
senoussya du Soudan.
Senoussi vécut assez longtemps pour achever son œuvre et la
laisser quand il mourut, en 1859, déjà complète à ses successeurs.
Ceux-ci lui élevèrent avec ses disciples, dans la zaouïa mère de cet
ordre où l'architecture est en grand honneur, un tombeau monu-
mental, disent les pèlerins, et que ceux de Ghadelioud'Abd-el-Kader
sont loin d'égaler. Deux fils recueillirent son héritage : à l'aîné il
avait eu soin de donner le nom de mahdi, qu'il se refusa sagement
à prendre pour lui-même. S'il avait commis cette faute, il aurait
soulevé dès le début les rivalités qu'il s'était donné pour mission
de faire disparaître ; il se contenta de réunir en un même corps des
forces éparses, et pour y arriver dans la mesure qu'il atteignit, il
n'eut pas trop d'une vie entière de persistance et de tribulations.
Cheik-el-Mahdi, tel est le nom de son fils, hérite à la fois de ces
forces et de son prestige. S'il est lui-même un homme habile ou
savant, sa puissance peut devenir une arme formidable, car tout
est préparé pour que les Arabes voient en lui l'élu de Dieu ; il a
reçu l'éducation qu'exige ce rôle, il réunit les signes qui feront
reconnaître des hommes le Messie, — les yeux bleus, une loupe entre
les deux épaules, une dent d'or, son cheval est issu de Borak, etc.
11 dépend donc de lui de choisir ou de différer le jour du soulève-
ment général. « 11 attend l'heure, » disent les musulmans, et dans
leur pensée cette heure est proche,- nous venons d'entrer dans le
XIII* siècle de l'hégire: les premières années de ce sièc'e doivent
être marquées, suivant les prédictions, par une renaissance de l'is-
lam ; celui que Dieu devait créer dans ce dessein est donc né ; en
vain un agitateur a-t-il profité des fautes du gouvernement en Egypte
pour se présenter à sa place; la voix du faux mahdi n'a été enten-
due qu'autour de lui : « Il a vaincu les Anglais, non parce qu'il était
fort, mais parce qu'ils étaient faibles; ils se sont détruits eux-
mêmes,» tel est le langage des senoussya ; car, s'ils laissaient s'élever
en dehors d'eux un libérateur, l'œuvre de cohésion qu'ils ont en-
treprise s'effondrerait, à moins qu'ils ne se résignent à marcher
devant lui; mais non; ce libérateur est dans leur sein: El-Mahdi-
124 REVUE DES DEUX MONDES.
ben-Senoussi a protesté contre son rival du Soudan égyptien ; aucun
autre prophète que lui ne peut surgir aujourd'hui.
Pour ne rien perdre de l'autorité que l'héritage paternel et ses
prédictions lui donnent dans le monde arabe, Gheik-el-Mahdi vit
dans la retraite à Djarboub, on ne le voit presque jamais. Un Arabe
de son âge et qui lui ressemble reçoit le plus souvent pour lui les
fidèles. Il demeure ainsi mystérieux, jusqu'à ce que Dieu dise : « 11
est temps ! »
On ne s'inquiète donc pas sans raison en France de voir chaque
jour grossir les rangs de cet ordre des senoussya. On peut s'en
inquiéter en Europe, car si le mouvement qu'attendent les Arabes
se produit jamais, quiconque a de? intérêts en Afrique ou en Orient
verra ces intérêts atteints. Nous pouvons nous trouver, en effet,
aux prises avec une hostilité, sourde aujourd'hui, déclarée demain.
Cette hostilité ne sera pas agressive, elle ne viendra pas braver le
canon de nos forts, elle fuira devant nos soldats, mais elle existera
comme un immense refuge où nous ne pourrons pas pénétrer,
d'où nous serons épiés, tourmentés, lassés : elle constituera en un
mot pour les nations européennes établies dans le nord de l'Afrique
un voisinage insupportable ; en d'autres termes, elle ruhiera le
commerce et nous coûtera beaucoup d'hommes et d'argent, comme
en ont déjà tant coûté des insurrections plus restreintes à la France,
à l'Angleterre, aux Pays-Ba.>. Telles sont, croyons-nous, d'ici long-
temps du moins, les conséquences extrêmes et les plus sombres
que puisse faire craindre la fusion des ordres musulmans ortho-
doxes dans l'ordre des senoussya.
Le péril est assez sérieux pour commander notre attention ; il
ne faut pas toutefois l'exagérer.
La centralisation a ses avantages, mais nous n'avons pas parlé
de ses faiblesses ; elles sont nombreuses : nos administratem's en
Algérie et en Tunisie doivent s'appliquer à les bien connaître. Nous
nous en servirons pour nous défendre, comme les musulmans ont
profilé de nos fautes pour nous combattre. D'abord, le lien qui
tend à unir toutes les sectes, quelle est sa force? Si un musulman
qui devient senoussi reste attaché, comme il lui est permis, à une
autre confrérie, jusqu'à quel point obéira-t-il au signal qui lui or-
donnerait de prendre les armes ? Consent-il seulement à observer
les pratiques ordinaires de son nouvel ordre, à vivre dans une
abstinence rigoureuse, à proscrire de sa maison le luxe, les diver-
lisseraens, les danses, la musique, à se priver, suivant la règle, de
café, de tabac? J'en doute pour un bien grand nombre : le sultan,
par exemple, n'admet-il pas avec le ciel dos senoussya quelques
accommodcmens ? Gela est probable, et pour bien d'autres cela est
LES SOCIÉTÉS SECBÉTES CHEZ LES ARABES. 125
certain. Le lien du senoussisme est donc pour beaucoup d'adhérens,
ou trop étroit et il est pénible, ou trop lâche et il est illusoire. Dans
notre pensée, il est souvent de pure forme : se faire senoussi peut
être une démonstration platonique, une manière de faire du zèle
religieux, de se gagner le ciel par des intentions; c'est une con-
cession que les timides ou les habiles font auxagensqui les effraient;
chacun marque ainsi sa fidélité aux dogmes de l'islam et son anti-
pathie pour les chrétiens ; mais ces démonstrations suffisent-elles
pour engager le nouvel élu à s'armer pour la guerre sainte ? Dans
le Soudan, cela est très possible ; mais en Algérie, au Maroc, en
Tunisie, en Egypte, dans les pays où les indigènes ont avec les
Européens des intérêts communs, nous ne le croyons guère. Nous
avons vu Senoussi compter si peu "sur le concours des musulmans
qui vivent avec nous qu'il leur a prêché l'émigration. L'affiliation
au senoussisme dans les états riverains de la Méditerranée est donc
plus honorifique qu'effective. On tient à faire partie d'une secte
dont les tendances sont pures, comme les Anglais se font inscrire
dans les sociétés de tempérance ; on déclare la guerre aux abus, on
ne prend pas les armes. — Eu outre, en admettant que les popu-
lations qui nous touchent tombent d'accord pour se soulever, cet
accord sera-t-il durable ? Rien n'est moins probable. Nous savons
combien sont nombreux dans ces sectes multiples les germes de
division que Senoussi a voulu arracher ; a-t-il assez complètement
réussi pour que la discorde ne vienne par mutiler l'insurrection?
On peut en douter. Enfin, il existe un dernier point faible, incer-
tain du moins, dans cette organisation immense : le chef est-il à la
hauteur de sa mission ? Que prépare-t-il dans sa retraite ? Pourquoi
n'a-t-il pas mis à profit tant de circonstances favorables qui lui
fournissaient l'occasion de lever l'étendard sacré, après 1870, pen-
dant les dernières insurrections, quand nous étions en même temps
aux prises avec les gens de Bou-Hamama dans la province d'Oran
et les dissidens tunisiens réfugiés en Tripolitaine, quand l'Egypte
au nord et au sud était troublée? Les Arabes convaincus disent
qu'il fait porter par d'autres que lui les premiers coups et qu'il se
réserve pour le jour où nous serons plus faibles ; cela est possible,
bien qu'il risque, avec ce calcul, espérons-le, d'attenire longtemps.
Mais on dit aussi qu'il se cache pour vivre à son aise dans la dé-
bauche et que son abstention n'a d'autre cause qu'une âme pusilla-
nime et un caractère amolli. S'il en est ainsi, à ce corps puissant
du senoussisme manque une tête : la place que le chef actuel n'oc-
cupe pas peut être disputée par un autre : double germe d'affai-
blissement.
L'envahissement du panislamisme qui nous menace rencontrera
126 REVUE DES DEUX MONDES.
donc, en dehors nnême de nos résistances, de sérieux obstacles, ne
l'oublions pas; mais, la part une fois faite aux faiblesses de ces
ordres disséminés sur un terrain sans limites, ce que nous devons
nous rappeler avant tout, c'est qu'à nos côtés, derrière nous, se
groupent sous un même chef des populations plus ou moins hos-
tiles, innombrables, inaccessibles. Cette impression doit dominer
toutes les autres.
Tels sont, croyons-nous, les élémens de la question des sociétés
secrètes, en d'autres termes, des ordres religieux ; nous les avons réu-
nis en assez grand nombre pour arriver à une conclusion pratique.
Nous avons reconnu aussi exactement que possible le siège et
l'étendue du mal. Il nous reste à chercher le remède. Ce remède
existe, il doit être trouvé ; mais, comme après un diagnostic com-
pliqué les médecins les plus consciencieux ne s'entendent pas
sur le traitement à prescrire, de même, après tant d'efforts et d'é-
tudes faites par nos officiers, nous en sommes encore réduits en
Afrique à une politique de tâtonnemens.
La ligne de conduite à suivre, croyons-nous, devrait être celle-ci :
d'une part, ne cherchons pas k nous faire d'illusions et rendons-
nous compte que l'Afrique centrale est, ou sera entièrement con-
quise par les musulmans, kadrya, chadelya, derkaoua, senoussya
ou autres. L'Europe entretiendra ou créera des colonies sur le lit-
toral. Ces colonies seront comme des îles, entre la mer et un conti-
nent hostile: à cela nul remède. Nous perdrions notre peine à vou-
loir convertir les peuples encore vierges ; en nous obstinant à en
faire des chrétiens, nous aurons la guerre, nous les repousserons
dans l'intérieur. Continuons à leur envoyer nos missionnaires, à
ouvrir des comptoirs, à multiplier, suivant la conclusion de M. Rinn,
les chemins de fer, mais uniquement pour nous faire connaître,
dissiper les préjugés répandus contre nous, amener insensible-
ment à nous les commerçans et les producteurs indigènes par l'ap-
pât du gain et la confiance dans nos relations. — D'autre part,
tout en cherchant à sortir le plus possible de cet isolement dont
nous nous rendons compte, ne négligeons rien pour organiser la
défense, c'est-à-dire garantir à notre colonisation la paix et la sé-
curité. Ayons aux frontières de nos colonies quelques hommes de
tact qui soient au courant de tous ces détails de l'organisa-
tion religieuse des musulmans et qui en connaissent bien les
vices. Que ces hommes ne soient pas changés trop souvent, qu'ils
transmettent du moins à leurs successeurs les résultats de leurs
expériences; qu'ils se mettent, comme font aujourd'hui les officiers
des affaires arabes, on communication constante avec les indigènes;
entrés ainsi dans les mœurs des habitans, ils devraient avoir pour
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES. 127
instructions catégoriques de ne pas favoriser ouvertement les ordres
religieux qui sont bien disposés pour nous, mais surtout de ne pas
combattre ceux qui nous sont hostiles. Une politique habilenégligerait
ceux (jui, nous étant acquis, n'ont guère de crédit chez les Arabes, et
ferait des avances aux autres. Le procédé contraire, nous l'avons vu,
déconsidère ceux qui nous ser\"ent et rend populaires nos ennemis.
Pour préciser, et bien que ce système de défense ne soit pas de tous
le plus moral, réservons nos faveurs pour nos adversaires. — Il est
facile d'entretenir par quelques concessions les espérances de ceux
que leur faiblesse, ou la cupidité ont fait passer dans notre camp
et qu'il ne faut pas désappointer; ils trouvent d'ailleurs dans notre
équité, dans la tranquillité, la liberté de conscience dont nous de-
vons les laisser jouir, des conditions d'existence bien supérieures
à celles que leur offre l'insoumission. Bornons-nous à être justes
pour eux, cela est suffisant. Quant aux sectes qui menacent de se
fondre toutes ensemble contre nous, leur témoigner du mécontente-
ment est chose puérile, puisque nous ne faisons que fortifier et pré-
cipiter ainsi leur union. Si nous en attirons au contraire à nous
par de l'argent, par des avantages, des honneurs même, les princi-
paux chefs, non-seulement nous obtenons des abstentions, mais
nous semons autant de germes de division parmi eux que nous
faisons de faveurs. Rien ne dure longtemps dans ces organisations
religieuses; en combien de sectes indépendantes se sont disséminés
les kadrya? Nous réduirions ainsi le corps du senoussisrae en une
poussière inoffensive, si nous nous attachions à y introduire déli-
bérément la discorde et la déconsidération.
Dixiser, déconsidérer, ne pas combattre : tel est le sens général
des instructions à donner aux fonctionnaires qui sont aux prises
avec les fanatiques, n'employer nos soldats qu'à repousser des in-
cursions ou à les punir, si le châtiment est opportun, s'il n'exige
pas des sacrifices disproportionnés avec l'offense ou le préjudice.
Une telle politique confiée à quelques hommes habiles, froids, équi-
tables, comme nous pouvons en recruter heureusement beaucoup
en Algérie, ne serait peut-être pas glorieuse, mais elle serait sage;
et je ne partage pas sur ce point l'avis du commandant Rinn, qui la
croirait indigne d'un grand pays. Nous devons, il est vrai, c'est notre
ambition, notre fierté en Afrique, donner l'exemple de la justice et
de la bonne foi, mais ce n'est pas une raison pour être dupes et jouer
les don Quichotte, préférer à une politique préventive efficace les
expéditions héroïques, mais folles, qui consistent à poursuivre pen-
dant des semaines, en plein désert, un ennemi insaisissable. Nos
soldats ne sont pas des volontaires, notre budget de la guerre doit
être ménagé, et toutes les fois qu'il est possible de remplacer une
128 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces expéditions par l'envoi d'un agent de discorde, nous ne de-
vons pas hésiter à nous servir de cet agent. II faut avoir le courage
de le dire, ne pas craindre de passer pour peureux : le temps est
fini des guerres d'Afrique; que nos officiers s'en convainquent,
qu'ils en prennent leur parti; sinon, dans l'oisiveté des postes
avancés, comment ne seront-ils pas à chaque instant tentés de se
mettre en campagne et, pour employer un mot élastique et funeste,
de réprimer des coramencemens d'agitation?
Cette répression où nos jeunes gens se lancent comme des che-
vaux de course longtemps retenus, ces razzias célèbres, dont le
récit a fait battre nos cœurs, sont, en effet, d'entraînantes parties 1
Avec quelle joie, quand on a forcé depuis longtemps le dernier lièvre
et la dernière gazelle de la plaine, on monte à cheval à la poursuite
d'une troupe d'Arabes! Oui, c'est un sport enivrant, mais c'est un
sport ; non pas inoffensif toutefois, car la répression, si elle n'est
pas absolument nécessaire, a le plus souvent pour effet de boule-
verser les tribus et de les jeter malgré elles dans une insui'rection
véritable. — Ce n'est pas sans regret que nous signalons, après bien
d'autres, ce danger, car rien n'est sympathique comme l'ardeur de
nos officiers d'Afrique, rien ne fait aimer davantage notre incorri-
gible caractère, rien ne fait mieux voir tout ce que nous avons con-
servé de chaleur et de vitalité, — mais, encore une fois, si nous
voulons faire en Algérie de la politique solide et non du roman de
chevalerie, ne craignons pas qu'on doute de notre courage, éta-
blissons notre autorité non sur des victoires stériles, mais par la
division ; la tactique n'est pas nouvelle : Divîde iit imperes.
Le rôle d'un officier qui entreprendrait ainsi la désagrégation des
forces de l'islam serait un des plus nobles et des plus utiles qu'un
homme puisse remplir pour son pays : rôle obscur et qui exige un
certain renoncement ; il peut tenter pourtant ceux-là même qui tien-
nent à l'éclat, ceux qui ne manqueraient pas une occasion de braver
la mort, « qui perdraient la vie avec joie, » comme dit Pascal,
« pourvu qu'on en parle ; » car celui qui pénétrera pour les désunir
au sein des sociétés secrètes y pourra trouver la fin tragique à la-
quelle tant de missionnaires de la politique, de la science et de la
religion ont dû d'être connus.
P. d'EsTOURNELLES DE CONSTANT.
UNE
INVASION PRUSSIENNE
EN HOLLANDE EN 1787
Arc h i- es des affaires étrangères. — Archives royales des Pays-Bas (1).
Au mois d'octobre 1787, la république des Provinces-Unies fut
brusquement envahie et facilement occupée par les Prussiens mal-
gré les menaces répétées et les protestations solennelles du gou-
vernement français. L'événement accompli, la cour de Versailles
déclara ne « conserv^er aucune vue hostile relativement à ce qui
s'était passé. »
Le rapide succès des soldats prussiens causa une émotion pro-
fonde dans l'Europe entière. La joie fut grande à Londres et à Ber-
lin. A Vienne, l'empereur François-Joseph ne sut pas cacher ses
impressions. « La France est tombée. Je doute bien qu'elle se re-
lève. » Presque au même moment, M. de La Fayette, écrivant à
Washington, lui annonçait les « funestes nouvelles de Hollande. »
« On doit en accuser l'indécision de notre ministère, les bévues de
son représentant, la friponnerie d'un aventurier poltron, le rhin-
grave de Salm. »
L'empereur d'xAutriche et M. de La Fayette n'étaient pas les seuls
à constater le déplorable effet produit dans le monde paria con-
(1) Les dépêches de sir James Harris ont été publiées dans le tome ii de ses Dia-
ries and Correspondence, par son petit-fils lord Malmesbury.
TOME LXXIV. — 1886. a
130 RE7UE DES DEUX MONDES.
duite imprévoyante et la résignation ùidle de la cour de France.
Une république alliée du royaume, protégée par un traité formel
d'alliance ofl'ensive et défensive, avait pu être attaquée en pleine
paix. Le duc deBrunsvrick, à la tête de 20,000 hommes, s'était em-
paré en quinze jours des sept provinces, sans déclaration de guerre,
au mépris du droit des gens; et le premier ministre M. de Brienne,
prélat très peu religieux, ne retrouvait sa charité chrétienne que
po*H" âccq^ter hum^jlement un sanglant outrage.
M. de Brienne n'était pas seul responsable de cet abaissement.
Un pays divisé et troublé, une armée affaiblie et désorganisée, un
trésor obéré et appauvri, telles étaient les causes premières d'une
politique indécise et déjà faussée par les idées révolutionnaires.
En Europe, tous les esprits clairvoyans le comprirent et devinèrent
la crise qui devait renverser la vieille monarchie. Eu France même,
l'opinion publique n'avait pas accueilli sans indignation une humi-
liation nationale. Mirabeau protesta avec éloquence contre l'oubli
de traditions glorieuses, et les apôtres encore timides de la révolu-
tion se trouvèrent encouragés par les preuves trop évidentes d'une
iaiblesse qui devait perdre le pouvoir royal après en avoir com-
promis la dignité.
Il n'est peut-être pas sans intérêt, dans les circonstances pré-
sentes, de rappeler un incident assez peu connu, mais dont les con-
séquences furent graves. Si l'histoire doit sans cesse être refaite,
ce n'est pas seulement parce qu'elle est mal faite, mais parce qu'elle
est sans cesse oubliée.
I.
Sir James Harris, ministre d'Angleterre à La Haye, écrivait le
•2 lévrier 1785, au marquis de Carmarthen, secrétaire d'état de sa
majesté britannique pour les affaires étrangères : « L'existence des
Pays-Bas a toujours été considérée comme essentielle aux intérêts
de rEuroj)e en général, et à ceux de l'Angleterre en particulier. »
Et le marquis de Vérac, ambassadeur de sa majesté très chrétienne
auprès des états-généraux, recevait au mois d'avril 1786, de M. de
Vergennes, ministre des affaires étrangères à Versailles, une dépêche
ainsi conçue: « Le roi considère les intérêts de la ré])ub!ique
comme les siens propres ; il prend et prendra de tout temps la part
la plus sincère et la plus active à sa tranquillité et à son indé-
I)endance tant intérieure qu'extérieure. »
Les diplomates français et anglais, qui constataient avec tant de
netteté, à la fin du siècle dernier, le rôle utile de la Hollande dans
l'équilibre européen, ne manquaient pas à la politique ancienne et
IXE INVASION PRUSSIENNE EV HOLLANDE. 151
traditionnelle de leurs pays. La situation géographique des Pays-
Bas, leurs richesses proverbiales, leurs flottes nombreuses et bien
équipées, leurs colonies étendues et prospères attiraient et justi-
fiaient l'attention des grandes puissances. La constitution compli-
quée des provinces, leur jalousie réciproque, l'ambition des sta-
thoudei-s facilitaient le rôle actif des ministres de la France et de
l'Angleterre.
Une série de fédérations, agissant les unes sur les autres par des
rouages savamment construits, mais toutes jalouses de leur indé-
pendance et de leur souveraineté : tel était en résumé l'état de
choses établi le 23 janvier 1579, et connu dans l'histoire sous le nom
d'union d'Utrecht. Les états-généraux, formés de députés représen-
tant les sept provinces et nommés par elles, étaient souverains sur
tous les points intéressant l'ensemble du pays. C'étaient eux qui
déclaraient la guerre et qui faisaient la paix, qui envoyaient des
ambassades et recevaient les ministres des autres puissances, qui
votaient les impôts et administraient les finances dans leur rapport
avec l'ensemble de la confédération, et pour subvenir aux frais de
l'armée, de la marine, de la diplomatie.
Les états provinciaux, composés de membres délégués par les villes
ou par la noblesse, étaient souverains pour tout ce qui regardait
Tadministration de la province, pour régler ses recettes et ses dé^
penses, mais sans avoir plus le droit de diriger les aflhires inté-
rieures de chaque ville que les états-généraux n'étaient autorisés
à se mêler des affaires intérieures de chaque province. Les conseils
ou régences des villes comprenaient des membres généralement
nommés à v ie et qui se recrutaient souvent eux-mêmes. C'étaient
eux qui nommaient à tous les emplois, distribuaient toutes les
charges, établissaient les budgets, jouissaient, dans la plupart
des cas, du pouvoir exécutif et judiciaire, qu'ils confiaient à des
bourgmestres et échevins pris dans leur sein ou parmi les familles
patriciennes.
Est-il besoin de dire que cette machine politique était trop com-
pliquée pour ne pas être sujette à de fréquens et graves accidens?
Tout était ou pouvait devenir matière à conflit entre tant de souve-
rainetés distinctes. Cependant, comme pourajouteràde si nombreuses
causes de difficultés et de désunion, la constitution reconnaissait m
autre pouvoir encore et donnait au stathouder un rôle imparfaitement
défini dans le maniement des affaires publiques. Les républiques pas
plus que les monarchies ne peuvent se passer de soldats pour les
défendre et de généraux pour conduire ces soldats à la bataille.
La naissance des princes d'Orange, leurs alliances avec les maisons
royales de l'Europe, leurs talens militdres, leur courage, les dési-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
gnaient à rattention de leurs concitoyens. C'est ce que les signa-
taires de l'union d'Utrecht avaient bien compris. Mais il eût fallu
déterminer d'une manière précise les devoirs et les droits du sta-
thouder, établir avec netteté sa part dans le gouvernement et fixer
ses prérogatives. Des circonstances fâcheuses ou de coupables né-
gligences ne le permirent pas, et pendant deux siècles les Pays-Bas
turent troublés par des luttes de parti toujours violentes et parfois
sanglantes. D'un côté, le stathouder, s'appuyant sur l'armée et sur
six des provinces, suivi par la majorité de la noblesse, adoré par
la populace, protégé par l'Angleterre. De l'autre, la province de
Hollande, alliée naturelle et héréditaire de la France, gouvernée
par une aristocratie municipale riche et puissante, soutenue par la
marine qu'elle favorisait, suivie par un bataillon de villes, entre
lesquelles se distinguait Amsterdam.
II.
« Vous êtes heureuse, ma nièce, vous allez vous établir dans un
pays où vous trouverez tous les avantages attachés à la royauté
sans aucun de ses inconvéniens. » Telles furent, raconte-t-on, les
dernières paroles adressées, au mois d'octobre 1767, par Frédéric
le Grand, roi de Prusse, à sa nièce Frédérique-Sophie-Wilhelmine,
qui venait d'épouser Guillaume V, stathouder des Pays-Bas. Une
révolution profonde s'était, en effet, opérée dans les provinces
vers le milieu du xviir siècle. Le stathoudérat, supprimé en 1702
après la mort de Guillaume III, et sous l'influence du vieux parti
aristocratique, avait été rétabli en 17A7, à la suite de l'invasion
française et des troubles qu'elle avait amenés. Bien plus, le 16 no-
vembre de cette même année, les états de Hollande et de Westfrise,
« comprenant que la république ne pouvait exister sans un chef
éminent, » avaient déclaré cette dignité héréditaire dans la maison
d'Orange-Kassau, au profit des descendans légitimes des deux sexes
du stathouder Guillaume IV. « Par cette révolution, dit Voltaire, les
Pays-Bas devinrent une sorte de monarchie mixte. » Mirabeau va
plus loin. « Maintenant des femmes allaient devenir généralissimes
par droit de naissance, et les Bataves, ces fiers Balayes, courbèn^nt
la tête sous le plus fatal désordre, sous la prérogative la plus humi-
hanle de la monarchie môme illimitée. » Malgré Voltaire et malgré
Mirabeau, les patriciens hollandais et avec eux la cour de France,
s'obstinèrent à ne voir dans M. le prince de Nassau-Dietz (jue le
u premier citoyen et le premier serviteur de la république. »
Mais la jeune ju'incesse prussienne qui venait de s'unir à Guil-
UNE LNVASION PRDSSIENNE K\ HOLLANDE. 133
laume V n'entrait pas dans ces distinctions constitutionnelles. Nièce
d'un grand roi, élevée dans un état où la monarchie était absolue
malgré la philosophie de son souverain, elle croyait très sincère-
ment monter sur le trône et n'eût peut-être pas consenti sans
cette conviction à devenir la femme du stathouder. Le musée
royal de La Haye possède deux portraits de la princesse d'Orange
peints à deux époques différentes. Dans le premier, la princesse, toute
jeune encore, par^t un peu naïve sans beaucoup de franchise et
quelque peu raide sans beaucoup de tenue. C'est une Allemande
assez gauche, bien élevée et mal habillée, qui ne sait pas porter
encore ses vêtemeus de femme et qui semble gênée par la grande
robe verte que vient de lui mettre une de ses dames d'atours. Dans
le second, œuvre remarquable de Tischbein, les années sont ve-
nues, la princesse n'est plus une enfant, ses traits se sont formés ;
elle est devenue belle, d'une beauté sévère, mais non sans charmes.
Son visage impérieux et digne a de la grandeur, mais on y devine
plus d'autorité et d'obstination que de douceur et de bonté. C'est une
femme et une mère, qui a vécu et qui a souffert, qui croit con-
naître les hommes et qui les méprise. Elle semble contempler, non
sans dédain, le portrait qui fait face au sien et qui représente son
mari. Successeur, mais non descendant des héros qui avaient servi
la république, tout en voulant l'asservir, le prince d'Orange avait
pu remplir leurs charges sans hériter de leurs vertus. Sir James
Harris, ministre d'Angleterre et serviteur passionné de la cause
orangiste, affirme dans une dépêche « qu'il est impossible de voir,
sans être frappé jusqu'à l'abattement, le manque d'énergie et de
vigueur d'esprit du stathouder. Un tel homme ne peut gagner à
aucun jeu. » Frédéric II lui-même s'étonne de u l'entêtement et
de l'imbécillité » de son neveu. La femme du stathouder « ne pro-
nonce jamais son nom qu'avec l'apparence du respect, mais ne se
fie pas plus en lui que lui en elle » et va jusqu'à dire à sir James
Harris dans un moment d'abandon : « Il peut m'arriver de souhaiter
au prince des vertus qu'il n'a pas et de désirer le voir privé de beau-
coup de défauts, mais je cache ces sentimens dans mon cœur. »
« Il faut prendre l'esprit de son état, » écrivait un jour Frédéric II
à Voltaire ; Guillaume V ne sut jamais prendre l'esprit de son éiat.
L'éducation du prince l'avait mal préparé à remplir son rôle.
Orphelin à trois ans par la mort de son père, il avait été élevé
par sa mère, Anne d'Angleterre, gouvernante légale des provinces
pendant la minorité de son fils. Passionnément attachée à sa con-
trée natale, la fille de George II avait tout fait pour maintenir et
grandir aux Pays-Bas l'influence britannique.
Quand, eu 1776, M. de La Vauguyou fut envoyé à La Haye par la
cour de Versailles, la France pouvait encore compter dans les pro-
f3â RK7UE DES DEUX MONDES.
vinces quelques amitiés fidèles à d'anciens souvenirs, elle n'avait
plus de partisans. Le duc de La Vauguyon, intelligent, énergique
et modéré, mit tout son honneur à reconstituer un parti français et
il y réussit. Sa maison devint le centre d'un véritable groupe, et tous
ceux qui regrettaient de ne voir dans le stathouder qu'un vice-roi
de l'Angleterre aux Pays-Bas, les patriotes, comme ils s'appelèrent,
apprirent à venir chercher chez lui des conseils et des instructions.
Quand, en 1779, la guerre éclata entre la France et l'Angleterre,
si les Pays-Bas restèrent neutres, ce fut grâce à l'habileté et à la
prudence de M. de La Vauguyon. Quand, plus tard, le gouvernement
britannique déclara brusquement la guerreaux Provinces-Unies, l'am-
bassadeur de France sut flatterie sentiment national, qui se réveilla
comme dans toutes les crises. Moins adroit et plus indolent, Guil-
laume V rendit facile, par sa négligence et sa mauvaise volonté,
les attaques et les accusations du parti qui lui était contraire. Les
pati'iotes répétèrent partout, qu'en apprenant la victoire remportée
le 5 août 1781, au Doggerbank, par la flotte hollandaise, le premier
mot du stathouder aurait été : « J'espère du moins que les Anglais
n'ont rien perdu. » Les prétentions soulevées par l'empereur d'Au-
triche, au sujet de la possession de Maestricht et de la libre naviga-
tion de l'Escaut, vinrent donner au duc de La Vauguyon une nou-
velle occasion de fortifier {e parti français aux Pays-Bas. Sur les
avis de Catherine II et les menaces de la cour de France, Joseph
céda sur la question de l'Escaut. Pour renoncer à Maestricht, « pot-
de-vin du marché, » d'après Vergennes, il reçut, suivant l'expres-
sion du grand Frédéric, un « pourboire » de dix millions, dont le
gouvernement français prit la moitié à sa charge. Mais ce ne fut pas
M. de La Vauguyon qui termina cette aflaire. Il fut rappelé de La
Haye et envoyé en Espagne comme ambassadeur, avant d'avoir pu
conclure le traité d'alliance entre la France et les Pays-Bas, qu'il
préparait depuis longtemps et qu'il jwuvait à bon droit regarder
comme son œuvre propre.
Le 10 novembre 1785, ce traité d'alliance fut enfin signé à Ver-
sailles. Les puissances contractantes promettaient « de se maintenir
et conserver mutuellement en la tranquillité, paix et neutralité, ainsi
que la possession actuelle de leurs ét<its, domaines, franchises et
libertés. » Si les circonstances l'exigeaient, la puis.sance requise de-
vrait assister son alliée, « mémo de toutes ses forces. » Le succès
était grand pour la France, M. de Vergennes et les pittn'ofcs. Malgré
quelques hésitations, le ministre n'avait cessé de déclarer que l'al-
liance hollandaise « était de toutes les alliances possibles la plus
nvanlagouse et la moins sujette à inconvénirns. » et « qu'i-lle était
universellement considérée comme l'un des événemens les plus im-
porUuïs du règne de Louis XVI. »
UNE INVASION' PP.LSîilENNE EN HOLLANDE. 135
III.
La France et l'Angleterre ont ce malheur qiie leurs agens diplo-
matiques se combattent alors même que leurs chefs d'état s'enten-
ient. Dans tous les pays du monde, les représantans français et
anglais sont naturellement portés à une jalousie réciproque. Riva-
lité d'influence et de position, rivalité de fortune, rivalité de cour
:t, pour tout dire, rivalité d'antichambre même. « Je n'écrirais
p'us jamais une dépêche, si je recevais l'ordre de plaire à la France,
de l'approuver ou de coopérer aves elle, » écrivait, dans un mou-
\ement d'enthousiasme gallophobe, sir James Harris, nommé à
la légation d'Angleterre à La Haye, au moment même où M. de La
Vauguyon quittait l'ambassade de France. Sir Jamies Harris eût temi
parole. Il avait pour la vérité le ferme respect qui caractérise la
race anglaise. Partisan dévoué de Fox, il n'avait consenti à accep-
ter le poste de La Haye, sous le ministère Pitt, que sur l'avis formel
Je ses amis politiques. Le grand homme qui gouvernait alors l'An-
-leterre ne croyait pas que, pour bien servir son pays, il fût néces-
saire de penser comme lui sur toutes les questions d'ordre inté-
rieur. Il s'était fait honneur en donnant cette marque de confiance
à un adversaire : sir James Harris se fit honneur également par la
manière dont il remplit sa mission.
M. de Vérac, le nouvel ambassadeur du roi auprès des états, n'a-
vait pas l'activité hardie de sir James Harris ; c'était un épicurien,
aussi aimable qu'instruit, et qui ne manquait pas de certaines qua-
lités de représentation. Quant aux affaires, insouciant, paresseux,
négligent, non sans une certaine faconde, il se passionnait volon-
tiers pour une cause, quitte à ne rien tenter pour la faire triompher.
Sir James Harris et le marquis de Vérac se trouvaient, par le fait,
chefs des deux pajtis qui se disputaient les Pays-Bas. C'était au mi-
nistre de l'Angleterre que les slathoudériens s'adressaient dans
toutes les crises ; c'était auprès de l'ambassadeur de France que les
patriotes venaient chercher conseil et protection, malgré leur indé-
pendance ombrageuse. M. de Bleiswyck, grand pensionnaire ' de
Hollande, devenu patriote par crainte, s'efforçait de servir la cause
de ses nouveaux amis, sans se brouiller avec personne. MM. van
Berckel, de Gyzelaer, Gevaerts, pensionnaires d'Amsterdam, Dor-
drecht et Haerlem montraient plus de courage, mais moins d'habi-
leté. C'était en parlant, sans cesse, de son propre courage et de sa
propre habileté, que le rhiiigrave de Salm était parvenu à fixer l'at-
tention publique. Frédéric 111, wild et rhingrave de Salm-Kyrburg,
avait rang parmi celte foule de petits souvei^ns qui, placés entre
136 REVUE DES «EUX MONDES.
la France et d'Allemagne, servaient tour à tour dans les armées
françaises et les armées allemandes. Une jeunesse très agitée, mar-
quée par un duel fâcheux où son rôle laissa fort à désirer, ne sem-
blait pas le destiner à la vie publique ; mais l'ambition lui vint
avec râp:e, sans lui faire perdre le goût des plaisirs. Ce Gil Blas
princier, moins honnête que son modèle, devint un personnage po-
litique. Actif, vanheux, menteur, très habile à masquer des des-
seins malhonnêtes sous le jargon philosophique alors à la mode, il
se croyait propre à tous les rôles et se tenait prêt à toutes les tra-
hisons. Commandant pour les états de Hollande une légion levée
en Allemagne; agent du stalhouder, à Berlin en 1785, il devenait,
en 1786, agent diplomatique des patriotes à Versailles. Il obtenait
du roi de France un don de /iOO,000 livres avec le grade de
maréchal de camp, et dirigeait en Hollande un nouveau parti com-
posé de démagogues tout fiers d'avoir un prince à leur tête.
J'ai parlé du rhingrave comme agent stathoudérien auprès de la
cour de Prusse. Guillaume V, efl'rayé des progrès constans des pa-
iriotcs, troublé par les accusations de trahison dirigées contre lui,
s'était décidé à faire appel à son oncle et à implorer son secours.
Frédéric le Grand répondit « par beaucoup d'observations mais peu
de promesses » à la demande du j)rince d'Orange. Le roi de Prusse
pensait plus souvent à la Bavière qu'à son neveu et désirait rester
en bons rapports avec la France. « La cour de Versailles l'a mis
à l'aise quant à l'échange de la Bavière, écrivait sir James Harris.
Je suis, quant à moi, fort disposé à croire que la France et la
Prusse se comprennent secrètement et qu'elles sont camarades.
Elles se disent, comme les médecins de Molière : « Passez-moi la
rhubarbe etje vous passerai le séné, »et la France déclare : « Prusse,
laissez-moi tranquille en Hollande, et vous n'aurez rien à craindre en
Bavière. » L'influence française est au point culminant.
Détruire cette influence, la remplacer par l'action de la Grande-
Bretagne, tel fut le but suprême poursuivi par sir James Harris. Son
plan de campagne fut vite arrêté. Il iiillait donner au parti oran-
giste une impulsion ])lus vive et plus nette; amener un accord sur
les affaires des Pays-Bîis entre la cour de Londres et colle de Ber-
lin. Pour réveiller le courage du parti stathoudérien, ce ne fut pas au
prince et à ses amis que s'adressa le ministre d'Angleterre; car «ja-
mais mortels ne furent composés d'argile aussi inanimée, aussi déiuiée
du feu de Prométhée. » 11 résolut dentrer en relations consuuites et
suivies avec la princesse elle-même. « Elle m'a parlé, avec beau-
coup de sagesse et de bon sens, de sa situation, écrit-il. Ma seule
crainte est de perdre le prince pendant (pie je tourne autour de la
princesse. II est si jaloux, non de sa vertu, mais de son bon sens
et de son autorité, qu'il n'irait |)as au paradis s'il devait y arriver
UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLVNDE. 137
grâce à elle. » Pour amener l'entente entre l'Angleterre et la Prusse,
sir James Harris n'eut pas recours au ministre de Prusse à La Haye,
M. de Thulemeyer, qu'il regardait comme vendu à la France; il
s'adressa à M. Ewart, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre à
Berlin, qui, sous la direction apparente de lord Dalrymple, titulaire
du poste, menait effectivement les affaires. » Si l'Angleterre et la
Prusse sont d'accord, la république et la maison d'Orange peuvent
être sauvées, » disait sir James Harris le 5 septembre 1785.
Le jour même où le ministre d'Angleterre écrivait ces lignes,
s'était passé à La Haye un malheureux incident qui devait ag-
graver encore la situation très critique de Guillaume V. La popu-
lace orangiste de la ville s'était soulevée, sans que le stathouder,
commandant de la garnison, prît aucune mesure pour faire marcher
les troupes contre les séditieux. Le conseil député des états de
Hollande, représentant légal du souverain, en l'absence des états,
avait dû donner l'ordre aux soldats de dissiper les émeutiers. Le
prince se plaignit avec aigreur de ce qu'il appela une usurpation.
Les états approuvèrent la conduite de leurs délégués. Guillaume V,
irrité, se décida à quitter La Haye avec sa famille. La princesse
d'Orange eut avant son départ, avec sir James Harris, une conver-
sation longue et précise. « Le sort de la maison d'Orange va se
décider vite, lui dit-elle ; ni intervention, ni secours ne peuvent
nous sauver. Je quitte La Haye, pour n'y revenir peut-être jamais.
Je crois au prince trop d'élévation pour qu'il accepte le rôle d'un
stathouder en peinture. » La maladresse des amis de Guillaume V
allait faciliter encore la tâche de ses adversaires. Le 17 mars 1786,
une nouvelle émeute fomentée par les agens stathoudériens éclata
dans les rues de La Haye. La populace s'efforça de jeter à l'eau deux
des principaux patriotes, MM. de Gyzelaer et Gevaerts, qui ne du-
rent la vie qu'à leur courage. Les états de Hollande, pressés par les
événemens, conférèrent « provisoirement » le commandement de
la garnison de La Haye, à leur conseil député. Le 27 juillet 1786,
malgré les efforts des cours de Londres et de Berlin, unies dans
cette circonstance, la question était détinitivement tranchée. A la
majorité de 10 voLx contre 9, le commandement de La Hâve était
enlevé au prince stathouder, en faveur duquel 3 voix seulement
se déclarèrent d'une manière précise. Guillaume V, en recevant cette
nouvelle, se livra à un violent accès de colère. \\ prit son chapeau,
le jeta par terre et le foula aux pieds.
« 11 n'y a pas lieu de craindre que Sa Majesté prussienne fasse
plus qu'elle n'a fait jusqu'à présent, déclarait au printemps de 1786
M. de Vergennes au marquis de Vérac. Ce prince ne sacrifiera
point sa politique et ne compromettra point ses forces pour pro-
curer quelque avantage au stathouder. » Les patriotes triomphaient.
138 REVUE, DES DEKX U<>Xl>ES.
Le succès de leur cause et l'abaissement du stathouder étaient à leurs
yeux assurés. Au moment même où la cause orangiste paraissait
vaincue, oîi tout espoir semblait défendu à Guillaume V, se passait
un événement qui devait relever son parti et déjouer tous les pro-
jets de ses adversaires. Le 22 août 1786, sir James Harris faisait
partir en grande hâte d'Helvoët un paquebot qui devait porter au
marquis de Carmarthen la nouvelle de la mort du grand Frédéric.
« 11 est très douteux, disait quelques heures plus tard sir James
Harris, en revenant sur cet événement, que son successeur j)uisse
continuer le rôle qu'il a tenu avec tant d'éclat pendant tant d'années.
Les jeunes filles les plus modestes sont devenues des femmes ga-
lantes, et les plus sages héritiers présomptifs sont devenus les plus
faibles des rois. » Frédéric-Guillaume 11 ne devait ])as démentir une
prédiction que sir James Harris n'eût peut-être pas consenti à si-
gner quelques mois plus tard.
IV.
Dès son avènement au trône, le nouveau roi crut devoir prendre
dans les affaires de Hollande un ton différent de celui qu'avait em-
ployé son oncle. Cinq jours après la mort du grand Frédéric, il écri-
vait au baron de Goltz, son ambassadeur à Paris, pour le prier
d'attirer l'attention de la cour de France « sur la résolution aussi
illégale que hardie » prise par les états de Hollande au sujet du
commandement de La Haye. La France et la Prusse agissant d'ac-
cord ne pourraient-elles pas faire changer cette mesure? Le roi en
aurait la plus grande obligation au roi de France, « et ne manque-
rait pas de lui en témoigner en toute occasion une reconnaissance
aussi parfaite que sincère. » La lettre de créance, adressée le 2 sep-
tembre par Frédéric-Guillaumeaux états générauxdes Provinces-Unies
pour accréditer auprès d'eux le comte de Goertz, était encore phis
nette, et le roi ne craignait j)as de parler « des oppressions inouïes
que le prince avait dû souffrir si irmocemment. » Les déclarations
de Frédéric-Guillaume II, comme les récriminations de son beau-
frère restèrent inutiles ; les états de Hollande ne revinrent pas sur
leur première décision.
Quelques jours avant la mort du grand Frédéric, sir James Harris
avait écrit à M. Ewart. « Tout prouve l'utilité de l'attente; » mais
la politique sage et j)rudente recommandée par le ministre d'Angle-
terre ne pouvait convenir au stathouder, ni aux orangistes.
L'effort constant des princes d'Orange avait tendu à réduire l'auto-
rité souverainedes provinces et des villes. En 1074, à la suite de l'iu-
Tasion française, Guillaume H I, grâce àde savantes combinaisons et à
des mesures violentes, était parvenu à s'eaiparer du droit de nommer
UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 139
les magistrats municipaux dans la Gueldre, TUtrecht et l'Overj ssel,
sous prétexte de punir ces trois provinces de leur trop faible résis-
tance à l'ennemi. Ce droit du stathouder, connu sous le nom de rè-
glement de 1(57 A, très contesté et contraire au texte même de la
charte fondamentale des Provinces-Unies, rencontrait de la part
des pafrioies une opposition toujours vive, parfois acharnée. Les
états de Gueldre, effrayés par le nombre et le ton des adresses qui
lem* étaient présentées, supprimèrent la liberté delà presse, et inter-
dirent aux bourgeoisies d'adresser en corps des pétitions au souve-
rain. Cette résolution fut reçue avec indignation. La petite ville d'EI-
burg alla jusqu'à refuser de la publier; Hattem, une autre bien petite
ville, protesta avec éclat contre la nomination comme échevin d'un
des gardes du corps du stathouder. La réponse de Guillaume V ne
se fit pas longtemps attendre. Dans les premiers jours de septembre
1786, il donna l'ordre aux troupes de châtier les villes rebelles.
Elburg et Hattem, occupées par les soldats orangistes, furent aus-
sitôt livrées au pillage. Les états de Hollande, sur la nouvelle de ces
événemens, s'adressèrent au stathouder pour lui déclarer que « s'il
ne se désistait pas de ses mesures violentes, ils seraient forcés de
le suspendre de toutes ses charges. » — « La conduite des états
de Hollande me parait de la plus grande sagesse, » écrivait le
11 septembre M. de Vergennes. Dans la province d'Utrecht comme
dans celle de Gueldre, le règlement de 1674 devait servir de pré-
texte iiux premières hostilités. Le 7 août 1786, en présence d'un
nombreux concours d'habitans et d'étrangers venus pour assister à
un spectacle aussi curieux que nouveau, la bourgeoisie d'Utrecht
avait destitué, par une décision solennelle, les conseillers qui s'op-
posaient à ses revendications, et installé en grande pompe le col-
lège des commissaires destinés à protéger ses intérêts. Les états de
la province ne virent pas d'un œil indifférent cette révolution paci-
fique. (( Je crois, écrivait sir James Harris, le 12 septembre, que
la conférence entre les états de Gueldre et ceux d'Utrecht se ter-
minera par la résolution d'attaquer sans hésiter la ville d'Utrecht. »
En présence des préparatifs belliqueux du stathouder, les états
de Hollande ordonnèrent aux troupes entretenues par eux de
quitter les autres provinces et de se réunir pour leur propre dé-
fense. La Hollande contribuait pour près 60 pour 100 aux dépenses
militaires de l'Union. Les états généraux décidèrent qu'elle avait
droit à rappeler douze régimens sur son territoire. Le vendredi
22 septembre, les états de Hollande prenaient une mesure plus
grave encore en « suspendant provisionnellement M. le prince de
Nassau de ses fonctions de capitaine général de la province. » M. de
Goertz, ministre extraordinaire de Prusse à La Haye, déclara haute-
ment que la résolution des états était « une insulte faite à son
iâO REVLE DES DEUX MOxNDES.
maître. » Ses émissaires répandaient le bruit « que 100,000 Prus-
siens étaient prêts à fondre sur la république. » M. de Goertz s'était
trop hâté. Frédéric-Guillaume ne voulait pas encore la guerre. A son
retour de Silésie, « il réprimanda en termes très raides et sévères
son ministre à La Haye d'avoir employé des expressions plus fortes
que ses instructions ne l'y autorisaient. » — « Le triomphe du parti
français est complet, » déclare à ce moment sir James Ilarris. La
princesse d'Orange seule continuait à croire que son frère lui vien-
drait en aide. « Elle se dit assurée de son appui quand même cet
appui demanderait des mesures violentes, et ne craint pas de dé-
clarer que le temps de faire des sacrifices n'est pas encore venu.»
La cour de France, pas plus que le roi de Prusse, ne désirait la
guerre. M. de Vergennes voulut tenter un dernier effort pour paci-
fier les Provinces-Unies. Ln peu inquiet de l'insuffisance du mar-
quis de Vérac, il envoya en mission spéciale à La Haye un des pre-
miers commis de son ministère, M. de Rayneval, vétéran des affaires
étrangères et qui devait fonder une famille de diplomates. La tâche
de M. de Rayneval n'était pas facile. Il fallait que, sans froisser
M. de Vérac, il entrât en relations directes avec les chefs du parti
républicain; qu'il se mît en rapport avec lestathouder sans inquiéter
les patriotes, et qu'il négociât avec M. de Goertz sans éveiller l'at-
tention de sir James Harris. II fallait surtout qu'il parvînt à assurer
l'existence de cette république des Pays-Bas, qui devait, dans la
pensée de Vergennes, être les Etats-Unis d'Europe. Le ministre qui
avait soutenu avec fermeté contre la puissance britannique la cause
des colonies révoltées voulait, dans l'ancien monde comme dans le
nouveau, opposer à l'Angleterre une république riche et prospère,
amie de la France et son alliée naturelle. Ce n'était pas là une en-
treprise sans grandeur, mais il manquait aux Pays-Bas un général
Washington.
Sir James Harris n'apprit pas sans inquiétude l'arrivée à La Haye
de M. de Rayneval. « Il me semble, écrivait-il à Pitt, que la
France fait partout de si formidables enjambées, que son influence
devient si grande dans toutes les cours de l'Europe, même dans
celles où jusqu'à i)résent nous avons tout à dire, que nous ne pou-
vons ctrc trop actifs dans notre opposition contre elle. » Pitt
répondit à sir James Harris en lui recommandant la prudence. —
A lierlin môme, l'influence française semblait remporter. L'un des
conseillers de Frédéric-Guillaume, M. de Finck, affirmait à notre mi-
nistre M. d'Esterno « que le roi son maître avait ])révenu les désirs
de la France. La princesse de Nassau doit savoir qu'il ne marchera
pas un régiment, pas même un soldat prussien, pour cette alVairo.
— «A La Haye, d'après sir James Ilarris, lu comte de Goertz j)Iiai
le genou à la Franco et se jcUiit corps perdu aux piods du sieur
LISE LVVASION PRCSSIENNE EN HOLLANDE. I4l
Rayneval. » 11 consentait à remettre lui-même à la princesse d'Orange
la lettre dans laquelle Rayneval avait tracé les bases d'un accord,
■et se croyait obligé d'insister sur la nécessité d'une entente. D'après
l'at^ent de M. de Yergennes, la première clause du contrat devait
être l'évacuation d'Elburg et d'Hattem par Guillaume V. Le désar-
mement opéré par les états de Gueldre et d'Utrecht amènerait la
Hollande à adopter les mêmes mesures, et la charge de capitaine
igénéral pourrait être rendue au prince. La princesse prit lecture
de la lettre de Rayneval et conseilla au ministre de Prusse de ne pas
la communiquer tout entière à son mari. Malgré cette réserve,
malgré les conseils de M. de Goertz, le stathouder parut décidé à
ne pas céder. Wilhelmine de Prusse fit savoir à M. de Goertz qu'elle
voulait, avant de répondre, connaître l'avis de Frédéric-Guillaume.
Il eût mieux valu pour le prince, comme pour la princesse, que la
réflexion fût plus longue ou les conseils de Frédéric-Guillaume plus
précis. Ils eussent peut-être hésité à envoyer la lettre que la femme
du stathouder adressa, le l^"" décembre 1786, au comte de Goertz.
Malgré des réticences assez maladroites et un assez grand abus
des termes de droit, c'était un refus formel de consentir à toute
concession avant que la charge de capitaine général eût été rendue
au prince. Ai-je besoin de dire la colère, l'indignation même de
M. de Rayneval en recevant communication de cette pièce, dont il
«'eut connaissance que le 3 janvier? Il écrivait sur l'heure à Yer-
gennes : « Un prince de Nassau, qui a la morgue ou l'imbécillité de
faire traiter ses affaires par sa femme, qui se refuse de la manière
la plus indécente aux conseils de son beau-frère roi de Prusse, qui
rejette les moyens de conciliation que lui a proposés le roi de France,
tout cela me semble le comble de la démence. » M. de Vergénnes
donna l'ordre à Rayneval de quitter La Haye. « Quel que soit l'évé-
nement pour le stathouder, et, selon moi, il ne peut être qu'infini-
ment fâcheux, nous le verrons avec autant de tranquillité que d'iii-
différence. » Dans une seconde lettre datée du même jour, Vergenne^
allait jusqu'à dire : « Au surplus, monsieur, avant de quitter la
Hollande, vous voudrez bien assurer les patriotes de toute l'estime
du roi, des vœux qu'il fait pour que leur cause triomphe, parce
qu'il la regarde comme inséparable du bien-être de leur patrie. »
Quelques mois auparavant, M. de Vergennes avait déclaré dans une
dépêche longuement motivée, que le roi ne pouvait pas et ne devait
pas être chef de parti. Les circonstances avaient été plus fortes que
la volonté un peu indécise du ministre. Frédéric le Grand écrivait
jadis à son frère le prince Henri : « La fortune m'est revenue. Eii-
yoyez-moi les meilleurs ciseaux que vous pourrez trouver pour qii
je lui coupe les ailes. » Les patriotes ne surent pas user d'un moyeu
aussi énergique.
14*2 REVUE DES DEUX MONDES.
« j'y ai fait l'impossible. » Telle fut la réponse adressée par le
roi de Prusse au comte de Finck, qui lui demandait d'envoyer au
stathouder des conseils de prudence. Frédéric-Guillaume avait été
jusqu'à ajouter de sa propre main au bas d'une dépêche pour
M. de Gœrtz : « Si le prince d'Orange continue à suivre la même
marche, il se perdra infailliblement. »
Guillaume V n'espérait i)lus son salut que de la guerre civile.
Jamais la république n'avait été plus troublée, et Técheveau de la
constitution n'avait jamais été embrouillé d'une manière plus inex-
tricable. Dans la province de Gueldre, le stathouder, appuyé sur
la majorité des états, se trouvait maître presque absolu. Dans la
province d'iîtrecht, une scission s'était opérée dans les états mêmes.
La majorité des membres de la noblesse et du clergé, réunis dans
la petite ville d'Amersfoort, rendaient des édits sous la protection
des troupes orangistes. Les députés des villes, rejoints bientôt par
quelques membres des autres ordres, siégeaient à Utrecht, où les
corps de bourgeoisie se préparaient à les défendre. La province de
Hollande restait sous la dépendance des patriotes, mais la minorité
stathoudérienne, trop faible pour agir, était assez forte pour entra-
ver, et retardait tous les préparatifs de résistance. Aux états-géné-
raux, les forces des deux partis se trouvaient presque égales ; la
majorité penchait tour à lour dans l'un et l'autre sens, donnant
raison un jour aux patriotes pour approuver le lendemain le sta-
thouder, et déclarer légales les décisions contradictoires prises par
le stathouder ou les patriotes.
L'importance prépondérante de la Hollande dans la république
n'en rendait pas moins probable le succès des républicains. M. de
Vergennes avait le droit d'y croire; il ne vécut jkis assez longtemps
pour assister à leur défaite.
Le 15 février 1787, les ambassadeurs des l'roviiicr^ auprès de
la cour de France écrivaient à leurs hauts coinmeltans : « Le sei-
gneur comte de Vergennes a vu son état empirer si soudainement,
qu'hier au soir vers les trois heures, il a rendu l'esprit, regretté
jjur tous avec raison. Le roi a désigné pour son successeur le comte
de Montmorin, ancien ambassadeur près la cour d'Espagne. »
M. de Vergennes n'était pas un grand homme d'état; il man-
(juait de ces dons supérieurs (jui placent au premier rang et fout
leH Hichelieu ou les Pitt, Il n'avait ni beaucouj) do largeur dans les
vues, ni beaucoup de hardiesse dans l'exécution ; mais ses (jualités
étaient sérieuses, et l'on no saurait méconuiiître ses services sans
injustice. Intelligent, instruit, modéré, il avait un sentiment pro-
UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 143
fond de la dignité monarchique et savait parler au nom du roi, sans
arrogance, comme sans faiblesse. Trop prudent et trop sage pour
lancer la France dans les aventures, il ne se fût pas résigné à lui
voir jouer le rôle d'un état sans allié et sans inQuence, et les meil-
leurs éloges qu'on puisse lui donner se trouvent dans les dépê-
ches des diplomates étrangers.
M. de Montmorin, que la confiance personnelle de Louis XYl
avait désigné pour succéder à Yergennes, arrivait au pouvoir dans
les meilleures intentions. Les intérêts français étaient particulière-
ment engagés dans les affaires des Pays-Bas, il résolut de leur con-
sacrer des soins tout spéciaux. Le roi devait soutenu* la province
de Hollande, son alliée constante et fidèle. C'était en assurant à la
Hollande la majorité dans les états-généraux que l'on pouvait ser-
vir le plus utilement sa cause : « Vous offrirez aux patriotes votre
concours, disait Montmorin à Vérac dans l'une de ses premières
dépêches. Le roi vous autorise, monsieur, à faire dans cette voie
tout ce qui pourra dépendre de vous. »
Ce n'était plus seulement dans la salle des états-généraux que la
lutte était eng.igée. Guillaume V avait échoué dans un projet de
coup d'état contre Amsterdam. H résolut de s'en venger sur Utrecht.
Pour masquer ses intentions, il adressa au greffier des états-géné-
raux une lettre où il protestait de son amour pour la paix. Tous
les bruits que l'on faisait courir sur ses préparatifs belliqueux étaient
inexacts. « Tout cela était une pure invention, une fausseté insigne;
rien n'était vrai. » Le 9 mai 1787, au matin, la nouvellie de la
marche en avant des stathoudériens se répandit à Utrecht. Le con-
seil se rassembla aussitôt et résolut de repousser la force par la
force. De tous côtés, les volontaires s'offrirent pour marcher contre
l'ennemi. M. d'Averhoult, Français d'origine, l'un des plus jeunes
conseillers de la ville, accepta le commandement de ses défenseurs.
Le combat ne fut pas de longue durée. Les stathoudériens faibli-
rent bientôt devant le tir serré de leurs adversaires. Leur retraite
se changea en déroute. Otîiciers et soldats prirent la fuite, laissant
de nombreux cadavres, abandonnant armes et bagages. Les bour-
geois couchèrent sur le champ de bataille et poursuivirent le lende-
main matin un ennemi qui ne se trouva plus.
L'effet produit par ces événemens fut considérable. Les états de
Hollande résolurent de se porter au secours d'Ctrecht. En envahis-
sant le territoire d'une ville souveraine, le stathouder avait manqué
à ses devoirs constitutionnels. Par ce fait, l'acte d'union se trou-
vait rompu. Le rhingrave de Salm, revenu d'une mission à Ver-
sailles, fut dirigé sur Utrecht avec sa légion. Le général van Rvssel,
commandant le « cordon militaire » qui défendait la Hollande,"reçm
l'ordre de marcher en avant.
lÛâ REVUE DES DEUX MONDES.
La cour de France blâma la précipitation des patriotes : « Ce n'est
pas la cour de Berlin que je calcule, écrivait Rayneval, je calcule la
faiblesse, la fragilité des moyens des patriotes. » Pour remédier à
Ifi faiblesse de ces moyens, le cabinet français ne reculait pas de-
vant les sacrifices pécuniaires : « Nous regardons la chose comme
assez importante pour ne pas craindre de répandre 2 millions, et
même le double, si cette somme était nécessaire, » disait M. de
Montmorin dans une lettre au chevalier de Bourgoing qu'il venait
d'envoyer en Hollande pour aider et contrôler Vérac.
Sir James Harris cependant n'épargnait rien pour décider son
gouvernement à combattre la politique française. Le 19 mai, il
reçut, sur sa demande, l'autorisation de quitter La Haye pour
venir plaider la cause des orangistes auprès du roi son maître. Le
*23 mai, après un dîner chez le grand chancelier, sir James Harris fut
appelé à défendre ses opinions devant le cabinet britannique. 11 les
résuma avec habileté. « Le mal est plus grand, le remède moins
difficile qu'on ne croit. La France ne s'aventurera pas dans une
guerre. Elle n'a ni armée, ni revenu, ni ministère. » Le 26 mai, le roi
George HI reçut un mémoire par lequel ses ministres lui deman-
daient « humblement » de venir en aide aux orangistes : « H serait
utile d'avancer dans ce dessein, sous forme de prêt ou autrement,
une somme ne dépassant pas 20,000 livres sterling. » George IH ne
consentit qu'avec peine à cette dernière demande : « Je m'y résigne
à regret, après la funeste expérience que j'ai faite du secours donné
par moi à la cause des Corses. Le ministère m'avait promis de me
restituer les fonds; il n'en a jamais trouvé le moyen, ce qui m'a
donné l'air d'un dissipateur aux yeux du parlement ; mais je me
fie en l'honneur de M. Pitt. »
Sir James Harris ne s'arrêta pas à recueillir les lauriers qui lui
étaient dus. Le l'^' juin, il était de retour à La Haye, rendant le
courage aux orangistes, que son départ avait désolés.
Le désordre matériel augmentait tous les jours dans la répu-
blique. L'esprit d'indiscipline avait atteint les soldats eux-mêmes ;
les hommes mécontens de leur chef passaient au service de l'adver-
saire, et ce double courant de déserteurs ajoutait au trouble général.
Le rhingrave apprenait « par hasard, » que trois compagnies du ré-
giment de Stuart s'étaient révoltés. Les canonniers de Gorcum
avaient suivi leur exemple et gagné le cam[) stiUhou dérien. Quelle
pouvait être l'olxMssance des soldats, alors que Frédéric de Salm,
donnant le premier l'exemple de la révolte, adressait aux compa-
gnies bourgeoises d'Amsterdam d'amers reproches contre les délé-
gués dos états? « Si les bourgeois voulaient s»» rallier sous ses éten-
dards, ils pouvaient être assurés d'un plein triomphe contre leurs
onnomis. » A l'extérieur, l'horizon devenait aussi menaçant; et M. de
CNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 145
Montmorin parlait dans une lettre de « l'humeur exaltée du roi de
Prusse. » Un fait semblait certain, quelle que fût l'humeur du roi
de Prusse, c'est qu'il fournissait indirectement des secours à son
beau-frère. On pouvait remarquer tous les jours, sur la frontière de
Gueldre, Tarrivée de paysans prussiens qui venaient demander du
service dans l'armée orangiste. Par un effet soudain de la grâce,
ces paysans, au bout de quelques heures, prenaient une attitude
militaire et connaissaient mieux l'exercice que lem's camarades.
Le moment était venu de prendre des mesures énergiques. Le
7 juin, les députés d'Amsterdam proposèrent aux états de Hollande
de sauver la république par une résolution virile. Les états nomme-
raient une commission de cinq membres pris dans leur sein ; cette
commission recevrait les pouvoirs les plus étendus. C'était des dic-
tateurs qu'il s'agissait de créer, mais l'hésitation n'était pas possible.
La proposition d'x\msterdam fut adoptée. Le 16 juin, M. de Vérac an-
nonçait à Montmorin la nomination de la commission souveraine.
M. Camerling devait y siégerau nom d'Haarlem, M. Block pour Leyde,
^Lvan Toulon pour Gouda, M. van Foreest pour Alkmaar ; Amsterdam
avait pour représentant M. Jean de Witt. Ce dernier avait été choisi
malgré sa jeunesse (il n'avait pas trente-deux ans). L'on avait pensé,
pour remplir ce poste, à M. deVisscher, aussi conseiller de la ville, qui
plaisait fort aux démocrates. Le rhingrave de Salm s'indigna de ne
pas le voir nommé : « L'exclusion de l'honnête de Visscher de la
commission est un fait certain de l'esprit qui y régnera, » écri-
vait-il. Cette commission n'est autre chose qu'une fabrique du pen-
sionnariat qui a formé violemment le projet de m'exclure de toute
sorte d'affaires. Montrez ma lettre à tous nos véritables amis, aver-
tissez-les du danger commun... Je me circonscrirai dans les murs
d'Utrecht, j'y périrai. » — Tandis que le rhingrave se vantait fort
de ses sentimens démocratiques et de son héroïsme futur, il ne
négligeait ses rapports ni avec la cour de Versailles, ni même avec
les orangistes. Le voisinage des troupes staihoudériennes lui per-
mettait d'entrer en conférences avec les familiers de Guillaume V.
Le comte de Callemberg venait souvent le voir. On assure que le
rhingrave lui dit en jour en le congédiant : « Croyez que je n'ai pas
tellement le goût du citron que je ne m'accommode très bien aussi
de l'orange. » Auprès de M. de Bourgoing il tenait un tout autre
langage : « Le seigneur, prince d'Orange, a mis ma tête à prix.
Lne bande de fripons rôde autour de moi pour m'assassiner ou
m'enlever. » « M. de Salm voudrait tout commander, la partie poli-
tique comme la militaire, écrivait Bourgoing à Montmorin. Son
inquiète activité nous prépare bien des embarras. »
Le premier acte de la commission souveraine des états eût dû
TOMB LIXIY. — i886. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
être de révoquer le rhingrave. Elle avait commencé sa tâche ingrate
malgré les récriminations de cet ofiicier. Après une réunion à Zwam-
merdam, elle avait choisi pour sa résidence le château de Woerdcn.
Partout on la reçut avec grand respect. Les étudians de Leyde vou-
lurent se charger du soin de lui former une garde d'honneur. Sous
l'impulsion des commissaires, la confiance sembla renaître. Le gou-
vernement anglais, désormais tout dévoué à la cause orangiste, sentit
le besoin de hâter les événemens : « Le moment semble venu où k-
coup décisif doit être frappé ! » écrivit lord Garmarthen à sir James
Harris.
YI.
Le 25 juin, sir James Harris annonçait à la cour de Londres le
projet formé par la princesse d'Orange de rentrer à La Haye pour
se mettre à la tête du parti : « Si par sa présence la princesse amène
les députés à se conduire comme des hommes , je la regarderai
comme un ange. » Le 29, le ministre d'Angleterre écrivait sur un
ton bien différent: « Les craintes que j'appréhendais ne se sont que
trop vérifiées, la princesse d'Orange a été arrêtée, hier, ])rès de
Gouda par un détachement de corps francs. » Sir James Harris ne
se trompait pas.
Le jeudi 28 juin, Wilhelmine de Prusse avait quitté Nimègue en
carrosse, suivie de plusieurs voitures contenant les gens de sa mai-
son. A deux lieues de Schonhoven, une troupe de corps francs
ou volontaires patriotes parut sur la route. Le lieutenant qui la coni-
mandait pria le carrosse de s'arrêter. Ordre avait été donné de ne
laisser passer aucun équipage considérable sans en référer à l'au-
torité supérieure. Il devait prévenir le général van Ryssel et la coni-
mission deVVoerden. En attendant le retour du courrier, Wilhelmine
de Prusse désira se reposer dans une maison. La princesse et les
})ersonnes de qualité qui se trouvaient auprès d'elle occupèrent
une chambre ; le reste de sa suite fut introduit dans la pièce voi-
sine. L'officier de cor])s francs crut ne pas devoir se retirer, i>ar
politesse. Cependant, la commission de AVoerden avait été préve-
nue. MM. de Witt, Block et van Foreest se rendirent en hâte au-
près de la princesse pour lui exprimer leur regret et lui demander
un récit de l'aventure. La princesse ré])ondit qu'elle désirait se
rendre à La Haye; elle faisait ce voyage dans les meilleures inten-
tions pour rétablir la concorde, en assurant au prince son époux
les privilèges qui lui aj)partenaient. M. de Witt demande à Son Al-
tesse royale la permission d'observer que, dans l'état d'efferves-
cence et môme d'hostilité générale, une telle demande aurait un
résultat contraire à celui (ju'elle en attendait. Les émoutiers ne
UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 1A7
prendraient-ils pas pour excuse la présence de son altesse royale ?
La commission regrettait de ne pouvoir lui laisser continuer son
voyage sans en référer aux états. Son altesse royale était libre de
retourner à Nimègue. La princesse déclara qu'elle attendrait la
réponse des états. Elle se résolut à passer la nuit à Schonhoven.
Une garde d honneur lui fit escorte : MM. de \yittetvaii Toulon l'ac-
compagnèrent pour tout lui faciliter. Il était près de minuit quand
on atteignit la ville. Wilhelmine de Prusse écrivit sans tarder au
greffier des états pour se plaindre du relard apporté à ses projets.
Digne dans le ton et modérée dans la forme, sa lettre rendait hom-
mage à la conduite des commissaires : les convenances envers elle
avaient été scrupuleusement observées, et particulièrement par
M. de Witt, qui avait été l'orateur de la commission.
Le vendredi, à huit heures du matin, les messages de la prin-
cesse parvenaient à La Haye. La confusion y était grande parmi
les orangistes. Tous ceux qui étaient dans le secret s'étaient ren-
dus, la veille au soir, à la maison du bois où devait descendre la
princesse. Sir James Harris , obligé de dîner à l'ambassade de
France, n'avait pu les accompagner : « Il n'y eut personne dans
la société qui ne remarquât le trouble dont il était agité. » En ren-
trant chez lui, il reçut la nouvelle de l'incident de Schonhoven et
s'occupa des mesures à prendre. Tous ses efforts furent inutiles :
les amis les plus "dévoués semblaient stupéfaits ou terrifiés. Les
états de Hollande entrèrent en séance pour avoir connaissance des
lettres de la princesse. La discussion ne fut terminée que vers
cinq heures de l'après-midi. L'ordre donné par la commission sou-
veraine fut pleinement approuvé.
Le bruit se répandit soudain à La" Haye que le rhingrave de
Saim marchait sur Schonhoven pour s'emparer de la princesse et
la garder comme otage. Sir James Harris pria le baron de Kinckel
de se rendre auprès de la princesse pour la supplier de retourner
en Gueldre. Wilhelmine de Prusse avait déjà quitté Schonhoven
quand M. de Kinckel la rejoignit. En s'approchant de ISimègue, la
princesse fut reçue avec enthousiasme aux cris mille fois répétés
de : a Vive Orange ! » — « Les patriotes eux-mêmes arboraient les cou-
leurs stathoudériennes. La foule devint presque impénétrable. Le
dimanche fut un jour de joie et de dévotion (1). »
Sir James Harris ne partageait pas cette satisfaction. II ne voyait
que les suites immédiates de cette tentative avortée : « Mon cher
lord, écrivait -il au marquis de Garmarthen, échec à la reine, et,
' dans deux coups, échec et mat : voilà, je le crains, l'état de notre
jeu ! — L'incident peut être bon, répondit lord Garmarthen : si le
(1) Récit de M. de Kinckel.
1A8 REVUE DES DEUX MONDES.
roi de Prusse n'est pas le plus vil et le plus misérable des rois, il
ressentira cet affront, coûte que coûte ! »
D'après M. de Vérac, les commissaires de Woerden avaient sauvé
la république, les patriotes, l'ambassadeur lui-même : « La Haye
devait être le théâtre de l'émeute la plus sanglante : soixante-seize
maisons avaient été d'abord dévouées au pillage, et, dans la suite,
ce nombre avait été porté à trois cents. Celle que j'habite était pla-
cée en tête. » Dans sa réponse, datée du 9 juillet, M. de Montmo-
rin blâmait « la grande légèreté de la princesse. Je présume que
l'on sera trop sage à Berlin pour approuver sa conduite. » Tel
était aussi l'avis du rhingrave : « Je sais à ne pouvoir m'y tromper
que la Prusse ne songe nullement à prendre parti dans notre que-
relle. »
Frédéric-Guillaume « était en partie de plaisir dans une maison de
chasse » quand arriva le courrier de Hollande. Ses ministres n'osè-
rent pas le déranger pour lui envoyer les dépêches. Il rentra en ville
le lendemain. Le roi ne témoigna pas grande émotion en apprenant
u l'arrestation » de sa sœur, il avait été prévenu de son projet au
moment de la mise à exécution : « Je souhaite que tout cela tourne
bien, » avait-il écrit à M. de Hertzberg. Le roi de Prusse était trop
occupé à « faire représenter des opéras en l'honneur de M""* sa
fille et de M"* de Voss, sa dame de compagnie » pour se sentir très
troublé en apprenant que cela avait mal tourné. M. de Thulemeyer,
ministre de Prusse à La Haye, n'en leçut pas moins l'ordre de de-
mander « l'élargissement » de la princesse, qu'on croyait « encore
détenue. » Le comte de Goltz eut mission d'obtenir pour ces récla-
mations l'appui de la cour de Versailles. M. de Finck s'empressa
d'instruire de ces décisions M. de Falciola, chargé de France à
Berlin en l'absence du comte d'Esterno : « Que dites-vous de l'es-
clandre des patriotes? L'injure est trop grave pour qu'on ait pu dif-
férer d'en demander satisfaction, a Le mémoire envoyé par Fré-
déric-Guillaume à M. de Goltz contenait un dramatique récit des
outrages que sa sœur avait dû subir : » On a mis la princesse
dans une auberge, on l'a séparée de sa suite ; on a mis des gardes
avec des épées nues devant et même dans sa chambre. Je ne puis
regarder cet attentat énorme contre une personne respectable qui
me lient de si près que comme uji affront personnel fait à moi-
même. »
Aux réclamations insolentes du roi de Prusse comme aux repro-
ches hautains du stalhouder les états de Hollande ne pouvaient faire
qu'une seule réponse : « Tout cela, pour autant que Leurs Nobles
et Grandes Puissances en sont informées, s'est passé d'une ma-
nière très décente. » Le seul point litigieux qui resta prouvé fut
celui-ci : l'oflicier de corps francs qui avait cru devoir interrompre
UNE INVASION PRDSSIENXE E.\ HOLLANDE. 1A9
le voyage de la princesse était un bon bourgeois, qui ne connais-
sait guère le monde et pas du tout l'étiquette. Pour honorer la
femme du stathouder, la première citoyenne de la rîpnbliqne, il
avait gardé son épée à la main comme il l'eut fait à la parade. Les
commissaires de Woerden, dès leur arrivée, avaient fait cesser cette
infraction involontaire aux règles de cour. Était-ce un outrage au
droit des gens, un aflVont au roi de Prusse, un véritable casus
belli? Les patriotes ne le croyaient pas, le roi de France ne l'ad-
mettait ])as. Mais Frédéric-Guillaume ne craignait pas les patriotes
et redoutait beaucoup moins la France depuis qu'il connaissait le
succès des démarches de sir James Harris. L'incident de Schonho-
ven lui parut un prétexte utile. 11 s'en empai'a avec colère et le
maintint par réflexion. Sur la nouvelle de « l'attentat des commis-
saires de ^Voerden, » le roi de Prusse avait donné l'ordre à ceux
de ses généraux qui se trouvaient en Westphalie de se tenir prêts
à marcher. Sur l'assurance que l'Angleterre irait jusqu'au bout,
les ordres de mobilisation furent maintenus. Le 10 juillet, l'armée
prussienne était prête à entrer en campagne. Le duc de Brunswick
devait la commander.
Tant que durèrent les préparatifs militaires, la cour de Prusse
parut disposée à admettre les offres de médiation commune que lui
faisait le gouvernement français. Le cabinet de Berlin se montra très
touché de cette proposition. « Cela a surpassé leurs espérances, di-
sait Falciola à Montmorin. Ils m'ont fait répéter la lecture jusqu'à
trois et quatre fois. » Sir James Harris lui-même crut que la colère
du roi de Prusse finissait par s'épuiser et qu'il en viendrait à dire
« qu'il ne voulait pas déranger ses propres affaires pour arranger
celles d'autrui. » L'événement devait démentir cette assertion.
Le 21 juillet, Falciola écrivait à Montmorin pour lui annoncer la
mobilisation des troupes prussiennes. Le chargé d'affaires de France
venait d'en recevoir la nouvelle d'un des ministres, du comte de
Finck lui-même. La veille encore, M. de Finck avait nié l'existence
de tout rassemblement. Falciola ne sut répondre à cette ouverture
qu'en insistant sur le caractère pacifique des manœuvres ordon-
nées par Louis XVI au camp de Givet. h Elles n'ont d'autre objet
que l'exercice du soldat. — Il faut toujours dire cela, » répliqua,
non sans sourire, M. de Finck.
Le cabinet britannique, entraîné par l'argumentation pressée de
sir James Harris, n'avait pas tardé à déclarer à la cour de France
tout l'intérêt qu'il prenait à la question hollandaise. Dès le 29 juin,
M. Eden, écrivant à Montmorin, lui annonçait que l'escadre anglaise
venait de recevoir l'ordre de mettre à la voile. La France n'avait rieu
à craindre de ces évolutions navales. « Sa Majesté a reçu avec plai-
sier et confiance l'assurance que vous nous avez donnée, répondit
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Montinorin, le 2 juillet, et elle est persuadée que votre cour n'en
prendra pas moins, monsieur, dans celle que j'ai ordre de vous
donner, qu€ le rassemblement de dix k douze mille hommes que Sa
Majesté se pro[)ose d'ordonner n'a {)our objet que l'instruction des
troupes. » Le mois de juillet se passa à échanger d'un ton assez
belliqueux des complimens assez pacifiques. Lord Carmarthen voulut
arriver à des conclusions plus précises. Dans une très longue dé-
pèche, datée du 27 juillet, il donna l'ordre au duc de Dorset, alors
à Paris, de représenter (( sur-le-champ » au gouvernement français,
« dans les termes les plus amicaux et en même ten)ps les plus éner-
giques, combien il serait impossible à Sa Majesté de continuer à évi-
ter tout autre préparatif si l'on ne recevait sur-le-champ, de la part
de la France, l'assurance qu'elle ne fait dans ses ports aucime es-
pèce de préparatifs, et à un degré quelconque, au-delà de ceux qui
se font ordinairement pour l'état de paix. » Le ton de l'Angleterre
était trop menaçant pour permettre les illusions.
Le 20 juillet , sir James Hurris expédiait un courrier à
M. Ewart, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre à Berlin, pour
lui apprendre les résolutions définitives de la cour de Londres.
L'Angleterre, en cas de guerre, soutiendrait la Prusse jusqu'au bout.
Quarante vaisseaux de ligne appuieraient la démonstration du duc
de Brunswick. Le 28 juillet, M. Lwart répondait à sir James Harris
par l'assurance positive que la Prusse se décidait à marcher. « Votre
courrier est arrivé au moment le plus critique, alors qu'une infâme
intrigue allait tout incliner à Potsdam en faveur de la France. »
Presque au même instant, la princesse d'Orange, mêlée plus que
jamais à tous les détails de la politique, écrivait au grelïier des états
et au principal député de chaque province pour les informer que le
ministre de Prusse à La Haye, M. de Thulemeyer, « avait inexacte-
ment rapporté les sentimens de son maître, que le roi, son frère,
bien loin de vouloir exclure l'Angleterre , désirait ardemment
qu'on l'invitât à la médiation. » Dans une note destinée à passer
sous les yeux de sir James ilarris, elle ajoutait cette phrase
significative : « La numière franche et ouverte dont votre cour
s'est expliquée à Berlin a produit lu plus grand eiïet, et je ne sau-
rais assez vous en remercier. » Déjà l'on annonçait à Nmiègue l'ar-
rivée du duc de Brunswick, qui venait pour s'entendre avec la prin-
cesse sur tous les détails de l'expédition militaire. « Le feld-maré-
chal |)uraît tranquille, écrivait d'Allemagne Mirabeau; mais c'est le
sommeil du lion. » Quant à (luillaume V, l'on ne parlait guère de
lui. Il guerroyait contre les états de Hollande. L'on savait seulement
que, dans un accès de colère violente, il avait été jusqu'à dire à
w femme : « Je ne suis entouré ici (jue de traîtres, et vous êtes la
première de tous, madame. »
UNE INVASION PRCSSrENNE E\ HOLLANDE. 151
L'accord était complet entre la Prusse et l'Angleterre. Le traité
d'alliance offensive et défensive, qui devait être signé au mois d'oc-
tobre , était arrêté en principe. Par sa tenace obstination , par sa
volonté ferme et raisonnée, par son courage, sir James Han-is était
parvenu à ses fins. Ce n'est pas le courage, assurément, qui man-
quait aux négociateurs français, lis ne savaient, par malheur, ni ce
qu'i's voulaient, ni ce qu'ils pouvaient. M. de Loménie de Brienne,
nommé contrôleur général et bientôt principal ministre, avait porté
dans l'administration des finances, puis dans la politique générale,
tout le désordre de sa \-ie privée. Quand on voulut presser les arme-
mens de Givet, Ton découvrit que les sommes réservées pour cet
objet étaient déjà dépensées ; ïes émissaires envoyés par le duc de
Brunswick purent revenir en disant que le camp était désert et que
l'on y cherchait en vain des soldats français. La cour de France ne
se plaignit pas moins des préparatifs militaires faits en Westphalie :
(t Le roi vous autorise à rappeler l'intérêt que, jusqu'à présent, il
n'a cessé de prendre à la prospérité de la monarchie prussienne,
écrivait Montmorin à Falciola, et de faire entendre que, si le roi de
Prusse ne fait aucun cas de cet intérêt, nous serons forcés, quoique
à regret, de changer de conduite et de système. Le roi n'abandon-
nCTa jamais la Hollande, dans aucun état de cause, lorsqu'il sera
question d'agression étrangère. »
M. de Montmorin ne se flattait déjà pins d'imposer sa manière
de voir au gouvernement prussien. « Quelque précipitée et quelque
inconsidérée que soit la conduite du roi de Prusse , écrivait-il le
20 août, le roi pense qu'il est d'une nécessité absolue d'en prévenir
les effets, sans })erdre de temps à discuter si les plaintes de ce
monarque sont bien ou mal fondées. » Dans cet état de choses, la
cour de France conseillait aux états de Hollande d'autoriser le voyage
à La Haye de la princesse d'Orange, et de l'inviter à s'y rendre dès
que la sécurité publique le permettrait. Le texte même de la réponse
à faire au roi de Prusse était envoyé de Versailles. Le courrier du
20 août apportait à l'ambassadeur de France une nouvelle plus grave
que le conseil donné aux états. Le roi avait ordonné son retour en
France. « Je ne vous dissimulerai pas qu'il a également résolu que
vous ne retourneriez pas à La Haye. Sa Majesté a disposé de l'am-
bassade de Hollande envers M. le comte de Saint-Priest. » Le coup
était dur pour Vérac; il était terrible pour les patriotes. Rappeler
l'ambassadeur dans ces circonstances, c'était condamner la Hollande
et le parti républicain. La cour de France avait enfin compris que
l'accord de l'Angleterre et de la Prusse était absolu.
Le 8 septembre, malgré la résistance prolongée d'Amsterdam, les
états de Hollande se décidèrent à une dernière démarche pacifique,
et adressèrent à la cour de Prusse la réponse rédigée par le cabinet
152
REVUE DES DEUX MONDES.
de Versailles. Le jour même, avant midi, la lettre des états fut com-
muniquée à M. de Thulemeyer, pour être envoyée à Berlin. Un cour-
rier partit le soir pour cette ville. Le 9 septembre, à huit heures du
matin, le ministre prussien se rendit chez le grand pensionnaire et
lui demanda de convoquer l'assemblée pour le lendemain. La ré-
ponse das états n'avait pas paru satisfaisante au roi son maître,
qui faisait déposer un ultimatum. Le roi réclamait des excuses
nettes, complètes, absolues; la révocation formelle des « résolutions
injustes et erronées » prises à l'occasion du voyage de la princesse ;
le châtiment sur sa réquisition « de tous ceux qui avaient participé
aux offenses contre son auguste personne ; » l'invitation à son al-
tesse royale de se rendre de suite à La Haye. Ces décisions devaient
être prises dans le délai de quatre jours. « Tout le monde paraît
persuadé que le mémoire de M. de Thulemeyer a été fabriqué à
Clèves entre M™' la princesse et M. le duc de Brunswick, » disait
à Montmorin M. Gaillard, chargé d'affaires de France en l'absence
de l'ambassadeur. « Les grandes inondations peuvent s'effectuer
en six heures, à ce que m'ont appris M.VLPaulus et de Witt, membres
de la commision de Woerden. »
Le 12, les états déclarèrent qu'on ne pouvait entrer en délibéra-
tion sur la note de M. de Thulemeyer. L'envoi à Berlin de deux dé-
putés chargés de conférer avec le roi de Prusse fut résolu. Un der-
nier espoir semblait réservé aux patriotes. La Porte venait de rompre
avec la Russie et la guerre se rallumait en Orient. « Voilà une nou-
velle série qui s'ouvre dans le Levant, et qui pourra donner à pen-
ser à Sa Majesté prussienne, écrivait Montmorin à Bourgoing ; nous
nous ressouviendrons du fond qu'on peut faire sur elle.» — « L'opi-
nion du roi est que les états de Hollande ont fait tout ce qu'il était
possible d'exiger d'eux pour apaiser le roi de Prusse, disait le mi-
nistre à Gaillard. Si ce prince, au mépris des réflexions les plus sé-
rieuses sur ce qu'il va entreprendre, fait avancer ses troupes pour
entrer dans la province de Hollande, Sa Majesté est résolue, comme
allié, d'aller au secours de cette province. » Les troupes prussiennes
avaient envahi le territoire des Provinces-Unies quand Montmorin
écrivait ces lignes. Les pensionnaires venaient de se décider à quit-
ter La Haye, oîi ils couraient risque d'être massacrés par les oran-
gistes.
vn.
Le 12 septembre, le duc de Brunswick avait donné l'ordre de
marche : les troupes prussiennes s'étaient ébranlées ; le duc, resté
l'un des derniers à Wesel, avait passé le Khin dans la soirée, sur
un pont de bateaux, et s'était avancé sur Clèves. Do nombreux
LKE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 153
ofTiciers anglais, russes, raecklembourgeois servaient comme volon-
taires dans son état-major. Les princes régnans de Saxe-Weimar et
d'Anhalt avaient obtenu l'autorisation de l'accompagner. Le 13, la
province de Gueldre était envahie : l'armée d'occupation se présen-
tait comme amie : elle venait rétablir Tordre public, sauver les
Pays-Bas de l'anarchie, rendre au stathouder les privilèges qui lui
appartenaient. La princesse d'Orange, suivie de ses dames d'hon-
neur et de son escorte, s'avançait au-delà de Nimègue pour rece-
voir ses libérateurs. Les officiers prussiens portaient, par cour-
toisie, la cocarde orange au chapeau ; ils étaient accueillis par la
foule aux cris de : « Vive Orange! » Le vieux chant de Guillaume
de Nassau retentissait de toutes parts, le temps était magnifique,
la victoire était assurée. L'expédition semblait une partie de plaisir,
pour ne pas dire une fête de famille. La journée du lA fut accordée
au repos. Les soldats avaient fait la veille une marche forcée ; ils
devaient s'assurer du pain et des fourrages pour trois jours. On
venait d'apprendre la nouvelle que la commission de Woerden avait
donné Tordre de rompre toutes les digues, de défoncer tous les
chemins : bientôt la Hollande serait sous Teau.
Quelles mesures, en dehors de l'inondation, la Hollande pouvait-
elle opposer aux forces de Frédéric-Guillaume jointes à celles de
son beau -frère? Les commissaires de Woerden avaient travaillé
sans relâche à développer les moyens de défense, mais la bonne
volonté ne supplée pas aux connaissances professionnelles. 11 eût
fallu remettre la direction de la lutte à un véritable homme de
guerre. L'on avait pensé à M. de La Fayette, qu'on eût prié de
commander un corps de 20,000 volontaires. Il se voyait déjà « placé
à la tête de toutes les forces militaires des provinces républicaines.»
L'affaire n'aboutit pas, par suite de a la friponnerie du rhingrave. »
A défaut de La Fayette, les commissaires de Woerden demandaient
des canonniers à la cour de France. Le maréchal de Ségur, alors
ministre de la guerre, était trop grand partisan de l'alliance hollan-
daise pour se refuser à cette prière. Deux cents canonniers, sans
armes et sans uniformes, reçurent Tordre de se rendre par déta-
chemens en Hollande et de se mettre au service de la commission.
MM. de Bellonet et Bosquillon de Frescheville, capitaines en premier
au cor])S royal du génie, partirent en même temps pour La Haye.
M. de Ternant, oflicier général très distingué, se trouvait déjà en
Overyssel pour y organiser la résistance.
M. de Ségur et son collègue de la marine, M. de Castries, ne se
contentaient pas de ces mesures. Ils désiraient l'intervention active
de l'armée française et faisaient préparer des plans dé campagne.
La difficulté dominante, outre la pénurie du trésor et l'insouciance
de M. de Brienne, était la distance. Givet se trouvait à quarante
154 KK VI E DES DIXX MONDE;?.
lieues de la frontière. Dans un mémoire envoyé sur la demande
du cabinet français, M. Paulus, l'un des patriotes les plus distin-
gués, résumait la marche à suivre. Il fallait envoyer qiumlo ritius
20,000 hommes en Hollande par Gorcum. Un second corps, de
plus de 20,000 hommes, envahirait la Westphalie, puis reviendrait
sur Utrecht, obligeant le duc de Brunswick à diviser ses forces et
le plaçant entre trois feux, si l'on comptait la petite armée hollan-
daise, forte de 10,000 hommes environ. Un troisième corps, de
10 à 12,000 hommes, embarqué à Dunkerque, débarquerait à
Helvoetet s'emparerait de cette place et de La Brille. « Si tout cela
se fait promptement, la Hollande sera délivrée des troupes prus-
siennes; si cela ne se fait pas, elle est perdue. » Gela ne devait
pas se faire, et la Hollande était perdue. L'inlluence de M. de Lo-
ménie de Brienne l'avait emporté. MM. de Ségur et de Gastries se
retiraient du ministère, et l'on s'efforçait à Versailles d'oublier les
patriotes, tout en gardant rancune au roi de Prusse.
Le 21 septembre, M. de Montmorin sonnait le glas funèbre de
la cause républicaine dans une lettre à Saint-Priest, que les événe-
mens retenaient à Bruxelles, a Le printemps peut et doit nous don-
ner des forces qui nous manquent quant à présent. L'idée d'une
diversion dans les états du roi de Prusse me paraît absolument
impraticiible. » G'était trop compter sur la bonne volonté du duc
de Brunswick que d'attendre le printemps jx)ur rechercher les facul-
tés qui manquaient à la France. La dernière ressource employée
par les patriotes devait leur faire défaut, comme les secours de
leur allié : les digues et les écluses étaient rompues, mais la mer
n'avançait pas; elle avait couvert des plaines fertiles, elle ne bar-
rait pas la route à l'invasion. Le duc de Brunswick avait calculé sur
les quartiers de la lune la date précise de son entrée en campagne.
Si le courrier chargé de porter à Berlin la dernière réponse des
états de Hollande avait pu faire en quelques heures une traite qui
demandait quelques jours, c'est qu'il fallait profiter des basses ma-
rées. Le général de Pfaii, qui a doimé, en 1791, sur cette tournée
des armées prussiennes, un récit très complet et très détaillé, digne
d'être comparé aux dernières publications du grand état-major alle-
mand, fait remarquer avec soin cette preuve de la prudence du
duc de Brunswick. U insiste, non sans lourdeur, sur l'exactitude
géométrique de ses opérations militaires. Ces éloges sont mérités.
Pendant qu'on se livrait au simulacre de négociations pacifiques, le
duc d<* Brunswick combinait tous ses mouvemens avec la précision
d'un homme de gueire qui serait mathématicien. Grâce à de «om-
breux espioirs partout ré[)andus, grâce surtout aux renseignemeas
minutieux que j)0uvait,'ut lui donner la princ(«se d'Orange et les
olliciers du stathouder, il régl'îi dins I. -< nmindres détails l'ordre
13E INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 155
et la marche de ses troupes, préparait les approvisionnemens, orga-
nisait les magasins et les hôpitaux. Envelopper dans un mouvement
rapide la province de Hollande et la ville d'Utrecht, leur couper
tout secours possible, s'emparer de toutes les places fortes du cor-
don, réunir contre Amsterdam toutes les troupes envoyées d'abord
dans des directions diverses, tel était son projet primitif, tel fut le
plan qu'il exécuta. Son armée, divisée en trois corps, s'ébranla
comme pour la parade. Elle était forte de 20.000 hommes environ.
Le duc s'était réservé le commandement de la première division,
arec le général Knobelsdorf sous ses ordres. La seconde colonne
avait à sa tête le général Gaudi. Le troisième corps obéissait au
général Lottum.
Pour bien comprendre la marche du duc de Brunswick, la rapi-
dité, la sécurité de ses mouvemens, il faut se rappeler que la Hol-
lande, bien que très peuplée, n'occupe qu'une étendue peu consi-
dérable ; que toutes les grandes villes, très rapprochées, sont mises
en communication par des canaux, par des routes sans nombre;
que la distance entre Rotterdam et La Haye n'est que de cinq
lieues, qu'elle n'est que de trois lieues entre La Haye et Leyde, de
sept lieues entre Leyde et Haarlem. de cinq lieues entre Haarlem
et Amsterdam ; qu'entre Utrecht et Amsterdam même, Ton n'a que
huit lieues à parcourir.
Le 15 septembre, après un repos d'un jour, l'armée reprit sa
marche en avant , les différens corps d'armée se dirigèrent vers les
quartiers qui leur étaient assignés. Les soldats avaient une con-
fiance absolue dans leur général, une foi aveugle dans le succès.
Le temps, jusqu'alors fort beau, se mit à la pluie; les routes de-
vinrent plus difficiles; raison de plus pour terminer rapidement une
promenade militaire qui devait donner de la gloire. Le 16 sep-
tembre, une nouvelle se répandit qui mit le comble à leur en-
thousiasme : le rhingrave de Salm avait abandonné, dans la nuit, la
ville d' Utrecht, qu'il devait défendre, et semait partout sur sa route
le désordre et la confusion. Utrecht était livré à l'anarchie. Les
coiys franc» erraient au hasard ; les bourgeois brisaient leurs armes,
affolés par la colère et par la crainte; seuls, quelques officiers
français, aidés de miliciens peu nombreux , s'efforçaient d'orga-
niser une résistance inutile. « Le prince d'Orange est entré dans
la ville au matin, écrivait sir James Harris. 11 s'est emparé le même
jour de Montfort et de l'entrée du canal. La province d' Utrecht tout
entière est entre ses mains. » Le 18 septembre, M. de Saint-Priest
voyait arriver à Anvers un sieur Leclercq. major du régiment do
prince de Salm dans l'empire, qui lui annonçait la retraite préci-
pitée du rhingrave : « On a abandonné toute l'artillerie à Woerden.
La commission de Leurs Grandes Puissances partait aussi pour
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Amsterdam. J'ai appris à Rotterdam que Gorcum était rendu. »
A La Haye, on attendait l'arrivée des Prussiens pour le lendemain;
la populace parcourait les rues, chamarrée de rubans orange, insul-
tant les passans qui n'arboraient pas ce signe de joie. Le grand-
pensionnaire, M. de Bleiswyck, appelait, à sept heures du matin,
le chargé d'affaires de France pour s'entendre avec lui ; mais son
discours « portait sur des principes si contradictoires, » que son
interlocuteur l'accusait « de perdre la tête ou de tâcher d'ajuster
sa conduite sur les circonstances. »
M. de Bleiswyck n'était pas le seul à perdre la tête, et bien des
gens se préparaient à ajuster leur conduite sur les circonstances.
L'évacuation soudaine et inattendue d'Utrecht ; la fuite du rhin-
grave; la reddition, au premier feu, de Gorcum, qui, bien défendu,
eût pu tenir trois semaines, et qui couvrait la Hollande; des coups
si brusques, si répétés, si terribles, avaient troublé toutes les
âmes. Amsterdam seul restait debout dans ce désastre. On y pré-
parait tout pour la résistance. Le rhingrave de Salm se présenta
devant la ville ; on lui en ferma les portes comme à un traître. H
disparut soudain de la scène sans que l'on pût savoir où il avait
caché sa honte. Utrecht eût pu résister trois semaines d'après M. de
Bellonet, l'un des officiers français envoyés pour le délendre. Le
rhingrave l'avait abandonné sans combattre. Revêtu, grâce à ses
intrigues, d'un commandement suprême, qu'il feignit de n'accepter
qu'à regret, il avait préparé, de longue main, une retraite qui res-
semblait trop à une trahison. Dès le mois d'août, le bruit s'était
répandu que les commissaires de Woerden, soucieux seulement du
sort de la Hollande, avaient envoyé au rhingrave Tordre formel
d'évacuer Utrecht. La commission avait protesté contre ces alléga-
tions. Le 13 septembre, le rhingrave lui donna connaissance de la
marche en avant de l'armée prussienne. Les circonstances étaient
critiques; les communications entre Ltrecht et Woerden devien-
draient bientôt impossibles, un général en chef ne pouvait attendre
sans cesse des instructions qui ne lui parviendraient pas peut-être.
Le rhingrave de Salm insista , il paria de se retirer. Les commis-
saires, vu le danger pressant, lui remirent une sorte de blanc-
seing, non daté, qui lui j)ermettrait de se diriger suivant les cas.
Le rhingrave n'attendit pas pour s'en servir. 11 se retira sans com-
battre, et sa retraite précipitée se changea bientôt en déroute. « 11
est impossible do concevoir et d'exécuter un projet comme notre
évacuation d'Utrecht, a dit M. de Frescheville, l'un des olïiciers
envoyés en Hollande ; on nous a laissés, nous autres Français, dans
la ville sans nous faire marcher et sans relever les postes. »
La joie des siathoudérieus n'était pas moins grande que le trouble
des patriotes, mais le désordre n'y perdait rien. M. de Valence, l'un
INE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 157
des attachés du comte de Saint-Priest, qui avait pu pénétrer jus-
qu'à Rotterdam, « rencontrait dans les chemins des troupes de
paysans les parcourant avec des lusils et le sabre dans la main,
criant sans cesse : « Vive le prince d'Orange 1 » Son courrier, en
venant de La Haye, voyait beaucoup de maisons pillées et n'arri-
vait qu'en descendant plusieurs fois de cheval, en buvant avec le
peuple et se couvrant de rubans orange. « A Delft , il y avait beau-
coup plus de meurtres et de pillage qu'à Rotterdam. » Partout, les
clochers, les maisons, les vaisseaux même étaient décorés de pa-
villons stathoudériens. « Son Altesse le prince d'Orange est entré à
La Haye aujourd'hui à deux heures, écrivait sir James Harris le
20 septembre ; ses chevaux ont été dételés à un mille de la ville. H
a été traîné par des troupes de bourgeois orangistes. » — « Je ne
puis vous exprimer mes sentimens en ce jour, le plus beau certai-
nement que je voie jamais, ajoutait le lendemain sir James Harris.
Les acclamations et les bénédictions qui me suivent quand je pa-
rais dans les rues, la reconnaissance de la classe supérieure, l'atta-
chement de la garnison, m'ont vraiment accablé. Je ne suis guère
versé dans le mode sentimental, mais mes yeux se sont mouillés
de pleurs quand j'ai rencontré le prince. » Le jour même de son
entrée à La Haye, Guillaume V accordait à l'envoyé de George HI
une demi-heure d'entretien particulier et lui peignait, dans « les
termes les plus énergiques, » sa gratitude envers l'Angleterre.
Quant aux affaires de Hollande, Son Altesse trouvait qu'il fallait
tirer de la circonstance tout ce qu'elle pouvait donner et obliger
Amsterdam à la raison.
La révolution était complète. Comme toute révolution, elle avait
ses côtés hideux. Les mauvaises passions de la foule se donnaient
libre carrière, on ne cherchait pas à les arrêter. L'armée prus-
sienne continuait sa marche victorieuse à travers le pays, moins
brutale dans ses agressions que les stathoudériens soulevés sur
son passage. Le duc de Brunswick s'étonnait lui-même de trouver
une résistance si faible. En parcourant les murs de Gorcum, il dé-
clarait que la place eût dû tenir pendant longtemps. A Gorcum,
comme partout ailleurs, les conseils de régence étaient changés
dès l'arrivée des troupes. Les magistrats orangistes prenaient la
place des patriotes et se hâtaient de modifier leur députation aux
états. Cette mesure politique s'exécutait comme un mouvement mi-
litaire, elle faisait partie du plan d'invasion. Le 17, iSieupoort et
Schonhoven étaient occupés sans combat; les républicains les plus
compromis s'étaient retirés, l'on faisait de tous côtés des prison-
niers ; des détachemens, sans officiers, venaient se jeter sur les
avant-gardes prussiennes, qui les désarmaient sans lutte.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
La colonne du général Gaudi trouvait les approches de Vianen
abandonnées, les routes défoncées et les ponts détruits; le général
van Eben, chargé d'enlever la ville, voyait avant d'y arriver le dra-
peau orange flotter sur les murs de la citadelle. Quelques grena-
diers, avec deux pièces de campagne, s'emparaient d'une frégate qui
croisait sur le grand canal ; le capitaine chargé de la défense cédait
sans même tirer un coup de canon; et les soldats, improvisés ma-
rins, remplaçaient les matelots hollandais qu'on internait à Vianen.
La division du comte Lottum rencontrait plus de diflicultés. Par-
venue rapidement jusqu'à Amesfoort, elle occupait Soest et Soes-
dijck. Hilversum, défendu un moment par les patriotes, était pris
sans grand combat ; mais Woerden opposait une résistance plus vive.
« Nous avons tellement canonné les Prussiens qu'ils ont disparu au
point du jour, » écrivait le 19 septembre au matin, M. de Fresche-
ville à Gaillard. Le fort d'Hinderdam ne tombait qu'après un assaut
oij l'ennemi éprouvait des pertes sérieuses,- une partie de la garni-
son, plutôt que de se rendre, sautait dans les fossés et se retirait à
Amsterdam, vainement poursuivie par le vainqueur. Nieuwersluys
arrêtait pendant deux jours le comte de Ralkreuth, et M. d'Aver-
hoult, qui commandait la place, obtenait les honneurs de la guerre.
Plus l'armée d'invasion s'approchait d'Amsterdam, plus la résistance
devenait honorable et sérieuse; mais dans tout le reste de la pro-
vince, comme en Over^'ssel, comme en (îroningue, les tentatives de
courage étaient au<«5i rares qu'inutiles. Les forteresses ornées des
noms les plus barbares abaissaient leurs ponts-levis devant les
trompettes du duc de Brunswick.
La conscience des casuistes timides, comme celle des poltrons
effarés, devait bientôt se trouver à l'aise. Sur le conseil de sir James
Harris, les états de Hollande, incomplets et modifiés, bénissaient la
Providence d'avoir rétabli l'ordre troublé. Tout était pour le mieux
et le roi de Prusse était un sauveur. Amsterdam seul et les vieux
patriotes protestaient contre ce concert de louanges. Sir James Har-
ris n'avait garde d'oublier une telle fausse note. Dans une lettre
dithyrambique « au duc de Brunswick, libérateur de la nation ba-
tave, » il lui demnndait d'agh' promj)tement contre la cité rebelle :
« Le langage menaçant de la France n'aboutirait à rien. Le roi
George faisait accélérer l'équipement d'une flotte très considérable. »
Le général Fauwcet, envoyé à Berlin, allait « presser la conclusion
do la besogne dont il était chargé. » H s'agissait d'un se''oin's de
35,0()() hommes assuré à la Prusse, outre l'appui de la marine bri-
tannique. Le dnc de Brunswick ne répondit que quelques lignes à
«h» James Harris. « \\ sentait la nécessité de ce qui lui était conseillé
cl était déterminé à l'essayer. »
UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 1^1
Poor enlever au roi Louis XVI et à ses ministres toute Fré-
nière velléité de s'opposer à l'attaque contre Amsterdam,
nouveaux états de Hollande donnaient l'ordre aux ambastla
deurs des Provinces à Paris de transmettre au ministre deï
affaires étrangères un récit des heureux événemens arrivés dans
leur patrie. M. de Montmorin, qui, quelques joui's auparavant, aflîr-
raait à ces mêmes diplomates que le roi trouvait « l'invasion pure-
ment contraire à l'équité et soutiendrait la Hollande de toutes ses
forces, » recevait une lettre pour lui apprendre que « les difficultés
entre cette pro\ince et le seigneur prince staihouder héréditaire
étaient terminées... que l'affaire de la satisfaction était sur le point
d'être aplanie avec la cour de Prusse; que, par conséquent, il ne se
trouvait plus d'ennemis. Leurs Grandes Puissances ne doutent pas
que Sa Majesté ne prenne à l'heureux rétablissement de la tranquil-
lité la part qu'elle a toujours témoigné de prendre à l'apaisement des
troubles et à l'avancement de la prospérité de la province. »
Que répondre à ces déclarations aussi polies qu'ironiques ? Que
répondre également aux émouvantes supplications qu'adressait au
roi la ville d'Amsterdam, « cette ville qui ne saurait être indiffé-
rente à l'Europe, comme étant le soutien des Provinces-Unies? »
La France avait laissé passer toute occasion de venir en aide aux
patriotes. Les préparatifs tardifs qu'elle faisait pour soutenir son
honneur ne pouvaient pas plus sauver Amsterdam que la Hollande.
Le 23 septembre, en arrivant à Leymuiden, le duc de Brunswick
y trouva deux députations ; l'une des états-généraux pour le prier
de venir à La Haye recevoir des remercimens publics ; l'autre de
la ville d'Amsterdam pour discuter un accord. Le duc reçut d'a:-
bord les délégués des états, au-devant desquels il s'avança. H
fit api^eler auprès de lui ceux d'Amsterdam. La ville, par une décla-
ration écrite, se disait prête à accéder aux résolutions des autres
cités de la province, telles qu'elles étaient énoncées dans sa mis-
sive. Le duc après en avoir pris connaissance, répondit que les con-
ditions proposées par Amsterdam n'étaient pas conformes à celles
exigées par son maître et adoptées par les états. l\ ne se refusait
pas à accorder une trêve au conseil, pour lui permettre d'envoyer
une députation auprès de la princesse d'Orange, qui venait d'entrer
triomphalement à La Haye, aux acclamations de la populace. Le 28,
eut lieu dans la chambre même de la princesse une réunion des
principaux chefs orangistes. Le duc de Brunswick arriva sur les dix
heures du matin. H avait été reconnaître les approches d'Amster-
dam, s'avançant jusqu'aux pieds des batteries qui défendaient la
ville. Les difficultés du siège lui paraissaient grandes. Le temps
était menaçant, l'automne commençait. Les inondations avaient
160 REVUE DES DEUX MONDES,
réussi dans la région. D'étroites chaussées très fortifiées et cou-
verts d'une nombreuse artillerie offraient seules un périlleux pas-
sage. Il fallait se hâter pour réussir. — Sir James Harris combattit
respectueusement les objections du duc et s'opposa nettement à
de plus longues négociations. Il fallait sommer Amsterdam dès que
la trêve serait terminée; en cas de refus, l'attaquer sur l'heure. —
L'opinion du ministre anglais prévalut encore une fois. Le duc
repartit à cinq heures du soir pour exécuter ces instructions.
Amsterdam allait succomber. C'est en vain que le chevalier de
Ternant, officier français ausssi brave qu'intelligent, s'efforçait d'or-
ganiser la défense. Le courage ne manquait pas, la patience faisait
défaut. Le 29 septembre, la députation de la ville allait trouver la
princesse d'Orange pour lui soumettre les propositions du conseil ;
la princesse -refusait d'y accéder. Elle congédiait les députés, non
sans hauteur, après une vive discussion, et envoyait sur l'heure
l'ordre au duc de Brunswick de recommencer l'attaque. Le duc
lui-même, auquel les députés demandaient une dernière entrevue,
ne consentait à les recevoir que déjà en marche et au milieu de
ses officiers assemblés. Il les renvoyait les yeux bandés et sous
forte escorte. « Je regarde la trêve comme expirée, dès ce soir,
entre les sept et huit heures. Je suis fermement résolu à aller en
avant et exécuter mes ordres, à moins que Son Altesse Royale n'in-
tercède pour m'engager à retirer les troupes. »
Dans la nuit du 30 septembre au l^'^ octobre, l'armée prussienne
se mit en mouvement. Le 1" octobre, au matin, la grande écluse,
connue sous le nom de Halfweg, fut attaquée. Située entre le lac
d'Haarlem et les étangs formés par l'Y, elle n'offrait qu'un étroit
passage et se trouvait l'un des points les plus importans de la dé-
fense. Le jour n'était pas levé encore. Les soldats prussiens s'avan-
cèrent en silence, la baïonnetteau fusil, pour surprendre les Hollan-
dais. Ln coup fut déchargé par mégarde. Les patriotes réveillés en
sursaut dans le village courent aux armes et commencent à tra-
vers les fenêtres un feu nouni contre l'ennemi. Le désordre est
au comble. Un canonnier hollandais court pour servir sa pièce et
tombe sur les Prussiens, qui l'arrêtent. Il crie : « A l'emiemi! »
Son api)el est entendu. Le capitaine de Richaud, commandant les
artilleurs français, dirige sa batterie contre les assaillans, qui l'atta-
quent à la baïonnette. Le retranchement est enlevé ; le capitaine
de Richaud est fait prisonnier après avoir reçu deux blessures.
L'assaut de la redoute même d'Halfweg a lieu aussitôt. l'^lle est
emportée presque sans combat. Un détachement prussien l'a tour-
née avec des barques et s'en empare facilement. Un mouvement
offensif des troupes hollandaises est repoussé : 60 dragons do la
UNE LSVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE. 161
légion de Salm tournent pendant l'affaire aux cris de : « Vive Fré-
déric-Guillaume ! »
Le même jour avait lieu une attaque plus considérable contre la
position d'Amstelveen , qui couvrait le centre de la ville. A cinq
heures du matin, sur un signal donné par trois coups de canon,
les troupes prussiennes se mettaient en marche sous le commande-
ment du duc de Brunswick. II devait lui-même aborder Amstelveen
de front. Une autre division le prendrait sur les derrières : sept
batteries placées sur des ponts différons ouvrirent aussitôt un feu
nourri auquel les Hollandais répondirent par de nombreuses dé-
charges. Les chasseurs, sur Tordre du duc, qui, après les avoir
suivis, se mettait bientôt à leur tète , se jetaient avec impétuo-
sité sur les palissades des premiers retranchemens, qu'ils empor-
taient après une courte résistance. Le colonel de Porte, qui défen-
dait Amstelveen, arrêtait leur élan par le tir serré de ses pièces.
Le duc de Brunswick fit avancf^r une batterie pour soutenir l'at-
taque. Sous sa protection, le village fut emporté ; mais le colonel
de Porte tenait toujours, encourageant ses hommes par une bra-
voure héroïque, empêchant par tous les moyens la marche en avant
de son adversaire. Pour réduire l'artillerie ennemie au silence, il
avait fait traîner ses canons sur le haut du rempart. Les troupes
prussiennes ne reculèrent pas Pendant cinq heures, elles restèrent en
place, fermes et impassibles sous le feu des patriotes. Les officiers
donnaient l'exemple de l'indifférence. Le prince d'Anhalt ne bou-
geait pas du point le plus exposé aux balles ; les soldats riaient du
danger et voyaient tomber leurs camarades sans sourciller. Ln
homme a l'œil crevé : il ne se trouble point : « Le mal n'est pas
grand, dit-il ; il n'était déjà pas si bon.» Il court faire panser sa bles-
sure et revient prendre son poste. Cependant le duc de Brunsvnck
attendait avec impatience le signal qui devait lui apprendre le suc-
cès du mouvement tournant, et n'était pas sans inquiétude sur l'is-
sue de cette manœuvre. La division qui devait l'exécuter avait ren-
contré, elle aussi, une résistance sérieuse. Les habitans de la région
soulevés contre l'envahisseur avaient joint leurs efforts à ceux des
patriotes. Les Prussiens, plusieurs fois repoussés, avaient éprouvé
des pertes sérieuses, mais leurs forces supérieures devaient enfin
l'emporter, tous les postes étaient tombés entre leurs mains. Ams-
telveen était entouré. Le lieutenant-colonel Gordon, officier anglais,
qui accompagnait l'expédition, s'élança aussitôt pour en prévenir
le duc. Les hommes du colonel de Porte commençaient à faiblir. Il
se retira, suivi de ses artilleurs.
Le duc de Brunswick était maître de toute la contrée entre
l'Amstel et le lac d'Haarlem; les principales routes d'Amsterdam
TOME LXXIV. — 1886. \\
162 REVUE DES DEUX MONDES.
lui étaient ouvertes. L'avant-garde de l'armée prussienne vint cam-
per à Overtom, à 3 kilomètres d'Amsterdam. La victoire était com-
plète. Amsterdam demanda une nouvelle trêve. Les députés vinrent
trouver encore le duc de Brunswick. La ville préparait une résolu-
tion donnant pleine satisfaction à la princesse. Une suspension
d'armes de trois jours fut accordée. Le 1" octobre, à onze heures
du soir, le conseil d'Amsterdam fit connaître ses propositions nou-
velles. Il refusait encore de reconnaître la légalité des états de Hol-
lande et la validité des mesures prises depuis le début de l'inva-
sion. La conférence se termina sans amener d'accord. Sir James
Harris reprit sa tâche belliqueuse. Brunswick reçut une lettre de
Berlin pour lui reprocher sa mollesse et sa facilité. Les mauvaises
nouvelles accablaient Amsterdam. La réponse négative de la cour
de France venait d'arriver. Avant que la trêve fût expirée, une dé-
putation se présenta aux états de Hollande pour s'incliner devant
leur légalité au nom d'Amsterdam. Toutes les mesures prises de-
puis l'entrée des Prussiens étaient approuvées sans condition. Une
députation de Leurs Grandes Puissances se rendit aussitôt auprès
de la princesse. Les états lui exprimaient leurs profonds regrets de
ce qui était arrivé. Ils priaient Son Altesse Royale de bien vouloir
indiquer les satisfactions qu'elle exigeait. Sir James Harris, appelé
par la princesse, lui conseilla des mesures de rigueur. « Il fallait
répandre une atmosphère de terreur autour des principaux fac-
tieux, » quitte à ne pas abuser des conditions obtenues. La prin-
cesse était toute prête à adopter cette opinion. Elle avait fini par
croire elle-même aux outrages dont son frère avait su faire un si
bon usage. Elle déclara toutefois ne pas exiger la vie des coupables,
mais sans prétendre les garantir contre les châtimens qu'ils pour-
raient mériter d'ailleurs. Elle demandait qu'on les privât de tout
emploi, qu'on les proclamât incapables à jamais de servir la répu-
blique. Sur une nouvelle question des états, elle dressa elle-même
la liste des fauteurs et instigateurs de l'attentat commis envers sa
personne. Les commissaires de Woerden y occup.iient la première
place. « MM. Camerling. van Foreest, Jean de Witt, Block et \Tin
Toulon, furent proclamés « démis et destitués à jamais do toutes
les places do régence et d'administration, comme ils sont démis et
destitués par la présente.» Les principjiux membres du conseil d'Ams-
terdam étaient aussi frappés, ainsi que M. de Gyzelaer. « La cour
stathoudérienne, d'après Gaillard, n'avait pas laissé échap{)er une
si belle occasion d'étendre la proscription aux membres les plus dis-
tingués du parti républicain. »
Amsterdam pourtant n'avait pas ouvert encore ses portes. La
ville répugnait à se soumettre, et ne voulait pas laisser l'ennemi
UXE INVASION PRrSSIEXNE ES IIOLLAKDE. 163
pénétrer dans ses murs. L'armée d'invasion l'entourait de toutes
parts. Muyden, dernière place restée fidèle à sa cause, venait de se
rendre, après une défense honorable. Le 9 octobre, le duc de Bruns-
wick fit établir ses batteries. Le bombardement devait commencer
à midi. On lui fit connaître l'accord formé à La Haye, il consentit
à attendre. Le 10 au matin, il signa la capitulation, et prit posses-
sion dans la soirée de la principale porte d'Amsterdam. Le 12, sur
la proposition du conseil renouvelé par les orangistes -^-ictorioux,
les troupes stathoudériennes entraient dans la ville et désarmaient
les corps francs. La révolution était terminée.
Quelques jours plus tard, malgré les déclarations formelles de
son manifeste au moment de l'entrée en campagne, malgré le texte
également net de la capitulation d'Amsterdam, le roi de Prusse
annonçait au duc de Brunsxvick que la cité rebelle devait payer
tous les frais de l'expédition. Une telle demande pourrait servir de
morale an récit de cette aventure. Elle fut retirée sur le conseil du
duc et remplacée par la requête d'une large gratification accordée
aux troupes. S'il faut en croire M. de Pfau, elles n'avaient perdu
que 211 hommes dnrant leur promenade militaire. Est-il besoin
de dire la joie de Guillaume V et de la princesse, l'enthousiasme
des stathoudériens, l'orgueil profond de sir James Harris?
L'on devine les fêtes données aux vainqueurs de la Hollande.
Une médaille frappée en l'honneur du duc de Brunswick lui fut
remise par les états. Ses principaux officiers la reçurent. Par déci-
sion royale, ils furent autorisés à porter sur leur justaucorps un
ruban orange. Les patriotes, au contraire, persécutés dans la plu-
part des villes, fuyaient en grand nombre une patrie où ils ne
trouvaient plus la sécurité. La populace déchaînée s'unissait aux
soldats prussiens, jusqu'alors retenus par la discipline, pour piller
et dévaster les maisons abandonnées. La petite ville de Zierickzée,
en Zélande, était aux trois quarts détruite par les bandes ameutées
contre elle. A x\.msterdam même, les patriotes étaient menacés. Les
commissaires de Woerden eurent une dernière réunion chez M. de
Witt, qui allait partir pour la France. Avant de se séparer, ils attes-
tèrent que toujours ils avaient été d'accord, que toutes leurs réso-
lutions n'avaient été inspirées que par l'amour pour leur malheu-
reux pays. MM. de Capellen, de Pallandt, Bicker, Abbema sui\-irent
l'exemple de M. de Witt. Le nombre des émigrés hollandais, en
France, fut si considérable qu'on dut songer à créer des régimens
nouveaux pour employer les officiers et les soldats sans res-
sources. Toutes les classes de la société était représentées parmi
les fugitifs. Pour atténuer le déplorable échec de la politique fran-
çaise, l'on accorda des secours aux victimes les plus malheureuses
1(54 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette politique. La liberté religieuse leur fut promise, on parla
même de les autoriser à construire des temples. L'on espérait ainsi
rappeler dans leur ancienne patrie les descendans des proscrits
de redit de Nantes. C'était se consoler trop facilement d'une situa-
tion très fâcheuse, et ne pas prévoir assez les très graves consé-
quences d'une conduite hésitante et imprévoyante.
La marche victorieuse et rapide de l'armée prussienne, le siège
d'Amsterdam, où, prétendait-on, vingt mille personnes avaient suc-
combé, devaient produire dans l'Europe entière une impression
aussi funeste que durable. Le 27 octobre, la cour de Londres fai-
sait remettre à celle de Versailles une déclaration pour l'inviter à la
cessation commune des armemens. « Les événemens qui ont eu
lieu dans la république des Provinces-Unies ne peuvent plus laisser
aucun sujet de discussion, encore moins de contestation entre les
deux cours. » La réponse de la France fut catégorique : « L'inten-
tion de Sa Majesté n'est pas et n'a jamais été de s'immiscer par la
force dans les affaires de la république. Elle ne conserve aucune
vue hostile relativement à ce qui s'est passé. » La conséquence de
ce langage était facile à prévoir. Le 4 avril 1788, était signée l'al-
liance offensive et défensive de ia Prusse et des Pays-Bas ; le 15 avril
de la même année, était conclu un traité presque analogue entre les
Pays-Bas et l'Angleterre.
« Nous avons été surpris, écrivait M. de La Fayette à Washington ;
le roi de Prusse a été mal dirigé, les Hollandais sont ruinés, et
l'Angleterre se trouve la seule puissance qui ait vraiment gagné
au marché. » Ni la France, ni l'Angleterre, ni la Prusse n'avaient
vraiment gagné au marché. La France devait se ressentir longtemps
de l'erreur qu'elle avait commise en laissant s'engager une lutte
qu'elle ne voulait ou ne pouvait pas soutenir. La Prusse, trompée
par notre apparente faiblesse, allait apprendre, en 1792, que les
défilés de l'Argonne s'enlevaient moins facilement que les écluses
d'Amsterdam. L'Angleterre elle-même avait-elle suivi une politique
sage et prudente en montrant aux soldats prussiens la route à suivre
pour occuper en moins de cinq jours la moitié des Pays-Bas?
Frédéric le Grand, il n'y a guère plus d'un siècle, terminait par
ces lignes quelque peu sceptiques son Histoire de la guerre de sept
ans : « C'est là le propre de l'esprit humain que les exemples no
corrigent personne; les sottises des pères sont perdues pour les
enfans. H faut que chaque génération fasse les siennes. » L'avenir
prouvera, je l'espère, que Frédéric le Grand s'est trompé.
PlERBE DE Wm.
UN
SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE
L'OPÉRA COMIQUE.
ir.
D'HEROLD A BIZET.
I.
Le trio des maîtres de l'opéra comique se complète, avec Boïel-
dieu, par Herold et par Auber. De ces deux derniers, l'un fut un
musicien de génie, l'autre, un musicien d'esprit. Tout pour eux fut
différent : le talent et la destinée. A l'un la Providence mesura les
années et défendit les œuvres nombreuses ; à l'autre elle accorda
la fécondité d'une vie presque centenaire. Elle avait arraché des
mains d'Herold sa lyre toute vibrante ; elle laissa le vieil Auber s'en-
dormir doucement sur la sienne.
Herold mourut très jeune, comme devait mourir, près de qua-
rante ans après lui, un musicien de sa race, George Bizet ; mais il
(1) Vojez la Revue du l»'" février.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
eut le temps de donner à l'opéra comique sa forme achevée, et
d'être le représentant parfait du genre que nous étudions. On a
contesté l'originalité d'Herold ; on l'a accusé, sinon de copier, au
moins de se souvenir. Ce Français, dit-on, était fait d'un Allemand
et d'un Italien; sans Weber et sans Rossini il n'y aurait pas d'He-
rold. Peut-être; mais ce serait une raison de plus d'aimer Weber
et Rossini, voilà tout. Sans doute, Herold est romantique, comme
Weber; mais, de son temps, qui n'était romantique en France?
D'ailleurs, il y aurait entre le romantisme de l'un et celui de l'autre
plus d'une nuance à signaler, ne fût-ce qu'à propos du sentiment
de la nature. Ce sentiment, que Weber eut au plus haut point, fit
défaut à Herold comme à presque tous nos musiciens. La musique
française n'a pas eu de paysagiste avant Berlioz et Félicien David.
L'influence de Rossini se fait sentir davantage chez Herold. L'astre
du maître italien était si brillant que nul n'échappait à ses reflets.
Herold tient de Rossini la prestesse de certains mouvemens : par
exemple, dans le trio presque bouffe du premier acte de Zampa,
dans le premier duo du Pré aux Clercs ou dans le trio du second
acte. Mais ce sont là des détails; au fond, le génie d'Herold n'est
pas essentiellement rossinien; il est plus sobre et plus concis. He-
rold eut la force et le nerf, mais, sans en abuser jamais. Il resta
mesuré, fidèle à la tradition française de la modération et de l'équi-
libre. Il fut surtout le musicien de la couleur, de cette couleur que
nous trouvons chez Grétry le premier, qui s'accuse dans la Dame
blanche, et prend tout son éclat dans Zampa et le Pré aux Clercs.
En musique même, on peut être coloriste. Auber ne le fut guère,
sauf dans certaines pages de la Muette ; Herold le fut presque tou-
jours.
Zampa et le Pré aux Clercs sont les deux œuvres maîtresses
d'Herold. On a oublié les Rosières, Lastkàiie, le Lapin blanc, même
le Muletier-, à peine se souvient-on de Marie; Zampa est de 1831 ;
le Pré aux Clercs, de 1833. Les deux ouvrages font songer à Prosper
Mérimée. Herold et Mérimée, les deux esprits les plus dissembla-
bles, furent rapprochés deux fois par des sujets, sinon par des inspi-
rations analogues. L'idée du Prâ aux Clercs est empruntée à la
Chronique du rcgnc de C/iarlcs IX, et Zampa, ou la Fiancée de
marbre, pourmit bien avoir donné à Mérimée l'idée de sa Vénus
drille. Le romancier et le musicien ne se nuisent pas ; chacun a
Suivi son chemin et fait (i-uvre personnelle. Si Mérimée trouva dans
Zampa l'idée de la Vénus d'Ille, l'opéra comique d'Herold dut lui
paraître un peu mou, un peu lâche. H en a résumé les effets et
condensé l'épouvante. Toute couleur, même celle d'Herold, pâlit
devant celle-là. Chez Mérimée, la redoutable fiancée n'est plus de
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 167
marbre, mais de bronze, comme ces monstres dont l'ingénieuse
cruauté des anciens faisait des engins de supplice. Ce n'est plus
une fille de Florence, c'est Vénus elle-même, la Vénus antique, la
déesse des étranges et meurtrières amours. Mérimée mêle à cette
aventure fantastique un naturel qui en accroît l'horreur. Il nous
conte ce drame comme un simple incident de la vie de province. Il
ne s'agit pas d'un romanesque brigand de Sicile, d'un corsaire fabu-
leux, d'un nouveau don Juan, mais tout bonnement d'un jeune
homme qui se marie, d'un jeune homme en habit noir comme tous
les mariés. Il n'a rien de l'écumeur de mers: il n'a jamais pillé de
châteaux, ni trompé de jeunes filles; et, pour une plaisanterie de
buveur un peu gai, l'on sait quel est son châtiment; on le devine
plutôt, car Mérimée ne s'en explique pas nettement. On entend
bien, la nuit, des pas lourds dans la chambre nuptiale ; on retrouve
bien le marié sans vie, broyé par une étreinte de fer ; mais dans le
jardin, la statue est à sa place ; à peine sa lè^Te s'est-elle plissée
d'un mauvais sourire. L'équivoque ajoute au malaise que fait éprou-
ver ce conte. On croit, en fermant le livre, entendre le rire de l'au-
teur, aussi méchant que celui de sa statue.
Herold est moins sec, moins sceptique; il ne reste pas, comme
Mérimée, impassible : il entre dans le drame avec intérêt, avec
passion.
Boïeldieu n'est pas oublié dans le premier chœur de Z<7w/?rt; dans
la ballade fameuse : D'une haute ruiismnce, on retrouve sa poésie
de ménestrel ; la phrase inquiète de Camille est pénétrée de sa mé-
lancolie. Le chœur des jeunes filles s'achève, et la première parole
de la fiancée : Il ne vient pas! nous émeut d'un soudain pressenti-
ment. La coda qui termine l'air, l'entrée d'Alphonse, tout cela sans
doute est un peu négligemment imité de Rossini; mais le trio, ros-
sinien, lui aussi, est plein de verve mélodique. Le quatuor qui suit
est excellent au double point de vue du drame et de la musique.
Rien ne lui manque : ni l'ampleur de l'ensemble, ni la variété des
mouvemens, ni la beauté des chants, ni l'intérêt de l'accompagne-
ment. Herold ici donne à l'orchestre le degré d'importance qu'il
doit avoir dans une scène de ce genre : au premier tutti succède
une charmante mélodie de violons : phrase élégante, sur laquelle
Zampa et Camille dialoguent aisément. Rien n'est sacrifié dans celte
page magistrale : tout a sa place et sa valeur.
Le grand finale du premier acte est un chef-d'œuvre. Ce festin
de pirates italiens a l'emportement d'une kermesse flamande : la
fougue de Rubens avec la pompe du Véronèse. Quel éclat et quelle
chaleur! Quel débordement de passions, d'instincts effrénés! Cepen-
dant Herold reste noble, même dans ri>Tesse. Les brigands boivent
168 REVUE DES DEUX MONDES.
en gentilshommes; c'est une fête de grands seigneurs plus qu'une
orgie de bandits. Zampa lance son couplet bachique d'une voix qui
ne tremble pas. Il faut être maître de soi pour lever aussi haut son
verre, pour rythmer aussi fièrement un toast magnifique. 11 y a
quelque chose de Byron dans ce personnage de Zampa et dans ce
brindisi de patricien.
Tous les épisodes du finale sont dignes les uns des autres : l'en-
trée tremblante de Dandoio, l'outrage à la statue, et la bague re-
tenue par le doigt de pierre. Après chaque itjcident, le thème prin-
cipal est repris, soit par Zampa seul, soit par le chœur, tantôt hardi
et provocant, tantôt alourdi par le progrès de l'ivresse et de la ter-
reur. Zampa commence lui-même à se troubler, et le simple chan-
gement du rythme, quelques triolets chancelans suffisent à l'indi-
quer. N'entrons pas dans le détail, il faudrait tout signaler. Pas
plus que la couleur, le dessin ne manque au tableau, compris tout
entier dans des lignes harmonieuses, qui l'encadrent sans l'étoufTer.
Des deux célèbres finales de Zampa, le premier est le meilleur.
Le second acte est le moins bon des trois. Il contient pourtant une
jolie prière, un grand air de Zampa : Toi, dont la grâce séduisante,
dont l'allégro est démodé, mais dont la première phrase est belle.
Le trio bouffe, analogue à celui de l'acte précédent, ne le vaut pas.
Le duo avec Alphonse est médiocre. Ce pauvre Alphonse, d'ailleurs,
s'efface à côté de son rival : il n'en a pas l'allure chevaleresque.
Mais il soupire au troisième acte une délicieuse barcarolle. Herold
a souvent de ces accents plaintifs, sans amertume ni violence. Était-ce
instinct secret de sa brève destinée? Était-ce la mort vaguement en-
trevue? Se disait-il, comme le Socrate du poète :
Je suis un cj'gne aussi; je meurs! je puis chanter!
Le troisième acte de Zampa s'achève par un duo dramatique. Pres-
que jamais la musique n'avait encore été aussi ardente que dans
cette œuvre, moins égale peut-être, mais plus chaude que le Pré aux
rlerrs. Plus emporté que Mergy, Zampa sait être aussi tendre. Sa
cavatine : Pourqrtoi trembler? est respectueuse et presque craintive
comme un i)remier aveu d'amour. Le beau rôle que ce rôle de ténor!
Qu'il a d'éclat et de grâce tout ensemble! Quel relief, et surtout
quelle simplicité 1 Gomme cet art est sans détours et sans arrière-
pensées !
Deux ans après Zampa, fut représenté le Pré aux Clercs. Euiro.
le romancier et le musicien les nuances s'accusent de plus en plus.
Mérimée donne h son récit la précision, mais un peu la sécheresse
d'une gravure. Il a la vision prompte, l'imagination sobre, le trait
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 169
incisif, quelque chose enfin de mordant comme la pointe sur le
cuivre. On voit chez lui partout la force, sans jamais sentir la ten-
dresse. Son héroïne elle-même, la blanche Diane de Turgis, a plus
de sens que de cœur. Elle mêle à son amour presque des raffîne-
mens de courtisane. Elle reçoit son amant dans une retraite galante,
dans une alcôve éclairée de bougies roses, où des cassolettes brû-
lent au pied d'un lit de satin cramoisi. Elle parait, masquée de ve-
lours ; elle irrite le désir impatient de Mergy par mille feintes et
mille réticences. Le jeune homme finit par douter lui-même s'il est
près de Diane, et ce n'est qu'en le voyant hésiter que, brusquement,
l'ardente comtesse se livre à lui.
La chaste Isabelle, du Pré aux Clercs, n'a pas de ces transports,
ni les narines frémissantes de Diane, ni ces yeux dont la pupille se
dilatait comme celle des chats, ces yeux dont les regards devenaient
de feu.
Moins sensuel que Mérimée, Herold est aussi moins cruel. La
scène du repas de Mer^iv^ au premier acte, ne tourne pas aussi
mal que la querelle de Vaudreuil et de Rheincy. Le duel final même
est moins brutal. Voyant Comminge mort, un des témoins dit aux
autres : « Regardez son sourcil et sa joue, la coquille du poignard
s'y est imprimée comme un cachet dans de la cire. » De tels détails,
froidement jetés, font frissonner. L'œuvre d'Herold est, en général,
d'un ton moins cru, Mérimée, peut-être, est plus conforme à la vé-
rité historique, à l'esprit d'une époque où les passions étaient effré-
nées, l'amour sans retenue et la haine sans merci: mais Herold
nous touche davantage. Il nous émeut, et le secret de la beauté
artistique est dans l'émotion.
Nous signalions plus haut la mélancolie d'Herold ; bien plus que
Zampa, le Pré aux Clercs est pénétré de cette tristesse attirante.
Elle est jetée comme un voile, elle passe comme une ombre sur
certaines phrases : le premier chant de l'ouverture, le début du
grand air d'Isabelle, l'adorable plainte de la reine : Je suis pri-
sonnière, loin du beau pays! Tout le rôle d'Isabelle est empreint
de cette grâce attendrie, vague langueur, douce ivresse,
Où la bouche sourit et les yeus vont pleurer I
sentiment indéfinissable qui s'exhale de l'œuvTO entière et lui donne
un goût particulier, tout différent de la saveur un peu âpre de
Mérimée.
Cependant le cœur d'Herold n'a pas égaré son imagination. Il a
bien rendu la couleur de l'époque. Dans de moindres proportions,
le Pré aux Clercs est un tableau d'histoire digne des Huguenots,
,_Q REVUE DES DEUX MONDES.
nn'il a orécèdés, et comme annoncés : même vérité d'ensemble et
de détail pas un personnage qui ne porte le cacl>et du temps.
t^rAles secondaires mêmes sont caractérisés. La reme a 1 espr.t,
^ ÎZ rTaraot comme elle aimait d'être appelée, avec une
.Ze nuance de rtverie et de douceur. Lorsqu'elle s'expl.qae
rTanUrellt dans le merveilleux trio du second acte, que de
Tve et d'en rainTEt quelle tendresse câline avec la « gente Ni-
Ih;! f sa fiSe, da's cette phrase délicieusement modulée:
Sau lu pas combien Je t'aime? ., ,
Quan4 Mergy, c'est le frère aîné de Raoul de î^angis , il a la
même élégance patricienne. Il résume en lui toutes les grâces
toutes les séductions de son époque, ce svelte gentilhomme auquel
ne messied pas un peu de gvavUé huguenote. Rien n a yif;ll\?^^"^
ce rôle, pas même le premier air; O nui tendre atnielW débute
r ., ,.f . ,, ^ , , . , -' ■ vient aorès est si candide,
par un récitatif si dégage! le chant qui Meni-'ipic:.
• I Ti " •* ^ * 1 ^ j i-û ! Mergy paraît a peine
SI pur II s épanouit avec tant de tendressv, • ^^'^^-^ ^ . ^ n^,
^ 1 r^ i ' 1 , , ^*^qnter mais quelles
au second acte; il na que deux phrases a cti^g .' , .
phrases! De quel ton parle cet ambassadeur de -T^f^ " j,q\^q
auelle noblesse il réclame, au nom du roi de Navarrt,.?
\ P ' , 1 ' u ^ j ^Hretien avec
et sa fiancée ! Le récit, en quelques mesures, de son eL.g . i • _
Charles IX, mériterait une longue analyse. Vérité dramav, A^. ' v„j
torique même, tout est réuni dans cette page incomparâi^^j^ ' i
mémoire contemporain ne donne mieux que le second î^-es-iemi
Pré aux Clercs l'idée, l'image de la cour à demi française, à «erinée
italienne, des Valois. Quoi de plus gai que la mascarade mei^t. i
par Gantarelli? de plus vif que cette intrigue nouée pendant eic.
fête? Voici ?^icette, épeurée, parmi les masques. Soudain les dans» r.
s'arrêtent : Mergy prend congé de Marguerite. Le roi ne laisse pa, -
tir ni la reine de iNavarre, ni sa fille d'honneur. Gomminge, irrit ^
qu'un autre ose toucher la main d'Isabelle, éclate et s'emporte. Lt
duo de la provocation, frémissant de colère, s'interrompt à l'entrée --
de la jeune fille. On l'accueille avec un petit chœur exquis. La reine ?
murmure une plirase pleine de langueur et d'ennui; mais les
danses déjà reprennent plus vives. Galante et batailleuse, raffinée
et violente, toute la renaissance française est dans ce ttibleau.
Au troisième acte, la couleur s'assombrit. Il n'est pas au théâtre
d'effet à la fois plus sobre et plus puissant. La nuit descend sur le
pré aux Glercs, où les deux rivaux ont pris rendez-vous. Par une
inspiration très heureuse, llerold n'a pas mis leur duel sur la scène.
Les jeunes gens sortent l'épée nue, et leur absence accroît peut-être
l'ôraotion. lis sont aux prises, et les soldats du guet, jouant au.\
dés, s'entendent déjà {)Our transporter le mort. Là-bas, on danse
encore au clair de lune, et rien n'est plus lugubre que ce chœur à
D-N SIÈCLE DE ML61QUE FRANÇAISE. 171
voix basse et ces lointaines ritournelles. Peu à peu le silence se
fait : un petit quatuor inquiet le trouble à peine. Les archers con-
tinuent déjouer dans l'ombre, et leur refrain s'étouffe de plus en
plus. Ils se taisent enfin, et s'en vont. Alors, des grondemens confus
de l'orchestre se dégage un profond sanglot. La barque descend au
fil de la ri\-ière, portant le cadavTe de Comminge. Accompagnée par
la mélodie funèbre, elle glisse comme la barque de Dante sur le
fleuve sombre et lourd :
Cos'i sen vanno su per l'onda brun*.
Voilà c'omment il faut employer l'orchestre quand les voix devieû-
nent impuissantes. Voilà comment il faut le faire chanter et gémir.
Trois semaines après la représentation de son ch'f-d' œuvre, He-
rold s'éteignait. Hélas ! que de tombeaux où l'on pourrait écrire la
question mélancolique du poète:
Quare taon iiamatura vagatur?
IL
« Herold avait la qualité, disait x\uber, moi j'ai la quantité. » Le
vieux maître se faisait trop sévère justice. Scudo écrivait en 1857 :
« Le jour où l'on examinera avec soin la couronne de roses qui
orne les cheveux blancs du dernier des compositeurs français, on
pourra y compter bien des feuilles mortes et beaucoup de clin-
quant. » On l'a examinée depuis, cette couronne d'un compositen/
qui ne fut pas heureusement le dernier des nôtres; et, dans un
discours qui fit du bruit, un penseur et un écrivain de premier
ordre, un homme de goût, un ministre d'alors 11 y a longtemps de
cela), disait d'Auber : « Lisez-le d'un bout à l'autre: suivez son his-
toù'e depuis le commencement ; son nom est facilité. Tout lui a
réussi dans l'art et dans la vie. Les moins musiciens le compre-
naient et l'aimaient à première vue, et l'on sentait que ses airs lai
venaient tout seuls et ne lui coûtaient aucun effort. Il y a plus de
travail dans la plus courte scène des huguenots que dans toute la
Muette, qui pouitant est un chef-d'œuvre. Oui, cet homme a pro-
duit plus que personne, et il est certain qu'il n'a jamais travaillé.
On a dit qu'il était ignorant; pas du tout, mais il fallait qu'il sût
sans avoir appris, car Auber prenant de la peine est aussi impos-
sible à imaginer qu' Auber faisaat de la musique grossière ou de la
musique ennuyeuse. C'est une exception magnifique... » Et M. Jules
172 REVUE DES DEUX MONDES.
Simon ajoutait : « dont la place n'a jamais été ici. » Ici, c'était le
Conservatoire, et le ministre avait, disait-on, mauvaise grâce à mal
parler, devant des élèves, de leur maître à peine enseveli.
Mai parler! M. Jules Simon parlait-il si mal d'Auber? Mal à pro-
pos, tout au plus. Il ne l'aurait pas nommé "directeur du Conserva-
toire; cela n'était peut-être pas bon à dire au Conservatoire même,
mais le reste était excellent à dire partout, u Son nom est facilité. »
Ce fut bien, en effet, la qualité maîtresse et le défaut capital d'Au-
ber; la facilité le perdit parfois et le sauva toujours. Par l'abon-
dance, par l'intarissable épanchement de sa mélodie, il hit, en effet,
une exception magnifique. A quatre-vingt-six ans, il composait un
opéra comique intitulé : le Premier Jour de bonheur! Ce litre seul,
à cet âge, ne fait-il pas sourire? Il souriait lui-même, l'aimable
vieillard ; il rendait à la vie tous les soui'ires qu'elle avait eus pour
lui.
Cette bonhomie spirituelle désarme qui voudrait devenir sévère;
cette inspiration souvent médiocre, jamais absente, étonne par le
fait seul de sa continuité. Elle étonne, quitte à finir par lasser, par
agacer même. Auber a semé partout des fleurs, mais trop souvent
des fleurs artificielles. Ses mélodies jaillissent comme d'ingénieuses
petites fontaines ; il leur manque la profondeur et le mystère des
sources. Sans demander l'effort et le labeur au génie, sans mesurer
le mérite à la peine, on peut exiger de l'art le sérieux et la convic-
tion. Tous deux ont fait maintes fois défaut à Auber. Pendant qua-
rante ans, il a gaspillé les couplets, les refrains, les barcarolles,
les sérénades qu'il entendait fredonner dans sa tête; il ne se re-
cueillit jamais pour écouter une grande voix chanter au fond de son
âme.
Elle est perdue, l'émotion des Monsigny, des Grétry, des Boïel-
dieu. Après nerold,le musicien romantique, Auber, « le père Au-
ber, » le musicien bourgeois. Bourgeois 1 il l'était tant, qu'à lui
donner encore ce nom on le méi-ite presque soi-même. 11 est banal
de lui reprocher sa banalité. Nous ne disons pas sa trivialité, car,
M. Jules Simon a raison, Auber n'est pas trivial. Henri Heine écri-
vit méchamment di; Scribe et d'Auber, du poète et du musicien :
« Tous deux ont de l'esprit, de la grâce, du sentiment, même de
la passion ; il ne manque à l'un que la poésie, à l'autre que la mu-
sique. » Il y eut entre ces deux natui-es une affinité singulière, une
rare faculté d'association, presque d'assimilation Pour bien des
gens, l'opéi-a comique est resté un composé de Scribe et d'Auber,
comme l'eau, d'oxygène et d'hydrogène : il n'y a pas mélange, mais
combinaison; si parfaite, que les paroles parfois pourraient être
d'Auber, et la musique, de Scribe. Avec Boïeldieu, le Boïcldieu de
L.\ SIÈCLE DE MUSIQUE FRA>ÇAISE. 173
la Dame blanche, l'ingénieux librettiste s'attendrit un peu ; aidé
de Walter Scott, il atteignit à la poésie. Avec Meyerbeer, il s'enno-
blit et s'éleva jusqu'au drame historique. Avec Auber, il put de-
meurer lui-même; Auber le prit tel qu'il était, et s'en accommoda.
A l'exemple de son librettiste, le musicien ne força point son talent,
et fit tout avec grâce.
Au moins ne fit-il rien sans quelque grâce. Dans la plus pâle de
ses partitions, brillent toujours quelques points lumineux : le chœur
des voleurs déguisés en moines, au premier acte des Diamans de
la couronne, le chœur des ouvriers au début de la Fiancée-, au pre-
mier acte du Philtre, le chœur étincelant des paysannes agaçant
le beau Guillaume, et le duo délicieiux que chante Guillaume avec
Térézine. Mais que de négligences, que de faiblesses au cours de
ces ouvrages! Que de ritournelles bonnes à faire danser les chiens
ou courir les chevaux !
Parfois on se laisse prendre au titre seul des opéras comiques
d'Auber : ils ont toujours, sinon quel(jue chose de rare, au moins
quelque chose d'élégant et de gracieux : la Fiancée^ les Diamans
de la couronne, lîcce d'amour, le Premier Jour de bonheur! Éti-
quettes mensongères ! Le nom seul a de la poésie. La poésie fut ce
qui mancjua le plus à Auber. Où l'eût-il trouvée? Il ignora toujours
la nature, la douleur et la passion. Cette vie presque centenaire
fut toute superficielle. Certes, Auber a personnifié quelques-unes
de nos grâces et de nos séductions françaises : la clarté, l'esprit,
la facilité ; mais il ne faut pas faire de lui le représentant de notre
âme nationale. Elle a des profondeurs où jamais Auber n'est des-
cendu, des mystères qu'il n'a pas entrevus. 11 n'a rien dit des choses
qui ne s'oublient pas. Il n'a rien soupçonné des vérités éternelles,
ni des éternelles beautés.
A notre gré, les trois meilleurs opéras comiques d'Auber sont :
fra Biarolo, Haydce et le Domino noir, son chef-d'œuvre.
Fra Diavolo fut donné en 1830, un an avant Zampa. C'est aussi
une histoire de brigands, mais tout autrement traitée. Auber se
souciait peu du romantisme et des héros byronieus, des statues
vengeresses et du feu céleste. Son Fra Diavolo n'a pas l'allure de
Zampa. Il y a de l'un à l'autre la différence du brigand au voleur,
de l'amour à la galanterie ; de l'œu^Te ardente, et parfois presque
héroïque, à la comédie musicale. A peine le héros élève-t-il le ton au
début du troisième acte, dans la première phrase d'un air qui n'est pas
sans noblesse : Je vois marcher sous ma bannière. Partout ailleurs
il n'est qu'élégant et spirituel. Le cpitique allemand que nous ci-
tons volontiers à propos de notre musique française, M. Hanslick,
est plus que bienveillant pour Fra Diavolo : « L'excellent livret de
174 REVUE DES DEUX MONDES.
Scribe, dit-il, où le romantisme de la vie des brigands se mêle au
plus fin comique, où pour la première fois apparaît, dans un opéra,
une nouvelle figure, celle de l'Anglais voyageur, ca livret a trouvé
dans la musique d'x\uber la plus heureuse illustration. » — Nous
n'apercevons guère, dans Fra Diavolo, la couleur romantique. —
Avec plus de raison, M. Hanslick loue Auber d'avoir évité l'exagé-
ration. Auber traitait de petits sujets, que parfois il rapetissait en-
core, mais sans jamais enfler la voix. Il ressemblait moins à l'oiseau
des bois qu'à l'oiseau de Paris qui siffle en cage. Elles étaient bien
faites pour son cher Paris, les mélodies d'Auber. Elles en avaient
la grâce chantante, et même dansante. Parmi de mauvaises choses,
Fra Diavolo en renferme de fort jolies : les couplets d'entrée de
milady, le délicieux quintette du premier acte et le duo qui suit ;
au second acte, un petit trio exquis : Allons, mi lord, allons dor-
mir ! et la scène du coucher de Zerline ; au troisième acte, le chœur
de Pâques fleuries et le carillon.
Haydce (18 A 7) est une œuvre plus dramatique que Fra Diavolo;
mais sans plus de couleur locale. Pas une fois cet opéra vénitien
ne fait songer à Véronèse. Auber ne s'occupait guère des magni-
ficences de la ville des doges. La brise des lagunes ne souflle pas
dans les voiles de son vaisseau. On ne sent dans sa musique ni la.
fraîcheur, ni le balancement des vagues. A la un du second acte,
Venise apparaît à l'horizon. Le soir, la ville luit comme une amé-
thyste, et l'Adriatique, où se mirent les coupoles d'étain et les clo-
chers de briques roses, baise les pieds de marbre de sa fille bien-
aimée. Auber n'a pas rendu ces splendeurs ; il ne les avait pas vues
et ne les a pas devinées. A Venise sortant des flots il a consacré
une petite valse, et voilà tout.
Heureusement il a pris ses personnages plus au sérieux que leur
patrie. Ce n'est pas que « l'infernal Malipieri » soit beaucoup plus
({w'un traître de mélodrame : toute la partie guerrière de l'ouvrage
est vulgaire et presque ridicule ; mais, le rôle de Lorédan n'est pas
sans noblesse. Le style d'Auber a été rarement aussi relevé que
dans la scène finale du premier acte. Il y a là des acccns pathéti-
ques, des dissonances hardies et heureuses. L'air : Ah! que Venise
est belle ! est plus qu'une barcarolle ordinaire ; il sent le grand sei-
gneur et les fêtes patriciennes. Tout ce songe est bien traité, sans
faiblesse ni banalité. La déclamation en est dramatique ; la phrase
jirincipale revient toujours plus sonore, plus puissante : c'est une
! " ' ,'. D'autres reutoiu*ent qui sont charmantes; par exemple
! MO : C'eut lu fête nu Lido, où deux voL\ de fenunes s'en-
roulent autour d'uA accompagnement gracieux. Citons encore, au
déJi)ut du premier acte, la« phrase exquis^e de Lorédan à Uafaelu, pé-
UN SIECLE DE MUSIQCE FRANÇAISE. 475
nétrée d'une tendresse trop rare chez Âuber; enfin, quelques inspi-
rations puissantes : le beau duo des deux hommes au second acte
et l'ensemble dramatique : Souvenir qui me tue! où se trouve
comme un pressentiment de Verdi.
Dans la longue carrière d' Auber, il est difficile de marquer des
étapes successives. Ce talent instinctif, instantané, ne connut ni le
développement ni le progrès ; il fut presque iramédiatemi^nt tout
ce qu'il devait jamais être. Les œu\Tes d' Auber. rarement toutes
bonnes ou toutes mauvaises, le plus souvent mêlées de bien et de
mal, sont répandues comme à l'aventure le long de son chemin. Il
faut glaner un peu au hasard ainsi qu'il a semé lui-même, sauter de
Fra Diuiolo à llaydée, quitte à revenir au Domino noir.
Le Domino noir (1837) est l'œuvre la plus caractéristique d' Au-
ber, et la plus achevée ; le type de l'opéra comique tel qu'il le com-
prit et qu'il le fit longtemps aimer. Type nouveau, que le spirituel
musicien a véritablement créé, et qui reste son titre à la laveur
des esprits aimables, sensibles à la gaîté et au sourire. Indulgere
genio, disaient les anciens ; ce pourrait être la devise d'Auber. Il
eut au plus haut point la souplesse et la condescendance de l'es-
prit. Il n'était pas fait pour les hautes cimes : de bonne grâce, sans
faux'orgueil ni fausse modestie, il se tint à mi-côte. Il fit de petites
choses avec un très grand talent. La muse ne lui parlait pas un
langage austère ; il causait avec elle familièrement, en camarade.
Il fit un peu de la musique la servante de la comédie, mais une
servante accorte, vive et pimpante soubrette comme l'inésille du
Domino noir.
Le Doinino noir eut un immense succès et reste encore aujour-
d'hui l'un des opéras comiques les plus agréables; brillante et
coquette partition, chef-d'œuvre d'un genre secondaire, mais chel-
d'œuvre. Ce genre de l'opéra comique a plus d'une séduction; cha-
cun peut s'en amuser ou s'en émouvoir. Quelle souplesse a notre
imagination française, qui crée tour à tour la Dame blanche et le
Domino noir! Tachons de comprendre et d'aimer toutes les mani-
festations de notre génie ; concilions les œuwes diA erses au lieu de
les opposer; ne brisons aucune des cordes de la lyre. L'esprit
d'Auber ne saurait nuire à l'àme de Boïeldieu. La Dame blanche,
c'est le mystère; le Domino noir, c'est l'intrigue; le masque rieur
d'Angèle au lieu du chaste voile d'Anna.
Les trois actes du Domino noir sont écrits avec une verve inta-
rissable. Elle éclate déjà dans l'ouverture, rythmée en boléro comme
plusieurs morceaux de la partition. Auber, qui ne cherchait pas bien
loin la couleur espagnole, l'a parfois très heureusement trouvée.
La mesure vive à trois temps revient souvent dans le Domino noir
176 REVUE DES DEUX MONDES.
et lui donne la prestesse et la légèreté. Quelle folle équipée que
celle des deux novices I Gomme Auber a sauvé de la vulgarité cette
aventure de carnaval, ce bal masqué, ce souper de garçons, et ce
tableau, finement satirique, d'un couvent de religieuses! Il s'est
gardé, comme il le fallait dans une œuvre aussi mince, de la lour-
deur et de la caricature ; il a glissé, sans insistance, sur le babil
des nonnes, sur leur onction dévote, sur mille détails qu'il était
spirituel d'indiquer seulement. Son tact exquis l'a préservé aussi
d'un sentimentalisme fade. L'amour, la passion seraient ici de bien
grands mots : Horace est plutôt galant et Angèle coquette* ! Une fois
seulement leur voix s'émeut et le cœur leur bat : dans le touchant
cantique du troisième acte. Cette justesse du sentiment et du ton
donne au Domino noir un charme particulier. II faut y ajouter
l'attrait d'une facture musicale toujours ingénieuse, toujours co-
quette, d'un orchestre varié, pimpant comme les mélodies qu'il
accompagne; un soin, assez rare chez Auber, des détails, des rôles
secondaires, tels que ceux de la dame Jacinthe et de Pérez, le por-
tier du couvent.
En se reconnaissant la quantité seulement, Auber était décidé-
ment un peu sévère pour lui-même : une fois au moins il eut la
qualité.
III.
C'est après Auber qu'il faut dire quelques mots d'Adolphe Adam.
Musicien moins consommé qu' Auber, il eut un peu les mêmes qua-
lités et les mêmes défauts : peu d'idéal, mais beaucoup d'idées. Lui
non plus ne fut pas un poète. Sa musique aime la comédie et l'in-
trigue; elle s'y joue avec aisance. Elle glisse à la surface et ne
pénètre pas. Jamais prétentieuse, rarement ennuyeuse, souvent
agréable, elle a de l'esprit, mais pas d'âme. Quoique disciple de
Boïeldieu , l'un des plus émus de nos maîtres, Adam, comme
Auber, semble fuir l'émotion.
Ses œuvres les ])lus populaires ne sont pas les meilleures : le
fameux Postillon de Longjumcim, malgré de bonnes pages, comme
le finale du premier acte, où se trouve même un soupçon de fugue;
le Chalet surtout, ))auvre et vulgaire, ne valent ni le Toréador, ni
Si filais roi, ni (iiralda. Ces trois opéras comiques sont aimables
et mélodieux, écrits avec élégance et facilité, menés avec la pres-
tesse d'opérettes de bonne compagnie. Dans les deux derniers
mùmc, on trouve parfois quelque tendresse et comme un vague
écho de Boïeldieu.
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 177
Amoureux d'une princesse qu'il a sauvée des eaux, vêtue, comme
on disait alors, « de sa seule robe d'innocence, » le pêcheur Zé-
phoris, au premier acte de Si J'étais roi , chante un ou deux airs
qui ne manquent pas de sentiment. Au second acte, un petit duo,
par sa coupe et son rythme, rappelle un peu certain duo bachique
de VEnlècement au sérail. Plus d'une page a de la gîdté ; d'autres
ont presque de la distinction.
Giralda vaut mieux encore, avec son entrain, son mouvement
scénique et son style dégagé. A l'imbroglio de la Nouvelle Psyché
convenait bien cette musique légère et court-vêtue : romances un
peu fades, mais bien tournées, qu'Adam fait soupirer à des princes
galans ; gentils couplets, comme ceux que Ginès, au premier acte,
adresse à son habit, h son bel habit de mariage, » airs de bra-
voure et finales vocalises. Tout cela n'est pas bien méchant, mais
n'est pas bien mauvais non plus. Quelquefois même c'est char-
mant, témoin certain chœur du premier acte. Giralda croit épouser
Ginès, qu'elle n'aime pas, et dont Manoël, qu'elle aime, a pris à
son insu la place. Le cortège passe, suivant la fiancée pensive, et la
marche nuptiale exprime finement la mélancoUe résignée de cette
pauvre petite noce^sans amour. Comme Auber, Adam pouvait être
un délicat.
La place d'honneur, au foyer de TOpéra-Comique, est occupée
encore aujourd'hui par le buste d'un maître qui n'est plus le dieu
du temple: Halévy. Il le fut, disent nos pères, à l'époque des
Mousquetaires de la reine, du Val d'Andorre : deux pauvres
œuvres pourtant. La vulgarité gâte tout en elles : les idées, le
style et le rythme lui-même : témoin les couplets du vieux che-
vrier dans le Val d'Andorre, ou le grand air d'Ohvier au pre-
mier acte des Mousquetaires. Le jeune gentilhomme célèbre les
plaisirs de la chasse du roi; mais dans quel style poétique
et musical! Il ne nous épargne aucun épisode : il faut, bon
gré mal gré, suivre la meute. C'est la musique descriptive, qui lut
un temps fort goûtée. On chantait ainsi les voyages au début des
Diatnans de la couronne, et les combats dans la Dame blanche.
Les demoiselles, les Berthe de Simiane et les Athénaïs de Solange
avaient aussi leurs grands airs, de coupe classique. Rien de plus
froid, de plus ennuyeux que cette rhétorique musicale. Pour rendre
tolérables les confidences des jeunes princesses aux bocages, il
faut le génie d'un Rossini et la beauté, pour ainsi dire plastique,
d'un air comme Sombres forêts! Halévy trouva trop rarement le
secret de cette beauté.
Tout est formule dans les Mousquetaires et le Val d'Andorre,
roux, Lxxiv. — 1886. i2
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien que fade galanterie ou sentimentalisme larmoyant; aucun na-
turel, aucune originalité, nulle émotion, nul esprit.
Une fois cependant, à l'Opéra-Comique, Halévy eut tout cela :
VÉcluir est presque un chef-d'œuvre. Ce petit opéra comique à
quatre personnages, sans un seul chœur, pourrait se jouer entre
deux paravens : c'est du théâtre intime, presque de la musique
de chambre ; charmante exception dans l'œuvre un peu empha-
tique d'Halévy, véritable éclair, lumineux et court.
Cependant, malgré ses grâces, et par quelques-unes de ses
grâces même, l'Éclair, qui fut joué en 1835, porte bien le cachet
un peu vieillot de son temps, comme certaines toiles de M. Ingres.
Aujourd'hui, cette musique et cette peinture semblent un peu pas-
sées : leurs ajustemens ne sont plus de mode. Les rondos de la
sémillante M""* Darbel, la mélancolie de la sensible Henriette inter-
rogeant, le soir, sa « lyre d'Kole, » tout cela fait sourire comme
des pai'ures d'aïeule. Nous parlions tout à l'heure de grands airs,
c'est peut-être dans l'Éclair que se trouve le plus grand de tous,
le type de la romance pour ainsi dire professionnelle. Toute une
vie d'officier de marine y est détaillée : Parlons, la mer est belle!
Voici le départ du mousse, puis la rencontre d'un vaisseau ennemi ;
préparatifs de combat : prière, lointain adieu à la patrie, à la mère,
à la fiancée. La bataille s'engage ; musique imitative : partout le
feu, la mort; héroïsme du jeune homme. Enfin, la victoire est cer-
taine; les amis se retrouvent et s'embrassent, la fumée se dissipe,
et, sur l'océan apaisé, la corvette, à pleines voiles, reprend sa
course, et le ténor, à pleine voix, son refrain : Partons, la mer est
belle !
Mais, ces critiques faites, il faut louer dans VÊ'lair la tenue
générale de l'œuvre et recoi maître la singulière séduction de ce
quatuor en trois actes. La scène se passe dans un cottage voisin de
Boston, et l'on sent bien dans cette musique le charme familier du
home, de la petite maison anglaise, proprette et lleurie. C'est un
aimable boy que George, ce Chérubin à peine échappé d'Oxford,
amoureux de ses deux petites cousines. Ses premiers couplets :
J' arrive , f arrive auprès de vous, mes belles! sont la perle de la
partition. Us ont une grâce juvénile et comme un parfum de jUrt
enfantin. Halévy no doima janiais à sa mélodie un tour aussi dis-
tingué. Citons encore le trio pimpant qui vient après ; l'air pathé-
tique de Lionel : Adieu clarté, douce lumière \ le duo de la leçon
de chant, plein de sentiment et d'esprit ; la romance de Lionel :
Quand de lu nuit Ccpais nuage, dont on a malheureusement abusé,
et le quatuor du dernier acte, prestement dialogué. Toutes propor-
tions gardées entre les œuvres et les hommes, comme l'auteur de
U>' SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 179
Guillaume Tell, l'auteur de la Juiie a fait aussi son Barbier de
Séville.
Le maître par excellence de l'opéra, Meyerheer, ne fut pas un
des maîtres de l'opéra comique. L'Étoile du ?iord et le Pardon de
Plo'cnnel tiennent loin après la glorieuse tétralogie de Robert, des
Huguenots^ du Propliète et de l'Africaine.
Qu'est-ce que le Pardon de Ploërmel ? Une banale histoire sans
drame ni passion : l'histoire d'un gars chercheur de trésors, d'un
berger peureux et d'une pau\Te folle. Il n'y a pas même ici la poésie
d'un conte ou d'une légende locale. Le seul personnage original est
la chè\Te, et l'intérêt qu'elle excite est un peu puéril. Sa chè\Te et
son ombre, voilà tout ce dont s'inquiète Dinorah : elle endort l'une
et joue avec l'autre. Aussi bien les folles sont presque toujours
ennuyeuses, même au théâtre, et surtout en musique. Shakspeare
seul a su parer de toutes les fleurs des eaux la bonde tête égarée
d'Ophélie, tête charmante que M. Ambroise Thomas n'a pas décou-
ronnée. Le touchant Dalayrac avait aussi fait , de la folie de
sa Nina, une rêverie mélancolique. Mais Dinorah du Pardon,
Lucie, Catherine, au troisième acte de V Étoile du Nord^ sont
des folles déplaisantes : des folles qui bavardent, folles à vocalises,
avec échos dans la coulisse ou réponses à l'orchestre, notes pi-
quées, valses chantées et dansées à la fois; folles artificielles, qui
n'ont que l'extravagance, et non l'étrange et parfois profonde poésie
des âmes troublées.
Dinorah semble aussi peu maîtresse de sa voix que de sa rai-
son : gammes, trilles, fioritures lui échappent comme à un auto-
mate qui se dérange. Après ses duos avec Corentin, même après
la valse de l'Ombre, dont la facture est cependant merveilleuse, on
reste moins charmé qpi'ébloui. Ce rôle est de pure wtuosité, étin-
celant et froid comme une fusée.
Le rôle d'iloël n'a pas cette légèreté : il est emphatique et lourd.
Et puis, dans le Pardon, tout ^ise trop à la grandeur : grand air,
grand trio, grand duo bouffe. Tout veut être grand, et souvent
n*est«que gros : grosse gaîié, la gaîié de Corentin. Boïeldieu, dans
la Dame blanche, Herold, dans Zampa^ nous ont montré des pol-
trons autrement comiques. Gros effets d'orchestre dans cette parti-
tion, que l'on souhaiterait plus délicate. Fallait-il tant d'effort pour
esquisser en musique un coin de lande bretonne, pour mettre dans
des chansons de chasseur ou de faneur le parfum de la bruyère et
des foins? Même la dernière scène de l'œuvre, la seule qui soit
vraiment belle, est un peu trop vaste. Elle eût été plus belle ail-
leurs, où elle eût été plus vaste encore. Ailleurs, Meyerbeer eût
donné des proportions gigantesques à ce défilé nuptial. Il eût fait
180 REVUE DES DEUX MONDES.
plus puissante et plus obstinée la litanie de ses pèlerins et les
réponses du peuple agenouillé le long des chemins. Glorieuse pro-
cession de printemps, qu'il eût fallu prolonger à travers des cam-
pagnes infmies, comme le pèlerinage de Tannhaûser! Sans doute,
tel qu'il est dans le Pardon, l'effet est déjà considérable; juste-
ment il ne l'est que trop. Le musicien a tant grossi ses person-
nages qu'ils étouffent dans leur cadre. Sans revenir aux petites
marches villageoises du Déserteur, on pouvait trouver en musique
la vraie note paysanne, celle de George Sand, par exemple, dans
ses romans champêtres. On pouvait faire un tableau de noce bre-
tonne plus modeste, mais plus touchant, quelque chose comme le
convoi de Louise, une fille de Bretagne aussi :
Quand Louise mourut dans sa quinzième année,
Ce n'étaient que parfums et concerts infinis,
Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids (1).
Gomme le Pardon de Ploërmel, un peu d'exagération et d'em -
phase gâte certaines parties de l'Étoile du Nord. Le librettiste de
Robert, des Huguenots, du Prophète, a fini par le plus pauvre des
imbroglios. Quel opéra comique, cette lourde machine, où rien n'est
comique, sauf le style de M. Scribe 1 Jamais, fût-ce dans certains
récits de Guillaume Tell, pareil jargon n'avait été chanté. Après
les airs d'officier, de voyageur, Scribe a trouvé l'air du pâtissier.
Danilovitz, compagnon de Pierre le Grand, d'abord mitron, comme
le tsar est d'abord charpentier, débite avec ses gâteaux des cou-
plets de ce goût :
Amoureux vulgaires,
Vos feux ordinaires
Ne s'allument guères
Que pour quelques jours!
Pâtissier modèle,
Ma flamme éternelle
Kt se renouvelle.
Et dure toujours !
On pourrait relever bien d'autres paroles dans le grand air de
Catherine au premier acte ; dans les refrains militaires au second ;
et ce mot dit par l'empereur : « Je ne permets à Pierre de perdre
la tête que lorsque le tsar n'a plus besoin de la sienne. » Et cet
(I) A. Brizeux.
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANGàlSE. 181
autre encore : « Ou l'amour n'est qu'un vain mot, ou ce moyen
doit me la rendre (1). »
Scribe, il est ^ rai, n'eut pas, en composant l'Étoile du yord,
toute sa liberté d'invention. Meyerbeer, qui ne voulait pas que dans
ses œuvres rien se perdît, avait gardé comme noyau de sa parti-
tion le Camp de Silêsie, cantate patriotique et militaire composée
par lui en l'honneur du roi de Prusse Frédéric II. La transforma-
tion de la cantate prussienne en opéra russe exigea des rajuste-
mens. Rien néanmoins, fût-ce un ravaudage forcé, ne saurait justi-
fier pareil livret et pareil style.
La musique même a souffert de ces remaniemens. La partition
de Meyerbeer est inégale ; elle trahit tour à tour une aisance gé-
niale et l'effort d'un grand esprit à l'étroit. Quoi de plus libre, de
plus dégagé que certaines pages du premier acte : le début des
couplets de « la diplomatie, » l'exorde coquet du duo de Catherine
avec Peters? Meyerbeer n'a rien écrit de plus puissant que le chœur
des buveurs, avec le nthme inflexible des gobelets entrechoqués,
et la foudroyante rentrée des instrumens à vent. Quelle carrure et
quel aplomb ! Style d'opéra, je l'accorde, mais qui ne messied pas
ici. Voici maintenant un tableau de genre : la noce de Prascovia, le
joli chœur qui l'annonce, et les couplets exquis de la petite mariée
finlandaise, \Taie figure d'opéra comique, celle-là. Le duetto des
deux femmes : Quinze grands Jours! est étincelant, et la barca-
rolle de Catherine achève l'acte avec poésie. La jeune fille a pris la
place de son frère et ses habits de soldat. Mais, avant de partir,
elle salue une dernière fois le village qu'elle abandonne, et le frère
qu'elle laisse à ses amours. Son chant s'élève, porté par les harpes,
très calme et très pur, avec des résonances de cristal. Cette mé-
lodie est tendre, mais d'une tendresse particulière. Meyerbeer a
rendu là une de ces nuances d'âme qu'il excelle à saisir : une affec-
tion de sœur aînée, un peu maternelle, dévouée et protectrice. Cette
page exprime un sentiment et une sensation. Debout sur la jetée,
Catherine regarde les flots. Les matelots chantent et se rapprochent.
Ils viennent la chercher. Toujours chantant, la jeune fille s'em-
barque avec eux, et disparaît. Dans ces vocalises à peine murmu-
rées, dans ces notes aériennes qui s'égrènent toujours plus faibles,
se retrouve la sonorité des voix lointaines sur l'eau, la mélancolie
des adieux marins, et 'la lente disparition des voiles.
Le second acte n'est pas à la hauteur du premier. Le tableau du
(Ij Lors de la dernière reprise de l'Étoile du Xord à l'Opéra-Comique (octobre 1885),
on a remplacé la prose par les récitatifs que Meyerbeer avait écrits pour les représen-
tations italiennes. Ces récitatifs sont médiocres et ne valent guère mieux que le dia-
logue auquel ils succèdent.
182 REVDE DES DEUX MONDES.
camp est empâté lourdement. Exercices, parades, sentent les scènes
militaires de l'Hippodrome. Les refrains de la cavalerie et de l'in-
fajiterie, le duel vocal des cantinières, ces pantomimes, ces ono-
matopées ronflantes, ne valent que par leur facture ingénieuse. La
scène d'ivresse est longue et triste ; le quintette n'égale pas le
quatuor de Rigolctto. L'assourdissant finale de la révolte contraint
à marcher de front quatre motifs longtemps rebelles et pénible-
ment soumis : ces fifres sont criards et ces clairons vulgaires. Où
donc est le Prophète domptant ses soldats mutinés, le Prophète in-
spiré, rayonnant sous sa robe blanche et sa cuirasse d'acier? Où
donc est le génie, sans lequel toute science est vaine ? Le musicien
s'enfle et se travaille inutilement. .Estuat infelix! Il n'épargne ni la
complication, ni le bruit, mais il n'atteint plus ni à l'ordre ni à
l'harmonie. Il assène des coups terribles sans que jaillisse la
flamme.
Sauf un ravissant duetto, le troisième acte est ennuyeux. Les
divagations de Catherine sont pires que celles de Dinorah. Meyerbeer
abuse dans cette scène du procédé fastidieux des réminiscences.
Cette revision du premier acte a quelque chose d'artificiel et de
monotone ; elle ne provoque chez Catherine que des efibrts de vir-
tuosité, sans un éclair de passion : prouesses du gosier, qui ne va-
lent pas un cri du cœur. Et puis, quel enfantillage que ce ti'io dia-
logué d'une chanteuse et de deux flûtes, renchérissant toutes trois
d'agilité et d'acuité ! Meyerbeer, qui créa pour l'Opéra de si nobles
héroïnes, n'a fait chanter à l' Opéra-Comique que des poupées à res-
sorts. A ressorts d'acier, par exemple ; car le rôle de Catherine, un
des plus ingrats du répertoire, est aussi l'un des plus difficiles.
Pour en sauver la sécheresse, pour se faire un jeu d'une telle
épreuve, il fallait cette artiste et cette virtuose qui fut Caroline Du-
prez.
Qu'on ne nous accuse pas de manquer à la mémoire de Meyer-
beer, si nous avoiLs donné dans son œuvre le dernier rang à l'Etoile
Nord et au Pardon. Dan^ ces deux partitions, les qualités du maître
sont certainement moindres et ses défauts pires. Incapable de se
plier à l'opéra comique, Meyerbeer voulut le plier à lui ; il eut
tort :
L'armuro qu'il portait n'était paa à sa tatlle,
Aussi pensa-t-il la briser.
Avec Haiévy, avec xMeyorbeer lui-môme, il semble que l'opéra
comique se complique et s'alounlisse. Nous allons le voir s'alléger,
reprendre l'aisance et le naturel, ces dons heureux qu'il avait jadis,
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 183
et qui se retrouvent dans la période contemporaine de son his-
toire.
IV.
M. Blaze de Bury écrivait naguère : « L'opéra comirjue chôme en
France quelquefois, mais n'y meurt jamais; le succès est toujours
au fond du genre ; pour l'appeler à la surface, il s'agit d'avoir de
l'esprit et du talent, et de vouloir s'en donner la peine. »
C'est vrai. Heureusement nous avons encore de l'esprit et du
talent, et l'heure n'est pas venue de crier, même à l'Opéra-Comique :
Finis musicœï Surtout à l'Opéra-Comique. Que d'oeuvres charmantes
nous y avons vues naître! Que d'œuvres charmantes aussi, nées à
côté de lui, mais pour lui, sont venues, après la ruine de scènes
éphémères, demander asile au vieux théâtre qui ne passe pas I II
les a reçues ; c'est chez lui qu'elles vivent, et les échos d'autrefois
redisent sans honte les chants d'aujourd'hui. Chaque jour, l'Opéra-
Comique rattache à des promesses glorieuses la chaîne de ses glo-
rieux souvenirs, et les Gounod, les Félicien David, les Delibes et les
Bizet n'ont point démérité des maîtres de jadis.
Que nous veulent ici, dira-t-on, ces musiciens divers? Leurs
œmTes ne rentrent pas dans le genre que vous étudiez, et qui n'est
plus. Mireille ou Carmen ne sont pas des opéras comiques. Sans
doute, au sens strict du vieux mot, ou même au goût des amans
exclusifs du passé ! Mais il faut suivre, au lieu de la lettre qui tue,
l'esprit qui vivifie, et voir, sous les dehors variables, l'essence qui
demeure. De la Dame blanche à Mireille, de l'Épreuve villageoise
au Médecin malgré lui, le fond du génie national est resté le même;
les dehors seuls ont changé. N'avaient-ils pas changé déjà, et y
a-t-il moins loin, par exemple, du Déserteur à Zumpa, que de
Zampa même à Carmen ? Notre opéra comique a suivi le temps ;
il a reçu de la science et de l'âme moderne des procédés et des
pensers nouveaux ; il a remplacé par des personnages plus vivans,
plus passionnés, les figurines d'autrefois ; il a compris le paysage
longtemps ignoré par la musique ; il a donné à l'orchestre plus d'im-
portance et d'intérêt. Mais dans son développement, dans son pro-
grès, il ne faut voir ni une déviation ni un désaveu. A travers le
siècle, la veine musicale française coule inaltérée. Le ruisseau reste
le même, entre sa source, où se mire à peine une rose, et son cou-
rant plus vaste où les grands arbres peuvent se regarder.
N'est-ce pas dans des œuvres de caractère moyen et de style tem-
péré, dans l'opéra comique, au sens large et un peu modernisé du
mot, n'est-ce pas là qu'est l'honneur de notre umsique contempo-
ISA REVUE DES DEUX MONDES.
raine ? Honneur que nos voisins, aujourd'hui comme jadis, ne peu-
vent que nous envier. Nous avons aussi notre langue musicale,
abondante et facile, pleine de tours heureux, et sachant comme
pas une se faire entendre à demi-mot. C'est à l'Opéra-Comique que
de nos jours on l'a parlée le mieux.
Dans l'œuvre de M. Gounod, le Médecin malgré lui occupe une
place à part. Il est malaisé de mettre Molière en musique, et trop
facile à qui s'y hasarde, d'esquisser, comme l'a fait M. Poise avec
son Amour médecin^ un pastiche ajîréable et rien de plus. Molière
a beau parler de cette comédie comme d'un « simple <rayon, d'un
petit in-promptu, » qui « devait aux airs et symphonies de l'incom-
parable M. LuUy des grâces dont ces sortes d'ouvrages ont toutes
les peines du monde à se passer; » n'encadre pas qui veut les
crayons d'un tel maître. N'est-ce pas dans l Amour médecin que
Sganarelle dit de sa femme défunte : « Je n'étais pas fort satisfait
de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble ;
mais enfm, la mort rajuste toutes choses. Elle est morte, je la
pleure : si elle était en ^ ie, nous nous querellerions. ■» Voilà qui mé-
rite autre chose que la petite musique rétrospective de M. Poise.
Voilà le génie qu'il faut pénétrer, et s'efforcer de traduire, voilà le
Molière auquel il faut se mesurer. M. Gounod l'a fait, et non sans
honneur.
Il a donné, lui aussi, dans son œuvre, une part suffisante au pas-
tiche ingénieux , à l'imitation de Lully, par exemple. Le premier
entr'acte,la sérénade surtout, est délicieusement vieillote. Le chœur
des médecins, sur les paroles mêmes de Molière, est un écho des
solennelles entrées de la Cérémonie. Mais , à côté de l'esprit du
temps, le compositeur a senti l'esprit de tous les temps, la puissance
comique et cet admirable bon sens auquel, avec un étrange bon-
heur, la musique a su emprunter et même ajouter. Oui, le bon sens
est dans cette musique. 11 fait utje réjouissante explosion dans ce
chœur niais des fagotiers, qui termine le premier et le dernier acte;
vraie morale de l'œuvre, protestât on joviale contre les billevesées
et le charlatanisme, refrain de bonnes gens à leur affaire, qui ra-
massent du bois en criant à tue-tète :
Nous faisons tous ce que nous savons faire;
Le bon Dieu nous a faits pour faire des fagots.
Si les vers ne sont pas de Molière, le chant est digne do lui.
Dignes de lui encore, les couplets de la bouteille, guillerets et
déliés comme la langue d'un buveur bon enfant. Le trio (jui suit
est écrit et dialogué finement, semé de ritournelles à la Mozart et
UN SIÈCLE DE MCSIQCE FRAJfÇAISE. 185
terminé surtout par la plus spirituelle coda, délicieuse page de mu-
sique bouffe. Mais le point culminant de la partition est le merveil-
leux sextuor de la consultation. Une franche ritournelle annonce
l'arrivée de Sganarelle en médecin. Il interroge la jeune fille, et
déjà ses premiers raisonnemens mettent en gaîté la famille de
l'a^grotante. L'orchestre s'anime : les notes piquées, les sonorités
nasillardes soulignent les questions du médecin. Celui-ci prépare
son diagnostic, et quand, après une attente solennelle, éclate le fa-
meux : <c Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette ! » alors
éclate aussi une strette fulgurante :
La médecine
Voit et devine
Du premier coup
Le fond de tout !
s'écrie Sganarelle en délire, et ses auditeurs émerveillés font cho-
rus. L'ivresse les gagne tous, l'ivresse de la science et de ses secrets
conquis. Plus de médecin malgré lui : entraîné par sa découverte,
par son succès, Sganarelle même finit par se croire et se vouloir
médecin tout de bon. Il l'est de toute son âme, et se proclame tel
de toute sa voLx. Le mouvement se précipite, les triolets sifflent et
le presto vertigineux achève cet ensenable dans un éclat de rire ros-
sinien.
On a dit que M. Gounod était un musicien littéraire. Le mot est
juste et n'a rien que de flatteur. Dans une page comme ce sextuor,
il y a plus que de la musique pure : il y a l'intelligence parfaite et
comme philosophique de l'idée, l'expression renforcée par la mu-
sique, non-seulement d'une situation comique, mais d'un caractère
moral, de ce que l'art purement littéraire de la comédie cache de
plus difficile à rendre.
Mireille, le tendre poème de Mistral, devait séduire le plus tendre
de nos musiciens, mais, par une singulière disgrâce, ne l'inspirer
qu'à demi. La partition de M. Gounod, qui renferme plus d'une page
excellente, n'est pas le chef-d'œuvre qu'on pouvait espérer : et qui
relit tour à tour le compositeur et le poète s'étonne de ne pas plus
trouver leurs deux âmes sœurs. Sans doute, le premier acte de Mi-
reille est fort agréable : le chœur des magnanarelles est gai; si la valse
est une concession regrettable au goût du public ou des cantatrices
pour les vocalises , le duo de Mireille et de Vincent est caressant
et s'achève poétiquement sur une reprise lointaine du chœur. Mais
nous sommes loin du second chant du poème provençal, la Cueil-
lette, que ce duo résume un peu trop brièvement. Mireille et Vincent
sont assis sur les branches d'un mûrier qu'ils dépouillent. Partout
186 REVUE DES DEUX MONDES.
chantent les magnanarelles, et les deux enfans devisent en travail-
lant : « Elle n'est pas laide non plus , ma sœur, ni endormie , dit
Vincent; mais vous, combien êtes- vous plus belle! — Là, Mireille,
à moitié cueillie, laissant aller sa branche : — Oh ! dit-elle, ce Vin-
cent !
« Chantez, chantez, magnanarelles !
« Gomme une libellule de ruisseau, ma sœur est encore grêle;
pauvrette! elle a fait dans un an toute sa croissance... Mais, de
l'épaule à la hanche, vous, ô Mireille, il ne vous manque rien! —
Laissant de nouveau échapper la branche, Mireille, toute rougissante,
dit : — Oh ! ce Vincent ! . .
« En dépouillant vos rameaux, chantez, chantez, magnanarelles... »
Le voilà, le duo, mais autrement savoureux et presque aussi har-
monieux en poésie qu'en musique. Cette musique est pourtant élé-
gante, le contour mélodique en est distingué. Ce qui lui manque
ici, c'est le caractère et comme le parfum. La poésie de Mistral, au
contraire, est si odorante, la couleur locale y rehausse si bien l'hu-
milité du sujet et donne tant de relief au récit de ces naïves amours!
Chaque épisode est comme une aquarelle éclatante et douce ; la mu-
sique est venue et tout semble pâli. Le grand air de Mireille est
un peu froid d'abord, puis un peu vulgaire. Vulgaire aussi, le duo
final et la scène des Saintes Maries. Par quoi donc vaut l'œuvre?
Par trois ou quatre pages, qui font , sur l'ensemble un peu terne,
comme des taches de lumière. Le duo de Magtili, devenu fameux,
méritait de le devenir. M. Gounod n'a rien écrit de plus achevé ni
de plus personnel ; voilà bien le sentiment et le style qu'il a créés.
Autant qu'une églogue de Virgile , les Muses auraient aimé cette
chanson dialoguée de printemps et d'amour : Aumnl alterna Ca-
rriœnœ.
Pourquoi supprimer, à la représentation de Mireille, deux scènes
qui sont belles: le Val d'enfer et le Wiône? Ce n'est pas alléger,
c'est mutiler l'œuvre, dont ces prétendues longueurs pourraient
bien être les vraies beautés. On entendrait avec plaisir le prélude
du Val d'enfer, écrit dans le style aérien et légèrement fantastique
du Songe d'une nuit d'été. Le dtio qui suit, enti*e Ourrias et son
rival, contient la plus belle phrase peut-être de la partition, un cri
de détresse jeté deux fois par Vincent à travers la nuit. Enfin, la
scène du naufrage est dramatique, surtout dans sa seconde partie.
Sons la barque qui porte le meurtrier, le Hhône grossit pou à peu :
par milliers montent à la Incnr des étoiles les morts qui peuj)lent
l'eau profonde. M. Gounod a rendu tout cela avec puissance : im
mouvement très lent, des cresccndos brusquement réprimés
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 187
<;omme de grands soupirs , des chœnrs à l'unisson , soutenus et
graves. Le fleuve s'anime tout entier : des sables de son lit aux re-
mous scintillans de sa surface, il s'emplit de rumeurs. Sous les flots
clairs passent en chantant de blanches formes de femmes : jeunes
filles délaissées, pâles fiancées du Rhône, qui garde leurs amours
trahies. Est-ce leur plainte qu'on entend ou celle du vent dans les
roseaux, du courant contre les rives? La musique ici mêle la voix
des morts à ces voix de la terre, des eaux, qui sont les voix de la
vie universelle ; elle redouble l'effroi des mystères surnaturels par
l'effroi des mystères nocturnes de la nature.
La nature ! Même à l'Opéra-Comique, les maîtres savent la rendre.
M. Gounod excelle à faire chanter les bergers. Le chevrier de Sa-
pho et celui de Mireille ont presque la même chanson aux lèvres;
mais l'enfant grec et le pâtre provençal n'ont-ils pas un peu du
même sang dans les veines et, sur leurs têtes brunes, un peu des
mêmes rayons? Voilà enfin un tableau où rien n'a pâli des couleurs
du poète ; au contraire : « Il y avait, dit Mistral, un vieux puits tout
revêtu de lierre, où les troupeaux allaient boire. Murmurant douce-
ment quelques mots de chanson, un petit garçon jouait sous l'auge,
où il cherchait le peu d'ombre qu'elle abritait; près de lui, il avait
un panier plein de blancs limaçons. » C'est un coin de paysage, un
premier plan sans lointain. Mais si vous écoutez la cantilène d*An-
dreloun et la Musette qui l'encadre, aussitôt la perspective recule
et l'horizon se découvre. Ces quatre pages, avec celles que nous
avons louées, suffiraient à l'honneur de Mireille. Ce hautbois, cette
voix d'enfant perdue dans la solitude, disent ce que dans Mireille
aucune voix n'avait dit encore : le pays provençal , sa terre pou-
dreuse et son ciel flamboyant, la langueur des journées brûlantes
et, dans l'ombre étroite des cyprès, la sieste des pâtres allongés
sur leurs vètemens roux. Ce que toute une partition n'avait pu
faire, une mélodie le fait en quelques mesures. La poésie d'une con-
trée, la beauté^'un ouvrage peut donc tenir dans une chanson, comme
une roseraie de Provence dans un flacon de parfum !
Il est deux ordres de sujets dont s'est inspiré volontiers l'opéra
comique moderne : la mythologie et l'Orient. Sous devons à la Grèce
Philéynon et Batiris de M. Gounod et Galatuée de M. Y. Massé; à
l'Orient : Lalhi-Roukh, de Félicien David, la Statue, de M. Reyer,
et le Caid, de M. Ambroise Thomas.
M. Gounod a l'intelligence et le goût de l'antiquité : certains
chœurs d'Ulysse, l'invocation à Yesta de Polyeucte, les stances
de Sapho, sont des fragmens de marbre grec. Philéinon et Baucis
est une channante pastorale, qu'on voudrait seulement plus courte.
Le premier acte suffisait à cette douce légende de vieillesse ; le se-
188 REVUE DES DEUX MONDES,
cond l'alourdit et la dénature. La dernière moitié de l'ouvrage, pour
reprendre le mot de je ne sais quel critique avisé, gagnerait beau-
coup à être supprimée. Baucis rajeunie et retrouvant des vocalises
d'écolière, Baucis faisant la gentille avec Philémon et la coquette
avec Jupiter, n'a plus rien pour nous charmer. Elle était autrement
touchante avec ses rides et ses cheveux blancs.
L'amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d'amour sut encor se produire.
Voilà la nuance que le poète indique et qu'il eût fallu garder par-
tout. Le musicien l'a délicieusement rendue dans le premier duo,
familière causerie des deux vieillards qui rentrent au crépuscule en
parlant de leur longue tendresse. Leurs deux voix sont presque tou-
jours unies ; si par hasard elles se séparent, l'une achève la phrase
par l'autre commencée. Ils devisent doucement, les bons petits
vieux, et leur double chanson se mêle comme leur double vie.
Avec la sérénité de leur entretien, le chœur des bacchantes fait
un admirable contraste. Il exprime bien la joie antique ; il évoque
l'image des vierges de Virgile foulant les sommets du Taygète.
Ce chœur mêle une note éclatante, le retentissement des cym-
bales grecques, au premier acte de Philémon, dont le ton général
est recueilli, oîi l'esprit même est discret, distingué, témoin la
phrase de Jupiter : Si Vénus à la légère. Là, comme dans la douce
romance de Baucis, dans le petit quatuor du repas, dans l'incanta-
tion tout olympienne de Jupiter faisant descendre le sommeil sur
ses hôtes pieux, partout se rencontre le contour élégant des mélo-
dies de M. Gounod , la justesse du sentiment et la pureté de la
forme.
Hélas l'on ne saurait parler de l'antiquité dans la musique sans
être contraint de rappeler la Galathéc de Victor Massé.
Les Athéniens d'aujourd'hui ne tolèrent, dit-on, sur leurs théâ-
tres, ni Orphée aux enfers, ni la Belle Hélène. C'est Galathée qu'ils
en devraient proscrire; c'est le pasticheéquivofiue, plusque la franche
parodie, qui pourrait blesser chez eux le pieux respect de leurs lé-
gendes passées et de leurs divins mensonges. P\ gmalion épris de la
vierge d'ivoire! la fable n'imagina jamais de mythe i)lus gracieux;
Vénus jamais ne consacra de j)lus idéales amours. 11 fallait ici un
autre maître que l'auteur des ÏSorcs de Jeannette et de la Nuit de
Cléopûtre. Qui nous refera Galathée? Qui donnera la véritable vie à la
statue? Je voudrais que M. Massenol re[)rlt ce délicieux sujet; qu'il
le traitât soii en opéra comique, soit en scène lyrique, comme son
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 189
esquisse antique de Narcisse. Lui du moins saurait faire courir sur
les flancs de Galathée le frisson voluptueux, mettre dans ses yeux
comme dans ceux d'Eve l'étonnement du premier regard, sur
ses lèvres le désir du premier baiser. II exprimerait la soudaine
effusion de l'âme entrant comme en un temple dans ce corps si
beau ; il traduirait les vers d'Ovide :
dataque osciila virgo
Sensit, et ernbnit: timidumque ad lumina Inmen
AttoIIens, pariter cam cœlo vidit amantem.
Massé ne connut jamais les délicatesses de la pensée, surtout de
la pensée antique : il n'était pas de ceux qui s'inquiètent de la blan-
cheur des marbres. Son œuvre est plus qu'un contresens : presque
un sacrilège ; elle offre, au lieu du t}-pe idéal de la femme, le type
grossier de la fille. Il fallait avoir bien peu l'intelligence de la fable
et- l'instinct de la beauté pour mettre sur des lèvres à peine écloses
une chanson à boire. Et quelle affreuse chanson ! Si Massé tenait à
faire boire sa Galathée, comment la laisser boire ainsi? La malheu-
reuse s'enivre, ou plutôt se grise sans que son ivresse atteigne
même à la grandeur de l'orgie antique. Si du moins elle avait du
vin l'enthousiasme et le délire sacré, si elle chantait le dieu, si elle
chantait :
Evoë, Baccbas et Tbyonée,
Et Dyonise, Evan, lacchus et Lénée,
Et tout ce que la Grèce eut pour lui de beani noms!
Mais, de ce sujet, Massé a tout dégradé, tout profané. L'air fameux
de Ganymède : Ah! qu'il est doux de ne rien faire! n'est qu'un
long bâillement. Le loisir antique ne ressemblait guère à cette
lourde paresse. Dans Galathée, le style est digne de la pensée ; la
forme est aussi ^^lgaire que le fond. Le rythme est toujours
trivial, l'harmonie indigente, le comique bas. Cependant, cette
œuvre où manquent l'esprit et la poésie, plaît à la foule. La Bruyère
aurait dit peut-être ; « Elle est le régal de la canaille! »
Le chef-d'œuvre de Félicien David, Lalla-Roukh, est, au con-
traire, le mets des plus délicats. Cet opéra comique est le premier,
le seul peut-être, où domine le sentiment de la nature. On pourrait
1 appeler un paysage musical. Son originalité et sa beauté tiennent à
Cette couleur pittoresque, à ce genre descriptif, dont le musicien
du Désert fut le précurseur, et qui, jusqu'ici, n'a pas trouvé de
messie.
Un opéra comme les Huguenots, un opéra comique comme le
100 REVDE DES DEUX MONDES.
Pré aux Clercs, expriment le caractère, donnent l'impression d'une
époque; d'autres œuvres : V Africaine ou Lalla-Roukh, nous révè-
lent non plus un siècle, mais un pays. Là, patrie de Sélika, c'est
une contrée indéterminée, presque surnaturelle : dans ce vague
Orient créé par son génie, Meyerbeer a tout agrandi. L'Orient de
Lalla-Roukh est plus familier. Ceux qui l'ont visité retrouvent à
l'audition la fidèle vision du pays. Étrange aptitude de la musique
à rendre ce qui se voit par ce qui s'entend, des spectacles par des
harmonies ! Lalla-Boukh est un exemple unique peut-être au théâtre
de ce phénomène d'impressions transposées. Ce que Félicien David
a reproduit, ce n'est pas telle ou telle mélodie locale, la notation
bizarre, ou même barbare, d'un chant de muezzin ou d'une danse
d'aimées ; ce n'est pas tel mode extraordinaire ou telle tonalité
bai'oque, c'est l'ensemble des mille sensations qui constituent l'âme
elle-même de la nature orientale.
L'honneur de Félicien David est d'avoir trouvé, pour exprimer
cette âme, une note nouvelle, d'avoir ajouté une corde à la lyre. 11
fut paysagiste à ce point, le mélodieux rêveur, que dans son 0|)éra
comique les figures n'ont pas plus d'importance que sur une toile
de Ziem, De Lalla-RoukJi toute intrigue, presque toute action, est
absente ; les seotimens n'y sont guère que des sensations, l'amour
y est moins une passion qu'une voluptueuse langueur.
De plus grands maîtres ont rendu la nature avec plus de puis-
sance. On peut appliquer à la musique ainsi qu'aux autres arts la
théorie de M. Taine , cette loi de l'échelle des valeurs, qui veut
qu'une œuvre d'art soit d'autant plus belle que le caractère repro-
duit par elle est plus général. Si, par exemple, la Symphonie pas-
torale est le plus beau paysage musical, c'est que Beethoven n'y
a pas exprimé tel ou tel aspect local, mais les manifestations uni-
verselles de la nature, et comme son essence elle-même, prise dans
toute sa simplicité, presque dans sa banalité sublime.
L'ouvrage de Félicien David n'a pas cette impersonnalité. Le
charme en est, au contraire, très particulier, spécial au maître qui
l'a écrit comme aux contrées qui l'ont inspiré. Mais, cette réserve
faite, quel chef-d'œuvre que cette exotique partition! Quelle paix et
quelle sérénité s'en dégagent ! Grâce à l'auteur du Dhcrt et de
Lalla-Roukli, l'Oiient, (jui n'était que pittoresque, est devenu mu-
sical ; le pays de la lumière est devenu le pays des sons; et, là-bas,
quand le soir teinte de rose l'ourlet de sable du désert, quand les
étoiles s'allument au ciel velouté, quand les femmes descendent
aux fontaines, les mélodies de Félicien l)a^id se lèvent en chantant
sur les pas du voyageur qui chemine sous les palmiers.
L'Orient a plus d'un caractère : avec des paysages recueillis, il
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. I9l
offre des scènes animées. Hors la ville, la chaleur endort la nature
silencieuse ; mais dans l'ombre fraîche des ruelles fourmille la \ie
populaire. Les enfans sortent en se gourmant de l'école ; les ânes
passent au trot, montés par des Turcs sérieux ; les marchands d'eau
crient et iont tinter leurs tasses de cuivre; de leurs pieds blancs et nus,
les vieux tisseurs d'or donnent le branle à la roue où tourne l'éche-
veau de soie, et, dans la poussière étincelante, le sifflement du dévi-
doir semble la vibration de l'air lumineux.
Certains chœurs de la Statue rendent très heureusement ce nou-
vel aspect de l'Orient, la gaîté des bazars et des quartiers turbu-
lens. L'opéra comique de M. Reyer est distingué, trop distingué
peut-être, en ce sens qu'il est trop fin pour le théâtre. Des recher-
ches qui nous charment au piano nous échappent à la représentation ;
la valeur scénique de l'œuvre ne répond pas à sa valeur musicale. Et
puis, un poème véritablement insipide gâte la Statue ^ on ne lit ja-
mais la partition sans plaisir, mais on ne saurait voir la pièce sans
ennui.
Piien, en revanche, n'est moins ennuyeux que le Caïd, de M. Am-
broise Thomas. Encore un opéra comique oriental ; mais de quelle
réjouissante façon l'Orient est traité dans cette bouffonnerie ! L'Algé-
rie du Caïd est un peu l'Algérie de Tarlarin. L'Algérie sans pal-
miers, sans lions; le muezzin de M. Thomas n'est ni plus sérieux,
ni moins comique que le héros de M. Daudet, invitant lui-même
les musulmans à la prière. Sévère ou plaisant, M. Thomas n'est
rien à demi ; et même du Barbier à Guillaume Tell il y a moins
loin peut-être que du Ca'id à Hamlet. L'opéra comique, trop rare-
ment comique aujourd'hui, devrait faire avec le Caïd des lende-
mains piquans à Mignon. Le maître aurait ainsi double triomphe,
et croyez bien que son visage austère ne se défendrait pas du rire
d'autrefois. Il est si franc et si français, le rire du Caid .' M. Ambroise
Thomas a finement saisi là certain côté de notre esprit national et
certain aspect de l'Algérie. Nous avons toujours le goût des soldats,
des parades, des revues et de la musique du dimanche. En Algé-
rie, cette sympathie pour l'armée est plus cordiale encore. Sur cette
terre, qui n'a vu que nos victoires, le souvenir de nos malheurs est
moins présent et laisse intact le prestige de nos troupes. L'Algérie
reste le pays de l'uniforme et du panache, où se conserve, avec le
respect de l'armée, l'amour du u militaire. » Ce chauvinisme héroï-
comique, ces figures aujourd'hui quasi -légendaires du tambour-
major amoureux et martial, de la lingère de Paris et de l'ardente
Algérienne ; cette gaîté française qui jette dans la vie arabe une
note brillante comme celle des pantalons rouges dans les paysages
d'Afrique, ce vague souvenir de Paul de Kock et de Béranger, voilà
192 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui fait du Caïd le plus spirituel de nos opéras bouffons contem-
porains.
Toutefois n'allons pas oublier pour lui le plus spirituel de nos
opéras comiques : le Roi l'a dit, de M. Léo Delibes. Nous avons
parlé naguère avec quelque détail de ce petit chef-d'œuvre (1).
Nous en avons loué les qualités toutes françaises : la verve intaris-
sable, les idées ingénieuses et la facture exquise. Avec tout le savoir
d'aujourd'hui, M. Delibes a retrouvé sans copie ni pastiche tout
l'esprit d'autrefois. Son œuvre la plus ténue sera peut-être la plus
durable : le roseau qui plie et ne rompt pas.
V.
Il nous faut analyser une dernière partition, et non l'une des
moins glorieuses : Cannen. Molière a raison : la mort rajuste bien
des choses. — Mort, le pauvre Bizet laisse au public plus de re-
grets que vivant il ne lui donnait d'espérances. Je le vois encore,
ce public des premiers soirs de Carmen : indifférent, pour ne pas
dire hostile; étonné parfois, effarouché même, et criant au scandale
quand il aurait dû crier au miracle. C'en était fait, à l'entendre,
des traditions musicales et des mœurs littéraires de l'opéra comique;
on ne verrait plus de jeunes filles dans la salle, puisque l'on met-
tait des filles sur la scène. — Mon Dieu ! que la Carmencita ne soit
pas l'idéal de la jeune fille, on le savait depuis Mérimée; mais à
tout prendre, et pour discuter ce grief d'indécence, le troisième et
le quatrième acte de Rîgolelto, l'acte du jardin de Faust, ne se-
raient pas bons non plus à montrer aux demoiselles. Aussi bien,
dans cet ordre de choses, les crudités sont peut-être moins à craindre
que certaines douceurs. Que les mères se rassurent : quand leur
fille verra Carmen grignoter des dragées, s'asseoir sur une table,
jouer des castagnettes avec une assiette en morceaux, et changer
d'amoureux deux fois en trois actes, elle n'en sera pas troublée.
Elle se demandera simplement, comme l'héroïne d'Arvers :
Quelle est donc cette femme?., et ne comprendra pas.
Cet excès de pruderie explique, sans le justifier, l'accueil plus
que réservé que reçut à l'origine l'œuvre qu'on fête aujourd'hui.
Dédaignée, presque chassée comme un enfant par une mère injuste,
elle s'est réfugiée chez nos voisins, chez nos ennemis môme. Tous
(1) Voyez la Aevue du 15 Juillet 1885.
UX SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 193
lai ont fait fèie, et quand elle nous est revenue « triomphante, ado-
rée, » notre tardif hommage ne pouvait plus ajouter à sa gloire.
De la froideur, de Tingratitude, certains musiciens savent rire,
comme Rossini ; d'autres s'en irritent, comme Berlioz ; d'autres
en meurent. Bizet pourrait bien être de ceux-là.
« Il a été parmi les siens, et les siens ne l'ont point connu. » Qu'il
était nôtre cependant, le pauvre jeune maître ! Gomme il venait à
nous avec nos dons heureux: le sentiment scénique, l'abondance,
le naturel, la clarté ! S'il n'y a pas de fumée sans feu, il y a sou-
vent en France du feu sans fumée : le génie de Bizet avait la flamme
claire. Je ne dis pas gaie, ou toujours gaie. Mais serait-ce une rai-
son pour refuser à l'auteur de Carmen l'héritage de ses ancêtres,
pour l'exclure de la glorieuse lignée des musiciens de l'opéra co-
mique? Ne les avons-nous pas toujours vus, nos vieux maîtres,
tristes aussi bien que joyeux ? Avec le don du rire n'avaient-ils
pas le don des larmes? Le mot de Rabelais n'est pas toute la vérité,
et, même à l'Opéra-Comique, pleurer est aussi le propre de l'homme.
Si Carmen est déplacée à l'Opéra-Comique, ôtez-en donc Zampa^
dont le dénoûment n'est guère moins dramatique ; ôtez-en le Pré
aux Clercs, moins violent, mais plus touchant peut-être ; ôtez-en
la Dame blanche, qui mouille bien des yeux ; ôtez-en la moitié du
Déserteur et de Bichard Cœur-de-Lion; bannissez Témotion et la
mélancolie. D'ailleurs porterez-vous Carmen à l'Opéra, sans recon-
naître que tout l'en éloigne, ses proportions et son style, même
quand il s'élève le plus ? Tous les chefs-d'œuvre ne sont pas de la
même taille, et Carmen serait trop au large dans le cadre de Guil-
lauyne Tell et des Huguenots. Voyons donc l'opéra comique de Bizei
tel qu'il est : œuvre de demi-caractère et de juste milieu, faite à
la mesure et pour la gloire du théâtre où elle est née.
Mérimée n'est décidément pas facile à mettre en scène. Les h-
brettistes du Pré aux Clercs l'avaient déjà compris ; et ceux de
Carmen, bien que plus hardis, ont cependant adouci les person-
nages, atténué certaines situations. Par respect pour les conve-
nances et pour la poétique du théâtre, ils ont créé des figures d'o-
péra comique: Micaëla, Escamillo. Ils ont supprimé le mari de
Carmen, ce hideux Garcia le Borgne, tué par José dans une lutte au
couteau plus sauvage encore que le duel de Comminge et de Mergy;
la Garmencita de l'opéra comique est demoiselle. Quant au dragon
José, MM. Meilhac et Halévy l'ont fait moins noir que celui de Mé-
rimée, mais plus niais : vrai « canari d'habit et de caractère, » qui
n'aurait eu, pour se tirer d'affaire, qu'à bien entendre, au lende-
main de sa première équipée, cette leçon de Carmen : « Écoute,
Joseito, t'ai -je pas payé? D'après notre loi, je ne te devais rien,
TOME LXXIV. — 1886. 13
19â REVDE DES DEUX MONDES.
puisque tu es un payllo (1) ; mais tu es un joli garçon et tu m'as
plu. Nous sommes quittes. Bonjour ! » Voilà la moralité ou, si l'on
veut, l'immoralité de l'histoire.
Malgré ces retouches, la pièce est bien faite : ni les situations
ai les tableaux ne lui manquent. En empruntant presque partout
le dialogue de Mérimée, les auteurs ont fait preuve de modestie et
de goût.
On a très justement comparé Bizet et Regnault. Morts tous deux
en plein talent, ils devraient dormir côte à côte, et la Jcune^^e, à
leur double tombe, attacherait une seule branche de laurier. Tous
deux avaient même fougue, môme éclat juvénile, et si la musique
de l'un est colorée, la peinture de l'autre est presque sonore. Gomme
Regnault, Bizet aimait l'Espagne. Il la comprit comme lui, comme
Gautier ou Mérimée, c'est-à-dire autrement qu'Auber ou M. Scribe.
Il la vit chaude de soleil et un peu rouge de sang. Le court pré-
lude de Carmen résume cette vision d'ensemble. On en a critiqué
la violence : musique de foire, ont dit les délicats. Non, mais mu-
sique de combat, et de combat sauvage. On n'excite pas les tau-
reaux avec des romances, et l'effet saisissant, presque tout physique
d'une corrida, est bien rendu par l'explosion de cette foudroyante
fanfare. Je ne la voudrais en vérité ni moins brutale ni moins
voyante. Gomme elle sonne ! Gomme elle est d'aplomb ! Bizet ob-
tient parfois du rythme seul des effets men^eilleux : il scande et
frappe sa période musicale comme une strophe lyrique, témoin
cette phrase serrée, que ramène un trille perçant et qui se brise
sur un accord sec.
Il y a dans Carmen, et dès l'ouverture on l'entend, une phrase-
singulière : elle reparaît sans cesse au cours de la partition, dont
elle est comme l'essence et l'âme. Tous ceux qui sont iamiliws
avec l'œuvre connaissent ces quelques notes étranges, qui toujours
annoncent Carmen ou la suivent; mélodie obstinée et fatale qui
prend tous les mouvomens et toutes les expressions, tour à tour
plaintive ou railleuse, âpre comme un sanglot, ou sifflante comme
an coup de fouet. Son effet strident est dû à la succession de deux
quartes conjointes, dont chacune a pour type la première quarte
descendante de notre gamme chromatique mineure : c'est le mode
mtbein des Arabes, ou modo du diable.
Cependant il ne s'agit ici que de la gamme à sept notes : en réa-
lité le mode asbein comporte huit notes, soit l'octave de la tonique,
et les deux quartes successives, toujours empruntées à la gamm»
descendante mineure, sont disjointes.
(f) « Lm Bobémkns désignent ainai inut bomms étranger K leur raco.» (Mériiné*.)
UN SIÈCLE DE inJSIQDE FRANÇAISE. 195
Ce mode est appelé mode du diable, et voici pourquoi : lorsque
le démon eut été précipité du ciel, son premier soin fut de tenter
l'homme. Pour y réussir, il recourut à la musique et à la révéla-
tion des chants célestes, privilège des phalanges divines. Mais Dieu
qui voulait le punir, lui retira la mémoire, et le dètnon désormais
ne sut enseigner aux hommes que ce seul mode, dont l'effet est si
extraordinaire.
Telle est la légende arabe, en faveur de laquelle on excusera,
nous l'espérons, l'aridité de ces explications techniques (1).
C'est bien un démon que la gitanella. Elle a tout du diable, même
la beauté. La voilà qui vient, avec sa jupe courte et ses bas troués,
une fleur sous son bandeau noir, une au coin de ses Iè\Tes rouges.
Elle s'avance, effrontée et coquine, « se balançant sur ses hanches
comme une pouliche du haras de Cordoue. » Dès les premières
mesures, le type musical est fixé. Comme le balancement des han-
ches est marqué par cette mesure onduîeuse, ces ports de voix,
ces dégradations chromatiques! Sauf la dernière mesure du refrain,
toute la habanera n'est qu'un frisson voluptueux, une caresse féline.
Les yeux à demi clos, tournant mollement sur sa taille flexible, la
provocante bohémienne laisse chanter ses compagnes et pose seule-
ment au-dessus du chœur des notes languissantes; mais tout à coup
elle reprend elle-même le couplet et le lance comme un coup de
griffe. Les Italiens appellent Cannen un opéra verisia, réaliste. En
vérité, je connais peu de musique aussi franchement caressante,
aussi ouvertement càHne, que cette enjôleuse chanson; tout y est
rendu : l'intention, et presque le fait. Je ne sache guère que le duo
de Faust où certain ordre de sensations soit rendu avec cette vé-
rité : « Vous y trayez être vous-même. »
Le chromatique, comme l'appelait Molière, est décidément le
mode voluptueux : le procédé et l'effet de la habanera se retrouvent
à la fin du premier acte, à la dernière reprise de la séguedille.
Une perle encore, cette chanson moqueuse, deux fois interrompue
par les récits passionnés de José, glissant à travers les modulations
serrées et s'en dégageant toujours ; tantôt ralentie, tantôt préci-
pitée, et, quand on ne l'attendait plus, reparaissant triomphant»,
pour s'achever dans im éclat de rire.
Habaneras, séguedilles, rythmes populaires et danses nationales,
c'est quelque chose sans doute ; mais ce ne serait pas assez, et Car-
men est mieux qu'un recueil de mélodies espagnoles. Bizet a fait
quelques emprunts à la musique du pays, assez pour brosser le dé-
(1) Ces détails sont traduits d'un article publié par M. Galli dans un journal ita-
lien : ti Teatro illustrato (mars 1884), et intitulé Del Melodramma attraverso la
storia, e delP opéra mrista di Bizet.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
cor de son œuvre, mais voilà tout. Derrière la couleur locale, il a
trouvé la nature humaine et ses passions : chez don José, l'amour,
la jalousie; chez Carmen, le caprice sensuel, la haine de toute con-
trainte, l'impudence et l'impudeur, et, malgré tout, devant la mort,
un mépris, une grandeur sauvage , qui justifient le dernier hémi-
stiche de l'épigraphe donnée par Mérimée à sa nouvelle :
nâua Y^vf, /ôXo; èarîv 'lyti S'àYaôà; 5uo wf.a;.
L'avant-dernier hémistiche se justifie également : nous nous en
sommes expliqué à propos de la habanera.
L'amour a toujours dans Carmen quelque chose d'un peu libre
et presque libertin. Avec le grand duo du second acte, nous voilà
loin des duos accoutumés, des chastes entretiens et des extases
psychiques ; il n'y a là qu'une donzelle dansant devant un dragon :
le tête-à-tête était scabreux. Sans rien cacher cependant, la musique
n'a rien souligné, elle s'est gardée de la pruderie et du cynisme.
Certes nous ne sommes pas à ces hauteurs de sentiment où nous
portent seulement les génies sublimes. Bizet n'y atteint pas ici, et
n'y aspirait point. Mais nous ne descendons pas non plus à la vulga-
rité des amours grossières. Carmen commence à peine sa danse,
que les clairons sonnent au loin. Si l'on craignait une scène équi-
voque, qu'on se rassure : l'intérêt se relève et s'ennoblit. Le chant
de Carmen et l'appel des clairons se combinent avec aisance. Mar-
quant le pas du talon et des castagnettes, la bohémienne veut sou-
mettre au rythme de sa danse cet orchestre inespéré ; mais la re-
traite sonne plus haut, et José, qui l'entend, parle de partir. Alors
Carmen s'emporte ; elle étouffe de ses insultes une plainte éloquente
du jeune homme, un cri de douleur et d'amour outragé ; puis ha-
letante elle s'arrête. Alors un admirable rnutabile se dessine : très
humble au début, soutenu par une basse veloutée qui chante aussi.
José n'a encore rien obtenu de Carmen; pour ime fleur qu'elle lui
avait jetée, il l'a laissée fuir, il s'est laissé lui-même emprisonner.
Mais sous sa veste d'uniforme, la petite fleur sent toujours bon. Elle
l'a pénétré tout entier de ses eflluves maudits, et quand il la retire
de sa poitrine, on dirait que l'air s'emplit de j)ail'ums. Les yeux de
Jpsé se troublent et son sang s'allume. L'orchestre frémit et bouil-
lonne, le chant éperdu se poursuit avec des sursauts, des secousses
de passion. On le croit achevé, et voilà qu'il se relève pour s'épa-
nouir encore plus large. Les violoncelles gémissent à se briser ; ils
soulèvent avec angoisse l'harmonie serrée qui les oppresse, et
lorsque José tombe à genoux, quelques notes moelleuses de cor
anglais achèvent dans un soupir cette ardente supplication d'amour.
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 197
Carmen l'écoute à peine. Dans le malheureux qu'elle affole, elle
ne voit qu'une recrue pour ses compagnons de bohème. Soudain
son œil s'éclaire et sa voix s'adoucit. 11 faut que José la suive là-
bas, là-has, sur la montagne, et, d'un nouvel essor, le merveilleux
duo reprend son vol. On ferait des opéras entiers avec cette parti-
tion de Carmen. Les idées y éclosent comme les fleurs dans un ga-
zon d'avril. Quelle abondance et quelle variété! Quelle docilité de
l'inspiration aux situations changeantes! Mul ne résisterait à cette
phrase insidieuse, tour à tour alanguie par les voluptés enfin pro-
mises, et frémissante d'un souffle de liberté sur la montagne. INulle
exagération, nul tapage : sauf un élan de bohémienne vers la \ie
aventureuse et vagabonde, tout cela se murmure à voLx basse. La
sollicitation obstinée de Carmen monte, monte toujours. Les refus
de José, qui coupent si heureusement la phrase mélodique, ne la
retiennent bientôt plus. Vainement les violons se débattent sous la
sourdine. L'œuvre de séduction est consommée, et toutes les voix
qui parlent aux heures d'épreuve et de combat se sont tues, comme
à l'ordinaire, devant une petite voix de femme.
T/,v {xixv iv Ôa'Xaato... — Deux actes d'amour, deux actes de
mort, voilà presque toute la partition. La mort! Carmen la lit dans
les cartes. Dhux bohémiennes jouent auprès d'elle, et s'enchantent
des promesses du hasard. Leur refrain s'enlève avec désinvolture,
avec cette grâce de Bizet, toujours facile et jamais négligée, avec
cette perfection de style qui, même en musique, fait les écrivains
sans reproche. Carmen, à son tour, prend les cartes : toutes la me-
nacent. Cette page est chargée de tristesse et de colère. Malgré son
audace, la gitana se trouble : une vague terreur passe sur sa rê-
verie. Va-t-elle enfin s'amollir une fois, et pleurer au moins sur
elle-même? Non : une larme brille dans ses yeux, mais n'en tombe
pas. Elle reste sans remords, presque sans regrets. Plus sa main
nerveuse amène des présages de mort et de sang, plus elle s'irrite
et se révolte. Sa plainte devient rauque et sifflante ; elle insiste avec
violence ; elle appuie sur les sons, comme pour les écraser, et de
note en note sa voix descend à des profondeurs funèbres.
Sainte-Beuve appelait Alfred de Musset un poète des choses du
sang et de la \ie. Bizet était un musicien de même race, et le qua-
trième acte de Carmen promettait à la musique de théâtre un maître
de génie. J'aime les œuvres dont la dernière impression reste la
plus puissante, les œuvres à fin glorieuse comme une apothéose :
Robert, V Africaine, Sapho, Carmen.
Mérimée a traité le dénoûment avec plus de sobriété que Bizet,
mais avec plus d'horreur et de dureté. Le José de la nouvelle em-
porte sa maîtresse en croupe dans un ravin perdu. Tous deux met-
198 REVDE DES DEUX MONDES.
tent pied à terre, résolus tous deux, l'un à tuer, l'autre à mourir.
Une dernière fois, José adjure Carmen de revenir à lui; elle refuse.
Alors, lui laissant quelques minutes de réflexion, il va prier un
ermite voisin de dire la messe pour une âme qui va paraître de-
vant Dieu. Lui-même s'agenouille en dehors de la chapelle. Puis il
revient auprès de Carmen et la poignarde. Tout s'est fait sans té-
moins, presque sans bruit, et Carmen en tombant n'a pas même
crié.
L'effet est tout différent au théâtre. Bizet a voulu pour sa Carmen
la mort au grand soleil, en pleine fête, presque en plein triomphe.
C'est une radieuse apparition que celle de l'insolente créature au
bras de son torero. Elle est saluée par les cris de la foule, par un
chœur général qui redouble encore la crudité de la fameuse fanfare.
Que voulez-vous? Il fallait bien ici peindre à grands coups de brosse,
obtenir une intensité, et comme une outrance de sonorité égale à
l'outrance lumineuse de pareilles journées. Chaque reprise du chœur
tombe d'aplomb comme le soleil de midi ; des traits suraigus de
violons pétillent comme des flammes, et l'unisson final ébranlerait
les murs d'un amphithéâtre.
Toute la ville entre dans le cirque : en quelques mesures singu-
lièrement expressives et tremblantes d'inquiétude, les compagnes
de Carmen l'avertissent que José n'est pas loin. Elle-même, à tra-
vers la dentelle de son éventail, l'aperçoit et reste pour l'attendre.
Ce dernier duo, ce duel, est une des plus belles pages du théâtre
lyrique contemporain. Dès les premiers récits, on sent la douleur
chez José, chez Carmen l'impatience. Ce n'est d'abord qu'un dia-
logue rapide, sec comme un premier frôlement d'épées. Mais voici
que la lutte s'engage. iSotons chez Bizet, dans ce début, une ten-
dresse, une pitié que ne connaît pas Mérimée. Le premier chant de
José est moins une menace qu'une suprême prière; \^r deux fois,
l'infortuné adjure Carmen de l'aimer encore. Sa voix finit par se
traîner sur des notes déchirantes, sur une phrase haletante, éperdue.
Le voilà, le musicien des choses du sang et de la vie! Les maîtres
sont rares aujourd'hui, à qui se sont révélées ainsi les douloureuses
harmonies de la souffrance. Merveilleuse puissance du génie! Il
n'y a là qu'un homme qui pleure, et, de la j)oitrine de ce misé-
rable, à genoux devant cette fille pour la prier d'amour, une plainte
monte si poignante, qu'elle semble le cri de toute une humanité.
Carmen reste inflexible, et, pour la fléchir, la musique trouve
toujours de nouveaux sanglots. Des triolets hachés précipitant le
mouvement, le sang bat pins vite aux tempos de José. Maintenant
sa voix tonno au-dessus de l'orcheslre. Brusquement, la f.uifkre
éclate dans l'arène : Carmen s'élance. Mais José, hors de lui, bondit
' UN SIÈCLE DE MISIQCE FRANÇAISE. 199
avant elle sur les degrés du cirque. Exaspéré par ces cris de triomphe,
par cette odeur de sang et cette musique de mort, il lève le cou-
teau. Vous vous rappelez la phrase qui naguère, sur la petite place,
un jour d'été, annonçait l'entrée de la joyeuse fille. Elle re\ient
encore, mais sinistre, mais vengeresse, hachant trois fois la furieuse
imprécation de José. Trois fois elle s'abat sur Carmen, impitoyable
comme les rapides et claires visions des minutes suprêmes; et
quand tout est fini, quand le meurtrier s'est agenouillé près de la
morte, c'est par la phrase implacable que semble s'exhaler cette
âme indomptée.
Voilà l'œuvre dans sa force ; s'il fallait la regarder dans sa grâce,
nous ne finirions pas. Nous trouverions dans Carmen de petits ta-
bleaux de genre, lumineux comme des aquarelles, précis comme
des gravures : le chœur des gamins et la querelle des cigarières au
premier acte ; au second, la vertigineuse chanson dansée des bohé-
miennes. Les entr' actes, surtout le premier, l'étincelant quintette
du second acte, tous les chœurs du troisième, sont des accessoires
délicieux, des pages pleines de nouveautés heureuses, de trou-
vailles harmoniques et instrumentales. Une orchestration pitto-
resque, originale sans bizarrerie et simple sans indigence, mille
détails de facture musicale ou de sentiment scénique trahissent une
science consommée, mais toujours modeste, sans ostentation ni
pédanterie.
Maigre son dénoùment tragique, l'œuvre dans son ensemble
garde bien le ton et le style de l'opéra comique ; de l'opéra comique
moderne, docile à l'esprit, aux procédés de la musique contempo-
raine, mais différant néanmoins du grand drame lyrique, comme
la Micaëla de Carmen diffère, tout en lui ressemblant, de l'héroïne
de Robert le Diable. Étudiez l'une et l'autre figure, écoutez Micaëla,
puis Alice, le charmant duo du premier acte de Carmen, puis l'au-
guste récit du premier acte de Bobert : O 7non prince! ô mon
maître! L'une des deux messagères vous apparaîtra comme une
fille gracieuse ei douce; l'autre, comme une vierge inspirée et
libératrice.
Voilà comment Carmen demeure pour nous un opéra comique.
C'est, depuis le Faust et le Roméo de M. Gounod, le dernier chef-
d'œuvre de notre école française, et d'un genre qui, nous l'espé-
rons, ne périra pas. Les faveurs de la Providence sont, comme ses
rigueurs, soudaines. Puisse-i-elle nous rendre bientôt un maître à
la place de celui qu'elle nous a enlevé !
Camille Bellaigl'e.
M. DE BISMARCK
E T
LES POLONAIS
Si on écrivait l'histoire de M. de Bismarck saus consulter d'autres
documens que ses dépêclies et ses discours, on n'aurait pas de peine
à établir que ce grand politique est un juste persécuté, un homme
d'humeur douce et conciliante, qui, par un arrêt cruel de la destinée,
s'est vu condamné à violenter ses inclinations et à guerroyer sans cesse.
Après avoir défendu victorieusement son pays contre les entreprises
des Danois, des Autrichiens et des Français, il a dû combattre les ca-
bales de partis factieux, acharnés à sa perte, et il a eu besoin de tout
son génie pour résister à leurs attaques ouvertes ou à leurs sourdes
machinations. Combien de fois ne s'est-il pas plaint de celte grande
conspiration ourdie contre son repos, de la malice de ses ennemis qui
l'obligent à faire de sa vie une perpétuelle bataille 1 Mais ils ont trouvé
à qui parler. 11 a déjoué leurs desseins pervers; tout ce qu'ils ont en-
trepris contre lui a tourné à leur confusion et à sa gloire, il a confirmé
par son exemple la vérité cachée dans celte parole de l'évangile : « Heu-
reux les doux et les pacifiques! car ils hériteront de la terre. »
11 y a toujours en Prusse ou en Allemagne quelque parti que M. de
Bismarck dénonce comme un perturbateur de la paix publique et qu'il ac-
cuse de comploter la ruine de l'état. Que u'a-i-il pas dit des catholiques
et du parii du centre, qui se déclaraient lésés dans leur conscience
par les lois de mai et s'obstinaient à ne pas reconnaître l'autorité dis-
ciplinaire de César ? Que n'a-t-il pas dit des économistes qui critiquaient
sa réforme douanière et plaidaient contre lui la cause du libre échange
M. DE BISMARCK ET LES POLONAIS. 201
et de la vie à bon marché? Aujourd'hui ce n'est plus aux économistes
ni aux catholiques qu'il eu a ; c'est le Polonais qui est l'éternel brouillon,
le danger public, l'inconvertible pécheur, le bouc d'abomination.
M. de Bismarck a découvert que le grand-duché de Posen est un
foyer de conspiration permanente contre la monarchie prussienne et
contre l'intégrité de l'empire germanique, que le ciel et la terre s'uni-
ront plutôt que les Allemands et les Polonais, qu'il y va du salut de
l'état de briser la puissance de la noblesse polonaise. A vrai dire, cette
noblesse ne s'est rendue coupable d'aucun fait d'insoumission ou de
provocation ; on ne peut alléguer à sa charge que des péchés ou des
délits de pensée. Mais M. de Bismarck est l'homme des inquiétudes à
longue échéance. Ha prévu le cas où l'Allemagne aurait à en découdre
avec son grand voisin de l'est, et il entend mettre hors d'insulte dès
aujourd'hui la frontière orientale de l'empire. « La Prusse, disait-il en
substance dans l'un de ses derniers discours, a obtenu par le congrès
de 1815 un héritage de deux millions de sujets polonais, récoltant ainsi
ce qu'elle n'avait pas semé. Je ne crois pas que la paix soit en danger
d'être troublée; mais il est possible que la Providence, mécontente de
la façon dont nous avons accepté ses faveurs pendant les vingt der-
nières années, — c'est-à-dire mécontente de tous les ennuis que vous
me donnez, de tous les dégoûts que me causent votre ingratitude, vos
infldélitéset les incartades de votre esprit rebelle, — veuille soumettre
le patriotisme allemand à une nouvelle et fortifianie épreuve. Com-
ment pourrions-nous combattre de fortes coalitions, qu'encourageraient
nos dissentimens intérieurs et Talliauce secrète du Polonais avec nos
ennemis? »
11 faut rendre à M. de Bismarck cette justice que, s'il a souvent
varié dans ses opinions touchant l'économie politique et le catholi-
cisme, il n'a jamais varié dans ses sentimens à l'égard des Polonais.
On pourrait relire d'un bout à l'autre la longue suite des discours qu'il
a prononcés depuis le jour où il est devenu ministre, sans y trouver
un mot aimable pour la noblesse du grand-duché de Posen. Les Polo-
nais lui sont antipathiques par leurs qualités comme par leurs dé-
fauts, par leur générosité imprévoyante, par leur bravoure chevale-
resque, par leur humeur aventureuse, par leur indiscipline naturelle,
par leur disposition à protéger leurs droits contre toutes les entre-
prises de l'état, par leur aversion profonde pour le césarisme. Mais ce
que M. de Bismarck a le plus de peine à leur pardonner, c'est l'obsti-
nation de leurs souvenirs et de leurs espérances; ils ne peuvent ou-
blier la grande iniquité dont ils ont été les victimes, et ils persistent à
en appeler. Rien n'irrite plus César que de rencontrer sur son chemin
des forces qui résistent à l'épée, des âmes qui ne se rendent pas, des
vaincus qui subissent leur défaite et ne respectent point leur vain-
queur.
202 RKVUE DES DEOX MONDES.
Un spirituel académicien racontait dernièrement, dans un livre
plein d'anecdotes piquantes, que Népomucène Lemercier, l'auteur
d'Agamemnon et de la Panhypocrisiade, répondait à quelqu'un qui lui
parlait de l'àme : « Oh ! oui, l'âme! l'âme qui s'envole du corps quand
nous mourons! Vous me faites l'effet des enfans qui, voyant tomber
une montre par terre et remarquant qu'elle ne marche plus, disent,
tout contrits : Oh ! la petite bête est morte! » Il y a des montres mys-
térieuses qui, en dépit de tous les accidens, s'obstinent à marcher;
vous pouvez les broyer sous votre talon, vous ne ferez pas laire leur
insolent tic-tac. Réduisez en poudre un cœur polonais, vous entendrez
encore dans cette poussière comme le vague bourdonnement d'un sou-
venir, d'un regret et d'une espérance. La petite bête n'est pas morte,
la petite bête ne peut pas mourir, et le chancelier de l'empire alle-
mand s'en indigne, car la soumission ne lui suffit pas, il ne s'accom-
mode point d'une obéissance sans goût et sans respect, il exige qu'on
se livre et qu'on se donne. Il reproche à ses ennemis non-seulement
ce qu'ils font, mais l'air dont ils le font; il leur impute à péché non-
seulement les pensées qu'ils expriment, mais celles qu'ils n'expri-
ment pas et le mystère de leur silence. 11 leur dit : « Je lis dans vos
yeux, je lis dans les derniers replis de vos cœurs. Mes joies vous
affligent, mes dt"' plaisirs et mes chagrins vous réjouissent, et qui-
conque ne se réjouit pas de mes joies et ne s'afflige pas de mes cha-
grins est un ennemi de l'état, qui est moi. »
Les vengeances de M. de Bismarck sont presque toujours précédées
par quelque incident imprévu, qui éclate comme un coup de tonnerr*
dans un ciel serein, annonçant de loin la tempête qui s'amasse len-
tement derrière les montagnes. On put pressentir que des mesures
allaient être prises contre les Polonais du grand-duché quand on ap-
prit qu'un romancier dont le talent fécond est cher à toute la Pologne,
M. Kraszewski, était poursuivi par ordre supérieur et que, sur la foi de
notes de police communiquées au tribunal par le chancelier, il allait
être enfermé dans la forteresse de Magdebourg. On sait que, sur les
instances du prince Radzivill, l'empereur, averti que la santé délicate
de ce vieillard ne résisterait pas aux rigueurs d'une longue captivité,
l'a autorisé, moyennant une caution de 20,000 marks, à passer l'hiver
en Italie, quitte à réintégrer sa prison au mois de mai. A l'appui des
accusations portées contre ce dangereux septuagénaire, le ministère
public avait, au cours du j)rocôs, cité quelques passages d'un de ses
romans, intituli : Sans cœur, lequel vient d'être traduit en français et
trouvera sans doute beaucoup de lecteurs (1). En frappant les écri-
vains, ou fait vendre les ouvrages, et, comme le disait Tacite, qui ne
(1) Sans cœur, romao trmduil du puloniU par LadialM Mickiewia; LouU \TMt>
ktaaMr. Paris, 1886.
M. DE BISMARCK ET LES POLONAIS. 203
comprenait pas qu'un prince eût peur d'un livre : panitis ingeniis, glis-
cii autorilas.
Nous avons lu ce livre avec un vif intérêt sans y trouver une seule
phrase qui pût justifier une accusation de lèse-majesté ou de haute
trahison. Le prince Gortchakof, que M. de Bismarck n'aimait guère, y
est fort maltraité ; M. de Bismarck n'y est touché qu'en passant ; l'au-
teur lui reproche « de recevoir les diplomates étrangers avec beau-
coup d'économie et un peu de laisser-aller et d'y mettre quelque
ostentation. » Effleurer la peau n'est pas égratigner, et M. Eugène
Richter a de bien autres griffes. A la vérité, M. Kraszewski a fait
une peinture peu attrayante de Berlin, qu'il représente comme une
ville revêche, où la vie n'est ni douce, ni facile, où les étrangers sont
traités en suspects, où tout est sévèrement calculé et mesuré, la pitié,
la bienfaisance comme les diveriissemens, où la galté elle-même doit
marcher en ordre de bataille et ôter sa casquette devant le premier
lieutenant venu, où des conquérans de fraîche date n'ont pas d'autre
préoccupation que d'acquérir et de garder ce qu'ils ont acquis : « Le
mot d'ordre est donné, les sentinelles sont placées, chacun veille;
malheur à l'agresseur! A mi-chemin du but, la vie ne saurait être
qu'un campement. » — « Cette ville, dit un personnage du roman, me
produit une impression de froid. — Oh! lui répond un Prussien, nous
savons nous-mêmes que Berlin n'a rien de séduisant. C'est une ville
de labeur, de discipline et d'avenir ; nous manquons de charme, mais
nous n'en avons cure, nous possédons la force. »
Tout cela n'est pas bien méchant, et les Berlinois sont les premiers
à convenir que leur capitale n'est pas le séjour le plus enchanteur de
la terre et que l'oranger n'y fleurit point. L'un d'eux nous racontait jadis
que, dans le ïemps où l'Italie cherchait pour la première fois à se
concilier les bonnes grâces de la Prusse, à lier partie avec elle, on vil
débarquer un jour à Berlin un jeune Italien de bonne famille, qui pro-
menait dans les rues et dans les salons un visage ouvert, épanoui.
S'avisait-on de lui demander ce qu'il était venu faire à Berlin, il ré-
pondait avec un gracieux sourire : « Vous le voyez, je m'y amuse. »
Les Berlinois, fort intrigués, fort étonnés de cette réponse et de cet
homme rare qui s'amusait, ne manquaient pas de se dire : « Sans
doute, cet Italien a reçu de son gouvernement, qui espère nous séduire
par de grosses flatteries, l'ordre exprès de s'amuser chez nous. Tant
qu'il s'amusera, nous pourrons en conclure que les négociations mar-
chent bien -, dès qu'il aura l'air de s'ennuyer, il faudra croire qu'il est
survenu quelque anicroche et qu'on ne se soucie plus de nous être
agréable, m Mais les négociations marchaient bien, l'Italien persistait
à s'amuser. C'est ainsi que les Berlinois, qui aiment l'ironie et la bière
blanche, se gaussent volontiers, même à leurs dépens, et, s'ils ont lu
Sans cœur, ils ont pardonné sans peine au romancier polonais des exa-
204 REVUE DES DEUX MO.NDES.
gérations qui ne tirent pas à conséquence. Berlin vaut ce qu'il vaut, et
noué sommes prêt à déclarer qu'on y trouve des gens fort aimables,
que nous y avons fait des séjours assez prolongés sans y avoir un in-
stant d'ennui.
Croirons-nous que les juges qui ont condamné M.Kraszewski avaient
découvert dans son livre quelque sens allégorique qui nous échappe, que
son héroïne, cette femme sans cœur, dont les lèvres crispées et serrées
annoncent une implacable ambition, dont le regard exprime l'orgueil
d'une intelligence lucide et froide, et la résolution de gagner coûte
que coûte le gros lot à la loterie de la vie, d'épouser un grand nom et
des millions, est dans la pensée du romancier le symbole d'une poli-
tique sans entrailles, incapable de faire une part au sentiment et à la
générosité dans les affaires de ce monde? Admettons contre toute vrai-
semblance que M. Kraszewski ait eu cette coupable intention ; M. de
Bismarck pourrait-il s'en offenser? N'a-t-il pas déclaré plus d'une fois
que le sentiment est un vocable indigne de figurer dans le glossaire
de la politique? Non vraiment, ce n'est pas là le grief; le vrai tort de
M. Kraszewski est d'être un Polonais, dont toute la Pologne fêtait ré-
cemment le jubilé, et un patriote qui n'oublie pas le passé, qui se
souvient, qui regrette. Mêle-t-il à ses regrets de secrètes espérances ?
Nous en doutons, car nous lisons dans son hvre a que tout s'accomplit
en ce monde par une loi de fer, une loi inexorable, que c'est là le
grand principe et la profonde pensée de la législation de Moïse, que
la destinée ne se laisse point fléchir ni détourner de ses fins, que la
rémission n'existe pas, que ce qui est fait est bien fait et devait arri-
ver, que Hegel est venu confirmer le prophète juif. » Mais n'eût-il
commis qu'un péché de regret, sans y ajouter aucun délit d'espérance,
il aurait mérité sa disgrâce. Comme on n'a pas encore inventé d'instru-
ment pour fouiller au fond des âmes et pour en arracher les souvenirs
criminel-^, faute de mieux, on condamne les gens à passer quelques
années dans la forteresse de Magdebourg, ce qui est assurément le
meilleur moyen de leur faire prendre leur maître en goût, de les ré-
concilier avec leur sort et de leur en faire savourer les douceurs.
Les Polonais étrangers qu'on a expulsés des provinces orientales de
la monarchie prussienne n'écrivaient point de romans et n'étaient pas
notés dans les registres de la police comme des têtes chaudes et des
fauteurs de troubles. Commerçans, courtiers, agriculteurs, ouvriers,
manœuvres, ils étaient fort inoffensifs, on n'avait rien à leur reprocher,
et assurément la pauvre vieille servante à qui on a donné quelques
jours à peine pour empaqueter ses nippes et passer la frontière n'é-
tait point un danger public. Mais Hérode, mécontent de ses mages,
avait décrété ce massacre des innoccos. il avait été stipulé dans un
article de la convention de commerce conclue en 1818 entre la Russie
et la Prusse que tout sujet du royaume de Pologne pourrait s'établir
M. DE BISMARCK ET LES POLONAIS. 205
dans les villes prussiennes de Dantzig, d'Elbin? et de Kœnigsberg
comme sujet temporaire de sa majesté le roi de Prusse et comme
bourgeois temporaire des dites villes, à la condition qu'il professât la
religion chrétienne, qu'il eût atteint l'âge de majorité, que sa réputa-
tion fût intacte et qu'il n'eût jamais encouru de peine criminelle. I)
semble que, dans ce temps-là, on eût quelques égards pour les Polo-
nais, qu'on se préoccupât d'atténuer, d'adoucir les douleurs du par-
tage. Mais qu'est-il advenu de la convention de 1818? Où sont les
neiges d'antan ?
A l'époque où cette convention fut signée, peu après le congrès d'Aù-
la-Chapelle, Pozzo di Borgo adressait à son souverain l'empereui
Alexandre un mémoire secret dans lequel il est dit o qu'en aspirant à
la dignité d'un empire, la Prusse n'est qu'une réunion de plusieurs
petits états, qui ne peuvent guère donner d'ensemble à leurs relatiottg
mutuelles, que sa conformation territoriale complique et compliquera
éternellement sa politique, qu'elle sera inquiète, qu'elle ne pourra in-
spirer aucune confiance (1). » On pourrait croire que depuis que la
Prusse est devenue un puissant royaume et la suzeraine d'un grand
empire, elle n'a plus lieu d'être inquiète. Mais l'inquiétude est dans
certains cas un moyen de gouvernement, une méthode que M. de Bis-
marck pratique comme à plaisir, et il a des façons de se rassurer fort
inquiétantes pour ses voisins.
Une partie de la presse allemande avait protesté contre les brutales
expulsions décrétées par le grand homme d'état qu'un publiciste ita-
lien, au propos léger, n'a pas craint d'appeler « un barbare de génie. »
Nous lisons dans une feuille hebdomadaire de Berlin « que les quel-
ques centaines de ressortissans étrangers, qui gagnaient honnêtemeit
leur vie à Breslau, à Dantzig, à Kœnigsberg, auraient pu y rester sans
compromettre le sort de la monarchie prussienne, qu'ils n'étaient pas
plus dangereux pour la nationalité allemande que les Français établis
àCologne.que les Anglais de Hambourg, lesSuédoisde Lubeck, les Hol-
landais de Crefeld. » Le parlement impérial, malgré les vives protes-
tations du chancelier, s'est saisi à son tour de cette affaire et il a rendu
son verdict. Il a jugé que la raison d'état n'autorisait pas de
telles rigueurs contraires à l'humanité, et que la politique .de l'in-
quiétude ressemble souvent à celle du bon plaisir. Il a songé aussj
aux représailles que pourraient exercer les états voisins, au sort et à
la sûreté de tant d'Allemands qui vivent hors d'Allemagne. Mais M. de
Bismarck ne se soucie guère des Allemands établis en pays étranger
(1) Recueil des Traités et Conventions conclus par la Bustie avec Its puissances
étrangères, publié d'ordre du ministère des affaires étraogire» par F. de MarteDh,
professeur à l'université impériale de Saint-Pétersbourg, tome ni : Traités avec l'Alle-
magne, 1811-182i. Sai«t-Pétersbourg, 1885.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
et, eu général, il se soucie très peu du bonheur des individus; il ne
consulte que les intérêts de cette glorieuse abstraction qu'on appelle
l'empire germanique et qui s'incarne en sa personne.
11 avait dénié au parlement impérial le droit de s'occuper d'une
question qui, selon lui, ne concernait que le royaume de Prusse; il
a'avait point comparu et ne s'était point expliqué. A quelques jours
de là, il s'est pourvu en appel devant le parlement prussien, où il dis-
posait d'une majoriié à sa discrétion. Il avait fait préparer le terrain
par ses complaisans, par quelques personnages marquans du parti
national-libéral, dont le zèle n'est jamais en défaut et dont le libéra-
lisme consiste à goûter jusqu'à l'excès toutes les lois de combat et
d'exception. La chambre prussienne, habilement travaillée, prit les
devans, prévint les désirs du chancelier. 11 se trouva 2/|6 députés pour
le supplier de combattre le polonisme en décrétant l'enseignement
exclusif de la langue allemande dans les écoles populaires et en avi-
sant aux moyens de faire passer la terre dans les mains des paysans
allemands. M. de Bismarck les remercia de leur bon vouloir; il dé-
clara que les mesures prises contre les Polonais étrangers seraient éner-
giquement maintenues, que vingt votes du Reichstag n'y cha^ngeraieni
rien et qu'il allait s'occuper, toute affaire cessante, de réduire le nombjce
des Polonais indigènes, que la noblesse polonaise possédait encore dans
ta province de Posen 650,000 hectares, représentant un capital de cent
BttiUioDs de thalers, qu'il ne serait pas mal de sacrifier une somme équi-
ralentepour exproprier ces hobereaux mal pensans. 11 ajouta sur un ton
goguenard « qu'une partie de ces messieurs seraient sans doute ravis
d'acheter des domaines en Galicie, en Hussi« ou de placer leurs capi-
taux à Monaco. » Cette plaisanterie provoqua de grands éclats de rire,
a Ils l'appelaient tous monseigneur, est-il écrit dans Candide, et ils
riaient quand il faisait des contes. »
M. de liisraarck ne demande pas dès aujourd'hui cent millions de
ihalers pour mener à bonne fin sa grande entreprise d'expropriation
aationale. Aux termes du projet de loi que discute la chambre des dé-
putés de Prusse, on se contentera de mettre à la disposition du mi-
Qistre de l'intérieur 125 millions de francs. Cet argent doit servir u
acheter des immeuble8,.à installer des villages dans les provinces polo-
naises. Les terres acquises seront vendues ou louées à des Alleuiauds,
et \q produit des ventes viendra s'ajouter au fonds. Jusque-là les im-
meubles seront administrés par les agcns de l'état et feront partie
de ses domaines. 11 fera ses aa^uisiiidus soit à l'amiable, soit eu sâ
^rtant adjudicataire dans les ventes aux enchères. A cet effet, on
•xploiiera les nécessités pressantes, les embarras do certains no-
bles polonais, qui, sacrifiant trop à leurs fantaisies, à la fureur de la
rtprèsentation, no savent pas proportionner leurs dépenses à leurs
rttettes, diminuer leur trniii de maison dans les années maigres.
M. DE BISMARCK ET LES POLONAIS. 207
Les récalcitrans, les gens de difficultés, sans qu'il soit besoin de let
■contraindre, ou viendra bientôt à bout de leurs résistances par des
moyens doux, par d'aimables vexations. On leur suscitera des tracas-
series, on leur donnera mille ennuis, on leur fera des misères, on les-
dégoûtera de leur maison et de leur jardin. Les projets de loi abon-
dent. Il en est un déjà en vertu duquel les médecins vaccinateurs, qui
étaient jusqu'ici à la nomination des assemblées de cercles, seront do-
rénavant nommés par l'état ; les cercles n'auront plus que le droit de le?
payer, et c'est encore l'état qui Oxera le chiffre des honoraires. Il pa-
raît que ces médecins vaccinateurs étaient tous des agens secrets, des
missionnaires du polonisme, et qu'avec la vaccine ils inoculaient aiij
petits enfans du grand-duché des regrets coupables et des espérances'
criminelles. Désormais ils seront tous Allemands, et on assure que
le vaccin sera pris sur des vaches allemandes; encore faudra-l-ii
qu'elles aient des papiers en règle. Après avoir réglementé la vaccine,
puis les écoles, de règlemens en règlemans, on en viendra jusqn'à
régler les conversations de famille, et la vie devenant insupportable,
tout le monde demandera à s'en aller. Un homme d'esprit se débarras-
sait des visites ennuyeuses en faisant fumer sa cheminée; lesfàcheu:^
commençaient par pleurer, finissaient par se sauver. Grâce aux soins-
attentifs d'une administration qui ne connaît que sa consigne, avaBi
peu, le vent se rabattant dans toutes les cheminées des châteaux po-
lonais, elles se mettront toutes à fumer, et, de guerre lasse, la Pologne
partira pour Monaco. La politique, a-t-on dit, est moins une scieact
qu'un art; mais de la façon dont l'entend le chancelier de l'empirt-
allemand, on ne peut la classer ni parmi les arts libéraux, ni parmi
4es arts d'agrément; ce n'est plus que l'abus de la force publique,
employée par un ministre à se défaire de tout ce qui le gêne ou hii
déplaît. Tel petit roi nègre de la côte occidentale de l'Afrique, pressé
du même désir, recourt à des procédés plus expéditifs et plus violens;
M. de Bismarck ne tue pas, il empêche de vivre.
Il en coûte toujours de faire la guerre. Pour réussir dans la cam-
pagne contre le polonisme, il fallait séparer les intérêts catholique?
des intérêts polonais, et élever au siège archiépiscopal de Posen un
prélat qui ne fût pas de la race et du parti des victimes. On a négo-
cié avec le saint-père, on a obtenu la renonciation du cardinal Ledo-
chowski ; son successeur est un Allemand, M. Dinder, chanoine à
Kœnigsberg. Mais le pape Léon XIII ne fait jamais de concessions sans
exiger du retour, et M. de Bismarck a dû se résoudre à de durs sacri-
fices. 11 renonce aux lois de mai; il se dispose à démanteler ou à dé-
molir de sa main tous les savans ouvrages de fortification qu'il avait
élevés autour de la monarchie prussienne pour la protéger contre les
empiétemens et les complots de l'église. Il supprime l'examta d'étai
^08 REVUE DES DEUX MONDES.
auquel était astreint tout aspirant aux fonctions pastorales. Il autorise
la fondation de petits séminaires et il libère les grands de l'étroite
carde où il les tenait. 11 congédie ses juges ecclésiastiques, ce haut
tribunal, cette cour royale qui recevait, avec les plaintes portées par
le président de la province, tous les appels que lui adressaient les
desservans molestés par leurs supérieurs. 11 restitue à l'église des
franchises qu'il déclarait contraires à la sûreté de l'état, il lui rend la
liberté d'élever ses prêtres comme elle l'entend et d'exercer son au-
lorité disciplinaire comme il lui plaît. Aux défiances, aux cris de guerre
ont succédé les cantiques de paix. « On n'entend plus, comme disait
le poète grec, la voix des trompettes d'airain. Dans les courroies fer-
rées des boucliers, les araignées établiront leur métier de tisserand,
et la rouille va ronger les fers de lance et les épées flamboyantes. »
Les plus altières volontés sont à la merci des circonstances. Nous ne
savons pas si la Pologne, à bout de soutïrances, partira prochainement
Dour Monaco; mais en dépit de ses hautaines déclarations, M. de Bis-
aiarck, après s'être gorgé du sang noir de l'ennemi, a pris le bourdon
du pèlerin et le voilà en route pour Canossa.
On avait répété cent fois qu'on n'attaquait pas, qu'on se mettait en
défense. Les lois qu'on avait promulguées, on les disait nécessaires; il
se trouve qu'on peut s'en passer, et on les défait aussi facilement
qu'on les avait faites. A quoi donc ont servi tant de tracasseries, tant
de mesures draconiennes, tant de paroisses privées de leurs pasteurs,
et ces résolutions dont on ne voulait rien rabattre, ces superbes dé-
fis, ces menaces, ces colères tonnantes qui remplissaient de leur bruit
la forêt de Thuringe et jusqu'aux vallées perdues des Alpes bava-
roises? M. de Bismarck aflirme que déjà, depuis deux ans, le gouver-
nement royal se proposait de faire quelque chose pour ses sujets
catholiques; mais le chancelier n'accorde jamais que ce qu'on lui de-
mande poliment, et les requérans n'étaient pas polis. Les pédagogues,
les précepteurs de peuples qui savent leur métier attachent une grande
importance aux manières. Quand l'enfant dit : Je veux ! on lui donne
le fouet et on l'envoie se coucher; quand il rentre en lui-môme et bé-
nit la verge, on lui donne des images et des confitures.
La vérité est qu'on ne peut se brouiller avec tout le monde à la fois,
et que, pour exproprier le Polonais, il faut se remettre bien avec le
pape. Au surplus, en traitant avec lui par-dessus la tôte de M. Wind-
ihorgt et de tous les chefs du centre catholique, on espère désarmer
l'opposition d'un parti très gênant dont on avait souvent à se plain-
dre. On se flatte même, dans les cercles oflicieux de Berlin, que ce
parti, composé d'élémcns hétérogènes, ne tardera pas à se désagréger,
il s'était donné pour mission de défendre contre César les droits de
l'église : du moment que l'église et César s'entendent, la coalition se
M. DE BISMARCK ET LES POLONAIS. 209
dissoudra, chacun sui\Ta le courant de ses sympathies naturelles, on
verra bientôt l'armée se débander; M. Windthorst sera un général
sans troupes, ou les instructions qu'il recevra de Rome lui enjoin-
dront de poser les armes, de sceller le traité de réconciliation par
quelque acte de déférence ou par quelque tour de souplesse. On tient
la chose pour sûre, et en sacriûant les lois de mai, on a voulu se pro-
curer le double avantage de réduire au désespoir le Polonais et de faire
voter au Reichstag le monopole de l'eau-de-vie.
Les contradictions n'embarrassent guère M. de Bismarck. Il avait dit
plus d'une fois que le plus grand ennemi de l'unité allemande était le
particularisme prussien, et tout à coup, emporté par le dépit que lui
causait l'opposition du Reichstag dans les affaires polonaises, il a fait
casser son arrêt par la chambre prussienne, où depuis plusieurs an-
nées il ne daignait plus paraître. Qui pouvait s'attendre que ce serait
le chancelier de l'empire qui, désavouant son œuvre, sa création, le
fruit de ses entrailles, infligerait au parlement impérial une cruelle
humiliation, lui reprocherait ses ingérences indiscrètes dans les
affaires particulières des états et parlerait de rendre la Prusse aux
Prussiens, la Saxe aux Saxons et la Bavière aux Bavarois? Comme le
remarquait un journaliste de Berlin, il a descendu le drapeau alle-
mand du palais oîi s'assemble le parlement allemand et il l'a hissé
sur l'édiOce du Dônhofsplatz, où siège la chambre des députés de
Prusse. 0 polonophobie ! voilà de tes coups I
K En pensant au Reichstag, a-t-il dit à ses nouveaux amis, on pour-
rait nous appliquer l'image du colosse aux pieds d'argile. On se trom-
perait : derrière ces pieds d'argile, il y a des pieds de fer. » Et il n'a
pas eu besoin d'expliquer à qui appartiennent ces pieds de fer. 11
s'est empressé d'ajouter « qu'il tiendrait pour un misérable lâche tout
ministre qui ne saurait pas risquer sa tête et son honneur pour sau-
ver son pays, même contre la volonté aveugle des majorités. » Cette
boutade, adressée à une chambre dont la majorité allait au-devant de
ses désirs et s'offrait à servir ses passions, sans espoir de salaire, a
pu sembler déplacée ; mais c'était au Reichstag qu'il en avait. M. de
Bismarck parle quelquefois à la cantonade, à ceux qui ne sont pas là,
aux absens, qui souvent l'intéressent beaucoup plus que ceux qui sont
là; car il faut lui rendre ce témoignage qu'il fait plus de cas de ses
ennemis que de ses complaisans. La haine est plus près de l'amour
que l'indifférence, et les injures dont on accable une maîtresse infi-
dèle lui font sentir tout le prix qu'on attache à ses faveurs.
Peu s'en est fallu que M. de Bismarck ne déclarât que la constitution
de l'empire, dont il est l'éditeur responsable, n'avait pas répondu à
son attente, qu'il fallait la refaire, que le Reichstag était un grand empê-
chement, un triste sabot d'enrayage. Jéhovah se repent quelquefois
TOUS LXXIT. — 1S86. 14
210 HETUE DES DEUX MONDES.
d'avoir créé; il en éprouve un grand déplaisir dans son cœur, il se re-
tient à peine d'anéantir son œuvre et les mains lui démangent. Après
tout, M, de Bismarck est bien injuste. Quel crime peut-il reprocher au
Reichstag? Cette assemblée n'a-t-elle pas accepté tour à tour ses ré-
formes économiques, son tarif douanier, son socialisme d'état? Si elle
a fait grise mine à sa politique coloniale, n'a-t-elle pas voté cependant
les fonds nécessaires à l'établissement d'une ligne de vapeurs transat-
lantiques? Elle n'a véritablement sur la conscience que d'avoir refusé
le monopole du tabac, d'avoir réduit de temps à autre les crédits qu'on
lui demandait, d'avoir ajourné certains votes, d'avoir souvent chipoté.
Elle est rétive, maussade, elle se résigne de mauvaise grâce, mais elle
finit presque toujours par s'exécuter, plus par complaisance que par
conviction et en ayant l'air de dire : « Ma foi, monsieur, je m'en lave
les mains; nous verrons dans cinq ou six ans d'ici qui de nous deux
avait raison. » Un publiciste allemand a remarqué qu'il est deux arts
où le chancelier excelle, qu'il possède au même degré le talent des
surprises et le talent de se répéter. Depuis bien des années déjà, qui-
conque se permet de contrecarrer une de ses décisions, de contrarier
une de ses idées favorites ou de proposer un amendement à l'un de
ses projets de loi est accusé par lui de manquer de patriotisme, de
faire le jeu des puissances étrangères, d'entretenir des intelligences
avec les ennemis de l'Allemagne. Ces accusations, trop souvent répé-
tées, ne produisent plus leur effet, et peu d'Allemands sont disposés à
croire sur sa parole que M. Windthorst et M. Richter sont de mauvais
patriotes, des suppôts de l'étranger.
L'apologue des pieds de fer et des pieds d'argile avait laissé une
fâcheuse impression dans certains esprits, et quand on entendit le
chancelier déclarer bien haut «( qu'il trouverait le moyen d'obvier à
l'obstruction de la majorité du Reichstag, qu'il ferait tout plutôt que de
souffrir que l'héritage d'une grande époque et d'une glorieuse armée
fût anéanti par des factions intérieures, » quelques personnes qui le
connaissent mal le soupçonnèrent de rcver un coup d'éiat. C'était lui
faire injure. Ce grand politique, qui jadis a tant fait pour son pays,
ne songe point à se passer des assemblées. Bien que sa maladie
et ses lassitudes aient diminué sa puissance de travail, son âpre
génie semble être intact, et il se défie des chimères. S'il faut croire
ce qui se raconte à Berlin, durant ses longs séjours à Varzin
ou à Friedricbsruhe, il se fait expédier chaque soir non les pièces
de l'affaire dont il doit s'occuper, mais un rapport très complet ot
bien digéré, sur de grand papier muni d'une grande marge, et dans
cette marge, armé d'un grand crayon, il écrit d'une main fiévreuse
ses décisions et ses réponses conçues dans un stylo aussi précis
que laconique. C'est ce grand crayon qui gouverne l'Allemagne et une
M. DE BISilARCK. ET LES POLONAIS. 211
notable partie de l'Europe. Mais ce cra\on, qui est fort intelligent, sait
très bien que l'argent est le nerf de la politique, et que les Allemands
de la fin du xix" siècle considéreraient comme du bien mal acquis les
ressources qu'un gouvernement serait tenté de se procurer sans avoir
au préalable exposé ses besoins à une assemblée. Avec quelque âpreté
que M. de Bismarck s'exprime sur le compte de ses parleœens, il ne
leur enverra jamais les quatre hommes et le caporal qui exécutent les
coups d'état. Et d'ailleurs, s'il s'avisait de les dissoudre, quel emploi
trouverait-il à son merveilleux talent de coquetterie souveraine et dé-
daigneuse, à son éloquence tour à tour abandonnée ou savante, qui
mêlant le rire aux colères, la séduction aux menaces, finit toujours par
dompter une majorité indocile et la prend par force ou par ruse? Si paci-
fique qu'il soit, cette gymnastique fait partie de son hygiène, et ses
ennemis, M. Richter comme M. VVindthorst, sont nécessaires à son
bonheur.
Quand il a insinué qu'il ne tenait qu'aux gouvernemens confédérés
de s'entendre et de se concerter pour obtenir de leurs diètes les secours
et les lois de rigueur que le parlement impérial leur refuse, il ne pen-
sait pas à violer la constitution et sa menace n'était pas sérieuse. Il se
proposait seulement d'assouplir des esprits trop durs , de rendre le
Reichstag plus docile en lui inspirant des inquiétudes, en lui persua-
dant qu'il trouverait des expédiens pour arriver à se passer de ses
services. Il compte sur l'effet de cette menace, il compte aussi que le
parti catholique ne tardera pas à se désunir, et, désormais, il aura
carte blanche. Comme le disait le grand Frédéric, « Robin revient tou-
jours à ses moutons.» Si le Reichstag vote le monopole de l'alcool, le
chancelier lui rendra ses bonnes grâces en lui disant :
ila haine est un effet d'un amour irrité.
Que si cette assemblée voulait effacer jusqu'aux dernières traces d'une
aventure malheureuse, expier le forfait qu'elle a commis en s'opposani
à la suppression du Polonais, il lui suffirait de prendre l'initiative d'un
projet de loi contre tous les sujets allemands qui se permettent d'avoir
l'esprit tourné vers le passé et de n'être pas absolument contens de
leur sort. Ce projet de loi pourrait être ainsi conçu : u Dans toute l'éten-
due de l'empire allemand, mais surtout dans les provinces frontières
de l'est et de l'ouest, sous peine de bannissement ou d'expropriation,
il est interdit à quiconque de se souvenir et de rien regretter comme
de rien espérer. »
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
A PROPOS DU THEATRE CHINOIS.
Le Théâtre des Chinois, études de mœurs comparées, par le général Tcheng-ki-tong.
Paris, 1886; Calmann Lévy.
Si quelque lecteur était par hasard curieux de renseignemens neufs
et précis sur le théâtre chinois, — et il pourrait l'être assurément
de plus d'une chinoiserie moins intéressante et moins utile, — je
dois d'abord le prévenir qu'il en trouvera fort peu dans le livre que
vient de publier sous ce titre le général Tcheng-ki-tong. Très Parisien,
beaucoup plus Parisien qu'on ne l'est d'ordinaire à Paris, presque
aussi Parisien que M. Albert WoltT, lequel est, je crois, de Cologne ou
de Bonn, le général Tcheng-ki-tong se montre en effet moins Chi-
nois que jamais dans ce petit volume, et l'on peut bien dire qu'il y
passe à tout coup les promesses de son titre, mais en revanche qu'il
a tout à fait oublié de commencer par les y tenir. Un bel éloge de la
« défiance, » bien sincère, éloquent même à force de sincérité, très si-
gnificatif en tout cas, voilà peut-être ce qu'il y a de plus chinois dans
ce livre d'un Chinois sur le théâtre chinois. Le reste, nous le connais-
sions depuis déjà longtemps, ou du moins et pour mieux dire, nous
devrions le connaître, si c'était pour nous que nos missionnaires et
nos sinologues eussent écrit: les Amyot, les Prémare, les du llalde
autrefois, et dans notre siècle les Pauthier, les Bazin, les Stanislas
Julien et les Abel Uémusat.
REVUE LITTÉRAIRE. 213
L'occasion était cependant belle et le sujet bien choisi. Du plus
vaste empire qui soit au monde et du plus ancien ; de la civilisation
la plus originale, et la seule qui se soit uniquement développée
d'elle-même, sur son fonds, sans jamais avoir subi d'influence que
celle de l'accumulation de ses traditions; enfin, de trois cent cin-
quante ou quatre cent millions de nos semblables, "nous ne savons
guère que ce que nous en ont appris les récits de voyages. Mais que
veut-on qu'un voyageur, un passant, puisse vraiment nous apprendre
de la Chine et des Chinois? Si les mœurs d'une de nos provinces,
la Bretagne ou l'Anjou, ses coutumes, ses usages diffèrent, et dif-
fèrent beaucoup des usages et des coutumes de la Flandre ou de
la Provence, qu'en sera-t-il, qu'en peut-il être, sur un territoire six
ou huit fois plus étendu que celui de la France, d'un peuple dix
fois plus nombreux? Je sais de fort honnêtes gens qui, pour
avoir passé quelques jours à Pékin ou quelques semaines à Canton,
n'en ont pas moins sur les institutions et les mœurs de l'Empire du
Milieu l'opinion la plus décisive. Mais de quelle coniiance dira-l-OD
qu'ils soient dignes ? Le général Tcheng-ki-tong lui-même ne connaît
peut-être qu'un coin de sa propre patrie. Et, à vrai dire, une vie
d'homme ne suffirait pas pour explorer la Chine-, étrangers ou natio-
naux, les voyageurs ne peuvent guère nous y servir que d'introducteurs;
et, pour pénétrer un peu avant dans la familiarité d'un grand peuple,
il nous faut d'autres intermédiaires. La littérature en est justement
un, le plus sûr et le plus naturel, dont nous ne saurions trop re-
gretter que le général Tcheng-ki-tong se soit si mal servi ; — car qui
s'en servira si ce n'est un Chinois? Son premier livre était plaisant,
mais instructif; celui-ci n'est que plaisant; et quand on s'aperçoit que
l'auteur n'y parle pas d'une seule pièce que n'eussent traduite ou
analysée les sinologues européens, on est tenté de se demander si
peut-être, à mesure qu'il se perfectionnait dans les finesses de notre
langue et môme dans l'argot du boulevard, il n'aurait pas désappris
le chinois?
Il serait bien à souhaiter, et, indépendamment de toute autre con-
sidération, dans le seul intérêt de la science, que l'on étudiât de près
cette volumineuse, abondante et curieuse littérature chinoise. Ni
les poètes, ni les romanciers, ni les auteurs dramatiques n'y manquent,
et ce que l'on en a traduit, qui formerait déjà toute une petite biblio-
thèque, ne peut qu'inspirer le désir d'en connaître davantage. Aucune
littérature, je le disais, ne s'est développée plus excentriquement
aux nôtres, n'a moins reçu de nous, ne nous a moins donné ; cepen-
dant aucune littérature n'offre avec les nôtres de plus frappantes res-
semblances, et un Anglais, un Français s'y retrouvent chez eux. Parcou-
rez seulement quelques-unes de ces Poésies de l'époque des Thang que
21Ù REVUE DES DEUX MONDES.
traduisait, il y a quelque vingt ans, M. d'Hervey de Saint-Denis (1),
celles de Lirtaï-pé, par exemple, ou de Thou-fou. Je n'oserais affirmer que
le génie chinois y soit incapable d'idéal, mais ce qui n'est pas dou-
teux, c'est qu'il y rase volontiers le sol. Rien ici d'extraordinaire ou
même de très particulier, rien d'étrange ni de bizarre ; mais l'inspira-
tion la plus familière, peu d'images, toujours très simples, tirées des
usages de la vie quotidienne, à peine indiquées, iamais poussées, plus
de grâce enfin que de force, nulle métaphore ambitieuse, des chansons
plutôt que des odes, — et beaucoup de chansons à boire. A la
un du dernier siècle, c'est une juste remarque de M. Emile Monté-
gut, Li-taï-pé eût pu s'appeler Robert Burns; et rien n'eût empêché
Thou-fou de chanter le Dieu des bonnes gens :
Vins qu'il nous donne, amitié tutélaire.
Et vous, amours, qui créez après lui.
Prêtez un charme à ma philosophie
Pour dissiper des rêves aflligeans.
Le verre en main, que chacun se confie
Au Dieu des bonnes gens.
Les Chinois boivent dans des tasses, et leur vin n'est pas, comme
le nôtre, autrefois, le jus de la treille; on dit aussi qu'ils se nomment
Thou-fou plus souvent que Dupont ou Durand; mais à cela près, leur
Dieu n'est pas plus gênant que celui de nos bons chansonniers, ni
leur chanson d'un ton beaucoup plus élevé.
Même observation à faire sur leurs romans : les Deux Cousines, les
Deux Jeunes Filles lettrées, la Femme accomplie; — je ne parle ici que de
ceux qui sont à la portée du lecteur français, — les Contes et Nouvelles
jadis traduits par M. Théodore Pavie ; les Pruniers merveilleux, plus
récemment mis en français (2), par M. Théophile Piry. L'Inde et
la Perse ont leurs -épopées, le Ramayana ou le Shah Nameh, des
poèmes, des légendes, leurs apologues et leurs fables; les Arabes
ont leur Mille et une nuits; la Chine seule a des romans, de vrais
romans, des romans de mœurs, comme les nôtres, et même des
romans naturalistes. « L'École de la littérature légère et des romans,
dit quelque part un pédant chinois, tire son origine du bureau
des employés les plus infimes... Les conversations des rues, les
entretiens des carrefours, les conversations que l'on entend dans les
bouges, ce sont les sujets des compositions des écrivains de celte
(1) Poésie de Vépoque des Thang, traduites par le marquis d'iiorvcy de Saint-Denii.
Paris, 1802; Amyot.
(2) Erh-tou-mei, ou les Pruniers merveilleux, roman chioois traduit et accompagné
d« actes, par M. Théophile Piry. Paris, 1880; Dontu.
RETUE LITTÉBAIRE. 215
École. » Voilà une École proprement arrangée. Je signale ce critique,
ou plutôt cet historien, à la juste colère de M. Zola : il s'appelait
Pan-kou, et vivait au i" siècle de notre ère. Ceux des romans chinois
que nous avons pu lire ne méritent pourtant pas cet excès de sévérité.
Il y est ordinairement question de s'établir en mariage, et pour cela de
réussir dans les examens, ce qui ne me paraît pas autrement immo-
ral, ni d'ailleurs plus chinois que français. La critique la plus générale
et la plus juste aussi que l'on en puisse faire, c'est qu'il ne s'y passe
pas grand'chose, que les détails y sont bien futiles et les conversa-
tions bien prolixes, que les héros n'en ont rien de rare, mais plutôt
d'assez ordinaire. Sont-ce les seuls romans dont on doive le dire?
Je n'y vois guère, en y regardant bien, qu'un ou deux traits vraiment
locaux, comme par exemple l'admiration des personnages constitués
en dignité pour les jeunes gens qui manient agréablement le oven-
tchang onle ché-ouen. Le ouen-tchang , c'est la prose élégante, la prose
académique; « chaque mot y brille comme une perle fine; » et pour
le chè-ouen, on ne saurait rien imaginer de plus beau, dit un savant
jésuite, ni d'ailleurs de plus vide : pvlchrius ac inanius. Ce sont des
sons, dit-il encore, qui caressent voluptueusement l'oreille, ce sont
des fleurs uniquement assorties pour le plaisir des yeux. Plusieurs de
nos contemporains ont écrit très bien en ché-ouen, les Paul de Saint-
Victor, enire autres, et les Théophile Gautier. Mais tout en rendant
au ouen-tchang et au chè-ouen les hommages qu'ils méritent, les ro-
manciers chinois, pour leur part, ont préféré le kouan-hoa, comme
plus souple, plus propre à prendre tous les tons, et ainsi plus conve-
nable à la familiarité du genre.
Ce qui est vrai du roman chinois l'est enfin du théâtre. Mais c'est
peut-être ici surtout que le manque de renseignemens se fait sentir,
et c'est pourquoi j'en veux beaucoup au général Tcheng-ki-tong, ayant
eu l'air de nous les promettre, de ne nous en avoir guère donné.
« Le caractère sérieux et austère des anciens sages de la Chine, dit
à ce propos un savant missionnaire (1), ne pouvait accepter le délas-
sement du théâtre,., et la première fois qu'il est question du théâtre
dans l'histoire chinoise, c'est pour louer un empereur de la dynastie
desChang d'avoir proscrit ce vain plaisir. » Mais on a fort disputé sur
ce texte, et, — rapprochement assez curieux, — la controverse est la
même qui s'est élevée chez nous sur les textes des pères de l'église
chrétienne : à savoir, s'il s'agit ici de comédiens ou d'histrions, et du
théâtre proprement dit ou de la danse, de la pantomime et autre*
divertissemens toujours et partout, on le voit, un peu mêlés d'obscé-
(i) Grammaire de la langtie chinoise, orale et écrite, par M. Paul Pemy. Paris,
1873-1876; Maisonneave et Leroux.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
nité. Quoi qu'il en soit, ce que l'on admet communément, c'est que
l'art dramatique ne prit qu'assez tard en Chine une forme régulière,
et seulement aux environs du vni" ou jx*^ siècle de notre ère, sous
la dynastie des Thang.ll ne nous est malheureusement rien parvenu de
ses premiers essais, et, pour trouver non-seulement de vraies pièces,
mais des pièces tout simplement, il faut descendre jusqu'aux dynasties
des Kin et des Youen, c'est-à-dire jusqu'au milieu de notre xii* siècle.
Les véritables monumens de l'art dramatique, en Chine, se trou-
vent donc être ainsi contemporains du règne de Philippe-Auguste.
Lorsque M. Bazin, jadis, et M. Paul Perny nous le disaient, on pou-
vait craindre qu'ils ne fussent mal ou incomplètement informés : le
général Tcheng-ki-tong, n'en disant pas, et sans doute n'en sachant
pas plus qu'eux, nous sera garant de la valeur de leurs renseigne-
mens. A défaut d'autre utilité, son petit volume aura celle du moins
de venger nos sinologues de tant de sottes plaisanteries qui pour-
raient bien les avoir empêchés de continuer leur œuvre.
Le répertoire des Youen, comme on l'appelle en Chine, comprend
à peu près six cents pièces. M. Paul Perny, dans sa Grammaire de la
langue chinoise, a donné les titres d'une centaine d'entre elles et
signalé brièvement les plus intéressantes : la Courtisane savante, CEri-
fant prodigue, les Caisses de cinabre, le Songe de Liu-tong-pin, fOrphelin
de la famille Tchao, d'où Voltaire a tiré son Orphelin de la Chine. M. Ba-
zin, dans le /ourna/asiafiçue (1850-1852), en avait jadis donné l'analyse
sommaire, et, pour plusieurs d'entre elles, des extraits étendus, dont
il a inséré ceux qu'il jugeait lui-même les plus intéressans ou les plus
caractéristiques, dans le volume de VUnimrs pittoresque intitulé Chine
moderne. Enfin, le même M, Bazin, sous le titre de Thmtre chinois (1),
en a traduit quatre intégralement, qui sont : les Intrigues d'une sou-
brette, laTunique confrontée, la Chanteuse, et le Ressentiment de Teou-ngo.
En y joignant le Pi-pa-ki, traduit encore par M. Bazin, V Histoire du
cercle de Craie, l'Avare, VHistoire du pavillon d'Occident, traduits par
Stanislas Julien, on voit que si nous ne connaissions pas le théâtre
chinois avant M. Tcheng-ki-Tong, ce n'était pas au moins manque de
documens. Nous attendions de lui qu'il nous traduisît à son tour ou
nous analysât quelques-unes des pièces que nous ne connaissons
point.
Comme ils nous les avaient fait connaître, ce sont aussi nos sinolo-
gues, avant môme peut-être la naissance du général Tclieng-ki-tong,
qui ont essayé de mettre un peu d'ordre, — à l'européenne, — dans le
répertoire des pièces du siècle des Youen, Ils y ontdonc distingué, d'une
(1) Théâtre chinois, ou choix d6 pièces de Ihé&lre traduites par M. Basin aloé.
Pari», 1838; Imprimerie royale.
REVUE LITTÉRAIRE. 217
part, les drames historiques, les drames judiciaires, les drames domes-
tiques, les drames tao-sse, et, de l'autre, les comédies de caractère, les
comédies d'intrigues et les comédies mythologiques. Tous ces noms
s'expliquent d'eux-mêmes, à l'exception d'un seul, celui des drames
tao-sse. Les drames tao-sse, parmi lesquels M. Bazin a surtout vanté
ia Transmigration de Yo-cheou, M. Perny le Songe de Liu-long-pin, et le
général Tcheng-ki-tong la Dette payable dans la vie à venir, sont de
vives satires, poussées jusqu'à la charge, nullement indignes de Pa-
lais-Royal, sur les superstitions ou les dogmes du bouddhisme. L'es-
prit chinois est superstitieux, mais d'une autre manière, et qui ne
l'empêche pas d'être voltairien. Quant aux drames domestiques, iisne ré-
pondent pas tout à fait à ce que nous entendrions en Europe sous ce nom,
si nous en usions, mais plutôt à certaines idées, très particulières,
comme l'on sait, que les Chinois se font de la famille, de ses devoirs, et
surtout de sa solidarité continuée d'âge en âge. Tel est le Vieillard qui
obtient un fils, dont Abel Rémusat, dans ses Mélanges, a donné une assez
ample analyse et le sinologue anglais J.-F. Davis, en 1817, une traduc-
tion.. En y regardant d'un peu près, et en observant le plaisir que le
général Tcheng-ki-tong semble trouver à la lecture des plaisanteries or-
dinaires aux drames tao-sse, il es,* permis de croire que la religion de la
famille est à peu près la seule que pratiquent les Chinois éclairés. De
là l'importance des drames domestiques, et, bien qu'ils ne diffèrent pas
beaucoup, dans la disposition de l'intrigue ou le choix des personnes,
du drame judiciaire, par exemple, ou de la comédie d'intrigue, de là
l'utilité de la distinction : le titre seul en éveille en Chine des idées,
des sentimens où la piété semble avoir autant de part que la curio-
sité. Je n'ai sans doute pas besoin de définir les drames judiciaires ;
nous en avons en France beaucoup plus que nous ne voudrions. Enfin
les drames ou comédies muhologiques sont de pures féeries, aussi
ridicules que les nôtres, comme cette pièce des Métamorphoses, où l'on
voit au premier acte « un vieux saule mâle » épouser « un jeune
pêcher femelle. » Dans ces féeries chinoises il convient seulement
d'ajouter que les vers, la danse, la musique tiennent lieu de décors et
de trucs.
Toutes ces pièces, et le général Tcheng-ki-tong a raison d'en faire
expressément la remarque, offrent avec les nôtres, et sans en excepter
les drames tao-sse,\es plus frappantes ressemblances. Toutes ou presque
toutes elles se divisent en cinq actes: le premier qu'on appelle : ouver-
ture ou prologue, ot les quatre autres : coupures. Toutes ou presque
toutes, comme les nôtres, elles se nouent et se jouent entre person-
nages de tout rang et de toute condition. Toutes ou presque toutes,
comme les nôtres encore, elles roulent surlesévénemensde la vie quo-
tidienne : un fourbe à démasquer, un coquin à convaincre, un mariage
218 REVUE DES DEUX MONDES.
à conclure, une fortune à défendre, un barbon à tromper, — à moins
que ce ne soit une respectable mère, comme dans les Intrigues d'une
soubrette. Toutes enfin, comme les nôtres, côtoient de près la réalité,
s'y efforcent du moins, mêlent volontiers à l'agrément d'une intrigue
amusante les leçons d'une sagesse moyenne, un peu vulgaire, mais
qui sont celles dont on a besoin pour la pratique de la vie. Même,
il n'est pas jusqu'aux lauréats des concours littéraires qui n'y jouent
le rôle aimable et avantageux que l'ingénieur sorti de l'École poly-
technique a joué longtemps dans les pièces de Scribe ou de son
école. On peut, on doit le dire : la comédie de Tching-té-hoei ou
celle de Tching-koué-pin, — ce sont des noms d'auteurs, et même
d'authoress, — est plus près de nous pour le ton, pour les mœurs, pour
la disposition de l'intrigue et sa nature, que la comédie d'Aristophane
ou le drame d'Eschyle, Et, tandis que partout ou presque partout ail-
leurs, ce sont les ressemblances que l'on s'applique à saisir pour les
mettre en lumière, ici, au contraire, dans le théâtre chinois, c'est sur
la différence, uniquement, qu'il convient d'insister.
« Le personnage qui chante » en fait la principale. Dans les pièces
du siècle des Youen, un personnage, qui d'ailleurs prend part à l'ac-
tion, si même on ne doit dire qu'il la conduit, élève quelquefois la
voix, et, sur des airs notés, chante une partie de son rôle au lieu de
le déclamer. « C'est ce personnage qui constitue l'originalité de notre
scène, » dit M. Tcheng-ki-tong, et M. Bazin avant lui y avait reconnu
« le trait essentiel qui distingue le théâtre chinois de tous les autres. »
Je crains qu'ils ne se trompent tous deux. Sans doute, j'aurais besoin,
pour parler en toute assurance, de connaître plus de pièces que
je n'en ai pu lire dans les traductions, mais enfin, dans l'anciec
Vaudeville, dans le théâtre de la Foire, dans l'ancien Théâtre-
Italien, ne l'ai-jc point déjà rencontré, ce « personnage qui chante; »
et que veut-on que je voie en lui de si particulier, de si rare, de s»
original? Supposé même qu'il soit, comme on fait observer, le repré-
sentant du poète au milieu de l'action, qu'il serve à guiler dans une
intrigue un peu complexe l'attention du spectateur, qu'il ait pour
mission de mettre en évidence l'utilité morale de l'œuvre, c'est le rai-
sonneur des comédies de Molière, c'est le fou des drames de Shaks-
peare, et voih longtemps qu'il nous est familier. Ce serait, d'ailleurs,
une question de savoir si son rôle est vraiment et toujours celui que
l'on nous dit. Ils sont en effet, quelquefois, plusieurs « personnages
qui chantent; » ils chantent souvent pour dire des banalités ou faire
des plaisanteries qui n'importent pas plus à la conduite de la vie qu'à
celle de la pièce ; et j'ai peine à voir dans leurs ariettes « le génie
luéme du poète pariant au spectateur. » Dana des œuvres d'un art sa-
vant et même rafïiné, « le personnage qui chante » n'est rien de plus,
RETUE LITTÉRAniE. 219
à notre avis, que le témoignage vivant d'un art antérieur, plus naïf,
moins maître de ses procédés, et qui pentait le besoin d'attirer l'atten-
tion sur la beauté des choses qu'il disait.
« L'intention morale » des œuvres du théâtre chinois est une autre
différence, où je comprends très bien que le général Tcheng ki-tong, pour
se donner sur nous un facile avantage, croie devoir insister, mais non
pas nos sinologues. C'est prendre un peu trop à la lettre les aflBrmations
des critiques chinois. S'il est écrit dans le Code pénal que l'objet des re-
présentations théâtrales est d'offrir sur la scène des «peintures fictives
ou réelles d'hommes justes et bons, de femmes chastes, d'enfans affec-
tueux et obèissans; » il y est également écrit que l'on ne représentera
sur les planches « ni les empereurs, ni les impératrices, ni les princes, les
ministres et les généraux fameux des premiers âges; » et, puisque les
drames historiques violent impunément la défense, on peut tenir pour
assuré que les comédies d'intrigue ou de caractère ne se piquent pas
d'obsers'er le précepte. Je ne vois pas ombre d'intention morale dans
les Intrigues cTune soubrette, et, d'après les analyses que l'on nous a
données de plusieurs autres pièces, je ne vois pas très clairement par
où la morale s'y pourrait introduire. On dit même que plusieurs co-
médies d'intrigue sont choquantes, et contiennent des scènes dont la
crudité ne le céderait pas à celle même de quelques-unes des comé-
dies d'Aristophane. A la Chine comme chez nous, la première loi que
s'imposent les auteurs dramatiques est de plaire; ils moralisent en-
suite , s'ils le peuvent et comme ils peuvent. C'est autre chose, à
la vérité, quand, sous le nom de morale, on prétend envelopper,
comme le font quelques-uns, la conduite entière de l'existence, et,
selon l'expression de M. Tcheng-ki-tong, « l'expérience des choses de
la vie. n Mais je lui fais seulement observer qu'en ce cas, les Scapin
aussi, et les Lisette, nos Suzanne et nos Figaro, ont leur « expé-
rience des choses de la vie, » une expérience très étendue, très sûre,
et, d'ailleurs, parfaitement immorale. 11 ne s'agit que de s'entendre
sur le vrai sens des mots.
Ces différences, comme on le voit, ne sont qu'à la surface, et dès
que l'on essaie de les approfondir, je ne sais si l'on ne peut prétendre
qu'elles se tournent en ressemblances. Entre notre théâtre et le
théâtre chinois la seule différence réelle que je trouve, — sans
parler, on l'entend bien, de celles que des institutions, des mœurs,
des coutumes différentes y mettent, et qui ne sont rien d'essentiel,
— c'est la différence du balbutiement de l'enfant à la parole de
l'homme fait. Le théâtre cliibois est l'rpuvre d'une civilisation évi-
demment très ancienne, et, comme telle, très avancée à beaucoup
d'égards, mais en beaucoup de points aussi demeurée dans l'enfance,
ou, si l'on aime mieux, immobilisée de bonne heure dans des formes
220 REVUE DES DEUX MONDES.
rigides dont elle n'a pu réussir encore à se débarrasser. Les Chinois
ressemblent à des enfans très intelligens et très vieux. Voilà long-
temps qu'ils ont atteint, semble-t-il, un i-oint de civilisation matérielle
et morale où nous ne faisons que de toucher à peine, si même nous
y sommes; seulement, ils s'y sont arrêtés, et, tant qu'ils continueront
de vivre sur eux mêmes, ils y resteront, comme ayant donné pour y
parvenir tout ce qu'ils avaient effectivement en eux. C'est du moins ce
que l'on peut conclure de l'histoire de leur théâtre. Au siècle des
Youen, ils en étaient déjà où nous ne sommes arrivés que plusieurs
siècles après eux, mais ils y sont toujours. Et si les ressemblances,
comme on l'a vu, sont frappantes entre leurs pièces et les nôtres, à un
moment quelconque de l'histoire de notre théâtre, elles le seraient bien
plus encore si nous faisions la comparaison des drames des Youen à
nos antiques moralités ou à nos drames du xvi" siècle. Dans l'histoire
générale de la littérature comme dans l'histoire naturelle, presque
toutes les questions de race et de milieu se ramènent à des questions
de moment.
Il n'y aurait pas jusqu'aux renseignemens qu'on nous donne sur les
conditions matérielles du théâtre chinois qui ne servissent à justiûer
et fortifier cette indication. Le divertissement du théâtre n'est
nulle part plus répandu, nous dit-on, ni nulle part plus passionnément
goûté. Cependant il n'y a pas en Cbine de théâtres fixes ni de troupes
régulières. Les -comédiens vont de ville en ville, un peu à l'aventure,
dressent leurs tréteaux sur la place publique, avec l'agrément ou sur
l'invhation des autorités locales, donnent des représentations à domi-
cile, se contentent, comme leurs spectateurs, d'une toile de fond pour
tout décor, et au besoin suppléent le paysage, la forêt, le palais, les
tapis, les meubles qui leur manquent par une pompeuse annonce.
« Ainsi, dit M. Tcheng-ki-tong, notre public entre instantanément en
communication avec la fiction du poète... Ainsi le spectateur ne subit
pas l'action, il la conduit lui-même... Ainsi l'idéal devient le réel, sans
plus d'efforts qu'il n'en coûte à la volonté pour créer une illusion. » Ce
petit morceau, que j'abrège, est à coup sûr d'un homme d'esprit, et je
me suis un instant demandé /si cet homme d'esprit n'avait pas raison.
Quand le spectateur, comme aujourd'hui, va chercher au théâtre, avant
tout, le plaisir des yeux, ne s'intéresse pas moins aux costumes qu'au
dialogue et pardonne, en quelque sorte, la puérilité, la faiblesse, l'in-
vraisemblance de l'intrigue à la vérité de la couleur locale ou du décor
historique, l'art dramatique est bien malade, et l'on peut bien encore
l'aimer et l'aimer passionnément, mais ce n'est plus pour lui-môme.
Il n'est pas moins vrai que. Français ou Allemands, Anglais ou Espa-
gnols, tous ces détails que l'un nous donne ici sur les conditions maté-
rielles de la scène chinoise nous reportent au temps de ce que nous ap-
REVUE LITTÉRAIRE. 221
pelons Tenfance de notre art dramatique. C'est ainsi qu'en effet, au
théâtre du Globe, du temps de Shakspeare et de Ben Jonson, un écriteau
tenait lieu de décoraux imaginations anglaises ; c'est ainsi que chez nous,
au commencement encore du xvn* siècle, la caravane du Roman comique
se déroulait sur nos grand'routes ; c'est ainsi que Molière lui-même, avec
sa troupe, dont les sociétaires n'étaient pas encore ce qu'ils sont de-
venus, allait donner, pour un prix modéré, des représentations en
ville... Seulement, jusque de nos jours, les choses continuent de se
passer en Chine comme au temps des Kin et des Youen, en l'an de
grâce 1886 comme jadis en 1325, et six siècles bientôt passés n'ont
rien changé aux conditions de la scène chinoise.
Il est un dernier point sur lequel nous eussions désiré quelques
renseignemens. Après avoir placé les commencemens du théâtre chi-
nois au VIII* siècle de notre ère, les auteurs en font l'histoire, la divisent
en plusieurs époques, la conduisent régulièrement jusqu'au siècle des
Youen, et tout à coup s'arrêtent, comme si le drame chinois, depuis
lors, « avait fait son repos de sa stérilité. » Qu'est-ce à dire ? Et que
devons-nous croire. « On joue sur le théâtre chinois, dit M. Paul Perny,
des pièces qui ont de mille à douze cents ans de date : elles sont com-
prises comme si elles dataient d'hier; » et il semble insinuer que ces
antiquités formeraient, elles toutes seules, tout le répertoire du théâtre
chinois. De son côté, M. Théophile Piry nous apprend que le roman
des Pruniers merveiUeiMX « forme le sujet d'une pièce de théâtre des
plus goûtées en Chine,» et lui-même ne fait pas remonter la rédaction
du roman au-delà du xvii* ou xvi* siècle de notre ère. Nous savons encore
que le Pi-pa-ki, ou Histoire du luth, qui peut-être serait le chef-d'œuvre
du théâtre chinois, si ses dimensions n'en faisaient plutôt un roman dia-
logué qu'an drame ou une comédie, date à peine de la fin duxiv siècle.
Enfin tous les voyageurs nous parlent à l'envi des représentations dra-
matiques où ils ont assisté à Shanghaï, à Canton, à Pékin, et les titres
des pièces qu'ils ont vu jouer ne ressemblent guère aux titres de celles
que nous connaissons (1). Cependant ni Bazin, dans sa Chine moderne,
ni M. Paul Perny, ni M. Tcheng-ki-tong n'ont poussé leur histoire du
théâtre chinois au-delà du siècle des Youen. La matière leur a-t-elle
manqué, ou ont-ils fait défaut à la matière ? On aimerait au moins à
le savoir, et le moindre renseignement de ce genre eût mieux fait
notre affaire que les plaisanteries, fort agréables sans doute, quoique
un peu vieilles peut-être, du général Tcheng-ki-tong sur « l'esprit de
(1) Voyez à ce propos : la Chine familière, par M. Jules Arène. Paris, 1883; Char-
pentier. J'y relève les titres suivans : le Rameau d'or battu, drame historique, et :
Fou-pang laisse tomber son bracelet, la Fleur palan enlevée, la Marchande de fard,
le Débit de thé de l'Arc de fer.
222 REVDE DES DEUX MONDES.
Paris » et autres sujets circonvoisins. Ce général chinois eàt devenu
vraiment trop Parisien; il nous parle trop de nous-mêmes, pas assez
de la Chine, et, décidément, il se déguise trop. A moins peut-être
que nous ne soyons nous-mêmes et au fond plus Chinois que nous ne
le croyons. Si quelques années de Paris ont sutfi pour faire de
M. Tcheng-ki-tong un Parisien tellement achevé, c'est peut-être que
tous les Chinois ne sont pas à la Chine, et qu'il y a parmi nous des
mandarins sans le savoir, mandarins administratifs et mandarins de
lettres, et aussi moins de Parisiens qu'on ne le pense à Paris.
Sérieusement, dans les ressemblances et dans les affinités du théâtre
chinois avec le nôtre, comme aussi danscellesde la littérature chinoise
avec la littérature européenne en général, pour le fond sinon pour la
forme, il ne se peut pas que l'on ne voie que des rapports de surface,
et il doit y avoir quelque chose de plus.
Tutto il mundo e fatto came la nostra famiglia : ce serait une belle
occasion de répéter le mot d'Arlequin, et de s'en prendre à la psycholo-
gie des nationalités. Décidément, les différences ne sont qu'à l'extérieur,
et. dans toutes les races d'hommes comme sous toutes les latitudes, c'est
toujours un peu et partout la même chose. Quelques particularités locales
n'empêchent pas qu'à la Chine et ailleurs, ce soient les mêmes « biens »
que les hommes poursuivent; les mêmes besoins, les mômes désirs,
les mêmes passions qui les meuvent à celte poursuite ; et au bout de
la course le même néant, ou du moins la même mort qui les attende.
Si les soubrettes du théâtre chinois ne valent pas peut-être les nôtres,
les Marinette et les Nérine, les Lisette et les Dorine de notre vieux
répertoire, il faut avouer cependant qu'elles leur ressemblent fort; et
en Chine comme cliez nous, le rêve des bacheliers, — et de leur fa-
mille, — est le même: un bon emploi, bien rente, et un beau ma-
riage. Chose plus étonnante ! les passions s'y trahissent de la même
manière, par les mêmes symptômes, elles y tiennent le même lan-
gage et y causent les mêmes désordres. En Chine, qui le croirait? l'ivro-
gnerie consiste à boire plus que de raison, et l'avarice à (enirtrop ser-
rés les cordons de sa bourse. Gomme le seigneur Harpagon, le seigneur
Kou-jin prête sur gages, et quand Li-taï-pé célèbre les plaisirs de
l'ivresse, ni Désaugiers ni Panard ne sont mieux inspirés par le vin.
J'ai déjà dit plus haut que les héros de ronxin, très différens en cela
de Sindbad le marin ou même d'Ali-Baba, n'accomplissaient guère d'ex-
ploits qui ne fussent à la taille de nos bacljeliers. 11 est vrai qu'une
fois bacheliers, on les voit tous aspirer à devenir licenciés; mais allez
au-delà des mots, ce n'est en réalité qu'une ressemblance de plus : à la
Chine, tous les sous-chefs aspirent à devenir chef, tous les sous-
{>réfet8 à devenir préfet, et tous les secrétaires d'état à devenir mi-
nistre.
RtVUE UTTÉRAIRE. 223
Je ue sais, à ce propos, si je dois hasarder une pensée singulière ;
mais ne serait-ce pas nous dont la naïveté mettrait entre les hommes
des diîïéreuces qui n'y sont point? Par exemple, il nous paraît bizarre,
et même extravagant, qu'au lieu de ûlets de sole, je suppose, un
homme se nourrisse d'ailerons de requin, et nous inférons de là qu'il
doit avoir le corps autrement fait que nous. C'est un syllogisme dont
la majeure pourrait être ainsi mise en forme : Il n'y a d'hommes digues
de ce nom que ceux dont la table est servie comme la nôtre. Cette
majeure semble au moins contestable. De même encore, n'ayant pas,
nous, les yeux obliques et les pommettes saillantes, nous avons
décidé qu'un Chinois, les ayant tels, ne saurait ni sentir ni penser
comme nous. Il y aurait là de quoi parler beaucoup. Mais, s'il se
nomme enGn Pé-min-Tchong ou Tchao-hing-sun, pour le coup, nous
avons vraiment de la peine à le prendre au sérieux : — en effet,
rue Chariot, au Marais, ou du côté des Batignolles, on s'appelle plus
ordinairement Nonancourt ou Beauperthuis ; — et on nous persuadera
peut-être, en s'y prenant bien, que Pè-min-Tchong est notre sem-
blable, mais non pas jamais qu'il puisse être notre égal.
Il l'est pourtant; et ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'en réalité
nous ressemblons bien plus à Pé-min-tchong ou à Tchao-hing-sun
qu'à aucun des héros du Shah Xameh ou du Mahahharata, que dis-je ?
plus qu'à ceux même peut-être de V Iliade ou des Niebelungen.
L'ethnographie, la linguistique, la psychologie des races auront beau
dire; elles ne prévaudront pas contre l'histoire. Oui, sans doute, pour
l'ethnographie, s'il existe une race qui diffère de la nôtre, c'est la jaune,
en admettant d'abord qu'il y ait une race jaune, et c'est la chi-
noise, en admettant que les quatre cent millions d'hommes qui
peuplent cet énorme empire appartiennent à une seule et même race.
Oui, s'il est une langue dont les sons n'apportent rien de connu à nos
oreilles, dont les caractères ne représentent à nos yeux rien de déjà
vu, dont la logique enfin déroute toute la nôtre, c'est la langue des
Thai-tseu, la langue du Hao-kicou-tchouan {la Femme accomplie ou
l'Union fortunée) et la langue du Pin-chan-lin-yen {les Deux Jeunes
Filles lettrées). Eh oui, encore, s'il est une civilisation dont les cou-
tumes soient faites pour exciter à la chicane ce que Voltaire appelait
u notre esprit contentieux, » c'est le pays où, sous l'uniformité d'un
même vêtement, s'évanouit en quelque sorte la distinction des sexes,
où l'on se garderait, comme d'une grossière impolitesse, de se dé-
couvrir devant un supérieur, où l'on dit qu'un cercueil est le plus beau
présent que l'on puisse faire à un parent âgé. A ne considérer que
l'extérieur, nous sommes plus voisins d'un Huron, s'il en existe en-
core, que d'un Céleste, comme l'on dit; nous le croyons du moins,
et il le croit ainsi lui-même. Ouvrons cependant les livres de c^
224 REVDE DES DEUX MONDES.
« homme jaune » et consultons l'histoire de « cette face de lune : »
voici qu'aussitôt nous nous sentons apparentés de plus près à cet
étranger qu'à la plupart de ceux qui passent pour sortir avec nous
d'une même origine : l'Indou, le Persan, le Slave même peut-être. Et
réciproquement c'est lui, qui, de tous les Asiatiques, avec le plus d'ai-
sance et de sûreté, dès qu'il le veut, s'assimile tout ce qu'il veut de nos
habitudes et de nos pratiques. Quel est donc ce mystère, ou plutôt
cette énigme? et pourquoi passe-t-on à côté d'elle comme sans lavoir?
« Comment se fait-il, demandait jadis M. Emile Montégut, comment
se fait-il que ces frères mongoliques semblent avoir avec les nations
européennes une parenté d'âme et d'intelligence si étroite, tandis que
les autres peuples orientaux, qui sont nos véritables parens selon la
chair et les lois de la race, n'ont avec nous, pour ainsi dire, qu'une pa-
renté de visage et de couleur? Comment se fait-il que nous retrou-
vions en Chine la morale que nous considérons comme la plus favo-
rable au bonheur du genre humain, le même esprit d'humanité que
nous considérons comme le meilleur instrument du perfectionnement
de notre espèce, le même rationalisme éclairé que nous considé-
rons comme la véritable religion de l'homme civilisé? Comment se
fait-il enfin que les seuls peuples qui nous soient parens par l'âme
soient précisément ceux qui, selon la critique, nous sont étrangers par
la race, les Juifs et les Chinois (1)?» La question est toujours pendante,
elle offre toujours le même intérêt, et aussi les mêmes difficultés. Mais
n'est-elle pas digne d'être enfin traitée? car si l'on ne la traite pas
on avoue qu'elle est insoluble, et si elle est insoluble, que reste-t-il
de la prétendue psychologie des nationalités? J'incline pour ma part à
la croire en effet insoluble.
F. BRlTNETlfeBE.
(I) Livrée et âmu (Ut paye cPOrient, p&r M. Emile Montégot. Paris, 188,'>;
Hachette.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 fésrier
Les présomptueux du règne républicain d'aujourd'hui, les aveugles
ou les satisfaits, et ceux qui ne demandent pas mieux que de prendre
le plus tôt possible leur place parmi les satisfaits, disent volontiers
quelquefois : « De quoi vous plaignez- vous ? que vous faut-il de plus?
Est-ce que l'ordre ne règne pas dans la France entière, à Paris, la ville
des insurrections, comme dans le dernier des hameaux? Jamais il n'y
eut moins d'agitation, moins de menaces ou de signes de sédition.
Tout est merveilleusement tranquille. Il y a bien, il est vrai, des réu-
nions où quelques exagérés parlent toujours d'exterminer le capital et
les capitalistes, les exploiteurs et les patrons, appelant les assassinats
des exécutions et les crimes odieux des actes de justice populaire;
mais ce n'est rien, ce ne sont que des discours de républicains un peu
échauffés, on n'y prend garde. Le pays ne vit pas moins en pleine
paix sans s'émouvoir de quelques excitations ou de quelques manifes-
tations bruyantes. » — Oui, sans doute, l'ordre matériel règne dans le
pays. La France, la vraie France, a le goût de la paix parce qu'elle a
le goût du travail, parce qu'elle est de mœurs simples, d'habitudes
industrieuses, et ce n'est pas la première fois qu'on peut remarquer
que la grande masse nationale vaut mieux que tous ceux qui cherchent
à l'agiter, qui prétendent parler pour elle, qui se flattent de la repré-
senter et de la gouverner avec leurs passions. La France se défend
dans sa vie de tous les jours par la force de ses instincts et de ses
traditions. Elle vit d'une vieille impulsion, elle résiste encore aux in-
fluences malfaisantes, elle a été jusqu'ici un modèle de calme et de
TOUB LXXIV. — 1886. J5
226 REVUE DES DEUX MONDES.
tempérance; mais c'est justement le point délicat. Combien de temps
pense-t-on que puisse durer ce singulier phénomène, ce contraste sai-
sissant d'un pays qui demeure tranquille, comme on le dit, qui ne
demande qu'à être tranquille, et d'une politique qui ne vit que d'expé-
riences agitatrices ou de complaisances pour les fantaisies d'un radi-
calisme impatient de toutes les subversions ?
C'est la question d'hier, c'est la question d'aujourd'hui et de de-
main. On ira ainsi tant qu'on pourra, c'est possible. On se prévaudra
jusqu'au bout d'une tranquillité qui se soutient pour ainsi dire d'elle-
même, qui n'est assurément pas l'œuvre des politiques qui régnent et
qui gouvernent. Peut-on se faire l'illusion que cette tranquillité spon-
tanée et sans protection se prolonge indéfiniment pour le bon plaisir
des optimistes du jour? Se figure-t-on que tout se passe ainsi sans
conséquence, qu'il soit permis de signaler des classes entières, des
chefs d'industries, des ingénieurs, des financiers aux fureurs popu-
laires, de réhabiliter le meurtre, d'exciter tous les jours à de nou-
veaux attentats, sans que la paix sociale en soit ébranlée? Imagine-
t-on qu'il soit possible de passer son temps à désorganiser les ressorts
de l'état, à énerver la justice, à désarmer la vigilance, à émousser la
répression sous le regard complaisant des pouvoirs régnans, et que la
sécurité publique n'en soit pas sensiblement diminuée? Pense-t-on
qu'une ville comme Paris puisse être réduite à l'humiliant régime de
ces administrateurs de hasard qui lui font un rôle ridicule devant le
monde, qui refusent une petite somme pour le centenaire de François
Arago sous prétexte que ce savant homme n'était pas assez bon répu-
blicain, — et que la paix, ITionneur de la cité soient bien en sûreté?
Croit-on que le gouvernement lui-même puisse se croire obligé d'é-
couter toutes les délations, d'obéir aux plus vulgaires suspicions eu
frappant des prêtres, en déplaçant des régimens, et qu'il n'en résulte
pas du doute, de la défiance dans l'opinion ? Suppose-t-on enfin que
toutes ces excitations, ces anomalies, ces fantaisies de désorganisation
ne doivent pas à la longue avoir leur effet dans toutes les conditions
de la vie publique ? Mais s'il y a au contraire une ciiose sensible, c'est
la difliculté croissante de vivre avec tout cela, c'est que tout ce qui fait
la sûreté, la force, la garantie d'une société décroît et dépérit. Le pays,
qui, lui, aime la vraie tranquillité parce qu'il en vit, qui craint tout
ce qui peut affaiblir cette tranquillité, sejnt Lieu ce qu'il y a de peu
Tassurant dans cette politique qui parle toujours do Tordre et qui n'eu
maintient pas, qui n^en respecte pas les plus simples conditions.
"C'est parce qu'il le sent qu'il l'a dit d'un mouvement spontané, inslinc-
j tif aux dernières élections, et ce serait iulerpréler d^une étrange ma-
j nière ses sentimcns intimes de se figurer qu'il a déji change parce
'qu^l y a quelques jours, dans les dèpariumens uù il y a eu des iuvùli-
RtVLE. — GtthOMQUE. 227
dations, il a noaimé quelques républicains à la place de quelques
conservateurs.
On abuse d'une équivoque ou d'une apparence. Le pays n'a nulle-
ment changé depuis quatre mois. D'abord, il est bien clair que ces
élections nouvelles, devenues nécessaires à la suite d'invalidations
qui n'ont été qu'un coup de majorité et de force, se sont faites dans
des conditions particulières qui devaient être peu favorables aux
conservateurs. Les républicains, qui ont eu assez de crédit pour faire
casser les élections d'octobre uniquement parce qu'elles leur avaient
été contraires, n'ont pas caché qu'il s'agissait pour eux de prendre
une revanche. Ils ont dit bien haut qu'ils entendaient cette fois réus-
sir à tout prix, et ils ont appelé à leur aide toutes les forces, toutes
les influences administratives. Ils n'ont pas eu seulement pour eux les
circulaires ministérielles qui ont mis publiquement au service des
préfets tous les fonctionnaires, ils ont eu recours, sans aucun scrupule
il faut le dire, à tous les moyens avoués ou inavoués : pressions, cap-
talions, intimidations, menaces de toute sorte. M. le ministre des
cultes a mis son autorité à leur disposition par la suppression des
traitemens des desservans suspects, — ce qui est un procédé électoral
employé probablement pour la première fois. Les républicains d'au-
jourd'hui ont eu un succès fait pour flatter leur orgueil : ils ont prouvé
aux derniers partisans de l'empire de 1852, s'il en est encore, qu'ils
pouvaient être surpassés. Ils ont perfectionné la candidature ofii-
cielle I Un certain déplacement de suffrages, dans ces conditions, n'a
sans doute rien d'extraordinaire. Même avec ce déploiement d'in-
fluences oflicielles, cependant, à quoi est-on arrivé ? Le résultat maté-
riel et définitif du scrutin peut avoir son importance, il peut être léga-
lement décisif, il n'est pas tout. Que des députés élus le k octobre,
invalidés par la chambre d'un coup d'autorité sommaire, n'aient point
été réélus le 14 février, qu'il y ait quelques conservateurs de plus ou
de moins au Palais-Bourbon, peu importe : en réalité, ces quelques
conservateurs n'auraient décidé, en aucun cas, de la majorité dans le
parlement.
L'essentiel pour le moment est dans la proportion des suffrages,
dans le mouvement d'opinion dont le dernier scrutin est la mesure.
M. Lambert de Saiute-troix avait eu dans les Landes 37,000 voix au
k octobre, il en a gardé 34,000 au 14 février. L'opposition avait eu
16,000 voix dans la Lozère, elle en a encore 15,000. Dans l'Ardèche,
les conservateurs avaient eu presque tous 45,000 suffrages, ils ont re-
trouvé leurs 45,000 voix au dernier scrutin. De sorte que la situation
n'a point changé autant qu'on s'est hâté de le dire. Il y a eu un effort
violent qui a pu donner l'avantage matériel aux nouveaux élus. Le pays
est resté moralement à peu près ce qu'il était, il n'a pas reculé. Ce qu'il
disait au 4 octobre, il le dit encore au 14 février. 11 y a quatre mois,
228 r.LVLE DES Ol'UX MONDES.
il exprimait ses'iaqu'iétudcs, ses dégoûts, ses répugnances pour une
politique qui le laissait sans confiance dans une tranquillité suspecte;
il n'est p.)int douteux qu'il a les mêmes impressions aujourd'hui, et c'est
en facede cette situation que ministère et majorité ont toujours à prendre
un parti, à se demander si ce qu'ils ont décidément de mieux à faire
est de continuer ce qu'ils ont si bien commencé, de violenter les in-
térêts et les croyances, d'irriter au lieu de pacifier, d'ajouter aux griefs
de minorités puissantes qui représentent après tout la moitié de la
nation française.
Ce n'est point facile, nous en convenons, d'en revenir à mettre un
peu de raison et de modération dans la politique, de s'attacher aux
affaires sérieuses du pays. 11 est bien plus aisé de jouer avec
les interpellations et les incidens, de parler aux passions, de cher-
cher quelque succès do parti en cédant aux entraînemens et aux
fantaisies qui se succèdent. 11 y a des républicains toujours prêts
à se remettre en campagne, à tenter les diversions bruyantes et
irritantes en soulevant des questions comme cette affaire des princes,
si singulièrement réveillée il y a quelques jours. A quel propos
l'affaire des princes? A-t-ou voulu détourner l'attention des diffi-
cultés bien autrement graves, bien autrement pressantes que le
gouvernement et les assemblées ont à résoudre? Y a-t-il quelque
tactique obscure imaginée pour mettre un ministère dans l'em-
barras? Est-ce tout simplement la fantaisie turbulente de quelques
députés qui ne peuvent rester en repos, qui ont voulu faire du bruit?
Ce sera tout ce qu'on voudra, c'est dans tous les cas une violence inu-
tile. Maintenant cette proposition d'expulsion des princes, qui s'est si
étrangement produite, il y a quelques jours, et qui a été provisoirement
renvoyée aune commission d'initiative parlementaire, sera-t-elle prise
en considération? Est-elle destinée à s'aggraver, à compliquer une po-
litique intérieure déjà assez embrouillée? Le gouvernement, à ce
qu'il semble, se serait passé de l'incident; il a commencé par dé-
clarer qu'il n'avait pas besoin de lois nouvelles, qu'il était suffi-
samment armé contre toutes les tentatives qui pourraient être un
péril ou une menace pour la république, et il a paru décidé à refuser
le dangereux cadeau d'une nouvelle loi de proscription qu'on voulait
lui faire. Malheureusement M. le président du conseil ne va pas tou-
jours au bout de ses résolutions; il s'arrête quehjuefois eu chemin
pour interroger la direction des vents, et, après avoir paru résister
dans un premier mouvement qui était le bon, il a paru céder depuis
en acceptant, pour faire plaisir à ses amis du radicalisme, une sorte
de déclaration assez vague, assez générale qui remettrait au gouver-
nement un droit facultatif dans un intérêt de sûreté générale. Ce se-
rait un droit discrétionnaire d'autant plus dangereux qu'il serait
iudélini cl illimité, truusmis de miuislère en ministère, et dont l'ap-
REVUE. — CHRONIQUE. 229
plication dépendrait toujours d'une délation, d'un emportement de
majorité; ce serait, en un mot, l'arbitraire légalement établi pour
cause de suspicion ! C'est toujours là qu'on en vient avec une question
de ce genre, qu'on ferait beaucoup mieux de ne pas soulever, — et à la-
quelle l'intervention du prince Napoléon n'ajoute certes rien de bien
sérieux. Le prince Napoléon a voulu, sans doute, faire parler de lui : il
a cru devoir mêler à un incident assez délicat par lui-même un peu
d'excentricité, et il a écrit une lettre où il dit toute sorte de choses
étranges, inattendues, — qu'il n'a jamais été dans les rangs des émi-
grés, qu'il est le descendant de Napoléon 1", qu'il a été désigné par
sept millions trois cent mille suffrages, mais qu'il est républicain, et
que, si l'on veut expulser, il faut aller à la maison voisine, pas chez lui,
seul et vrai défenseur de la révolution française ! Voilà qui est entendu
et qui est certes fait pour recommander le prince Napoléon à la con-
fiance nationale aussi bien qu'aux républicains qui méditent des me-
sures contre les princes.
Non, assurément, ce n'est pas avec des propositions de colère et
d'expulsion qu'on peut espérer relever la direction des affaires, rendre
au pays la sécurité, la confiance. Ce n'est pas non plus apparemment,
en poursuivant avec un redoublement de passion vindicative et puérile
la guerre aux croyances, en mettant comme une acrimonie nouvelle
dans les affaires de religion et d'enseignement que le gouvernement
peut compter refaire une situation moins troublée, moins incertaine.
M. le ministre de l'instruction publique et des cultes, pour sa part, est
depuis quelque temps engagé dans une singulière campagne, où il
peut se promettre sans doute l'appui des passions radicales qu'il flatte,
mais où il prépare, à coup sur, à la république d'étranges difficultés par
la légèreté imprévoyante et tranchante avec laquelle il traite toutes
les garanties libérales aussi bien que les sentimens religieux. Il ne
s'arrête devant rien, et il y a dans cette politique, il faut en convenir,
quelque chose de plus triste, de plus blessant que la guerre déclarée
et ouverte: c'est la violence qui ne s'avoue pas, qui a la prétention de
se déguiser sous de médiocres subterfuges de procédure et d'interpré-
tation. M. le ministre des cultes, on le sait, a entrepris depuis les élec-
tions de <( faire sentir son autorité, » selon l'expression de la déclara-
tion ministérielle du mois dernier, aux ecclésiastiques qui lui ont été
signalés comme suspects. Il n'a pas entendu les accusés et ceux qui
pouvaient les défendre, il a frappé ! Il a privé une muhitude de des-
servans de leur traitement et il a supprimé les vicaires partout où il
l'a pu. Naturellement les évêques se sont émus; ils ont exprimé des
plaintes plus ou moins vives, presque toujours modérées, dans des
mandemens, dans des lettres pastorales, prévenant les paroisses que
le service du culte pouvait être interrompu, ou faisant appel aux fidèles
pour subvenir à l'entretien de leurs prêtres privés de leur traitement.
230 REVl"E DES DEliX MONDES.
M. le ministre des cultes qui prétend fièrement se mesurer avec les
cardinaux et qui ne respecte pas toujours Tàge, s'est offensé du lan-
gage de quelques évêques qui n'ont pas reçu assez humblement la si-
gnification de ses ordres; il s'est fâché, et l'un des prélats, M. l'évoque
de Ramiers, a été traduit devant le conseil d'état comme prévenu d'abus
pour une lettre pastorale. Soit, juâque-Ià il n'y a rien que de régu-
lier ; mais c'est ici que l'aventure devient extraordinaire et que la po-
litique nouvelle se dévoile dans son ingénieuse duplicité.
Comment suppose-t-on que le conseil d'état a bien pu motiver la
déclaration d'abus qu'il ne pouvait refuser au gouvernement? C'est
une merveille d'interprétation juridique. Le jugement est hors de
cause, les motifs sont curieux. Le conseil d'état aurait pu ne rien dire,
il aurait pu n'invoquer que des raisons générales : il a trouvé mieux I
Il déclare « qu'en droit toute paroisse légalement établie doit être des-
servie, que si par une cause quelconque le ser\ice du culte ne peut
être assuré par le titulaire d'une cure, il appartient à l'évêque d'y
pourvoir suivant l'exigence des cas; » il ajoute qu'au lieu de s'occuper
d'accomplir ce devoir, M. l'évêque de Paraiers a eu le tort de « s'adres-
ser directement aux fidèles de plusieurs paroisses et de faire naître
dans leur esprit la crainte de la suspension du service religieux,.. »
qu'il a ainsi dénaturé le caractère de la décision ministérielle et « fait
usage d'un procédé pouvant troubler arbitrairement les consciences. »
De sorte que c'est le ministre qui supprime le traitement d'une cure
« légalement établie,» — c'est l'évêque qui est responsable de l'interrup-
tion du service religieux, qui est seul coupable si les populations n'ont
pas leur curé pour baptiser leurs enfans, pour visiter leurs malades,
pour accompagner leurs morts! Et avec quoi veut-on qu'un évêque,
celui de Pamiers ou tout autre, fasse vivre ses prêtres, si on supprime
leur traitement et si, d'un autre côté, il ne peut pas s'adresser aux fidèles
pour leur demander des ressources? Où veut-on qu'il trouve de nou-
veaux prêtres, en l'absence de ceux qui sont frappés, lorsqu'on fait
tout ce qu'on peut pour rendre chaque jour plus dilïicile le recrute-
ment du clergé? Il faudrait du moins être franc, avouer le but qu'on
poursuit, au lieu de se perdre dans d'indignes subtilités; mais on veut
tout à la fois frapper des prêtres suspects et ne pas laisser croire aux
populations qu'on peut troubler leur service religieux. Voilà le secret l
M. le ministre de l'instraclion publique et des cultes a eu, dit-on, au-
trefois, il doit y avoir longtemps, quelques idées ou quelques velléités
vaguement libérales. Il s'en est visiblement corrigé, il y a renoncé
dans sa double fonction. Le ministre des cultes le prouve avec ses sin-
guliers procédés dans les affaires religieuses, et le ministre de l'in-
struction publique se montre, certes, un étrange libéral dans cette di»*
cussion si sérieuse, si savante, si instructive qui sedérouleencorcdevanl
le sénat, qui a en apparence pour objet Torganisation de l'enseigne-
RFfTE. — CHRONIQUE. 231
ment primaire, où il ne s'agit en définitive que de pousser à outrance
ce qu'on appelle, d'un mot assez barbare, la « laïcisation » scolaire.
A vrai dire, avec un peu de prévoyance politique, avec quelque sol-
licitude pour la paix morale, le gouvernement aurait pu laisser som-
meiller encore cette loi nouvelle par laquelle on prétend en finir avec
les influences anciennes et couronner les lois de ces dernières années
en introduisant d'une façon définitive et obligatoire l'esprit laïque dans
le personnel comme dans le programme de l'enseignement primaire.
Le gouvernement avait plus d'une raison sérieuse. D'abord il est bien
certain que cette loi, telle qu'elle est, impose à l'état, aussi bien
qu'aux communes, de lourdes charges nouvelles, et voter ainsi dans
une sorte d'obscurité des dépenses qu'on ne peut même pas calculer,
c'est une étrange manière de préparer le rétablissement de l'ordre
financier qui est une des premières nécessités publiques, qui est assu-
rément un des premiers vœux du pays. De plus, s'il est un fait que
les élections dernières ont rendu évident, c'est que ces lois d'ensei-
gnement primaire, telles qu'on les fait depuis quelques années, ne
sont rien moins que populaires dans bien des régions de la France.
Elles troublent dans leurs habitudes, dans leurs sentimens, les popu-
lations rurales qui tiennent à une certaine instruction religieuse, à
leurs instituteurs congréganistes, à leurs modestes sœurs enseignantes.
Tout récemment encore, dans le Gard et dans quelques autres con-
trées, le gouvernement, en voulant substituer ses instituteurs ofl&ciels
aux frères, aux sœurs, a rencontré la plus vive résistance parmi les
habitans, dans les conseils municipaux, et chose étrange, il a fallu
employer la gendarmerie pour introduire l'enseignement laïque dans
les villages ! Le gouvernement était averti. C'était assurément une
raison pour ne rien précipiter. On aurait pu du moins, dans tous les
cas, se préoccuper des sentimens des populations, mettre quelques
ménagemens dans la loi, s'étudier à organiser un enseignement en
dehors des malfaisantes influences de parti et de secte. On a préféré
en finir sans plus de retard, aller jusqu'au bout, puisqu'on avait une
majorité, faire une œuvTe partiale, étroite, irritante, conçue de façon
à ne tenir compte ni des sentimens des populations ni même des
vœux des conseils municipaux : c'est la loi nouvelle établissant la
(( laïcisation » définitive, obligatoire et immédiate !
Les auteurs de la loi et ceux qui l'ont défendue, M. le ministre de
l'instruction publique, le rapporteur du sénat, croient avoir tout dit
lorsqu'ils ont inscrit au frontispice de leur œuvre ce mot de neutralité
religieuse des écoles, qui à leurs yeux couvre tout, qui leur semble la
souveraine garantie. La neutralité, c'est facile à dire ; malheureuse-
ment, ce n'est cpi'un mot. Cette neutralité dont on parle, elle prend
justement, du premier coup, par la manière dont elle est instituée et
232 REVUE DES DEUX MONDES.
expliquée un caractère d'hostilité contre les croyances d'une partie de
la population française. Elle trouve sa signification dans ces manuels
civiques qui ont la prétention de tout renouveler et dans les livres où
l'on prend soin de supprimer le mot de Dieu pour ne pas gêner la
liberté des enfans! En mettant les choses au mieux, c'est la neutralité
telle que l'interprète M. le rapporteur du sénat, qui ne veut pas bannir
Dieu des écoles, mais qui veut qu'on enseigne le dieu de la philoso-
phie, le dieu de la raison, le dieu des bonnes gens, qui prétend
qu'on substitue à l'ancienne trinité la trinité républicaine. C'est
aussi, si l'on veut, la neutralité telle que la comprend M. le mi-
nistre de l'instruction publique, qui a ses théories sur les dogmes, sur
le rôle du sentiment, et qui ne se défend pas de quelques facéties sur
les superstitions cléricales. C'est ce qu'on entend aujourd'hui par la
neutralité religieuse dans les écoles. — .Mais enfin, dira-t-on, l'état
laïque, républicain, enseigne ce qu'il veut; il n'empêche pas un autre
enseignement, qu'on n'appellera plus l'enseignement libre, — le mot
est supprimé, — qu'on appellera désormais l'enseignement privé. Oui,
sans doute, les Français croyans et chrétiens, comme c'est leur devoir
légal, contribueront à payer chèrement un grand service d'enseigne-
ment public qu'ils considèrent comme hostile à leur foi, — et puis ils
seront libres d'organiser à leurs Irais un autre enseignement, qui res-
tera d'ailleurs, sans garanties, sous la surveillance jalouse de l'ensei-
gnement olliciel. C'est là ce qu'on appelle la liberté, l'équité, l'égalité
des charges !
Cette loi, si étrangement marquée du sceau de l'esprit de parti ou
plus encore de l'esprit de secte, elle n'a pas trouvé seulement de puis-
sans et ardens adversaires parmi des conservateurs comme M. Chesne-
long, M. Buffet; elle a rencontré de sages et éloquens contradicteurs
parmi des hommes comme M. Bardoux, qui a fait ce qu'il a pu pour
arrêter au passage quelques-unes des dispositions les plus criantes,
pour sauver quelques principes libéraux, et qui n'a pas réussi. Vaine-
ment M. Bardoux a montré le danger d'aggraver sans cesse les divi-
sions, de « couper le pays en deux, » et a essayé de faire accepter
quelque adoucissement en réservant pour les conseils municipaux le
droit d'avoir une opinion sur la « laïcisation » de leurs écoles. C'était
une atténuation bien simple qu'il demandait au nom de la liberté des
communes, au nom de la paix, et même dans l'intérêt de la répu-
bli(iue : il a échoué comme s'il n'était qu'un simple réactionnaire!
Vainement M. Bardoux a tenté encore d'obtenir une organisation meil-
leure, plus équitable, du conseil départemental, où l'enseignement
privé, à peine représenté, reste sans garanties: il a été tout au plus
écoulé 1 L'esprit de parti ne souffre aucune contradiction, n'admet pas
qu'on lui parle de garanties, de liberté. Il accepte tout pour la domi-
RBTUE. — CHBOMQl^ 233
Dation ! Ces singuliers réformateurs, qui veulent faire de l'enseigne-
ment public un instrument de règne, se sont exposés à entendre
l'autre jour un sénateur leur dire ironiquement : « Ah ! si on avait parlé
ainsi sous l'empire, vous auriez poussé de beaux cris ! » Tout ce que
les républicains ont reproché aux autres, en effet, ils le font aujour-
d'hui avec aggravation, et c'est parce qu'ils n'ont pas plus de mémoire
que de prévoyance qu'ils en sont à se débattre au milieu de toute sorte
d'oeuvres sans avenir, dans une tranquillité précaire qu'ils ne sont pas
sûrs de pouvoir défendre.
Si les Français d'aujourd'hui ne sont pas arrivés à savoir se con-
duire, ce n'est pas faute de pouvoir s'éclairer de toutes les expériences
du passé. Ils n'ont qu'à lire dans leur propre histoire, l'histoire de ce
grand et malheureux pays de France, à rouvrir de temps à autre les
annales du siècle, ils y retrouveront tous les spectacles instructifs, les
révolutions, les guerres, les fautes des hommes et des partis. Ils n'ont
qu'à regarder derrière eux pour voir passer et se succéder, comme
dans une galerie mobile, cinq ou six gouvernemens qui se sont tous
promis d'être définitifs et éternels, et dont les plus heureux, les plus
durables, n'ont pas vécu vingt ans. Ils ont eu sans doute leur raison
d'être, leur destinée, leur caractère, ces gouvernemens dont quelques-
uns ont été l'honneur de la France et auraient mérité de vivre. Ils ont
représenté des idées ou des traditions différentes, ils ont été l'expres-
sion vivante et originale des opinions, des sentimens, des vœux du
pays à un instant de l'histoire. Ils avaient évidemment aussi quelque
faiblesse secrète, puisqu'ils n'ont pas pu aller au-delà de quinze ou dix-
huit ans, au plus, — au-delà de la génération qui les avait vus naître.
Ils ont eu un trait commun : ils ont péri moins sous les coups de leurs
ennemis, dix fois vaincus, que par les divisions et les querelles intes-
tines, parce qu'après avoir épuisé leur sève et leur force d'impulsion à
disputer et à conquérir leur existence, ils ne se sont pas renouvelés,
parce que le moment est venu pour eux où ils ont eu les faiblesses,
les aveuglemens du règne et du succès. C'est le destin de ce régime
de juillet, qui n'a pas été plus heureux que les autres, que M. Paul
Thureau-Dangin fait revivre dans une œuvre aussi intéressante qu'in-
structive, — Histoire de la monarchie de juillet, — en se servant de
tout ce qu'il a pu recueillir de souvenirs, de confidences, de témoi-
gnages intimes des contemporains.
Qu'est-ce que cette époque de 1836-1840 que M. Thureau-Dangin
aborde aujourd'hui dans le troisième volume de ses sincères et habiles
récits? C'est justement l'heure décisive qui est la crise des gouverne-
mens nouveaux. C'est la transition entre les premières années de
combat où toutes les volontés, toutes les intelligences, tous les cou-
rages se sont unis pour faire face à l'ennemi, pour fonder la monar-
:2.']4 RE7UE DES DEUX MONDES.
chie nouvelle, et l'ère des divisions, des fractionnemens , où le
régime avec des apparences de • succès, s'affaisse par degrés en
se croyant définitivement établi. C'est l'intérêt singulier de cette
date de 1836. Les grandes luttes des premières années ont cessé par
la défaite des factions. Les deux ou trois grands ministères qui ont
décidé de la politique et du succès du régime, qui lui ont donné la
force et l'équilibre, ont disparu-aussi. Des hommes qui se sont illus-
trés ensemble au combat, qui ont formé un instant le plus puissant
faisceau de talens, les uns sont déjà morts, les autres commencent à
se séparer, à faire des tiers partis, à opposer drapeau à drapeau, poli-
tique à politique. C'est l'ère des confusions parlementaires, des con-
flits d'ambitions, des rivalités d'influence, des jeux de l'intrigue po-
litique. Une fois dans cette voie, les scissions s'accentuent et se
multiplient, les ministères s'usent rapidement en manœuvres stériles
au milieu de l'incohérence des partis. M. Thiers, qui, le premier, a
essayé de faire sous son propre nom son ministère du 22 février 1836,
a bientôt couru son étape : avant sept mois, il est au bout. A M. Thiers
succède M. Mole, qui s'allie avec M. Guizot et ses amis les doctrinaires :
c'est encore l'affaire de peu de temps; avant sept mois, l'alliance est
rompue, on se sépare. M. Mole, resté seul, forme cette fois son mi-
nistère avec des hommes distingués, mais en dehors des" grandes
influences parlementaires, et, alors, il peut commencer à voir se for-
mer l'orage qui le menace. Il voit se préparer la guerre des grandes
ambitions, des forces inoccupées du parlement ralliant et entraînant
avec elles toutes les oppositions au combat contre un cabinet qu'on
accuse d'être insuffisant, de n'être que le serviteur et le complaisant
du prince. De là cette sorte de guerre civile au cœur du régime, ce
grand déchirement qui s'est appelé la coalition de 1838-1839, où pen-
dant des mois ce n'était pas seulement un ministère, c'était aussi la
royauté qui se trouvait en cause dans sa dignité, dans ses préroga-
tives, et où ceux qui conduisaient la campagne étaient d'anciens mi-
nistres comme M. Thiers, M. Guizot, les chefs des partis constitution-
nels, les plus puissans orateurs du parlement. Ces scènes d'autrefois
que le jeune historien d'aujourd'hui ravive avec une habile et sincère
sagacité, ne sont, il faut l'avouer, ni à l'honneur du régime parlemen-
taire du temps, ni à l'honneur de ceux qui dévoilaient de singulières
faiblesses d'ambition, d'étranges impatiences; elles sont du moins
relevées par le talent et ta puissance de parole d'hommes comme
M. Guizot, M. Thiers, M. Berryer, M. de Lamartine, M. Mole, qui mon-
traient à quel degré en était encore, jusque dans ces tristes et dan-
gereux débats, l'éloquence française.
Cette coalition de 1838-1839, qui est comme le point central de ce
nouveau volume de VIJistoire de la monarchie de juillet de M. Thureau-
REVUE. — CHR0!«IQ1IE. 235
DaDgin, est sans nul doute la grande crise du régime de 1830. Le mi-
nistre qui était l'objet de tant d'animadversions et qui aurait mérité
le succès par la fermeté avec laquelle il avait tenu tête à l'orage, le
comte Mole, ne résista pas à un si formidable assaut; il y périt comme
chef de cabinet. La monarchie n'y périt pas du coup : elle put même
voir avant peu la coalition se dissoudre dans l'impuissance, les coalisés
se disperser, et elle a vécu dix ans encore avec toutes les apparences
d'un établissement incontesté. Elle avait cependant reçu une profonde
blessure dont elle s'est toujours ressentie, et des esprits comme M. de
Montalembert, M. de Lamartine, n'ont pas hésité depuis à voir dans la
coalition de 1838 une des causes premières de sa chute. Les causes de
cette chute ont été certainement multiples, et elles ont agi lentement,
obscurément. La monarchie de juillet avait dû nécessairement s'affai-
blir par degrés plus qu'on ne le croyait, puisqu'un jour elle a disparu
au premier choc d'une émeute vulgaire qui n'égalait pas les insurrec-
tions qu'elle avait dix fois vaincues. Elle n'a pas duré, voilà qui est
clair. Mais ce qu'il y a de certain aussi, c'est que dans son ensemble,
telle qu'elle a été, avec les faiblesses de l'institution et des hommes,
elle est du petit nombre des gouvernemens qui n'ont fait que du bien,
qui, en disparaissant, ont laissé le pays libre, prospère et respecté.
Elle n'a sûrement laissé ni les ressources nationales compromises, ni
le territoire amoindri, ni l'influence française diminuée, ni la paix mo-
rale troublée par les politiques de secte. — Le 24 féM-ier 18!|8 a com-
mencé réellement une ère nouvelle qui dure encore. A chaque régime
ses œuvres, à chaque période de l'histoire son caractère et sa mo-
ralité !
CB. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES
L'Assainissement des villes par l'eau, les égouts, les irrigations, par M. A. Mille,
inspecteur général des ponts-et-chaussées en retraite, conseil de la ville de Paris,
1 Tol. in-8». Paris, 1886; Dunod.
Ce n'est pas sans raison que l'auteur de ce livre compare les pro-
grès, si réels et si manifestes, de l'hygiène publique, à la révolution
économique qui a suivi la création des chemins de fer. Malheureuse-
ment, sous beaucoup de rapports, nous ne sommes pas encore sortis
des tâtonnemens, des expériences et des controverses acrimonieuses.
A Paris même, l'assainissement des habitations et de la rivière est loin
236 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être achevé; de grosses difficultés paraissent devoir l'entraver long-
temps encore. *
On sait que le système adopté est celui de l'épuration par le sol,
et qu'au dire des ingénieurs de la ville, les essais tentés, sur une
grande échelle, à Gennevilliers, ont réussi à souhait. « La ville a cher-
ché des cultivateurs libres, dit M. Mille; elle a fait à ses frais leur
éducation, et a trouvé en eux les meilleurs auxiliaires. La plaine de
Gennevilliers, avec ses doubles récoltes sur 600 hectares, ses deux
cents familles vivant à l'aise malgré de forts loyers et ses 850 vaches
laitières, nourries sur ses herbages, peut compter comme l'une des
campagnes les plus fécondes du pays. Elle est le point d'appui de l'as-
sainissement de Paris. » N'ais l'épuration des eaux est encore bien
incomplète : elle ne porte que sur un quart du débit total des égouts.
Pour utiliser la totalité de ces eaux sales, et pour achever l'assainisse-
ment de la Seine, la ville réclame aujourd'hui un domaine d'arrosage
plus vaste. Le projet comprend un prolongement d'aqueduc de 18 ki-
lomt très, et l'établissement, au bas de la forêt de Saint-Germain, sur
les terrains domaniaux d'Achères, d'un régulateur de 1,200 hectares qui
permettra de consommer en régie ce que les cultivateurs libres n'au-
ront pas utilisé sur le parcours. Cette demande rencontre une assez vive
opposition, fondée principalement sur des considérations d'hygiène :
on craint que cette irrigation abondante ne finisse par empoisonner
l'air de la contrée, en y développant des miasmes .paludéens. Dans
ces circonstances, un livre comme celui que vient de publier M. Mille
est d'un haut intérêt. On y trouvera l'historique aussi consciencieux
que complet des efforts qui ont été successivement tentés pour amé-
liorer les conditions hygiéniques de notre grande ville. On y trouvera,
ce qui est moins connu, la description des systèmes employés avec suc-
cès à l'étranger, dans des villes comme Londres, Berlin, Bruxelles;
on ne suivra pas sans profit M. Mille dans le récit de ce qu'il a vu par
lui-même au cours de ses nombreuses missions en Angleterre, en Ita-
lie, en Espagne. On sera ainsi en mesure de se former une opinion
motivée sur la question en litige.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Un bien vif mouvement de hausse s'est dessiné aussitôt après la
liquidation de quinzaine. La hausse ne s'est pas limitée à nos rentes;
REVUE. — CHRONIQUE. 237
les fonds étrangers ont été poussés plus hardiment encore, quelques-
uns du moins, que les nôtres, et un certain nombre de valeurs, de-
puis longtemps immobiles, ont commencé à s'agiter. Du 21 au 25, des
réalisations se sont produites, et les plus hauts cours atteints ont été
momentanément reperdus. Les dispositions du marché ont paru, pen-
dant ces quelques jours, assez incertaines. On parlait beaucoup de
ventes très sérieuses effectuées pendant le cours du mois en rentes
3 pour 100 et en amortissable, devant entraîner des livraisons de titres
et une élévation des taux de report. De plus, malgré le ton optimiste
des dépêches, on conservait quelques doutes sur l'imminence de la
pacification dans l'Europe orientale. A l'intérieur, ou commentait les
résultats fâcheux du rendement des impôts et du trafic des chemins
de fer, Tinopporiunité de discussions comme celle qui est pendante
sur les tarifs des transports des grandes compagnies, enfin les hési-
tations apparentes de la chambre à voter le traité de Madagascar et
l'appréhension d'une crise ministérielle, possible, encore que très in-
vraisemblable, à l'occasion de ce vote.
Nous devons ajouter que, cette semaine, a été nommée, dans les bu-
reaux de la chambre, la commission chargée d'étudier la proposition
de M. Ballue, concernant l'impôt sur le revenu, et de présenter un
rapport à ce sujet. Cette commission se compose de 7 membres favo-
rables au projet, et de 4 membres opposans.
S'il est vrai que la spéculation à la hausse, pour ces diverses" rai-
sons, ait éprouvé quelque indécision sur la tournure que prendraient
les événemens à la fin du mois, il faut croire qu'elle s'est entièrement
rassurée vendredi. Ce jour-là, on a cessé de croire ou d'affecter de
croire que la Serbie et la Grèce pussent encore compromettre la paix
en Orient. La reprise s'est accusée avec vigueur sur les places étran-
gères comme sur la nôtre, et la réponse des primes s'est effectuée aux
plus hauts cours du mois.
Mais à peine cette réponse était-elle faite, qu'un nouveau revire-
ment s'est produit. De nombreuses offres ont ramené nos fonds pu-
blics un peu en arrière des cours de la veille, et la semaine s'est ter-
minée sur des tendances plus indécises que ne le faisait présager le
début ardent de la dernière journée.
La plus-value obtenue sur le 3 pour 100, pendant la quinzaine, n'en
reste pas moins très importante : G fr. 65, tandis que l'amortissable,
dont on considère comme probable une émission nouvelle pour la
conversion d'engagemens à court terme du Trésor, n'a monté que
de 0 fr. 25. Le k 1/2 s'est rapproché de 110 francs et gagne 0 fr. 50.
Sur les fonds étrangers, la hausse a été générale. Elle atteint 2 uni-
tés sur le k pour 100 hongrois; de une à deux unités sur les fonds
russes; 0 fr. 65 sur le k pour 100 turc, à 15.65; 0 fr. 60 sur l'Exté-
238 REVUE DES DEUX MO^D£^.
rieure, à 57 1/8; 0 fr. 30 seulement but l'italieu, à 97.80, à cause de
k iuUe engagée, devant le parlement de Rome, contre M. Depretis et
sou collègue le miulstre des (liiauces, M. Magliaiii. L'obligation uni-
iiée, si longiemps immobile, a gagné iO francjs dans la seconde quin-
zaine de février, après avoir monté d'autant dans la première quin-
zaine.
Les recettes des chemins de fer Siom partout en dimintitton, en
liliipague et en Autriche aussi bien que chez nous. La moins-value pour
ia sixième semaine de l'exercice sur l'ensemble des réseaux de nos
six grandes compagnies atteint le cliiflre de 1,330,000 frajics. EUe dé-
passe k millions pour les six semaines écoulées depuis le 1" janvier,
proportion qui, appliquée au reste de l'année, donnerait une diminu-
tion générale de 32 millions pour ia totalité de l'exercice. Il ne faut
pas oublier que, l'année dernière, la diminution a été de 36 miUionsde
francs. ^Ces ciiiffres ne disent que trop éloquemmeut l'intensité de la
crise que tiaversent notre commerce, notre industrie et notre agricul-
ture.
Ce qui ajoute encore à la signification des diminutions dont chaque
période hebdomadaire amène le retour trop régulier, c'est que le
nombre des kilomètres exploités est plus élevé en Î886 qu'en 1885, en
sorte que la proportioti de la moins-value du rendement kilométrique
est encore plus élevée que celle du rendement total. Ciest eo exploi-
tant 9k^ kilonrètres de plus que l'année dernière que nos six compa-
gnies ont eu k millions de moins d« recettes brutes depuis le com-
mencement de l'exercice.
Nous avons dit que les recettes des Chemins étrangers n'étaient pas
meilleures. La diminution atteint déjà 1,275,000 francs depuis le
V' janvier pour les Autrichiens, malgré 88 kilomètres de plus. Les
Lombards ont pour le même temps une moins-value de 325,000 Xraiics.
Le ISord de l'Espagne n'est pas plus favorisé et perd 333,000 francs.
H est vrai qu'il gagne 140,000 fraocs sur sou réseau spéeiai àeê A^tu-
ries. Le Saragosse fait exception à la règle générale et préseate pour
1m premières semaines de 1886 «m accroissemenc de receites braies
déjà très respectables, 624,00^ fraocs, et cela sans augmeutatàoo ^fé-
tendue du réseau.
Au point de vite 4e8 oours, les variatiotis oot -été iiwigatfaotes ^u-
daut cette quinzaine sur les actions de i>os cbenéM dm fer, Mtdgré la
cam{)«gne entrepriee devant la chambre {)ourki4iBBMnMioii4d(9 tarifs.
Le moment, il faut le reeonoiâtpe, serait «ssee mal oboisî pour tetu«r
dans cette voie des expéneoces afoiKaroubes, qui tiatufellement toup-
n«raient au détriment d«fl<;ein-piiginee, nwiis tiieu plus eticore à celui
4e l'état, pui8({ue les conveiKions de 188S4NK^trMUi aiix uciioue un
dividende minimum et <iue tout uuuvul «4(ait>li«8eaieflt des reoettes
REVUE. — CHRONIQUE.
259
correspondrait à de nouveaux sacriûces pour le Trésor du chef de la
garantie. On n'évalue pas à moins de 70 à 80 millions les sommes
que la garantie coûtera à l'état en 1887. 11 est \Tai que, par compen-
sation, la somme totale que l'industrie des chemins de fer en France
a payée à l'éiat en impôts de toute forme et toute nature pour 1885
atieint au moins 250 millions. Le Lyon a baissé de 10 francs à 1,262,
l'Orléans a monté d'autant à 1,370. Les actions des quatre autres com-
pagnies ont gardé les cours du 15 courant. Les Autrichiens ont baissé
de 7 francs, les Lombards de 3. On constate plutôt quelque tendance
à la reprise sur le Nord de l'Espagne et le Saragosse.
La Banque de France a baissé de 4,400 à 4,250, puis s'est rele-
vée à 4,350. Il y a peu de titres flottans, et les vendeurs à découvert
doivent s'attendre à tout instant à être punis de leur témérité. Cepen-
d-aut, la baisse est logique sur cette valeur si l'on considère la dimi-
nution constante des bénéfices. Eii 1885, les neuf premières semaines
avaient produit 5,895,629 francs. La même période n'a donné, cette
année, que 4,570,727 francs.
Le Comptoir d'escompte a tenu son assemblée générale le 30 jan-
vier dernier. Il a été donné lecture aux actionnaires du décret, en
date du 2i octobre 1885, aux termes duquel la durée de la société le
Comptoir d'Escompte de Paris est pi'orogée pour vingt années à partir
cbii 28 mars 1887. Le passage du rapport sur les opérations de 1885,
ayafit trait aux émissions faites aux guichets du Comptoir ou aux-
quelles il a participé, est caractéristique au point de rue des condi-
tions où se trouvent placées en très grande majorité les établisse-
mens de «redit : « Les émissions ont été peu nombreuses. La situation
générale des affaires, l'inaction persistante de tous les marchés, la
réserve dans laquelle se tiennent les capitaux, ont momentanément
arrêté les opérations qui sollicitaient auparavant le concours des Ban-
ques. »
Heureusement pour ses actionnaires, le Comptoir d'escompte ne vit
pas principalement d'émissions , mais plutôt de bonnes et solides
affaires de banque. Aussi , bien que le ralentissement du commerce
d'importation et l'état troublé de l'Orient aient amené une certaine
diminution dans le chifTre des opérations des agences du Comptoir à
l'étranger, les résultats de 1885, par suite du courant régulier d'affaires
à l'intérieur, ont-ils été très salisfaisans. Ils se chiffrent par 7,700,000 de
francs et ont permis de fixer le dividende à 48 francs. On comprend
' que, dans ces conditions, le litre reste bien classé et se maintienne
aux environs de 1,000 francs. On peut, au surplus, apprécier la va-
leur du portefeuille du Comptoir par ce fait que, sur un mouvement
d'escompte de plus d'un milliard et demi, ce portefeuille présente
seulement un contentieux de 190,385 francs immédiatement passé
240 REVDE DES DEUX MONDES.
par compte de profits et pertes : « Ces résultats, dit le rapport, sont
dus à la valeur des forces collectives auxquelles sont confiées les des-
tinées du Comptoir. »
Le Crédit lyonnais tiendra son assemblée générale le 6 mars pro-
chain. Le rapport des commissaires nous apprend que cet établisse-
ment a réalisé 6 millions de bénéfices nets eu 1885, ce qui permet au
conseil de proposer la fixation du dividende à 15 francs par action.
Pour l'exercice précédent, le dividende avait été de 20 francs. Mais il
avait fallu pour le parfaire prendre 1/2 million environ sur les excé-
dens non répartis des exercices antérieurs, tandis que cette fois il ne
serait distribué pour 1885 que ce qui a été réellement gagné pendant
l'année.
Les titres des établissemens de crédit ont paru cette semaine dis-
posés à secouer le long engourdissement dont ils étaient frappés. Le
Crédit lyonnais a donné l'exemple, suivi bientôt par la Banque d'es-
compte. Le premier s'est relevé de 12 francs, la seconde de 22 à 25 fr.
La Société générale est en reprise de 10 francs à 457. Le mouvement
a été plus vif encore sur les banques étrangères, ou du moins sur celle
qui a le plus vivement occupé la spéculation, la Banque ottomane, en
hausse de 35 francs depuis le milieu du mois. La lutte a été des plus
vives au moment de la réponse des primes sur cette valeur; elle reste
à 531 après avoir atteint 5Z|0. Les négociations se sont ranimées aussi
dans une certaine mesure sur le Mobilier espagnol, le Crédit foncier
égyptien, le Crédit foncier hongrois, la Banque des pays autrichiens.
Le Suez, après s'être relevé de 2,160 à 2,200 et au-delà, s'est trouvé
ramené par la réaction générale à 2,180. Les mouvemens ont encore
été très violens sur le Panama. Partie de 450, l'Action a été portée à
485, puis refoulée à 445; nous la laissons à 455. L'Action du canal de
Corinlhe a gagné dans le même temps 35 francs. Le Gaz parisien, dont
l'assemblée générale est convoquée pour le 25 mars, s'est élevé de
1,526 à 1,552.
U directeur -gérant : G. Buloz,
LES
OWGLXES DE LA BIBLE
HISTOIRE ET LÉGENDE
DER.MÉRB PARTIE (1).
I.
Les peuples voisins d'Israël et liés avec lui par la plus évidente
fraternité, Édom, Ammon, Moab, eurent certainement des littéra-
tures, et il est probable que, vers le temps de Da^^d et de Mésa.
l'observateur le plus attentif n'eût pas remarqué en Israël une appré-
ciable supériorité de génie. L'inscription de Mésa est à cet égard le
monument décisif. Mésa et David, quoique séparés par un inter-
valle de plus d'un siècle, ont absolument les mêmes limites intel-
lectuelles, les mêmes idées religieuses, les mêmes tours de langage
et d'imagination. Les cantiques, les proverbes, les récits de Moab et
d'Edom devaient, vers 900 ans avant Jésus-Christ, peu différer de
ceux d'Israël. Le caractère propre d'Israël commence avec les pro-
phètes. Édom, Moab. Ammon, eurent sûrement des nabis, sorciers,
comme furent les premiers /wftj's d'Israël (2). Mais ce germe fut infé-
cond. Une littérature, une religion, une révolution radicale ne sor-
tirent pas de ces nabh non israélites. En Israël, au contraire, les
nabis prirent de bonne heure une haute importance morale. La lutte
s'établit entre eux et les rois ; ils l'emportèrent. C'est par le prophé-
(1) Vojez la Revue da !•' mars.
(2) L'épisode de Balaam en est la preuve.
TOMB LlXrV. — 13 JIABS 1886. 16
242 REVDE DES DEUX MONDES.
tisme qu'Israël occupe une place à part dans l'histoire du monde.
La création de la religion pure a été l'œuvre, non pas de prêtres,
mais de libres inspirés. Les rohanim d'Israël n'ont été en rien su-
périeurs à ceux du reste du monde ; souvent même l'œuvre essen-
tielle d'Israël a été retardée, contrariée par eux.
Ce développement extraordinaire, qui est comme le tronc de l'his-
toire religieuse de l'humanité, commence dans le royaume d'Israël,
sous cette dynastie d'Achab qui chercha vainement, en suivant les
traces de Salomon, à faire dévier Israël du côté de la civilisation
profane. Élie, Elisée, appartiennent tout entiers à la légende. On ne
sait d'eux qu'une seule chose, c'est qu'ils furent grands. L'appa-
rition qui se couvre de leur nom est peut-être l'événement dé-
cisif de l'histoire d'Israël ; ils sont le premier anneau de la chaîne
qui, neuf siècles plus tard, aboutira au christianisme. Le iahvéisme,
qui, à Jérusalem, n'était qu'un culte, devient, dans les écoles de
prophètes, un ferment religieux de la plus haute puissance. Le pro-
phète, n'étant pas prêtre, n'avait pas le boulet que traîne aux pieds
tout corps sacerdotal. Le prophétisme du Nord n'a pas seulement
créé Élie, il a créé Moïse, il a créé l'Histoire sainte; il a créé le pre-
mier germe de la Thora. Horriblement fanatiques, ces sombres
voyans servirent la liberté de l'esprit, comme Knox et Calvin ; ils
furent des émancipateurs sans le vouloir, car ils combattirent la
pire des tyrannies, la connivence des foules ignorantes avec un sa-
cerdoce avili.
Le fanatisme, en effet, peut avoir des conséquences trcfs différentes,
selon le motif qui l'inspire. Il y a une différence sensible entre le fa-
natisme sacerdotal et le fanatisme d'illuminés laïques. Le protestan-
tisme, qui, à l'origine, impliqua des élémens assez analogues à ceux
du prophétisme Israélite, est devenu, avec le temps, quelque chose
de libéral , tandis que le fanatisme catholique, tel qu'on le voit
d'abord dans Philippe II et dans Pie V, n'a fait que du mal et ne
s'est jamais transformé. Les prophètes du temps d'Achab, malgré-des
passions ardentes et de graves malentendus théologiques, peuvent
être considérés comme des hommes de progrès. Ils étaient à deux
pas d'afiirmer que lahvé est le Dieu absolu. Us revenaient, après
une longue suite d'erreurs et de superstitions, à l'élohisme de
l'âge patriarcal. Ln étonnant orgueil do race deviiit dès lors le
mobile fondamental de la vie d'Israël. Israël était le peuple de lîJivé;
c'était là dire peu de chose : Moab, aussi, était le peuple de Camos.
Mais tout était changé depuis que lahvé no se distinguait pas du Dieu
même qui a fait le ciel et la terre, du Dieu de la justice et du droit. Au
lieu d'avoir, comme tous les peuples, un dieu national, Israël de*
venait ainsi l'élu de Dieu, le peuple de choix de l'Être absolu, le
peuple unique. L'histoire de ce peuple ne devait dès lors ressembler
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 203
à celle d'aucun autre. lahvé a fait pour Israël des choses qu'aucun
dieu n'a faites pour son peuple. Les vieux souvenirs d'Our-Casdim et
de Harran remontaient en la mémoire ; une histoire sainte se dres-
sait. Les prophètes apparaissaient comme les guides inspirés d'Is-
raël ; or, le premier des prophètes n'était-ce pas ce ilosé qui tira le
peuple d'Egypte? Et le premier auteur du pacte n'était-ce pas cet
Abraham, issu des fables babyloniennes, qui apparaissait dans le
lointain comme le père de la civilisation?
Ces idées s'agitaient dans tout Israël, mais principalement dans les
tribus du Nord, parce que la liberté et racti\ité religieuses étaient là
bien plus grandes. A Jérusalem, le temple était une gène, et le
sacerdoce, bien que peu organisé encore, avait ses effets ordi-
naires d'appesantissement et de lutte contre l'esprit. La crise soule-
vée par l'école prophétique, du temps d'Achab, avait donné aux
questions religieuses une saillie extraordinaire. On avait bien les
le livres de légendes patriarcales et héroïques, rédigés il y avait une
centaine d'années ; mais ces livres n'avaient pomt un caractère
assez exclusivement religieux. C'étaient des recueils d'anecdotes et
de chants populaires, pleins d'intérêt et de charme; ce n'était pas
li\Te sacré dont un peuple fait son tabernacle et sa vie. On sentait
le besoin d'un livre contenant le dogme fondamental de la religion.
Ce dogme était tout historique ; c'était l'exposé des phases succes-
-ives du pacte de lahvé avec son peuple. Il était urgent de rédiger
en un corps unique les élémens d'histoire que l'on possédait ou
croyait posséder. L'œuvre capitale d'Israël grandissait à vue d'oeil ;
une transformation profonde s'opérait ; l'Histoire sainte naissait.
Le livre des Légendes, en effet, était loin d'avoir épuisé la tradi-
tion orale, et en particulier cet ancien fonds d'idées babyloniennes
dont le peuple vivait depuis des siècles ; beaucoup d'élémens de tra-
dition orale flottaient à côté des maigres dociimens écrits. Il semble,
en particulier, que le vieux livre n'avait aucun récit sur Fa création
et sur l'apparition de l'humanité. Les dires, à cet égard, étaient inter-
minables et discordans. Cela se racontait en séries mnémoniques,
susceptibles de très fortes variantes. Cela s'enseignait jusqu'à un cer-
tain point, et peut-être les longs loisirs des navotk ou séminaires pro-
phétiques étaient-ils occupés à réciter ces vieilles légendes. Tout ce
qui concernait Moïse manquait de rédaction suivie. La plupart des
généalogies, enfilées en chapelet, étaient également sues pur cœur;
mauvaise condition pour leur intégrité! Plusieurs, cependant, pou-
vaient déjà être écrites. Le Wwq des Guerres de lahvé étiiit un vrai
trésor; mais il ne remontait pas au-delà des premières batailles que
les Israélites livrèrent, en s'approchant de la Palestine, à la hau-
teur de l'Arnon.
Ce qui faisait surtout défaut dans le» livres d'histoire iahvéiste
2âA REYUE DES DEUX MONDES.
écrits avant cette époque, c'était la partie des prescriptions reli-
gieuses et morales. Or une idée était devenue tout à fait domi-
nante dans les écoles de prophètes, c'est que lahvé impose à ses
fidèles certaines prescriptions, certaines lois. Un petit code se for-
mait. Ce code était comme la condition du pacte intervenu entre le
dieu et son peuple. A côté des faits d'histoire religieuse par lesquels
on se proposait de montrer qu'Israël était lié envers lahvé par un en-
gagement spécial, il y avait le dispositif de ce pacte, c'est-à-dire les
lois qui étaient censées avoir été imposées au peuple par lahvé.
Ces lois étaient en partie les articles divers d'un droit coutumier
d'inégale antiquité, en partie des prescriptions sacerdotales ou
rituelles, en partie des lois morales, résultat du mouvement huma-
nitaire qui se produisait déjà dans les écoles prophétiques. Mosé
fut envisagé comme l'universel promulgateur de ces lois, censées
inspirées par lahvé.
De tout cela résulta un récit sacré dont voici les lignes essen-
tielles (1) :
Au commencement, lahvé crée le ciel et la terre, les hommes par
conséquent. Ces premiers hommes sont des géans. Vivant huit et
neuf cents ans, ils créent une première civilisation où le mal l'em-
porte de beaucoup sur le bien, et qui est balayée par le déluge. Un
juste, Noé, est sauvé des eaiLx et renouvelle l'humanité par ses trois
fils : Sem, Cham, Japhet. Sem est la tige des élus; un de ses des-
cendans est cet Abraham d'Our-Casdim, avec qui Dieu fait un pacte
à perpétuité. Son fils et son petit-fils, Isaac et Jacob, errent à l'état
de nomades dans le paysdeChanaan, dont Dieu leur promet la pos-
session future. Le pacte est renouvelé avec chacun d'eux, en parti-
culier avec Jacob. Joseph, fils de Jacob, attire ses frères en Egypte,
où ils se trouvent, avec le temps, réduits à l'état de servitude,
lahvé les délivre par le grand prophète Mosé, qui les mène au
Sinaï, où lahvé leur apparaît en la plus solennelle des théopha-
nies, renouvelle son pacte avec eux et édicté les lois résultant de
ce pacte. Mosé conduit le peuple jusqu'aux confins de la terre pro-
mise. Josué effectue la conquête de la terre et la partage entre les
fils d'Israël , si bien que la propriété de tout bon Israélite a une
origine théocratique, le partage des terres émanant de lahvé lui-
même.
Voilà ce qui se racontait, avec des variantes très considérables,
soit en Israël, soit en Juda. Le fond de tout cela était déjà dans le
livre des Légendes patriarcales et dans le livi*e des Guerres de
(1) Pour Ift parfaito clarté do ce qui tnit, il faut ao servir d'un texte où la rédnr-
tion Jéhoviste et la rédaction ôlohiste soient séparées ou impriinéns en caractère dif-
férent, par exemple de la Genètt de M. François Lcnonnanl, ou de la traduction de
M. ReuM.
LES ORIGLNES DE LA BIBLE. 245
lahvé ; mais ces Ii\Tes étaient peu répandus et n'avaient pas éteint
dans le peuple la fécondité légendaire. La tradition orale est es-
sentiellement vacillante. L'arrangement des généalogies antédilu-
viennes n'était pas raconté par deux traditionnistes de la même
manière. Les aventures attribuées à Abraham étaient souvent mises
sur le compte d'Isaac ou de Jacob, et réciproquement. Les récits
sur Moïse différaient du tout au tout. Les lois qu'on lui attribuait
n'avaient rien de fixe. Il n'y avait d'à peu près uniforme que le récit
du déluge. Le canevas de ce récit continuait d'être, trait pour trait,
celui que les Hébreux primitifs avaient apporté de Mésopotamie et
qu'on a retrouvé de nos jours sur les briques d'un des palais de
Ninive.
On ignorera toujours les conditions dans lesquelles fut composée
cette histoire sainte et nationale à la fois. La seule chose qu'on puisse
affirmer est qu'elle fut rédigée de deux côtés, sans que les deux ré-
dacteurs aient eu connaissance du travail l'un de l'autre ; à peu près
comme la masse des traditions de casuistique juive, dix-huit cents ans
plus tard, se fixa dans les deux Talmuds, dits de Jérusalem et de Ba-
bylone. Beaucoup d'indices semblent faire croire qu'il veut d'autres
rédactions, qui lurent plus tard fondues avec les deux premières en
un seul récit suivi. Il en fut de même pour les Evangiles, à la seule
différence que les Évangiles n'arrivèrent jamais à l'unité. Cette
multiplicité de rédactions est presque une loi, toutes les fois qu'un
ancien fonds de traditions orales est mis par écrit. Lue telle rédac-
tion ne se fait jamais officiellement; elle se fait d'une façon mul-
tiple, sans entente ni unité. La haute antiquité n'avait pas l'idée
de l'identité du livre; chacun voulait que son exemplaire fût l'exem-
plaire complet ; il y faisait toutes les additions nécessaires pour le
tenir au courant. Il n'y avait pas deux exemplaires semblables, et
le nombre des exemplaires était extrêmement réduit. A cette époque,
quand on voulait rendre la vie à un livre, on le refaisait. La lecture
privée n'existait pas. Tout livre était composé avec une objecti\'ité
absolue, sans titre, sans nom d'auteur, incessamment transformé,
recevant des additions, des scholies sans fin. Le livre, s'il est per-
mis de prendre une comparaison à la science des êtres vivans,
était alors un mollusque, non un vertébré. Cela frappe d'une
certaine stérilité les recherches qui ont la prétention d'arriver,
en ces matières, à une précision rigoureusement analytique : les
grandes masses seules se distinguent ; mais les lois générales peu-
vent être entrevues quand le détail échappe. A travers mille incer-
titudes, l'historien arrive à entrevoir la manière dont s'acconaplit
la mise par écrit de ces antiques documens qui, par un sort étrange,
sont devenus pour l'humanité le livre même de l'origine de l'uni-
vers.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
La rédaction du Nord fut sûrement la première en date et la plus
originale. Le royaume du Nord avait, dans cette œuvre de rédaction,
un très grand avantage; c'est qu'il possédait déjà un canevas excel-
lent, ce livre des Légendes, où l'histoire patriarcale était racontée de
la manière la plus exquise. Le nouveau rédacteur (1) prit pour base
et pour modèle cet écrit capital : mais il y ajouta des parties es-
sentielles, surtout en ce qui concernait les commencemens de
l'humanité. 11 combina avec le vieux récit des traditions dont plu-
sieurs étaient écloses récemment. Il adoucit beaucoup de passages
dont la crudité était devenue choquante, expliqua à sa manière
certains endroits qu'il ne comprenait pas. L'histoire de la con-
quête de Chanaan fut racontée en partie d'après le Livre des Guerres
de Iahvé,en partie d'après un système légendaire où la conquête et
le partage systématique des terres étaient attribués à Josué. Enfin,
à propos de Moïse, l'auteur plaça dans son récit un o Livre de l'al-
liance, » contenant le pacte original de lahvé avec son peuple, lors
de l'apparition du Sinaï.
Ce que le rédacteur jéhoviste eut surtout de personnel, ce qui le dis-
tingua essentiellement de ses devanciers, qui ne paraissent pas s'être
beaucoup plus souciés que les aèdes homériques d'expliquer le
monde et Dieu, ce fut une profonde philosophie, recouverte du voile
mythique, une conception triste et sombre de la nature, une sorte
de haine pessimiste de l'humanité. Son lahvé est terrible, toujours
irrité ; il se repent tant de fois d'avoir créé l'homme qu'une logique
méticuleuse arriverait à se demander pourquoi il l'a fait. On croit
entendre les doléances de ces derniers hégéliens de nos jours, se dé-
lectant dansla méditation du péché et fondant la religion sur l'obses-
sion de l'idée du mal. Les récits de la chute, de Gain et d'Abel, des
géans ou nrfilim, du déluge, ont pour unique objectif de montrer
que la pensée de l'homme aboutit fatalement au mal. Gomme tous
les prophètes, le jéhoviste a une sorte de haine pour la civilisation,
qu'il envisage comme une déchéance de l'état patriarcal. Chaque
pas en avant dans la voie de ce que nous appellerions le progrès
est à ses yeux un crime, suivi d'une punition immédiate. La puni-
tion de la civilisation, c'est le travail et la division de l'humanité.
La tentative de civilisation mondaine, profane, monumonlalo, artis-
tique de Babel est le crime par excellence. Nemrod est un révolté.
(1) Pour nous conformer à riiMRe, nous l'appollrrons le Jéhoviste; c'est 1' «li' li-
ment C des Allcmnnds.
LES ORIGINES DE LA BIBLE.
247
Quiconque est grand en quelque chose devant lahvé est un rival de
lahvé.
Ce qu'on appelle le fatalisme musulman n'est, en réalité, que
le fatalisme iahvéiste. lahvé a en haine les elTorts humains. On
lui foit injure en cherchant à connaître le monde et à l'améliorer.
Il ne faut pas essayer de collaborer avec lahvé. Le développement
de l'humanité est, à tous ses degrés, une violence faite à la volonté
de lahvé. Dieu voulait un homme unique, avec sa compagne, habi-
tant à perpétuité un jardin délicieux. L'homme, par son intempes-
tive soif de savoir, dérange ce plan. La première ville naît dans la
race du meurtre et du mal. Dieu voulait une humanité unique, une
langue unique. La folle tentative de Babylone amène la dispersion,
qui est à sa manière une punition, une déchéance. La beauté des
filles des hommes ne sert qu'à tenter les êtres célestes et à pro-
créer une race monstrueuse. Si Dieu regrette un moment d'avoir
amené le déluge, c'est qu'il voit bien que le seul moyen de réfor-
mer l'humanité serait de la détruire, et il se résout alors à la lais-
ser désormais suivre ses voies.
Cette tristesse navrante du fond des idées atteint le sublime
grâce à un style de bronze dont on chercherait vainement l'ana-
logue dans la plus haute antiquité. L'allure tour à tour audacieuse
et abandonnée du récit rappelle les plus belles rhapsodies homéri-
ques. Un mélange habituel de vulgarité et de sublime, de réalisme
et d'idéalité, tient le lecteur toujours en haleine. La prose confine à
la poésie par des degrés insaisissables ; quelquefois, par exemple
dans le récit de Babel, dans le mot d'Adam à la vue d'Eve, dans
la cantilène de Noé, dans les bénédictions d'Isaac (1), le rhytme
naît spontanément, ou plutôt s'entend comme l'écho d'un passé qui
se prolonge à l'infini. C'est encore l'enfance de l'esprit humain,
mais une enfance pleine des pressentimens d'une vigoureuse jeu-
nesse ; par momens, c'est déjà presque Tàge mûr.
Dans la combinaison des soui'ces antérieures, c'est-à-dire du livre
des Légendes et du livre des Guerres avec la tradition vivante, l'au-
teur éprouve plus d'une difficulté. Son embarras se trahit, surtout
quand les traditions se contredisent. Alors il procède par juxta-
position , selon un procédé que nous appellerions volontiers diplo-
pique, et dont l'emploi est tout à fait sensible dans la rédaction des
Evangiles, surtout de l'Évangile dit de saint Matthieu. Le mythe
du jardin d'Eden, par exemple, présentait dans les traditions une
assez forte variante. Selon une version, l'arbre central du paradis
XI) Hàtoii--nous d'ajouter que, dans de tels passages, la distinction du livre des
Légendes d'Israël et du Jéhoviste, ou, comme disent les Allemands, du document B
et du document C, est bien difficile à faire.
2i8 REVUE DES DEUX MONDES.
était l'arbre de vie; selon une autre, c'était l'arbre de la distinction
du bien et du mal. Le rédacteur jéhoviste prend le parti de les
mettre tous les deux au milieu ; dans la suite du récit, les deux
arbres se confondent et se distinguent tour à tour. On remarque
des hésitations du même genre dans l'emploi des deux noms
Abnnn et Abraham. L'aventure d'Abraham chez Pharaon et celle
d'Isaac chez Abimélek sont un même récit qui se présentait
sous deux formes, dont le rédacteur n'a voulu négliger aucune.
Le « rire » qui sert de base à Tétymologie d'Isaac est raconté de
deux manières. Béthel est deux fois consacré lieu saint par
Abraham et par Jacob. Tout ce qui touche à la famille de Moïse
est contradictoire au plus haut degré. Dans une foule de cas, le
rédacteur, tenu en suspens, ou ne comprenant pas bien ses sources,
atténue, altère, explique à faux ce qui l'embarrasse.
L'Histoire sainte, telle qu'elle sortit de la plume du jéhoviste,
ne nous est parvenue que d'une manière fragmentaire. Nous
verrons plus tard comment un arrangeur combina l'histoire sainte
du Nord avec un livre analogue éclos à Jérusalem, et, dans cette
œuvre de compilation, supprima des pages entières des deux
écrits, pour éviter les doubles emplois, les contradictions trop
évidentes, ou bien pour écarter certains passages qui répugnaient
à ses idées. C'est ainsi que le commencement de l'Histoire sainte
Israélite a été fort écourté. Le dernier rédacteur, après avoir
transcrit le beau début du texte hiérosolymite, a supprimé le passage
parallèle de la rédaction du Nord. On doit supposer, du reste, que
le récit des six jours manquait dans cette première Genèse. Le dé-
but était probablement : « Au jour où lahvé Dieu fit la terre et le
ciel (1)... » La création de la lumière, l'ordre établi dans le chaos,
la création des astres, remplissaient la partie maintenant suppri-
mée, puis l'auteur prenait la terre en particulier et racontait ainsi
son histoire :
... Et d'arbres des champs, il n'y en avait pas encore; et l'herbe
des champs n'avait pas encore germé, car lahvé n'avait pas fait pleu-
voir sur la terre, et il n'y avait pas d'hommes pour travailler le sol.
FA une vapeur montait de la terre et humectait toute la surface du sol.
Or lahvé fornja l'homme avec de la poussière tirée du sol, et il souffla
dans ses narines un souille de vie, et l'homme fut àme vivante. Et
lahvé planta un jardin en Eden, à l'orient, et il y piara l'homme qu'il
avait formé. El lahvé fit germer du sol toute sorte d'arbres agréables
à voir et portant des fruits bons à manger, et l'Arbre dévie était au mi-
lieu du Jardiu [et aussi l'Arbre de la distinction du bien et du mal]. Et
(I; GcD., Il, i.
LES ORIGLSES DE LA B115LE. 249
un fleuve sortait d'Edeu pour arroser le jardin, et, de là, il se parta-
geait en quatre branches... Et lahvé prit l'homme et le plaça dans le
jardin d'Eden pour le travailler et le garder...
Selon notre rédacteur, la création de l'homme a donc lieu à un
moment où la terre est encore sans pluie et sans végétation. lahvé
plante exprès pour l'homme un jardin qu'il fait arroser par un fleuve
divisé en quatre rigoles. L'homme est seul, imique au monde, du
>exe masculin, non sujet, à la mort.
Et lahvé dit : « H n'est pas bon que l'homme soit seul; faisons-lui
un aide semblable à lui. » Et lahvé forma du sol tous les animaux des
champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour
voir quel nom il leur donnerait, et tous les noms que l'homme leur
donua, ce sont leurs noms. Et l'homme donna des noms à toutes les
bêtes et à tous les oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ;
mais, en tout cela, ne se trouva pas pour l'homme un aide semblable à
lui. Et lahvé fil tomber un sommeil profond sur l'homme, et il s'en-
dormit, et lahvé prit une de ses côtes et boucha le trou avec de la chair.
Et lahvé bâtit la côte qu'il avait prise de l'homme en femme, et il la
présenta à l'homme. Et l'homme dit : « Celle-ci, pour le coup, est un
os d'entre mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera appelée issa,
parce qu'elle est prise de is. Aussi l'homme abandonnera son père et
sa mère et s'attachera à sa feûime, et ils seront une même chair. »
Et tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils ne rougissaient
pas.
On sait la suite : comment le serpent, le plus rusé des animaux,
induit la femme, puis l'homme, à enfreindre la prescription de
lahvé relativement à l'arbre dont le fruit ferait d'eux des' élohim^
•omment, leurs yeux venant à s'ouvrir, ils rougissent et se font
des ceintures de feuilles de figuiers ; comment lahvé, se prome-
nant dans le jardin à la fraîcheur du jour, les confond. A la suite
de cette forfaiture, le serpent est condamné à marcher sur son
ventre et à manger la terre ; la haine est scellée entre lui et le
>j:enre humain. La femme est condamnée à enfanter dans la dou-
leur; l'homme est condamné au travail et à la mort. S'il réussis-
sait encore à manger du fruit de l'Arbre de vie, ce fruit lui ren-
drait l'immortalité. Pour prévenir ce second attentat, lahvé chasse
l'homme du jardin d'Eden et place à l'entrée du jardin les Kerou-
bim et l'épée de feu tournant, pour que personne ne puisse plus
I)rendre le sentier qui mène à l'Arbre de vie.
L'histoire humaine commence alors. L'homme appelle sa femme
d'un nomaraméen, Ilmva « la donneuse dévie.» lahvé lui-même leur
250 BEVUE DES DEUX MONDES.
fait des tuniques de peau et les en revêt. Leur union donne nais-
sance à Qaïn, puis à Habel : l'un, pasteur, l'autre, laboureur. Tous
deux offrent des sacrifices à lahvé, qui agrée ceux de Habel et
n'agrée pas ceux de Qaïn; d'où la jalousie des deux frères et le
meurtre de l'un d'eux.
Les Qaïnites peuplent le monde. Qaïn bâtit la première ville et
l'appelle du nom de son fils, Hénoch. Nous sommes ici encore sur
le terrain de la haute mythologie. Déjà, dans cette partie, le nar-
rateur jèhoviste fait des emprunts considérables au livre des Lé-
gendes (1) ; il lui prend en particulier des rythmes du caractère le
plus original.
La part du jèhoviste est aussi très difficile à discerner de celle
du livre des Légendes dans le singulier récit des fils de Dieu (c'est-
à-dire des anges) devenant amoureux des filles des hommes, amour
étrange d'où naît une race de géans, sur lesquels couraient de vieux
récits épiques. Le caractère sombre et pessimiste de notre écrivain,
sa tendance avoir partout le péché, se retrouvent en ce qui suit. Le
monde est mauvais : de lui-même il va au mal. La corruption du
monde étant arrivée à son comble, lahvé se repent d'avoir créé
l'homme et résout de l'exterminer. Noé seul trouve grâce à ses
yeux. Ici, la différence avec le livre des Légendes se laisse assez
clairement apercevoir. Le livre des Légendes connaissait Noé ,
mais il n'avait pas de déluge. Son Noé était l'inventeur de la vigne
et du vin, « ce grand consolateur qui console l'homme des peines
qu'il éprouve à travailler la terre. » C'est sûrement le rédacteur
jèhoviste qui en a fait un juste et le sauveur de l'humanité (2).
Le récit du déluge tel que l'écrivit le rédacteur israélite nous est
conservé tout entier dans la narration singulièrement prégnante du
texte actuel. Noé, au sortir de l'arche, construit un autel à lahvé et
fait un sacrifice d'animaux dont lahvé hume la fumée, ce qui le
réconcilie avec le genre humain.
Nous n'avons que des extraits des pages qui suivaient : une lé-
gende chaldéenne, celle de Nemrod, héros chasseur et fondateur de
Babel, était sans doute un emprunt à ce cycle de fables sur les
géans dont il a été question plus haut. Là se trouvait aussi ce cu-
rieux récit sur la construction de la tour de Bel et la confusion des
langues, récit rythmé, plein d'assonances, de jeux de mots et où
respire une haine antique contre Babylone. On sent un emprunt
fait soit au livre des Légendes, soit à quelque autre source à nous
inconnue.
(1) Voir U première partie (Revus du 1*' mars).
(2) Henoch parait un atilro Noh, arrêté dani «a formation et dûtachè par la légende
pour un uulro emploi.
LES ORIGINES DE lA BIBLE. 251
L'histoire d'Abraham, d'Isaac, surtout celle de Jacob et de Joseph,
histoires essentiellement Israélites, toutes formées dans le Nord,
furent calquées par le jéhoviste sur le livre des Légendes. L'his-
toire d'Abraham prend entre ses mains un caractère presque exclu-
sivement religieux. Abraham devient le pivot du iahvéisme ; il a été
le fondateur de la religion de lahvé ; il a bâti partout des autels à
lahvé, dont plusieurs se voient encore. Sa vocation et les promesses
qui lui furent faites figurent au premier plan de la narration, comme
l'objet capital que l'auteur a en vue. Sans avoir les préoccupations
ethnographiques que nous trouverons bientôt chez le rédacteur
hiérosolymite, notre auteur connaît les mythes qui rattachent
Israël aux Moabites, aux Ammonites, aux Édomites, aux Arabes.
Il se complaît dans les anecdotes sur Lot, sur Sodome et les villes
du bassin Asphaltite. La double supplantation de Jacob et d'Ésaii est
racontée avec un très fin sentiment historique. Les bénédictions des
patriarches mouraus sont empruntées au trésor de la poésie popu-
laire des différentes tribus.
C'est surtout par la manière dont il esquissa la légende de Moïse
et les premiers contours de la législation théocratique, que le rédac-
teur du Nord se fit dans le développement religieux d'Israël une
place à part. 11 fixa l'histoire sainte comme l'entendaient les pro-
phètes. Il fournit le cadre de tous les développemens postérieurs
de la Tliora. Les récits de la captivité en Egypte, de l'exode et
de Moïse existaient avant lui, au moins pour le fond. L'institution
de la Pàque (vieille fête du printemps) était déjà conçue comme
se rapportant historiquement à la sortie d'Egypte. Mais ce qui
marqua une innovation capitale, ce fut l'insertion dans le livre de
l'Histoire sainte d'un petit code (1) renfermant toute l'institution
morale d'un peuple, comme le iahvéisme du Nord l'entendait. Il
ne semble pas que le li\ re des Légendes renfermât rien de sem-
blable. La promulgation de cette loi divine était censée se faire au
milieu des toimerres du Sinoï.
Nous réservons la discussion de cet ancien code, noyau pri-
mitif de la Thoriiy pour l'étude que nous ferons une autre fois sur
les textes législatifs. A partir du moment où le peuple approche
de la Palestine et livre ses premières batailles aux peuples déjà
établis dans le pays, l'auteur trouve des documens cette fois bien
réellement historiques dans le livre des Guerres de lahvé et dans
le laschar. Le rôle héroïque de Galeb paraît venir de cette source.
De là surtout viennent ces inappréciables chants sur la source de
Beër, sur la prise d'Hésébon, cet épisode si original de Balaam,
peut-être les bénédictions de Moïse, parallèles à celles de Jacob et
(1) Livre de l'alliance, depuis Exode^ \x, 2i, jasqu'au verset 19 du cli. sjdu.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
empruntées comme elles à de vieux dires poétiques devenus pro-
verbiaux.
Le jéhoviste, comme on l'appelle, est sûrement un des écrivains
les plus extraordinaires qui aient existé. C'est un penseur sombre, à
la fois religieux et pessimiste, comme certains philosophes de la nou-
velle école allemande, M. de Hartmann par exemple. Il égale Hegel
par l'usage et l'abus des formules générales (1). Il est aussi anthropo-
morphique et presque aussi mythologique que l'auteur du livre des
Légendes ; mais la pensée religieuse est chez lui bien plus dévelop-
pée. Le jéhoviste fut certainement un créateur religieux de premier
ordre. On peut regarder les incomparables mythes du second et du
troisième chapitre de la Genèse, les récils d'Éden, de la création
de la femme et de la chute de l'homme comme son œuvre person-
nelle. Une pensée profonde, bien que selon nous erronée, rem-
plit ses pages en apparence les plus enfantines. Cette conception
d'un homme primitif, absolu, ignorant la mort, le travail et la dou-
leur, étonne par sa hardiesse. Le récit de la création de la femme
est le mythe le plus philosophique qu'il y ait dans aucune religion.
L'explication de toute l'histoire humaine par le péché, par la ten-
dance au mal, par la corruption intime de là nature, a été la base du
christianisme de saint Paul. La traditionjuive garda ces pages mysté-
rieuses sans beaucoup y faire attention. Saint Paul en tira une
religion, qui a été celle de saint Augustin, de Calvin, en général du
protestantisme, et qui certes a sa profondeur, puisque des esprits
très éminens de notre siècle en sont encore pénétrés. Le plan de
rédemption, qui est la conséquence du dogme du péché, est conçu
très clairement par notre auteur. Le salut du monde se fera par l'élec-
tion d'Israël, en vertu des promesses faites à Abraham. Le christia-
nisme trouvera là son point de départ. Il affirmera que Jésus, sorti
d'Israël, a réalisé le programme divin et réparé le mal sorti de la
faute du premier Adam.
Le rédacteur jéhoviste était un prophète, et ce fut sûrement le
plus grand des prophètes. On peut dire qu'il est le doctrinaire du
prophétisme, en ce sens qu'il résume et explique les principes que
les prophètes ne font qu'appliquer. Aussi trouve-t-on son écrit sans
cesse rappelé dans les écrits des prophètes. Le jour où l'auteur y
mit la dernière main, on put dire : Un livre est né, ou plutôt, ce
jour-là, véritablement, le judaïsme, le christianisme et l'islamisme
naquirent. Les vieux instincts monothéistes des Sémites nomades
arrivèrent, sous le mordant incomparable de ce burin de fer, à se
fixer en une religion clairement définie et déterminée.
(1) Un homme, un« famille, une race, une langue^ une vigne, dont toulOH les aulrea
'.iooDont, une acale source pour les fleuvea, etc.
LES ORIGDfES DE LA BIBLE. 253
Comment la date d'un pareil ouvrage est-elle si incertaine?
Comment le nom de l'homme qui écrivit ce chet-d'œuvre est-il
inconnu? La même question se pose pour les poèmes homéri-
ques, pour presque toutes les épopées, pour les Évangiles, pour
toutes les grandes œuvres sorties de la tradition populaire. La ré-
daction des Évangiles fut, assurément, dans l'histoire du christia-
nisme, un fait capital. Or, à l'époque où ces petits écrits parurent,
on ne s'en aperçut pas dans le sein du christianisme. Les livres de
ce genre ne sont rien pour la première génération, qui sait les tra-
ditions d'original. Ils deviennent tout, le jour où la tradition directe
est perdue et où les écrits sont les seuls témoins du passé. C'est
ce qui fait que rarement ces sortes de rédactions sont uniques.
Presque toujours, la fixation du fond traditionnel s'opère simultané-
ment sur plusieurs pomts à la fois, sans -que les rédacteurs aient
la conscience réciproque de l'œuNTe multiple qui s'accomplit. .Nous
venons de voir la tradition du Nord arriver à une forme définitive.
Tâchons de nous représenter conmient, vers le même temps, la
question des \ieilles histoires se posait à Jérusalem.
III.
Nous avons déjà fait remarquer que le mouvement religieux
était à Jérusalem bien plus calme et plus lent que dans le
royaume d'Israël. Le besoin de recueillir les traditions s'y faisait
moins sentir. On n'y avait rien qui ressemblât au livre des Légendes
d'Israël ni au livre des Guerres de lahvé. Ces livres, propriété ex-
clusive du Nord, n'avaient probablement pas pénétré à Jérusalem.
La rivalité des deux pays s'y opposait ; il faut ajouter que le nombre
des exemplaires d'un livre était alors si peu considérable que
chaque livre était en quelque sorte attaché au sol qui l'avait vu
naître. Nous pensons également que la rédaction de l'Histoire sainte
jého^^ste ne fut pas connue à Jérusalem avant le dernier siècle du
royaume d'Israël. L'enseignement oral suffisait. On avait cependant
le sentiment vague que le temps de rédiger ces sortes de do-
cumens était venu ; on savait probablement qu'Israël était plus
avancé à cet égard, qu'il avait accompli sa tâche historique et
s'était, si l'on peut dire, mis en règle avec ses souvenirs.
Les deux royaumes avaient un grand nombre de traditions com-
munes, toutes antérieures à leur séparation sous Roboam. Jérusa-
lem possédait, de plus, des documens que ne connaissait pas le Nord.
On avait beaucoup écrit sous David et sous Salomon, Outre les
pages authentiques et contemporaines des événemens sur David et
ses gibborim, outre les listes et les récits des niaïkirim^ on pos-
sédait des toledoth ou généalogies, mises par écrit assez ancieP'
254 REVUE DES DEUX MONDES.
nemeiit, des pièces telles que le dixième chapitre de la Genèse,
sorte de carte de géographie du temps de Salomon. L'idée de com-
piler, avec ces traditions et ces documens, une Histoire sainte paral-
lèle à celle du Nord, devait venir. On ne se tromperait peut-être
pas beaucoup en plaçant un tel travail vers 775 ou 750 ans avant
Jésus-Christ.
L'ouvrage qui résulta du travail hiérosolymite (1) était un peu
plus court que celui du Nord. Le caractère en était plus simple,
moins mythologique, moins bizarre. Une foule d'étrangetés que le
rédacteur du Nord avait trouvées dans le livre des Légendes man-
quaient ici. La façon de faire agir Dieu était bien plus réservée,
l'anthropomorphisme moins naïf; on sent que l'auteur craignait de
compromettre la majesté divine en lui prêtant des passions, sou-
vent des travers tout humains. L'auteur eut, en outre, un singu-
lier scrupule. Par une arrière-pensée de couleur locale, analogue à
celle qui se remarque dans le livre de Job, il ne voulut désigner
Dieu par le nom de lahvé qu'à partir du moment où ce nom est
censé promulgué et expliqué. Cette particularité sans portée a été
l'origine du nom d'clohiste,psir lequel on a coutume de le désigner.
C'est par sa première page que cet écrivain a marqué sa place en
lettres d'or dans l'histoire de la religion , et en lettres beaucoup
moins lumineuses dans l'histoire de la science et de l'esprit humain.
Pour le récit de la création, en effet , le combinateur définitif de
l'Histoire sainte a préféré le début hiérosolymue au début du jého-
viste, sans doute parce qu'il y trouvait un caractère plus frappant
de simplicité et de dignité. Ainsi nous a été conservée l'étonnante
j)age qui commence ainsi :
Au commencement. Dieu créa le ciel et la terre. Elt la terre était
cliaos, et ténèbres régnaient sur la surface de l'abîme, et le souflle de
Dieu planait sur les eauv. Et Dieu dit: «• Luniiôre soit! » Et lumière
fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière et les
ténèbres...
Cette admirable page est entrée dans la mémoire du genre humain.
On aperçoit sans peine les différences essentielles qui distinguent
la cosmogonie hiérosolymite de celle du Nord. Malgré l'état de
mutilation où celle-ci nous est parvenue, il est permis d'aflirmer (\iu'
la' création ne s'y faisait pas en six jours, que la création de Phounno
avait lieu à une époque où la terre était entièrement aride, avant
toute végétation et toute vie; que la création des animaux avait lieu
(i) C'Mt lo documenl quo lo» AllomauJ» di-stiguoiit pnr la lutlru A.
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 255
après celle de l'homme ; que Thomme y était créé mâle et unique,
puis la femme tirée de l'homme, tandis que, d'après le récit hiéro-
solymite, les hommes sont créés en nombre, les uns mîles, les au-
tres femelles. Le récit du paradis et de la chute manquait sans doute
dans le récit hiérosolymite ; car à la phrase finale : « Voilà les généa-
logies du ciel et de la terre, quand ils furent créés, » faisait suite
immédiate la phrase : « Ceci est le livre de la généalogie d'Adam »
(Gen., ch. v).
S'il est vrai que le narrateur du Nord, par son récit du paradis et
de la chute, a été le fondateur de la philosophie du péché et du
christianisme à la manière de saint Paul, on peut dire que le nar^
rateur hiérosolymite, par son début, a créé la physique sacrée qu'il
faut à certain état d'esprit où l'on tient à n'être qu'à moitié ab-
surde. Cette page a été comme le coup de balai qui a nettoyé le ciel,
en a chassé les monstres, les nuages mythologiques, toutes les chi-
mères des anciennes cosmogonies. Elle a répondu à ce rationalisme
médiocre, qui se croit en droit de rire des fables parce qu'il admet
une dose aussi réduite que possible de surnaturel ; puis elle a sen-
siblement nui au progrès de la vraie raison, qui est la science. L'op-
position que le christianisme scolastique a faite, depuis le xiu^ siècle
jusqu'au xviii'', aux saines méthodes de la science est venue en
grande partie de cette page, à quelques égards funeste, qui rend
presque inutile la recherche des lois naturelles. Mieux vaut la franche
mythologie qu'un bon sens relatif, qu'on arrive à tenir pour inspiré.
Les cosmogonies hésiodiques sont plus loin de la vérité que la pre-
mière page de l'élohiste ; mais, certes, elles ont fait moins dérai-
sonner. On n'a pas persécuté au nom d'Hésiode, on n'a pas accu-
mulé les contresens pour trouver dans Hésiode le dernier mot de
la géologie.
Le vrai, c'est que la belle page par laquelle s'ouvre la Genèse
n'est ni savante à la façon de la science moderne, ni naïve à la fa-
çon des cosmogonies païennes. C'est de la science enfantine ; c'est
un premier essai d'explication des origines du monde, impliquant
une très juste idée du développement successif de l'univers. Tout
nous invite à chercher l'origine de cette théorie cosmogonique à Ba-
bylone. Ce qui caractérisa la science babylonienne, ce fut l'idée
d'une explication de l'univers par des principes physiques. La
génération spontanée et la transformation progressive des espèces
y furent toujours à l'ordre du jour. Une idée de l'échelle des êtres
depuis le végétal jusqu'à l'homme s'offrait dès lors naturelle-
ment à l'esprit. Le nombre sept était depuis longtemps sacramentel
à Babylone ; l'idée de sept étapes dans l'œuvre de la création se pré-
sentait d'elle-même. Une telle idée avait de plus l'avantage d'expliquer
256 REVUE DES DEUX MONDES.
le sabbat (1) par le repos du septième jour. A Babylone et à Harran,
le récit cosmogonique s'embrouillait sans doute de détails mytholo-
giques, qui devaient blesser une raison quelque peu sobre. La sim-
plicité claire du génie hébreu et la limpidité de la narration hé-
braïque supprimèrent ces exubérances et firent de cette première
page un chef-d'œuvre dans l'art, requis pour certains sujets, d'être
à la fois clair et mystérieux.
Les idées de l'auteur hiérosolymite sur la primitive humanité sont
bien plus simples que celles de l'auteur du Nord. Il ne connaît ni
Eve ni Abel. Adam n'a qu'un fils connu, c'est Seth. De Seth à Noé,il
y a dix générations de patriarches à très longue vie, Énos, Qénan, Ma-
halalel, lared, Hanoch, Métusélah, Lamech, ISoé. On remarquera que
ces noms des patriarches séthites sont identiques, à très peu de chose
près, aux noms des caïnites dans la légende du Nord. Mahalalel et
Lamech figurent dans les deux listes. lared et Irad sont le même
personnage ; Métusélah et Metusaël diffèrent à peine. Hanoch, là-bas
fils de Qaïn, est ici un saint homme, qui marche avec Dieu et que
les élohim prennent avec eux au ciel. On suppose, non sans vrai-
semblance, que ces séthites de l'Pliérosolymitain, ou caïnites du
Nord, sont les dix rois mythiques qui, dans le système chaldéen,
remplissent l'intervalle de la création au déluge. Il y a même, entre
les chiffres de la vie des patriarches séthites et la durée du règne
des rois chaldéens, des correspondances singulières, que M. Oppert
a relevées.
Le récit du déluge est très analogue dans les deux rédactions de
l'Histoire sainte, très analogue aussi au prototype chaldéen qui a été
découvert de nos jours. La fin seule diffère sensiblement dans les deux
récits bibliques. Le sacrifice que le rédacteur du Nord place à la fin
du déluge n'existe pas dans le récit du Sud. L'auteur de Jéru-
salem aime à rattacher aux grands événemens historiques les prin-
cipes fondamentaux de la morale et de la loi. De même qu'il a rap-
porté à la création l'établissement du sabbat, il rattache au déluge
un pacte entre Dieu et l'humanité, qui a ses préceptes (ce qu'on a
plus tard appelé le^s précei)tes noachiques). La nourriture animale,
(|ue l'auteur, végétarien décidé, suppose avoir été jusque-là inter-
dite à l'homme, lui est maintenant permise. Les préceptes sont l'hor-
reur du meurtre et la défense de manger la chair avec son âme,
c'est-à-dire avec son sang; le signe de l'alliance nouvelle, c'est
i'arc-en-ciel.
Le goût du rédacteur hiérosolymite pour les généalogies, ou plu-
(1) I/i(iée du Hiibbat prI pnibiil)l«'mont origiiiniro do Habvlono. V.\U' h dû iVloro non
rUoi dcH nomndrs au trnvail intormittcnt, mais dans une civilisation bAiissanto, fon-
dée nar le travail hurvilo.
LES ORIGLNES DE LA BIBLE. 257
tôt la richesse des documens en ce genre qu'il trouvait à
Jérusalem, lui fait insérer ensuite cette précieuse table des
races du monde, rattachées aux trois fils de Noé, qui peut compter
entre les documens les plus précieux que nous ayons sur la haute
antiquité. Les meilleurs indices portent à croire que ce document
a été écrit sous Salomon. Tyr n'y figure pas comme diverse de
Sidon. Les Perses ne sont pas sur la scène du monde. La connais-
sance de la Syrie, de l'Arabie et de l'Egypte, des pays couschites,
est frappante. L'Arménie, l'Asie-Mineure, les rivages de la moitié
orientale de la Méditerranée sont vus avec assez de clarté. Au con-
traire, du côté de l'Orient, une sorte de mur semble borner la
vue de l'auteur. Les populations iraniennes, à plus forte raison
celles de l'Inde, lui sont inconnues.
Des trois fils de \oé, l'auteur n'a d'intérêt que pour Sem, et, dans
la famille de Sem, pour la souche particulière des Hébreux. Arphaxad,
Salé, Éber, Phaleg. Seroug, Ragau, Nahor, Térach sont les éche-
lons (géographiques pour la plupart), qui le conduisent à Abraham.
Le groupe d'Abraham, Nahor, Harran, Saraï, Milkah, Jiskah, Lot,
flotte bizarrement autour d'Our-Casdim et de Harran. On entre en-
suite en Chanaan. La séparation d'Abraham et de Lot, la naissance
d'Ismaël, sont le prélude du pacte de Dieu avec Abraham. Ce nou-
veau pacte a pour signe un nouveau précepte, la circoncision
le huitième jour. Cette pratique devient de droit absolu : un incir-
concis ne saurait être de la race d'Abraham. Les esclaves, les gens
qui vivent dans le commerce d'Israël y sont tenus également. Sui-
vent les histoires de Sara, d'Agar, d'Isaac et d'Ismaël, les récits
sur la caverne de Macpéla. les généalogies des Arabes, rattachés à
Abraham par Céthura et Agar.
Les légendes d'Isaac et de Jacob étaient traitées par l'élohiste bien
plus au point de vue du généalogiste qu'avec ces riches détails pit-
toresques qui faisaient le charme de la Bible du Nord. L'auteur tient
à rattacher les populations voisines de la Palestine, surtout Édom,
au tronc abrahamide. Une courte histoire d'Edom est sans doute em-
pruntée aux plus vieux documens écrits des peuplades sémitiques.
Le pacte d'Abraham est renouvelé avec Isaac et Jacob. L'histoire de
Joseph était commune à toutes les rédactions.
Dans les récits relatifs à Moïse, le rédacteur hiérosolymite ne
s'écartait que dans les détails du récit israélite. Comme son con-
frère du Nord, il envisageait l'apparition du Sinaï comme la der-
nière et définitive alliance de Dieu avec le peuple élu. Le grand
mémorial de ces événemens miraculeux, c'est la Pàque; or la
Pâque pour notre auteur suppose la circoncision et la consécration
des premiers-nés. Le cantique après le passage de la Mer-Rouge
TOMB LUIV. — 1886. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
paraît avoir appartenu au recueil hiérosolymite. C'est un morceau
brillant, d'une rhétorique un peu banale, composé sur le modèle
des anciens cantiques, où l'on sent la composition artificielle et le
pastiche.
Pas plus que la rédaction dite jéhoviste, la rédaction de Jérusalem
n'avait de Thora développée. Mais, comme la rédaction du xNord con-
tenait le livre de l'Alliance, la rédaction de Jérusalem avait le Déca-
logue. Le Décalogue est la loi de Moïse telle qu'on la résumait à Jéru-
salem (1). Le progrès religieux qui caractérise le livre de l'Alliance
est encore plus sensible dans cette petite Thora en une dizaine d'ar-
ticles. Ce que lahvé commande, c'est exclusivement la morale. La
condition du pacte de lahvé avec ses serviteurs, c'est de faire le
bien. Le pas est franchi. Les vieilles religions, où le dieu octroie ses
biens à celui qui lui offre les plus beaux sacrifices ou qui pratique
le mieux ses rites, sont entièrement dépassées.
L'élohiste traitait ainsi les mêmes sujets que le jéhoviste ; mais il
les traitait selon son esprit, utilisant les précieuses listes généalo-
giques qu'il avait entre les mains, suivant son goût pour une pré-
cision plus apparente que réelle, dans les dates et les chifi"res. La
conquête de Josué, racontée d'une façon toute convenue, venait
démontrer la réalité des promesses faites aux pères et prouver
que lahvé avait observé son pacte, si bien que le peuple n'avait
qu'à garder le sien. L'auteur écrit surtout en vue d'inculquer des
préceptes, des règles, des usages religieux. Le livre était loin en-
core d'être un code; c'était une histoire destinée à montrer la raison
historique de certaines lois et à les fonder sur la plus haute auto-
rité. La similitude de plan avec l'œuvre jéhoviste venait de la simi-
litude des traditions orales et d'un type d'enseignement qui existait
depuis longtemps dans les deux parties d'Israël. Tous les Évangiles,
de même, se ressemblaient pour le plan, car ils venaient tous d'un
même enseignement oral. Mais cette identité de plan n'empêchait
pas une forte diversité dans les deux ouvrages. L'esprit poétique et
libre, l'imagination qui caractérisent le récit d'Israël font complè-
tement défaut chez l'élohiste. Rien n'y est donné au plaisir; l'auteur
veut servir une cause religieuse ; il cherche déjà à prouver ; il aime
les statistiques ; il vise à une chronologie. A la netteté du géographe
il joint le formalisme du juriste. Sa langue, sèche, monotone, est
renfermée dans un très petit nombre de mots. Tout indique un état
intellectuel plus réfléchi, plus positif, plus dégagé des rêves mytho-
logiques (jue chez le jéhoviste, une théologie plus simple, plus sé-
vère, presque déiste. Le rôle des anges en général, de l'ange de lahvé
en particulier, est réduit à presque rien. L'auteur parait avoir été
(1) Ceci ttera développé dans un autre article.
LES ORIGLXES DE LA BIBLE. 259
un prêtre du temple de Jérusalem, ayant à sa disposition les écrits
qui se conservaient dans les archives depuis David. Son écrit, bien
moins intéressant que celui du Nord, eut aussi beaucoup moins de
publicité. Il sortit à peine des arcanes du temple de Jérusalem. Le
texte historique qu'on entrevoit fréquemment derrière le texte des
prophètes est presque toujours le texte dit jéhoviste. Il ne faut jamais
oublier, d'ailleurs, que la lecture n'avait pas, à cette époque recu-
lée, l'importance qu'elle eut plus tard. L'enseignement oral l'em-
portait encore de beaucoup sur le livre. L'Histoii*e sainte du Nord
ne compta certainement jamais qu'un très petit nombre d'exem-
plaires. La rédaction de Jérusalem, jusqu'au jour où elle fut en-
châssée dans un plus large ensemble, n'exista probablement qu'en
une seule copie. On lisait peu alors ; la parole remplaçait le livre,
et voilà pourquoi la parole affectait des formes si vives, conçues en
vue de frapper la mémoire et de s'y imprimer.
C'est l'esprit de la Bible qui fut désormais un et immortel.
L'école qui avait créé les deux livres jumeaux ne cessa plus. D'ar-
dens zélateurs vont, pendant des siècles, inculquer la même doc-
trine : un lahvé juste, protecteur du droit, défenseur du faible, ex-
terminateur du riche, ennemi des civilisations mondaines, ami de
la simplicité patriarcale. Les prophètes seront les prédicateurs in-
fatigables de cet idéal. Le livre juif des Origines est, de nos jours,
imprimé à des milliards d'exemplaires. Jamais il ne fut im ferment
plus actif qu'à cette époque reculée, où, fixé à peine, il entretenait
dans quelques âmes ardentes le feu sacré de la justice, de la disci-
pline morale et du puritanisme religieux.
IV.
Le règne' d'Ézéchias (725-6P6 avant J.-G.) est le moment decisil"
de cette grande activité prophétique qui fît de la religion d'Israël
la tige même de la religion générale de l'humanité. Un événement
capital donna à Jérusalem l'importance que cette ville n'avait pas
eue jusque-là dans le développement d'Israël : ce fut la destrtiction
du royaume du Nord, par suite de laquelle l'activité religieuse de
la nation se trouva toute concentrée en Juda. Les deux royaumes,
comme nous l'avons dit, avaient chacun leur rédaction de la primi-
tive histoire des Beni-Israël, allant de la création à la di\ision théo-
cratique du pays par Josué. Le plan des deux livres était le même,
la religion des deux auteurs la même aussi. Le livre du Nord, celui
qu'on appelle le jéhoviste, avait une ampleur, ime naïveté, ime façon
de concevoir le rôle de lahvé, qui devaient plaire aux iahvéisles pieux,
soit du Nord, soit de Jérusalem. Bien avant la destruction du royaume
du Nord, le récit jého\iste était accepté dans le monde pieux, mais
260 REVUE DES DEUX MOrSDEi.
nullement étroit encore, de Jérusalem. Les belles choses qui s'y trou-
vaient faisaient passer condamnation sur certaines autres. Beaucoup
de parties de ce vieux texte eussent été assurément écrites autrement
qu'elles ne le sont, si le livre eût été composé depuis les' prédica-
tions d'Amos, d'Osée, d'Isaïe, Rien cependant, dans la haute naïveté
du récit, n'était de nature à choquer lespiélistes. L'esprit d'Ephraïm
et des tribus du Nord y était sensible, mais ne s'exprimait pas d'une
manière blessante pour Juda. L'erreur critique la plus grave serait
de supposer qu'on eût alors quelque idée d'un texte sacré. On
croyait qu'il y avait eu des révélations de lahvé ; les principales
étaient censées avoir été faites à Moïse au Sinaï ; mais aucun livre
n'avait la prétention de représenter exclusivement ces révélations.
A côté du récit jéhoviste, on gardait donc sans le moindre scrupule
le récit élohiste, produit d'une rédaction plus moderne et qui pré-
sentait le code de l'alliance sous une forme mieux accommodée aux
idées hiérosolymitaines, sous la forme du Déculogue. Bien que ré-
digé à Jérusalem, et en tout favorable à Juda, ce récit élohiste était
moins lu que le récit jéhoviste, sans doute parce qu'on le trouvait
moins pieux, moins propre à montrer les devoirs étroits d'Israël en-
vers lahvé.
Cette duplicité dans la rédaction d'un livre qui chaque jour
prenait plus d'autorité n'était pas néanmoins sans de graves
inconvéniens. Elle avait eu sa raison d'être à l'époque des deux
royaumes; elle n'en avait plus depuis que la maison d'Israël
n'avait plus qu'un chef. Si la dispersion des juifs n'avait pas été
si grande au moyen âge, certainement les deux Talmuds de Jérusa-
lem et de Babylone seraient arrivés à se réunir en un seul. L'idée
de fondre ensemble les deux récits dut venir, par conséquent, de
bonne heure. C'est par conjecture assurément que nous rapportons
cette opération au règne d'Ezéchias. Nous croyons cependant qu'on
trouverait difficilement un temps qui réponde mieux à l'état d'esprit
où une telle entreprise put être conçue et exécutée.
Cette lusion, en effet, exigea des partis si francs, si naïfs, qu'on
ne peut guère la concevoir à une époque de scribes pieux, considé-
rant siiperstilieusement les vieux livres comme écritures sacrées.
On ne taille pas avec une telle liberté dans un texte admis comme
inspiré. L'anatomie ne s'exerce pas sur des corps saints. Les diver-
gences entre les deux récits éUiient très fortes. Les règles que sui-
vit l'unificateur furent à peu près celles-ci : 1" quand les deux récits
étaient identiques, ou à peu |)rès, n'en mettre qu'un, en sacrifiant
les déUiils secondaires que l'autre pouvait contenir; 2" quand les
deux récits étaient parallèles, sans jamais se toucher tout à fait,
ainsi que cela avait lieu |)our le déluge, enchevêtrer les deux nar-
rations, au risque de produire un texte incohérent, plein de zigzags
LES ORIGINES DE LA U1I5LE. 261
et de retours ; 3" dans le cas de contradiction formelle , sacrifier
nettement un des deux récits, ou, quand la possibilité s'en offrait,
faire deux histoires avec une. Si l'unificateur avait cru que ses
deux textes étaient sacrés, il n'est pas admissible qu'il en eût
jeté au rebut des parties si considérables; il n'est pas admis-
sible surtout qu'il eût laissé dans sa rédaction des contradic-
tions aussi fortes que celles qui subsistent, le principe le plus
élémentaire de l'esprit humain étant qu'un fait ne peut pas s'être
passé de plusieurs manières à la fois. La méthode de l'unifica-
teur fut celle de la plupart des compilateurs orientaux. 11 visa
surtout à perdre le moins possible de ses originaux, tout en
ne gardant qu'un récit unique. Les historiens arabes arrivent
au même résultat d'une manière plus commode en rapportant
successivement les opinions diverses : « Il y en a qui disent
que... D'autres disent que... » et en terminant par la phrase
consacrée : Allah tiUnn, u Dieu sait mieux ce qui en est. » Le
narrateur biblique ne laisse jamais ouverte l'option entre des
partis divers; mais il place souvent, les uns à côté des autres,
ou à quelque distance les uns des autres, des détails qui s'ex-
cluent ; si bien que de tels récits ne sont réellement intelligibles
que si on les imprime sur deux colonnes ou en distinguant les
rédactions par des caractères dilTérens. La précision d'esprit
n'existait chez le dernier rédacteur à aucun degré, et il n'était
dominé par aucune préoccupation d'art. L'Histoire sainte qui résulta
de ces coups de ciseaux et de ces sutures grossières fut une œuvre
assurément mal faite et incohérente. Il faut dire que, si ruoifica-
teur avait plus habilement accompli sa fusion, nous ne verrions
plus la diversité des sources. Le texte s'offrirait à nous comme une
matière parfaitement homogène, sur laquelle la critique n'aurait
aucune prise. Dans l'œuvre telle que nous l'avons, au contraire,
les morceaux existent à l'état non digéré; nous pouvons encore
les retrouver, puis, jusqu'à un certain point, les rapprocher et re-
composer ainsi les élémens primitifs.
Pour dresser une Histoire sainte qui pût remplacer avec avantage
les deux récits parallèles, l'unificateur n'avait-il pas quelques autres
documens, dont il ait cru devoir tenir compte dans son œuvre d'har-
monisation? ISous avons vu que le jéhoviste, en composant son
livre, eut devant les yeux deux écrits plus anciens, les Légendes
patriarcales des tribus du Nord et le laschar ou Li\Te des Guerres
de lahvé. 11 est presque certain que l'unificateur et, en général,
les lettrés d'tzéchias possédaient encore ces deux livres. Nous
en aurons bientôt la preuve pour le lasrlmr. Quant aux Légendes
patriarcales du Nord, on est presque obligé d'admettre que l'uni-
ficateur les avait entre les mains en même temps que la rédac-
262 REVUE. DES DEUX MONDES.
tion jéhoviste, en d'autres termes, que la rédaction jéhoviste n'avait
pas fait disparaître ses sources, ainsi que cela est arrivé si
souvent en histoire. Un fait bien remarquable, en effet, c'est
que l'unificateur, dans plusieurs cas, paraît reproduire le texte
des Légendes patriarcales du ]Nord, même quand il a reproduit le
texte du jéhoviste. Les Légendes du iSord, par exemple, contenaient
un récit cher aux conteurs d'histoires patriarcales : Abraham
chez Abimélek, roi de Gérare, était amené à faire passer sa femme
pour sa sœur. Ce sujet avait fourni au jéhoviste deux récits dis-
tincts, l'un mis sur le compte d'Abraham en Egypte, l'autre mis sur
le compte d'Isaac à Gérare. L'unificateur a emprunté au jéhoviste
ces deux récits; mais cela ne lui a point sufTi. Au chapitre xx de la
Genèse, il nous a conservé le récit primitif des Légendes du JNord.
La même observation peut être faite à propos de plusieurs autres
récits, en particulier en ce qui concerne le sacrifice d'Abraham. On
peut admettre également que, dans la section dite des Nombres,
certains passages du luschar ou du Livre des Guerres de lahvé
qu'avait négligés le jéhoviste, ont été repris par l'unificateur. Le
rôle de celui-ci, en un mot, n'a pas uniquement consisté à fondre
deux textes ensemble. La tâche a été plus compliquée ; voulant en
finir avec les rédactions plus ancieimes, il a tenu à transcrire dans
sa rédaction tout ce qui lui paraissait important. Il savait que le
livre des Légendes du Nord ne survivrait pas à l'usage qu'il en fai-
sait; il a voulu l'épuiser en quelque sorte. C'est la loi de l'histo-
riographie orientale, en efiet, qu'un livre tue son prédécesseur.
Les sources d'une compilation survivent rarement à la compilation
même. En d'autres termes, un livre ne se recopie guère tel qu'il
est ; on le met à jour, en y ajoutant ce que l'on sait ou croit savoir.
L'individualité du livre historique n'existe pas en Orient ; on tient
au fond, non à la forme ; on ne se fait nul scrupule de mêler les
auteurs et les styles. On veut être com})let, voilà tout.
Le volume d'Histoire sainte qui résulta de ce travail d'unifica-
tion formait à peu près la moitié de l'Hexateuque actuel. II y man-
quait le Deutéronome, tout l'ensemble des lois lévitiques et plu-
sieurs récits de la vie de Moïse, que l'on emprunta plus tard
aux Vies des prophètes. Les plus belles parties du nouveau livre
et les plus développées étaient prises au récit jéhoviste. C'est
sous celte nouvelle forme que les vieux récits d'Israël ont passé
à la postérité et ont été l'objet de l'admiration de tous les siècles.
Le texte élohiste, cependant, obtint, sur un point, le triomphe
le plus complet. Nous ignorons ce qu'était, dans le jéhoviste, le
récit de la création. Il était sans doute moins beau et moins com-
plet que celui de l'élohiste. C'est ce qui décida l'unifiaiteur à com-
meocer son ou> rage par la page solennelle qui servait do début à
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 263
rélohiste : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre... »
Pour toute l'histoire des origines de l'humanité, l'unificateur garda
le cadre de l'élohiste, en y insérant de longs morceaux du jéhoviste;
si bien que l'on peut dire que les premières pages de l'élohiste,
jusqu'à rentrée en scène d'Abraham, nous ont été conservées en-
tières. Les six premiers fragmens élohistes, en efîet, mis à la suite
les uns des autres, font une narration complète, ce qui n'a pas lieu
pour les fragmens jéhovistes ; on sent entre ceux-ci des lacunes con-
sidérables. 11 semble que, dans l'esprit de l'unificateur, la rédaction
élohiste avait une certaine primauté, comme rédaction particulière-
ment juive et hiérosoh mitaine ; son plan était de la compléter au
moyen de l'autre rédaction. Seulement, il est arrivé que les sup-
plémens ont dépassé en étendue et en importance le texte qu'il
s'agissait d'amplifier.
La partie législative était représentée, dans le texte unifié, par le
livre de l'Alliance, conservé intégralement, et par le Décalogue, tel
qu'il est dans l'Exode. Il n'est sûrement pas impossible que quel-
ques-unes des prescriptions présentées comme révélées par Dieu à
Moïse, et qui font partie des Pandectes lévitiques, fussent dès lors
introduites dans l'Histoire sainte ; rien n'oblige cependant à le sup-
poser. Il est probable que le temple avait quelques règlemens écrits,
le code des lépreux, la liste des choses impures, par exemple; mais
ces petits codes étaient distincts les uns des autres et non fondus
dans l'Histoire sainte ; ils n'ont été réunis que plus tard pour for-
mer l'ensemble de lois sans unité qu'on peut appeler lévitiques. Le
siècle d'Ézéchias était peu porté vers les pratiques rituelles. La casuis-
tique, qui plus tard devait dévorer Israël, n'était pas née encore.
Nous nous réservons de montrer, dans un autre travail, comment
la partie législative, d'abord réduite à quelques pages dans l'His-
toire sainte, prit sous Josias et lors de la restauration du culte
après la captivité, d'énormes développemens ; comment, grâce au
Deutéronome et aux Pandectes lévitiques, grâce surtout au change-
ment qui s'était opéré dans l'esprit d'Israël, le livre des légendes
sacrées devint principalement un livre de lois et put, par une syl-
lepse hardie, s'appeler la Thora.
V.
Le règne d'Ézéchias fut une époque de compilation littéraire (1)
et de remaniement des textes antérieurs. L'écriture était devenue
en Judée d'un usage tout à fait ordinaire. Les arrêts de la justice
se rendaient par écrit. Le spécimen que nous avons de l'écriture
(1) Prov., XXV, 1.
*i6/i REVUE DES DEUX MONDES.
de Jérusalem au viii^ siècle, l'inscription de Siloé, nous montre un
caractère déjà fatigué, affectant les lignes courbes, tournant au cur-
sif. La matière sur laquelle on écrivait était probablement le papy-
rus préparé, ou churta, importé d'Lgypte. La forme du livre ou du
document un peu étendu [séphcr] était le rouleau. Le moment où
l'écriture devient ainsi très commune et où la matière sur laquelle
on écrit cesse d'être d'un prix élevé est presque toujours un mo-
ment littéraire important. On se met à écrire une foule de choses
qu'on n'avait pas encore fixées; on rédige ce pour quoi la tra-
dition orale avait suffi jusque-là. C'est le moment des compilations
et des recueils. En Orient, nous l'avons dit, recopier, c'est toujours
refaire. La plupart des documens de l'ancienne littérature hébraïque
reçurent ainsi, vers le temps d'Ézéchias, de profondes modifications.
L'histoire sainte unifiée s'arrêtait, comme le récit élohiste et le
récit jéhoviste, à la conquête de la Palestine par Josué et au par-
tage de la terre entre les tribus. Cette histoire avait un caractère
essentiellement religieux, et toujours elle eut son cadre à part.
Mais l'esprit essentiellement historique d'Israël ferait désirer aux
gens quelque peu réfléchis de savoir ce qui se passa ensuite. De
Josué à l'établissement de la royauté, s'écoula un long intervalle
où Israël n'eut que des sofctitn intermittens ; c'était l'âge héroïque
de la nation, le commencement de l'histoire proprement dite. Le
hisrhar, ou livre des Guerres de lahvé. contenait sur ces temps
des renseignemens inestimables, des chants d'une facture toute
j)rimitive, des aventures d'un rare intérêt. Racontées à un point
de vue profane et sans but d'édification, ces vieilles histoires
axaient un charme qui captivait tout le monde. 11 n'y avait
(ju'à les extraire. C'est ce que fit l'auteur du livre des Juges.
Il retoucha très peu le vieux texte, n'y ajouta presque rien, retran-
cha sans doute aussi peu de choses. Ainsi, un trésor nous est par-
\enu, un texte du u'^ou x* siècle avant Jésus-Christ, à peine cor-
rigé par les scribes postérieurs.
Les récits des Guerres de lahvé et les chants du lasrhar allaient,
selon nous, jusqu'à l'avènement définitif de David à la royauté de
Jérusalem, (.es récits du temps de Saiil et de la jeunesse de David
ont formé le fond des livres dits de Samuel ; mais ici, des élémens
d'antre provenance ont été mêlés ou ajoutés: d'une part, des pièces
et des fragmens des viazkirim du temps de David ; de l'autre, des
pages de beaucoup moindre valeur, tirées de Vies do prophètes et
d'autres écrits tout à fait légendaires.
De In sorte, les parties essentielles des grandes compositions
narratives du x" siècle entrèrent dans des compositions j)lus récentes.
Le laurhiir, les Guerres do lahvé, les Légendes patriarciiles du
Nord furent dé|)ecé8 en quelque sorte au j)rofitd'arraiigemens |>osté-
LES ORIGINES DE LA BIBLE. 265
rieurs. Dans l'antiquité, un livre ainsi exploité, non-seulement
n'était plus copié, mais disparaissait vite. On croyait qu'il avait
fourni sa part à l'œuvre commune: on n'y tenait plus. Les an-
ciens livres du Mord périrent de la sorte au moment de leur
plein succès. Peut-être cette littérature exquise inspira-t-elle en
mourant quelques pastiches aux lettrés du temps d'Ezéchias.
Le charmant livre de Ruth nous est resté comme une épave indé-
cise, mais en tout cas délicatement sculptée, de cette littérature idyl-
lique qui se rapportait au temps des Juges comme à l'âge idéal de
toute poésie.
Pour Salomon et ses successeurs, aussi bien que pour les rois
d'Israël, on possédait des annales sérieuses, d'où l'on tira une
histoire des rois de Juda et d'Israël, qui fut continuée à me-
sure. De là ces livres des Rois, qui sûrement n'avaient pas, au
temps d'Ezéchias, la physionomie sèche et étriquée qu'ils ont au-
jourd'hui. Dès lors commencèrent aussi sans doute les Vies de pro-
phètes, intimement liées à l'histoire des rois. Certains récits sur
Élie et Elisée ont un caractère grandiose, qui les rapproche des plus
belles pages du jéhoviste; d'autres, au contraire, ont quelque chose
de puéril. Nous inclinerions à croire que .es grandes parties de
cette légende furent écrites dans le Nord. Quant aux livres des
Paroles ou Actes de Nathan le prophète, de Gad le Voyant, d'Ahiyah
ie Silonite, de Semaïa, d'Iddo, de Jehou fils de Hanani, cités par
les Chroniques, il faudrait se garder de les prendre pour des livres
distincts; ce qui est vrai, c'est que, parallèlement aux livres des
Rois, et quelquefois enchevêtrés avec eux, existaient des livres de
Prophètes, rapportant leurs actes et au besoin leurs paroles. En-
suite, ces légendes, pleines d'exagération, furent fondues dans le
texte beaucoup [Jus sérieux des historiographes ; l'auteur des Chro-
niques, surtout, en fit ses délices. Il arriva, pour la vieille histoire
d'Israël, comme si l'on s'avisait de trouver que, pour la période
mérovingienne, Grégoire de Tours est incomplet et qu'on cherchât
à le compléter, sans souci de se contredire, avec Aimoinus, les
légendaires et le> plus faibles Vies de saints. Après la captivité, un
abréviateur maladroit, tenant de près à Baruch et à l'école de Jéré-
mie, fît, à coups de ciseaux, les livres des Rois que nous avons,
chétif extrait taillé, avec l'esprit le plus partial, dans un vaste en-
semble de documens. L'auteur des Chroniques, dans la seconde
moitié du iv* siècle avant Jésus-Christ, connut une partie de ces
mêmes documens, mais il en fit un usage encore plus mesquin.
Ainsi se forma, en quatre siècles à peu près, par le mélange des
élémens les plus divers, ce conglomérat étrange où se trouvent
confondus des fragmens d'épopée, des débris d'histoire sainte,
266 REVUE DES DEUX MONDES.
des articles de droit coutumier, d'anciens chants populaires, des
contes de nomades, des utopies ou prétendues lois religieuses, des
légendes empreintes de fanatisme, des morceaux prophétiques, le
tout noyé dans une gangue pieuse, qui a fait d'un tas de débris pro-
fanes un livre sacré, âme religieuse d'un peuple. II n'est pas rare
de rencontrer en Grèce de vieux burgs, construits, aux bas siècles
et parfois dès l'antiquité, avec les débris des raonumens voisins.
Des blocs de marbres divers , taillés avec art, mais mal assortis,
forment les premières assises, laissant entre eux des vides remplis
par des matériaux sans valeur. Des morceaux de statues, des fûts
de colonnes cannelées, se mêlent à de misérables blocages; les
brèches sont réparées par des assises de moellons, ou bien des
raccordemens modernes embloquent de force, comme des tenons
maladroits, les lèvres des plaies béantes. Le haut du burg n'est
qu'un lit de pierraille, où les palicares ont taillé des meur-
trières. L'assemblage est barbare; mais, dans cet arrimage informe,
vous avez des matériaux incomparables : en démolissant cette ma-
sure, vous formeriez un musée. Telle est l'historiographie hébraïque.
Aucun sentiment d'art n'ayant présidé à la construction de l'en-
semble, le désordre et les contradictions se rencontrent à chaque
page, et il faut presque s'en réjouir. Si un historien artiste avait bâti
le tout, il eût retaillé les pierres, retouché ces désaccords, corrigé
ces ruptures d'équilibre qui nous choquent. Grâce à l'incohérence
de la dernière rédaction, nous avons l'immense avantage de posséder
encore intacts des morceaux hébreux parfaitement authentiques
du ix^ou du x" siècle avant Jésus-Christ. Il suffit, pour les retrouver,
d'une simple opération de lavage et de l'enlèvement du plâtre que
les remanieurs modernes ont versé dans les interstices. Les Grecs
anciens, qui, en toute chose mettaient du goût et du stylé, eussent
en pareil cas retravaillé les matériaux, c'est-à-dire les eussent ren-
dus méconnaissables. V Iliade et VOdijfisée sont, comme le vieux
corps de l'historiographie hébraïque, le produit de l'assemblage de
• pièces antérieures; mais les Grecs, même dans la compilation,
montrèrent du génie ; ils exécutèrent le travail avec tant de perfec-
tion que les lignes de suture et les discordances inséparables d'une
opération de rajustage ne se laissent apercevoir que sur un petit
nombre do points. L'Homère hébraïque égale l'Homère grec ; mais
il nous est arrivé en lambeaux, comme si Y Iliade et VOdj/suée ne
nous étaient connues que par des fragmens conservés dans la
Bibliothèque d'Apollodore ou dans les chronographes byzantins.
Ernf.st Hinw.
HÉLÈNE
PREMIERE PARTIE.
I.
Sur la route blanche de givre on entendait de loin la fanfare des
cors sonnant dans la chapelle du Liget, où le curé de Chemillé cé-
lébrait la messe de saint Hubert pour l'équipage de chasse du comte
de Boiscoudray. Hélène des Réaux hâta le pas et pénétra dans la
chapelle au moment où deux piqueurs en habit rouge accompa-
gnaient à son de trompe le Gloria in exiebis. La nef petite, très
claire avec ses murs blanchis à la chaux, était déjà pleine de
curieux entassés dans les bancs qui étendaient leurs files sur deux
rangées. Des bourgeoises de Montrésor, endimanchées, s'y agenouil-
laient pêle-mêle avec des paysannes portant la coiffe ronde tuyautée.
Le maître de l'équipage, sa femme et leurs invités occupaient le
chœur : — les hommes en culotte blanche et en habit rouge à pa-
remens bleus; les dames également en casaque rouge, jupe gros
bleu, coiffées du lampion, — Le comte de Boiscoudray, grand,
svelte, chauve avec une longue barbe d'un blond roux, se tenait
près de la grille, debout, sanglé dans son costume de chef d'équi-
page, et, chaque fois que ses yeux bleus clignotaris reconnaissaient
sous les voussures du portail un invité retardataire, il lui faisait
signe de venir prendre place dans le chœur. H remplissait en con-
268 REVOE DES DEUX MONDES.
science ses fonctions de maître des cérémonies ; on lisait sur sa
physionomie affable et inquiète que cette messe cynégétique était
pour lui la grande affaire.
La matinée de novembre était très froide. L'haleine des chantres
et des officians s'envolait en buées grises dans un rayon de soleil
tamisé par les vitraux bleuâtres de l'abside. Hélène des Réaux fris-
sonnait légèrement sous la veste de drap brun qui moulait sa taille
encore maigrelette d'adolescente. Ce petit frisson se communiquait
à sa chevelure abondante, d'un roux de châtaigne mûre, qui tom-
bait de dessous une toque de loutre et ondulait par momens sur
ses épaules. Mais Hélène ne se préoccupait guère du froid ; elle ne
le sentait pas, étant absorbée entièrement par le spectacle de ce qui
se passait dans le chœur. Ses yeux profonds, d'un vert changeant,
restaient fixés sur le groupe des chasseurs et des chasseresses en
habit rouge. Sous des sourcils minces, le regard observateur de
cette fillette de quatorze ans donnait à son visage l'expression sé-
rieuse d'une femme faite ; un charmant visage, du reste, très blanc,
semé de quelques taches de rousseur. Le front méditatif et volon-
taire, le nez fin aux narines dédaigneuses, contrastaient avec la
grâce enfantine de la bouche et les fossettes des joues. La tête un
peu penchée en avant, le menton appuyé dans la main, Hélène étu-
diait attentivement les toilettes des dames, les costumes et les têtes
barbues des veneurs. Elle trouvait aux femmes des figures fati-
guées, verdies par le froid; le rouge de l'habit ne leur avantageait
pas le teint; elles paraissaient maigres et étriquées dans leur cor-
sage. — Je suis mieux qu'elles, pensait Hélène, et j'aurais meilleure
mine sous l'habit de chasse. — Elle se voyait chevauchant en ca-
saque rouge, tandis qu'au galop du cheval le vent soulèverait les
plis de sa jupe de drap et secouerait ses cheveux moutonnans sur
ses épaules. — Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, dans le chœur,
parmi les invités? Son nom valait ceux des gens qui se pavanaient
là-bas; elle était mieux faite et plus jolie que ces femmes qui pa-
raissaient déjà défraîchies et pas:sées... — Elle se sentait mal à l'aise
et comme exilée dans cet humble banc des bas-côtés, où elle se
trouvait entre la femme de l'huissier de Montrésor et la métayère
de La Coudre. Cette obscure relcgation la mortifiait, son précoce
orgueil se révoltait, elle s'indignait de n'être point à sa vraie
place...
Pcndantce temps, le prêtreavait lu l'évangile et entonné le T/wit».
Le j)ain bénit, — une pile de brioches dorées, — arrivait porté sur
les épaules de deux piqueurs, tandis que deux autres l'escortaient,
un cierge à la main. Les quatre hommes, en habit rouge, les lèvres
rasées, le cor en sautoir, se tenaient graves devant le curé, qui ba-
HÉLÈNE. 269
lançait solennellement sa main au-dessus des brioches, pendant que
les fanfares des trompes éclataient plus fort sous la nef. Puis on quêta.
Une fillette de Tâge d'Hélène, la nièce de la comtesse de Boiscou-
dray, se détacha du groupe des invités. Relevant d'une main sa
jupe d'amazone, une bourse dans l'autre, elle circulait entre les
bancs, précédée du bedeau. Quand elle passa devant Héièn»^, elle la
salua d'une légère inclination de tête et d'un sourire hautain en lui
tendant la bourse de velours, ce qui mortifia plus encore la jeune
fille et la fit se rejeter, rougissante, dans l'encoignure du banc.
La messe s'achevait avec lenteur. A V lie missa est, une nouvelle
sonnerie emplit les sonorités de la chapelle. Les chasseurs, défilant
à la queue leu-Ieu, gagnaient le parvis où la masse des assistans les
suivait et formait le cercle autour de deux valets, tenant des cou-
ples de chiens en laisse. Le prêtre, escorté de deux enfans de chœur,
sortit à son tour, un livre et le goupillon en main ; — et, debout
sous le portail, un peu embarrassé de sa contenance en accomplis-
sant cette cérémonie quasi-païenne, — il marmotta une formule
liturgique et procéda hâtivement à la bénédiction des chiens qui,
surexcités par la sonnerie des trompes, jetaient de longs abois dans
l'air.
En face de la chapelle, de l'autre côté de la route, s'ouvrait la
cour du chenil installé dans un corps de logis en pierre et en brique,
ancienne dépendance de la Chartreuse du Ligel. Là, les chevaux
stationnaient au soleil et, dans un angle, tenus en respect par le
fouet des valets, les chiens de la meute, la queue en trompette, les
oreilles basses coiffant des mufles puissans, attendaient le départ
avec des grognemens sourds. Quelques chasseurs étaient déjà en
selle, la trompe en sautoir et le fouet au poing ; des officiers de la
garnison voisine saluaient les dames avant de monter à cheval. Les
gens des environs, prêtres, paysans, bourgeois campagnards, en-
fans en blouse ou en cotillons de droguet, s'étaient rangés des deux
côtés de la grande porte de la cour et surveillaient bruyamment les
préparatifs du départ. — Poussée par la curiosité, Hélène s'était
mêlée à la foule et regardait, adossée au tronc d'un tilleul.
Ses yeux suivaient attentivement le va-et-vient des chasseurs
dans la cour pleine de soleil, sur laquelle les pignons du chenil dé-
coupaient une ombre dentelée. La comtesse de Boiscoudray, svelte,
fine, avec des yeux bruns très vifs, des cheveux châtains, une jolie
bouche, un teint brouillé de Parisienne fatiguée, allait d'un groupe
à l'autre, le couteau de chasse à la ceinture, un mouchoir blanc
passé entre les boutonnières de son habit, marchant avec ce dandi-
nement traînant que donne l'embarrassante ampleur des jupes
d'amazone. Elle distribuait des poignées de main aux jeunes offi-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
ciers, se penchait d'un air aimable aux portières de deux landaus
venus de Tours et bondés de jeunes Anglaises qui devaient suivre
la chasse. Elle avait la voix câline, les façons décidées et cavalières,
mais avec cela, beaucoup de grâce, de charme et d'entrain. De
temps à autre, elle se retournait pour sourire à un chasseur dont
la bonne mine et la tenue élégante avaient déjà vivement frappé
Hélène des Réaux. C'était un garçon de vingt-quatre ans, grand,
mince, au teint mat, avec une fme moustache noire, de beaux yeux
voilés de longs cils, une bouche spirituelle et un air un peu fat,
qui ne messeyait pas à son jeune âge. Hélène le connaissait de vue;
il se nommait Philippe de Préfaille et passait déjà pour un viveur
fort lancé dans tous les mondes. La comtesse de Boiscoudray l'avait
rejoint et lui parlait avec une pétulance enjouée. Pendant ce temps,
Hélène avait le loisir d'admirer l'aisance élégante de Philippe, la
blancheur de son teint sous la haute cape de velours noir, sa
taille bien prise, ses cuisses moulées dans la culotte de peau cou-
leur mastic, ses petits pieds chaussés de bottes en vache vernie.
Elle enveloppait d'un regard d'envie le joli groupe formé par la
comtesse et le chasseur, qui lui tournaient le dos.
Les gens que poursuit un regard persistant en sont inconsciem-
ment avertis par une secrète impression de gêne. La comtesse Del-
phine de Boiscoudray se retourna brusquement et aperçut à deux
pas l'adolescente adossée à son arbre.
— lié! s'écria-t-elle, c'est la petite des Réaux... Bonjour, mi-
gnonne; comment va votre mère?
Hélène, rougissante, balbutiait quelques mots de réponse ; Phi-
lippe l'avait dévisagée en souriant, et cela augmentait encore sa
confusion.
— Vous êtes donc chez votre père?.. Je regrette de ne l'avoir
point su, reprit la comtesse de Boiscoudray; il devrait être des
nôtres, votre père, et vous aussi, chère petite!.. Mais Jacques des
Réaux vit comme un loup à La Châtaigneraie... C'est très mal, dites-le
lui de ma part.
— Partons, messieurs!., mesdames, je vous en prie, à cheval!
oriait M. de Boiscoudray en faisant caracoler sa bête au milieu de la
cour.
La comtesse avait quitté Hélène et montait en selle, aidée de
Philippe.
— Elle est fort gentille, cette petite! remarqua ce dernier.
Les paroles de M"" de Boiscoudray avaient un peu rasséréné l'hu-
meur d'Hélène. Elle se rendait bien compte, néanmoins, qu'il ne
fallait pas les prendre pour argent comptant. — Si les Boiscoudray
avaient sérieusement souhaité la compagnie de Jacques des Réaux,
IlÉLÈNi:. *2~1
il eût été bien simple de lui envoyer le bouton, ou tout au moins
une carte d'invitation, et ils n'en avaient rien fait. — N'importe, ces
semblans de regrets avaient remis un peu de baume dans le cœur
de la jeune fille et elle voyait, maintenant, les choses sous un meil-
leur aspect.
Un grand remue-ménage avait lieu dans la cour. Tout le monde
était à cheval. Les valets de chiens et la meute filaient déjà dehors.
Les curieux attroupés se rangeaient pour faire place à la cavalcade
qui s'élançait sur la route, suivie d'une procession de voitures de
maître et de landaus de louage.
Hélène ne perdait pas de vue Philippe de Préfaille, qui caraco-
lait à côté de la comtesse Delphine. Un désir la poussait à se mêler
à la foule des paysans qui se ruaient au dehors pour assister à ['at-
taque', elle voulait revoir encore une fois le beau chasseur, et elle
s'engagea à son tour sur le chemin qui montait vers la lisière de la
forêt de Loches.
Valtiique devait avoir lieu à une portée de fusil du Liget, dans
un taillis dont on apercevait les lisières jaunies au-delà des jachères
grises bordant la route. Le paysage formait un cadre à souhait pour
cette chasse de la Saint-Hubert : — à droite et à gauche, s'arron-
dissaient des collines boisées, enserrant les champs nus et les pâtis
entre des massifs forestiers aux tons mêlés d'aurore, de vert pâle,
d'orange et de brun ; dans le fond, de petits étangs qu'argentait le
pâle soleil de novembre fuyaient à la file, sous bois, dans une lu-
mière blonde, assourdie par une légère brume automnale. Au long
des lisières de droite, les habi;s rouges se détachaient en notes
vives sur la bordure rouillée des taillis de hêtres. De temps à autre,
les chiens lançaient un aboiement.
Brusquement on vit revenir au galop M. de Boiscoudray. Il s'ar-
rêta devant les landaus alignés sur la route, et, soulevant galam-
ment sa cape de velours noir:
— Mesdames, dit-il aux x\nglaises, de l'air important d'un cicé-
rone qui commence une explication, les picpieurs ont fait le bois et
ont suivi la voie jusqu'à la coulée par laquelle le cerf est rentré dans
son fort; puis ils ont formé une enceinte autour du taillis que vous
voyez, et ils y ont renfermé le dix-cors que nous allons courir... C'est
ce qu'on appelle rembucher...
Là-dessus il piqua des deux, galopa à travers les pâtis, et re-
gagna le taillis, où il disparut.
Au même moment, un concert d'aboiemens montait dans l'air
humide ; les trompes sonnaient le lancer. Les voitures qui suivaient
la chasse se mettaient en mouvement dans la direction de la forêt ;
les paysans peu à- peu s'éparpillaient. Bientôt il ne resta plus sur la
272 REVUE DES DEUX MONDES.
route qu'Hélène des Réaux, immobile près de la berge, dont le gazon
engivré craquait sous les pieds. Les yeux perdus au loin dans la
perspective des étangs qui miroitaient au soleil, elle écoutait va-
guement le hourvari décroissant de la meute et les dernières fan-
fares des cors.
Pensive, elle se forgeait un rêve de grande vie mondaine; —
une vie luxueuse, bruyante, où elle marcherait fêtée, admirée et
enviée comme une souveraine. H lui passait dans la tête des visions
empourprées comme ces massifs d'automne qui là-bas déroulaient
leurs manteaux mordorés, — ensoleillées comme ces étangs qui
scintillaient au loin dans la brume. — Tout à coup elle secoua ses
cheveux ; le froid la faisait frissonner ; et, avec un pli d'ennui aux
lèvres et un haussement d'épaules, elle reprit le chemin de La Châ-
taigneraie. . .
IL
Hélène était la petite-fille d'un réfugié espagnol, le marquis
Nogueras, interné à Tours après les premières défaites de l'armée
de Zumalacarregui. — En 183/i, José Nogueras avait séduit et
épousé l'héritière d'un riche fabricant de soieries, et de cette union
était née une fille, Josèphe, qu'il avait mariée, en 1851, à Jean-
Jacques des Réaux. Ce mariage ne fut pas heureux. M. des Réaux,
de beaucoup plus âgé que sa femme, était un esprit cultivé, mais
bizarre, mettant un jugement faux au service d'une vanité excessive
et ombrageuse. H savait beaucoup de choses, mais tout ce qu'il avait
appris avait été emmagasiné sans ordre. 11 était de ceux qui pren-
nent pour du génie le désir qu'ils ont d'exceller en tout, et qui ne
pardonnent pas aux autres de ne point s'incliner devant leur ima-
ginaire supériorité. H prétendait descendre de Tallemant des Réaux,
et cette chimérique origine lui avait inspiré l'ambition de s'illustrer
par des travaux littéraires. Par malheur, il se croyait propre à tout,
il abordait successivement les sujets les plus divers avec la même
impuissante médiocrité. — Archéologie, économie politique, science
sociale, tout cela bourdonnait confusément dans son cerveau mal
équilibré; mais quand il s'asseyait, plume en main, devant un cahier
de papier, il n'accouchait que de phrases creuses ou de plats lieux-
communs. — Irrité de son avortement, il en accusait le milieu dans
lequel il travaillait, le béotisme de ses compatriotes, l'existence trop
mondaine que lui faisait mener sa femme.
Celle-ci était tout le rebours de son mari. Petite, brune, potelée,
avec de grands yeux noirs et des dents bien blanches, elle semblait
tenir de ses aïeules paternelles cette séduction que les Andalous
HELENE.
273
nomment le sal, et qui se manifeste par le rythme voluptueux de
la démarche, la grâce piquante du geste, la vivacité inconsciem-
ment provocante du regard. — Elle avait hérité aussi de son ori-
gine méridionale ce goût des plaisirs mondains, cet amour de la
vie en l'air et en dehors, qui trouvent satisfaction à Tours mieux
que partout ailleurs. Très peu instruite, assez frivole, elle avait de
l'enjouement, de l'esprit naturel et de la bonté ; elle adorait la toi-
lette et savait se mettre avec un goût exquis. Aussi avait-elle été
longtemps la reine des salons tourangeaux. La haute société du
cru, aussi bien que la colonie étrangère, la choyait. Point de
bonne fête sans M°*® des Réaux. Pour l'avoir, on supportait la
maussaderie et la hargneuse vanité de Jean - Jacques. La bonne
grâce de la femme faisait passer sur l'ennui distillé par les phrases
prétentieuses et l'humeur agressive du mari. Ce dernier s'aper-
cevait bien de cette charité dédaigneuse avec laquelle on l'accueil-
lait, afin de jouir de l'aimable compagnie de la jolie M""^ des Réaux.
Sans elle, on l'eût laissé dans son trou; il le savait et cela l'exaspé-
rait. — Lui , avec tout son esprit, être le protégé d'une femme-
lette qui ne s'occupait que de chiffons et n'avait pas deux idées
sérieuses en tête, c'était trop absurde ! — Il ne lui pardonnait pas
d'avoir des succès là où il n'essuyait que des échecs, d'être fêtée
tandis qu'on le laissait à l'écart. Ce sot aveuglement du monde
l'emplissait d'une aigre jalousie. Il devenait de plus en plus amer,
prenait sa femme en haine et soulageait sa bile par de ridicules
scènes domestiques. Il accusait Josèphe de coquetterie et inventait
contre elle des griefs ridicules. Comme tous les esprits faux, il
manquait de tact, et l'acrimonie de ses reproches dépassait toute
mesure. Les querelles devenaient chaque jour plus fréquentes,
chaque jour l'incompatibilité d'humeur des deux époux s'accentuait
davantage. Cela alla si loin qu'à la fin le vieux Nogueras, indigné,
menaça son gendre de s'adresser aux tribunaux pour obtenir une
séparation. Des amis communs s'entremirent; on fit entendre au
\ieil Espagnol qu'il était peu sage de donner en pâture au public
l'histoire des démêlés conjugaux du jeune ménage. Rref, après
force récriminations, on convint de se quitter à l'amiable. Jean-
Jacques se retira à La Châtaigneraie, — une gentilhommière située
à la hsière de la forêt de Loches, et qui constituait à peu près
tout le patrimoine du descendant de Tallemant ; — M™^ des Réaux
continua d'habiter, avec sa fille et son père, la maison de la levée
Saint- Symphorien, qui lui appartenait en propre. Seulement, son
mari, qui ne voulait point abdiquer ses droits paternels, stipula
que, chaque année, Hélène devrait passer deux mois à La Châtai-
gneraie.
TOME Lxxrv. — 1886. 18
274 REVL£ DES DEUX MONDES.
C'est ainsi qu'après avoir assisté, dans sa petite enfance, aux
violentes scènes qui éclataient à tout propos au logis, Hélène de-
vint fatalement, pendant son adolescence, tour à tour la confidente
des griefs de son père et des accusations que le vieux Nogueras et
sa fille ne manquaient aucune occasion de porter contre la conduite
de Jean-Jacques. — Dans la maison de la levée Saint-Symphorien,
on ne se gênait pas pour rejeter sur le père tout l'odieux de la
séparation ; on parlait librement, devant l'enfant, des ridicules de
M. des Réaux, de ses manies, de ses tares et même de ses vices.
On racontait qu'il vivait à La Châtaigneraie avec une sorte de ser-
vante-maîtresse, et le vieux Nogueras se livrait à d'étranges com-
mentaires sur le faux ménage de son gendre. — Quand, aux
vacances, Hélène arrivait à La Châtaigneraie, autre son de cloche.
Les propos étaient aussi libres et aussi hostiles, mais en sens
inverse. M. des Réaux exécutait la contre-partie de ce triste chant
alterné que l'adolescente était condamnée à entendre. Seulement,
à La Châtaigneraie, les plaintes étaient iormulées avec une amer-
tume plus acre et une brutalité plus cynique. Le grand-père No-
gueras était traîné dans la boue ; M""^ des Réaux était traitée de poupée
sans cœur et sans esprit, qui élevait sa fille de façon à en fah'e une
sotte à son image. — Hélène sortait de là troublée» écœurée ou
indignée. Les propos qu'on tenait autour d'elle éveillaient précoce-
ment son intelligence et lui donnaient sur les choses de la vie des
notions qu'ignore généralement une enfant de son âge. Elle rumi-
nait longuement tout ce qu'elle avait entendu, et ses illusions sur
les liens de la famille, sur l'autorité paternelle, sur le respect, s'en
allaient à mesure. Cette candeur d'ignorance, qui est à l'imagina-
tion d'une jeune fiUe ce que la fleur est sur le fruit, se déveloutait
avant môme que la jeunesse se fût épanouie. Hélène scrutait les
faits et gestes de ses parens avec une redoutable clairvoyance.
Quand les enfans joignent à leur don naturel d'observation^une ma-
turité précoce et une imagination vive, ils deviennent des juges
aussi passionnés qu'impitoyables. Do bonne heure. M"* des Réaux
avait percé à jour la vaniteuse médiocrité, les basses jalousies de
son père et les mesquines rancunes de cet ambitieux déçu. Elle
était mortifiée du train de vie obscur et vulgaire qu'il menait à
La Châtaigneraie. Sa tenue négligée lui faisait honte; les gens dont
i com[>osait sa société lui étaient odieux. — Comme tous les es-
prits étroits et vaniteux, M. des Réaux aimait à s'entourer de
subalternes aux yeux desquels il pouvait, à bon marché, passer pour
un grand homme. Hélène avait une méprisante répugnance pour
cette maison de La Châtaigneraie, dont une efirontée paysanne,
élevée à la dignité do gouvernante, faisait les honneurs, et que
HELENE. 275
fréquentaient seuls des parasites d'ordre inférieur, enchantés de
boire et de manger aux dépens du maître du logis, qu'ils payaient
en plates flagorneries.
Elle avait plus d'indulgence pour sa mère et son grand-père,
bien qu'elle ne s'abusât ni sur la frivolité de M™^ des Réaux, ni sur
les rodomontades pompeuses du vieux Nogueras. Du moins, dans
la maison de Saint-Symphorien, rien ne choquait ses instincts aris-
tocratiques, rien ne blessait son amour-propre. L'intérieur était
confortable, les relations honorables. Hélène s'y sentait dans son
milieu, et puis elle y était choyée par ce grand-père, qui l'appelait
« sa petite reine ; » idolâtrée par cette mère, très fière de la beauté
et des dispositions naturelles de sa fille. Depuis sa naissance, elle y
respirait une atmosphère d'admiration et de tendresse. Sa mère
aimait à la parer de son mieux, à lui composer des toilettes en
harmonie avec sa grâce enfantine. Les jours de musique, elle la
promenait sur le mail, — ra^ie d'entendre les exclamations louan-
geuses que provoquait la beauté d'Hélène. Sur leur passage, les
compîimens partaient comme les fusées d'un feu d'artifice : « La
jolie enfant!.. Quels yeux expressifs!.. Quels magnifiques che-
veux!.. » De tout cela Hélène ne perdait pas un mot, et son petit
cœur se gonflait d'une orgueilleuse satisfaction. De retour à la
taaison, elle retrouvait l'écho grossi et multiplié de toutes les
louanges qu'elle avait entendu murmurer à la promenade.
— Nous sommes allées sur le mail, disait M°* des Réaux à José
Nogueras, et Hélène a été très admirée.
— Je le crois bien, hombre .' s'écriait le vieil Espagnol; les Tou-
rangeaux montreraient peu de goût s'ils ne tombaient en adoration
devant une merveille semblable... Nma mîa, tu es belle comme
une reine ! continuait-il en prenant Hélène dans ses bras et en la
plaçant devant une glace. — Tiens, regarde-toi!.. Et va, tu embel-
liras encore en grandissant, tu deviendras un soleil de beauté, et
tu épouseras un prince ou un duc, à tout le moins!..
Les économies du grand-père et de la mère passaient à orner
cette mignonne idole, à la faire reluire comme un joyau artiste-
ment monté. M°^ des Réaux tenait à lui donner une éducation bril-
lante : — maîtres de danse et de musique, institutrice anglaise,
professeur de littérature, rien n'était épargné, — et Hélène, remar-
quablement douée, s'assimilait avec une étonnante rapidité tout
ce qu'on lui apprenait. Elle parlait l'anglais et l'espagnol, s'adon-
nait à l'étude avec passion et promettait de devenir une excellente
musicienne. En dehors des heures de leçon, elle se trouvait mal-
heureusement abandonnée entièrement à elle-même, ^i le vieux
Nogueras, ni M°^^ des Réaux n'étaient de taille à diriijer une édu-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
cation. Hélène seule réglait son travail , s'imposait des tâches et
choisissait ses lectures. — Dans un galetas, voisin des combles, il
y avait une bibliothèque composée d'ouvrages dépareillés que
M. des Réaux n'avait pas jugé à propos d'emporter à La Châtai-
gneraie : — peu de romans, peu de livres de science, mais beau-
coup de mémoires sur les trois derniers siècles. Hélène les lisait
tous sans distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais. Les mé-
moires bourgeois du xviii* siècle l'intéressaient médiocrement,
mais elle se passionnait pour ceux qui lui parlaient de la cour
des Valois ou des grandes dames du temps de Louis XIII et de
Louis XIV. Elle retrouvait là des héroïnes selon son cœur et des
sites presque familiers : Amboise, Chinon, Ghenonceaux, La Bour-
daisière ; — Agnès Sorel, Diane de Poitiers, Gabrielle d'Estrées,
Louise de La Vallière... Tous ces noms de résidences princières et
de royales maîtresses résonnaient mélodieusement à ses oreilles.
Elle aurait voulu vivre dans ces temps fertiles en miracles, où des
filles de petits gentilshommes, comme Gabrielle Babou de La Bour-
daisière et Louise La Baume-Leblanc, pouvaient, à force d'esprit et
de beauté, régner sur un cœur de roi et se hausser jusqu'auprès
des marches d'un trône.
Souvent, dans les beaux jours de mai, Hélène allait s'asseoir,
avec son livre, à l'extrémité d'une terrasse du jardin. Le Pressoir
(c'était le nom du logis des Réaux) est bâti à mi-hauteur du coteau
de Saint-Symphorien et domine la vallée dans sa grande largeur. —
A ses pieds, Hélène voyait l'éblouissante coulée de la Loire enser-
rant dans ses bras une île boisée, puis la ville avec ses façades
blanches coupées de jardins, et l'élégante silhouette de ses églises
et de ses tours. Au-delà des arbres du mail, l'avenue de Grammont
fuyait droite à travers les prairies du Cher, puis les collines se re-
levaient, verdoyantes, semées çà et là de maisons de campagne et
de châteaux, tandis qu'au loin, à gauche, les toits de Saint-
Avertin se montraient dans un nimbe de vapeurs. La vallée était
très large, mais elle ne semblait pas à l'adolescente trop vaste
pour contenir ses désirs de grandeur et d'éclat. Sur les flots d'ar-
gent du fleuve, dans les frissons verts des peupliers de l'île Saint-
Jacques, à travers les fumées qui })lanaient sur la ville, elle suivait
avec des yeux extasiés les formes magnifiques et changeantes des
fantômes rêvés. Les histoires qu'elle venait de lire se reflétaient
comme un mirage dans ce beau ciel marbré de nuages blancs, dans
la limpidité de cet air, où les royales amours d'autrefois avaient ré-
pandu tant de voluptueux eflluves qu'on croyait encore en respirer
l'émanation enchanteresse. L'enfant y voyait passer les radieuses
figures des grandes dames dont les aventures l'avaient charmée.
HÉLÈNE. 277
— Assurément, le temps n'était plus où une auréole s'attachait
au titre de maîtresse du roi; les conditions sociales s'étaient modi-
fiées, les mœurs étaient devenues plus austères ; ingénument et in-
nocemment, Hélène le regrettait presque. Mais, maintenant encore,
une femme belle, spirituelle, exceptionnellement douée, pouvait,
sinon monter sur un trône , du moins conquérir le cœur d'un de
ces personnages titrés ou illustres, riches ou influens, comme il en
existe dans les grandes capitales, — et c'était à quoi Hélène rêvait
modestement d'arriver. — Pourquoi pas? Elle était très belle, cha-
cun le lui disait ; elle avait une instruction plus brillante que celle
des filles de son âge et elle se promettait de travailler avec plus
d'ardeur encore , afin de devenir une créature accomplie , comme
ces princesses du xvi^ siècle qui joignaient à un esprit très orné
les attractions du talent et de l'élégance. Elle voulait être sédui-
sante, adorée, reine par l'intelligence et la beauté... Et sur cette
terrasse ensoleillée et fleurie, en face de ce royal paysage touran-
geau, entre les feuillées mobiles des arbres, parmi les éclatantes
mélodies des rossignols printaniers, il lui semblait que des voix mys-
térieuses lui murmuraient : « Tu seras reine ! »
Mais, pour en arriver là, il fallait sortir de la pénombre, se mon-
trer, aller dans le monde, et elle se rendait compte déjà des obsta-
cles qui naîtraient de la situation fausse créée par la séparation
de son père et de sa mère. Aussi Hélène s'était-elle sentie doulou-
reusement mortifiée au début de cette chasse de Saint-Hubert, à la-
quelle M™* de Boiscoudray ne l'avait pas conviée. — En reprenant
le chemin de la gentilhommière où son père vivait confiné, elle
était la proie d'un accès d'humeur noire. Ce fut dans cette chagrine
disposition d'esprit qu'au tournant de la route, elle vit surgir au-
dessus d'un massif de noyers les toits aigus et les deux tourelles
en éteignoir de La Châtaigneraie.
III.
Dès qu'Hélène eut pénétré dans la cour herbeuse et humide qui
précédait la façade grise de la maison, des éclats de voix, partant
d'une des pièces du rez-de-chaussée, lui annoncèrent que M. des
Réaux avait reçu des visites matinales. Cela redoubla sa mauvaise hu-
meur. Elle avait espéré déjeuner seule avec son père ; elle repartait
le soir même pour Tours, et cette dernière matinée allait être trou-
blée par les hôtes d'aventure qui tombaient toujours à La Châtaigne-
raie aux heures des repas. Aussi entra-t-elle avec le sourcil froncé
278 REVDE DES DEUX MONDES.
et les lèvres boudeuses dans la pièce où se tenaient les visiteurs.
Cette salle carrelée avait un aspect maussade, désordonné et peu
confortable. Deux massives armoires en noyer ciré, plaquées au
mur, faisaient mieux ressortir encore la nudité des parois, simple-
ment blanchies à la chaux. Dans la cheminée de pierre, à la tablette
encombrée de livres et de vieux journaux , un feu de souches de
châtaignier et de pommes de pin pétillait, envoyant une partie de
sa fumée aux solives saillantes et noircies du plafond. Des rideaux
de mousseline, criblés de points noirs laissés par les mouches, gar-
nissaient les fenêtres à petits carreaux , où ne passait qu'un jour
verdâtre. Une fille d'une trentaine d'années, coiffée du bonnet tou-
rangeau, à l'œil sournoisement voilé, aux hanches saillantes, assez
fraîche d'ailleurs et alerte, circulait autour d'une table où elle dres-
sait le couvert à même la toile cirée. Près de l'une des fenêtres,
sur une vieille table de jeu, des cartes s'éparpillaient entre des verres
vides, et une odeur anisée, imprégnant l'atmosphère, indiquait que
les convives venaient de prendre l'absinthe.
Deux de ces personnages étaient assis face à face. L'un, déjà âgé,
vêtu d'une redingote noire fripée, dont les bouts de manche retrous-
sés montraient des poignets de chemise d'une fraîcheur douteuse,
portait une barbe grisonnante que l'abus du tabac avait jaunie au-
tour des lèvres. Cette barbe fourchue, jointe à un nez camus et à
deux petits yeux malins, lui donnait une physionomie de chèvre. —
L'autre, aux paupières rougies, abritées sous des lunettes bleues,
avait un aspect plus correct, des façons pincées et méthodiques
qui sentaient le gratte-papier voué h quoique besogne fiscale. — Le
premier était le- médecin de Montrôsor, le docteur Vincendeau ; le
second répondait au nom de Serpin et remplissait les fonctions de
percepteur.
Le troisième convive, beaucoup plus jeune que ses compagnons,
fumait sa pipe, appuyé au dossier d'une chaise sur laquelle il se te-
nait assis à chevauchons. Vingt-huit ans, de belle encolure, solide-
ment charpenté, la mine fleurie, avec de gros yeux effrontés à fleur
de tête, une barbe brune soignée, le verbe haut et le geste hardi,
M. Angéliaume, fils d'un marchand de biens de Genillé, était le type
du Tourangeau campagnard, bon vivant, gros mangeur, grand bu-
veur et grand abatteur de bois. Sa veste de velours gris côtelé mou-
lait ses larges épaules, de hautes guêtres de cuir serraient ses mol-
lets robustes et il portait au petit doigt une bague d'or.
Debout, faisant face à ses trois interlocuteurs, Jean-Jacques des
^éaux pérorait adossé à la fenêtre.
De taille moyenne, mince, le dos un pou voûté, il paraissait avoir
plus de cinquante ans. Son teint était d'un ton de vieil ivoire, ses
HÉLÈiNE. 279
prunelles fauves nageaient dans le blanc jaunâtre de la sclérotique, sa
barbe, rare et d'un blond fade, avait elle-même un aspect jaunâtre.
Toute sa bile semblait s'être extrâvasèe sur sa figure chagrine ; elle
imprégnait jusqu'à ses lèvres minces, où grimaçait un sourire fiel-
leux. II avait l'haleine courte et sifflante; une toux grasse d'asth-
matique embarrassait son élocution déjà naturellement pénible. Vêtu
d'un veston de flanelle grise, les mains enfoncées dans les poches
d'un pantalon bleu à carreaux, il manquait de tenue; néanmoins,
dans sa physionomie morose, dans son attitude désenchantée, il y
avait encore quelque chose qui rappelait le gentilhomme et le faisait
trouver distingué à côté des trois hôtes qu'il était en train d'hé-
berger.
En voyant entrer Hélène, il interrompit net son discours. Cette
toute jeune fille à la toilette élégante, aux yeux lumineux, aux joues
rosées par le froid et la marche, faisait un contraste si singulier avec
le milieu vulgaire où elle pénétrait que M. des Réaux ne put s'empê-
cher d'en être frappé.
— Voici ma fille , dit -il d'un ton de vanité satisfaite aux trois
hommes, qui se levaient et saluaient obséquieusement. — Hélène,
continua-t-il, je n'ai pas besoin de te présenter le docteur Vincen-
deau, M. Serpin et M. Gaston Angéliaume... Tu les a vus déjà.
— Oui, oui, je connais ces messieurs, répondit-elle d'un ton bref.
Et , tournant le dos aux trois visiteurs , elle ôta sa toque et sa
veste, qu'elle accrocha à une patère, puis, sans plus s'inquiéter de
la compagnie, elle s'approcha de la cheminée et tendit alternative-
ment vers le brasier les semelles de ses bottines. Elle était char-
mante , ainsi posée , avec sa robe de laine au corsage flottant et
taillé en blouse, les deux mains appuyées à la tablette de la chemi-
née, la tète rejetée en arrière et la taille légèrement cambrée. M. Gas-
ton Angéliaume, qui la suivait des yeux, fît claquer sa langue en lan-
çant à ses trois compagnons un regard de connaisseur.
— Ces messieurs resteront à déjeuner avec nous, reprit M. des
Réaux en haussant la voix.
— Ah ! murmura indifféremment la jeune fille sans se retourner.
M. des Réaux darda un regard irrité dans la direction d'Hélène
et il s'apprêtait à relever vertement l'irrévérence de sa fille, quand
la servante reparut, apportant une omelette aux cèpes et un plat de
rillom.
— Le déjeuner est sur la table! cria-t-elle d'un ton familier.
Cette annonce fit diversion. Les trois invités tirèrent leurs chaises
vers la table et s'installèrent, tandis que M. des Réaux, le dos au
feu, débouchait les bouteilles. Hélène s'était assise le plus loin pos-
sible des convives de son père. Elle affectait de se tenir à l'écart,
280 REVUE DES DEUX MONDES.
le nez sur son assiette, sans daigner regarder ses voisins. Le pre-
mier coup de dent fut donné en silence. L'attitude de M"® desRéaux
gênait ostensiblement les invités, qui ne s'interrompaient de man-
ger que pour échanger quelques rénexions à mi-voix. Mais quand
l'omelette et les rillom eurent été dépêchés, quand une volaille
rôtie vint ensuite , les langues commencèrent à se dégourdir sous
l'influence de la bonne chère et du vin de Saumur, que M. des
Réaux versait libéralement.
— Voilà un joli vin ! dit complaisamment le percepteur, je doute
que beaucoup de propriétaires en aient de pareil en cave... Non, pas
même le comte de Boiscoudray.
— A propos du comte, s'écria Gaston Angéliaume, il a mis ce
matin le pays sens dessus dessous avec sa messe de saint Hubert...
On a béni les chiens dans l'église.
— C'est un reste des superstitions du moyen âge, remarqua le
médecin avec un haussement d'épaules... Hé! hé! j'aurais voulu
voir la tête de ce pauvre curé Mourruau , obligé de secouer son
goupillon sur cette meute braillant dans le sanctuaire.
— La bénédiction a eu lieu hors l'église, objecta sèchement
Hélène.
— Vous y étiez, mademoiselle? demanda M. Angéliaume.
— Oui, et j'ai trouvé cela très intéressant.
M. Serpin, en vidant son verre, déclara qu'en effet c'était un spec-
tacle comme un autre.
— Dites une parade, répliqua ironiquement le médecin; les habits
rouges, les dames avec le tricorne en tête, les sonneries des cors
de chasse, cela amuse les badauds, qui se croient revenus au temps
de l'ancien régime... Et voilà les enfantillages qui occupent nos
classes dirigeantes !
— De quoi diantre voulez -vous qu'elles s'occupent? interrompit
Jacques des Réaux; elles n'ont rien dans la tête... Quand, par ha-
sard, un des leurs veut sortir de l'oisiveté et faire œuvre d'homme
sérieux, les autres le dénigrent ou le mettent en quarantaine...
L'aristocratie est finie !
— Oui, proclama solennellement le percepteur, la bourgeoisie a
maintenant le grand rôle à jouer.
— Les bourgeois! laissez donc, ripostait le médecin, je les con-
nais, moi !.. Tous occupés à amasser des écus comme le père An-
géliaume, à faire le moins d'enfans possible et à les caser dans de
bonnes sinécures... 11 n'y a plus do sève que dans le peuple.
M. des Réaux se récria : — Le peuple était ignorant et envieux,
los paysans n'avaient qu'un désir : lâcher la culture pour aller se
corrompre tout à leur aise dans los villes. — Race déchue, vous
HÉLÈNE. 281-
dis-je, s'exclamait-il avec emphase, pourrie de la tête aux racines!..
La société française a le sang vicié ; elle entre déjà en décomposi-
tion!..
Il criait cela de sa voix sifflante en s'interrompant pour tousser ;
— et ses prunelles brillaient d'un feu jaune, ses lè^Tes avaient un
pli plus amer. Il semblait répandre avec une joie mauvaise sa bile
sur ce monde qui n'avait pas voulu reconnaître son génie et qui
avait dédaigné de lire ses brochures.
Pendant qu'il discourait, les trois campagnards ébaubis incli-
naient poliment la tête en signe d'assentiment. Hélène, agacée, mar-
quait son irritation en tambourinant nerveusement sur la toile
cirée.
— Bah! conclut Gaston Angéliaume en étouffant un bâillement,
laissons la politique! Quand le vin est bon, c'est malsain de le dé-
guster en mâchant cette viande creuse... Messieurs, je propose de
boire à la santé de notre hôte...
Ils se levèrent tous trois pour trinquer avec Jacques des Réaux.
— Et aussi, continua Angéliaume en versant de nouvelles rasades
à la ronde, — aux beaux yeux de notre gentille hôtesse !
Les verres avaient été de nouveau tendus dans la direction d'Hé-
lène, mais elle renversa brusquement le sien :
— Merci, messieurs, dit-elle froidement, je ne bois que de l'eau.
Cette nouvelle marque de dédain déconcerta un moment les trois
Tourangeaux, puis, comme ils trouvaient le menu trop bon pour se
fâcher, ils se remirent à boire et à parler tous en même temps.
Les têtes s'échauffaient, les voix s'enrouaient ; déjà six bouteilles
rangées en un coin montraient leurs panses vides ; le médecin sen-
tait une tiédeur moite lui mouiller les tempes ; les yeux de batra-
cien d'Angéliaume s'illuminaient en se fixant obstinément sur Hé-
lène, placée en face de lui; quant au percepteur, il épongeait
soigneusement ses paupières rougies, qui semblaient pleurer du
vin. — Lorsqu'on eut apporté le fromage, les poires et les noix,
M. des RéaiLX, surexcité par les éloges qu'on décernait à son Sau-
mur mousseux, se leva et annonça qu'il allait lui-même à la cave
en chercher du meilleur.
Restée seule en compagnie des buveurs, Hélène se sentit gênée
par les œillades persistantes que lui lançait le plus jeune des trois.
Le regard effronté d'Angéliaume se promenait sur toute sa per-
sonne, lentement, comme une limace sur un beau fruit. Impatien-
tée, elle quitta la table et alla jeter sur le brasier mourant des poi-
gnées de pommes de pin , qui se mirent à pétiller en dardant de
claires flammèches. Angéliaume, tout allumé lui aussi et tout pétil-
lant de sensualité, s'était levé à son tour et se rapprochait insensi-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
blement de la cheminée. Bientôt l'adolescente, courbée ^ers le
foyer, entendit derrière elle le souffle bruyant du fils du marchand
de biens. Elle feignait d'ignorer son approche et continuait à lui
tourner le dos, quand il lui bégaya presque dans le cou :
— Parole ! mademoiselle des Réaux, vous êtes jolie comme un
cœur!.. Et quels cheveux! on dirait de la soie...
En même temps les gros doigts audacieux 4u campagnard cares-
sèrent lourdement les boucles flottantes d'Hélène et lui eflleurèrent
quasi la joue. Elle se redressa furieuse, les yeux menaçans, la
lèvre crispée ; d'un violent revers de main elle souflleta les doigts
d'Angéliaume et se rejeta de côté.
— Vous êtes bien osé!., s'exclama-t-elle d'une voL\ sourde.
Le percepteur et le médecin, qui avaient suivi ce manège, riaient
de la déconvenue de leur camarade.
Les rires de ces deux hommes exaspéraient encore davantage
Hélène. Rouge, les narines dilatées, les prunelles flambantes, elle
perdait toute mesure, et, pareille à une petite guêpe en colère, elle
était sur le point de s'élancer pour souflleter de nouveau Angé-
liaume, quand M. des ]\éaux rentra avec ses bouteilles.
— Mon père, dit Hélène en s'avançant vers lui , si vous rece-
vez des gens qui prennent votre maison pour une auberge, vous
devriez au moins leur recommander de ne pas avoir avec moi des
façons de cabaret!
— Quoi? qu'y a-t-il? demanda Jacques des Réaux interloqué, eu
questionnant du regard le docteur Vincendeau.
— U y a, répondit le médecin d'un air pincé, qu'Angéliaume a
voulu badiner et que votre demoiselle entend mal la plaisanterie...
Cet incident avait jeté un froid. Angéliaume consulta sa montre,
déclara qu'il avait un rendez-vous à Monti'ésor et tira brusquement
sa révérence à M. des Réaux. Après un moment d'hésitation, les
deux autres décrochèrent leur chapeau et prirent congé à leur
tour.
— Un instant, que diantre I protestait Jean-Jacques, vous n'allez
pas me laisser boire mon vin tout seul!.. Attendez au moins le
cafél
— Merci ! repaitit le médecin en appuyant intentionnellement
sur chaque mot, nous prendrons notre demi-tasse au cabaret,..
Notre société est désagréable à votre demoiselle, et nous ue voulons
gêner personne.
Ils sortirent, malgré les instances de M. des Réaux qui les accom-
pagna au dehors, moins encore par politesse que pour se renseigner
sur ce qui s'était passé en son absence. Hélène était restée adossée
à la cheminée, les sourcils rapprochés, les poings fermés, et elle bat-
HÉLÈNE. 283
tait du pied le carreau avec rage. Elle entendait la conversation se
continuer dans la cour ; elle distinguait la voix sifflante de son père,
et les mots : a Enfant désagréable et mal élevée ! » lui arrivaient
aux oreilles. Peu à peu, les pas s'éloignèrent, et M. des Réaux ren-
tra dans la salle. Il paraissait très vexé, et ses yeux jaunes avaient
un regard plus agressif et plus aigu :
— Que signifie cette nouvelle frasque? dit-il avec irritation... Ce
n'est pas assez que la société de ta mère me traite en paria, il faut
encore que tu viennes ici pour en chasser mes amis !
— Pourquoi vos amis se conduisent-ils comme des gens de rien?
répliqua-t-elle en endossant sa veste et en coiiTant nerveusement sa
toque... Libre à vous de les garder, quant à moi, je ne supporterai
pas davantage leurs grossièretés... Dites à la Perrine de descendre
ma caisbO... Vous savez que je dois prendre le courrier de trois
heures.
— Voilà bien les exagérations de ta mère! s'écria-t-il en le-
vant les épaules ; quel grand crime a donc commis ce pauvre Angé-
liaume ?
— Ce pauvre Angéliaume était gris et il a osé promener ses \ ilains
doigts dans mes cheveux... Ah! reprit-elle en secouant avec dégoût
sa chevelure, si j'avais des ciseaux, je couperais les boucles qu'il a
touchées, tant cela me répugne!.. Que vos amis prennent ces ma-
nières-là avec la Perrine, c'est possible, mais moi, votre fille, j'en-
tends qu'on me respecte quand je viens chez vous!
— D'abord, repartit aigrement des Réaux, il me semble que tu
pourrais appeler ^''® Perrin autrement que a la Perrine. . . » Si tu
veux qu'on te respecte, respecte aussi les susceptibilités des au-
tres !.. D'ailleurs, permets-moi de te dire que tu es une sotte... De
la part d* Angéliaume , le geste qui t'a elTarouchée, au lieu d'être
une offense, était un compliment à ton adi'esse.
— Qu'il garde ses complimens, je n'en ai que faire!
— Tu es bien dégoûtée !.. Le père Angéliaume ramasse des écus
et le jeune homme apportera un demi-million en se mariant.
— Il en aura besoin pour se décrasser.
— La fille qu'il épousera ne sera pas malheureuse, et, si tu vou-
lais, avant deux ans, tu serais cette fille-là.
— Moi? s* écria-t-elle révoltée, vous moquez -vous?
— Tu le trouves indigne de ta précieuse personne? reprit-il avec
un ricanement de pitié, qui espères-tu donc épouser?.. Un prince?
— Je ne me marierai qu'avec un homme de notre monde.
— En vérité!.. Niaise, si tu avais deux onces de sens commun,
tu verrais clair dans ta situation et tu te déferais des illusions sau-
grenues, dont ton hidalgo de grand -père te farcit la tête... Les gens
284 REVUE DES DEUX MONDES,
de ton monde veulent des filles bien rentées, et tu auras à peine
soixante mille francs de dot...
Alors, avec une sorte de joie maligne, il s'évertua à lui peindre
sa situation sous les couleurs les plus noires et les plus découra-
geantes. — Il s'entendait à décourager les gens! — Il lui démontra
que la fortune de son grand-père était médiocre, que sa mère était
dépensière et que les jeunes gens d'à-présent cherchent avant tout
à se marier richement. — D'ailleurs, en supposant que l'un d'eux
passerait sur la question d'argent, en province, on regarde à deux
fois avant d'épouser une fille dont le père et la mère vivent sépa-
rés. On soupçonne qu'il y a toujours là-dessous quelque chose d'in-
correct et d'équivoque. . .
Au lieu de convaincre Hélène, ces raisonnemens ne firent que
l'exaspérer davantage :
— A qui ^la faute, s'exclama-t-elle avec emportement , si notre
position est fausse?.. Si vous viviez avec nous, personne ne trou-
verait à jaser sur notre compte... Mais vous n'êtes entouré que de
subalternes et de gens mal élevés. — Regardez donc autour de
vous!.. Est-ce là un train de maison qui vous fasse honneur et un
intérieur digne de Jacques des Réaux!...
En même temps, d'un coup d'œil circulaire et d'un geste mépri-
sant, elle lui montrait la salle aux murailles nues, la table chargée
de bouteilles et de débris de victuailles, les solives enfumées, les
armoires poudreuses...
Jacques des Réaux rougit et se mordit les lèvres :
— Je crois, dit-il d'une voix ironiquement acerbe, que lu te mêles
de me faire la leçon... Sache que je ne reçois de conseils de per-
sonne et encore moins d'une bambine de ton âge... Tu répètes
comme une perruche les sottises que débite ta mère... Tu subis
son influence. A ton aise! Un jour, tu t'en mordras les doigts!
Il se dirigea vers la porte : — As-tu toujours l'intention de partir
aujourd'hui?
— Oui, certes! répliqua-t-elle avec énergie.
— J'ai à sortir et je ne serai pas là pour te mettre en voiture...
Disons-nous adieu tout de suite.
— Adieu 1
Elle s'était détournée pour ne pas avoir à l'embrasser et aussi
pour lui cacher ses yeux où montaient des larmes.
11 fit encore quelques pas, puis s'arrêta, un peu honteux de la
quitter d'une façon si peu paternelle... Il espérait qu'elle revien-
drait la première et qu'ils se sépareraient moins désagréablement ;
mais voyant qu'elle s'obstinait à lui tourner le dos, il se décida à
sortir :
HELENE.
285
— Niaise et entêtée ! grommela-t-il en claquant la porte...
Une heure après, dans la cour, Hélène, le cœur gros, attendait,
assise sur sa malle, le passage de l'omnibus. — Il arriva enfin, avec
un bruit de ferraille et de vitres frémissantes. Sur un signe de la
jeune fille, le conducteur arrêta ses bêtes, chargea les bagages et
introduisit la voyageuse dans l'intérieur, où elle se trouva seule
avec un paysan assoupi dans un coin. — La voiture repartit, tan-
dis qu'appuyée à la vitre, Hélène regardait les toits de La Châtai-
gneraie disparaître peu à peu derrière les branches effeuillées des
noyers et des ormeaux.
lY.
Comme toutes les maisons bâties sur le flanc du coteau de Saint-
Symphorien, l'habitation de M^^ des Réaux était dominée par un
jardin en terrasse. La succession de ces jardins exposés en plein
midi, plantés d'arbres à fruit, de lauriers et de magnolias, coupés
çà et là par des villas aux toitures à l'italienne, donne à cette
colline un peu de la physionomie du quartier de Garavan à Menton.
La grande nappe bleuissante de la Loire, qui s'épand au-delà de
la levée, ajoute encore à l'illusion. Même dans les mois d'hiver,
au moindre rayon de soleil, on jouit là d'une température presque
méridionale, et dès février, les amandiers s'y couvrent de fleurs.
Par ces clémentes journées d'hiver, Hélène, depuis son retour
de La Châtaigneraie, ne manquait pas de faire une promenade quo-
tidienne le long des terrasses du Pressoir. Elle choisissait l'heure
tiède de midi, quand le soleil déjà printanier chauffait libéralement
les murailles tapissées de glycines. Elle respirait avec sensualité
l'odeur des premières violettes, suivait des yeux la fuite lente des
eaux moirées de la Loire, et de temps en temps son regard, pas-
sant par-dessus les branches rougissantes des tilleuls qui séparaient
Le Pressoir de la propriété contiguë, s'arrêtait distraitement sur les
allées d'un jardin voisin.
' Là aussi, aux mêmes heures qu'elle, un jeune promeneur, les
cheveux au vent, la figure imberbe, semblait très intéressé par la
contemplation du paysage et surtout par le spectacle des terrasses
du Pressoir. Ce jouvenceau, nommé Raymond Descombes, était le
fils unique d'une veuve qui entretenait des relations de bon voi-
sinage avec M""^ des Réaux. Il achevait sa philosophie au lycée de
Tours et touchait à ses dix-huit ans, l'âge où chez les garçons la
puberté opère son travail de sève montante. Dans les tempéra-
mens sanguins et robustes cette crise se traduit d'ordinaire par une
286 REVUE DES DEUX MONDES.
explosion de désirs turbulens qui se satisfont sans choix, avec une
hâte vorace; — chez les natures nerveuses et timides, cette explo-
sion est contenue, au contraire, par une réserve craintive, par une
pudeur presque féminine ; elle se manifeste alors par de solitaires
rêveries, une recrudescence de sensibilité, un tour d'esprit plus
lyrique et romanesque. Raymond Descombes était un timide et un
délicat. Il ne concevait encore l'amour que sous la forme d'un sen-
timent éthéré et rafiiné, s'absorbant dans l'adoration d'une virginale
beauté de jeune fille, — et pour lui, l'idéal de la jeune fille était
Hélène des Réaux.
Il la connaissait depuis l'enfance; depuis l'enfance il se tenait
émerveillé devant la grâce, l'esprit et la beauté précoces de sa
voisine. Elle lui imposait par ses airs décidés, par son regard déjà
profond, par le luxe coquet de ses robes de fillette. Quand d'aventure
elle lui adressait la parole, il perdait immédiatement contenance,
rougissait, balbutiait et se sentait devenir stupidement gauche. En
présence de cette adolescente si joliment atournée, déjà si femme
par le costume, la décision du regard, le mordant de la parole, il
comprenait douloureusement l'inélégance de ses vêtemens de col-
légien, la rusticité de ses manières, le ridicule de son élocution
hésitante et embarrassée. Aussi préférait-il ne la voir que de loin,
sans être aperçu ou du moins sans être obligé de parler. Il ne man-
quait jamais de gravir la plus haute terrasse du jardm maternel, à.
l'heure où il savait qu'Hélène commençait sa promenade quoti-
dienne le long des espaliers du Pressoir. Le matin, en allant au
lycée, il pensait qu'il la verrait à midi, et cette pensée lui tenait le
cœur chaud pendant le cours où le professeur expliquait « l'origine
des idées. » Sitôt la classe finie, il s'en revenait lestement vers
Saint-Symphorien par le chemin le plus direct, et il s'élançait tout
palpitant au jardin, en se demandant : a Y sera-t-elle ? » Accoudé
à un mur d'où l'on pouvait voir, à travers les branches sans feuilles,
tout ce qui se passait sur les terrasses du Pressoir, il attendait
anxieusement qu'elle parût. Hélène se montrait enfin ; il apercevait
sa silhouette se détachant finement sur le bleu claii* du ciel ; il en-
tendait sa voix nette et musicale jeter des appels caressans à un
chat favori; parfois il la perdait de vue au tournant d'un mur, puis
la voyait reparaître au sommet d'un escalier... C'était tout, mais
c'était du bonheur pour le reste do la journée.
La i)résence de Raymond Descombes n'échappait pas à Tobser-
vation d'Hélène, mais ejle ne s'en préoccupait que médiocreraeal.
Elle ne voyait dans le manège de son voisin que la curiosité d*un
collégien indiscret et désœuvré. Elle était tout entière livrée à ses
Ambitieuses chimères, et ses chimères l'emportaient trop loin pour
HÉLÈNE. -87
qu'elle s'intéressât à l'espionnage de ce lycéen dégingandé qu'elle
traitait en gamin. Mais, depuis son retour de La Châtaigneraie, elle
subissait elle-même une crise, ses gôùts se modifiaient, son hu-
meur s'altérait. Elle était prise de langueurs pesantes, de sourdes
mélancolies, auxquelles succédaient brosquement des pétulances
de chèvre capricieuse et indisciplinée , des accès de fou rire ,
des curiosités singulières. Poiu* la première fois elle s'inquiétait
de l'assiduité de Raymond au jardin ; pour la première fois aussi.
elle remarquait son trouble quand il venait en visite au Pressoir
avec sa mère. De soudaines lumières éclairaient son esprit. Elle
de^inait tout à coup que la gaucherie et l'embarras du jeune homme
avaient peut-être une autre cause que la timidité ou le manque
d'usage. Elle l'examinait de plus près et finissait par trouver que,
malgré ses vêtemens mal coupés, il ne manquait pas d'une certaine
poésie sauvage. Sa taille élancée, sa maigreur, ses yeux noirs en-
foncés sous l'orbite, ses cheveux bruns touffus et longs lui don-
naient l'air d'un amoureux de l'époque romantique. Parfois, tandis
qu'elle l'examinait à travers les tilleuls, des pensées bizarres lui
traversaient le cerveau. Elle se rappelait l'audacieuse liberté prise
par Gaston Angéliaume après le déjeuner de La Châtaigneraie, puis
brusquement elle supposait Raymond à la place de ce bellâtre cam-
pagnard, et se demandait si cette même hardiesse, de la part de
son jeune voisin, eût provoqué chez elle les mêmes répugnances.
Cette singulière imagination lui causait un trouble dans lequel,
tout en rougissant, elle se complaisait.
De même que son esprit, son corps subissait une métamorphose.
La verdeur un peu aigrelette de l'adolescence disparaissait. Sa jeu-
nesse s'épanouissait peu à peu comme une rose rouge qui sort du
bouton : les angles devenaient des contours, la démarche avait des
mouvemens plus souples. La taille se cambrait davantage, la poi-
trine se gonflait. Hélène était tout d'abord presque confuse de ce
soudain développement du buste et elle s'efforçait de comprimer
sous son corsage ces rondeurs trop accentuées. 11 lui prenait tout à
coup des scrupules de pudeur qui jusqu'alors ne l'avaient point
tourmentée. Elle soupirait à propos de rien. Le son des cloches,
l'odeur pénétrante d'un bouquet de Ulas, l'air d'une valse jouée par
un orgue des rues, suffisaient à lui faire monter des pleurs dans
les yeux...
Cependant, à travers ces crises de la quinzième année, le prin-
temps était venu, amenant avec lui des après-midi de soleil, des
soirées plus longues et plus tièdes. Après dîner. M"^* des Réaux
sortait avec Hélène, et elles se promenaient jusqu'à la nuit tombante
le long de la levée qui va de Saint-Symphorien à Sainte-Radeconde.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant ces promenades, elles rencontraient M"^® Descombes pre-
nant elle-même le frais en compagnie de Raymond. Les deux mères
se visitaient de temps à autre, et peu à peu la similitude de leur
situation les avait liées plus intimement. N'étaient-elies pas toutes
deux veuves ? l'une ayant perdu son mari, et l'autre vivant séparé
du sien ? Leur commune solitude les rapprochait, bien que leurs
caractères et leurs goûts fussent différens : — M""® Descombes simple,
sérieuse, uniquement occupé de l'éducation et de l'avenir de son
fils; — M™" des Réaux, élégante, frivole, regrettant le monde, et
ne parlant que robes, bals ou visites. — Elles ne s'entendaient guère
que sur un point : — l'admiration exclusive qu'elles professaient
pour leurs enfans.
Sur la levée, les deux mères marchaient ensemble. Raymond et
Hélène, plus ingambes, les précédaient de quelques pas. La pre-
mière fois que le lycéen s'était promené à côté de la jeune fille,
l'émotion l'avait rendu muet et quasi-stupide. Il se tenait raide et
gourmé auprès d'elle, cinglant de coups de badine les hautes herbes
du talus et ne trouvant pas un mot à dire. Hélène, plus calme et se
possédant mieux, jouissait malicieusement de son embarras et se
plaisait à l'augmenter en affectant une réserve dédaigneuse. Ray-
mond osait à peine la regarder ; d'un air boudeur, il tenait ses yeux
fixés sur la Loire glacée de lilas par les dernières lueurs du cou-
chant, et il soupirait avec véhémence.
— Pourquoi poussez-vous de tels soupirs ? demanda Hélène su-
bitement et d'un ton moqueur; est-ce la pensée de votre baccalau-
réat qui vous rend mélancolique ?
— Je me moque bien de mon baccalauréat, répliqua rudement
Raymond, furieux d'être traité en collégien ; c'est le dernier de
mes soucis 1
— Alors, continua-t-elle sur le même ton, c'est peut-être l'effet
du printemps?
— Le printemps, s'écria-t-il, je le déteste!..
— Vous êtes bien difficile... Pourquoi?
— Parce que, dit-il à voix basse avec une sorte d'emportement,
les tilleuls du Pressoir sont maintenant garnis de feuilles, et que
je ne peux plus vous voir passer sur les terrasses.
Elle ne jugea pas à propos de se lâcher de cet aveu, qui était
presque une déclaration ; elle se contenta de laisser tomber la con-
versation d'un air digne. 11 ne lui déplaisait pas de savoir que Ray-
mond était épris d'elle, et, faute de mieux, cet amoureux en herbe
chatouillait encore agréablement sa vanité. Raymond, qui s'atten-
dait à être rappelé vertement à l'ordre, fut de son côté ravi de voir
qu'elle ne le repoussait point. A partir de cette soirée, la glace fut
HÉLÈNE. 289
rompue entre eux, et à mots couverts, avec des timidités de no\ices,
des sournoiseries naïves et de poétiques enfantillages, ils commen-
cèrent à jouer l'idylle toujours semblable et toujours exquise du
premier amour.
Ils se prêtaient des livres et causaient de leurs lectures pendant
les promenades du soir. C'était un moyen ingénieux de parler d'a-
mour à l'aide de sous-entendus, sans que leurs mères pussent s'ef-
faroucher de leur conversation. Les livres choisis par Raymond : —
Werther, Paul et Virginie, Jocelyn, — lui fournissaient d'heureux
prétextes pour exprimer ses propres sentimens sans trop se démas-
quer. Hélène, très fine, comprenait à demi-mot et s'amusait à en-
traîner le lycéen sur la pente des tendres confidences, sauf à l'ar-
rêter par un regard sévère lorsqu'il devenait trop explicite...
Pendant ces causeries, la Loire, avec un bruit caressant, coulait
à leurs pieds. La nuit descen Jait pacifiquement sur le faubourg et
veloutait le contour des coteaux, les verdures de l'île Saint-Jacques,
la silhouette des maisons et des églises de la ville, dont on voyait
les lumières trembloter sur la rive opposée. Entre les deux levées
obscures, le fleuve argenté d'un reste de clarté crépusculaire, fuyait
dans une ombre bleuâtre, puis se perdait derrière les arches du
Grand-Pont. Peu à peu l'eau elle-même s'enténébrait et sa surface
reflétait alors les points d'or des étoiles. Des voLx lointaines chan-
taient sur la route; les jardins étages sur la colline imprégnaient
l'air d'odeurs de chèvrefeuille; une molle influence printanière
pénétrait jusqu'au cœur des deux jeunes gens et les rendait plus
expansifs.
— Croyoz-vous que l'amour dont parlent les romans puisse exis-
ter dans la réalité? demandait brusquement Hélène, prise du désir
d'entendre de nouveau la musique d'une déclaration chatouiller ses
oreilles.
— Je ne le crois pas, j'en suis sûr.
— ' Vous connaissez des amoureux en chair et en os ?
— J'en connais un, du moins.
— Vous, peut-être?
— Oui, moi !
— Vous aimez comme Paul, comme Werther?
— J'aime comme Werther une Charlotte qui ne s'en doute point..,
qui ne s'en _doutera peut-être jamais.
— Est-elle blonde"ou brune?
— M l'un ni l'autre.
— Un monstre alors !
— Je la trouve adorable.
TOME LX3UV. — 1886. JQ
290 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vraiment... Et où demeure cette merveille?
— Tout près d'ici, et elle s'appelle...
— Ne me dites pas son nom, murmura rapidement Hélèae,
je le sais...
Raymond tressaillit. A la clarté des étoiles, leurs yeux se rencon-
trèrent et cette voluptueuse communion des regards fit éprouver
au jeune homme un moment de vertige.
— Puisque vous la connaissez, reprit-il d'une voix étranglée,
pouvez-vous me dire à votre tour si elle m'aime un peu?
— Vous en demandez trop ! répliqua-t-elle brièvement en détour-
nant la tête.
Ils furent rejoints par leurs mères, et ce fut tout pour ce soir-là.
Mais, en rentrant, Raymond, inondé d'une joie qui l'enliévrait, ne put
s'endormir. 11 enjamba la fenêtre de sa chambre et sauta dans le
jardin plein de roses, dont les corolles mouillées scintillaient au
clair de lune. Tandis que tout sommeillait au Pressoir et dans la
maison de sa mère, il parcourait lentement les terrasses où les
grillons chantaient dans la nuit; et sur le rythme tremblé de ces
murmures d'insectes, il se répétait à satiété les mots prononcés par
Hélène, il se grisait du souvenir de son regard ; il trouvait les jar-
dins féeriquemeni beaux ; la nuit de juin avait pour lui les couleurs
et les parfums d'une nuit d'Orient, et la Touraine lui semblait un
paradis.
Hélène était plus calme. La tendresse qu'elle venait de faire jail-
lir du cœur de son jeune voisin lui donnait des émotions agréables,
mais des émotions sans trouble. L'amour ne l'agitait pas encore ;
toutefois il ne lui déplaisait pas d'avoir un amoureux. Cela lui prou-
vait à elle-même qu'elle n'était plus une petite fille et qu'elle en-
trait sérieusement dans la vie. C'était une prenodère aflirraation de
cette beauté sur laquelle elle fondait tant d'espérances. El e se sen-
tait née pour commander et pour séduire, et elle laisait sur Ray-
mond Descombes l'expérience de son pouvoir. Le jeune homme
était en adoration devant sa beauté, et chaque jour elle essayait plus
hardiment jusqu'où pouvait aller la soumission de ce premier ado-
rateur.
Raymond lui avait confié qu'aussitôt après avoir été reçu bache-
lier, il chercherait à entrer au Conservatoire afin d'y j)Oursuivre
sérieusement des études d'harmonie commencées à Tours. 11 était
fou de musique et rêvait de se faire un nom comme compositeur.
L'es[)rit pratique de M"*" Descombes s'ell'arouchait de cetto vocation
hasardeuse ; elle aurait voulu (pie son (ils restât près d'elle et choi-
sit une cîirrière moins chanceuse et plus lucrative; mais comme elle
chérissait Raymond, elle n'osait contrarier ses goùls et se résignait
UELÈSE. 291
mélancoliquement à le voir partir à la tin de l'automne. Un soir,
pendant la promenade coutumière, Hélène tournant vers le jeune
homme ses fascinans yeux verts, lui dit à brùle-pourpoint :
— Ainsi, c'est décidé, dès que vous serez bachelier, vous nous
quitterez ?
— Oui, répondit- il, j'irai à Paris et j'essaierai d'entrer au Con-
servatoire.
— Très bien... Et cette personne que vous prétendez aimer,.,
vous l'oublierez?
— Au contraire, c'est pour me rendre plus digne d'elle que je
veux composer de belles œuvres et conquérir un nom.
— Si pourtant elle ne tenait pas à cette gloire que vous irez cher-
cher loin d'elle!..
— Est-ce vous qui parlez? murmura-t-il surpris, vous qui prisez
si haut toutes les supériorités !
— Mais enfin, insista-t-elle avec une œillade caressante, si cette
personne vous priait de renoncer à vos projets?
— Quoi! s'écria-t-il, renoncer à l'an?
— Non pas... Mais si elle vous demandait de travailler ici au
lieu de vous expatrier... Si son affection était à ce prix?
Il s'arrêta tout }»lpitaDt et plongea naïvement son regard dans
les yeux de la jeune fille.
— Vous le voulez ? balbutia-t-il.
— Oui.
— Eh bien!., je resterai.
Un éclair de triomphe illumina les prunelles d'Hélène. — L'ex-
périence avait réussi ; elle connaissait maintenant l'étendue de son
pouvoir, et elle en était fière. — Emportée par un mouvement où
il y avait plus d'amour-propre satisfait que de tendresse, elle oûrit
sa main nue à Raymond, qui la serra dans la sienne pour la pre-
mière fois, et qui ne crut pas acheter trop cher cette minute de
félicité toute nouvelle et tout exquise, en la payant du sacrifice de
ses projets d'avenir.
V.
Des mois se passèrent. A la fin de juillet, Raymond avait été reçu
bachelier. Fidèle à sa promesse, il ne parlait plus de s'en aller à
Paris, et sa mère, heureuse de cette conversion dont elle s'attribuait
tout le mérite, songeait à lui faire commencer à Tours des études
de droit qu'il irait plus tard achever à Poitiers. Hélène, tout en
292 REVUE DES DEUX MONDES.
louant Raymond de sa docilité, ne semblait déjà plus apprécier à sa
juste valeur le sacrifice qu'elle avait imposé au jeure homme. Elle
était toujours flattée de la tendresse enthousiaste qu'elle lui inspi-
rait, mais ce culte obscur, ces enfantines adorations ne lui suffi-
saient plus. A mesure que sa beauté se développait, ses chimères
ambitieuses la reprenaient. Raymond était un trop petit person-
nage pour devenir jamais le héros du roman grandiose qu'elle ima-
ginait. Et alors l'élégante figure de Philippe de Préfaille, caracolant
en habit rouge à la lisière de la forêt de Loches, traversait son sou-
venir comme une radieuse étoile filante.
Parfois dans un journal de modes ou dans une de ces feuilles qui
ont la spécialité des histoires de sport et de high-Ufe, elle lisait le
récit d'une fête parisienne ou les détails d'une semaine de villé-
giature dans un des châteaux riverains de la Loire. Lorsqu'elle y
rencontrait les noms de Philippe de Préfaille et de M™® de Boiscou-
dray, son cœur battait plus fort. Elle s'absorbait dans la descrip-
tion d'un lunch ou d'un rallye-paper. Elle voyait en imagina-
tion des cavalcades galoper le long des avenues de quelque parc
centenaire, des landaus emporter en forêt des femmes dont les toi-
lettes de campagne sortaient de chez Worth. Il lui semblait en-
tendre le grincement des roues sur le sable, au retour, à la nuit
tombante, quand les voitures arrivent au grand trot devant la façade
déjà illuminée, et que dans le hall tendu de vieilles tapisseries, on
cause et on flirte doucement, en attendant l'heure où l'on montera
s'habiller pour le dîner... Quand elle se réveillait de ces songeries
mondaines et qu'elle jetait mélancoliquement les yt ux autour d'elle,
tout lui semblait rapetissé, plat et vulgaire. Elle se faisait l'effet
de Gendrillon sortant du bal après minuit et s'apercevant que son
carrosse est redevenu une citrouille, ses valets de pied des rats
et son cocher un lézard. Elle restait languissamment étendue pen-
dant des heures et n'avait plus le courage de rien. Son père lui avait
en vain écrit deux fois pour la réclamer à La Châtaigneraie ; elle
laissait ses lettres sans réponse ; elle ne se sentait ni de force ni
d'humeur à supporter deux mois de réclusion dans cette gentil-
hommière délabrée, en compagnie de la Perrine et des parasites
qui exploitaient la vanité de M. des Réaux.
Tours seul l'attirait. Elle était tourmentée d'un besoin de se dis-
siper, de dépenser au dehors cette jeunesse exubérante et inem-
ployée qui l'enfiévrait.
L'hiver était arrivé. C'est la saison où Tours est le plus animé
et mondain. Les familles anglaises qui viennent hiverner en Tou-
raine peuplaient les villas nichées sur les coteaux de Saint-Cyr et
de Saint-Symphorien. Le samedi, qui est le jour fashionable, la rue
HÉLÈNE. 298
Royale était sillonnée d'équipages pendant toute l'après-midi. Les
châtelaines des environs s'y donnaient rendez-vous pour courir les
magasins; et les hôtels en vogue, VUnicers et le Faisan, étaient
pleins d'une clientèle aristocratique. — Ce jour-là, quand le temps
était beau, M™^ des Réaux et Hélène soignaient leur toilette et, tra-
versant le Grand-Pont, allaient se mêler au mouvement qui égayait
la principale rue de la ville. Un clair soleil baignait les façades et
faisait scintiller les vitrines des magasins, devant lesquels station-
naient des landaus et des coupés. Des dames, emmitouflées de
fourrures, en descendaient dans un chatoiement de soie et de ve-
lours, flânaient le long des vitrines, s'abordaient avec des sourires
et des serremens de mains. Des jeunes gens, à la boutonnière
fleurie de violettes, les accompagnaient galamment jusqu'au seuil
du pâtissier à la mode. Là, on causait comme dans un salon,
devant les comptoirs chargés de gâteaiLx et de sandwichs. — Hé-
lène y entraînait sa mère, et, assise dans un coin, y grignotait
des petits fours ; elle se sentait heureuse de côtoyer un moment
ces belles dames qui formaient le dessus du panier de la société
pro\inciale. Ce monde, dont elle aurait dû faire partie si M. des
Réaux %ùt été un père comme un autre, ce monde l'accueillait par
des sourires polis et de rapides saints, mais c'était tout. Hélène se
dépitait intérieurement d'assister en étrangère aux conversations
qui s'entamaient à côté d'elle et où elle entendait sonner, avec des
éclats de fanfares, les plus grands noms du nobiliaire tourangeau,
mêlés à des échos de fêtes mondaines : — Les Lotherie de Presle
avaient repris leurs lundis ; — on avait cotillonné et soupe la veille
chez lady Macartney ; — le maréchal devait donner un bal à la mi-
carême...
Elle sortait de là surexcitée et mélancolique. — Pourquoi n'était-
elle pas conviée à ces fêtes?.. On les connaissait cependant et on savait
que M""^ des Réaux avait une fille en âge de paraître dans le monde.
— C'est la faute de ma mère, songeait Hélène avec humeur; elle ne
se remue pas assez... Vous verrez qu'on oubliera encore de nous
inviter au bal du maréchal! — En elfet, le bal eut lieu sans que la
carte d'invitation, tant désirée, parvînt au Pressoir. Cette dernière
déception la navra ; son caractère s'aigrit, elle devint fantasque,
énervée, irritable. Sa mère et son grand-père essuyaient à chaque
instant des tempêtes de reproches et de larmes.
— Tu nous désespères, mon enfant, s'écria un jour M°** des
Réaux, après une nouvelle scène dont la violence l'avait efirayée.
î*)'es-tu pas assez gâtée et choyée? Ne va-t-on pas au-devant de
chacun de tes désirs?.. De quoi te plains-tu?..
— Je me plains, répliqua-t-elle rageusement, de n'être comptée pour
29A R£>DE DES DEUX MONDES.
rien... Je me plains d'être enterrée au Pressoir à l'âge où je devrais
briller dans le monde comme toutes les jeunes filles de ma con-
dition... Vous me répétez à chaque instant que je suis belle, sédui-
sante, bien douée : à quoi me servent ma beauté et mon esprit si je
dois les enfouir dans cette maison maussade? Croyez-vous que je
dénicherai un mari digne de moi sur les arbres du Pressoir? Je suis
lasse de la vie qu'on me fait mener !
— Tes reproches sont injustes, ma chérie... Je souffre au-
tant que toi de notre isolement, mais c'est fatal... Après ma sépa-
ration, j'ai dû cesser d'aller dans le monde, et on nous a
oubliées.
— La situation n'est plus la même maintenant... J'ai seize ans,
il faut que je sorte et que je reprenne la place à laquelle notre £si-
mille a droit.
— Hélas! ma mignonne, ce n'est pas moi qu'il faut accuser, c'est
ton père, qui a méconnu tous ses devoirs de chef de famille... Si,
au lieu de s'acoquiner à La Châtaigneraie, il était resté près de
nous, les maisons où l'on reçoit nous seraient ouvertes à deux bat-
tans...
Hélène écoutait en fronçant les sourcils d'un air laborieusement
méditatif.
— Je ne veux point passer un second hiver comme celui-ci, re-
prit-elle au bout d'un instant. H faut que mon père revienne à la
maison !
— Est-ce possible?., j'en doute, objecta >P* des Réaux effarou-
chée.
— n le faut! répéta la jeune fille en frappant impérieusement du
pied.
— Mon Dieu, je m'y résignerais, si cela devait te rendre plus
heureuse, et je consentirais à subir de nouveau son détestable ca-
ractère... Mais encore, chacun a son amour-propre et sa dignité...
Après les torts qu'il a eus, ce n'est pas à moi à m'humilier...
D'ailleurs, je le connais, il me rirait au nez et i'en serais pour mes
avances.
— En ce cas, c'est moi qui irai le chercher à La Chàtaigaerftie
et qui le ramènerai.
— Toi I se récria M°" des Réaux stupéfaite... Mais, l'automne deiv
nier, c'est toi qui t'es refusée à passer avec lui les deux mois de
rigueur !
— C'est possible, mais l'automne dernier je ne voyaiij pas aussi
clair qu'aujourd'hui.
M™" des Réaux haus.sa les épaules.
— Tu te iais d'étranges illusions, ma pauvre enfant!
HÉLÈNE. 295
— Nous verrons bien! répliqua la jeune fille d'un ton menaçant...
J'irai à La Châtaigneraie, j'y resterai des mois s'il le faut, mais je
ne reviendrai ici qu'avec mon père.
Devant l'obstination d'Hélène, le vieux Nogueras et sa fille du-
rent plier. Il fut convenu qu'elle partirait après Pâques. Le soir
où cette résolution fut définitivement arrêtée, M""' Descombes et Ray-
mond vinrent en visite au Pressoir, et on leur apprit ce prochain dé-
part. Raymond changea de couleur.
— Hélène, expliqua M""® des Réaux, veut essayer une dernière
tentative pour ramener son père, et je me ferais conscience de mV
opposer.
— Hélène a raiso», répondit la sérieuse M°^ Descombes; mainte-
nant que la voilà grande fille, il faut mettre un terme à cette fausse
situation.
— Mon Dieu, reprit amèrement M™® des Réaux, c'est bien ce
qui me décide à la laisser aller là-bas... Je n'ai pas grand espoir,
mais enfin je me résignerai à une réconciliation si elle peut avoir une
heureuse influence sur l'établissement de ma fille...
Toutes ces réflexions sonnaient tristement aux oreilles de Ray-
mond. Lorsque Hélène, en septembre, avait refusé d'aller à La
Châtaigneraie, le jeune homme s'était imaginé que le désir de
rester près de lui entrait pour quelque chose dans ce refus. Ce
brusque revirement portait un coup à ses illusions et lui semblait
de mauvais augure. Dans l'ombre du petit salon faiblement éclairé,
ses regards cherchaient ceux de la jeune fille, assise près du piano;
il aurait voulu y lire au moins une lueur rassurante ; mais Hélène,
tout entière à ses projets de départ, ne leva pas même les yeux
sur lui.
Au jour fixé, on brouetta dès le matin les bagages au bureau du
courrier de Loches, puis, à midi, le \ieux ?«ogueras et M™® des
Réaux conduisirent Hélène à la voiture. Comme ils débouchaient
sur la place de Beaune, ils se rencontrèrent avec Raymond Des-
combes, qui passait là, disait-il, « par hasard. »
^jme ^Qg jjéaux embrassa longuement sa fille, l'introduisit dans
le coupé et lui souhaita bonne chance. En attendant le départ, Hé-
lène avait passé sa tête à la portière et bavardait gaîment avec sa
mère et son grand-père.
— Elle n'est même pas émue, songeait Raymond, qui se tenait
tristement près des roues.
Son regard an.tieux rencontra celui de la jeune fille, et celle-ci eut
pitié de l'air navré de son amoureux.
— Au revoir, monsieur Raymond ! dit-elle en lui tendant la main;
à bientôt!
296 REVUE DES DEUX MONDES,
— Oui, oui,., à bientôt! murmura d'un air désorienté le pauvre
Raymond, en serrant avidement cette main tendue.
Le conducteur, monté sur le siège, fonettait déjà ses chevaux. La
voiture s'ébranla bruyamment, puis, avec un balancement pesant,
elle tourna l'angle de la rue Royale et disparut.
VI.
Enfoncé dans un fauteuil en cuir, le dos tourné à la fenêtre, Jean-
Jacques des Réaux se chauffait au feu de sa salle à manger. Bien
qu'on fût en avril, les giboulées qui crevaient de temps à autre
amenaient un retour de froid et les soirées étaient humides. Dans
la cour on entendait l'égouttement des toits sur le gravier, et à
travers les rideaux enfumés, le soleil, déjà plus bas, apparaissant
dans les déchirures des nuages plombés, envoyait sa réverbéra-
tion mélancolique sur les poudreuses armoires de chêne. — Depuis
dix-huit mois, M. des Réaux avait beaucoup changé. Son corps,
jadis mince et svelte, avait pris de l'embonpoint et son visage avait
bouffi ; sa respiration était gênée par des accès d'asthme plus fré-
quens, et le moindre exercice l'essoufllait.
Les pincettes entre les mains, la tête inclinée, Jean-Jacques re-
gardait le feu. Les lueurs du brasier et les fusées d'étincelles qui
étoilaient l'âtre ne lui suggéraient pas probablement des pensées^
folâtres, car son masque blafard aux lèvres chagrines avait une
expression plus maussade encore qu'autrefois. — Tant qu'il s'était
bien porté, son isolement ne lui avait point paru trop désagréable,
ou du moins il en avait subi les inconvéniens avec assez de philo-
sophie. Maintenant que ses essoufllemens le cïouaient au logis et
que son asthme provoquait des crises de toiix suffocantes, il com-
mençait à avoir une peur égoïste de sa solitude. Il n'accordait
qu'une confiance médiocre à la thérapeutique du docteur Vinceu-
deau, bien qu'il lui demandât de fréquentes consultations. De plus,
il s'apercevait que la Perrine s'absentait souvent de La Châtaigne-
raie ; il la soupçonnait de coqueter avec quelque garçon du voisi-
nage. La crainte, en cas de maladie grave, d'être réduit aux soins
intermittens de cette fille peu sûre, et en outre le dépit d'être
trompé, redoublaient ses tendances à l'hypocondrie. Sa vanité tou-
jours arrogante l'empêchait néanmoins de faire un retour sur lui-
même et de se demander si ses propres fautes "n'entraient point
pour beaucoup dans ses tracas. Il préférait s'en prendre aux autres
et croire à une sourde î)ersécution exercée par le monde entier. La
vie lui paraissait de plus en plus haïssable et le genre humain plus
HÉLÈNE. 297
détestable. Il ne voyait aux entours que complots et manœu\Tes
hostiles : sa servante le dupait, ses voisins le volaient, sa femme
et sa fille souhaitaient sa mort afin d'être débarrassées de lui...
Il en était là de ses méditations, quand il entendit sur la
route les grelots de l'omnibus de Loches. En même temps il lui
sembla que la voi^-ure s'arrêtait devant La Châtaigneraie et qu'on
déposait des bagages dans la cour. Il s'était levé et appelait la Per-
rine afin d'avoir une explication, quan 1 la porte s'ouvrit et Hélène,
en costume de voyage, apparut sur le seuil.
— C'est moi, dit-elle d'une voix un peu émue... Bonjour, mon
père !
Au fond, cette visite inattendue, à l'heure même où il se lamen-
tait sur son abandon, causait à M. des Réaux une surprise agréable
et un soulagement ; mais le sire n'était pas homme à trouver un
mot aimable, même pour manifester son intime satisfaction, et ce
fut par un sarcasme qu'il accueillit sa fille :
— Vraiment! murmura-t-il en se rasseyant, on vous a dit sans
doute que j'étais malade, et ta mère t'envoie pour savoir si je dure-
rai encore longtemps.
— C'est très mal ce que vous insinuez là, répliqua Hélène qui
s'arrêta, frappée en effet de l'altération des traits de son père ; —
nous ne savions rien de votre mauvaise santé et je regrette de
n'avoir pas été prévenue...
— Tu l'aurais su si tu avais rempli ton devoir et si tu étais ve-
nue aux vacances, comme tu en avais pris l'engagement... Mais,
vous autres, vous vous souciez peu des convenances et vous
me laisseriez crever comme un chien sans vous en mettre en
peine !
La jeune fille s'était approchée de la cheminée. Tout en conti-
nuant de grommeler, M. des Réaux la dévisageait, tandis qu'elle se
tenait debout, éclairée par un dernier rayon de soleil. Il subissait
malgré lui la séduction qu'exerçait Hélène. Il était étonné de la
trouver si belle, si harmonieusement développée, si éblouissante
de jeunesse et de santé. Il éprouvait un sentiment d'orgueil en son-
geant que cette belle créature était sa fille ; en même temps, il ne
pouvait se défendi-e d'un mouvement d'envie et de dépit, en com-
parant sa valétudinaire personne à ce jeune corps plein de grâce
et de saine verdeur.
— J'ai une mauvaise pierre dans mon sac, continua-t-il, — puis,
sa vanité ne l'abandonnant jamais, il ajouta : — Chez moi la lame
a usé le fourreau!..
II fut interrompu par un violent accès de toux.
— Vous paraissez beaucoup souffrir, s'écria Hélène prise de
pitié; que dit votre médecin?
298 REVUE OES DEUX MONDES.
— Mon médecin est un âne ; il ne comprend rien à ma ma-
ladie.
— Je suis sûre que vous vous soignez mal... Vous n'avez pas
même une tisane à boire!.. Que fait donc M""' Perrin?..
— M"® Perrin fait comme les autres, grogna-t-il avec an>ertume ;
les gens malades l'ennuient, et elle va se promener dans le vil-
lage.
— Enfin me voici, et tout cela va changer, reprit Hélène avec une
nuance de câlinerie... Je parlerai moi-même au médecin et je veil-
lerai à ce que vous preniez exactement les remèdes qu'il ordon-
nera... Vous verrez comme je suis une bonne garde-malade!
Jean-Jacques, toujours renfrogné, regardait sa fille d'un œil inqui-
siteur et soupçonneux.
— Pourquoi me dévisagez- vous ainsi? murmura-t-elle impa-
tientée.
— Je me demande, répondit-il lentement, quel intérêt te pousse
à me dire tout cela et quel motif t'a amenée ici.
Hélène rougit.
— Vous avez, répliqua-t-elle avec hauteur, une façon peu chari-
table de juger les gens!.. A vous parler franchement, c'est un ca-
price qui m'a détenninée à venir chez vous... Maintenant que je
vous sais malade, j'y resterai par devoir.
M. des Réaux eut un méchant sourire :
— Un caprice! répéta-t-il... Je vois ce que c'est, tu te seras
querellée avec ta mère... Ça devait arriver.
L'idée d'une brouille entre M'"" des Réaux et sa fille était faite
pour lui plaire et cela lui éclaircit l'humeur. Hélène s'en aperçut,
et, sans chercher à le dissuader momentanément, elle redoubla
d'amabilité. Elle avait une grâce et un entrain auxquels on résistait
difficilement; Jacques des Réaux finit lui-même par se détendre et
s'amadouer. La perspective d'être dorloté par cette séduisante fille,
l'espoir de la détacher du parti de sa mère et de la faire passer
dans le sien, la pensée enfin de tenir la Perrine en bride en lui
opposant ce nouvel auxiliaire, tout cela mettait un pâle rayon de
soleil dans le noir de son hypocondrie.
Sur ces entrefaites, la gouvernante était rentrée et avait appris,
non sans un certain ébahissement, la brusque installation d'Hé-
lène à La Gh;itaigneraie. La jeune fille profita de son effarement
pour lui signifier d'une voix brève son intention do diriger désor-
mais la maison et de s'occuper personnellement de la santé de son
père. Après avoir fait porter ses bagages dans son ancienne chambre,
elle descendit à la cuisine et inaugura sa prise de jx)ssession du
gouvernement, en réglant lo menu du dhier et en préparant elle-
même la tisane destinée à Jacques des liôaux.
HELÈSE. 299
Pendant les premiers jours qui suivirent son arrivée, elie ne
jugea pas à propos de démasquer ses batteries et d'aborder la
question du retour de son père au Pressoir. Elle s'occupa unique-
ment d'introduire un peu de gaîté, de propreté et de confortable
dans rintérieur de La Châtaigneraie. Les repas furent servis à
heure fixe, une nappe blanche remplaça la toile cirée, et, pour la
première fois depuis longtemps, M. des Réaux mangea son potage
chaud et son poisson frais. Un soir que le diner avait été meilleur
encore que de coutume et que le dessert, augmenté d'un plat
sucré, s'était trouvé particulièrement au goût du maître du logis,
il daigna témoigner sa satisfaction. Hélène le voyant rasséréné et
d'humeur moins hargneuse, crut le moment fcivorable pour le pres-
sentir au sujet d'une réintégration possible du domicile conjugal.
— Alors, dit-elle en s'asseyant amicalement près de lui sur une
chaise basse, vous vous trouvez bien de mes petits dîners?
— ^lon Dieu, répondit-il en rechignant, aussi bien qu'on peut
l'être quand on a une détestable santé... D'ailleurs, je ne suis pas
gâté et je n'ai pas le droit de me montrer difficile.
— Mon cher père, si vous n'avez pas à vous louer de l'existence,
permettez-moi de vous dire que c'est un peu de votre faute.
— Hein?..
— Mais oui... Vous convenez que la vie de famille a du bon et
vous renoncez volontairement à en goûter les douceurs... Croyez-
moi, l'isolement ne vous vaut rien.
— Possible.
— Votre santé exige des soins qu'on ne peut pas vous donner
ici, où vous n'avez sous la main ni médecin ni pharmacien... Il
vous faudrait habiter une ville.
U Técoutait parler, tout en la regardant en dessous.
— Une ville! dit-il avec une fausse bonhomie; eh! ma chère,
qu'y ferais-je loin de mes habitudes et de ma maison?.. Au moins,
ici, je suis chez moi.
— Laissez-moi vous rappeler qu'il y a encore un autre endroit
où vous seriez chez vous, comme ici et même mieux qu'ici...
— Je ne saisis pas bien...
— C'est pourtant clair, continua Hélène ; voyez- vous, dans votre
intérêt comme dans le nôtre, il faudrait oublier le passé... Voilà
des années que votre place est vide au Pressoir, et nous serions
tous heureux si vous veniez l'y reprendre...
Elle fut interrompue par un ricanement strident.
— Ha! ha! sifflait péniblement Jacques des Réaux, j'avais raison
de me méfier!.. Je me disais aussi : « Que ^ient-elle faire ici avec
ses façons d'enjôleuse? » Tout s'explique : tu voudrais me ramener
en laisse dans la maison de ta mère !
300 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien î oui, répondit bravement la jeune fille, vous avez
deviné juste... J'ai entrepris ce voyage pour vous décider à une
réconciliation que nous désirons tous.
— Voyez-vous cela!.. On daigne s'apercevoir de mon absence et
m'offrir ma grâce!.. Et quelle est la raison de cette indulgence...
inespérée ?
— La raison est que j'ai seize ans, que je dois songer à me ma-
rier un jour ou l'autre, que, pour me marier convenablement, il
faut que j'aille dans le monde et que c'est à mon père à m'y pré-
senter.
— Tu veux courir les bals et tu comptes sur moi pour te servir
de cornac?.. Vous êtes trop naïfs au Pressoir... Merci bien!.. J'ai
fait ce métier cinq ans avec la mère et je ne me soucie pas de recom-
mencer avec la fille !
— Alors c'est un refus ?
— Catégorique... Cela t'étonne?
— Oui, je croyais que vous auriez plus à cœur de remplir vos de-
voirs de père, mais vous préférez vous claquemurer dans votre
égoïsme... Je m'étais trompée; n'en parlons plus.
Il eut peur d'avoir été trop loin. Après avoir goûté pendant quel-
ques jours le plaisir d'être soigné et choyé par sa fille, il fut pris
de la crainte de la voir s'éloigner brusquement et de se retrouver
seul, à la merci de la Perrine. Alors il changea de ton et, devenant
mielleux et paterne :
— Allons! reprit-il, ne nous fâchons pas!.. Je comprends'que tu
désires te marier, c'est la loi de nature... Mais crois-tu qu'on ne
puisse dénicher un mari que dans le monde?.. Une jolie fille comme
toi trouve partout chaussure à son pied, et si tu consentais à rester
ici quelque temps, tu verrais qu'il n'y manque pas de partis très
ortables et parmi lesquels tu pourrais choisir...
— M. Angéliaume, par exemple? acheva-t-elle ironiquement.
— Pourquoi pas?.. Tu pourrais plus mal tomber.
— Je vous ai déjà dit ce que je pensais de ce monsieur... Merci!
j'ai d'autres ambitions.
— Tes ambitions et tes goûts, ma chère, je les connais...
Tu as du sang de ta mère dans les veines. Tu aimes les fêtes,
les toilettes, les flaUeries, le clinquant, toute cette poussière
dorée que les gens du monde se jettent mutuellement aux yeux...
Mais tout cela, nigaude, ce n'est pas la vie, ce n'en est que la pa-
rade...
Il s'était levé en soufflant et il marchait à travers la chambre en
haussant les épaules.
— La vie, la vraie, continua-t-il avec âpreté, n'est ni brillante ni
aimable... Elle est grise et nauséabonde comme un brouillard; elle
HÉLÈNE. 301
est mauvaise, elle est cruelle !.. Tu t'en aperce\Tas un jour à tes dé-
pens...
— Voulez-vous que je vous parle net? interrompit irrévérencieu-
sement la jeune fille avec un accent railleur; eh bien ! vous me rap-
pelez la fable du Renard qui a la queue coupée.
Jacques de Réaux se mordit les lèvres.
— Tu te mêles de faire de l'esprit, grommela-t-il. et ta plaisante-
rie est fort déplacée... Voilà les fruits de ta belle éducation !
— Si vous me trouvez mal élevée, répliqua-t-elle en riant, pour-
quoi vous refusez-vous à venir au Pressoir guider ma jeunesse
comme un sage mentor?
— Il est certain , ma pauvre fille , que tu aurais grand besoin,
dans cette maison de fous , d'un homme sérieux pour mettre un
peu de raison dans ta cervelle.
— Vous le voyez, continua-t-elle sur le même ton moqueur, vous
convenez vous-même que vous me seriez utile... C'est ce que je
voulais démontrer.
Elle ébaucha une révérence et il condescendit à sourire.
— Il est tari, murmura-t-il, allons nous coucher... Nous reparle-
rons de tout cela à sang frais.
Elle lui tendit son front, qu'il effleura de ses lè\Tes froides, puis
ils se séparèrent et Hélène monta chez elle. De sa chambre elle
entendait l'explosion intermittente des quintes de toux de M. des
Réaux, et ce halètement pénible la tint longtemps en éveil. Elle
put ainsi méditer à loisir sur le résultat de cette première escar-
mouche. Assurément, elle n'avait pas partie gagnée, mais elle s'at-
tendait à rencontrer plus de difficultés, et elle pressentait qu'à iorce
d'obstination, elle par^^endrait à vaincre les résistances de son père.
Elle s'endormit assez satisfaite, en s'exhortant au courage et à la pa-
tience.
Du courage, elle en avait, mais plus d'une fois la patience faillit
lui échapper. Les journées suivantes soumirent ses nerfs à une rude
épreuve. M. des Réaux possédait le don de transformer en victimes
les gens que leur mauvaise chance lui lirait à merci. Ne pouvant
marcher sans essoufflement, il restait tout le jour enfermé dans sa
salle à manger et ne comprenait pas que les autres eussent besoin
d'exercice au grand air. Pendant d'interminables après-midi, Hélène
était condamnée à lui tenir compagnie, à écouter la lecture de ses
fastidieux manuscrits, ou à subir de diffuses lamentations sur la
sottise des contemporains et l'inclémence de la destinée. Jean-
Jacques des Réaux était de ceux qui mettent volontiers leurs fautes
sur le compte du guignon. N'étant jamais las de se plaindre, il ne
se souciait pas de la fitigue d'autrui. Hélène sortait de ces sup-
302 REVUE DES DEUX MONDES.
pliciantes séances, énervée, la tête lourde et endolorie. Sa seule
consolation était de s'enfuir dans la campagne, de grand matin, à
l'heure où M. des Réaux, qui aimait à paresser au lit, n'avait pas en-
core quitté sa chambre.
Le retour du printemps se sentait déjà. Les bourgeons des châ-
taigniers se dépliaient lentement et les aubépines blanchissaient.
Dans les fonds mouillés de la forêt, les populages bordaient d'un foi-
sonnement de fleurs jaunes les nombreux ruisseaux qui courent se
jeter dans les étangs du Liget. Hélène aimait à piétiner dès l'aube
parmi les prés arrosés "psirVàgail et sur les mousses des sentiers où
filtrait la rose lueur du soleil levant. Il lui venait aux narines des
bouffées d'arômes printaniers; ses oreilles étaient réjouies par la
petite flûte des merles et les rumeurs confuses qui annoncent le
réveil des champs. — Un matin, elle était partie de La Châtaigneraie
avec un sentiment de lassitude et de découragement. Son père,
dont les malaises redoublaient, avait été la veille plus quinteux, plus
exigeant et plus fatigant encore que de coutume. Elle se demandait
si elle aurait la patience de lutter jusqu'au bout, si elle parviendrait
jamais même à apprivoiser ce hargneux porc-épic qui ne répondait
aux plus affectueuses avances qu'en se mettant en boule et en hé-
rissant ses piquans. Tout à coup elle entendit dans les ajoncs d'un
pâtis voisin une traînante voix de femme chanter une chanson po-
pulaire imprégnée d'une rusticité tendre et mélancolique. Agréable-
ment distraite par cette mélodie qui s'envolait de la brande, <lès le
malin, comme un chant d'alouette, elle franchit la haie dans la di-
rection de cette voix et découvrit, non sans ébahissement, Raymond
Descombes, assis sur le talus et en train de noter sur son carnet la
chanson que répétait à tue-tôte une petite gardeuse de vaches.
A l'exclamation qu'elle poussa, Raymond releva la tête et rougit.
— J'allais précisément à La Châtaigneraie prendre de vos nou-
velles, lui dit-il.
Il quitta la pastoure après lui avoir donné une pièce de monnaie
et ils cheminèrent côte à côte à travers le pâtis.
— Expliquez-moi d'abord, demanda gaîment Hélène, comment je
vous retrouve ici, écrivant sous la dictée d'une vachère.
— C'est bien simple, répondit-il ,• je m'ennuyais trop depuis votre
départ; comme j'ai des parens à Montrésor, j'ai profilé des vacances
de Pâques pour leur faire visite et me rapprocher de vous.
— Au moins vous êtes franc dans vos explications, reprit-elle
plaisamment. Eh bien ! j'imiterai votre sincérité et je vous avouerai
tout net que je suis enchantée de vous voir.
— Vrai! s'écria-t-il, tandis que sa figure s'illuminait.
— Très vrai ; je m'ennuie tellement dans ce pays de sauvages,
HÉLÈNE. â03
que la vue d'une créature civilisée me réjouit à l'égal de Robinson
découvrant Vendredi dans son île.
Le compliment aurait pu être plus flatteur, mais Raymond s'en
contenta, n'ayant pas l'habitude d'être gâté par cette reine despo-
tique et capricieuse.
Il apportait des nouvelles toutes fraîches de M'"^ des Réaux et du
vieux Nogueras ; il apportait aussi une diversion et une distraction
inattendues dans la monotone existence qu'Hélène menait à La Châ-
taigneraie. Il fut convenu que, quelque temps qu'il fît, ils s'atten-
draient à l'endroit où ils venaient de se rencontrer et passeraient
la matinée à courir les champs, de compagnie.
Ces matinales heures de printemps furent des heures bénies pour
Raymond. Jamais, dans ses rêves les plus aventureux , il n'avait
imaginé de rencontre plus heureuse, sous une conjonction d'astres
plus favorables. — Ce mois de mai, qui débutait avec un si relui-
sant soleil, cette solitude campagnarde au bord des étangs où il
pouvait avoir Hélène à lui tout seul, cette joie de lai parler lon-
guement de sa tendresse en pleine nature ; tout cela dépassait
de beaucoup ses espérances les plus osées. Hélène, de son côté,
goûtait avec plus d'abandon ces écoles buissonnières où elle trou-
vait une piquante saveur de fruit défendu. Dans ce milieu ims-
tique, Raymond lui paraissait moins gauche, moins collégien et
plus à son niveau. La poésie de la saison se reflétait sur le com-
pagnon de ses promenades et lui donnait un air de héros de ro-
man. Elle prenait un plaisir toujours plus vif à ces courses vaga-
bondes à travers bois, à ces causeries timilières où le jeune homme
lui ouvrit naïvement son cœur, — et chaque jour elle les prolongeait
davantage.
Cet intermède amoureux avait un charme trop rare et trop doux
pour pouvoir durer. Un matin, que la promenade avait été pins
longue que de coutume, Hélène ne rentra qu'à midi et apprit que
son père était plus gravement malade. S'étant levé de meilleure
heure, il avait cherché sa fille, et, ne la trouvant pas à la maison,
il était sorti fort en colère dans le dessein de l'attendre sur la route.
L air matinal l'avait saisi, il avait regagné son logis en proie à
une violente oppression. Les suffocations avaient déterminé une
syncope, et la Perrine , très effrayée , s'était hâtée de faire appe-
ler le docteur Yincendeau. Lorsque Hélène arriva, le médecin sor-
tait de la chambre du malade. 11 regardait son état comme très
inquiétant, parlait d'une congestion pulmonaire pouvant détermi-
ner la mort, et venait de pratiquer une saignée abondante afin de
prévenir de nouvelles suffocations.
Hélène trouva son père étendu dans son lit et très pâle, il respi-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
rait bruyamment et péniblement , pourtant la saignée l'avait sou-
lagé momentanément ; dès qu'il aperçut sa fille, il fit comprendre
par signe qu'il voulait qu'elle restât seule à ses côtés. — Au bout
d'une heure, il revint complètement à lui, et, retrouvant Hélène
assise à son chevet, il lui lança un regard gros de reproches :
— C'est ta faute, soupira-t-il de sa voix anhélante ; si tu avais été
là, je n'aurais pas attrapé le coup de la mort... Tu ne me ra-
mèneras au Pressoir que les pieds en avant... Vous allez enfin
être débarrassés de moi,., mais vous aurez ma mort sur la con-
science !
Et comme la jeune fille anxieuse se répandait en excuses et en
protestations :
— Tes phrases me fatiguent, reprit-il, fais- moi grâce de tes
larmes, je n'y crois pas... Je sais que je ne laisserai pas de re-
grets... Ta mère me déteste et tu es sa dupe... Oui, continua-t-il
en s'animant, tu es née pour être dupe et tu mourras dupée... Ta
beauté, dont tu es si vaine, ne sera pour toi qu'une duperie de
plus... Tu apprendras à tes dépens ce que c'est que la vie... Une
mauvaise farce, une misère !.. Et tu arriveras comme moi à souhai-
ter d'en sortir au plus vite... Voilà ce que je voulais te dire... Et
maintenant, la paix!..
L'agitation qu'il venait de se donner avait ramené les suffoca-
tions. Pendant la nuit, il faillit étouffer. La matinée du lendemain ne
fut qu'une douloureuse agonie. Vers le soir, la Perrine, ayant reçu
les confidences du médecin, courut chercher un prêtre. Quand
celui-ci arriva, tout était fini, et Jacques des Réaux gisait inerte, la
tête droite sur l'oreiller, pâle, effrayant avec son nez pincé et ses
lèvres minces entr'ouvertes.
Après le premier moment de désarroi et de terreur, Hélène re-
trouva le sang-froid nécessaire pour expédier un exprès à Loches
avec un télégramme à l'adresse de sa mère , et pour envoyer le
pastour de La Châtaigneraie à Montrésor, à la recherche de Ray-
mond. — La Perrine avait posé sur la table de nuit deux bougies
allumées et un verre d'eau bénite où trempait un brin de buis,
puis, profitant de l'effarement d'Hélène, elle s'était esquivée, ayant
sans doute à mettre à l'abri un certain nombre d'objets sur les-
quels elle avait fait main basse et qu'elle ne se souciait pas de
montrer à la famille du défunt. Lorsque Raymond Descombes, au
jour tombant, arriva à La Châtaigneraie, il trouva la jeune fille
seule, près du mort, dans la maison abandonnée :
— Pardonnez-moi de vous déranger à pareille heure, murmura-
t-elle en lui serrant la main, mais j'avais peur et il me répugnait de
faire appeler ici les gens avec lesquels mon père était en relations ;
HÉLÈNE. 305
la Perrine même ne m'inspire aucune confiance... Vous êtes le seul
ami sur lequel je puisse compter... Rendez-moi le service de res-
ter près de moi jusqu'à l'arrivée de ma mère.
— Je suis à votre disposition pour tout le temps que vous voudrez,
répondit-il avec un accent attendri au fond duquel sourdait comme
une joie confuse. — En même temps, il regardait sans terreur le
lit faiblement éclairé, où la forme du cadavre se dessinait vague-
ment sous les plis mous des draps. 11 était presque tenté de bénir
ce mort qui lui fournissait l'occasion de passer toute une nuit près
de celle qu'il aimait.
Ils demeurèrent longtemps assis l'un près de l'autre dans la
chambre mortuaire , n'osant se parler, se bornant à échanger un
regard inquiet, quand la lumière tremblotante des bougies don-
nait une fausse apparence de mouvement aux plis du drap, qui
semblaient lentement soulevés par les bras du mort. Un bruit lé-
ger de pas sur le seuil les lit soudain tressaillir et ils virent une
figure enveloppée d'une cape noire surgir dans la baie de la porte.
C'était la Perrine qui se décidait à reparaître. Elle jeta un coup
d'œil en dessous à ce jeune homme inconnu, et, d'une voix miel-
leusement plaintive, engagea Hélène, qui n'avait rien pris depuis
le matin, à descendre au rez-de-chaussée, où elle lui avait préparé
à souper. Sur les instances de Raymond, la jeune fille consentit à
manger, tandis que la Perrine veillerait le défunt, et ils se rendi-
rent ensemble dans la salle basse où ils s'attablèrent silencieuse-
ment.
A l'âge qu'ils avaient, quelque violentes que soient les émotions,
elles ne triomphent pas des besoins physiques. Ils finirent par man-
ger de bon appétit le souper préparé parla servante, et ce repas fru-
gal suffit pour calmer l'agitation nerveuse qui s'était emparée d'Hé-
lène. Quand ils remontèrent dans la chambre de M. des Réaux, ils
trouvèrent la Perrine assoupie dans le fauteuil où elle s'était instal-
lée. L'atmosphère de la pièce étroite, aux fenêtres closes, s'impré-
gnait déjà d'une odeur fade et cadavéreuse. Ils allèrent s'asseoir
dans une pièce contiguë, près de la croisée ouverte sur les jardins
de La Châtaigneraie.
La nuit était très belle. Dans le ciel découvert des milliers d'étoiles
scintillaient, jetant une lumière diffuse sur le clos plein d'arbres en
fleurs et sur les masses boisées de la campagne endormie. Ils res-
pirèrent avec avidité l'air frais qui arrivait chargé d'odeurs de lilas.
De toutes parts des rossignols chantaient dans la sérénité de la nuit.
Un sourd frémissement de sève en travail, une voluptueuse émana-
tion de printemps semblait sortir du sol, où poussait l'herbe drue,
où des débris de fleurs fécondées pleuvaient silencieusement, où des
TOMB LIXIV. — 1886. 20
306 BEVUE DES DEUX MONDES.
phalènes au vol velouté se pourchassaient parmi les feuilles. Peu à
peu les deux jeunes gens subissaient cette influence printanière et
s'oubliaient dans la contemplation de cette nuit en fête. — La lueur
vacillante des bougies dans la chambre voisine, dont la porte était
restée ouverte, et la bruyante respiration de la Perrine, les rappe-
laient seuls parfois à la pensée du mort étendu sur le lit. L'image
de cette forme vague du cadavre sous les plis du drap, qui les avait
si fort hantés tout d'abord, s'atténuait et ne leur inspirait plus la
même répugnance. L'idée de la mort s'effaçait devant ce spectacle
de la vie renaissante, qu'ils contemplaient accoudés à l'appui de la
fenêtre. Dans leur intime conversation à voix basse, ils ne s'occu-
paient plus de M. des Réaux, ils ne s'entretenaient que d'eux-
mêmes et de leurs espérances.
Raymond, enhardi par la nuit, parlait avec plus d'éloquence de
son amour et de tous les grands efforts dont il se sentait capable
pour conquérir celui d'Hélène. La jeune fille le laissait dire et se
berçait à la musique de ces protestations de tendresse qui s'harmo-
nisaient si bien avec le chant des rossignols. Insensiblement, les
parfums printaniers l'amollissaient, et aussi le voisinage de ce gar-
çon de vingt ans au cœur si chaud, à la parole si caressante. Pour
la première fois, quelque chose s'éveillait en elle, qui n'était ni la
curiosité, ni l'imagination, ni l'orgueil satisfait; quelque chose de
plus tumultueux, de plus brûlant et de plus doux. Pareille à la sève
qui fermentait dans les plantes, une sourde chaleur lui courait dans
les veines et lui montait aux joues. La main de Raymond avait pris
la sienne, et Hélène la laissait prisonnière sans chercher à la dé-
gager. Elle éprouvait un secret plaisir à sentir les deux paumes se
toucher dans une étreinte toujours plus fondante. Lui, de peur de
rompre le charme, n'osait parler, et ils restaient ainsi, les mains
unies, devant la campagne transfigurée par la féerie do la lune
qui se levait...
Peu à peu, les dernières heures de la nuit les assoupirent. La
main dans la main, chastement, délicieusement, ils s'endormirent
la tête appuyée contre le rebord de la fenêtre, et ne se réveillèrent
qu'aux lueurs roses du matin, — brusquement tirés de leur som-
nolence par les grelots des chevaux qui amenaient M™** des Réaux
à La Châtaigneraie.
André TiiEuniïT.
(Lm dmunème p«rli« a% prochain n«.)
LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT
I.
Jamais la haute bourgeoisie ne dissimula ses opinions et ses sen-
timens sur le gouvernement des jacobins. Pour elle, justifier le
régime de 1798, prêter à des attentats et à des crimes l'excuse de
!a fatalité, c'était nuire à la cause sacrée de la révolution, c'était
enlever aux jugemens sur elle toute valeur et toute autorité. Non-
seulement la république avait été sauvée malgré la Terreur, mais
encore la Terreur avait créé la plupart des obstacles que la répu-
blique eut à renverser. Une puissance illimitée n'est jamais admiS'
sible ; et, en réalité, elle n'était pas nécessaire. Si l'esprit public
dépérit pendant tout le Directoire, c'est à la Terreur quil faut l'at-
tribuer. Elle a préparé le pays à accepter un joug, elle l'a rendu
indifférent et pour longtemps impropre à la liberté, a Elle a surtout
fîpappé de réprobation, aux yeux du vulgaire, toutes les idées qu'emr
brassaient, quatre ans auparavant, avec enthousiasme, les âmes
généreuses et que suivaient, par imitation, les âmes communes. »
Le publiciste qui, en 1797, écrivait ces lignes, pariait au nom
de la société bourgeoise qu'il représentait. Il était l'écho des désil-
lusions indignées et longtemps contenues qui s'étaient déjà fait jour
dans le rapport de Boissy d'Anglas sur la constitution de l'an m.
Malgré ses instincts monarchiques, le tiers-état avait, par patrio-
tisme, accepté la république, mais peu de ses chefs avaient été
•élus à la Convention. Ceux-là s'appelèrent les gh-ondins. Depuis
308 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'au lendemain des massacres de septembre, Vergniaud et ses
amis s'étaient ouvertement rangés du côté de la résistance, tous
les patriotes de 89 regardaient avec anxiété ces belles et humaines
figures qui « s'arrêtèrent toutes ensemble, avec un cri miséricor-
dieux, au bord du fleuve de sang, n Les dernières vérités immor-
telles qu'ils confessèrent tenaient lieu du système politique qu'ils
n'eurent pas le temps de formuler.
On en arriva du reste au point où la haute bourgeoisie elle-même
ne demanda plus qu'à pouvoir manger du pain. Le travail chômait
devant l'émeute en permanence. Pour qui les magnifiques esca-
liers à rampe ciselée? Pour qui désormais les superbes tentures,
les boiseries revêtues de vieux laque? Pour qui les meubles pré-
cieux ? Qu'est devenue cette industrie française, si proche voisine
de l'art, qui habillait et parait toute la civilisation européenne? Oh
est le « monde? » Est-ce la petite société girondine dont parle
Héléna AVilliams dans ses Souvenirs? Le nombre des amis qui pas-
saient les soirées chez M™^ Roland diminuait heure par heure ; la
table autour de laquelle M"* Panckouke avait réuni tant d'aimables
convives se rétrécissait. C'est à peine si quelques délicats déjà sus-
pects se rendaient aux soirées de Julie Talma ou de M"® Candeille.
Le 31 mai arrive. Pins de rires, plus de société. Le spectacle de
Paris pendant la Terreur et l'intérieur des familles bourgeoises ont
été décrits par ceux qui ont traversé ces temps horribles. Dès l'aube,
c'est le cortège des affamés qui fait queue devant les boutiques des
boulangers! Dans la journée, ce sont les charrettes des condamnés à
mort qui passent, ou les sections qui défilent. Un jour (c'était le
29 germinal), Etienne Delécluze, alors âgé de douze ans, accompa-
gnait sa mère, forcée de se rendre dans le faubourg Saint-Ger-
main; trois heures et demie sonnaient lorsqu'ils voulurent rentrer
dans le quartier du Palais-Royal. Au-delà de la place Dauphine, l'en-
fant, se sentant entraîné avec violence par sa mère, lui demanda
pourquoi elle marchait si vite. « Les charrettes! les charrettes! bal-
butia-t-elle en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas? En-
tends-tu le bruit? Viens! viens! Courons vite! » La mère de Delé-
cluze avait espéré regagner son logis avant quatre heures, l'instant
où avaient lieu les exécutions. Sa diligence fut vaine. Elle et son
jeune fils se trouvèrent arrêtés par la foule, à la descente du Pont-
Neuf, au moment où sept charrettes, remplies de condamnés, défi-
laient devant eux. Sentant ses genoux fléchir, la pauvre femme fit
un mouvement pour se couvrir les yeux et s'appuya sur le parapet,
lorsqu'un homme, simplement vêtu, s'approcha d'elle et lui dit à
voix basse : c Contraignez-vous, madame, car vous êtes environnée
de gens qui interpréteraient mal votre faiblesse. »
Lorsque la nuit tombait, les émotions étaient plus poignantes en-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 309
core. Les familles bourgeoises se concentraient dans leur intérieur
et calculaient leurs ressources appauvries; avec le coucher du so-
leil , le mouvement et le bruit n'aidaient plus à tromper l'inquié-
tude. On commençait à entendre les crieurs annonçant dans les
rues, qui se vidaient, le jugement du tribunal révolutionnaire; alors
tous les cœurs se serraient et l'on rentrait en tremblant chez soi
pour interroger la liste fatale, s'assurer qu'elle ne contenait pas le
nom d'un parent ou d'un ami. L'usage de dîner à deux ou trois
heures s' étant maintenu, on faisait une collation vers neuf heures.
Les parens soucieux ne mangeaient guère et n'étaient tirés de leurs
rêveries que par le soin qu'ils prenaient de leurs enfans. Les bou-
tiques étaient fermées, les rues désertes; le silence n'était inter-
rompu que par le pas de quelques passans attardés ou par le qui
vive? des patrouilles. « Paix! disait tout à coup la mère, j'entends
du bruit! » Et alors chacun, respirant à peine, prêtait l'oreille:
a Ah! c'est une patrouille! » Mais parfois le bruit des pas était
moins régulier : c'était le comité révolutionnaire du quartier, ac-
compagne de la garde, qui faisait des visites domiciliaires ou des
arrestations. On restait immobile jusqu'au moment où l'on enten-
dait tomber le marteau d'une porte voisine. On était sauvé pour
cette fois. Le lendemain, on reprenait le courant des affaires, mais
la soirée ramenait les mêmes angoisses.
Les petits commerçans, au contraire, généralement jacobins,
remplissaient les théâtres ; ils entonnaient, avant le lever du rideau,
la Marseillaise, dont le dernier couplet était chanté à genoux. Fré-
quemment on donnait des spectacles gratis, et, pour intermède, un
acteur disait les noms des victimes qui, ce jour-là, avaient été
conduites à l'échafaud.
Les études étaient abandonnées : plus de collèges, un très petit
nombre d'écoles primaires; pour les jeunes filles, les couvons ayant
disparu, les pensionnats n'étant pas encore créés, l'instruction
secondaire n'était plus possible, même à Paris.
Dans les villes de province, la haute bourgeoisie n'était pas plus
heureuse ; les clubs y étaient partout composés, en majorité, d'em-
ployés et de petits détaillans. Un procureur de village et un moine
défroqué servaient, dans la plupart des cas, de président et de
secrétaire. Les études de notaire continuaient d'être fréquentées.
Le paysan, le fermier, le rentier, qui avaient pu thésauriser ache-
taient de la terre. La vie était serrée. Les lettres que nous avons
sous les yeux sont éloquentes dans leur laconisme. On se méfie de
son ombre. Les préoccupations des ménagères sont la cherté des
vivres, la difficulté de se procurer de la farine, ou la crainte, en
faisant des provisions, de passer pour accapareur. Au luxe^ à la
propreté, à la décence, ont succédé les modes du jour : carmagnole
310 REVUE DES DEUX MONDES.
et cheveux plats; et, chez les sectaires, le bonnet rouge. Il sem-
blait qu'être poli fût devenu un crime contre l'égalité. La résigna-
don, les habitudes de subordination, et surtout cette douceur de
mœurs que l'éducation du xviii" siècle avait apportée à la haute
bourgeoisie, créaient un obstacle de plus à l'effort tenté pour arra-
cher le pays à la plus horrible tyrannie. La Terreur avait si bien
réduit, dans le monde bourgeois, tous les mobiles d'action au senti-
ment unique de la conservation personnelle , que les enfans dont
les parens avaient été exécutés n'osaient pas porter le deuil
bu laisser voir le moindre signe d'affliction.
Cependant, lorsque la mise en accusation des girondins eut fait
disparaître la dernière limite entre la lumière et les ténèbres,
lorsque leur exécution eut livré la France aux démagogues, la ma-
jorité des administrations départementales, composée encore de
patriotes honnêtes et de propriétaires, s'était soulevée. Un cri d'in-
dignation avait éclaté. Les bourgeois des villes, réunis dans leurs
sections, avaient provoqué ou soutenu les arrêtés énergiques de
leurs administrateurs, mais ils n'avaient pas été suivis. Les cam-
pagnes ne connaissaient pas l'éloquente Gironde. Cette élite, qui
nous a tant intéressés, n'était qu'un état-major. L'organisation lui
faisait défaut.
Les femmes de la bourgeoisie avaient, de leur côté, révélé des
vertus qui consolent l'humanité. L'une d'elles, M°'^C.., noble de
cœur, douée, comme M"'*' Roland, d'un esprit élevé et d'une grande
fermeté de caractère, avait offert asile à un girondin proscrit, Pon-
técoulant. Elle ne le connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu. Mais
le jeune député avait adopté, comme elle, avec ardeur, les prin-
cipes de la constituante. 11 avait résisté courageusement à l'anar-
chie et aux mesures sanguinaires, cela sulfisait pour le rendre sacré
aux yeux de la vaillante femme. « Il y va de la vie, dit Pontécou-
lant, qui franchissait le seuil. — Qu'importe ! répondit-elle, la vôtre
est utile à la patrie, et je la sers en vous sauvant. — J'étais donc
attendu? — Non, pas vous; mais j'avais fait vœu, dans la fatale
journée du 31 mai, de sauver un proscrit, si le ciel m'en envoyait
un, et j'étais sûre qu'il exaucerait ma prière. »
C'est ainsi qu'étaient trempées ces âmes féminines *, nous pour-
rions citer bien d'autres exemples. Cependant elles conservèrent de
ces émotions un ébranlement dont elles ne se remirent jamais. Plus
tard, dans leurs conversations, dans leur correspondance, chaque
fois que les mots de jacobin ot de terroriste revenaient sous leur
plume ou sur leurs lèvres, c'était avec des imprécations qu'elles
les écrivaient on les prononr^uient. Files avaient été courbées par
CCS événemens d'une force irrésistible. La mélancolie ot la vieil-
lesse entrèrent do bonne heure dans leur vie. On était gai jadis;
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 311
on ne le fut plus, ou du moins on ne le fut plus de la même
façon. Dans ce xviu* siècle, à jamais mort, on restait jeune,
même en vieillissant ; on gardait la grâce, l'enjouement, l'éga-
lité d'humeur jusqu'à l'heure dernière : et, quand cette heure était
venue, on ne cherchait pas à désespérer les autres de vivre. Les
trois années où régna le jacobinisme modifièrent profondément le
tempérament national, et l'esprit français subit comme une dévia-
tion. La majorité du pays, on peut l'affirmer, abhorrait la Conven-
tion, mais était abattue par l'effroi et un profond découragement.
Les coups définitifs que portèrent à l'ancien régime aristocratique
et féodal les décrets de la terrible assemblée tombèrent dans le
silence.
Il est trop vrai que l'exercice du pouvoir absolu apporte aux
hommes une jouissance si extraordinaire qu'elle enivre : quand les
fumées de cette i\Tesse sont dissipées, les moins sectaires, les plus
sages, comme Carnot, déclarent : « qu'il y avait des journées telle-
ment difficiles, qu'on ne voyait aucun moyen de dominer les cir-
constances ; ceux qu'elles menaçaient le plus personnellement aban-
donnaient leur sort aux chances de l'imprévu. »
La haute bourgeoisie était impuissante à renverser un pareil
régime, si les égorgeurs eux-mêmes, en se divisant, n'y eussent
mis un terme. Elle montra du moins jusqu'à la fin son antipathie
et son dégoût. Plus d'un de ces modérés paya de sa tête l'im-
probation éclatante de la journée du 31 mai. Le courant de ^iolente
aversion grossissait sourdement en province. Ce n'était plus à Paris
que se trouvait le véritable esprit public, nous voulons dire le juste
sentiment de l'intérêt et de l'honneur. L'amour des désordres ou
des plaisirs, la soif des émotions ou de l'agiotage, avaient attiré
dans la capitale une quantité considérable d'hommes venus de tous
les points du territoire, et sa physionomie en était changée.
Malgré toutes les précautions dictées par la frayeur, l'antipathie
ou la haine des familles bourgeoises contre le comité du salut pu-
blic étaient si unanimes, qu'il y avait peu de villes où des décrets
pussent être exécutés de façon à répondre aux intentions de la
tyrannie jalouse qui les avait conçus. Les actes de soumission
n'étaient que dans la forme. Du reste, il ne faudrait pas croire que
ces âmes ainsi troublées se détachaient de 89. Les principes con-
servaient leur pureté même à travers les plus terribles forfaits. Ils
poursuivaient rapidement leurs conséquences, inflexibles comme le
temps. Les grands événemens dans lesquels l'esprit humain s'agite
et progresse ne se répartissent pas en périodes régulières et symé-
triques. La flamme désintéressée que la bourgeoisie avait commu-
niquée à la France, ses enfans la sentaient brûler en eux devant
l'ennemi. Phase chevaleresque de ces premières et inoubliables
312 REVUE DES DEUX MONDES.
guerres de la république, où le patriotisme suppléait à tout, oii lui
seul donnait la victoire, où, comme l'a dit Gouvion Saint-Cyr, « on
se purifiait en se battant ! » Et, pendant les accès de cette fièvre, il
s'était, d'autre part, formé en Europe une ligue de sots et de fana-
tiques qui eussent interdit à l'homme la faculté de réfléchir et de
penser, a L'image d'un livre leur donne le frisson, écrivait Mallet
du Pan, le plus courageux défenseur des doctrines libérales; per-
suadés que, sans les gens d'esprit, on n'eût jamais vu de révolu-
tion, ils espéraient en venir à l30ut avec des imbéciles. » Combien
sont peu nombreux, de tout temps, les esprits assez vigoureux et
assez calmes pour conserver intacte et au-dessus des passions, d'où
qu'elles viennent, leur foi dans le triomphe tardif de la liberté et
de la justice pour tous !
II.
La chute de Robespierre tempéra sans doute l'action du gouver-
nement des jacobins, mais l'impulsion primitive avait été si forte
qu'elle se fit sentir même après le 9 thermidor. La joie de la déli-
vrance fut néanmoins immédiate et intense. Toutes les correspon-
dances en témoignent. Mais la société bourgeoise se ressentit long-
temps des ébranlemens causés par la Terreur; les fortunes privées
étaient compromises. Hormis dans les villages abrités contre les
clubs par la difficulté des communications, presque partout ailleurs
les intérêts avaient été atteints ; les habitudes de la vie étaient non
moins profondément troublées. Il fallait du temps pour que la ré-
gularité s'y rétablît. Ce fut la jeune génération, les fils de banquiers,
d'industriels, les élèves des écoles centrales, les artistes qui prirent
à cœur de mettre à la raison, dans les sections, dans les lieux pu-
blics, les agitateurs révolutionnaires. Les rangs de cette jeunesse
bourgeoise s'étaient grossis à Paris de volontaires revenus de la
frontière. Le jour où parut, dans l'Orateur du peuple, l'appel de
Fréron, 12 janvier 1795, ils brisèrent dans tous les cafés le buste
de Marat et ils allèrent applaudir avec frénésie, au théâtre, les cou-
plets du liêceil du peuple.
Nous ne voulons pas peindre cette société du Directoire, où le
bonheur d'être ensemble, de se retrouver, de se prodiguer les uns
aux autres, dominait tout. On a trop généralisé les excentricités de
ce monde qui avait un insatiable appétit de plaisir et qui cherchait
l'alTirmation de son libéralisme plus élégant que solide dans l'extra-
vagance des costumes et dans une effrénée licence.
Certains romans contemporains donnent exactement les impres-
sions du monde de la bourgeoisie sous le Directoire. Les réunions
d'alors y revivent avec leur mouvement et leur tourbillon. Les murs
LA BOURGEOISIE FRAINÇAISE. 313
de Paris étaient couverts d'affiches en style presque académique,
annonçant des bals de toute condition et à tout prix. On dansait
jusque dans les monastères et dans les églises ruinées, jusque sur
le pavé des tombes que l'on n'avait pas encore enlevées. Certains
bals bourgeois, ceux de Ruggieri ou de la rue Richelieu, devenaient
des agences matrimoniales. Pour la présentation, le bal remplaçait
le couvent. Jadis, le prétendant allait voir sa fiancée à la grille;
l'entrevue a lieu chez le maître à danser. Il y avait à Paris une
maison dans laquelle se réunissait la meilleure compagnie, c'était
celle de Despréaux, le maître de danse qui avait épousé la Guimard.
La réputation de ses soirées attirait les héritières les plus riches,
comme M"^ Perregaux, celle qui épousa le maréchal Marmont. L'éga-
lité la plus parfaite régnait dans ces réunions. La noblesse ayant
été abaissée et la bourgeoisie relevée, on se trouvait rapproché sur
une ligne moyenne où personne n'humiliait ni n'était humilié.
Peu à peu quelques salons s'ouvrirent : d'abord, celui de M™* Hain-
guerlot, salon d'une tenue irréprochable, où les débris des constitu-
tionnels se rencontraient; celui de M"® Dévalues, la femme de l'an-
cien receveur des finances, qui avait pris la Révolution en exécration ,
incapable de nuire aux gens qu'elle n'aimait pas, mais capable d'un
\Tai dévoûment pour ses amis, sachant concilier les relations an-
ciennes et les nouvelles, rapprocher Suard, l'abbé Morellet et Si-
méon et Thibaudeau ; celui de Lenoir, la maison de V Homme aux
quarante écus, comme on l'appelait. On y faisait des soupers char-
mans, grâce à l'esprit fin et judicieux d'Andrieux, à la verve et à
la haute bonhomie de Talma. Une nouvelle venue dans la haute
bourgeoisie, M™^ Hamelin, mariée à l'opulent fournisseur aux ar-
mées, réunissait autour d'elle le monde de la finance, les person-
nages à la mode, qu'elle éblouissait de sa beauté.
Les bourgeoises réagissaient contre les robes diaphanes, contre
les tuniques à la grecque, contre ces étalages de nudité qui, à la
fin, amenèrent les siftlets et les haut-le-cœur. Un soir de première
représentation à l'Opéra, la salle était remplie et le parterre com-
posé déjeunes élégans, très impatientés par le retard qu'on mettait
à commencer. Ils s'occupaient des toilettes des arrivans. La com-
tesse de R.., revenue de l'émigration, entrait, entourée de mous-
selines légères, avec un voile à l'Iphigénie, retenu par une couronne
de roses blanches. Elle avait cinquante ans. Le parterre fit entendre
des huées et sitîla. Au même instant, se montrait, dans une loge
joignant l'amphithéâtre, une des jeunes femmes les plus distinguées
du haut commerce parisien. M"" V... Elle avait une robe de velours
noir montante, avec une agrafe de diamans. Le parterre applaudit
à tout rompre. Ce fut, pendant une semaine, le sujet de toutes les
conversations mondaines.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans cette société folle de plaisirs où il n'y a plus ni rang, ni
décence, où actrices et femmes de bonne compagnie, mères respec-
tées et courtisanes affichées, se coudoyaient, où l'association con-
jugale, en vertu de la loi, n'est plus que temporaire, où, suivant le
mot du citoyen Cambacérès, « le mariage est la nature en action; »
dans cette société où le bâtard est admis au partage égal de la suc-
cession avec l'enfant légitime, la vieille famille bourgeoise se res-
serre et proteste, surtout en province, par ses mœurs intactes,
contre les audaces et les immoralités. Elle refait la vie saine du
pays par la solidité de son union et par son attachement au foyer
domestique.
Le journal d'Ândré-Marie Ampère, dans ces années du Directoire,
nous fait connaître l'exemple le plus attendrissant de mœurs sim-
ples et de vertus antiques.
Pendant que dans le monde bruyant des jacobins, ou dans les soi-
rées officielles du Luxembourg, les convenances étaient violées, la
décence bannie, les délicatesses froissées, ces qualités restaient
vivantes dans des âmes vibrantes de patriotisme, mais que les
crimes des violons avaient exaspérées. Un ancien négociant de Lyon,
chargé des fonctions de juge de paix, avant le siège mémorable subi
par cette malheureuse ville, fut guillotiné le Ik novembre 1793,
par ordre de Dubois-Crancé. Doux, fort et résigné, il avait, au mo-
ment de monter sur l'échafaud, écrit à sa femme : « Mon cher ange
je désire que ma mort soit le sceau d'une réconciliation générale, je
la pardonne à ceux qui s'en réjouissent, à ceux qui l'ont provoquée,
à ceux qui l'ont ordonnée. Ne parle pas à ma fille du malheur de
son père, fais en sorte qu'elle l'ignore; quant à mon fils, il n'y a
rien que je n'attende de lui. Embrassez-vous en mémoire de moi;
je vous laisse à tous mon cœur. » Ce fils avait dix-huit ans, et déjà
il savait tout. Épris à la fois de poésie et de science, plein de foi
dans l'avenir et cependant désespéré des iniquités politiques dont
il était témoin, il ne s'était rattaché à la vie qu'en trouvant sur son
chemin une jeune enfant qui fut son seul amour. Le journal d'Am-
père, à la date du 10 avril 179(), commence par ces mots : « Je l'ai
vue pour la première fois! »
Quel intérieur modeste et sain que celui de cette famille Carron
avec ces jeunes filles d'un esprit original et cultiNé, rimant des
fables, corrigeant les vers de leur ami, lisant une lettre de M'"" de
Sévigné, une tragédie de Racine, après avoir repassé les bonnets
de leur mère et s'être occuj)ées des soins les plus humbles du mé-
nage! Que de raison et quelle grâce enjouée ! Que de droiture naïve
dans ces deux sœurs, Élise et Julie, l'une plus délicate, plus calme,
l'autre à l'imagination plus orageuse, |)renaiit parti pour le pauvre
Ampère amoureux, tremblant, si intéressant par ses larmes qui sor-
LA BOURGEOISIE FRA>>Ç.\ISE. 315
tent sans qu'il le veuille ! Quelle lutte intime et charmante que celle
révélée par ces lignes d'Elise à sa sœur cadette : « Arrange-toi
comme tu voudras, mais laisse-moi l'aimer un peu avant que, tu
l'aimes. Il est si bon! Je viens d'avoir avec maman une longue
conversation sur vous deux ; maman assure que la Providence mè-
nera tout ; moi je dis qu'il faut aider la Providence. Elle prétend
qu'il est bien jeune, je réponds qu'il est bien raisonnable, plus
qu'on ne l'est à son âge. » C'est une véritable idylle que celte soirée
du 3 juillet où, pour la première fois, à la campagne, M''" Carron
viennent rendre visite à M"^^ Ampère. « Elles vinrent enfin nous voir
à trois heures trois quarts. Nous fûmes dans l'allée où je montai
sur le grand cerisier d'où je jetai des cerises à Julie. Elles s'assit
sur une planche à terre avec ma sœur et Élise, et je me mis sur
l'herbe à côté d'elle. Je mangeai des cerises qui avaient été sur
ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jai-din, où elle
accepta un lis de ma main ; nous allâmes ensuite voir le ruisseau ;
je lui douuai la main pour sauter le petit mur, et les deux mains
pour le remonter. Je restai à côté d'elle au bord du ruisseau, loin
d'Elise et de ma sœur; nous les accompagnâmes le soir jusqu'au
Moulin à vent, où je m'assis encore près d'elle pour observer le cou-
cher du soleil qui dorait ses habits d'une manière charmante ; elle
emporta un second lis, que je lui donnai en passant. »
Certes ce n'est pas l'éloquence et la touche large de la page des
Confessions de Rousseau, mais quelle pureté et quelle candeur! Et
cela se passait en 1797. Deux ans après, André-Marie Ampère épou-
sait enfin Julie Carron, et, au dîner de noces, le bon Ballanche
chantait dans un épithalame en prose le bonheur des jeunes mariés.
Félicité parfaite, simplicité du cœur, comme les familles des classes
moyennes en ont tant connu, et que nous avons voulu évoquer un
instant en face des merveilleuses et des incroyables !
Si la bourgeoisie réagissait contre les mœurs du Directoire, un
grand changement s'opérait en même temps dans ses opinions po-
litiques. Elle s'était un peu tard convaincue que l'existence d'un
pouvoir unique avait été la négation de toute sécurité et de toute
justice. Les esprits revenaient aux idées d'équilibre, de pondération
et comprenaient la nécessité de se prémunir contre la tyrannie d'une
majorité, tyrannie plus redoutable que celle d'un individu. Éclairés
par cette tardive expérience, les quelques hommes graves, réfléchis,
que la guillotine avait épargnés dans la Convention : Lanjuinais
Berlier, Daunou, Durand de Maillane, Baudin, Boissy d'Anglas, dé-
chirant la constitution jacobine, avaient pris pour base de la nou-
velle loi constitutionnelle l'ancienne théorie de la séparation absolue
des fonctions et des pouvoirs. La division du corps législatif en
deux chambres était enfm reconnue indispensable.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
Jamais parole plus autorisée et plus sévère que celle du rappor-
teur Boissy d'Anglas ne s'était fait entendre contre la dictature ja-
cobine. La bourgeoisie pouvait donc espérer, lorsque le 25 octobre
1795, la Convention se sépara, que la Constitution de l'an m lui per-
mettrait, en ramenant la modération et l'équilibre, de reprendre les
conditions de travail et de prospérité dont elle avait tant besoin.
Les espérances furent encore déçues. Elle n'eut, comme la France,
d'autre consolation que la victoire, et n'entendit bientôt qu'un seul
nom, celui du jeune héros des campagnes homériques de l'armée
d'Italie.
IH.
L'histoire du directoire est tout entière dans la lutte de deux
partis. L'un, issu de la Convention, s'était ménagé le pouvoir, en
rendant obligatoire l'élection de deux tiers de ses membres, et était
résolu pour rester aux affaires à tout oser, même à suspendre la
liberté. L'autre, sorti des rangs de la bourgeoisie, était fatigué du
joug des terroristes et voulait le briser à l'aide du droit commun.
Le premier s'appuyait sur les débris des clubs ou des sections
et sur la force armée ; le second puisait son énergie dans l'opinion
publique qui, de plus en plus, ressentait l'horreur des violences.
Ceux qui avaient immolé Robespierre partageaient au fond ses prin-
cipes, mais s'étaient lassés plus tôt que lui de la terreur. L'autre
parti avait envoyé au conseil des anciens et au conseil des cinq
cents pour les élections du premier tiers, des libéraux de 1789, des
feuillaus, des citoyens honorables, instruits, la plupart juriscon-
sultes ou administrateurs d'un vrai mérite : Vaublanc, Siméon,
Barbé-Marbois, Pustoret, Dupont (de iNemours), Tronson-Ducoudray,
Lebrun, Portalis. Parmi ces députés, plusieurs pouvaient préférer
la royauté, mais ils ne conspiraient pas. Ils regardaient la consti-
tution comme un dépôt confié à leur honneur. Us ne demandaient
pas mieux que de conserver la république pourvu qu'elle fût gou-
vernée par des hommes sages et honnêtes.
Mais la moins imparfaite de nos constitutions politiques, celle de
l'an m, avait un vice : l'organisation du pouvoir exécutif. Composé
de cinq membres élus par le corps législatif, il se renouvelait chaque
année, par cinquième. C'était la désunion organisée quand il fallait
l'unité. Une seule question passionnait la bourgeoisie : celle de sa-
voir ce que les Anciens et les Cinq-cents feraient des lois révolution-
naires. Les directeurs, au contraire, entendaient maintenir les con-
ventionnels au pouvoir et laisser subsister les mesures qui mettaient
hors du droit commun ceux qui s'étaient opj)Oâès à la marche do la
Révolution. Le conflit était imminent.
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 317
Les élections du second tiers furent encore dirigées par la haute
bourgeoisie. Des hommes nouveaux, sachant les afTaii'es, tels que
Corbière, Ramel, Defermon, Lafon-Ladebat, Lecoulteux, entraient
dans les conseils. Ce fut un changement marqué. Les séances étaient
calmes et dignes. Les membres de l'assemblée allaient et venaient
sans fracas, ne parlant entre eux qu'à voix basse. Les tribunes, d'où
étaient lancées naguère les apostrophes, les injures et les menaces,
étaient devenues silencieuses.
Deux représentans éminens de la haute bourgeoisie faisaient leurs
débuts dans la politique active. L'un, neveu de Claude Perier, avait
entendu à Vizille le premier cri de la révolution et il l'avait re-
cueilli dans son cœur. Appartenant à une famille de commerçans
aisés, élevé par les oratoriens, puis au séminaire de Saint-Irénée,
où il commença de fortes études théologiques, il avait élu par
cette ville de Lyon, que les excès et l'oppression avaient exaspérée.
Il se nommait Camille Jordan. En même temps que lui, entrait
dans la vie parlementaire un personnage d'un esprit plus profond
qu'étendu et déjà puissant par la gravité impérieuse de sa raison ;
cet autre grand bourgeois s'appelait Royer-GoUard.
Camille Jordan et lui s'étaient unis pour défendre la justice, encore
la justice, toujours la justice, ils débutèrent aux Cinq-cents, à un
mois d'intervalle (juin, juillet 1797). L'acte le plus important à
remplù* était la pacification religieuse. Qu'on se reporte par la pen-
sée dans le milieu d'animosités et de fureurs d'alors contre le clergé
et les idées catholiques. L'incrédulité philosophique et l'intolérance
jacobine n'acceptaient sur celte question ni transaction ni atermoie-
ment. Camille Jordan n'était dans sa conscience que spiritualiste
et déiste ; c'est la foi des autres qu'il défendit. Sans vouloir aucun
secours direct de l'autorité civile, il pressentit avant Bonaparte le
réveil de l'esprit religieiLx; et, malgré les railleries, malgré les
injures, son âme chaleureuse se fit l'écho des réclamations que les
entraves mises à l'exercice du culte soulevaient de toutes parts ;
son rapport fut un événement.
La réaction lente et progressive des sentimens, depuis l'installa-
tion du directoire, est un des phénomènes moraux les plus curieux
à observer. Il n'y a pas, dans notre histoire, de période semblable
aux années qui précèdent le 18 brumaire. La liberté de la presse,
la liberté des élections et l'impunité alternaient avec une répression
arbitraire; la nation, dissoute en individus et déjà livrée à l'épar-
pillement, au milieu d'une société civile toute nouvelle, se cherchait
elle-même. Les propriétaires, les négocians qui attendaient la re-
prise des spéculations et le retour des capitaux, les employés des
bureaux qui ne voulaient plus être renvoyés pour cause d'opinion,
les officiers ministériels qui avaient ressenti le choc de tous les
318 REVUE DES DEUX MONDES.
mouvemens politiques, les paysans et les acquéreurs des biens na-
tionaux qui redoutaient d'être inquiétés, tous les intérêts groupés
commençaient à être mécontens et encourageaient les nouveaux élus
dans leur opposition aux conventionnels. Le directoire était même
impuissant à réprimer les désordres qui alarmaient la province. Les
routes n'étaient pas sûres : des bandes de brigands arrêtaient les
voitures, pillaient les maisons de campagne. L'indignation des ren-
tiers eîait à son comble. Le crédit public ne renaissait pas. Les
mandats .avaient le même sort que les assignats. Les contributions
de guerre nayaient heureusement les dépenses des armées ; mais
de pauvres" gea.'' mouraient d'inanition dans la rue. Avec cela, la
presse était sans doct^Jne et sans frein.
C'est dans de telles circonstances que l'ancien parti constitution-
nel tentait de réformer les lois révolutionnaires. Avant d'entrer en
lutte avec le pouvoir exécutif, il esl't^^'a ^^ conciliation. Les presi-
dens des deux conseils, Portails et Sim^?"' apportèrent dans ces
tentatives toute l'autorité de leurs noms. Uiii^ ^'^ majorité du direc-
toire décida le coup d'état du 18 fructidor. ÎT haute bourgeoisie
fut le plus atteinte; et, pour mettre le comble ^^^o-. ^ ^?^2 n^'' 1
même pression inique faisait annuler dans la journée^ ^ .'a' ^^^^
les élections de sept départemens et exclure trente-quiJÎ^^® ^^" ®^
modérés. C, >. •
La révolution de fructidor ne résolvait pas les difficulté^ '
reculait. Rappeler dans les emplois les jacobins, proscrire q\^.
ceux qui déplaisaient, briser les imprimeries, tout cela ne pî^j;^^ i^
pas l'avenir. En détruisant l'inviolabilité du corps législatif, ,j,^. ^~
rectoire se suicidait. 11 apprenait à l'armée comment on opp^ •
les assemblées délibérantes. La défiance et l'envie dont les jacoirj,
étaient pénétrés les uns contre les autres étaient pour leur gouvç,i,
nement un principe de mort. On faisait tout vis-à-vis de la boug
geoisie pour lui rendre la république haïssable. ^j
Gomme aucun salon ne s'était rouvert dans les villes de proviDce,y
les cafés avaient pris de l'importanoe. Ils réunissaient chaque soir
les personnes appartenant au commerce, au barreau, que la confor- q
mité des opinions tenait en rapports continuels. Les habitudes aussi .^
se modifiaient; on vivait moins chez soi, et les bonnes nianièi'es ^
s'en nllaient [reu à peu: mais aussi, au point de vue de l'action, les
convictions modérées se groupaient et reprenaient courage.
Hormis dans le midi, où elles avaient été tumultueuses, les élec-
tions du troisième tiers amenaient des dépjirtemens une nouvelle
Hérie d'administrateurs, d'hommes de loi, d'esprits distingués, tous
choisis dans ces uiépuisables classes moyeunes qui sauvaient la
Franco. C'était un symptôme nouveau.
Si, à Paris, la société olTrail un cuiùeux oièlaiige de ty{)es de l'an-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 319
cien monde, caricatures grotesques d'agioteurs véreux, de four-
nisseurs enrichis ; "si, dans la confusion d'une société à peine ré-
formée, se heurtaient, se mêlaient les plus étranges disparates :
généraux et chevaliers d'industrie, femmes galantes et femmes de
l'ancienne noblesse, émigrés et patriotes, tous étaient d'accord pour
reconnaître que cela ne pouvait pas durer. Les esprits avaient subi
des secousses si diverses, que la bourgeoisie se dégoûtait des fonc-
tions électives ordinaires. Les magistratures municipales n'étaient
plus recherchées. En même temps un mal nouveau naissait. Tous
ceux qui avaient été membres des assemblées législatives, tous
ceux qu'avait éprouvés l'infortune, croyaient qu'ils devaient être
indemnisés par des places lucratives. Les légistes, particulièrement
préparés aux affaires et ne trouvant plus dans leur cabinet des
ressources suffisantes, étaient les premiers à donner l'exemple des
compétitions. Le barreau était d'ailleurs tombé dans l'avilissement.
A cet ordre des avocats, asile de la science, de la probité, de l'in-
dépendance et de l'honneur, avait succédé une tourbe de défenseurs
officieux, qui,-nésjdans l'anarchie, profitaient de la désorganisation
de la compagnie pour envahir sans instruction et sans litre l'entrée
de la justice. « Qui nous donnera confiance ? » s'écriaient de leur
côté les négocians que la crise monétaire et la difficulté des trans-
ports arrêtaient dans leurs efforts pour se relever de la ruine.
Une lettre de vendémiaire an v nous apporte un exemple de
l'impossibilité même des communications. « On ne croirait pas ce
que le voyage d'Orléans à Paris nous a coûté. Il faudra nous rame-
ner nos montures. Il n'y a plus de diligences proprement dites. Il
faut prévenir un mois d'avance pour avoir des places, d'où il ré-
sulte qu'à l'heure qu'il est, et pendant que Paris est le centre de
toutes aises et de tout luxe, on ne peut traverser la France qu'à
pied ou à cheval. »
Le mécontentement était donc universel quand, pour la quatrième
fois depuis la constitution de l'an m, la France fut appelée en ger-
minal an vil à choisir ses représentans. « Ceux qui n'ont pas vécu
à cette époque, a dit le duc de Broglie, ne sauraient se faire une
idée du découragement profond où le pays était tombé dans l'inter-
valle qui s'écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire. » L'exer-
cice public de la religion était de nouveau suspendu, la banqueroute
des deux tiers de la dette publique était suivie d'un emprunt forcé ;
une dictature sans grandeur énervait de jour en jour la puissance
de l'état.
La haute bourgeoisie se demanda alors ce qu'elle devait garder
de la révolution. Ces hommes formés à l'école instructive des évé-
nemens et qui avaient perdu leurs préjugés et leurs passions en
arrivèrent à ne plus croire à la république et à la liberté. Ils atta-
3 '20 REVUE DES DEUX MONDES.
chèrent moins d'importance à la forme du gouvernement qu'à la
composition de la société. Pourvu qu'elle restât fondée sur l'égalité,
que l'influence du clergé fût comprimée, que l'ancienne aristocra-
tie nobiliaire fût abolie, l'essentiel de la révolution leur parut con-
servé. Leur esprit se préparait ainsi à comprendre et à accepter la
nécessité d'une crise qui mettrait fin à l'agonie du dii*ectoire et au
malaise de la France.
Motre pays ne change pas, du reste, aussi complètement qu'on le
croit : sans doute la révolution avait transformé les lois, les mœurs,
les habitudes extérieures, le costume ; mais l'éducation de l'âme,
de la conscience, elle ne l'avait pas refaite. Une révolution religieuse
n'avait pas accompagné la révolution sociale ! La liberté ne s'était
pas implantée dans le pays. La convention avait développé les côtés
démocratiques de cette race audacieuse et active qui apprécie
avant tout un gouvernement pour sa justice et sa bienveillance, un
gouvernement prenant pour lui le souci de s'occuper des affaires
des autres, un gouvernement absolument uniforme et égalitaire.
Tout avait conspiré pour faire de Bonaparte l'homme qui satisfit
ces goûts et cette lassitude. Les têtes les plus solides étaient folles
de lui. Ceux qui ont traversé ces temps de désordre et de patrio-
tisme ne parlent dans leurs lettres d'affaires que des récits déjà
légendaires de la bataille d'Arcole ou de Rivoli. On s'embrassait
dans les rues, on pleurait d'attendrissement à la nouvelle que Bo-
naparte était arrivé d'Egypte ; les jacobins, préoccupés de leur bien-
être, se préparaient à endosser des habits galonnés, a Puisque nous
ne pouvons pas sauver la république, disait l'un d'eux à M""® de
Staël, tâchons de sauver du moins les hommes qui l'ont laite. »
Bonaparte, ce génie si italien, éblouissait par son imagination gran-
diose tous les hommes de la révolution ; il avait, à trente ans, de
ces mots de désabusé, comme celui-ci à Decrès : « Je suis venu
trop tard, il n'y a plus rien à faire dans ce monde! » ou, comme
cet autre mot à Rœderer, qui, visitant un jour avec lui les Tuileries,
lui disait : « C'est triste 1 — Oui, comme la grandeur. »
11 faut le constater, l'opinion de la bourgeoisie, bien loin d'être
inquiète au lendemain du 18 brumaire, fut confiante et rassurée.
Elle espéra tout alors, môme le maintien des formes protectrices du
droit, de l'homme extraordinaire à qui elle demandait avant tout
de consacrer la révolution civile.
IV.
Une force inconnue avait brisé les caractères les plus fermes et
frapi)é d'aveuglement les esprits les plus éclairés. Les contempo-
rains de Bonaparte furent ses complices , et il régna sur la France
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 321
de son propre consentement. Tous ces grands bourgeois, les Rœde-
rer, les Thibaudeau, les Merlin, les Berlier, les Portalis, les Bou-
lay, les Real, les Lebrun, les Siméon, les Ramond, les Chaptal,
semblaient craindre qu'on ne laissât pas assez libre l'épée qui dé-
fendait et relevait la France.
Comme le besoin le plus urgent était de reconstituer la science
du gouvernement et son autorité, le premier consul sentit que la
bourgeoisie, avec sa pratique supérieure des hommes, s'appliquerait
d'autant plus complètement aux choses de second ordre qu'elle
s'était mesurée aux plus grandes affaires. Il sut créer pour ces
vigoureux esprits le conseil d'état, des places dans les assemblées
et dans les postes les plus élevés des fonctions publiques. Ils étaient
d'accord pour ne plus vouloir de persécutions d'aucun genre et
pour maintenir les résultats principaux de la révolution. Les pa-
triotes de 89, ramenés en arrière par la terreur, croyaient avoir
trouvé dans la constitution de l'an viii un abri et une fin. Plus
avides pour la plupart de libertés civiles que de libertés politiques,
ils se faisaient des illusions volontaires sur les nouveaux pouvoirs
qui n'étaient qu'une image éloignée de la représentation nationale.
Certes, ce qui leur suffisait était loin de ce qu'ils avaient rêvé d'a-
bord : mais le spectacle de la tyrannie démagogique avait borné
leurs désirs à l'abolition du régime féodal, à l'ordre, à l'égalité, à
la justice régulière et à la sûreté de la vie ! Ils tenaient pour une
grande chose le triomphe éclatant des armées françaises sur toute
l'Europe; et, s'il y eut des bassesses, elles ne se rencontrèrent
que chez les anciens jacobins.
Se félicitant pompeusement de la part qu'il avait prise au 18 bru-
maire, Garât déclarait devant le conseil des anciens que les garan-
ties les plus solides des libertés publiques étaient dans la gloire de
l'homme de génie que la France appelait au gouvernement. La
limite du pouvoir personnel lui paraissait d'autant plus sûre qu'elle
ne serait pas marquée dans une charte, mais «( dans le cœur de
Bonaparte. » Nous ne parlerons pas de Cambacérès, de Fouché, et
de tant d'autres. Il leur restait de prendre des titres de noblesse.
Le mot de Ramond, un des meilleurs préfets du premier empire,
était bien vrai : a L'heure des révolutions sonne quand les chan-
gemens survenus dans les cœurs des peuples et la direction des
esprits sont arrivés à tel point qu'il y a contradiction manifeste entre
le but et les moyens de la société, entre les institutions et les ha-
bitudes, entre les intérêts de chacun et les intérêts de tous. »
Des idées appartenant à la bourgeoisie, il en était une qui fut im-
médiatement réalisée. Nous voulons parler de l'unité absolue d'ad-
ministration. Cette pensée de fortifier le pouvoir central, de le rendre
TOME LXXIV. — 1886. 21
322 RETUE DES DEUX MONDES.
en même temps habile et entreprenant, datait d'avant la révolu-
tion. Les circonstances donnèrent à l'instinct gouvernemental de la
race bourgeoise l'occasion unique de se développer. Le principe de
concentration présida à toute cette organisation administrative, ju-
diciaire et financière que l'on connaît et qui est entrée presque dans
notre sang. Les liens les plus étroits de la centralisation étreigni-
rent toute la société démocratique, à la satisfaction de ceux qui
l'avaient fondée. La réorganisation de l'institution du notariat, la
transformation de l'ancienne compagnie des procureurs en celle
des avoués, répondaient aux vœux de ces puissans esprits pratiques
qui entouraient le jeune consul, maître plus obéi que Louis XIV.
Quant aux avocats, Bonaparte leur fit de bonne heure l'honneur
de les redouter. Ces anciens chefs du tiers-état avaient souffert de
la révolution qu'ils avaient faite. La loi de l'an xii avait bien réta-
bli le tableau ; mais l'ordre n'existait pas encore légalement avec
ses libertés et ses droits. Les avocats ne devaient pas modifier les
violentes antipathies de Bonaparte à leur égard. Pourrait-on oublier
la lettre de l'empereur à Gambacérès, à propos du décret de 1810
sur les Iranchises du barreau? « Ce décret est absurde! Il ne laisse
aucune prise, aucune action contre les avocats. Ce sont des fac-
tieux, des artisans de crimes et de trahison. Tant que j'aurai l'épée
au côté, je ne signerai pas un pareil décret; je veux qu'on puisse
couper la langue à un avocat qui s'en sert contre le gouvernement.»
Et cependant, — telle est la force de la tenue et de la probité, —
la tourbe des défenseurs officieux se dispersait; la clientèle, avec
l'influence, revenait partout aux survivans de l'ancien barreau. Us
étaient restés, en religion, en politique, en littérature, ce qu'étaient
leurs devanciers : même bon sens, même mesure; et, en tout,
cet'e pointe de libéralisme qui fit qu'en 1804, sur deux cents mem-
bres inscrits au barreau de Paris, trois seulement votèrent pour
l'empire. Les années devaient, de part et d'autre, accroître ces
rancunes ; et il faut attendre la restauration pour retrouver le bar-
reau à la tête de la bourgeoisie.
Pendant que, dans l'adunnistration, la concentration prévalait, la
haute bourgeoisie de province trouvait dans le premier consul l'in-
terprète résolu de ses théoiies sur la société religieuse. Le catholi-
cisme, loin de Paris, n'avait pas cessé de faire un pas en avant de-
puis le 9 thermidor. Les prêtres qui avaient pr^té serment en 1791
étaionten petit nombre. Ceux qui revenaient de l'étranger baptisaient
à nouveau les enfans, remariaient les époux et réveillaient les con-
sciences endormies. Français (de Nantes^ chargé, comme conseiller
d'éUit, d in.specter le midi, le constatait. C'était bien autre chose dans
tout l'ouest, en Bretagne, dans la Charente, dans la Vendée, dans
les Deux-Sèvres. Deux autres commissaires dont le témoignage n'était
LA BOURGEOISIE FRANÇâlSE. 323
pas suspect, Barbé-Marbois et Foiircroy, établissaient que la révo-
lution, en province, n'avait modifié d'aucune façon les croyances,
u Quand la connaissance du cœur humain, dit le rapport de Four-
croy. n'apprendrait pas que la grande masse des hommes a besoin
de religion, de culte et de prêtres, la fréquentation des habilans des
campagnes et surtout de celles qui sont très éloignées de Paris, la
visite des départemens que j'ai parcourus, me l'aurait seule bien
prouvé. C'est une erreur de quelques philosophes modernes, dans
laquelle j'ai été moi même eniraîné, que de croire à la possibilité
d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés reli-
gieux. Ils sont pour le plus grand nombre des malheureux une
source de consolation, ils l'ont même été pour quelques esprits
très éclairés de tous les siècles. Il faut pardonner et souffrir dans
le plus grand nombre des humains une opinion que les lumières
les plus grandes et le génie le plus profond ont laissée germer dans
la tête de Pascal, de Newton, de Rousseau. La guerre de la Vendée
a donné aux gouvernemens modernes une grande leçon que les
prétentions de la philosophie voudraient en vain rendre nulle. »
A Vanues, Barbé-Marbois était eniré le jour des Rois dans la ca-
thédrale ; on célébrait la messe constitutionnelle; il n'y avait qpie le
prêtre et deux ou trois pauvres. A quelque distance de là, Barbé-
Marbois trouva dans la rue une si grande foule qu'il ne pouvait plus
passer! C'étaient des gens de toute condition qui n'avaient pu péné-
trer dans une chapelle déjà remplie de fidèles, où l'on disait la messe
ap}>elée des catholiques. Ailleurs les églises des villes étaient pa-
reillement désertes et l'on allait, à travers des chemins affreux, dans
les villages voisins, entendre les prières d'un prêtre récemment
arrivé d'Angleterre. Il en éiait de même en Auvergne. Des lettres
du Limousin nous montrent toute la bourgeoisie aux genoux d'un
vieux prêtre, aumônier de la princesse de Gonti pendant l'émigra-
tion, et devenu le véritable curé de la petite ville de La Souter-
raine. Les autels se relevaient d'eux-mêmes ; une statistique admi-
nistrative constate qu'au 18 brumaire, le culte était rétabli dans
presque toutes les communes de France.
La plupart des personnages entourant le premier consul étaient,
au contraire, indifférens ou sceptiques ; quelques-uns même étaient
athées. Dans le monde officiel, les croyances religieuses étaient une
marque ceitaine de faiblesse d'esprit. A Paris, le culte catholique
n'était sui-^i que par des femmes et des vieillards. Les jeunes
filles de la bourgeoisie commençaient à faire leur première com-
munion. Mais les nombreux adhérons qu'avait conservés dans
les familles parisiennes la philosophie du xviii^ siècle craignaient
que la protection du gouvernement ne relevât le crédit du clergé.
La séparation de l'église et de l'état désirée par Lafayette était-elle
324 REVUE DES DEUX MONDES.
possible? Elle soulevait la grave question du droit d'acquérir, au
lendemain de la vente des biens ecclésiastiques ; et, pour les esprits
clairvoyans, elle prépaiait au clergé un retour incontestable d'in-
fluence. Pouvait-on, en 1800., « protestantiser » la France? Aux
yeux des gens qui l'eussent souhaité comme Fourcroy, l'occasion
était perdue depuis la constituante, et la force des choses entraînait
les plus résistans. Fallait-il adopter la théoptiilanthropie de La Ré-
vellière-Lepeaux? L'opinion la jugeait ridicule. Il vaut mieux, pen-
sait la bourgeoisie, mettre le clergé catholique dans la dépendance
d'un gouvernement bienfaisant et protecteur que de le laisser agir
isolément sur l'esprit des populations. L'ancienne tradition latine
et française de la subordination de la religion au pouvoir civil était
encore vivante chez tous les légistes. II fallait simplement, suivant
le mot de Siméon au tribunat, « placer les prêtres plus qu'ils ne
l'étaient sous la main du pouvoir. »
Le conseiller d'état qu'on chargeait de formuler le nouveau
di'oit canonique issu de la transaction avec la révolution, Por-
tails, comme presque tous les membres des anciennes familles
parlementaires, était fort attaché aux maximes de l'église gallicane.
Pour les doctrines théologiques, il en était resté à Bossuet et à
la déclaration de 1682. L'ancienne règle du gallicanisme: « L'église
est dans l'état, et non l'état dans l'église, » fut le fond de la nou-
velle consiitution ecclésiastique de la France. La sécularisation de
la société moderne fut consacrée. La puissance temporelle et la
puissance spirituelle devaient être nettement séparées. Le but de la
haute bourgeoisie était de n'attribuer au catholicisme aucun des ca-
ractères politiques qui seraient inconciliables avec le nouveau droit
social ; elle entendait qu'il fût la religion de la majorité des Fran-
çais et non celle de l'état. En protégeant le culte catholique, elle ne
voulait pas le rendre dominant et exclusif, mais veiller sur sa doc-
trine et sur sa police, afin de tourner des institutions si importantes
à la plus grande utilité publi(|ue ; elle ne croyait pas devoir ressus-
citer les ordres monastiques supprimés ; elle ne désirait qu'un clergé
séculier, des prêtres ayant des fonctions dans un diocèse ; elle ne
voulait pas davantage que le clergé pût posséder à ce titre des pro-
priétés immobilières ; elle se souvenait des principes de d'Aguesseau
et de son édit de 17/49 sur les acquisitions des biens de mainmorte.
Le concordat fut inspiré par ces idées politiques. La tolérance
n'y eût pas trouvé une éclatante confirmation, si les articles orga-
niques n'avaient pas été édictés en môme temps. L'égalité des cultes,
un des glorieux héritages de la déclaraiion des droits de l'homme,
était reconnue de la manière la plus explicite, et le protestantisme,
où les opinions modérées d'une fracliofi de la bourgeoisie s'abritè-
rent, était relevé enfin des iulerdiciions et des anathèmes.Ce n'éiail
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 325
pas toute la liberté, c'était l'existence légale et administrée. La haute
bourgeoisie ne comprit pas autrement, dans sa haine de la théocratie,
la paix avec l'église.
Si, dans le sein du corps législatif et du sénat conservateur, si
même parmi les conseillers d'état et les jeunes généraux le concor-
dat rencontra un accueil silencieux ou moqueur, il en fut autrement
en province. Il répondait au sentiment religieux et à la raison de
cette masse, pleine de bon sens et avide d'union, qui constituait la
France bourgeoise.
Cependant les légistes ne croyaient pas que la société civile fût
réorganisée tant que leur rêve, longuement poursuivi, d'unité et
d'égalité ne serait pas définitivement affermi par la législation , par
un code unique pour toute la France. Réaliser enfin, au profit de la
patrie renouvelée celte pensée de posséder à jamais et pour tous la loi
la plus raisonnable, la plus claire, la plus juste; quel pays pouvait
aspirer à cette œuvre grandiose et incomparable, sinon le nôtre, qui,
depuis plus de trois siècles, était, par excellence, l'école du di'oit?
On ne dira jamais assez les services rendus à la civilisation et au
monde par ces immortels légistes, qui surent à la fois conserver les
traditions des anciens principes, transiger entre les coutumes et le
droit romain, et vivifier par l'esprit de 89 ce travail, dont les an-
nées ne font que grandir les assises majestueuses, l'ordre lumineux
et l'harmonieuse sagesse. En dehors des noms célèbres de Tron-
chet, de Portails, de Treilhard, de Berlier, de Malleville, de Bigot,
il faudrait citer aussi les conseillers d'état, les membres du tribu-
nal, du corps législatif. La liste des hommes judicieux et instruits
qui prirent part aux discussions des divers chapitres du code civil
est un livre d'or pour la bourgeoisie et complète la liste des dépu-
tés à la constituante. Une éuumération serait fastidieuse. Bornons-
nous à mentionner Thibaudeau, Siméon, Rœderer, Merlin (de Douai),
Regnault de Saint-Jean d'Angely, Chabot (de l'Allier), Real, Duchà-
lel, Chazal, Boulay, Cambacérès, Cretet, Defermon, Régnier, Lacuée,
Bérenger, Emmery, Eschassériaux, Thiessé, Faure, Petiet, Duveyrier,
Grenier, Goupil de Prèfeln, Favard, Lavoye, Rollin, Jaubert.
Les titres de prince, de duc, de comte, de baron, que la plupart
d'entre eux acceptèrent plus tard, ne vaudront jamais celui de col-
laborateur à la fondation de la société civile française. C'est là leur
éternel honneur; ils le partagèrent avec les membres, plus ignorés,
du tribunal de cassation et des tribunaux d'appel, dont les remarques
et les observations avaient rappelé les plus beaux jours de la science
juridique. Tous, du Mord au Midi, étaient avides d'assurer l'ordre
social, de rétablir dans leur intégrité les vrais principes, si longtemps
méconnus, et de contribuer à doter leur pays de bonnes lois civiles,
le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce résultat, le plus durable des longs et indomptables efforts de
la bourgeoisie, nous le devons à ces contemporains du consulat. Le
régime de Bonaparte, en ces momens heureux, suivit et développa
les inspirations des conseillers qui l'entouraient jusqu'au jour où,
enivré et isolé par la puissance, il porta lui-même la main, en créant
les majorats et le domaine extraordinaire, sur les principes d'égalité
qui représentaient l'esprit de la révolution française.
Cette étude n'est pas un commentaire, ni un exposé des motifs du
code civil, et nous n'avons pas à faire ressortir davantage son im-
portance et ses bienfaits. En n'isolant pas absolument les institu-
tions civiles du passé et en les liant à l'avenir, nos aïeux ont im-
primé à leur ouvrage ce caractère de stabilité qui en garantit la
durée.
Ainsi l'administration était organisée, les rapports entre l'église
et l'état réglés, l'unité de la législation civile créée, mais un autre
problème préoccupait la haute bourgeoisie : l'instruction et l'éduca-
tion de ses fils.
La mobilité et la contradiction des systèmes d'enseignement pré-
sentés depuis six ans opposaient de grands obstacles à la réorganisa-
tion des collèges. Les écoles centrales, qui en tenaient lieu, avaient
besoin d'être réformées. Les classes dhistoire, de belles-lettres, de
législation étaient désertes. Les cours de mathématiques, de chi-
mie, de dessin étaient un peu plus suivis, parce que les sciences
ouvraient les carrières lucratives. Quel'iues services qu'eussent ren-
dus les anciennes congrégations enseignantes, la bourgeoisie ne
songeait pas à les reconstituer. Elle croyait cependant qu'on jk)u-
vait emprunter à ces maîtres renommés leur système de direction,
ce que le premier consul appelait « leur police morale. » Le système
d'instruction publique, créé par la loi du 11 floréal an x, reçut
tous ses développemens. Les enfans de la bourgeoisie envahirent
les nouveaux lycées, qui s'élevèrent de toutes parts. La commission
chargée de faire le choix des livres classiques pour chaque classe
de latin et pour celle de belles-lettres avait marché sur la trace de
Rollin et désigné en grande partie les auteurs, les méthodes accep-
tés dans les collèges de l'Oratoire ou des Pères de la Doctrine (rap-
port du 27 floréal). Mais les lycées étaient isolés, indépendans les
uns des autres. L'avenir des maîtres qui se consacraient à l'ensei-
gnement secondaire n'était pas assuré; eux-mêmes n'étaient pas
assujettis à une discipline commune. La bourgeoisie appelait de ses
vœux la formation d'un corps enseignant; l'ordre civil se fortifierait
ainsi par la création d'une sorte de corporation laïque dépendant
de l'état. Les anciens patriotes de 89 voulaient, en majeure i)artie,
que leurs lils ne fussent ni dévots ni athées. Ils les voulaient ap-
j)ropriés à l'état do la nation et de la société. Eu un mot, une insti-
1
LA BOURGEOISIE FRiL\GA.ISE. 327
tution d'enseignement d'état paraissait aux pères de famille une ga-
rantie contre la réouverture des établisseniens des jésuites.
Quant à Bonaparte, qui savait s'emparer des idées des autres pour
les grandir, il avait un autre but; il voyait dans un corps enseignant
fortement organisé, ayant une hiérarchie de grades et soumis à des
règles d'avancement, un moyen de diriger les opinions politiques
et philosophiques. Il répétait la phrase célèbre de Leibniz : «Donnez-
moi l'instruction publique pendant un siècle et je changerai le monde. »
Pour les classes moyennes, la question était autre : trouver l'édu-
cation qui convenait à la société nouvelle, fondée sur les principes
de la révolution. Le conseil d'état, voix autorisée des aspirations de
la haute bourgeoisie, ne chercha, dans les neuf rédactions succes-
sives du projet, que la solution pratique de ce problème : séculari-
ser l'instruction publique, comme le code civil avait sécularisé la
France : l'Université fut créée. Son originalité et sou utihté ne con-
sistaient pas seulement dans l'étude des langues et de la littératiu*e
de la Grèce et de Rome, dans cet apprentissage des plus nobles sen-
timens humains; l'éminent service qu'elle devait rendre aux jeunes
bourgeois consistait surtout dans l'enseignement critique de l'his-
toire et des doctrines philosophiques. C'est en ce sens que les prin-
cipes de 89 étaient fortement engagés dans la création de l'Université
française.
Sans doute, on ne tendait nullement a'ors à donner aux enfans
les connaissances morales et politiques qui font les citoyens et les
préparent à participer aux travaux de leur gouvernement. Sans
doute, on leur parlait plus de Bonaparte que de l'état, en les exal-
tant pour la gloire; mais, comme le remarquait dès lors une femme
d'une haute raison et d'un mâle bon sens, M"^^ de Rémusat, la force
de l'ptude, la puissance du temps développèrent bien vite chez les
professeurs, comme chez les élèves, l'esprit d'examen et d'indé-
pendance démocratique. Ce qui restait de l'ancienne noblesse le
comprit si bien qu'elle éloigna ses enfans des lycées. La jeunesse
bourgeoise, au contraire, vint s'y fortifier de la toute-puissance de
l'opinion publique et elle acquit une supériorité incontestable. C'est
grâce à l'enseignement de l'histoire, quelque restreint qu'il fût, que
l'esprit libéral se réveilla dans lame de la jeunesse, et c'est à l'Uni-
versité que nous devons ces classes moyennes de la restauration,
qui ne le cédèrent à leurs aînées de 89 ni par l'éloquence, ni par le
courage, ni par le patiiotisme.
V.
Rassurée sur le maintien des résultats sociaux de la révolution
et sachant gré au premier consul de la préserver du retour des
328 REVUE DES DEUX MONDES.
jacobins, la haute bourgeoisie n'aspirait plus qu'à pouvoir réparer
les pertes de sa fortune , exercer librement son esprit et cultiver
en repos ses vertus privùes.
Une seule catégorie de personnes avait su tirer parti des malheurs
publics et de la détresse iinancière, c'étaient ceux qui, prévoyant
le discrédit du papier -monnaie et l'ayant reçu de toutes mains,
dans la vigueur de sa jeunesse, avaient pu ainsi acquérir toutes les
marchandises ; puis, par le jeu de la hausse et de la baisse, avaient
accaparé presque toute la monnaie d'or ou d'argent. Fiers de leurs
richesses rapidement acquises, ils avaient obtenu la fourniture des
divers services. Au milieu de misères sans nom, ils donnaient le
spectacle de scandaleuses prodigalités ; et leurs femmes subitement
élevées à l'opulence, hormis d'honorables exceptions, prêtaient au
ridicule. Jusque dans les premières années du siècle , la vieille
bourgeoisie leur tint rigueur. «Je t'ai quittée l'autre jour pour al 1er
à l'Opéra, écrivait un jeune officier, Maurice Dupin, à sa mère; on
devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie ur>
provincial ; c'est là où va ce qu'on appelle à présent la bonne compa-
gnie. Vous y voyez des jeunes femmes charmantes d'une élégance
merveilleuse; mais si elles ouvrent la bouche, tout est perdu! Vous
entendez : « Sacristi, que c'est bien dansé ! Il fait un chaud du diable
ici ! » Vous sortez ; des voitures brillantes et bruyantes reçoivent tout
ce beau monde, et les braves gens s'en retournent à pied et se ven-
gent par des sarcasmes, des éclaboussures qu'ils reçoivent. On crie :
(( Place à M. le fournisseur des prisons ! Place à M. Le Brise-Scellés ! »
Mais ils vont toujours et s'en moquent. Quoique tout soit ren-
versé, on peut dire comme autrefois : L'honnête homme à pied
et le faquin en voiture ! Ce sont d'autres faquins, voilà tout. »
En province, où n'existaient qu'en petit nombre agioteurs et
fournisseurs, toutes les fortunes de la bourgeoisie étaient atteintes.
Les paysans, qui jouissaient des bienfaits du nouveau régime, sans
prendre désormais aucun intérêt à la chose publique, étaient plus
à l'aise. Mais les négocians étaient ruinés ; voyant l'état manquer à
ses engagemens, plus d'un n'avait eu nul scrupule à faire ban-
queroute. Nos ports de commerce étaient vides. La prospérité de
Marseille et de Lorient, avec leur mouvement de 3,000 bàtimens,
avec leurs chantiers d'où sortaient, par an, plus de 00 navires, avait
disparu. Les excès de la Terreur, les guerres maritimes, la suppres-
sion de la franchise, en étaient la cause. Les importations et les
exportations, durant les six derniers mois de l'an ix, ne présen-
taient pas un mouvement égal à celui qu'oliraient autrefois quinze
jours (le paix. Les armateurs (|ui envoyaient des vaisseaux aux deux
Indes étaient réduits à un petit commerce de détail qui soutenait à
peine leur famille.
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE, 329
»
De sages mesures financières, la réorganisation de la comptabi-
lité publique, le rétablissement des bourses de commerce et surtout
le caractère légal reconnu à la Banque de France rendirent le plus \-if
essor aux imaginations. De toutes parts, les manufactures se rouvri-
rent. La création de la caisse d'amortissement fondait le crédit public ;
les maisons de commerce conçurent des projets de spéculation em-
brassant l'étendue entière du continent. Nos soieries, sans rivales
dans tous les temps, reprirent la route des marchés de l'Europe.
L'activité du premier consul venait ajouter aux efforts des particu-
liers de vastes travaux d'utilité générale. Des routes monumentales,
des ponts, des canaux étaient en pleine exécution. On recommen-
çait à embellir Paris.
Du moment que les hommes qui guettent les faiblesses des gou-
vernemens pour en profiter s'aperçurent du goût de Bonaparte pour
les jouissances de la vanité, ils ne manquèrent pas d'applaudir à ce
penchant et à le cultiver. La révolution avait fait violence aux an-
ciennes habitudes, elle ne les avait pas déracinées. Lorsque, le
19 février 1800, le premier consul était parti du Luxembourg en
costume officiel pour venir s'installer aux Tuileries, le cortège s'était
trouvé formé par des fiacres dont les numéros étaient recouverts de
papier. Deux années à peine avaient suffi pour opérer la plus rapide
métamorphose. Les formes empruntées aux républiques anciennes
avaient fait place à des formes militaires ; l'élégance reprenait par-
tout ses droits, sauf pourtant dans l'intérieur des habitations.
Il fallut, en effet, plusieurs années pour que la haute bourgeoisie
pût reprendre ses goûts de luxe et de confort élégant dans ses de-
meures; mais la question du costume, toujours si importante en
France, n'attendit pas longtemps sa solution. Plus de cocardes, plus
de pantalons : des bas de soie, des souliers à boucles, des épées
de parade, des chapeaux sous le bras. Les femmes, qui poussaient
à l'ancienne mode, étaient cependant ennemies de la poudre. Le
titre de madame leur avait été rendu chez le premier consul et dans
les billets d'invitation qu'il leur faisait adresser. Ce retour à l'an-
cien usage avait bientôt gagné le reste de la nation. Quant à la
dénomination de citoyen, elle ne fut supprimée que le 29 floréal
(mai 1804) après avoir pendant douze années régné dans les écrits
et dans la conversation.
Les mœurs monarchiques avaient donc vite reparu sous le badi-
geon révolutionnaire et elles étendaient partout leur empire. Dans
le ravissement universel , on aurait eu peine à entendre des voix
discordantes : qui donc écoutait ce mot de Joubert sur Bonaparte :
« Quel dommage qu'il soit si jeune et qu'il ait eu de mauvais maî-
tres! » Les plus récalcitrans, comme Gohier, ne pouvaient que con-
stater sans lui résister « cet enthousiasme délirant qui fermentait
330 REVUE DES DEUX MONDEf.
dans les têtes, cette influence magique que le nom seul du premier
consul exerçait sur les imaginations ! Courts momens d'illusion
et de jeunesse, où la bourgeoisie, satisfaite par la certitude de Tordre
matériel et de la possession tranquille du bien-être, était éblouie par
la gloire! Elle faisait taire ses principes, ses croyances, les souve-
nirs d'un passé si près d'elle; elle participait à la fierté générale de
la nation, qui se croyait invincible et la reine du monde.
A défaut de salons, le théâtre, et spécialement la Comédie-Fran-
çaise, exerçait sur les classes bourgeoises une influence prépondé-
rante.
Il n'y avait qu'à Paris où la rentrée d'un acteur pouvait prendre
les proportions d'un événement; c'est ce qui était arrivé en mai
1790, en pleine révolution, à Larive, qui, à la suite d'un mouve-
ment de dépit et d'humeur, avait, depuis trois ans, quitté la Comé-
die-Française. Il y était fort regretté. Ses anciens camarades, sen-
tant tout ce que sa retraite leur fiiisnit perdre, lui avaient adressé
plusieurs députations pour le presser de rentrer, s'engageant
d'avance à accepter les conditions qu'il poun*ait exiger. Il résis-
tait, refusant même les deux ou trois parts qu'on le priait d'accep-
ter. Fnfin, la Comédie l'emporta. Mais à qui dut-elle sa victoire?
A l'abbé Gouttes , qui présidait en ce moment l'assemblée natio-
nale. Ancien vicaire à Paris, dans le quartier du Gros-Caillou, où
demeurait Larive, il avait consei*vé pour lui beaucoup d'amitié. Il
ne dédaigna pas de déployer toute son éloquence pour déterminer
le célèbre comédien à oublier ses griefs : et, suivant le jargon du
temps, il lui fit voir sa rentrée au théâtre « comme un acte de ci-
visme digne de ses vertus. » Larive céda et promit de jouer OEdipe.
L'intérêt que l'abbé Gouttes prenait à la représentation était si vif
qu'il voulut en être le témoin ; il pri.i donc l'un de ses collègues de
vouloir bien remplir pour lui ce jour-là les fonctions de président
de la constituante (spectacle non moins curieux!). Personne ne fut
scandalisé de savoir que l'abbé avait servi d'intermédiaire entre les
comédiens et leur camarade ; et qu'il avait échangé pour la repré-
sentation de rentrée le fauteuil de président contre une placerai!
parterre.
On sait l'histoire de la Comédie-Française pendant la période
révolutionnaire. En 1800, le goût jjublic tendait à se réformer.
Après un long bouleversement, lorsque l'ordre politique recom-
mence sa marche régulière, est-ce que l'ordre litténiire ne suit
pas de son mieux? 11 est dos heures où un esprit tranchant, un
J igement hautain et dogmatique réf)ond au besoin de l'opinion.
Cet état des intelligences fut la cause de l'indiscutable autorité df
la critique dramatique de Geoffroy. La haute bonrgoisie et lui
étaient faits pour se comprendre. Leurs idées révolutionnaires
Li BOURGEOISIE FRANÇAISE. 331
étaient assorties. Ils cherchaient en toute chose l'autorité. Vol-
taire, après avoir régné presque seul sur la scène, cédait le pas
à Corneille, à Racine, qui reprenaient faveur. Les nouvelles géné-
rations de la bourgeoisie s'en nourrissaient. Le Misanthrope réap-
paraisssait au milieu des petites comédies musquées, « comme si
le duc de Sully, retiré depuis longtemps dans ses terres, arrivait
de la campagne et entrait dans la salle du conseil, en face des pe-
tits-maîtres de la cour de Louis XIII. » Jamais, du reste, plus bri!-
lans interprètes n'avaient été donnés aux chefs-d'œuvre du génie
français. Jamais notre belle langue n'avait été mieux prononcée.
C'était l'école classique par excellence que cette maison, avec des
maîtres comme Saint-Prix, Fleury, Monvel, Talma, iW" Raucourt,
Contât, Duchesnois et la jeune M ^* Mars.
Ce n'était plus, comme dans les soirées ardentes de la révolution,
une cohue bruyante qui venait applaudir ces acteurs, dont la par-
faite tenue, les élégantes manières étaient un enseignement, alors
que les traditions presque partout ailleurs étaient oubliées. Le par-
terre des vieux habitués se reconstituait, et les magistrats, le bar-
reau, le haut négoce, le corps médical, le remplissaient et ravivaient
le goût aux yeux de l'Europe, jalouse des succès de la première
scène du monde. Les débuts de M''" Duchesnois et de W^ George
passionnaient et divisaient la société parisienne autant que les pas-
sions politiques la laissaient froide; les feuilletons de Geoffroy
étaient attendus avec autant d'impatience que l'était autrefois un
discours de Mirabeau.
Cette passion du théâtre, elle perçait même dans l'éducation
nouvelle donnée aux jeunes filles de la bourgeoisie. De 1791 à
1796, les moyens d'instruction leur avaient partout manqué. Non-
seulement les couvens, mais les petites écoles tenues par des reli-
gieuses avaient été fermées ; vers 1797, des pensionnats et des
externats s'établirent. L'initiative était venue de l'ancienne lectrice
de Marie-Antoinette, M""" Campan. Elle avait ouvert, après le 9 ther-
midor, un pensionnat à Saint-Germain et avait inauguré pour les
jeunes filles l'éducation laïque. Dans le règlement de cette mai-
son, comme plus tard à Écouen, les idées pédagogiques de M""- de
Maintenon dominaient, mais avec le sentiment de la société issue
de la révolution. L'art de bien lire y était estimé au plus haut de-
gré et remplaçait la passion de la danse. Le théâtre était un auxi-
liaire de l'éducation. En province, les maîtresses de pension louaient
la salle de spectacle pour leurs élèves, et si nous voulions connaître
exactement la note qui dominait en l'an ix chez les jeunes filles de
la bourgeoisie, nous la trouverions dans une lettre de M*^* B***,
racontant à sa petite-fille ses impressions de jeunesse : — « Mes
compagnes et moi, nous n'avions qu'un rêve, qu'un désir : en-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
tendre Talma dans Manlius ou dans Jèw/V/r et assister à une revue
du premier consul. »
Ainsi se transformaient les familles bourgeoises , s'éloignant de
jour en jour des mœurs, des coutumes du xviii'' siècle, comme elles
en avaient quitté les modes ; prenant de plus en plus possession de
l'administration par leur amour des fonctions publiques , refaisant
leur fortune par le travail et l'économie.
Préservées par leur esprit pénétrant, positif et fin, de tout ce qui
était imprudent et désordonné, les femmes, avec une raison aimable
et solide, reprenaient les rênes dans cette société encore mal assise,
mais qui n'avait plus à offrir à leurs rancunes vaniteuses les iné-
galités d'autrefois. Si leur cœur de mère avait déjà la crainte des
levées d'hommes trop nombreuses, leur esprit rasséréné n'avait
cependant d'autres préoccupations politiques que le retour d'un
attentat comme celui de la rue Saint-Nicaise.
Quelques années avaient suffi pour creuser un abîme infranchis-
sable entre deux mondes.
VI.
Il y avait pourtant quelques survivans du monde philosophique,
quelques représentans de ces salons bourgeois du xviii® siècle où
l'on pensait à tout, où l'on parlait de tout, rien que par mouvement
et plaisir d'esprit, où l'on conservait les traditions de V Encyclopé-
die^ où l'on restait attaché aux idées de liberté et d'humanité. Ces
débris du passé avaient trouvé une dernière maison hospitalière,
à Auteuil, chez une femme excellente et distinguée, ayant plus de
bonté que d'esprit, plus de tact et d'ingénuité que de savoir, plus
de naturel et de simplicité que de passion, et belle encore malgré
les années. Elle se nommait M°"® Helvétius.
De bonne heure, alors qu'elle n'était que M"* de Ligneville, elle
avait connu tous les gens de lettres chez sa tante , M""* de Gralïi-
gny. En ce temps-là , on l'appelait Minette ; quand elle était lasse
des beaux esprits, elle (piittait le cercle pour aller jouer au vo-
lant avec Turgot, qui étudiait en Sorbonne et portait la soutane.
On ne sait pourquoi elle ne l'avait pas épousé. Helvétius, frappé
de sa beauté, lui offrit sa main, aj)rès s'être démis de ses fonctions
de fermier-général. Leur salon rassemblait à peu près les mômes
personnes qu'on voyait chez le baron d'Holbach : Diderot, d'AIem-
bert, Condillac, Thomas, l'abbé Raynal.
Comme Helvétius sortait habituellement après le dîner pour aller
à l'Opéra ou à la Comédie, sa femn)e faisait seule les honneurs du
logis. Elle avait acquis cette qualité supérieure, chez une grande
dame, de s'intéresser à tous sans vouloir plaire à un seul. Trois
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 333
eniiins étaient nés de son mariage : un fils qui mourut jeune, et
deux filles, M™" d'AndIau et M"'^ de Mun, celles que Franklin
nommait les Étoiles. Ce fut un des ménages les plus heureux de
Paris. Les envieux disaient en parlant de M. et M"° Helvétius : —
« Ces gens-là ne prononcent pas comme les autres les mots : mon
mari, ma femme, mes enfans. »
La mort d'Helvétius ayant fait passer en d'autres mains la ma-
jeure partie de sa fortune, sa veuve s'était retirée à Auteuil avec
20,000 livres de rente. C'était plus qu'il ne lui en fallait pour offrir
du bonheur chez elle et s'attacher uniquement à ses amis. Le pre-
mier de tous, au moment où la révolution éclata, était l'abbé Morel-
let. De 1760 à 1789, il y eut peu d'exemples d'une liaison aussi
étroite , aussi douce ; Morellet passait régulièrement deux ou trois
jours par semaine à Auteuil. Il y avait transporté sa bibliothèque
et y avait commencé le fameux Dictionnaire du commerce, qui ne
vit jamais le jour et pour lequel il recevait une subvention, de telle
sorte que les malins disaient qu'il faisait le commerce du Diction-
naire.
A deux pas d'Auteuil, à Passy, demeurait Franklin. Durant son
long séjour en France, ce fut un échange continuel de visites et de
dîners. L'amabilité simple, le bon sens railleur, la bonhomie, l'in-
dulgence, la sérénité douce en faisaient l'agrément. On arrivait à
dire et à écrire les plus charmantes folies. Qui pouvait s'attendre
à trouver Franklin si ami du badinage? Un matin, après avoir passé
la journée de la veille à laisser leur fantaisie s'abandonner à toutes
les extravagances, M™^ Helvétius ne reçut-elle pas de son voisin
cette déclaration qui n'effarouchait pas nos grand'mères :
« Chagriné de votre résolution, écrit-il, prononcée si fortement
hier au soir de rester seule pendant la vie, en l'honneur de votre
cher mari, je me relirai chez moi ! je tombai sur mon lit, je me
crus mort et je me trouvai dans les champs Élysées. » Franklin y
rencontre Helvétius ! Oublieux de ses lieos, il avait pris nouvelle
femme, M""^ Franklin. « Je l'ai réclamée, mais elle me disait froi-
dement : « J'ai formé une nouvelle connexion qui durera l'éternité.»
Mécontent de ce refus de mon Eurydice, j'ai pris tout de suite la
résolution de revenir en ce bas moode, revoir le soleil et vous.
Me voici, vengeons-nous! »
M"^ Helvétius ne se vengea pas. Franklin retourna en Amérique
en 1786, emportant avec lui les meilleures heures de la maison
d'Auteuil. H laissait Cabanis à son amie, Cabanis de qui elle disait :
« Si la doctrine de la transmigration était vraie, je serais tentée de
croire que l'âme de mon fils a passé eu lui.» Ce fut autour f?e Ca-
banis qu'allait se grouper la seconde société d'Auteuil. H n'avait que
vingt-deux ans lorsque Turgot, qui l'avait connu pendant son in-
33A REVUE DES DEUX MONDES.
tendance de Limoges, le présenta à M""^ Helvétius; il revenait d'un
voyage en Pologne avec une santé languissante; M'''* Helvétius lui
avait proposé de se fortifier à Auteuil. Il avait accepté ; et le calme,
la douceur d'une vie régulière et paisible, lui rendaient la vie.
Cabanis avait trouvé, installé dans la maison avec Morellet, un
ancien bénédictin, homme de sens et de bon esprit, l'abbé La-
roche. C'était lui qui, en 1771, était allé en Hollande porter le ma-
nuscrit de l'Homme, qu'Helvétius lui avait confié. Eu apprenant la
nouvelle de sa mort, il était revenu auprès de sa veuve et s'était
dévoué entièrement à elle.
Tels étaient les trois personnages qui vécurent ensemble plus de
quinze ans sous le loit de M""^ Helvétius. Ju'îqu'en 89, leurs opi-
nions différaient peu. S'ils avaient des querelles, c'était tout au plus
à propos de la pa-^sion de leur amie pour les chats. La maison, il
est vrai, en était remplie. « Ils sont dix-huit, écrivait Morellet,
et vont être incessamment trente, mangeant tout ce qu'il^ attra-
pent, ne faisant rien que tenir leurs mains dans leurs robes four-
rées, et se chauffer au soleil en laissant la maison s'infester de sou-
ris. On avait proposé de les prendre dans un piège et de les noyer...
On pourrait prr^poser pour eux un parti plus doux qui tournerait
au ptofit de l'Amérique... Nous aurions de quoi en charger un
petit bâtiment. Ces chats ne feront que retourner dans leur véri-
table patrie. Amis de la liberté, ils sont absolument déplacés sous
les gouvernemens d'Europe. Hs pourront donner aussi quelques
bons exemples. Car d'abord ils sauront se retourner contre l'aigle qui
les emporte ; et, en lui enfonçant les griffes dans le ventre, le for-
cer de redescendre à terre pour se débarrasser d'eux. Nous devons
aussi leur rendre cette justice que nous n'avons jamais vu entre
eux la moindre dispute à la gamelle, qu'on leur porte régulière-
ment deux fois par jour. Chacun prend Stm morceau et le raange
en paix dans son coin. »
Ainsi passaient les soirées d'Auteuil quand la Révolution fit son
entrée violente dans le monde. La courtoisie, l'amabilité, la gaîté
disparurent, Volney, Sieyès, Condorcct, Bergasse, Chamforl, furent
présentés par Cabanis. Les discussions se multipliaient, s'aigi'is-
saient même. A la suite d'un uïémoire publié par l'abbé Morellet,
sur les troubles du Iks-Limousin, sans en prévenir Cabanis, origi-
naire de cette province, la dissension se mil entiv les vieux amis.
M°** Helvétius se réserva quelques observations. Morellet emporta
ses meubles et ses livres, et ne revit plus celle qui lui avait donné
tant de i)reuves d'affection.
M*" Helvétius défendait la Révolution, paire qu'elle avait relevé,
ennobli, rendu plus heureuse la partie la plus nombreuse de la na-
tion; mais sou enthousiasme se changea en animadversion contre
L\ BOURGEOISIE FRANÇAISE. 33»
les révolut'onnaires dès qu'elle vit les massacres, le pillage, la ty-
rannie des jacobins. Dans ses dégoûts comme dans ses sympathies,
elle fut très bourgeoise. Cabanis avait bientôt souffert comme elle
dans ce qu'il croyait le plus et dans ce qu'il aimait le mieux. La
prison, l'échafaud, le suicide, lui enlevaient chaque jour ses amis.
L'abbé Laroche était arraché à l'affection de M™^ Helvétius, et Ca-
banis lui-même n'était sauvé que par la reconnaissance qu'il avait
inspirée aux habitans d'Auteuil, dont il était le médecin.
Cependant ces derniers représentans du xviii* siècle ne perdirent
pas la toi dans l'humanité et dans un meilleur avenir. Ils crurent
d'abord en Bonaparte, Cabanis surtout. Le grand séducteur avait
désiré rendre visite, après le 18 brumaire, à M"* Helvétius. « Gé-
néral, lui avait-elle dit, en se promenant avec lui, vous ne savez
pas combien on peut trouver de bonheur dans trois arpens de terre.»
Un an après, elle mourait ; son dernier mot était pour Cabanis, qui
baisait ses mains déjà froides, en l'appelant : « Ma bonne mère ! »
Elle répondit : « Je la suis toujours. »
La mort de cette excellente femme, qui avait ajouté à l'art si diflB-
cile de plaire l'art supérieur de se faire aimer, n'avait pas dissous
la réunion à laquelle son charme avait présidé. La société d'Auteuil
devint un cénacle. C'est elle qui, dans les années silencieuses de
l'empire, resta comme une protestation, au nom des illusions dé-
çues ; c'est elle que Bonaparte, devenu le maître du monde, pour-
suivait de ses sarcasmes, en appelant idéoîogties ces bourgeois
penseurs et écrivains devenus prêtres d'un temple abandonné un
moment, mais prêt à se rouvrir.
Ils se reconnaissaient à ce signe ineffaçable qu'ils conservaient les
traditions de 1789, qu'ils étaient les apôtre> de la raison et de la
science et ne voyaient pas de bornes aux progrès de l'esprit humain.
C'étaient Cabanis, Tracy, Volney, Gérando, Ginguené, Thurot, An-
drieux, Laromiguière, Daunou, Maine de Biran, Gallois, Fauriel.
Cabanis était le lien entre ces esprits distingués ; de leurs entre-
tiens, de leurs réflexions sortait ce beau livre, qui produisit un effet
considérable : Rapports du physique et du moral de V homme.
Une femme d'une exquise beauté et d'une intelligence rare pas-
sait à travers les conversations de ces sages. Nous avons nommé
Charlotte de Grouchy, sœur de M"""" de Condorcet. Cabanis l'avait
épousée pour obéir aux volontés suprêmes de Condorcet, qui lui
avait légué le soin de sa famille et le dépôt de ses écrits. Ayant plus
d'âme que ceux qui l'accusaient de ne pas y croire, il vivait dans la
quiétude entre la femme qu'il adorait et une amitié dont la tendresse
délicate comprenait sa nature parfaite, l'amitié de Fauriel. Pour ex-
primer cette fleur de bonté, de douceur qu'il avait reconnue dans le
336 REVUE DES DEUX MONDES.
cœur du fils quasi-adoptif de M"* Helvétius,Manzoni l'appelait « cet
angélique Cabanis. » En 1808, il s'éteignit brusquement et, avec lui,
la société d'Auteuil.
Tracy, d'un esprit si ferme et si rigoureux, était trop renfermé
pour renouer ces chers entretiens. Il s'appelait lui-même le solitaire
d'Auteuil. Daunou, depuis que la mort l'avait séparé de Marie-Joseph
Chénier, se laisait aller à ses sentimens de misanthropie studieuse;
Gérando, Laromiguière, se détachaient de l'école de Condillac et res-
sentaient les souffles régénérateurs du siècle. Ces intelligences nettes
et vigoureuses, ces républicains de l'an m, qui avaient accepté le
18 brumaire , s'arrêtèrent mécontens devant l'empire. Les uns,
comme Volney, n'avaient pas pardonné à Bonaparte le concordat;
les autres, froissés d'avoir vu supprimer l'Académie des sciences
morales et politiques, dont ils faisaient presque tous partie, repré-
sentèrent dans leur attitude, dans leur langage, la revendication
constante et calme du droit. Les derniers rayons du soleil du
xviii^ siècle, qui s'éteignait devant une réaction déclarée dans les
doctrines, dans les sentimens, dans les talens, éclairèrent ce groupe
de bourgeois d'une vigueur morale indéniable.
A cette époque de gloire militaire arrivait à Paris un jeune homme
qui devait être un jour le chef politique de la haute bourgeoisie,
quand sonna l'heure suprême où elle se divisa et où elle perdit la
partie qu'elle jouait depuis soixante ans. Fils lui-même de la
révolution, qui lui avait donné la liberté religieuse et un état
civil, il fut frappé du spectacle auquel il assistait. Les excès et
les caprices de la force avaient remplacé les élans vers la liberté.
Sécheresse, froideur, isolement des sentimens et des intérêts per-
sonnels, tels étaient le train et l'ennui ordinaire du monde. Les
fidèles héritiers des salons lettrés du xviii^ siècle demeuraient
seuls étrangers à la réaction, seuls ils conservaient les plus nobles
et les plus aimables dispositions de leur temps : la promptitude à la
sympathie, la curiosité bienveillante et empressée, et surtout le
besoin de libre entretien. Ce jeune homme original, avide de
tout connaître, au visage amaigri et grave, aux yeux de flamme,
qui décelaient une ardeur concentrée et une passion indomptable,
s'appelait François Guizot. Que d'événemens devaient s'accomplir
depuis son arrivée à Paris jusqu'en 18A8! Quels contrastes! Qui
eût osé prédire en 1809 les deux invasions, le retour des Hourbons,
le réveil de la liberté, le triomphe de la bourgeoisie, enfin la chute
du gouvernement fondé par elle; et tout cela en moins de quarante
ans!
Rardoux.
LE
POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOTEN
Grillparser's sdmmtliche Werke, 10 Bande. Stuttgart; Cotta.
Vous cherchiez un esthéticien et vous vous trouvez en présence
d'un poète de génie ; comment cette bonne fortune m'advint, ce
sera, si vous voulez, le sujet de cette étude. J'ai connu presque
tous les poètes de mon temps, je tiens même à grand honneur
d'avoir été l'ami de quelques-uns des plus illustres, et parmi ceux-ci,
comme parmi les minores^ il ne m'était encore point arrivé d'en
rencontrer un seul pour qui la musique fût autre chose qu'un tiroir
à lieux-communs plus ou moins variés. On la cite, on l'invoque à
tort et à travers; « ses accens, ses accords, ses rythmes, ses mé-
lodies, ses modulations » servent à l'ornement du morceau de
peinture ; à ces termes du vocabulaire banal, presque toujours dé-
tournés de leur sens technique, se joignent complaisamment des
noms de maîtres : Palestrina, Mozart, Pergolèse, Gimarosa, — ce der-
nier surtout qui, francisé, rime avec rose, — et c'est à peu près tout.
Nos poètes ne sont pleins que de ces fades ritournelles dont s'im-
portune l'oreille d'un dilettante de deuxième année et dont le
goût d'un \Tai connaisseur s'horripile. On trouve tous les jours des
musiciens qui sont des poètes, mais un poète sachant la musique
et capable de l'associer au propre génie de son art, était-ce donc
qu'un pareil phénomène ne se rencontrerait jamais ? Vainement, nous
ra\ions cherché en France d'abord, puis en Italie, en Allemagne ;
il existait pourtant, mais en Autriche, au pays de Haydn, de Mozart,
de Schubert, et c'est là que nous avons à la fin déniché l'oiseau
rare.
lOMB utxiv. — 1886. 22
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Je parle d'un poète ayant appris la musique, la goûtant et la pra-
tiquant, non point seulement en état d'écrire une tragédie, mais au
besoin, d'en composer aussi la symphonie. Le Viennois Grillparzer
fut cet homme. On a de lui des quatuors et divers morceaux de
chant qu'il s'improvisait à son piano, le soir, au gré de ses disposi-
tions morales, tantôt une ode d'Horace, Integer vitœ, tantôt un
lied de Heine, le tout sans grande originalité et n'offrant d'ailleurs
d'intérêt que celui qui s'attache à la personne de l'auteiir, mais
excellent comme témoignage d'éducation. C'est assez de ce styPe
sincère et correct, de cette écriture vous rappelant la main d'Haydn
pour sanctionner l'autorité du poète ou de l'esthéticien, chaque fois
qu'il lui conviendra d'invoquer la musique dans ses vers, ou d'en
discourir dans sa prose. Grillparzer n'a point fait de livre d'esthé-
tique musicale, mais on peut dire que la musique est la mère de
ses vers et de sa littérature : il a semé un peu partout à la manière
de Jean-Paul des idées concordantes, qui, tout éparses qu'elles
soient, donnent à réfléchir et, ramassées en gerbe, lormeraient un
corps d'ouvrage.
I.
Mais avant d'aller plus loin, airètons un instant pour répondre
au lecteur qui nous demande ce que c'était en somme que ce Grill-
parzer, qu'on ne connaît chez nous ni par traduction ni par com-
mentaire. Byron disait de lui qu'il avait un nom bien difîicile à
prononcer, mais auquel la postérité s'habituerait. Grillparzer fut un
Autrichien de génie, qui, au lieu d'écrire son théâtre et ses livres
en tchèque ou en slovaque, les a faits en allemand, ce qui est cause
que l'Allemagne ne l'a jamais adopté. Entre l'Allemagne et l'Au-
triche les antagonismes ne se comptent pas, et tous les Bismarck
du monde et tous les Kalnoky y perdroat leur diplomatie. Antago-
nismes de nationalité, de religion, d'intérêts politiques et de cul-
ture ; dirai-je aussi antagonisme de littérature? Je n'oserais, attendu
que jamais, au bord du llhin, du Mein ou de la Sprée, on n'axlmettra
qu'il existe une littérature au bord du Danube.
A ce tort d'être né en Autriche Grilljmrzer en joignait un autre ;
il s'y localisa et mit sa gloire à s'identifier avec les ti-aditions his-
toriques, les grands hommes et la nature pittoresque d'un pays
dont il resta toujours l'enfant exalté, attendri, attristé, douloureux
et casanier. L'Kurope n'aurait pu le connaître que pur l'interaié-
diaire de l'iUleiDagne, et rAUemagne lui tournait le dos pour bien
des raisons, dont la moindre était cette répugnance qu'inspirait
alors aux esprits libéraux toute provenance d'un empire soumis à
LE PUÈIE GRLLLPAtîZER ET BEETI10VE-\. 339
} 'obscurantisme d'un Metternich. Ce qu'il aurait fallu à Grillparzer,
c'eût été un éditeur capable de dépayser sa renommée, de la cen-
traliser à Stuttgart ou à Francfort et, comme nous dirions aujourd'hui
de « lancer » son homme. Mais, que voulez-vous ? La destinée a ses
hasards; souvent même, quand on l'accuse, elle est plus innocente
qu'on ne croit. Tel qu'on lui reprochera d'avoir négligé s'est vo-
lontairement écarté d'elle. Pourquoi, dans ce triste désert de la
vie, dont l'art pour quelques-uns est l'oasis, ne se rencontrerait-il
pas aussi bien des originaux passionnés de silence et de solitude ?
« Faire et laisser dire » nous conseille un proverbe : il y a mieux :
Faire et laisser taire ! L'auteur de l'Aïeule, de Sappho, de la Trilo-
gie des Argonautes a accompli ce programme, et la faute n'en doit
être qu'aux circonstances s'il ne nous vient pas de l'inscrire
immédiatement au-dessous de Schiller et de Goethe. Du reste,
il savait sa valeur, n'étant point de ceux qui empochent les
impertinences. Vous connaissez l'histoire de cet évêque qui se
promenait dans un étroit sentier avec un séminariste par derrière
et voulant se passer la fantaisie d'interloquer le bon jeune homme,
lui dananda comment il dirait en latin : « Je suis un âne. » Si bien
que le bon jeune homme lui répondit : Asinum sequor. Grillparzer
appartenait à la famille de ces innocens prompts à la riposte, et mal
en prit à Goethe d'essayer de jouer vis-à-vis de lui le personnage
de l'évèque. 11 avait vingt-cinq ans, lorsqu'au lendemain de ses
deux grands succès de V Aïeule et de Sappho, il fit le voyage de
Weimar ; une grosse déception l'attendait là. II était jeune, cha-
leureux, spontané : Goethe était vieux.
Lamartine vieilli, qxii me traite en eafant...
A la place du poète de son admiration, il rencontra le quiétiste
en parfaite contradiction avec son passé, l'homme circonspect, ponc-
tuel et solennel qui ne pardonnait plus qu'à lord Byrou ses coups
d'audace. « Il me reçut comme un père, mais comme un père qui
serait empereur. Tant de condescendance, de dignité, de majesté
se mêlait à la bonne grâce de son accueil que, lui ayant été présenté
le soir chez le grand-duc, je résolus de partir le lendemain matin
sans aller frapper à sa porte. » Il réfléchit pourtant et dit très sage-
ment que toutes ces manières n'empêchaient point l'auguste vieil-
lard d'avoh" été dans sa jeunesse l'auteur de Werther et de FausL
Peut-être aussi faudrait-il croire que Goethe s'était aperçu du mau-
vais effet de son attitude. Quoi qu'il en soit, le lendemain en s'éveil-
lant, Grillparzer recevait, pour le jour même, une imitiition à dîner
chez l'archi-maître. Il s'y rendit et cette fois la glace fut rompue :
3â0 REVUE DES DEUX MONDES.
« Goethe vint au-devant de moi les mains ouvertes, aussi chaleu-
reux qu'il m'avait la veille paru froid. Soyons sincère et ne rou-
gissons pas d'un bon mouvement ; à l'annonce du dîner et quand il
s'offrit à me conduire vers la salle à manger, je sentis mes yeux
se mouiller à l'idée que je me faisais et que je me fais encore de ce
grand homme, de ce personnage presque mythique dont le bras
s'appuyait sur le mien, Goethe affecta de ne s'apercevoir de rien,
il voulut me placer à côté de lui et causa d'un si bel entrain pen-
dant tout le dîner que les convives n'en revenaient pas. »
Dès son retour à Vienne, le poète se reprit à l'œuvre, il donna :
la Vie est un songe, drame romantique, très haut en couleur, que
suivit presque aussitôt : Héro et Léandre. C'était la note classique
qui se réveillait avec bien du charme, quoiqu'un peu monotone. Une
tragédie classique n'étant jamais qu'un cinquième acte divisé en
cinq parties, je me suis demandé souvent pourquoi l'auteur ne se
bornait pas à nous servir purement et simplement le cinquième
acte. Cette fable d'Héro et Léandre, par exemple, savez-vous rien
de plus adorable? C'est le Roméo et Juliette de l'antiquiié. Le mal-
heur veut que l'élément poétique y prime trop le drame. Grill-
parzer, qui sentait le danger, a cru le conjurer en intitulant sa pièce :
les Orages de V amour et de la mer. Ce n'était qu'une erreur de
plus, tout symbolisme ayant au théâtre cette propriété de tuer
l'action. Iléro rencontre Léandre dans le bois sacré, quelques pa-
roles échangées et les deux jeunes cœurs ont cessé de s'appartenir.
Vous pensez tout de suite au coup de foudre pendant le bal chez
Capulet. Oui, sans doute, mais la nouvelle italienne prête au
développement : que de choses-là pour un Shakspeare ! La cou-
leur, le décor, le costume, tandis qu'avec l'antique, c'est le nu,
le nu physique et psychique. Vous aurez beau tourner et re-
tourner le sujet, impossible d'y rien trouver que des groupes. On
ne fait pas du théâtre avec de la statuaire. Schiller le savait mieux
que personne et néanmoins l'obsession fut telle qu'il ne s'en délivra
qu'en accouchant de sa ballade restée célèbre. Je mets en fait qu'il
n'est point de poète, point d'artiste qui n'ait, à certain jour, subi
le magnétisme d'un de ces sujets-sphinx d'autant plus fascinateurs
que vous sentez qu'ils sont impossibles. Meyerbeer aussi avait fait
ce beau rôve d'un « Héro et Léandre » en voyant la Grisi et Mario
poser devant ses yeux, et son rôve dura si longtemps que, lorequ'il
se réveilla pour chanter, le groupe idéal avait passé fleur. — La tra-
gédie (ïlléro et Léandre, qui fut à Vienne un immense succès, ne
saurait avoir pour nous qu'une importance cpisodique, et si nous
voulons nous rendre compte des visées du poète, mieux nous vaudra
d'interroger le premier de ses grands ouvrages classiques.
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN'. 341
Qui dit supériorité, dit exil ; toute supériorité a dans son ombre
la mélancolie et, par suite, le désespoir et le suicide. Telle est l'idée
morale de Sappho. Le génie apporte en naissant une malédiction qui
le poursui\Ta jusque dans ses triomphes pour l'atteindre et le Irap-
per à mort, le jour qu'il essaiera de se mêler aux hommes et de
vi\Te de la vie commune. Malheur à lui s'il sort de son isolement,
et malheur à l'insensé qui s'attache à ses pas I II paiera de son repos
l'illusion d'un moment. Sappho n'a connu que l'admiration des
hommes; lasse de bruit et d'applaudissemens, elle aspire désormais
à l'amour, oubliant ses travaux, ses luttes et que, jeune encore,
elle a déjà son printemps derrière elle. Aimer, être aimée! une
femme, si grande qu'elle soit, n'échappe pas à cette loi; il faut que
son cœur se dépense et qu'elle aime, n'importe comment, sans se
rendre compte elle-même si c'est comme une sœur, comme une
amante, comme une mère ou comme toutes les trois ensemble.
Attendons-nous à voir l'amour de Sappho répondre à cette origine,
et gare à l'infortuné qui le subira dans ses alternatives orageuses !
u Qui n'a pas connu l'amour de cette femme ne connaît pas le mal-
heur, » a dit quelqu'un d'une Sappho moderne. La poétesse antique
personnifiera cet idéal de mobilité, d'agitation et d'impitoyable per-
sécution dans la tendresse. Vieillissant et doutant d'elle-même,
comme elle a toutes les subtilités de la passion, toutes les délica-
tesses, elle en aura aussi les maladresses. Intempérante et brusque
en ses variations, féline et superbe à tour de rôle, rendant et rete-
nant, passant de l'humilité d'une servante à l'orgueil d'une reine,
et toujours vaincue, et le cœur vide avec la tête qui s'exalte, et des
rêves inassouvis I Chaîne horrible, où sont attachés là deux êtres
également dignes de pitié ! Elle est certainement à plaindre, Elky
mais Lui, comment ne pas déplorer ce que son aventure a de tra-
gique? Pauvre Phaon! enthousiaste victime! De dix ans plus jeune,
il s'est élancé vers l'héroïne , croyant l'aimer quand ce sublime
amour n'était qu'un simple transport d'admiration, et peut-être, ô
vanité ! qu'un fougueux désir de se mêler à ses triomphes et de
vendanger dans sa gloire. Hélas ! pour l'un comme pour l'autre,
l'expérience aura mal tourné: Sappho, depuis longtemps, sondait
l'abîme et, de son côté, l'imberbe Phaon, en voyant Melitta, vient
de perdre sa dernière illusion, Melitta, son égale en jeunesse, en
beauté comme en tout. Par elle, Phaon va rentrer dans l'ordre na-
turel de l'existence ; c'en est fait du bonheur de Sappho et de leur
union. Comme psychologie et comme drame, l'étude est superbe, le
style nombreux, harmonieux, facile à la manière de Racine dans
Phèdre et dans Iphigénie, les trois unités classiques strictement
observées; bref, un riche fruit serW sur un plat d'or.
Dès l'exposition s'annonce le conflit : Elle, enflammée de son amour,
342 REVUE DES DEUX MONDES.
en proie à Vénus, qui la dévore; lui, tout à l'ivresse d'une admira-
tion qui l'empêche de voir que, dans cette liaison où il s'engage,
les rôles seront intervertis et que, de cette femme, qu'il s'habitue à
regarder d'en bas, une sorte de protection flétrissante ne tardera
pas à descendre sur lui. Nature spontanée, ardente, mais ne dépas-
sant point l'ordinaire, il ignore d'où lui vient son trouble, et ne le
saura que par sa rencontre avec Melitta. Alors la clarté se fait dans
son âme et commence la tragédie entre la maîtresse implacable et
l'esclave révolté, jusqu'à ce que, vaincue, à bout de colères et de
jalousie, Sappho se relève à la fin dans un suprême effort de volonté,
de résignation et d'apaisement. Elle sait désormais et renonce. La
prédestination d'en haut exclut l'amour : l'héroïne s'est reconquise
et rachète son erreur par la mort. Cette conception du sujet, à me-
sure qu'on y réfléchit, vous remet en mémoire le Tonpiato Tasss
de Goethe; la lutte inégale et désastreuse du poète avec la vie. 11
est vrai que l'analogie serait ici plutôt dans la situation que dans
les caractères. Tasse meurt victime de l'inconsistance de son tem-
pérament et d'une foule de désordres particuliers, qui ne sauraient
pourtant être considérés comme la résultante inévitable d'une vo-
cation, tandis que l'infortune de Sappho lui vient seulement d'avoir
cru que celle que les immortels ont choisie pouvait aimer comme le
reste des humains. C'est sa propre grandeur et non sa faute qu'fUe
expie, syiiibole elle-même de l'irresponsabilité du poète et de l'ar-
tiste en tant qu'individu.
A ce cycle d'études antiques se rattache la trilogie des Argonavtrs^
qui conlient Mcdàc, œuvre puissante et de grand style. L'action y
sort logiquement des caractères et, comme dans Shakspeare, ce
softt les personnages qui font leur destinée. Autre jMîLnt do ressem-
blance, l'élément barbare, partout absent de notre théâtre classique,
est reconstitué de main de maîirc. Le roi deColchide, Ariétès, est un
chef de clan, sans foi ni loi, grossier, cupide et carnassier que le
non moins avide et non moins égoïste iasou domptera par cela seul
qu'il représente une civilisation plus avancée. Le charme fugitif que
Médée exerce sur lui, la folle passion dont iJ l'embrase, simples moyeofi
pour ce brillant seigneur d'arriver à ses fins et de s'assurer sa con-
quête de la Toison d'or. Nous voyons naître l'amour dans le cœur de
Médée, nous assistons aux luttes de la femme et de la magicienne
contre une force irrésistible, contre un mal où tous ses pJiiUres ne
peuvent rien, et c'est un trait d'observation bien à l'honneur du
poète de choisir plus tard, pour détacher Jason de sa maltresstî, l'in-
stant mémo d'une de ses incantations opérée contre son propre gré
sur l'ordre exprès de son amant. La répugnance qu'il en conçok
tourne à l'horreur; beauté, caresses, dévoûment n'y peuvent riea:
une sorcière n'est pas une femme, le démonisme inhérent à la nalaie
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 343
de Médée la met hors la loi.Vainement elle sacrifie à son idole père,
frère, patrie, tout, jusqu'à son empire du surnaturel, Jason reste
insensible, aucune immolation ne prévaudra contre l'insurmontable
dégoût. Elle, cependant, s'attache à ses pas, toujours ardente et sup-
pliante, lorsque enfin la lâche trahison de son amant change la vic-
time en furie. Coupables, innocens, sa haine sauvage ne distingue
plus, et c'est au milieu de l'incendie, les mains rouges du sang de
ses enfans, qu'elle sort triomphante du palais de Créon. Ainsi se ter-
mine le quatrième acte de la troisième partie des Argonautes; on
peut voir là un dénoûment, l'acte suivant n'étant guère qu'une longue
scène entre Médée et Jason, qui se retrouvent après des années et
résument froidement, mais non sans grandeur, la moralité philoso-
phique de la tragédie : résignation, souffrance, expiation. Dans le ré-
pertoire dramatique de Grillparzer, Médée serait la contre-partie de
Sappho', même sujet, le grand, l'éternel problème de l'amour, mais
diversement étudié, creusé, résolu. Ici et là, toute la gamme des
tonalités parcourue avec un art infini du contraste. D'un côté, la
hauteur d'âme, la dignité, l'immolation volontaire; de l'autre, la sau-
vagerie et la barbarie, et partout, dans la diction, la beauté classique
maintenue.
Il serait temps de dire un mot de F Aïeule et de nommer aussi les
principaux drames du répertoire romantique de Grillparzer. Repré-
sentée en 1817, C Aïeule fut l'œuvre de début du jeune auteur,
quelque chose comme son Hernani; Sappho ne suit qu'en 1818 et
la trilogie des Argonautes est de 1821. J'ai cité la pièce de Victor
Bfugo; c'est le même lyrisme continu, je dirai presque les mêmes
personnages et la même situation, avec cette seule différence que le
vieux Ruy Gomez s'appelle ici le comte Borotin, que dona Sol a nom
Bertha et que le brigand Jaromir remplace le bandit Hernani. 11 fau-
drait également indiquer l'air de famille avec le drame fameux de
Schiller, qui passionnait encore les foules vers cette époque. Mais
il y a en plus dans l'ouvrage de Grillparzer un élément qui ne se
trouve ni chez le poète d'Iéna ni chez Victor Hugo, je veux parler
du fantastique, aussi très en faveur alors au théâtre comme ailleurs,
et partout d'un si puissant ressort quand on sait l'employer dis-
crètement. J'ai vu jadis jouer V Aïeule au Burgtheater de Vienne et
jamais je n'oublierai l'épouvante qui régnait dans !a salle à chaque
apparition du fantôme ; il n'y avait pourtant là ni lumière électrique
ni grand fracas de mise en scène; la fenêtre s'ouvrait à deux
battans, un coup de vent qui soufflait la lampe, un éclair fouettant le
pâle visage d'une jeune fille debout dans un linceul, et c'était assez
pour la terreur. Les beaux vers sont comme la musique ; ce qu'ils
peuvent, nous l'éprouvons chaque jour pai* les drames de Victor Hugo;
ils suspendent l'action à leur gré, nous forcent à les écouter en
SàÛ REVUE DES DEUX MONDES.
dépit de toute vraisemblance. Le noble seigneur Ruy Gomez, ren-
trant la nuit, trouve deux hommes chez sa nièce ; le bon sens vou-
drait qu'il les fît jeter à la porte. Pas du tout; le chef d'orchestre
frappe sur son pupitre, et voilà l'air de bravoure qui commence :
Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géans
De TEspagne et du monde allaient par les Castilles,
Honorant les vieillards et protégeant les filles... (1).
Et nous écoutons l'air de bravoure, et nous oublions à l'écouter les
imperfections du libretto. Les beaux vers ont aussi le privilège de
pouvoir nous entretenir de toute sorte de choses que nous n'avons
jamais vues et que nous ne verrons jamais. Ainsi de ces revenans
dont on rit au mélodrame et qui nous font peur quand c'est la
poésie qui les évoque : souvenez-vous de la ballade de Lhwre, du
Majorât, et de la scène de somnambulisme dans le Prince de Hom-
bourg de Henri de Kleist. L'Aïeule de Grillparzer a cet attrait de
participer des deux règnes, sans être un opéra autrement qu'à la
manière de Hernani^ de Ruy-Hlas, des Burgraves et du Boi
s'amuse. Les vers y tiennent toute la place, et s'ils ne suivent pas
toujours la contexture dramatique, du moins, quand arrive une
grande situation, aident-ils puissamment à lui faire rendre tout son
mérite. — Il s'agit de l'histoire d'une faute et de ses conséquences à
travers les âges. L'aïeule a trahi ses devoirs d'épouse, et son crime,
après avoir pesé pendant des siècles sur sa race, en amènera l'ex-
tinction. Elle s'appelait Bertha, comme l'héroïne de la pièce qui
reproduit devant nous sa vivante image. Belle, jeune, elle aima,
fut aimée, et le mari qu'on lui donna n'était pas celui que son cœur
avait choisi. Comment finissent en complaintes sinistres ces jolies
chansons d'une matinée de printemps, il n'est chronique et légende
qui ne le racontent, mais si les amoureux avaient un grain de pré-
voyance dans la cervelle, Dante n'eût point rimé la dolente aven-
(1) Et penser que toute la digression, tout le mal vient d'une rinno :
Mes jeunes cavaliers, que faites- vous céans î
8*écrie don Ruy Gomez dans un vers, bien en situation celui-là; mais il fallait à
« céans» une rime riche avec it-ttro d'appui, et pour un mot, pour une sonorité dont
s'amuse l'oreille, quinze lignes do bifurcation dont s'agace et s'ofTonsc la raison. En
vérité, plus on y réfléchit, plus ou so laisserait gagner à la théorie do Musset, qui, fa-
tigué de cet obstrucliunismc, avait Uni par envoyer la rime à tous les diables. Et vous
vorrez qu'on y viendra par la force dus choses; lisez ce qui se publie journellement
et surtout certain volume paru d'hier où la virtuosité tourne k la charge d'atclior.
On se croit très habile quand on a fait sonner à l'oreillo deux mntn qui so font écho
l'un à l'autre et qui Joignent la nimilitudo dos lettres à la dilTércnce du sens.
Évidemment il y a 1& tout un art à reconstituer el co sera probablement l'affaire dea
poètes du XX* siècle.
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 345
ture de la belle Francesca, mise à mort par le cruel tyran Mala-
testa. Ce fut ainsi que, rentrant au manoir sans être attendu, le
burgrave de Borotin surprit sa femme au bras d'un galant et la
tua, sans réussir à l'envoyer hors de ce monde, où la pauvre errante
fait son purgatoire entre les murs et par les corridors du château,
et l'expiation ne prendra fin que le jour où le dernier de sa race
aura cessé d'être. Le premier acte se passe à nous exposer cette
chronique d'avant-scène : le comte actuel avait deux fils, l'un est
mort à la guerre, l'autre a disparu et désormais il ne lui reste
qu'une fille, cette Bertha, au physique ainsi qu'au moral le por-
trait frappant de l'aïeule, une loi fréquente d'hérédité voulant que
le dernier d'une race en résume les traits distinctifs. Comme son
arrière-grand'mère, Bertha porte en son cœur un sentiment qui le
ronge ; elle aime un de ces chevaliers ténébreux, partout si chers au
drame romantique. Son père, informé du secret, se fâche d'abord,
puis se ravise, disant qu'après tout, il s'agit d'un jeune seigneur
de haute lignée, neveu d'un burgrave du Rhin et que, si la for-
tune est mince, l'honneur est grand. On invite donc le jeune comte
Jaromir, et les accordailles vont leur train, quand, une nuit, la che-
vauchée des gens du roi s'arrête a la porte du château :
• . . sans détours
Réponds donc, ou je fais raser tes onze tours;
De l'incendie éteint il reste une étincelle,
Des bandits morts, il reste un chef. Qui le recèle?
C'est toi ; ce Hemani, rebelle empoisonneur.
Ici, dans ton château, tu le caches...
Les brigands infestent la contrée et les troupes sont à leur pour-
suite. Tandis que les soldats fouillent le ^ieux donjon de bas en haut,
le comte court prévenir son futur gendre pour l'emmener avec eux
battre la campagne : la chambre est vide et la fenêtre ouverte ; le
jeune homme aura pris les devans : au vieux sire de se joindre à lui
et de montrer qu'un sang généreux coule encore dans ses veines.
On part; Bertha, restée seule, sent redoubler ses angoisses : ce dan-
ger qui menace maintenant son père, ce fantôme de malédiction
qui rôde là dans la nuit sombre! et son amant, pourquoi cette pré-
cipitation à quitter le château, quand tout lui conseillait de se con-
certer pour la défense? Ces distractions subites pendant leurs ten-
dres causeries, ces troubles, ce mystère ; plus de doute ! Hélas !
pauYre Bertha, vos pressentimens ne vous ont point trompée :
Nommez-moi Hemani! nommez-moi Hemani!
Avec ce nom fatal je n'en ai point fini !
ZhQ REVUE DES DEUX MONDES.
La bande infâme a pour chef l'homme que la jeune fille adore,
ce Jaromir, qui n'est autre que son propre frère enlevé au berceau
par des bohémiens et qui, parricide inconscient, vient de frapper
le comte dans la mêlée. On rapporte le vieillard expirant, Bertha
perd la raison et son frère Jaromir, arrêté au seuil de l'inceste par
l'apparition du fantôme, n'échappe au bourreau qu'en se poignar-
dant. Tragédie de la faute et du châtiment qui se termine par l'ex-
termination de toute une race. Est-ce bien une tragédie? Disons
plutôt mystère, légende, conte fantastique, complainte; quel que
soit le mot, il y a talent et génie; Schiller signerait cela, sinon
Goethe ; et Victor Hugo, s'il lisait encore, s'étonnerait de ce précur-
seur inventant Hernani en 1817. L'effet chez Grillparzer a moins
d'éclat, mais il est plus profond, plus rapproché de nous, plus sub-
jectif. Faites représenter ce drame par la troupe de l'Odéon dans
une de ses matinées littéraires à prix réduit, et vous verrez la ter-
reur qu'il enferpie. Ce qui surtout nous manque aujourd'hui, en-
deçà de la rampe comme au-delà, c'est le naïf. Je ne dis pas qu'on
doive aller au spectacle comme les enfans vont à Polichinelle : il
n'en est pas moins vrai que le théâtre vit d'émotions simples, de
poésie, et qu'il meurt de bel esprit» de virtuosité, de pièces « bien
faites, » de reconstitutions historiques et de bric-à-brac.
Aimez-vous les appendices d'œuvres* complètes ? Rarement on se
donne la peins d'y aller voir, ce que j'appelle une coupable négli-
gence, car bien souvent, et c'est ici le cas, ces coins obscurs méri-
tent d'être inventoriés. Sans parler d'un Ilannibal, dont quelques
scènes seulement sont écrites, une entre autres où je relève ce
vers :
Hannibal dans sa chute emportera Garthage,
Scipion peut mourir, Rome subsistera.
Laissons de côlé Libussa, la Fille de Tolède^ etc., prenons l'étude
dramatique ayant pour héros l'empereur Rodolphe, et qui nous
peint l'état de l'Autriche aux environs de la guerre de trente ans.
Les Turcs au dehors menacent l'empire ; au dediins, les troubles
religieux. Chaque jour le protestantisme gagne du terrain ; il s'agit
de pactiser avec la foi nouvelle ou de l'écraser. Rodolphe ne sait se
résoudre, il temporise et délibère. C'est un llamlet. Catholique el
souverain, il hait d'instinct le protestantisme, qu'il envisage à la fois
comme une erreur religieuse et comme un priucipe hostile à l'idue
monarchique ; d'autre part, son cœur et son esprit se font scrupule
d'employer la flamme et le fer; soucieux, mécontent de ce qui l'en-
toure, assailli de doutes, il s'isole en lui-même, oubliant remi)ire.
i
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 3i7
On pille les finances, on intrigue, on perd en Hongrie bataille sur
bataille et Rodolphe, pendant ce temps, fait le moine. Endonjonné
dans son Hradschin, il étudie, il prie, il rêve si bien que ses peuples
se désaifectionnent et qu'à sa mort, ils voient sans déplaisir cette
couronne tant convoitée échoir à Mathias, qui à son tour s'en effraie
comme d un fardeau trop lourd et la recevant se frappe la poitrine
en soupirant : Mea culpa! Il va de soi qu'un tel sujet n'est pas de
ceux dont le théâtre s'accommode. Rien que des conflits religieux
et politiques, point d'épisode romanesque à l'avant-scène, point de
femme, restait l'étude des caractères, où l'auteur excelle. Son por-
trait de l'empereur Rodolphe est un Holbein. J'ai souvent ouï dire
à Vienne par des amis de Grillparzer que le poète avait à son insu et
dans une certaine mesure reproduit là sa propre ressemblance.
Que d'analogies en effet le rapprochaient cette fois de son héros : ce
penchant à la contemplation, ces doutes de conscience, ces facultés
quasi maladives d'intuition qui, nous montrant à longue distance
les conséquences possibles de l'action, nous retiennent de l'accom-
plir! cette invincible horreur des coups de force et, d'autre part, ces
éclairs soudains de révolte et de colère, toutes les oscillations, tous
les malaises, toutes les hypocondries, toutes les vapeurs, de l'idéa-
liste!
Deux actes fragmentaires d'une tragédie d'Esther seraient égale-
ment à butiner dans ce catalogue des œuvres complètes. Le grand
monarque Assuérus s'ennuie du départ de Vasthi et déjà songe à
la rappeler, lorsque traversant une galerie du palais, il rencontre
Esther placée là par Haman, et qu'il n'avait pas remarquée parmi
les beautés dont on l'entoure. Louis XIV aimait à voir les gens se
troubler en sa présence ou du moins en avoir l'air; il faut croire
que le puissant Assuérus avait aussi cette faiblesse et que la belle
Juive le savait, car elle reste imperturbable devant le souverain, et
c'est au contraire lui que ce fier et doux regard intimide. Les yeux
se sont croisés; l'entretien s'engage, presque hostile, le maître impa-
tienté, fait bientôt mine de congédier la jeune esclave, et comme elle
se hâte d'obéir, il la rappelle : attiré, charmé par cette intelligence unie
à tant de beauté, il se tient néanmoins sur la défensive ; si cette
arrogance n'était qu'un masque, ce mépris des grandeurs un moyen
caché de les conquérir? Il imagine de l'interroger : « Et si je vous
demandais un avis, lui dit-il, qui me conseilleriez-vous d'épouser? —
Faites revenir Vasthi, répond Esther, — Vasthi que vous avez aimée
et que peut-être vous aimez toujours. » A ces mots, les doutes du
roi se retournent ; tout à l'heure il se croyait en face d'une effrontée
ambitieuse, et maintenant une autre incertitude le tourmente :
Esther répondra-t-elle au sentiment qui vient de naître en lui? Il
3iS RE7UE DES DEUX MONDES.
n'ose l'espérer, quand un aveu timide le rassure et clôt l'inter-
mède. C'est le récit de Racine mis en action avec des caractères
plus conformes à l'épigraphie : Assuérus que l'ennui de ses gran-
deurs accable, un Salomon en quête d'une âme qui l'aide à se rele-
ver des énervantes délices du harem. Esther sera cette auxiliaire
partout cherchée ; fille d'une race opprimée depuis des siècles, elle
aura d'instinct et d'héritage tous les attributs de son peuple : vo-
lonté, calcul, ténacité, et c'est à la fois comme individu et comme
type national qu'elle partagera l'empire. Cette maturité de réflexion
chez une jeune fille, cette précocité d'éducation, j'entends crier au
darwinisme. Hé bien! quand il y en aurait un peu, où serait le
mal? Grâce à Dieu, nous n'en sommes plus à discuter Racine; il fut
un médium incomparable et presque tous ses défauts se rapportent
à l'esprit de son siècle. Mais que de choses librement et superbe-
ment caressées depuis en leurs tours et leurs alentours il nous
indique au simple mouvement du discours, sans appuyer, — que
de perspectives!
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui !
Vers d'horizon immense, comme il s'en rencontre aussi chez Cor-
neille :
Tous les monstres d'Egypte ont leur temple dans Rome! ,
Le dommage est que, chez nos classiques, la couleur, au lieu de
se fondre dans la masse du tableau, se concentre dans un vers
d'éclat, foudroyant mais isolé et semblable à ces diamans que nous
appelons des « solitaires, » parce qu'ils ne souffrent aucun voi-
sinage.
J'allais oublier Mâliisine, un poème d'opéra, écrit pour Beethoven
et qui se rattache au chapitre de la musique si intéressant dans
l'œuvre de Grillparzer.
II.
Il l'avait étudiée, en effet, dès le premier âge, le piano d'a-
bord, puis le violon, puis la composition jusqu'à pouvoir faire
des quatuors, tout cela, à bâtons rompus, quittant et reprenant,
oubliant même à ce point qu'un jour, voulant se distraire d'un
chagrin, il ouvre son piano et s'aperçoit que c'est à recommen-
cer. « Je pensai alors au temps jadis où mon professeur de basse
chiffrée m'enseignait les accords fondamentaux, et, me croirez-
LE POÈTE GRLLLPARZER ET BEETHOVEN. 349
VOUS? je goûtais un plaisir extrême aux mélodies élémentaires
qu'amenait la résolution de ces accords. » Plus tard, beaucoup
plus tard, vint le contre-point : <( Ce fut le tour des franches études
et des progrès sérieux ; il est vrai que j'y perdis toute fraîcheur
d'inspiration. » Du reste, pour se rendre bien compte du double ca-
ractère fantaisiste et technique de cette formation de l'artiste en
tant que musicien, il faudrait lire une nouvelle du poète intitulée :
le Vieux Ménétrier. Son aversion du piano, son goût obstiné
pour le violon, qu'il adorait peut-être parce que ses parens s'entê-
taient à lui tenir les doigts sur le clavier, ses misères d'enfance
grandes et petites, ses joies, ses rêves, ses fluctuations, vous re-
trouverez tout cela dans le récit dont je parle, un de ces « opus-
cules » où se trahit la main d'un maître.
L'auteur nous raconte l'histoire d'un de ces pauvres diables à qui
rien n'a réussi et qui, de déception en déception, s'acheminent dou-
cement vers la tombe, ne se plaignant jamais, contens d'eux-mêmes
et du fond de leur propre dénûment venant en aide à de plus mi-
sérables. Mettez un pareil individu entre les mains d'un romancier
naturaliste, il en fera ce que, dans le joli langage du moment, on
appelle : « un raté. » Ne voyant ni plus haut ni plus loin que son
horizon du boulevard, il appuiera sur le côté grotesque, négligeant
la note sensible ; au lieu de compatir humainement, il saisira cette
occasion de se tailler un succès en exécutant une cabriole sur le
tremplin du Lacnjmce rerum. L'habileté du poète est, au contraire,
de nous intéresser à ce pauvre hère et de nous le rendre de plus
en plus sympathique en nous initiant à sa parfaite médiocrité
d'homme et d'artiste.
Grillparzer rencontre son personnage dans une de ces kermesses
viennoises, où, sous prétexte de gaîtés champêtres, toute une popu-
lation s'empifFre de pâtisserie et de polkas. Aux rives du Danube
bleu, point de bonne fête sans musique : orchestres en plein vent,
bandes militaires, orgues de Barbarie, solistes enragés s' escri-
mant sur leurs harpes, leurs guzlas, leurs clarinettes et leurs tym-
panons.
« Comme je me hâtais de fuir cette horrible cacophonie, j'aper-
çus une espèce de violoneux travaillant dans l'ombre à l'écart.
C'était un vieillard d'environ soixante-dLx ans, long et sec, vêtu
d'une souquenille usée, mais point malpropre, à l'air satisfait de
lui-même et se souriant; il se tenait debout, sa tète chauve décou-
verte, son chapeau à ses pieds en guise de caisse, le corps ployé ;
lui et son pau\Te vieux violon ne faisant qu'un, il s'évertuait d'en-
thousiasme et son pied battait la mesure. Ce qu'il jouait ne sau-
rait se définir ; c'était une suite de notes sans cohésion, mais que
350 REVUE DES DEUX MONDES.
d'efforts et quelle conscience d'artiste! Tandis que les autres ga-
gnaient des mines de gros sous en jouant de mémoire, il avait
apporté là son pupitre et raclait sa sonate d'après le texte, en vir-
tuose délaissé, nargué, mais convaincu. »
Tout maniaque appartient à l'observateur, et plus la foule s'en
éloigne, plus le philosophe s'en rapproche. Ce violoneux bizarre
attire donc notre poète, qui l'écoute en l'examinant. La musique est
insensée, mais ce fou doit être quelqu'un; c'est du moins ce que
Grillparzer croit deviner à l'air tragique du visage et du maintien
comme à la manière de porter les haillons et, pour mieux s'en
assurer, il tire de sa poche une pièce de monnaie et l'offre. « Non !
pas ainsi, s'écrie alors le ménétrier toujours vibrant, — pas ainsi,
vous dis-je, mais dans le chapeau. » Le poète, qui flaire une his-
toire, fait mine de se retirer et s'en va rôder aux alentours, atten-
dant que la séance soit levée, puis enfin, voyant son individu quit-
ter la place, il le rejoint insidieusement et manifeste au cours de
la conversation l'envie d'aller un malin le visiter : « Qnand vous
voudrez, répond le musicien ambulant, quoique, à vrai dire, le lo-
gis ne soit pas des plus engageans, car j'habite en chambrée, mais
les camarades sont des maçons qui s'en vont à l'ouvrage de bonne
heure : j'exige seulement que vous ne veniez jamais l'après-midi,
jamais je ne reçois personne de deux à cinq.
« — Puis-je vous en demander la raison ?
« — Mais, parce que c'est le moment où j'improvise. »
Ce dernier mot, presque toujours gros de surprises, mais qu'il
faudrait ici trois fois souligner, empruntait, en effet, à la circon-
stance quelque chose de phénoménal. Nous avons vu plus haut ce
que Grillparzer, enfant, appelait: « improviser. » A lui maintenant,
devenu maître, de nous raconter les exercices de son héros :
« Je touchais à la masure indiquée et j'allais en franchir le seuil
quand un bruit frappa mon oreille. Je m'arrêtai, c'étiiit une note
attaquée doucement, mais d'autorité et peu à peu s'enflant jusqu'à
la véhémence, puis décroissant et s'effaçant pour remonter l'instant
d'après à l'éclat le plus strident, et toujours la même note invaria-
blement répétée avec une sorte do béatitude ineffable; enfin venait
un intervalle, c'était la quarte; nouvelle dégustation pour le vir^
tuose : comme il s'était repu do son de la première note isolée,
il se régalait maintenant de la relation harmonique et la savourait
avec délices; attaque des deux notes l'une après l'autre, pain à
double corde, pois liées par les notes intermédiaires avec accen-
tuation de la tierce et rei>pi»e du même ex( < "isuite il passait
à la quinte. L'n son filé, trenifclé, lëgèren^ nard au début,
8'2»let5nant» B'étoiTfl>int dons les larmes, mourant pour revivre ci
I
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 351
grandir bientôt jusqu'au délire et toujours les mêmes intervalles,
les mêmes notes! C'était ce que le brave homme appelait « impro-
viser! » Improvisation ! pour celui qui jouait, peut-être, mais hélas!
pour celui qui écoutait!.. »
Comme tout cela est compris, senti en musicien! Cependant,
-au cours de la narration, — car il y a toute une destinée et des pins
émouvantes qui se joint à cette esthétique, — Grillparzer s'atten-
drit, son héros lui tire des larmes, il compatit à ^'histoire qu'il nous
raconte de cet infortuné qui n'a pour lutter contre la vie d'autre
force que sa médiocrité, ce qui lui arrive n'étant en somme que
la navrante conséquence de ce qu'il est. Mais si la nature l'a
déshérité, s'il a tout perdu par impuissance de rien conserver,
quelle sublime humilité dans sa pauvre âme, quel touchant be-
soin de rapporter au Créateur les merveilles d'un art qu'il s'ima-
gine candidement être le sien, lui ver de terre amoureux d'une
étoile! « Ils jouent du Mozart et du Sébastien Bach, mais per-
sonne ne joue la musique du bon Dieu, la grâce du son et du ton,
ce don miraculeux qu'elle a d'apaiser l'ardente soif de notre oreille,
de faire, — et parlant ainsi, mystérieux, il rougissait comme de
pudeur, baissait la voix, — de faire que le troisième ton concorde
avec le premier et le cinquième aussi et que la note sensible (la
septième) monte et se résolve comme une espérance accomplie,
tandis que la dissonance, vaincue, refoulée, plonge à l'abîme comme
l'esprit de révolte et d'orgueil ! et cette arche d'alliance, cette bé-
nédiction du renversement par laquelle la seconde elle-même se
convertit et rentre en grâce dans l'euphonie ! Tout ce grand mystère
me fut révélé, mais plus tard seulement, et tant d'autres choses
aiLxquelles aujourd'hui encore, je ne comprends rien : contre-point,
fugue, double et triple canon, un temple céleste sans moellons ni
mortier et soutenu par la main de Dieu. Et penser que le commun
des hommes ignore ces merveilles et que parmi les quelques rares
initiés, il s'en rencontre qui mêlent des mots à cette pure émanation
de l'âme, reproduisant le sacrilège des anges du Seigneur s'unis-
sant aux filles de la terre, et cela, soi-disant, pour que la musique
ait plus de prise sur les organisations réfractaires, monsieur ! ter-
mina-t-il d'une voix à demi vaincue par l'épuisement. La parole est
nécessaire à l'homme comme la nourriture, mais que du moins il
conserve dans sa pureté le breuvage qui lui vient de Dieu ! »
III.
L'esthétique de Grillparzer est celle de Mozart et se fonde sur le
principe du beau musical absolu : l'idée de son développement har-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
monique ; rien de plus, rien de moins. La musique n'emploie pas
des mots, autrement dit, des signes arbitraires et variables selon
ce que vous leur faites exprimer. Ce son, en même temps qu'il est
un signe, est une chose existante en soi. Une suite de sons, pour
plaire à l'oreille, n'a nul besoin d'avoir un sens ; de même que, dans
les arts plastiques, les belles formes charment nos yeux, un accord
faux est une laideur dont s'offense notre oreille. Contrairement à
l'effet de la parole, qui n'agit sur nos sens que par l'intermédiaire
de notre intelligence, les sons agissent sur nos sens directement et
l'intelligence n'intervient qu'en deuxième instance. Avançons d'un
pas ; ce son, qui déjà porte en soi de quoi plaire ou déplaire, com-
biné de certaine façon, éveillera dans l'âme certains sentimens de
joie, de tristesse, de rêverie. Mais gare à la paraphrase littéraire et
souvenons-nous toujours que les sons ne sont pas des mots pour
servir soit à la description, soit à la narration ! La musique a ses
symphonies, ses sonates, ses quatuors, pour développer son archi-
tecture et remuer en nous un monde de sensations qu'il ne faut pas
vouloir trop définir sous peine d'intervertir les rôles, vu que le mu-
sicien qui s'entête à raisonner avec son auditoire, à faire œuvre de
romancier, de peintre et de dramaturge sans paroles, joue un per-
sonnage aussi ridicule que le poète qui se travaillerait en asso-
nances mélodiques; d'où cette conclusion que Mozart est le musicien
par excellence et Berlioz un grand homme de lettres fourvoyé.
Grillparzer professe à outrance la théorie du chacun chez soi, et ne
connaît en musique que le beau musical.
Quant à la question du théâtre, la théorie moderne l'horripilait, et
par la profonde antipathie que lui inspiraient, dès leur début, les ten-
dances du wagnéris7ne , on se rendra compte aisément de ce qu'il pen-
serait aujourd'hui du système. Je me le figure en présence de cet opéra
si résolument déséquilibré ; il cherche l'idée mélodique, plus d'idée,
mais des mots, des mots que l'orchestre commente et rumine.
L'idée mélodique partage désormais le triste sort de la cavatine, et
voyez l'amusante contradiction et comme l'ironie est partout en ces
querelles de parti! Personne de ces intransigeans n'a l'air de s'aper-
cevoir que, au nombre des trois ou quatre prédilections qu'ils con-
servent dans le passé, il en est une dont la cavatine fut l'âme I Oui
ou non, les personnages du Freiscliûtz et d' Eunjunthc sont-ils des
caractères ? Eh bien! tous ces gens-là chantent d'admirables tliômes
mélodiques et la cavatine, puisque cavatine il y a, n'amène aucune
de ces confusions dont on se plaint dans les opéras italiens ou fran-
çais de la période rossinienne. La musique vocale n'exclurait donc
pas la caractéristique moderne, que nous sommes loin d'avoir in-
ventée. Mozart l'avait déjà trouvée avec abondance et récidive, et
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 353
Weber, s' appuyant sur l'exemple, nous a donné, dans le Freischûtz
et surtout dans Euryajithe, deux chefs-d'œu\Te destinés à servir de
type à la conception moderne. Supposons un adepte de la doctrine
actuelle ayant à mettre en musique aujourd'hui le poème du Frei-
schûtz ; il placera dans l'orchestre son centre de gravité, confiera
aux seuls instrumens l'analyse de ses personnages, qui désormais
se feront un devoir de vous bercer de mélopée jusqu'à l'envoûte-
ment. H La caractéristique, » par l'abus où nous inclinons, devient
la négation même du beau musical.
C'est affaire aux médiocres de s'en référer à des program-
mes, de commencer et de finir selon des conventions préétablies.
L'homme de génie chez qui l'idée affecte, en naissant, une forme
organique, regimbera toujours à la tyrannie des paroles ; plus vous
serez grand musicien, moins vous fléchirez. « Mozart est plein de
ces fautes de texte, remarque Grillparzer, Gluck n'en commet pas,
et cela seul à mes yeux juge la question. » Un musicien de théâtre
ne connaît que la situation et dédaigne d'entrer en collision avec
les mots. C'est en musicien qu'il s'agit de composer un opéra, en
musicien et non en poète. Vous saisissez dans ces aphorismes,
d'un âge pré-wagnérien, comme une poétique anticipée à l'adresse
des doctrines de l'heure présente. Revendication des droits de la
musique à l'indépendance absolue, nous rencontrons partout cette
profession de foi, dans ses vers comme dans sa prose, et pourtant,
détail curieux, cette poésie où la musique tient tant de place n'est
jamais de celles qui se mettent en musique ; lui-même, si l'envie le
prend de chanter, il choisira de préférence un de ces lieds de
Goethe, où la mélodie montre déjà son boulon. Toujours d'humeur
à célébrer Mozart, Beethoven ou Schubert, le poète de Sappho n'a
rien de ce lyrisme qui prête aux etïlorescences mélodiques. Cepen-
dant Schubert lui doit la Sérénade, Mendelssohn sa cantate en la,
qui n'est autre que la pièce intitulée : Italia, dans ses œuvres
complètes, et peu s'en est fallu que Beethoven l'ait eu pour colla-
borateur.
Ils s'étaient, en quelque sorte, toujours connus et fréquentés.
« Ma première rencontre avec Beethoven eut lieu chez l'un de mes
oncles, en 1804, dans une soirée où se trouvaient aussi l'abbé Vo-
gler et Cherubini. Il était alors svelte, poli et d'une certaine élé-
gance, chose presque incroyable quand on songe à ce que devint
plus tard sa façon d'être. Joua-t-il? ne joua-t-il pas? Je l'ai complè-
tement oubUé; ce que je sais, c'est que, au moment du souper,
l'abbé Vogler était au piano, parfilant toute sorte de variations, et
ne s'aperçut pas que nous avions quitté le salon pour la salle à
manger. Seuls, Cherubini et Beethoven avaient persisté, mais
TOME Lxxiv. — 1886. 23
Zbll REVUE DES DEUX MONDES.
bientôt celui-ci se détachant, il n'était plus resté que Beethoven,
lequel, à son tour, n'y tenant plus, laissa l'improvisateur à son
escrinïe. »
Un cm deux ans plus tard, Grillparzer et ses parens habi-
taient, pendant l'été, une maison de campagne à Heiligenst«dt,
tout prèfs de Vienne. « Nous logions du côté du jardin et Beethoven
avait loué deux chambres sur la rue ; mes frères et moi nous nous
occupions assez peu du voisin, très changé d'humeur et d'aspect
depuis la première rencontre, bourru, gi'ossier et d'une négligence
presque sordide dans sa mise. Mais ma mère, passionnée de mu-
sique, cédait bon gré mal gré à l'attraction. Dès qu'elle entendait
son piano préluder, elle se faufilait sur le palier, écoutant, épiant,
rai^, si bien qu'un joiir, l'ayant surprise en ouvrant sa porte, il
passa devant elle son chapeau sur la tête et gagna bnasquement la
campagme; le lendemain et jours suivans plus de piano. Vainement
ma mère se fit excuser et promit que cette indiscrétion ne se re-
nouvell^ait pas, nous offrîmes même de con<iamner la porte et de
ne plus entrer chez tïous que par la porte du jardin, Beethoven fut
impitoyable et jusqu'à l'automne, époque de notre retour à la ville,
le piano resta silencieux. L'été suivant, j'allais souvent à Dobling,
chez ma grand'mère ; juste vis-à-vis de ses fenêtres se trou\'uit la
propriété d'un paysiin d'assez mauvais renom, qui s'appelait Troh-
berger, et dont Beethoven était en partie le locataire. Ce Trohber-
ger possédait également une très jolie fille à qui le musicien me
sembla prendre un vif intérêt. Je le vois encore dans la cowr de la
ferme, les yeux braqués sur la belle qui, penchée eu haut d'un gre-
nier, emmîigasinait du foin sa fourche en mains, les clieveux ébou-
riffés, la poitrine demi-nue et le rire aux dents. Il ne lui parlait
pas, heureux de l'envelopper d'une admiration dévorante que la
drolessese plaisait à surexciter, en provoquant de ses apostrophes
et de ses œillades toute une valetaille de basse-cour. Bientôt j'a-
perçus Beethoven quittant la place furieux de jalousie. Il fallait
vraiment qu'il en tînt, car, à quelques jours de là, le |)ère ayant été
empirisoQné à la suite d'une rixe, Beethoven s'avisa de vouloir le
faire élargir et mit, selon son habitude, t;int de brusquerie et de
maladresse dans ses demandes, qu'un instant il risqua lui-»iôrae
d'aïler sous les verrous faire compagnie à son client. Telles furent
nos preraièi'es relations. Je le rencontrais dans la rue, au théâtre
et daos on café où fréquentait un {K»ète de l'école de Novalis, avec
qui je le soui>çomie d'avoir ttg<ité maint projet d'ottéra. »
Trois uu quiiti% années s'écoulèrent ainsi, puis, la vie pni)ii«{iie
les ayant séparés peadant un quart de siècle, ils se rejoignirent
pour ne ]ilusâe perdre do vue. Entre temps l'un était devenu « le
LE POÈTE GRILLPABZER ET BEETHOVEN. S&5
maître de l'heure, » et l'autre avait donné an théâtre V Aïeule,
Sappho, Médée, Ottokar, etc. D'ordinaire, dans notre monde des
arts, les amitiés de ce genre ne vont gaère sans quelque collabo-
ration. Beethoven rêvait d'avoir un poème de Grillparzer, et, me
croira-t-on? il n'osait le demander; ce colosse était timide: ce fut
un ami conmiun, le comte Maurice Dietrichstein, qui se chargea de
la commission.
Grillparzer. au lieu de se réjouir de la proposition, en con-
çut plutôt quelque embarras; chose étrange assurément pour
nous, qui sommes la postérité, mais que l'on s'explique au point
de \"iie d'un poète contemporain de Beethoven et témoin attréité
du train quotidien de son existence.
« Nul n'entre au ciel avec ses bas et ses souliers, » dit un proverbe ;
ce n'est guère qu'un demi-siècle et souvent même (comme pour Sé-
bastien Bach) qu'un grand siècle après la mort que commencent les
apothéoses; alors viennent les fanatismes et les gros mots de Titan,
de géans, que nous prodiguons aux grands hommes sans réfléchir à
l'espèce de ridicule dont nous les affublons. Un géant, un nain,
un Titan sont des monstres, et ce qui surtout distingue l'honmie
de génie, c'est l'équilibre, la pondération, l'harmonie: les Titans
sont d'abominables réfractaires en antagonisme avec l'idée divine
que l'art nous représente ; ils ont inventé d'assiéger le ciel d'Apol-
lon, des Muses et des Grâces et ne méritent que la torture. Bee-
thoven , sans doute , n'était pas une de ces natures organisées
d'avance pour le bonheur parfait, mais on se méprend à vouloir
faire de lui un type de martyr ; il ignora les servitudes profession-
nelles de Sébastien Bach, usant sa jeunesse à vagabonder et son
âge mûr à produire à huis-clos ses chefs-d'œuvre. 11 eut, sur Haydn
et Mozart, cet avantage de se voir discuter tout de suite. Beethoven
conquit d'emblée une position sociale bien supérieure à celle des
maîtres qui le précédèrent. Si l'argent lui vint par rémunérations
précaires, du moins n'eut-il jamais à subir ces humiliations d'an-
cien régime qui faisaient du chantre des Saisons un batteur de
mesure à la solde d'un grand seigneur, et de Mozart un marmi-
ton dans les cuisines d'un archevêque. A bien considérer l'his-
toire de la culture musicale en son pays , Beethoven fut , au con-
traire , le premier compositeur ayant su vivre du produit de ses
œuvres. Qu'il ait eu maille à partir avec la critique, c'est le sort
commun, et nous l'en plaindrons d'autant moins que, pour répondre
aux détracteiu-s de la première heure, il rencontra dans Hoffmann
un de ces organes qui forcent les grenouilles à se taire. Beetho-
ven est mort sans fortune et les tribulations ne l'ont point épar-
gné ; mais combien ont aussi lutté pour l'existence qui n'ont pas
356 REVUE DES DEUX MONDES.
eu cette consolation de régner vivant sur les esprits et de pouvoir
s'en remettre à la postérité ! Il a fallu que Beethoven mourût pour
passer dieu, et c'est alors que sa religion s'est fondée et que le
Beethoven-dogme nous a valu le Beethoven-martyr.
Martyr! oui, de lui-même, victime de son propre génie, qui, por-
tant trop haut et trop loin, se cognait douloureusement aux angles du
réel et ne trouvait d'apaisement que dans l'art, martyr de ce mal cruel,
de cette hypocondrie inséparable de tout idéalisme transcendant et
qui chez lui se doublait de la plus atroce des infirmités dont un
musicien puisse être alTligé! Mais, contre cet état psychologique et
pathologique, la société ne pouvait rien; elle admirait, honorait,
célébrait le maître, et quand elle avait assez compati à l'affligé,
rudoyait parfois l'original. Où nous voyons aujourd'hui « une des-
tinée, » les contemporains voyaient un sourd, beaucoup plus à
plaindre que les autres, mais souvent aussi bien maniaque.
Tout ceci nous explique les perplexités de Grillparzer à l'endroit du
poème qu'on lui demandait pour le voisin d'en face : « J'avoue,
écrit-il en son journal, que cette proposition me causa quelque
effroi ; d'abord l'idée de rédiger un libretto ne me souriait guère ;
ensuite Beethoven était sourd, complètement sourd, et ses derniers
ouvrages d'un caractère abstrait si prononcé me faisaient douter
qu'il fût encore capable de composer un opéra... Du reste, mon
hésitation dura peu. Lorsqu'un grand homme manifeste un tel dé-
sir, ce serait risquer de priver le monde d'un chef-d'œuvre que de
ne pas y consentir sans discussion. » Le poète se mit en quête d'un
sujet, et, quand il l'eut trouvé, il encadra ses strophes en manière
d'enluminures dans un fabliau du moyen âge. Mélusine I à ce nom,
toutes les poésies du néo-romanlisme musical vous chantent à
l'imagination. La nymphe d'une source renonce aux impersonnelles
et négatives douceurs de l'être élémentaire pour tâter de la vie et
de ses émotions. Désormais, un cœur humain battra dans sa poi-
trine, elle aimera, souffrira, et, vaincue par l'expérience, retour-
nera s'anéantir dans la nature, préférant à nos joies comme à nos
douleurs l'impassibilité finale.
"Vous voyez d'ici le tableau ! disons mieux, les tableaux, car
il y en avait bon nombre très variés et de couleur à rappeler
aux effets de lumière la vue assombrie de l'auteur de Fidelio.
La rencontre au bord du lac avec le comte Raymond, les noces
féodales, la grotte mystérieuse où la nymphe vient à certaines
périodes lunaires visiter ses sœurs d'autrefois et dont l'époux
de Mélusine a fait serment de ne jamais franchir le seuil ; —
autant de scènes que la symphonie et le drame se disputent. Ce-
l)endant le soupçon et la jalousie pénètrent au cœur de Raymond ;
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 357
quel charme secret attire ainsi la comtesse de ce côté? Il s'informe,
il épie, et, poussé à bout par la perfidie d'un lago quelconque, il
viole le sanctuaire en se parjurant. Mélusine pousse un cri d'épou-
vante, les sirènes l'entourent de leurs voiles comme d'un nuage
et Raymond la voit disparaître à ses yeux pour jamais.
Habentsua fata lihelli. De ce poème de Mélusine Beethoven, hélas!
devait mourir sans avoir écrit une note; mais l'idée survécut, et la
chrysalide, après avoir dormi un bout de temps, se réveilla sympho-
nie aux mains de Mendelssohn.Qui ne connaît cette men^eilleuse nar-
ration musicale où pas un détail du sujet n'est omis, cette phrase
de l'introduction avec ses frais gazouillemens de source, ses ondu-
lations murmurantes sous qui se dérobe comme un cri d'humaine
douleur? Maintenir la vie des élémens en un perpétuel commerce
avec la nôtre, les animer, les passionner à notre ressemblance, deux
musiciens ont possédé ce secret par-dessus tout, Mendelssohn et
Schubert. J'ai signalé la phrase du début, la voici à présent qui nous
revient transfigurée ; à son grésillement pittoresque, à sa pure et
simple transparence quelque chose d'étrange s'est mêlé, de cons-
cient. Écoutez le hautbois et sa plainte ; Mélusine a passé de la vie
élémentaire à la vie mortelle, l'ondine a pris corps et cœur de
femme, un soupir d'amour et de souffrance nous le dit. Un ama-
teur de ces questions d'esthétique comparée qui nous passionnent
devrait aussi, après s'être rendu compte de la symphonie, aller à
Munich visiter les fresques de Schwind.
Pour revenir au poème de Grillparzer, il a ceci de remarquable
que la situation principale de Tanhauser s'y trouve non pas sim-
plement indiquée, mais traitée à fond ; le comte Raymond comme
le chevalier saxon succombe à l'immense ennui des ivresses
profondes ; Mélusine s'en étonne : « Je t'ai donné, dit-elle, plus
que la terre ne peut donner, j'ai mis à tes pieds tout ce qui fait
l'enchantement de l'existence, je t'aime d'amour infini, que te
manque-t-il? — L'action. » N'est-ce pas original de surprendre
ainsi la note de demain chez un poète appartenant aux tra-
ditions du passé? « Ma partition est là tout entière, s'écriait
Beethoven en se frappant le front; je n'ai plus qu'à l'écrire. »
La mort, hélas ! l'en empêcha et peut-être aussi le désordre de son
existence. Grillparzer l'aimait comme il l'admirait, tendrement, sim-
plement, sans hyperbole et toujours fidèle à son culte de Mozart. Un
de ses poèmes, très amusant, avec son petit air voulu d'antiquaille
et sa coupe de rondo, nous peint l'entrée de Beethoven à l'Elysée ;
Sébastien Bach, Hàndel, Haydn, vont au-devant de lui, Gimarosa
aussi et Paisiello, quand, soudain, la foule s'écarte, cpielle foule :
Dante, Shakspeare, Raphaël, Michel-Ange, Tasse! et, dans un éblouis-
358 REVUE DES DEDX MONDES.
sèment de lumière, Mozart accoste le héros. Un hymne éclate alors
à la gloire de Beethoven, mais où l'on sent même sous la louange,
les prédilections du poète : « Beethoven a conquis un monde, mais
ce monde n'est qu'à lui seul. Beethoven est un météore dont on
doit se garder de prendre le sillage radieux pour une voie nouvelle
ouverte à tous. » Et, plus loin, Grillparzer, changeant d'image et
complétant sa pensée : « Tenez, dit-il, ce voyageur, le voyez-vous,
solitaire, intrépide, franchir la haie et les fossés, grimper, descendre,
traverser les ton-ens à la nage. Victoire! il touche le but. Mais quels
sentiers a-t-il frayés? Ce voyageur, c'est Beethoven! »
Inutile aujourd'hui d'insister sur l'étroitesse d'une pareille critique ;
son pire défaut est d'être démodée, ce qui ne saurait pourtant nous
empêcher d'admettre certains gi'iefs de ce partisan du passé, par
exemple, lorsqu'il se plaint que l'hyperlyrisme de Beethoven, à force
d'élargir l'idée, ait détruit le sentiment de la symétrie et des propor-
tions. On improvise, on rêve, on crée, on ne compose plus ! C'est que
les Beethoven ont double vie ; ils sont d'hier et de demain : à l'époque
de maturité, de plénitude, l'esprit du passé dont ils héritèrent les
quitte et fait place à l'avenir. Gluck, à cinquante ans, lorsqu'il
opéra sa volte-face, Beethoven, procèdent également par périodes,
mais, au total, sans brusquer les choses ; la deuxième période sort
naturellement de la première , qu'elle continue en l'agrandissant.
Cherchez l'endroit du revirement, rien ne le précise ; c'est quand le
pas est sauté depuis longtemps que le public s'aperçoit qu'il y avait
un pas à faire. C'est surtout par ce côté sagement progressif, par
cette marche ascendante vers le vrai, que Grillparzer admire Bee-
thoven ; il en voudrait faire un classique et, le voyant prendre l'es-
pace et la nuée, il pousse le cri d'effarement de la poule qui cou-
vait un aiglon. Il en va de même d'un autre esthéticien que nous
citions ici naguère, M. Riehl (1) : tous deux proclament BeethoYcn
un des plus grands musiciens qu'il y ait eu^ mais ni l'un ni l'autre
ne dit « le plus grand. » Depuis sa mort, un siècle ne s'est pas écoulé
et nous possédons déjà trois Beethoven ! Celui du passé, qui touche
à Haydn, à Mozart, celui du présent, qui règne au CcMiservatoire, et
celui de l'avenir, qui commence aux derniers quatuors, celui (ju'on
ne joue plus, qu'on a interprète ; » retenez ce mot, il est gros de
tant un dictionnaire de transpositions. Ainsi nous aurons en pein-
ture « la gamme d«8 bleus et des gris, » la « tonalité » des j)Ians,
la (1 note >» gaie ou sombre, etc. Hier, un musicien était un homme
({ui fait de la musique, aujourd'hui, nous aj)peloiiK cet homme nii
poète. Au mot de la chose nous en substituons un autre, (|ui, àforce
(1) Voir, dan» Ii» Revw dn 15 «oAt IWl, ««e Nonvtile Fh losnphit <*» Vojnrn.
1
LE PUÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 359
de vouloir tout exprimer, ne dit rien. Qu'est-ce que ce mot vague
et prétentieux de poète comparé à l'autre en qui l'idée architectu-
rale de l'art musical était si bien contenue! Un art où la science de
la forme joue un tel rôle qu'on peut, sans avoir une idée mélodique,
y tenir la place d'un Palestrina, ne communique avec la poésie que
par ses détails. Je veux parler des pensées poétiques vibrantes ici
et là dans les interstices du monument et qui l'éclairent. Chez les
maîtres du passé, la technique fondamentale était l'objectif; chez
Beethoven, l'idéal poétique s'insinue et gagne à la main. Pour le
Viennois Grillparzer, qui le juge en contemporain, Beethoven est un
classique se rattachant à l'école viennoise ; pour nous qui sommes
la postérité, il est le chef du romantisme : sans Beethoven et sans
Schubert, — sonbien-aimé disciple, — point de Weber, d'où il nous
faudrait conclure que c'est de Vienne, — terre classique, — que le ro-
mantisme du nord de l'Allemagne a reçu l'impulsion. Mais pour sor-
tir tout son mérite, pour nous valoir le néo-romantisme de Schu-
mann, de Wagner, le Beethoven de la dernière manière avait besoin
de voyager. On le contestait encore à Vienne que déjà Leipzig et
Berlin en mesuraient l'immensité ; et Paris donc, oublierons-nous ce
mouvement de propagande et d'exégèse qui partout s'y formait sous
l'action des Berlioz, des Liszt, des Chopin? Beethoven a le sort
d'Homère ; né au pays du Bhiu, le sud et le nord de l'Allemagne se
le disputent, les uns le rattachant à la famille des Gluck, des Haydn,
des Mozart, veulent qu'il soit venu fermer l'ère classique viennoise
les autres qu'il ait ouvert celle du romantisme, et pour tout dire, les
deux partis ont raison, même un troisième, le parti du genre hu-
main, qui le revendique comme un de ces génies dont la patrie est
partout où leur langue inspirée est comprise.
Nous nous occupons aujourd'hui moins du mérite intrinsèque
d'une œuvre que des questions générales qu'elle soulève. Grill-
parzer n'a point de ces recherches d'invention toute moderne ; le
beau musical est à ses yeux quelque chose de <c spécifique » et
jamais l'idée ne lui viendrait de tirer d'une sonate la manière de
voir du compositeur sur les principes sociaux. A ce compte,
Mozart était vraiment son dieu. Lui seul entre tous, — je me
trompe, — au-dessus de tous , il ne le comparait pas, — lui
seul répondait à son idéal classique de beauté, de clarté, de
grâce dans la force et de sensualisme honnête. Un poème qu'il
écrivait en 1842 pour l'inauguration du monument de Mozart
à Salzbourg exprime cette adoration. Les vers sont splendides,
et, circonstance rare, presque unique, l'esthéticien y parle du
même ton d'autorité que le poète : à l'inverse de ce qui se voit
d'ordinaire, Grillparzer mettait en vers de la musique, ses œuvres
360 REVUE DES DEUX MONDES.
lyriques comme sa prose en sont imprégnées et le connaisseur peut
les parcourir à son aise sans y rencontrer aucun serpent ; point de
ces lieux-communs risibles que les plus qualifiés emploient par
ignorance, et, d'autre part, rien de didactique, une technique double,
un cygne ayant navigué de naissance sur un lac où les deux sources
mêlent et confondent leurs eaux.
D'autres ont chanté Mozart, personne ne l'a plus aimé ; il l'eut,
pour ainsi dire, près du cœur dès sa première enfance : « La femme
de chambre de ma mère était une ancienne choriste et se servait
du libretto de la Flûte enchantée pour me faire é})eler mes lettres.
Nous passâmes ainsi bien des heures, elle, à me parler de la féerie où
jadis elle avait figuré en jouant un singe, moi, à l'écouter sans me
douter encore de tant d'autres merveilles que ces merveilles con-
tenaient et dont je devais n'avoir la révélation que plus tard (1). »
Vint ensuite le coup de foudre des Noces de Figaro; et, comme
il avait cette fois dix-huit ans, ce fut le livre de l'amour qui tint
lieu d'alphabet; il était dit que Mozart ferait toute l'éducation. La
jeune personne qui chantait Chérubin, vue à travers le prisme de
cette musique, emporta le cœur du poète. Quant à Don Juan, ce
qu'il pensait de cette musique, on le devine, et je me borne à
reproduire la manière dont il envisageait le poème : u II se peut,
en effet, que le texte de la partition de Mozart soit emprunté
au Festin de Pierre et que da Ponte ait plus ou moins imité Mo-
lière, Dans tous les cas, l'imitation vaut un original, il y a là une
expérience de ce qui convient à l'opéra, une science de la drama-
turgie lyrique dont on ne saurait assez haut louer le mérite ; car
remanier de la sorte, c'est créer. » — « Lui toujours ! » Ainsi parle
Grillparzer; Mozart seul répond à son idéal de beauté classique et
de suprême distinction. « Vous le dites grand? Oui, mais par la
mesure, par ce dont il s'abstint non moins que par ce qu'il osa,
sachant jusqu'où l'homme peut tendre et jamais ne visant au-delà;
harmonieux en tout, même au risque de passer pour moindre. »
Parmi les élégies de Grillparzer, j'en trouve une, et des plus tou-
chantes, dédiée à la mémoire du fils de Mozart, « penché triste -
ment, comme un saule, sur le mausolée de son père. »
Tout ce qui touchait au grand homme, il l'a chanté, sans même
oublier l'ironique légende de ce fils écrivant, ô destinée ! d'obscurs
quatuors dans l'éblouissement d'un tel soleil. Comme tous les pen-
seurs, Grillparzer a ses quarts d'heure d'humeur noire, et c'est
alors lui qui parle par la bouche de ses personnages : «Qu'est-ce quo
le bonheur? Une ombre. Qu'est-ce que la gloire? Un rêve, et moi,
(1) GriUpATzer, Autobiographie, tome x des GEurrcs complètes.
LE POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOVEN. 361
insensé, qui fais ce rêve, au réveil que me restera-t-il? La nuit ! »
Il avait l'amertume des désenchantés; point méchant, ni malveil-
lant, mais ne se refusant aucun sarcasme, fût-ce à l'endroit des
plus illustres. A quelqu'un qui vantait le style de Vlphigénie de
Goethe: « J'y consens, répondait-il, un très beau style de chan-
cellerie que naturellement Thoas, en sa qualité de grand cham-
bellan, devait parler à la cour dn roi de Tauride ! » Des excentri-
cités bruyantes de certains modernes, il disait: a La génialité sans
génie et sou% ent même sans talent, voilà le fléau ! » Des musiciens
qui se travaillent vers le compliqué : « La peur qu'ils ont de faire
plaisir leur fait composer de la musique d'hôpital ! » Mais cela ne
dépassait guère l'épigramme, et, comme chez notre Nodier, la bien-
veillance était au fond de son hj-pocondrie.
IV.
La vie, d'ailleurs, ne l'avait point si maltraité ; fort jeune, il avait
enlevé, coup sur coup, deux succès éclatans. Il est vrai qu'à Vienne
le théâtre littéraire n'a jamais enrichi personne. N'importe, un emploi
officiel aidait au train-train quotidien ; et, grâce à l'activité du fonc-
tionnaire, le poète eut ses coudées franches. Existence en somme très
sortable,où le travail de la pensée eut toute latitude, et que, sur le
tard, les honneurs couronnèrent. De passage à Vienne, en 1861, j'eus
l'occasion de rencontrer GrillparzerchezM.deSchmerling, qui venait
de le faii'e sénateur. C'était alors un alerte vieillard de soixante et
onze ans, à la physionomie mobile : au repos, vous y lisiez la sjTn-
pathie et la réflexion ; puis, en causant, le regard, un peu terne,
s'animait, la voLx s'accentuait, point vibrante pourtant, presque
timide, comme chez les natures délicates; et quelle culture d'es-
prit ! Il avait voyagé partout, savait l'Europe et l'Orient. Nous pas-
sâmes de la Grèce d'Homère et d'Eschyle au Paris de la restauration
et de la monarchie de juillet. Sur notre littérature de 1830 il évi-
tait de se prononcer ; en revanche, nos classiques étaient ses dieux.
Racine surtout, qu'il plaçait dans son admiration immédiatement
au-dessous de Mozart. Notre Conservatoire, nos théâtres de mu-
sique l'enchantaient, particulièrement l'Opéra-Comique, où se jouait
encore alors le répertoire des anciens maîtres : Grétr\', Monsigny,
Dalayrac, ses délices. Quant à l'Académie royale, c'était autre
chose ; trop de spectacle et trop de bruit. La Juive et Robert le
Diable lui semblaient des toiles de magasin brossées en vue d'une
exploitation funambulesque. Même sur les Huguenots, il montrait
des réserves. A son gré, la partition ne commençait qu'au duo du
362 REVUE DES DEUX MONDES.
troisième acte entre Valentine et Marcel. Oh! ces exclusifs! jeunes
ou vieux, toujours et partout les mêmes! Au besoin, n'en pour-
rais-je pas citer un parmi ceux d'aujourd'hui ,^ et, — s'il vous plaît,
des mieux qualifiés, — pour qui le Guillaume, Tell de Rossini n'a
qu'une scène, le finale des cantons ! A l'encontre de la théorie nou-
velle, Grillparzer recommandait, avant tout, la virtuosité vocale.
Il pensait, lui, homme de théâtre, qu'à l'Opéra, l'art du tragédien
ne devait venir qu'en second, reprochant à nos Nourrit, à nos
Falcon, de « trop jouer; » et, ce qui divinisait à ses yeux la
Malibran, c'était de réunir, à titre égal, le double don: actrice
et cantatrice incomparable!
Aujourd'hui que les livres de pensées réussissent, il y aurait tout
un charmant petit volume à cueillir dans le champ si varié de
Grillparzer, et celui qui se proposerait cette tcâche n'aurait, ce
semble, point perdu sa peine... Citons en terminant quelques
aphorismes.
« L'esthétique de Lessing est syllogistique, l'esthétique moderne
est psychologique. »
a Schiller tend vers la hauteur, Goethe en vient. »
« Le comique est expansif de sa nature, l'esprit est corrosif; les
hommes d'esprit sont rarement bons, les vrais comiques rarement
méchans ; l'esprit a son siège dans la tête, le comique vient de
cette région mixte, à la fois Imaginative et sentimentale, que les
Allemands nomment Gemûth. »
« Il semble qu'on ait tout dit en faveur d'un artiste quand on a
dit qu'il est origimd. Cela seul devrait, selon moi, suffire pour le
classer au second rang ; ce qui caractérise ceux de premier ordre,
c'est le sens du naturel; ils font, eux, comme les autres, seule-
ment infiniment mieux. »
« La science et l'art, ou, si Ton veut, la poésie et la prose se
ressemblent aussi peu qu'un voyage ressemble à une promenade :
l'intérêt du voyage est dans le but qui nous l'a fait entreprendre,
et l'intérêt de la promenade dans le seul plaisir d'aller devant
soi. »
« Tout résultat est du domaine de la prose; le beau pour le
beau, voilà la poésie: ce qui plaît sans aucune arrière -pensée
d'utilité pratique. »
a La prose nourrit, la poésie désaltère et enivre. »
M Étes-vous classique ou romantique? Querelle absurde ! J'entre,
à l'heure du dîner, dans un resUuu-ant ; je me mots à (able, et
l'hôte me demande si c'est pour manger ou pour boire? « Mais,
brave homme, c'est pour les deux. »
(i 11 est hors de doute que si vous ôtez à l'homme le prcssviili-
LE POÈTE GRILLPABZER ET BEETHOVEN. 363
ment du surnaturel, vous le rapprochez de la bête. Remarquez que
je dis le pressentiment, et non la certitude. Car, en pareille ma-
tière, la certitude n'est guère permise qu'aux hallucinés et n'est
indispensable qu'aux infirmes. »
« La dévotion est pour certaines femmes ce que la coquetterie
est pour les autres, et leur vient de la même source : le désœuvre-
ment. Elles gaspillent le temps à la toilette de leur âme, comme
d'autres à la toilette de leur corps, et vont au confessionnal comme
chez la modiste, pour se regarder au miroir. »
« S'il pouvait être établi que Dieu n'existe pas et que l'immorta-
lité de l'àme n'est qu'un songe, tout s'écroulerait : vertu, bonheur,
poésie, art. On enseigne aux hommes que Dieu existe, ils y croient
plus ou moins, et le monde va son train. »
« A défaut d'une providence individuelle partout présente, be-
soin nous est de recourir à la nature, qui, nécessairement, pour le
maintien de l'espèce, a dû pourvoir chacun de nous de facultés
illimitées de conservation et de perfectionnement. Supposons main-
tenant que deux de ces forces se contrarient et que celle qui veut
le mal écrase l'autre. Que devient la responsabilité morale? »
« Le souvenir nous ramène au sujet d'une impression, l'imagi-
nation nous en montre l'objet, la fait revivre : par l'une je me sou-
viens d'une phrase que j'ai lue, par l'autre je revois la page et la
ligne où cette phrase était. »
H Le génie est une faculté conceptive et créatrice, le talent ime
faculté de reproduction et d'assimilation. Le talent, sans le génie,
conserve toujours sa valeur ; le génie, sans le talent, est un théo-
rème sans la preuve, un de ces attributs dont on jouit tout seul,
entre intimes. Ce qui ne se peut rendi'e par l'exécution n'existe
pas. Le génie conçoit et crée, le talent exécute et reproduit. 11 est
en général chose mondaine, et nous avons même inventé, à son bé-
néiice, l'adjectif « génial, » qui, de nos jours, s'applique un peu à
tout le monde, principalement à ceux qui n'ont pas de talent. »
0 Les fausses théories n'ont jamais causé la perte d'un art ; elles
viennent quand cet art est atteint jusqu'aux moelles. La produc-
iitm est une machine si puissante que son roulement suffit pour
étouffe* le bruit des esthéticiens. Seulement, lorsqu'elle s'épuise
ou se disloque, se propagent les faux principes qui bientôt, ob-
struant la voie, auront rendu tout impossible, et ce sera à quelque
nouveau-venu de remonter l'horloge. La ruine d'un art a pour cause
les artistes eux-mêmes, d'où cependant il ne faudrait pas inférer
que tel artiste, ayant énormément contribué à la ruine de son art,
soit de sa personne un génie médiocre ; son grand art sera, par
exemple, d'avoir exclusivement cédé à des tendances tout indivi-
364 REVUE DES DEUX MONDES.
duelles. Chacun de nous a le droit d'être ce qu'il est et de se dis-
tinguer des autres tout en puisant au fond commun ; tout le mal
vient des imitateurs qui, sans avoir à part eux rien d'individuel,
se ruent sur l'individualité d'un homme et s'en disputent les lam-
beaux. »
« Tel maître va s'engager dans une voie que lui seul peut suivre,
tel autre prendra la voie ouverte devant tous, le grand chemin du
beau, du vrai, du bon, et de ces deux génies, — souvent égaux, —
il n'y en aura qu'un de classique. Beethoven est peut-être un aussi
grand musicien que Mozart; il lui manque le goût suprême, l'équi-
libre, la santé physique et morale * il y a dans son organisme et
dans sa vie un je ne sais quoi d'irrégulier, de péniblement bizarre,
qui, passant dans son œuvre, la devait plus tard recommander, comme
un engin de destruction, aux faiseurs de guerre civile. »
Désormais le goût de la musique est universel , il faut donc la juger
autrement qu'à une époque beaucoup moins large et moins ouverte
d'envergure. Une bonne esthétique selon notre temps sera nécessai-
rement scientifique, historique et populaire. Celle de Grillparzer, —
trop exclusive, — ne suffit plus. Les masses ne se laissent ni convaincre
ni diriger par des aphorismes ; elles veulent la preuve, et la preuve
ne s'acquiert que par des auditions fréquentes, entraînant après
elles des discussions plus ou moins banales, où le divin type, en se
répandant et se vulgarisant au jour le jour, ne laisse pas de se dé-
grader quelque peu. Grillparzer fut un des derniers représentans
de la critique de sanctuaire ; il eut devant Mozart des agenouille-
mens apostoliques, sans nier de parti-pris les dieux nouveaux,
fidèle au passé, ouvert au présent, large de vues, avec des prin-
cipes très arrêtés, judicieux, intraitable et bon enfant, — ce que per-
sonne aujourd'hui ne veut plus être, — bref, un de ces commenta-
teurs originaux et dévoués par qui les chefs-d'œuvre se survivent.
Le Louvre peut brûler demain et la Joconde cesser d'être; cent
ans, deux cents ans encore, et Bon Juan, les Nores de Figaro, la
Flûte enchantée dormiront dans les nécropoles à côté de Fidelio et
des neuf symphonies ; et pourtant on en parlera toujours comme
du Jupiter d'Otricoli, comme du colosse de Phidias en chrysélé-
phantine réduit en cendres dans l'incendie de Byzance. Les monii-
mens du beau peuvent périr, son idée reste immanente, et cela,
grâce à quelques-uns de ces croyans, de ces naïfs, de ces « bons
enfans » qui se donnent la main à travers les siècles et font, —
quand les chefs-d'œuvre ne sont plus, — que nous continuons de
les admirer.
Henri Blaze de Bury.
ETUDES
SDR
L'HISTOIRE D'ALLEMAGNE
LA FOI ET LA MORALE DES FRANCS (1).
. Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs. — II. Gabriel Monod, Études
critiques sur les sources de Vhistoire mérovingienne. — III. Zeller*, Entretiens
sur l'histoire du moyen âge. — IV. Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit. —
V. Gieseler, Lehrbuch der Kirchengeschichie. — M. Rettberg, Kirchengeschichte
Deutschlands.
L'église avait espéré qu'un des premiers effets de la conversion
des Francs serait la conversion de la Germanie. Porter la lumière de
la foi chez les peuples voisins attardés « dans la barbarie de l'igno-
rance naturelle, » tel était le devoir que l'évéque Avitus avait assi-
gné à Clovis au lendemain du baptême. Les Mérovingiens avaient
failli à ce devoir, puisque la Germanie était encore païenne presque
toute entière au milieu du vu® siècle : un siècle et demi avait donc
été perdu ; mais la dynastie n'était pas seule coupable ; l'église ne
pouvait demander aux Francs que d'ouvrir la voie à la prédication,
et c'était à elle qu'il appartenait de conquérir par la parole le monde
barbare, comme elle avait conquis le monde romain. Aussi, après avoir
dit les causes de l'impuissance des rois francs, nous faut-il chercher
les raisons de l'impuissance de l'église. Ce ne sont point là des di-
gressions : malgré les apparences, l'histoire ecclésiastique de la
(1) Voyez la Revue des i5 juillet et 15 décembre 1885.
366 REVUE DES DïïL'X MONDES.
Gaule est aussi bien que l'histoire politique le préambule né-
cessaire d'une histoire d'Allemagne ; car l'étude des origines de ce
pays est chose complexe, où il faut procéder avec prudence en te-
nant toujours les yeux ouverts sur les alentours. La matière première
de la nation allemande, — c'est-à-dire la race allemande habitant le sol
allemand, — a été façonnée par la force militaire des Francs et par
la force morale de l'église; mais les deux alliés ont dû s'y reprendre
à deux fois pour soumettre l'Allemagne et la revêtir de la forme
qu'elle a portée dans l'histoire. Il serait impossible de comprendre
le succès de la seconde tentative, si l'on ne savait pourquoi la pre-
mière n'a pas réussi. Constater le fait ne suffit point ; si l'on se borne
à dire que telle chose est advenue, on ne dit que des mots, et l'his-
toire générale doit s'efforcer de trouver les raisons premières des
choses, si loin et si haut qu'elles soient placées. La tâche est ardue,
mais elle est rémunérée magnifiquement par le plaisir qu'elle pro-
cure de contempler le spectacle des causes primordiales qui se met-
tent en mouvement, et, après s'être heurtées aux obstacles et aux
résistances, finissent comme les destins par trouver leur voie.
l.
C'était une première cause de faiblesse pour le clergé des pays
mérovingiens qu'il ne fût point un corps pourvu d'organes ré-
guliers. L'église n'avait jamais reçu en Occident la belle ordonnance
qu'elle prit de bonne heure en Orient. Ici les communautés chré-
tiennes furent nombreuses et brillantes dès l'origine, et les évé-
ques qui en étaient les chefs sentirent le besoin de se grouper
lorsque la persécution et l'hérésie, ces deux fléaux des ii* et m" siè-
cles, s'abattirent sur le christianisme. Comme il était naturel, le
groupement se fit dans les cadres de l'état; lesévêques d'une même
provinc*^ prirent l'habitude de se réunir au chef-lieu, qu'on ap-
pelait la tnHrnpole dans la langue politique officielle, et ils accor-
dèrent à l'évêque métropolitain, prt«idcnt de leurs conciJjes, la qu^i-
lité d'un prinius inter parc». Au m® siècle, l'empire fut divist^ eji
diocèses dont chacun comprenait plusieurs provinces ; en Orient, trois
des capitales de ces diocèses, Gonstantinople, Alexiuidrie, Antioche,
auxquelles on ajouta Jérusalem par égard pour sa qualité de ville
sainte, devinrent les cliefs-lieux do circonscriptions ecclésiastiques
qu'on api>ela des patriorciits. Plusieurs des si^es métropolitains et
patriarcaux étaient des villes illustrées par l'histoire profane et par
l'histoire sacrée, leur imporUtnce même y ayantaUiré les ajKitres. Il
se trouvait donc en Orient do grandes églises régulièrcmeul gou-
vernées.
En Occident, les communautés chrétiennes furent assez 1 mi;-
ÉTUDES SLR l'hISTOIRE d' ALLEMAGNE. 367
temps rares et obscures ; la persécution fut moins vive et la contro-
verse théologique moins éclatante: d'autre part, im très petit
nombre de cités pouvaient invoquer, comme titre à la prééminence,
une gloire consacrée par le temps : l'organisation demeura donc
imparfaite. L'église de Rome s'éleva au premier rang, mais il n'y
eut pas au-dessous d'elle de grandes métropoles, excepté en Italie,
et l'Occident ne connut pas, à vrai dire, les patriarcats : la Gaule, par
exemple, qui formait un diocèse, n'eut jamais de patriarcbe. Ce pays
fut d'ailleurs troublé par des guerres civiles et sociales au iii* siècle
et il subit l'invasion au iv^. Les cadres politiques commencèrent
ainsi à se briser, au moment où l'église aurait pu y entrer, et le
clergé accepta ceux que lui offraient les royaumes barbares. Les
évêques de la Gaule restèrent en relations les uns avec les autres, et
cette union leur donna la force nécessaire pour défendre l'ortho-
doxie contrôleurs maîtres hérétiques, mais l'épiscopat fut obligé de
se grouper, non par provinces ecclésiastiques, mais par royaumes.
Cn évêque suivait la destinée de sa cité, changeait de souverain
lorsqu'elle passait d'un royaume à un autre, rompait les relations
régulières qull avait enes avec les évêques demeurés sujets de son
ancien roi, et ne siégeait plus dans les mêmes conciles. Après que
Clovis fut devenu maître d'une grande partie de la Gaule, il réunit
à Orléans tous les évêques des pays soumis à sa domination ; ce
fiit la manifestation la plus éclatante de sa puissance, et si l'unité
de la monarchie avait duré, les conciles en aiu*aient été l'expression
la plus visible. II se serait peut-être formé une église de Gaule,
comme il y eut au-delà des Pyrénées, sous la domination des Wi-
sigoths, une église d'Espagne, dont le chef était l'évêqHe de la ca-
pitale ; mais, la monarchie franque ayant été morcelée en royaumes,
l'église fut partagée comme elle, et les églises régionales, souvent
modifiées par la mort des princes ou par les conquêtes, n'eurent
point d'autres chefs que ces rois qui étaient toujours ennemis les
uns des autres. Enfin il se fit au vi® "siècle une transformation
complète du personnel et des mœurs du clergé. Lors de l'établè-
sement des Francs, l'épiscopat se recrutait dans les familles ro-
maines, et l'évêque, résidant au chef-lieu de la cité, était un citadin.
Mais l'épiscopat fut bientôt envahi par des hommes de race franque.
Ce qu'ils aimaient dans les dignités ecclésiastiques, c'était leur édat
et plus encore la richesse qu'elles procuraient. Cette richesse s'ac-
crut considérablement par des donations, des acquisitions et des
usurpations. Tout un peuple rjral fut gouverné par l'église deve-
nue grand propriétaire, et l'évêque, prenant modèle sur les sei-
gneurs laïques, devint de citadin campagnard. Plus importans étaient
ses intérêts locaux, plus il était disposé à vivre de la vie locale.
Aussi l'imparfiùte hiérarchie des sièges qui avait commencé à s'éta-
368 REVUE DES DEUX MONDES.
blir au temps romain disparut. Ce désordre même offrait, il est vrai,
à l'évêque de Rome l'occasion de faire sentir son autorité. II essaya
de maintenir les métropoles et de constituer un représentant régu-
lier du saint-siège en Gaule, mais si l'autorité du pontife était re-
connue en matière de foi et la primauté du siège de Pierre respec-
tée, la monarchie pontificale n'était pas fondée ; le pape n'avait pas
trouvé les moyens réguliers d'un gouvernement, et toutes sortes de
circonstances graves, sur lesquelles il faudra revenir, l'empêchaient
alors de les chercher. L'église gallo-franque fut donc abandonnée à
l'anarchie; il n'y eut plus de conciles ni par provinces ni par
royaumes. La discipline se perdit dans la confusion générale.
Il n'y avait donc point de corps de l'église mérovingienne, par-
tant point d'âme qui pût se chercher un emploi et se proposer
des devoirs dont le plus visible et le plus urgent aurait été de
porter la parole chrétienne parmi « les peuples voisins encore plon-
gés dans la barbarie de l'ignorance naturelle. » Mais ce n'est point
toujours la perfection d'un organisme qui produit la force, et l'impuis-
sance ne naît pas nécessairement de l'anarchie. L'empire romain n'a
jamais été plus faible qu'au temps où la machine administrative était
le mieux montée, et l'église n'a jamais eu plus d'activité qu'à l'origine,
c'est-à-dire au temps où le peuple et le clergé confondus formaient le
« sacerdoce sacré » dont parle l'apôtre Pierre, et où l'esprit soufflait
comme il voulait. La race française n'a jamais été plus vigoureuse
ni plus féconde en grandes actions que pendant ce xi° siècle où la
France n'eut pas de gouvernement. La race germanique au xiu® siècle,
alors que l'Allemagne, décomposée en seigneuries grandes et pe-
tites, en républiques et en corporations, n'avait plus ni armée, ni
finances, ni lois, produisait ces milliers de volontaires, paysans, che-
valiers, moines, marchands, qui prirent possession pour les mettre
en valeur des pays de l'Est, et portèrent la frontière allemande de l'Elbe
jusqu'au-delà de laYistule. L'église mérovingienne, sans lois ni gou-
vernement, avait-elle cette énergie vitale? Était-elle capable de pro-
duire des volontaires, des aventuriers de la foi? Avait-elle conservé
l'esprit de prosélytisme et de propagande ? Pour répondre à cette
question, il faut savoir à quel point de son développement intellec-
tuel et moral était arrivée l'église catholique au temps des Méro-
vingiens.
II.
L'église avait eu son âge héroïque intellectuel. Lorsque les apôtres,
portant par le monde la première religion qui eût été faite non
pour un peuple mais pour l'humanité, prêchèrent le royaume
de Dieu où les hommes sont unis étroitement entre eux et
ÉTUDES SUR l'histoire d' ALLEMAGNE. 369
avec Dieu, la philosophie, après quelques instans d'hésitation, de
doute et de dédain, étudia cette solution, la plus admirable qui
eût été trouvée, du problème des relations de l'homme avec
Dieu et avec l'homme. Platoniciens, qui creusaient sans se lasser
l'enseignement du maître sur la manifestation de l'infini dans le fini
et de Dieu dans la nature et dans l'âme, disciples consciens ou in-
consciens de Zoroastre qui expliquaient l'origine du mal par la coexis-
tence de deux principes, apportèrent dans l'examen de la doctrine
nouvelle les traditions de leurs écoles. Il y eut, au i®'' et au u® siècle,
une sorte de reconnaissance faite par l'esprit humain autour du chris-
tianisme; après quoi, les philosophes entrèrent dans l'église, mais
en demeurant des philosophes. L'école d'Alexandrie enseigna que
la philosophie avait été la préparation du christianisme chez les
païens, comme rx\ncien-Testament chez les Juifs. Elle rapprocha
TAncien-Testament et la philosophie par cette théorie que le Verbe,
qui a été la parole de Dieu dès l'origine, a semé la vérité dans
les écrits profanes comme dans l'écriture. Elle crut ou fit semblant
de croire que Platon avait connu les livres saints et elle le transforma
en un disciple de Moïse. Elle fit ainsi de l'histoire intellectuelle et
morale de l'humanité une grande synthèse qu'elle donna pour pié-
destal au christianisme. Il y eut alors un accord de la foi
et de la philosophie, la philosophie étant réputée seule capable de
pénétrer le sens profond de la foi, et peut-être n'est-il rien de plus
beau dans les annales de l'esprit que la doctrine de l'alexandrin
Origène, où se concilient dans une harmonie sublime l'éternelle ac-
tivité de Dieii et l'impérissable liberté de l'homme. Mais l'accord ne
pouvait durer. La philosophie et la religion s'étaient rencontrées
à un certain moment dans l'âme de certains hommes, mais il fallait
bien que celle-ci s'arrêtât, puisqu'une religion est une solution défi-
nitive, et que la philosophie continuât sa route, puisqu'elle est une
recherche perpétuelle.
Au temps même où la critique platonicienne s'exerçait librement
sur le dogme, naquit l'autorité. La lutte du christianisme contre les
païens et contre ceux des philosophes qui, n'étant chrétiens que
par métaphysique, faisaient bon marché de la foi positive, fit naître
deux idées corrélatives, l'idée d'une église catholique seule en pos-
session de la vérité, et l'idée ecclésiastique de l'hérésie. Hérésie
signifiait dans le langage philosophique choix d'une opinion ; cela
signifia dans le langage ecclésiastique choix d'une opinion mau-
vaise, erreur condamnable et damnable. Pour prémunir les fidèles
contre la perdition, l'église écrivit la règle de la foi. Bientôt l'héré-
sie se montra sous une forme étrange : le manichéisme, produit
d'un mélange de la philosophie grecque avec la religion zoroas-
TOMB LXXIV. — 1886. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
trique, réduisit le Christ à la qualité d'un esprit de lumière et d'un
combattant illustre dans le conflit entre le bon et le mauvais prin-
cipe. Ainsi le génie hellénique, toujours en travail, menaçait de
perdre le christianisme dans des conceptions bizarres ; fa- sagesse
des anciens et leur méthode, leur idéalisme et leur dialectique, qui
avaient servi à bâtir le dogme, s'employaient à le démolir. C'est
alors que l'esprit latin s'insurgea.
L'église d'Occident était demeurée pendant longtemps l'élève des
églises orientales : l'Orient parlait, l'Occident écoutait. La langue
de l'écriture et des apôtres, des théologiens orthodoxes ou héréti-
ques, était la langue grecque; mais, au m'' siècle, Tertullien intro-
duisit la langue latine dans les controverses et révéla un esprit tout
différent de l'esprit oriental, plus étroit, plus prosaïque, mais plus
ferme. Tertullien a certaines maximes brèves, dictées par un
• sens commun assez grossier, et par cela même très intelligibles.
(c On ne peut pourtant pas chercher indéfiniment, dit-il : infinita
inqnisitio esse non potest. » D'ailleurs à quoi bon chercher? « Il n'y
a pas besoin de curiosité, ruriositate opus non est, après le Christ
et l'évangile. » Il y a une règle à laquelle il se faut tenir : « La plé-
nitude de la sdence est d'ignorer ce qui est contraire à cette règle. »
C'est merveille de voir comment le christianisme en se répandant
sur le monde s'adaptait aux différens milieux. Au temps de l'anti-
quité païenne, les Grecs avaient pensé tandis que les Romains agis-
saient; la vie intellectuelle romaine, très tardive, avait été le reflet
de la vie intellectuelle hellénique , et Rome n'avait manifesté son
originalité que dans le domaine du droit. Au temps de l'antiquité
chrétienne, l'esprit hellénique cherche sans cesse et toujours dis-
serte; le chrétien romain arrête la doctrine et tout de suite il est
prêt à légiférer sur la discipline et sur la foi.
L'autorité trouva bientôt un organe régulier dans la hiérarchie
qui se constituait et dans la puissance impériale. A peine l'empe-
reur fut-il entré dans l'église que la liberté en sortit. L'hérésie de-
vint une affaire d'état. Auparavant, elle pouvait ne troubler qu'une
ou deux provinces, et les évoques des pays où elle se produisait se
contentaient de rejeter en concile les opinions hétérodoxes; désor-
mais elle occupa la chrétienté entière. Arius est jugé par l'église
universelle, l'empereur présent et présidant, et les conciles font de
leurs décisions des articles de ioi, que l'empereur transfirme en
articles de loi. Comme la victoire de l'église sur le ))aganisme la
dispense de toute tolérance envers les dissidens, l'hérétique devient
le grand ennemi. Déjà se disaient do dangereuses paroles : « Mieux
vaut errer dans les mœurs que dans la doctrine;., mieux vaut un
païen qu'un hérétique. » Pour ne laisser aucune prise à la fantai-
sie, les docteurs se mettent en devoir de tout préciser, de
ÉTUDES SUR l'histoire d'allemagne. 37l
tout céfinir, et voici une déclaration grave de saint Hilaire.
« Autrefois suffisait aux croyans la parole du Seigneur qui a dit :
Allez et enseignez les nations au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit ! Mais voici que , par la faute des hérétiques et des
blasphémateurs, nous sommes contraints de faire ce qui n'est pas
permis, de gravir des sommets ardus, d'exprimer l'inexprimable...
Alors qu'il faudrait accomplir par la seule foi ce qui a été commandé,
c'est-à-dire adorer le Père, vénérer le Fils et être rempli de l'Esprit
saint, nous sommes forcés de hawsser l'humilité de notre langage
jusqu'à lui faire dire l'inénarrable; une faute nous jette dans une
autre et ce qui devait demeurer enfermé dans la religion des âmes
est exposé aux périls du langage humain. »
Du moins, les controverses demeurent grandes aux iv" et v* siè-
cles. On discute sur la nature du Verbe pour ou contre Arius, sur
la destinée des âmes pour ou contre Origène, sur le libre arbitre
pour ou contre Pelage. Les adversaires sont de haute taille, car
l'orthodoxie est défendue par saint Augustin et par saint Jérôme, et
les écoles théologiques d'Alexandrie et de Syrie procèdent toujours
selon les règles d'une méthode scientifique. Mais le temps marche
et la culture ancienne dépérit. L'église oublie ce qu'elle lui doit,
la dédaigne comme superflue et la suspecte comme complice du
paganisme, dont elle est le dernier refuge. Elle rejette non-seule-
ment la philosophie , mais toute la littérature. « Il paraît que tu
enseignes la grammaire , écrit le pape Grégoire le Grand à un
évêque. Je ne puis répéter cela sans rougir, et je suis triste et
je gémis, car les louanges de Christ ne peuvent se rencontrer dans
une même bouche avec les louanges de Jupiter. » L'horizon
intellectuel, si vaste autrefois, se rapproche et se ferme, et l'église
prétend se suffire à elle-même. Si encore l'activité de l'esprit avait
duré en elle ! Mais sur quoi se serait-elle exercée ? « Ne cherchons
plus, avait dit Tertullien, » et l'on ne cherche plus en effet! Touie
la sagesse est trouvée; elle est dans certains li\Tes dont un décret
pontifical dresse le catalogue. L'erreur est dans d'autres livres : le
même décret les met à V index. Les écoles théologiques d'Orient
tombent en décadence, et l'Occident n'en a pas une seule qui mérite
d'être citée. Tandis que les écoles de lettres profanes trouvent
encore des élèves pour leur enseignement vieilli, il n'y a point de
« maîtres publics pour les divines écritures. » C'est Cassiodore qui
le dit en se lamentant. Aussi, pour suppléer au défaut des maîtres,
écrit-il le de Imtitutione divinarwn Jitteranim, c'est-à-dire un
manuel où les prêtres puissent apprendre commodément tout ce
qu'il faut savoir. Cassiodore le leur déclare en propres termes et il
leur représente « qu'au lieu de chercher présomptueusement des
nouveautés, il vaut mieux étancher sa soif à la source des anciens, »
372 REVUE DES DELX MONDES.
des anciens de l'église, bien entendu. Le temps du manuel est venu
en effet, car la parole vivante ne se fait plus entendre. La période
de l'initiative intellectuelle est close; il ne reste plus qu'à constater
les résultats acquis. C'est pourquoi Jean le Scolastique dispose en
ordre méthodique les canons des conciles, afin que toute question,
quelle qu'elle soit, trouve sa réponse. C'est ainsi qu'après qu'un livre
est achevé, on en écrit la table des matières.
IIL
La grande originalité de la religion nouvelle, c^est qu'elle était
une morale en même temps qu'une théologie. Les devoirs d'un
chrétien découlaient de l'idée de l'union de l'homme avec Dieu et
avec l'homme, par la grâce du Fils de Dieu, qui était aussi le Fils de
l'homme. Une vertu intime, la foi, et une vertu active, la charité, satis-
faisaient à tous ces devoirs. Rien de plus simple, de plus pur et de
plus grand tout à la fois, mais qu'allaient devenir cette simplicité,
cette pureté, cette grandeur au contact du monde? Là même où le
Christ avait vécu, combien d'hommes étaient capables de faire de
leur âme un temple du Christ? Israël croyait à un être suprême,
mais qui s'est choisi un peuple particulier, à un Dieu idéal, mais
qu'il faut honorer par des sacrifices , et Jésus avait prêché pour af-
franchir la religion du culte et libérer Dieu du sacerdoce. Quant
aux gentils, ils ne communiquaient avec leurs dieux que par des
pratiques extérieures. La religion païenne n'avait point de morale ;
le seul sentiment qu'elle pût inspirer à la foule était la crainte, et les
immortels, pourvu qu'ils lussent apaisés ou gagnés par certaines
manifestations grossières, se tenaient pour contons. D'eux à leurs
fidèles il y avait échange de services, rien de plus. Aussi le païen
avait-il besoin que ses dieux fussent tout près de lui et tout pour lui.
L'antiquité croyait que les divinités avaient organisé leur culte dans
chaque pays et que tous ces cultes étaient légitimes. Rome fai-
sait entrer les dieux dans le Panthéon en même temps qu'elle ad-
mettait les peuples dans la cité, mais elle ne pouvait comprendre
qu'un Dieu ne fût pas de tel peuple et de tel pays ; elle donna sans
iiésiter l'hospitalité au Dieu des Juifs : elle la refusa au Dieu des
chrétiens, qui, au mépris de l'usage, n'avait point fait élection ûv
domicile.
Épurer partout, môme en Israël, où elle était le plus pure, la
notion du divin, confondre la morale avec la religion, orienter Ncrs
le ciel des âmes qui n'a\ aient qu'un horizon terrestre, détruire les
sacerdoces particuliers et les cultes locaux, placer tous et chacun
en présence de Dieu, telle était la mission du christianisme. II ne
s'était point vu, il ne se verra plus jamais un pareil effort pour sou-
ÉTUDES SUR l'histoire d'allemagxe. 373
lever la matière vers l'idéal : mais la matière a pesé sur les ailes
de l'esprit et l'a retenu entre ciel et terre, plus près de la terre
que du ciel.
Les hommes habitués au voisinage du divin ne se sentirent pas
assez proches d'un Dieu qui remplissait le monde, et, partout pré-
sent, n'entrait nulle part en communication intime avec ses fidèles.
Ils cherchèrent des échelons pour monter jusqu'à lui. Ils trouvaient
dans les Écritures les esprits bons et mauvais ; ils leur donnèrent
des formes plus précises. Parmi les démons se placèrent les dieux
de l'ancienne mythologie, auxquels l'église elle-même accorda une
survivance étrange, sous la forme de tentateurs acharnés à la per-
dition des âmes. Une puissance miraculeuse funeste fut attribuée
aux statues des anciennes divinités et aux ruines de leurs temples.
Mille bruits extraordinaires en couraient. On contait, par exemple,
qu'un homme qui venait de se fiancer s'avisa, un jour qu'il jouait
à la paume, de passer au doigt d'une Vénus son annneau de fian-
çailles; la partie faite, il ne put l'arracher du doigt de marbre,
qui s^était replié; la nuit, la déesse lui apparut en songe pour lui
dire qu'elle était sa femme légitime et qu'elle entendait vivre avec
lui à jamais. Ce n'était pas seulement le populaire que ces imagina-
tions troublaient. Le pape Grégoire le Grand raconte dans un de ses
dialogues l'aventure d'un juif, qui, surpris par la nuit, ne trouva
point d'autre asile qu'un temple abandonné d'Apollon : les ténèbres
et la solitude l'elfrayèrent ; il avait entendu dire que les démons
hantaient cette ruine, et, tout juif qu'il fût, il se signa. Bien lui en
prit ; car, à minuit, le temple se remplit de fantômes qui tinrent
séance sous la présidence d'Apollon, auquel ils rendirent compte
des tentations dont ils avaient assailli les chrétiens. Ainsi toute une
légion infernale était organisée pour la guerre contre les âmes ; mais
en face d'elle se rangea la légion céleste : le culte des anges s'or-
ganisa ; des églises furent placées sous l'invocation des plus grands
et chaque àrae crut avoir son ange gardien. Ces purs esprits étaient
encore trop élevés au-dessus de l'homme, et la terre vers laquelle
ils descendaient n'était pas leur patrie : sur la route de la terre au
ciel, l'église fit monter les martyrs et les saints. Martyrs et saints
devinrent les compagnons de Dieu dans la gloire éternelle, mais en
même temps ils demeurèrent attachés au point de la terre où ils
avaient vécu. L'antique croyance populaire que l'àme des morts ne
s'éloigne pas de leur dépouille avait produit chez les païens les rites
naïfs du culte des morts; elle a certainement contribué à produire
chez les chrétiens le culte des martyrs. On s'imagina être tout près
des saints quand on touchait leurs restes, et même cette opinion
donna lieu à de singuliers scandales : en Ég^-pte, il fallut défendre
aux chrétiens de garder chez eux les corps des personnes réputées
374 REVUE DES DEUX MONDES.
saintes, comme on gardait autrefois les corps des ancêtres ; ailleurs,
il y avait des voleurs de corps saints, et une loi de Théodose inter-
dit « d'exhumer les martyrs et de les vendre. » Pour éviter ces
profanations, on transporta les reliques dans les églises où on les
plaça d'ordinaire sous les autels, et le culte des saints com-
mença. Les chrétiens éclairés, les docteurs et les évêques pré-
munirent les fidèles contre les dangers d'une idolâtrie nouvelle;
aux polémistes païens qui leur reprochaient d'avoir troqué les
idoles contre les martyrs, ils répondirent que l'église honore ses
saints pour proposer leur vie en exemple et qu'elle réserve l'ado-
ration à Dieu seul ; mais la masse des hommes retrouvait les héros
et les dieux d'autrefois dans ces personnages sacrés qu'elle invoquait
par leur nom, dont elle savait l'histoire et dont elle touchait les tom-
beaux. Dans les églises placées sous l'invocation de tel ou tel
bienheureux, les prières, au lieu de monter jusqu'à Dieu, s'arrê-
tèrent au médiateur, d'autant plus volontiers que celui-ci manifes-
tait par des miracles plus fréquens sa puissance personnelle. La re-
lation simple et directe de l'homme avec Dieu lut compliquée par
cette multiplicité des intermédiaires et l'universel divin localisé.
, En même temps la simplicité du culte primitif était altérée par
l'organisation d'un cérémonial solennel. Les modestes lieux de réu-
nion où les premiers chrétiens priaient, prêchaient et célébraient la
commémoration de la cène sont remplacés par des temples su-
perbes divisés en deux parties : l'une, réservée aux fidèles; l'autre,
plus élevée, où le clergé siège sur des trônes. L'esihélique du ser-
vice divin, que les païens avaient portée à la perfection et que
les premières communautés chrétiennes avaient dédaignée, repa-
raît. L'église parle à l'imagination et aux sens par le bel ordre de
ses pompes et l'éclat des vêlemens sacerdotaux, par les parfums,
par la musique et par les peintures qui retracent sur les murailles
les grandes scènes de l'histoire de la foi. Plus se multiplient et
s'embellissent ces pieuses représentations données par le clergé,
plus les fidèles sont réduits au rôle des spectateurs. Leur voix ne
se mêle plus à celle des prêtres que pour chanter le Kyrie elehon ,•
ils doivent écouter et se taire, en vertu du précepte de Moïse, qui
a dit : — « Écoute, Israël, et tais-toi 1 » Encore n'entendent-ils plus
que rarement la prédication, qui était jadis la partie essentielle
du service divin et qui tombe en désuétude. Assister à la célé-
bration des mystères sacrés est une sorte d'acte matériel : l'église
en fait une obligation et elle multiplie les fêtes, qui deviennent de
plus en pins brillantes.
Peu à peu se forme une coutume de la dévotion, — ronsuetudo dv-
vot ion is, comme dit le pape Léon le Grand, — qui devient obliga-
toire comme la loi elle-même, car l'église la fait procéder de la
ÉTDDES SUR l'hISTOIRE d' ALLEMAGNE. 375
tradition apostolique et de l'enseignement du Saint-Esprit. Les ma-
nifestations extérieures prennent une grande importance. Dans la
primitive église, l'ascétisme était honoré comme un moyen de par-
venir à la vertu, mais il n'était imposé à personne ; désormais il
est prescrit par toute sorte de règles minutieuses. La renonciation
au monde et l'absolu mépris de la chair, manifesté par l'horreur
croissante pour le mariage qui est rabaissé à la qualité d'une infir-
mité nécessaire, sont réputées les plus hautes des vertus; ce sont
des vertus moindres que le jeûne et l'abstinence ordonnés à cer-
tains jours de la semaine et à certaines époques de l'année. L'au-
mône elle-même n'est plus libre. Conformément à l'usage de toute
l'antiquité païenne et pour obéir à la loi de Moïse, qui a dit : a Tu
ne te présenteras pas devant le Seigneur les mains vides, » l'église
réclame les prémices et la dîme.
Il y a péril certain que le fidèle qui paie la dîme, jeûne aux jours
prescrits et assiste exactement aux offices divins, n'estime avoir
rempli son devoir de chrétien. Plus nombreuses et plus rigou-
reuses sont les obligations extérieures, plus vague et plus insaisis-
sable est le vrai devoir intime. Déjà d'ailleurs l'église ofl're à la
conscience du pécheur le facile moyen de s'apaiser. On trouve dans
saint Ambroise la redoutable formule : u Tu as de l'argent, rachète
ton péché, » et Salvien enseigne dans son traité de l'Ararùe que
la libéralité envers l'église est le plus sûr moyen de se rédimer du
péché. Mais c'est dans le culte des saints qu'apparaît le mieux le
caractère grossier des actes matériels de foi. Le contact d'une re-
lique miraculeuse ne procure pas seulement la guérison d'une mala-
die; il a des effets bienfaisans sur l'àme elle-même. Grégoire
le Grand, envoyant à un roi barbare des parcelles des chaînes du
bienheureux Pierre et des cheveux de saint Jean-Baptiste, lui dit que
les chaînes qui ont lié le cou de l'apôtre le délivreront de ses péchés
et que le précurseur lui assurera par son intercession l'aide du Sau-
veur. Aussi les reliques sont-elles recherchées avec passion. Les
princes ne cessent d'en demander au pape, et les plus élevés se
montrent singulièrement ambitieux : l'impératrice Constanlme ne
s'avise-t-elle pas un jour de demander à Grégoire la tête de lapôtre
saint Paul? Le bon pape dut lui faire entendre que le saint ne se
laisserait pas ainsi décapiter : « Les corps saints, dit-il, font bril-
ler autour d'eux les miracles et la terreiu-, et, même pour prier,
on ne s'approche point d'eux sans une grande crainte. Qui oserait
les toucher mourrait. Aussi les Romains, lorsqu'on leur demande
des reliques à l'occasion de la consécration d'une église, se con-
tentent-ils de placer dans le tombeau un morceau d'étoffe; ils
l'envoient ensuite à l'égUse nouvelle, où il opère autant de miracles
que les reliques elles-mêmes. » Tout ce que peut faire Grégoire pour
376 REVUE DES DEUX MONDES.
complaire à « sa maîtresse sérénissime, » c'est de lui envoyer des
parcelles des chaînes que le bienheureux Paul a portées au cou et
aux mains ; il prendra donc une lime pour détacher des paillettes,
mais il n'est pas sûr de les obtenir, car il est arrivé que l'on a long-
temps limé les chaînes sans en rien tirer. Heureux princes, qui pou-
vaient ainsi recevoir et garder à domicile de si précieux objets !
Le commun des fidèles se transportait auprès d'eux pour re-
cueillir le bénéfice de leur puissance miraculeuse. Le temps des
pèlerinages a commencé; les plus zélés chrétiens vont en terre-
sainte chercher des fioles d'eau du Jourdain, des poignées de la
poussière du sol foulé par le Sauveur ou bien des fragmens de la
vraie croix, qui « garde dans sa matière insensible une force vitale,
comme dit saint Paulin de Noie, et, réparant toujours ses forces,
demeure intacte, bien qu'elle distribue tous les jours son bois à des
fidèles innombrables. » Ce pèlerinage est le plus louable de tous,
mais très nombreux sont les sanctuaires où l'on va porter ses hom-
mages et ses vœux. La fatigue même du voyage est un mérite dont
on se prévaut auprès du saint; puis on lui apporte des présens, des
objets précieux, de l'argent, des donations de terre. Ainsi reparaît
avec la multiplicité des cultes cet échange de services entre le ciel
et les hommes qui était un des caractères du paganisme.
La morale chrétienne s'est donc accommodée à la faiblesse de
l'homme. Il ne faut point voir là matière à sarcasmes ni à décla-
mations. Toute religion est un effort de l'homme vers Dieu, une
transition de l'humain au divin, ou, si l'on croit que le divin est ré-
pandu dans la nature et pensé par l'homme, toute religion est une
manifestation du divin dans l'homme. Si haute qu'ait été la con-
ception première, l'homme fait valoir les droits de son infirmité
naturelle et il demeure soumis à rem[)ire des habitudes acquises.
La conception de la religion chrétienne était trop haute, car c'est
un monde surnaturel qui vit dans l'évangile : à peine y est-on averti
de la présence de la terre ; les pieds du Sauveur y glissent comme
sur les flots, qui ont porté sans fléchir son corps impondértible ;
le Christ semble toujours près de s'élever au ciel. Pour vivre avec
lui, il faut avoir quitté tout ce qui est de la terre : famille, amis,
maison, même le travail, et se confier à Dieu qui nourrit l'oiseau
et revêt de splendeur le lis qui ne file point. Une seule lecture
transporte l'homme dans une indécise région idéale, aux confins de
l'humain et du divin, c'est la lecture de l'évangile. Mais combien
d'esprits peuvent habiter l'idéal? Combien de temps les plus éle-
vés y peuvent-ils demeurer? Dans les carrefours des villes juives,
grecques ou romaines, dans les campagnes cultivées par les es-
claves, sur les trônes et les chaises curules, dans les atria, dans
les ateliers, dans les cabanes vivait l'humanité vraie, d'où le Christ
ÉTUDES SUR l'histoire d' ALLEMAGNE. 377
avait tiré douze apôtres, parmi lesquels se sont rencontrés un traître
et des pusillanimes, car le disciple bien-aimé se trouva seul au pied
de la croix. L'humanité vraie prit delà religion du Christ ce qu'elle en
put comprendre ; elle lit effort pour s'élever jusqu'à elle, mais elle
l'abaissa aussi sa portée. Nul doute que, le compte fait de toutes
les superstitions et de toutes les erreurs, elle demeura meil-
leure qu'elle n'était auparavant : la foi et la morale chrétienne, même
altérées, furent bienfaisantes ; mais l'église, qui n'a pu empêcher ces
altérations, qui les a même acceptées, provoquées ou aggravées, ne
pouvait plus avoir l'énergique activité des premiers jours. L'intelli-
gence d'un chrétien du vi® siècle, emprisonnée dans les formules
d'un code minutieux de croyances, n'a plus rien à désirer, rien à
chercher : elle est frappée d'inertie. Un chrétien comme saint
Paul, dont l'esprit était occupé par quelques grandes idées, et dans
le cœur duquel bouillonnait l'amour de Dieu, ne croyait jamais avoir
fait assez pour obéir à sa mission divine ; le monde, qu'il embras-
sait d'un regard et qu'il parcourait d'un pas leste, était trop étroit
pour lui. Quelle différence entre lui et ce pape, son successeur, qui
lime gravement et non sans effroi, les prétendues chaînes du plus
grand des apôtres !
IV.
La religioD telle que l'histoire l'avait faite se retrouve dans l'âme
du plus grand personnage ecclésiastique des temps mérovingiens,
l'évêque Grégoire de Tours : la dignité de sa vie, sa charité, sa
bonté sont comme la survivance du divin dans la décadence de
l'église ; mais quelles misères dans cet esprit et quel désordre dans
cette conscience! Grégoire a du bon sens, même de la finesse ; il a
du jugement, mais il a reçu de ses maîtres une éducation insulFi-
sante, et l'éducation générale, si puissante dans ses effets, que donne
aux intelligences la façon d'être du temps oîi elles vivent, était au
VI® siècle détestable et funeste. Grégoire n'a point de culture philo-
sophique et il n'a qu'une très médiocre culture littéraire : il ne sait
pas du tout la langue grecque, et il sait mal la langue latine ; il se
console, il est vrai, de sa « rusticité, » en pensant qu'elle le rend
intelligible aux rustiques, et nous lui pardonnons de grand cœur
solécismes et barbarismes ; mais, comme l'intelligence d'un con-
temporain d'Auguste et de Louis XIV reflète la belle ordonnance des
choses, ainsi le désordre des institutions et des mœurs trouble ce
contemporain de G hilpéric : le même homme qui ne comprend pas la
logique d'une syntaxe voit confusément les relations des idées entre
elles, ne mesure pas la proportion des faits, grossit les petits et
passe sur les grands à la légère. Il aurait pu être à une autre date
378 REVUE DES DEUX MONDES.
un écrivain de goût et d'esprit, et, s'il trébuche dans ses livres,
s'il s'arrête tout affairé où il faudrait marcher, s'il marche où il fau-
drait demeurer, s'il ressemble enfin à un aveugle qui cherche à tâ-
tons sa voie, c'est que la bonne vue qu'il a reçue de la nature a été
oblitérée par les ténèbres ambiantes. L'histoire voit souvent se suc-
céder des générations d'hommes que l'obscurité de leur siècle a
comme aveuglés.
Grégoire distingue pourtant un point lumineux, mais un seul :
c'est l'orthodoxie. Toute son intelligence y est attirée et s'y ap-
plique. Il ne soupçonne pas, bien entendu, l'histoire de la forma-
tion du dogme et de cette adaptation merveilleuse du christianisme
à l'état intellectuel du monde grec et romain ; tout cela est perdu
dans la nuit profonde. Il ne regrette pas son ignorance, qu'il ne
sent même pas; l'orthodoxie lui suffit , elle est la règle absolue, la
loi suprême; mais son regard, à force de la contempler, en est
comme fasciné. Cette foi étroite et tranquille exerce sur sa raison
et sur sa conscience la puissance pernicieuse de l'idée fixe; jointe
aux désordres d'un temps où la multiplicité quotidienne des for-
faits émousse l'horreur du crime, elle gâte l'honnêteté naturelle du
bon évêque. La mauvaise influence du milieu ne lui fait pas
commettre de méchantes actions, mais elle lui inspire des juge-
mens immoraux. Il est bon jusqu'à la tendresse la plus déli-
cate, et lorsqu'on lit dans son livre, tout plein de récits de per-
fidies, de vilenies et de tueries, tel passage où il déplore qu'une
peste lui ait enlevé « des petits enfans qui lui étaient doux et
ehers, qu'il avait réchauffés dans son sein, portés dans ses bras
et nourris de ses propres mains du mieux qu'il avait pu, » on
éprouve une émotion })rofonde à trouver tout à coup un homme
et l'humanité parmi ces bandits et ce brigandage. On dirait saint
Vincent de Paul apparaissant dans un bagne. Pas une des mani-
festations de la charité chrétienne ne mantpie dans la vie de Gré-
goire ; il est le protecteur des faibles et des pauvres ; il pardonne"
à ses ennemis, à l'évêque qui l'a calomnié, aux voleurs qui ont
voulu l'arrêter sur une route et qu'il rappelle, après qu'ils se sont
enfuis, pour leur offrira boire. Doux envers les humbles, il est fier
devant les grands. Il ne cède ni aux injonctions ni aux cajoleries
d'un Chilpéric; lorsque celui-ci, pour obtenir son assentiment à la
condamnation de l*rétextat, l'évêque de Rouen, le menace de sou-
lever le peuple de Tours, Grégoire répond à ce roi (jui s'apprête à
violer les canons que le jugement de Dieu est susi)cndu sur sa
tête. Chilpéric, pour le calmer, l'invite à s'asseoir à sa table, et,
lui montrant un plat: « J'ai fait |)réparer ceci pour toi, dit-il, c'est
de la volaille avec des pois chiches; » mais (irégoire ré[K)ud, avec
cette naïveté solennelle que mettent souvent dans ses paroles la
ÉTUDES SLR l'histoire d'allemag.ne. 379
conscience de sa haute .dignité avec l'habitude du langage ecclé-
siastique : « Ma nourriture est de faire la volonté de Dieu et non
pas de me délecter en ces délices. » Il savait bien pourtant qu'il y
avait péril à braver Chilpéric et Frédégonde; mais, entre le mar-
tyre et la désobéissance aux lois de Dieu et de l'église, il aurait
avec joie pris le martyre. Et cet homme d'un cœur si tendre, d'une
conscience si délicate, raconte de grands crimes sans s'émouvoir
et souvent même en ayant l'air de les approuver. Pour choisir un
exemple bien connu, Glovis a employé tous les modes de la scélé-
ratesse lorsqu'il a voulu acquérir le royaume de Sigebert: Sige-
bert, roi de Cologne, a été assassiné par son propre fils Gloderic, à
l'instigation de Clovis ; Gloderic a été ensuite assassiné par l'ordre du
même Glovis: celui-ci se rend alors à Cologne et convoque les Francs :
« Je ne suis pour rien dans ces choses, leur dit-il ; je ne puis, en
effet, répandre le sang de mes parens, puisque cela est défendu ;
mais ce qui est fait est fait, et j'ai un conseil à vous donner...
Réfugiez-vous vers moi, afin que vous soyez sous ma protection. »
Les Francs l'applaudissent par des clameurs et le fracas des bou-
cliers; ils rélèvent sur le pavois et le mettent en possession du
trésor et du royaume ; a car Dieu, dit Grégoire en manière de mo-
ralité, faisait tomber chaque jour ses ennemis sous sa main, parce
que ce roi marchait devant le Seigneur avec un cœur droit et qu'il
faisait ce qui était agréable à ses yeux. » Et l'évêque énumère
d'autres meurtres commis par Clovis avec autant de calme que s'il
récitait une litanie. Comment donc ce saint homme compromei-il
sa vertu et la grandeur même de Dieu dans ce panégyrique d'un
méchant barbare, et qu'entend-il par un cœur droit et où trou-
vera-t-il des cœurs pervers, s'il reconnaît en Glovis la droiture du
cœur? Rien de plus simple que son critérium. Tous les cœurs sont
droits qui confessent, tous les cœui*s sont pervers qui nient la Tri-
nité « reconnue par Moïse dans le buisson ardent, suivie par le peuple
dans la nuée, contemplée avec terreur par Israël sur la montagne,
prophétisée par DaWd dans le psaume. » Grégoire ne se lasse pas de
répéter qu'il suffit d'être un hérétique pour être puni en ce monde
et dans l'autre, et il donne ses preuves : l'arien Alaric a perdu tout
à la fois son royaume et la vie éternelle, pendant que Clovis, avec
l'aide de la Trinité, a vaincu les hérétiques et porté les limiiçs de
son royaume aux confins de la Gaule. Grégoire ne dit point que
Glovis soit au paradis dans la gloire éternelle, mais certainement le
soupçon ne lui est pas même venu que ce confesseur de la Trinité
pût être relégué dans les enfers avec la foule de ceux qui l'ont |)las-
phémée.
Après l'orthodoxie, la vertu principale aux yeux de Grégoire est
le respect de l'église orthodoxe, de ses ministres, de ses droits, de
380 REVUE DES DEUX MO.XDES,
ses privilèges et de ses propriétés. Malheur, à celui qui désobéit à
un évèque, car il est frappé tout de suite comme un hérétique ! Un
misérable conspirait contre son'évêque : il fut trouvé, le malin du
jour fixé par le crime, mort sur une chaise percée, et, comme l'hé-
résiarque Arius avait fini de cette laide façon, Grégoire, dont la lo-
gique a de ces surprises, conclut de l'identité du châtiment à l'iden-
tité du crime : « On ne peut, dit-il, sans hérésie désobéir au prêtre de
Dieu. » Malheur à qui viole l'asile d'une église! Le saint auquel
elle est consacrée ne tolère pas ce sacrilège. Un homme poursuit
son esclave dans la basilique de saint Loup ; il saisit le fugitif et le
raille : « La main de Loup ne sortira pas de son tombeau pour t'ar-
racher de ma main ! » Aussitôt ce mauvais plaisant a la langue liée
par la puissance de Dieu ; il court par tout l'édifice en hurlant, car
il ne sait plus parler comme les hommes : trois jours après, il meurt
dans des tourmens atroces. Malheur à qui touche aux biens de
l'église ! Nantinus, comte d'Angoulême, s'est approprié des terres
ecclésiastiques ; il est brûlé par la fièvre et son corps tout noirci
semble avoir été consumé sur des charbons ardens. Un agent du
fisc s'empare de béliers qui appartenaient à saint Julien; le berger
les veut défendre, disant que le troupeau est la propriété du martyr :
« Est-ce que tu crois, répond le facétieux personnage, que le bien-
heureux saint Julien mange du bélier? )> Lui aussi fut brûlé par la
fièvre, au point que l'eau dont il se fais.iit inonder devenait va-
peur au contact de son corps. Malheur enfin à qui n'obéit pas aux
commandemeiis de l'église ! Un paysan qui se rendait à l'office
aperçoit un troupeau qui ravage son champ: « Hélas! dit-il, voilà
perdu mon labeur de toute une année ! » Et il prend une hache ;
mais c'était dimanche; la main qui violait la loi du repos domi-
nical se contracte et demeure fermée, tenant toujours la hache ;
il fallut, pour l'ouvrir, un miracle obtenu à force de larmes et
de prières. Le plaisir est défendu ce jour-là comme le travail. Un
enfant qui a été conçu dans la nuit du dimanche est venu au mondt-
les genoux adhérens à l'estomac, les mains à la poitrine et les talons
aux jambes. Saint Martin a bien voulu le guérir en deux fois, mais
Grégoire tire une leçon de ce terrible accident : « Prenez gardo,
hommes mariés! c'est assez de s'adonner à la volupté les autres
jours. Les enfans conçus le dimanche naissent boiteux, épileptiques
ou lépreux ! »
Toujours dans les récits de Grégoire éclate la })uissance des
saints, propice aux bons et redoutable aux niéchans : il est le grand
pontife du culte des bienheureux. Il a employé une bonne partie de
son existence tourmentée par tantde soins à célébrer leur gloire. La-
lK>ricux écrivain, il gardait à j)ortée do la main son llisloirr dt s
l'ninrg, qui est son œuvi e prinCipûIe et un des plus curieux monuinens
ÉTUDES SCR l'histoire d'aLLEMAGNE. S81
de l'histoire de la civilisation, mais sur sa table de travail se trouvait
toujours quelque manuscrit commencé, où il déroulait une inépui-
sable série de miracles : miracles de saint Martin, miracles de saint
Julien, miracles des Pères. Il avait une vénération particulière pour
saint Martin, dont il était le successeur sur le siège de Tours.
Dans la naïv été de son zèle pour la gloire de ce privilégié, il cherche
à le pousser aux premiers rangs de la hiérarchie céleste. Il ne veut
pas qu'il soit inférieur aux apôtres ni aux martyrs, et, pour l'éga-
ler aux plus grands témoins de la foi, il ruse avec les mots : si le
bienheureux n'a pas vécu au temps des apôtres, il a eu du moins
la grâce apostolique ; s'il n'est point mort dans les tourmens, il a
été « martyr par les embûches secrètes qu'on lui a tendues et par
les injures publiques qu'il a essuyées. » Au reste, la renommée de
saint Martin a rempli le monde entier ; déjà Sulpice Sévère a écrit
une histoire de sa prédication et de ses miracles ; Grégoire la con-
tinue, ajoutant les chapitres aux chapitres à mesure que les mi-
racles s'ajoutaient aux miracles. C'est du tombeau sacré dont il est
le gardien que l'évêque de Tours considère le monde ; son Histoire
des Francs est précédée, à la façon des écrivains chrétiens, d'une
histoire universelle qui commence avec l'univers même et qui est
terminée à la mort de saint Martin. Les premiers mots sont : « Au
commencement. Dieu créa le ciel et la terre, » et les derniers : « Ici
finit le livre premier, qui contient 5,5/i6 années, depuis le com-
mencement du monde jusqu'au passage en l'autre vie de saint
Martin l'évêque. » A travers le récit des guerres et des crimes,
Grégoire suit l'action miraculeuse du saint. C'est auprès de Tours,
et après avoir défendu comme le plus grand des crimes d'ofTenser
saint Martin, que Clovis a remporté sa plus grande victoire. C'est
à Tours qu'il a reçu les insignes proconsulaires et célébré son
triomphe. Même les plus méchans parmi les rois ont des égards
pour Martin : un jour, Chilpéric lui a demandé conseil par une lettre
qu'il a déposée sur le tombeau avec une feuille blanche réservée à
la réponse ; mais l'envoyé du méchant prince attendit en vain trois
journées ; la feuille resta blanche, car le saint réservait ses faveurs
à ceux qui l'honoraient d'une dévotion sincère. Grégoire ne doute
pas que son patron ne soit attentif à toutes choses, aux petites
comme aux grandes, et il lui demande protection, conseil, aide
contre tous les maux et en particulier contre la maladie. Il a été
guéri d'une dyssenterie mortelle en buvant une potion où a été
versée de la poussière recueillie sur le tombeau. Trois fois, le
simple contact avec la tenture suspendue devant ce tombeau l'a
guéri de douleurs aux tempes. Une prière faite à genoux sur le
pavé avec effusion de larmes et de gémissemens, et suivie de l'attou-
chement de la tenture, l'a débarrassé d'une arête qui lui obstruait
382 REVUE DES DEUX MONDES.
le gosier au point de ne pas laisser pénétrer même la salive :
« Je ne sais pas ce qu'est devenu l'aiguillon, dit-il, car je ne l'ai ni
vomi ni senti passer dans mon ventre. » In jour que sa langue
tuméfiée remplissait sa bouche, il l'a ramenée à l'état naturel en
léchant le bois de la barrière qui entourait le sépulcre. Saint M'irtin
ne dédaigne pas de guérir même les maux de dents, et Grégoire,
reconnaissant de tous ces bienfaits, émerveillé de cette puissance,
s'écrie : « 0 thériaque inénarrable ! ineffable pigment ! admirable
antidote! céleste purgatif! supérieur à toutes les habiletés des mé-
decins, plus suave que les aromates, plus fort que tous les onguens
réunis! tu nettoies le ventre aussi bien que la scammouée, le
poumon aussi bien que l'hysope, tu purges la tête aussi bien que
le pyrèthre ! »
"Telle était la religion de Grégoire de Tours : croyance au dogme
littérale et sans examen, observance minutieuse des pratiques de
dévotion, superstition répugnante. Certes Grégoire vaut mieux que
cette religion qui s'est imposée à son esprit. Par momens, il fait
effort pour s'en dégager et s'élever jusqu'à Dieu : il y arrive sans
trop de difficultés, conduit et porté par les saints. 11 a une concep-
tion très belle du rôle des saints dans le monde, et il l'exprime
avec une éloquence toute chaude d'une inspiration sacrée. « Le
prophète législateur, après qu'il a raconté comment Dieu déploya
le ciel de sa droite majestueuse, ajoute : Et Dieu fit deux grands
luminaires, puis les étoiles, et il les plaça dans le firmament du
ciel afin qu'ils présidassent au jour et à la nuit. De même Dieu
a donné au ciel de l'àme deux grands luminaires, à savoir le Christ
et son église, afin qu'ils brillassent dans les ténèbres de l'ignorance;
puis il y a placé des étoiles, qui sont les patriarches, les prophètes
et les apôtres, afin qu'ils nous instruisent de leurs doctrines et nous
éclairent par leurs actions merveilleuses. A leur école se sont for-
més ces hommes que nous voyons, semblables à des astres, briller
de la lumière de leurs mérites, resplendir de la beauté de leurs
enseigiiemens : ils ont éclairé le monde des rayons de leur pré-
dication, car ils sont allés de lieu en lieu, prêchant, bâtissant des
monastères pour les consacrer au culte divin, apprenant aux hommes
à mépriser les soins temporels et à se détourner des ténèbres de In
concupiscence pour suivre le vrai Dieu. » Par un bienfait de sa
naissance et de son éducation, Grégoire a connu et il a aimé
quelques-uns de ces continuateurs des patriarches et des apôtres.
Il est d'une famille de saints : le bisaïeul de sa mère est saint Gré-
goire, évoque de Langres, qui « eut pour fils et successeur Tetricus, >»
doublement successeur, car Tetricus fut à la fois évêque de Langres
et saint. Saint Ni/ier, l'évoque de Lyon, était l'oncle maternel de
<irégoire, qui, dans son enfance, alors qu'il apprenait à lire, cou-
ÉTUDES SDR L'hISTOIRE d' ALLEMAGNE. 383
<:hait avec le vénérable vieillard : à sa mort il reçut une pré-
cieuse relique, une seniette dont les fils détachés suffisaient à faii'e
de grands miracles. Du côté paternel, Grégoire trouvait quatre saints
personnages : saint Gall, l'évêque des Arvernes, qui, le jour où on
le porta en terre, se retourna sur la civière de manière que sa face
regardât l'autel ; saint Ludre qui, une nuit où des clercs s'appuyaient
sur son tombeau , le secoua pour les rappeler au respect ; Léoca-
dius, citoyen de Bourges, qui, étant encore païen, accueillit dans sa
maison les premiers missionnaires du Berry; Vettius Epagathus
enfin, qui fut un des martyrs de Lyon au ii* siècle. Ainsi Grégoire
remontait par une chaîne ininterrompue de bienheureux jusqu'au
jour où le christianisme fut prêché en Gaule. Par eux il touchait
aux apôtres, aux patriarches, aux prophètes et à la création. Gomme
il savait peu de choses, comme l'histoire du monde était pour lui
contenue dans l'histoire de l'église, son regard, glissant sur l'an-
tiquité profane presque évanouie dans le néant, atteignait le prin-
eipium yniindi où siégeait sur son trône l'indivisible Trinité. Il n'a
qu'une notion très imparfaite de la succession des temps; il rap-
proche et confond presque sur le même plan toutes les figures
célestes, comme les vieux peintres représentaient leurs personnages
et la nature sans perspective sur un fond d'or, Le « monde de
l'âme, » comme il dit, lui apparaît sous des formes précises; sa
foi a besoin de ces représentations quasi matérielles; mais, si
grossière qu'elle soit, elle le transporte au-delà des misères qu'il
voit autour de lui; elle le fait vivre dans un monde enchanté, tout
pénétré de divin, et c'est justice que ce compagnon des êtres
célestes ait été reconnu saint après sa mort : l'église n'a fait que
le laisser où il avait vécu, parmi les saints.
Grégoire est donc une exception dans l'église mérovingienne, et
pour étudier l'action de cette église sur les peuples de la Gaule,
il faut retrancher de la religion de l'évêque de Tours les traits
qui l'embellissent. Il faut aussi placer à côté de lui et de quelques
évèques bons et saints comme lui ces ecclésiastiques étranges,
dont il étale les vices et raconte les crimes : l'évêque de Vannes
.Eonius, un ivrogne, qui, un jour, en pleine messe, poussa
un cri de bête et tomba saignant de la bouche et des narines;
Bertramm et Pallade, qui se prennent de querelle à la table de
Gondebaud et se reprochent leurs adultères et leurs parjures pour
la plus grande joie des convives, qui rient à gorge déployée;
Salone et Sagittaire, qui vont à la guerre avec casque et cuirasse
et font pendant la paix le métier de coupeurs de routes, s'atta-
quant même aux hommes d'église, comme ce jour où ils envahis-
sent à la tète de leurs bandes la maison d'un évêque occupé à cé-
lébrer une fête, maltraitent l'hôte, tuent les convives et s'enfuient
384 REVUE DES DEUX MONDES.
chargés de butin; brigands incorrigibles, déposés par un concile,
mais rétablis, enfermés par Gontran dans un monastère, puis libé-
rés, — tant il y avait d'indulgence pour des crimes d'evêques, —
jouant la comédie de la pénitence, répandant les aumônes, jeûnant,
psalmodiant nuit et jour, puis retournant à leur \ ie habituelle, c'est-
à-dire buvant la nuit pendant les chants de matines, quittant la
table aux premiers rayons de l'aurore, pour aller, tout avinés,
dormir avec des femmes, et se levant vers la troisième heure pour
se baigner et se remettre à table où ils demeuraient jusqu'au soir;
Badegisel du Mans, qui « n'a pas laissé passer un jour, ni même
une heure sans commettre quelque brigandage ; » Pappole de
Langres dont Grégoire se refuse à dire les iniquités, prétention qui
permet de supposer des monstruosités, car le bon évêque n'est
pas pudibond et il ne craint pas de nous représenter « la malice
ineffable » de cet évêque de Nantes qui a\ait inventé pour les
hommes et les femmes un genre de supplice impossible à décrire
en langue française. A côté de ces princes de l'église séculière,
on pourrait nommer tel abbé assassin et adultère, tel ermite qui,
ayant reçu de quelques fidèles en témoignage de vénération une
provision de vin, se mit à boire et à courir les champs, armé de
pierres et de bâtons, si bien qu'il fallut l'enchaîner dans sa cellule ;
enfin cette religieuse du couvent de Sainte-Radegonde,Ghrodield,
une princesse mérovingienne qui s'insurge contre son abbesse Leu-
dovère. Grégoire a beau lui rappeler que les canons frappent d'ex-
communication les religieuses qui désertent le cloître ; elle se rend
auprès du roi Gontran son oncle, et elle obtient de lui qu'une com-
mission d'evêques examinera ses griefs. De retour à Poitiers, elle
trouve la maison en grand désordre ; plusieurs de ses compagnes
se sont mariées. Craignant alors le jugement épiscopal, elle arme
une bande de vauriens. Les évêques arrivent et ils excommunient
les mutines, mais celles-ci les assiègent dans une église, d'où ils
s'enfuient non sans avoir reçu force mauvais coups. De son côté,
Leudovère, qui a été chassée, arme ses serviteurs. Poitiers est en
proie à la guerre civile : « Pas un jour sans meurtre, pas une heure
sans querelle, pas une minute sans larmes. » A la fin deux rois,
Ghildebert et Gontran, se coalisent contre ces femmes ; un comte
prend d'assaut le monastère ; un concile condamne les révoltées à
la pénitence, mais Ghildebert obtient leur pardon. De tels scandales
montrent de quel cortège était entouré Grégoire, et ils expli-
quent en partie pourquoi l'église mérovingienne a été impuissante
à corriger les mœurs des Francs et des Romains, mais ce serait
juger superficiellement les choses que d'attribuer à la seule per-
version des ecclésiastiques le désordre moral de la société méro-
vingienne. Cette perversion est, non point unejcause, mais une con-
ÉTUDES SUR l'histoire d'allemagne. 385
séquence de la corruption de la religion chrétienne, car la religion,
comme la comprenait et la pratiquait Grégoire de Tours, descen-
dant de l'àme exceptionnelle du saint évêque dans la masse igno-
rante, n'y pouvait produire qu'une idolâtrie grossière et l'immo-
ralité.
V.
Sans doute, il y a dans l'église comme dans la conscience de
Grégoire une sur\ivance du divin. Même dégénérée, elle est bien-
faisante, car les efforts vers le bien ne sont jamais perdus, et si
l'histoire du christianisme montre que la recherche d'une perfec-
tion idéale est chimérique, si le contraste entre la laideur des
choses et la beauté du rêve est attristant, c'est une consolation de
penser que la chimère et le rêve ont en ce monde leur utilité. Tout
indignes que soient tant d'ecclésiastiques, l'église exerce une haute
magistrature d'humanité. Elle est la protectrice légale des miséra-
bles. A l'évêque sont confiées les causes des veuves et des orphe-
lins; il habille et il nourrit les pauvres ; il lait visiter les prisonniers
par l'archidiacre tous les dimanches ; il donne asile aux lépreux,
qui sont des réprouvés parce que leur mal est un objet de terreur
et d'horreur. Les conciles protègent l'esclave, dont la condition est
plus atroce au vi* siècle qu'elle n'était à Rome, au temps où la lé-
gislation impériale l'avait pris en pitié, et en Germanie, où l'on ne
connaissait pas l'esclavage domestique, le plus atroce de tous. Un
contemporain de Grégoire, ce Rauching, qui appliquait sur les mem-
bres nus de ses serviteurs des torches allumées, jusqu'à ce que la
brûlure lit tomber la chair et calcinât les os, rappelle ces Romains
qui engraissaient les murènes de leurs viviers avec de la chair
d'homme, ou ces matrones qui enfonçaient des épingles d'or dans
le sein de leurs femmes. L'église répète à ces barbares la dé-
fense de tuer l'esclave ; elle y ajoute la défense de le vendre hors
de la province et de séparer les époux qu'elle a unis au nom de
Dieu. Elle fait plus : elle proclame « l'égalité du maître et de l'es-
clave devant le Dieu qui ne fait pas au ciel de différence entre les
personnes. » Pourvue par la loi romaine du droit d'affranchisse-
ment qu'elle pratique dans ses temples, elle range la libération des
esclaves au nombre des œuvres pies, et les formules, les lois mêmes
promettent au maître libérateur qu'il « recevra sa récompense dans
la vie future auprès du Seigneur. » Elle traite bien ses propres
serfs : dans la hiérarchie de la servitude, les serfs d'église sont
placés en tête à côté de ceux du roi. Bonne propriétaire, elle fait à
ces ouvriers de ses domaines un sort supportable, et l'afflux des
TOME LXXIV, — 1886. 25
386 REVDE DES DEUX MONDES.
malheureux qui se réfugient sous sa protection prouve qu'alors déjà
on savait ce que dira plus tard le proverbe : qu'il est bon de vivre
sous la crosse.
L'église accepte, il est vrai, mainte coutume barbare, par exemple,
les épreuves judiciaires : quand un accusé, pour prouver son inno-
cence, offre de tenir dans sa main un fer chaud, le fer est chauffé
auprès de l'autel ; si l'accusé est jeté tout garrotté dans une cuve
dont il doit toucher le fond, un prêtre bénit l'eau ; s'il doit se battre
contre son adversaire, l'église bénit les armes des deux champions.
L'Écriture est employée à justifier ces bizarreries grossières : Dieu
n'a-t-il pas sauvé Lot du feu de Sodome, Noé des eaux du déhige,
et David n'a-t-il pas combattu en duel contre Goliath ? Comme Dieu
était réputé manifester l'innocence et révéler le criminel, l'église
ne pouvait récuser le juge infaillible ; mais du moins sa bienfai-
sante influence se fait sentir dans les guerres privées : entre deux
partis près d'en venir aux mains, elle « intervient, » comme disent
les formules, pour a rétablir la concorde et la paix. » Elle demande
à l'offensé d'accepter la composition, et elle aide au besoin l'offen-
seur à la payer. Elle révèle aux barbares des sentimens inconnus,
en exprimant l'horreur qu'elle éprouve pour le sang versé : Ecrleiiia
abhorret a sanguine. Aux criminels et aux malheureux menacés d'un
châtiment juste ou immérité, elle ouvre ses asiles, où elle les dé-
fend, non contre le juge, mais contre la violence immédiate, car le
droit d'asile tel qu'il était alors pratiqué, n'était pas une usurpation
de l'église sur la puissance publique : elle rendait les réfugiés après
avoir reçu la promesse qu'ils seraient jugés régulièrement et les
avoir assurés autant que possible contre la peine de mort. S'il s'a-
gissait d'esclaves fuyant le courroux d'un maître, elle imposait ;\
celui-ci l'obligation du pardon : deux esclaves de Rauching, un
homme et une fetnme, menacés par lui pour s'être mariés contre
son gré, se sont réfugiés au pied de l'autel ; il les réclame, mais ne
les reçoit qu'après avoir juré de ne pas les séparer; il les emmène,
les enchaîne l'un à l'autre et les ensevelit dans un tronc d'arbre :
« Je tiens ma parole, dit-il, car les voilà pour jamais unis! » Mais
le prêtre informé accourt, il exige la libération des suppliciés : l.i
femme cH,ait morte ; il put du moins sauver son compagnon.
L'église a donc prononcé des paroles belles et douces, perpétue
au milieu des violences le sentiment de la miséricorde, essuyé bien
des larmes, épargné des tortures à la chair humaine. Elle a rappelé
aux barbares qu'ils avaient une âme que le péché mettait on péril.
licniède de l'àme, ceiia expression qu'on lit dans les chartes de do-
nation, était bienfaisante. Le moyen le plus souvent employé d'as-
surer le remède à son âme était sans doute la libéralité envers
l'église : qu'importe ! Elle seule sa\ ait alors faire usage des richesses.
ÉTDDEs SUR l'histoire d'allemag.ne. 387
puis il suffit que le remède ait été quelquefois l'afîpancliissement
d'esclaves ou la fondation d'une œuvre de charité pour que l'huma-
nité sache gré à ceux qui ont trou% é les mots Remedium animœ.
Mais ces mots nous livrent aussi le secret de la religion mérovin-
gienne, égoïste, intéressée, reposant tout entière sur un calcul, aisé-
ment satisfaite par des pratiques extérieures et confondant l'acte
pieux avec la piété. La nation des Francs s'imagine qu'elle est liée
à Dieu par un contrat qui règle les devoirs réciproques. « Vive le
Christ, qui aime les Francs ! » dit un prologue de la loi saliqtie : cette
exclamation, qu'on croirait poussée sur un champ de bataille après la
victoire, signifie : « Vive le Christ, parce qu'il aime les Francs ! »
Pourquoi les Francs s'attribuent-ils des droits à l'amour du Christ?
Parce qu'ils sont le peuple qui « a reconnu la sainteté du baptême
et somptueusement orné les corps des martyi-s d'or et de pierres
précieuses. » Être baptisé, donner des tombeaux et des châsses
aux reliques des saints, bâtir des églises et les enrichir, cela pro-
cure une créance sur Dieu ; quiconque se l'est acquise se présen-
tera sans crainte au dernier jugement en disant, comme on lit dans
un sermon attribué à saint É'oi : « Donne, Seigneur, parce que nous
avons donné ! Du, Domine, quia dedimns! » La puissance de l'ar-
gent est telle qu'elle crée la liberté du mal par cela même qu'elle
en détruit les effets. Les hommes s'imaginent qu'il y a une com-
pensation réglée pour les péchés, comme le wergeld compensait telle
offense ou tel attentat et l'effaçait. Cette coutume germanique a été
adoptée par l'église comme les épreuves judiciaires, et déjà sont
rédigés des livres pénitentiaires où la taxe des péchés est une vé-
ritable dispense de vertus.
La plus grande marque de l'impiété de ces païens parés des de-
hors du christianisme, c'est qu'ils réduisent Dieu et ses saints à la
qualité de forces que l'homme peut subjuguer et employer à sa
guise. On leur propose des marchés à tout instant. La femme d'un
sacrilège frappé d'un mal terrible, pour avoir blasphémé contre un
saint, demande à celui-ci la guérison du malade et dépose des pré-
sens dans son église ; le malade meurt et la veuve reprend ce qu'elle
a donné, car elle n'a donné qu'à condition. La grand' mère d'un
enfant qui vient de mourir porte le corps dans une église consacrée
à saint Martin et où se trouvaient des reliques que sa famille avait
été chercher à Tours. Elle explique au saint dans quelle espérance
ses parens avaient fait un long voyage pour aller quérir ces pré-
cieux restes, et elle le menace, s'il ne ressuscite pas le mort, de ne
plus courber le cou devant lui et de ne plus faire briller dans
son église la lumière des cierges. Les prêtres mêmes prétendent
exercer une contrainte sur leurs saints. Un officier du roi Sigebert
avait pris possession d'un bien qui appartenait à l'église d'Aix. L'é-
388 REVDE DES DEUX MONDES.
vêque, s'adressant au saint patron, lui dit: « Très glorieux, on
n'allumera plus ici de cierges et l'on ne chantera plus de psaumes,
tant que tu n'auras pas vengé tes serviteurs de leurs ennemis et
restitué à la sainte église les biens que l'on t'a volés. » Puis il met
des épines sur Je tombeau, des épines aux portes de l'église. Les
saints mis en demeure de cette façon s'exécutent : saint Martin rend
la vie au cadavre, et saint Métrias punit de mort le spoliateur. C'est
l'église qui, du haut de la chaire, racontait ces miracles ; c'étaient
des plumes ecclésiastiques qui en perpétuaient le souvenir. Gom-
ment les simples fidèles ne se seraient-ils pas imaginé que la puis-
sance vénale des êtres célestes pouvait être requise même pour le
mal ? Mummole, un de ces Romains dont on cite l'exemple pour prou-
ver que les Romains ne le cédaient point aux Francs en fait de
passions mauvaises, apprend qu'Euphronius, marchand syrien
établi à Bordeaux, possède des reliques de saint Serge. Or on rap-
portait qu'un roi d'Orient qui avait attaché à son bras droit un
pouce de ce saint n'avait qu'à lever le bras pour mettre ses enne-
mis en déroute. Mummole se rend chez Euphronius et, malgré les
prières du vieillard, qui lui olïre 100, puis 200 pièces d'or, il fait
ouvrir la châsse par un diacre qu'il avait amené, prend un doigt
du saint, y applique un couteau, frappe jusqu'à ce qu'il l'ait brisé
en trois morceaux, et, après s'être mis en prière, en emporte un.
« Je ne crois pas, dit Grégoire, que cela ait fait plaisir au bienheu-
reux ; » mais c'était le moindre souci de Mummole : il croyait s'être
acquitté envers saint Serge par ces parodies qu'il avait faites d'a-
genouillement et dn prières, et ne doutait pas de l'efficacité du
talisman. Ainsi pensait Chilpéric, qui, ayant violé la parole donnée
à ses frères en s'emparanl de Paris, entra dans la ville précédé de
reliques, qui devaient le mettre à l'abri de tout mal. Frédégonde
fit mieux encore. Lorsqu'elle embaucha deux sicaires pour l'as-
sassinat de Sigebert, elle leur dit : « Si vous revenez vivans, je
vous honorerai vous et votre lignée ; si vous périssez, je répandrai
pour vous des aumônes dans les lieux où les saints sont honorés. »
Elle ne doutait pas que les saints, bien payés par elle, ne fissent
dans l'autre monde à ces deux misérables les bons offices qu'elle
leur promettait s'ils échappaient à la punition de leur crime.
Grégoire !ious fait connaître nombre de personnages dont il nous
cite les paroles et nous conte les moindres actions; grâce à lui. nous
vivons dans leur intimité : trouvons-nous parmi eux un seul homme
duquel on puisse dire qu'il soit un chrétien? Sera-ce Gontran, cet
homme « d'une sagesse admirable, » et qui avait l'air ii non-
seulement d'un roi, mais d'un prêtre du Seigneur? » De son vivant^
même, il faisait des miracles. Une pauvre femme, dont le fil
était mourant, se glisse un jour à travers la foule jusqu'à lui, d^
ÉTUDES SUR l'histoire D'iXLEJiAG.NE. 389
tache de son vêtement des franges et les infuse dans une coupe
d'eau qu'elle fait boire au malade : le malade guérit. Quel chrétien
était donc ce miraculeux personnage? 11 s'est complu en la com-
pagnie de concubines; il a commis un certain nombre d'actions
atroces; par exemple, à la mort d'une de ses femmes, il a fait périr
les deux médecins qui l'avaient soignée sans la guérir. Un jour, en
chassant dans les Vosges, il trouve une bête tuée; il interroge le
garde-chasse, qui dénonce le chambellan Ghundo. Celui-ci niant le
méfait, le duel est ordonné. Deux champions sont choisis : celui de
l'accusé, qui était son propre neveu, a le ventre percé d'un coup
de couteau au moment où il se mettait en devoir d'achever son ad-
versaire qu'il avait renversé. Chundo, se voyant condamné, s'en-
fuit vers la basilique de Saint-Marcel, mais Contran crie qu'on l'ar-
rête avant qu'il atteigne le seuil sacré, et, sitôt qu'il a été saisi, le
fait lapider. Le même prince a commis maints parjures, et nulle
parole n'était plus incertaine que la sienne; mais il était, atout
prendre, moins méchant que les autres rois, et il avait des goûts
ecclésiastiques : il se plaisait en la compagnie des évoques, les
visitait, dînait avec eux. 11 aimait les cérémonies religieuses, sur
l'effet desquelles l'église comptait pour surprendre et charmer les
barbares, qui, éblouis par l'éclat des luminaù'es, respirant à pleines
narines l'odeur des parfums, écoutant les chants des prêtres et mis
en recueillement par la célébration des mystères, se croyaient
transportés au paradis. Contran paraît avoir été surtout amateur
de chant. Un jour qu'il avait à sa table plusieurs évèques, il pria
Grégoire de laire chanter un psaume par un de ses clercs, puis il
demanda successivement à tous les évèques d'en faire autant, et
chacun de son mieux chanta son psaume. Le « bon roi » avait une
autre vertu, qui était son respect pour la personne des évèques :
comment n'aurait-il pas craint de leur déplaire? Un jour, il a fait
emprisonner un évêque de Marseille, et la Providence divine lui a
envoyé une maladie pour le punir. Une autre fois.il a enfermé dans
un couvent Salone et Sagittaire pour qu'ils y lissent pénitence; mais
aussitôt son fils est tombé malade et ses serviteurs l'ont supplié de
mettre les deux évèques en liberté, de peur que l'enfant ne vînt
à périr : « Relàchez-Ies, s'est-il écrié, afin qu'ils prient pour mes
petits enfans! » Pourtant il savait bien que ses prisonniers étaient
des bandits, mais il redoutait le caractère sacré dont ils étaient re-
vêtus; il ressentait cette sorte de terreur inspirée par les prêtres
de tous les temps aux gens simples de tous les pays. Et c'est avec
ces superstitions, ces simagrées et ces niaiseries que Contran passe
bon chrétien, prêtre et saint!
Pourquoi donc ces hommes n'étaient-ils pas des chrétiens? La
rapide étude que nous venons de faire de l'histoire de l'église de-
390 REVUE DES DEUX MONDES.
puis ses origines avait pour objet de répondre à cette question. Les
Mérovingiens n'ont pas été des clirétiens, parce que l'église gallo-
franque n'était plus capable de transmettre le christianisme. En-
fermée dans cette orthodoxie littérale dont les termes sont arrêtés
à jamais, à la fois ignorante et sûre d'elle-même, elle ne sait plus
pénétrer dans l'âme d'un païen, l'étudier, y analyser les croyances
et les sentimens religieux, trouver le point de départ d'une prédi-
cation et approprier son enseignement, comme avaient fait jadis les
chrétiens philosophes, à l'état des intelligences et des cœurs. Que
fallait-il laire pour transformer Glovis en un chrétien? Il fallait
retrouver la notion du Dieu suprême dans la religion germanique
parmi la foule des génies et au-dessus des grandes figures qui
représentaient les idées de l'amour, de la fécondité de la terre et
de la puissance du soleil ; insister sur le sentiment germanique de
la fragilité de cette vie placée entre le jour et la nuit; employer les
mythes populaires de dieux qui ont vécu paraii les hommes ; partir
d'Odin pour arriver au Christ, et préparer ainsi un guerrier fils de
guerriers et fils de dieux, un superbe qui n'aimait que la force, un
violent qui ne savait que haïr et pour qui le droit de vengeance était
une institution réglée, à incliner sa tête devant le Dieu qui a voulu
naître parmi les misérables et mourir d'une mort ignominieuse,
afin d'enseigner aux hommes, par l'exemple de sa charité envers
l'humanité, le devoir d'être charitables les uns envers les autres.
Proposer à Glovis le christianisme, c'était lui demander la transfor-
mation de tout son être. Or, si l'on en croit Grégoire de Tours,
lorsque Glovis hésitait à reconnaître dans le Grucifié le maître du
monde et reprochait à sa femme « d'adorer un dieu qui n'était pas
de la race des dieux, » Glotilde lui faisait honte do vénérer des
idoles et d'adorer Jupiter, qui a souillé les hommes de son amour
et qui a épousé sa propre sœur, puisque Virgile fait dire à Junon
qu'elle est « et la smur et l'épouse du maître des dieux; » mais
Glovis n'avait pas d'idoles, ne connaissait ni Jupiter, ni Junon,
ne comprenait pas par conséquent cette dialectique suraimée, em-
j)loyée jadis contre les païens d'Athènes et de Rome, et que l'église
ne se donnait pas la peine de renouveler. Aussi les réponses du roi
barbare montrent-elles qu'il n'entend pas ce qu'on lui veut dire.
Le jour où il a vu les siens plier sur le champ de bataille, il a pensé
ati Dieu de Glotilde, non point pour se souvenir de l'enfantine
théologie qu'elle lui avait enseignée, mais pour inviter le Christ à
montrer sa force : « Glotilde dit que tu es le fils du Dieu vivant et
que tu donnes la victoire à ceux qui espèrent en toi. J'ai ini|)loré
mes dieux, mais ils ne me [)rêtcnl aucune assistance. Je vois bien
que leur puissance est nulle. Je t'implore et je veux croire en loi,
mais tire-moi des mains de mes ennemis ! » Entre ses dieux el le
ÉTUDES SUR l'histoire d' ALLEMAGNE. 391
Christ il a donc institué une sorte de duel judiciaire, et, quand le
Christ se fut montré le plus fort, il l'adora, non pour être né dans
une crèche et pour être mort sur la croix, mais parce qu'il avait
cassé la lête de ses ennemis.
Peu importe que Grégoire nous ait exactement conté l'histoire de
la conversion de Glovis ; il suffit qu'il se la représente comme il
fait pour que nous sachions qu'un des évêques les meilleurs et les
plus éclairés de la Gaule ne soupçonne même pas qu'il faille cher-
cher une méthode de prédication à l'usage des païens germaniques.
Point de preuve plus convaincante de l'inertie intellectuelle où
l'église était tombée. Cette inertie est la cause principale de son im-
puissance, comme l'énergie intellectuelle des premiers siècles avait
été la cause principale des victoires remportées sur le paganisme
grec et romain. L'activité de l'esprit s'est soutenue pendant la lutte
contre les hérésies, mais les combats que l'église livre alors sont
de guerre civile, et comme la guerre civile fait oublier l'ennemi
extérieur, la guerre contre l'hérétique a fait oublier le païen. Victo-
rieuse une seconde fois, l'église se souviendra-t-elle qu'il demeure
des gentils et qu'elle a mission de continuer l'œuvre des apôtres?
Non, car elle a fait dans la lutte des pertes sensibles. Elle a perdu
ces instrumens de la sagesse antique qui avaient servi à élever l'édi-
fice du dogme. L'édifice demeure isolé, morne, dans la nuit qui
s'est faite sur le monde après que la civilisation ancienne s'est
éteinte. Le prêtre ne cherche plus la libre adhésion des intelli-
gences : il impose une doctrine réduite en formules dont il ne sait
plus l'histoire, qu'il ne comprend plus et qu'il n'a point souci que
l'on comprenne. En même temps que le vide s'est fait dans les
intelligences, la conscience du chrétien a été alourdie de tout le
poids des superstitions les plus grossières. Occupé à tant de petits
devoirs, enchaîné par les liens d'une dévotion compliquée, il a fait
assez quand il s'est occupé de lui-même et qu'il s'est mis en règle
avec les prêtres et avec les saints. Église et fidèles, arrêtés sur
le champ des premières victoires, sont impuissans à faire des con-
quêtes hors des pays grecs et romains. Les évêques, qui se disent
les successeurs des apôtres, répètent encore de temps à autre la
parole : « Allez et enseignez les nations; » mais ils sont incapables
d'y obéir : pour enseigner ils n'ont plus l'intelligence assez haute,
ni le cœur assez pur.
VL
Le clergé mérovingien, loin d'avoir propagé le christianisme au-
delà des frontières romaines qu'il avait atteintes, au iv« siècle,
ne lui a pas même rendu tout le terrain que lui avaient fait perdre
392 KJiVUE DKS DEUX MONDES.
les invasions germaniques. Le nord et l'est de la Gaule, les cantons
du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut sont remplis de })aïens, et les
rares prédicateurs qui s'y aventurent trouvent le culte et les su-
perstitions germaniques mêlés au culte et aux superstitions du paga-
nisme classique. A Trêves, une statue de Diane est vénérée par les
barbares, et l'anachorète Wulfilaisch jeûne et prie pour obtenir de
Dieu qu'elle soit renversée. A Cologne, les Francs célèbrent des or-
gies dans un sanctuaire païen, et le diacre Gallus, qui l'a incendié,
échappe à grand'peine à la fureur des guerriers en se réfugiant
auprès du roi Thierri. Ces rois de l'Est ont beau se dire les fils de
l'église et proscrire le paganisme dans leurs lois : ils sont contraints
de le subir. Un jour, saint Waast a suivi Glotaire dans un banquet
offert par un guerrier franc : sur la table, il voit des vases pleins de
bière bénits pour les convives chrétiens et d'autres préparés pour
les païens. Théodebert est loué par Grégoire pour sa piété; il se
donne lui-même comme un champion du catholicisme et parle à de
certains momens comme un croisé : lorsqu'il passe en Italie pour y
combattre les Goths et les Byzantins, son armée arrivée aux bords du
Pô y précipite des corps d'enfans et de femmes, afin de se rendre favo-
rables les dieux de la guerre par un sacrifice humain. Dagobert ho-
nore les saints et les martyrs, et le monastère de Saint-Denis comblé
de ses libéralités : dans une expédition en Germanie, il a des païens
avec lui. Le paganisme qui se montrait dans l'intimité de ces rois
toujours entourés d'évêques vivait à plus forte raison dans le
peuple, en ce temps où les églises étaient très rares et où des
paysans pouvaient passer leur vie sans voir un prêtre.
11 y eut au vi® siècle une sorte de renaissance chrétienne sur les
bords du Rhin. A Trêves, à Mayence, à Cologne, à Metz, des évêques
rebâtissent des églises, et le poète Venantius Fortunatus les loue
d'avoir renouvelé les temples de Dieu. L'ancienne frontière est ainsi
touchée, mais en-deçà le paganisme se défend toujours. L'église
franque ne s'inquiète ni ne s'offense de ce voisinage. Les seuls
actes de prosélytisme qu'elle ait faits sont les missions de saint Floi
et de saint Amand, qui prêchent dans le pays entre Escaut et Meuse,
au milieu du vii^ siècle. A quelques lieues des n'Has royales de
Neustrie, ils trouvent des hommes pour qui c'est une nouveauté que
d'entendre parler du Dieu unique, créateur du ciel et de la terre.
Voici enfin la démonstration éclalanle de rim|)uissance de
l'église mérovingienne : les premiers grands missioimaires vin-
rent à la Germanie, non point de la Gaule voisine, mais de la
lointaine Irlande. L'histoire de l'église irlandaise s'oppose trait
|)our trait à celle do l'église franque. Le christianisme prêché
en Irlande au. v* siècle par saint Patrice fit rai)idement son che-
min dans une population homogène habitant un territoire peu
ÉTUDES SLR l'hISTOIRE d'aLLEMAGXE. 393
étendu. Comme l'Irlande n'avait jamais été occupée par les Ro-
mains, l'église n'entra point dans des cadres d'état. Le gouver-
nement patriarcal des chefs de clan ne ressemblait en rien au
gouvernement complexe, affairé, embrouillé des Mérovingiens, et
les prélats irlandais ne compromirent pas dans des cours corrompues
leurs mœurs et leur autorité. La victoire du christianisme ayant été
toute morale, il n'y eut pas de rupture ni d'antagonisme entre le
passé et le présent ; les Celtes d'Irlande apportèrent dans la foi leur
poésie de la nature, leurs légendes, leur fantaisie, le goût des aven-
tures lointaines. Enfin, comme la Bretagne fut conquise au v* siècle
par les Anglo-Saxons qui demeurèrent longtemps païens, la chré-
tienté d'Irlande, séparée des églises du continent, fut abandonnée
à son propre esprit. Il n'est pas vrai qu'elle ait jamais prétendu
vivre à part dans la catholicité, qu'elle se soit crue directement rat-
tachée aux apôtres et au Christ, ni qu'elle ait dénié au siège de
Pierre le respect et l'obéissance, mais il y eut en elle plus d'indé-
pendance et de liberté que chez les autres églises ; elle garda et
défendit énergiquement certains usages particuliers. Elle ne connut
point la discipline de l'église d'Occident, qui, si imparfaite qu'elle
fût, distinguait entre le clergé séculier et le régulier, et faisait de
l'évêque, chef de son clergé, protecteur et surveillant des moines,
le personnage principal de l'église, pourvu de toutes les attribu-
tions d'une autorité officielle. Clergé séculier et régulier sont con-
fondus en Irlande ; les abbés des grands monastères sont eji même
temps évêques ; c'est à peine si le clerc est distingué du laïque,
car des familles entières vivent en grand nombre dans des mo-
nastères, qui sont de vraies villes peuplées de plusieurs milliers
d'âmes. Enfin, tandis que la culture ancienne dépérissait en.
Gaule, les monastères d'Irlande étaient de grandes écoles où l'on
étudiait avec la même passion les lettres profanes et l'Écriture.
Pour toutes ces raisons, l'église d'Irlande avait une vie très libre,
très active, et une force d'expansion qu'elle manifesta par les mis-
sions qu'elle envoya en Germanie. Les plus illustres de ces mis-
sionnaires, saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil en
Bourgogne , saint Gall , fondateur du monastère de Saint-Gall en
Allemannie , saint Kilian , qui trouva le martyre à Wurtzbourg en
Thuringe, Virgile, qui fut évêfjue de Salzbourg en Bavière, sont
de véritables apôtres et les bienfaiteurs des contrées où ils prê-
chent l'évangile. Ils ont une originalité singulière. Colomban est un
ascète, très dur à lui-même et aux autres. Il a écrit pour ses mo-
nastères une règle où il traite le moine comme un forçat suspect,
menacé pour la moindre faute du fouet qui est la moindi*e peine.
Et le même homme écrit à un ami de jolis petits vers « en la me-
sure qu'employait Sapho, l'illustre poète, pour ses doux poèmes. »
394 REVDE DES DEUX MONDES.
Il y chante la vanité et le danger de la richesse, attestant la toison
d'or qui fut cause de tant de maux, la pomme d'or qui troubla le
banquet des dieux, la pluie d'or qui corrompit Danaé, le collier d'or
au prix duquel Amphiaraûs fut vendu par sa femme, et ainsi de
suite ; car Colomban connaît sa mythologie aussi bien que l'Ecriture.
Ce disciple de Sapho a la grandeur d'un saint du désert, sûr de sa
vertu, confiant en Dieu, méprisant toutes les grandeurs de la terre.
Ecrivant aux évêques de l'église franque pour se défendre de l'ac-
cusation d'erreur et d'hérésie qu'ils lui avaient adi-essée, il les
exhorte, comme s'il avait qualité pour cela, à obéir aux canons et
à faire les devoirs de leur office. Il reproche au roi de Bourgogne
Thierri ses débauches, et le presse de renvoyer ses concubines pour
prendre une femme légitime. Il n'est pas écouté ; même un jour,
Brunehaut, grand'mère de Thierri, lui demande sa bénédiction pour
les fils que celui-ci avait eus de ses maîtresses : « Sache bien, ré-
pond-il, que ceux-ci ne porteront jamais les ornemens royaux, car
ils sortent de lupanars. » Colomban est aussi hardi envers le pape
qu'envers les rois. Il ne méconnaît pas la dignité de l'église de
Rome, car il écrit au pape : « Tout le monde sait que notre Sau-
veur a donné à saint Pierre les clés du royaume céleste ; » mais
il ajoute : « De là vient l'orgueil qui vous fait réclamer plus d'au-
torité que les autres.., mais sachez que votre puissance sera
moindre auprès du Seigneur si vous pensez ainsi dans vos cœurs...»
Ce moine qui donne des leçons à tous, qui ne demande les con-
seils et ne prend les ordres de personne, semble un prophète au
milieu d'Israël captif dans une Babylone d'iniquité.
Ces missionnaires irlandais sont des découvreurs : tantôt c'est
une ruine qu'ils débarrassent des ronces et qu'ils restaurent, tan-
tôt ils jettent en plein désert les fondations d'églises et d'abbayes
autour desquelles s'élèveront des villes. Saint Gall, le disci])le
de Colomban, cherchait dans la solitude un lieu où il pût finir
ses jours terrestres. Un diacre l'accompagnait, peu rassuré, par-
lant d'ours, de loups et de sangliers et toujours prêt à s'ar-
rêter pour prendre du repos : « Marchons ! » disait le missionnaire,
mais son pied s'embarrasse dans des broussailles et il tombe : —
« C'est ici que je me reposerai pendant des siècles, » s'écrie-t-il;
et, faisant une croix avec une branche de coudrier, il la i>lanto en
terre et y susi^end des reliques qu'il portait avec lui. La petite
brandie devint un grand arbre, qui étendit ses rameaux au loin,
car à l'endroit où le saint était tombé s'éleva le monastère de Saiut-
Call, qui devint une seigneurie puissante, une grande école et un
foyer de civilisation. L'histoire et la légende de ces missions ti-ans-
portent l'esprit au commencement des choses ; on s'y croit au
lendemain de la création du monde. Hommes et animaux vivent
ÉTUDES SUR l'histoire d'allemagne. 395
confondus dans une sorte de familiarité. Pendant la première nuit
qu'il passa auprès de la branche consacrée, saint Gall vit venir un ours
qui mangea les restes de son repas : « Au nom du Christ, lui dit-il,
retire-toi de cette vallée ; tu partageras avec nous les montagnes et
les collines, à condition que tu ne fasses aucun mal ni aux troupeaux,
ni aux hommes. » Saint Gall avait appris de son maître l'art de char-
mer les bêtes, car on disait que, lorsque Golomban traversait une
foret, les oiseaux voltigaient autour de lui et les écureuils venaient
se poser sur sa main. Mais le trait le plus poétique de l'histoire des
Irlandais, c'est la lutte de la religion chrétienne contre la vieille re-
ligion naturaliste, de la métaphysique contre la mythologie, du Christ
contre les esprits des terres et" des eaux. Saint Gall entendit, un soir
qu'il jetait ses filets dans un lac, un dialogue entre le démon de la
montagne et le démon des eaux : — « Lève-toi, disait le premier;
au secours! Des étrangers sont venus qui m'ont chassé de mon
temple !» — Et l'autre répondait : — a Mais en voici un justement
auquel je ne pourrai jamais nuire ; j'ai voulu détruire ses filets, et
je m'avoue vaincu et je pleure, car il est toujours ceint du signe de
la croix et ne sommeille jamais! » — Quelquefois ces esprits dépos-
sédés apparaissaient sous la figure de femmes nues et jetaient des
pierres ; mais le signe de la croix les faisait fuir le long des eaux et
l'on entendait leurs cris, leurs lamentations et la question qu'ils
faisaient : « Le chrétien est-il encore dans notre désert? »
Les missionnaires, qui s'en vont ainsi dans un monde inconnu,
sans le secours d'un roi ou d'un prince, sans argent et sans armes,
seront- ils capables d'achever l'œuvTe si hardiment commencée?
Malgré les ;*uxiliaires que leur envoient les communautés de la mère
patrie, ils ne sont qu'une poignée d'hommes dans cette immense
Germanie. Aussi n'en ont-ils cou'-juis que les abords. Par leurs mo-
nastères qui ont été des écoles de travail intellectuel et agricole, et
d'oîi sont sortis des prêtres et des évéques meilleurs que les con-
temporains de Grégoire de Tours, ils ont affermi le christianisme en
Austrasie et l'ont assuré contre tout retour offensif. En Allemannie
et en Bavière, sur le Haut-Rhin et sur le Haut-Danube, des évêchés
ont été relevés ou créés par eux ; mais ces églises ne sont pas or-
ganisées; elles ne s'appuient pas les unes sur les autres; elles n'ont
point de chef commun, et cependant il reste à faire de grands ef-
forts , car la Thuringe , cœur de la Germanie , ne possède encore
que de rares chapelles et la grande Saxe est païenne tout entière.
A quelque distance du Rhin et du Danube, le missionnaire est aven-
turé. Il peut s'assurer l'appui de quelque chef et jeter la semence
de la parole chrétienne, attii*er autour de lui la population, l'éton-
ner par l'austérité de sa \ie et la nouveauté de ses discours, parles
vêtemens sacerdotaux dont il se revêt aux jours de fête et dont
396 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éclat contraste avec sa pauvreté, par ses actes hardis, par l'impu-
nité des offenses qu'il fait aux anciens dieux, car les statues et les
arbres sacrés sont abattus par sa hache, les sources reçoivent sa
bénédiction et la pierre des sacrifices ne se soulève pas pour ren-
verser l'autel qu'il y a dressé. Les pauvres gens auxquels il enseigne
le travail et dont il assure l'existence forment sa clientèle. Une
communauté est ainsi groupée autour de la petite église en bois, à
portée de la cloche qui appelle à la prière et qui fait fuir les esprits,
car ceux-ci ne peuvent demeurer dans le voisinage des chrétiens,
et les paysans, au dire de la légende, trouvent parfois dans leur voi-
ture de toutes petites pièces d'or déposées par d'imperceptibles
gnomes qui émigrent, et, après s'être assis une partie du chemin
sur le char qui passait, ont honnêtement payé le prix du transport.
Mais les gnomes, comme les esprits de la montagne ou des eaux,
ne s'en vont jamais loin. Ils attendent et demandent si le chrétien
est toujours là. Le chrétien y resterait-il toujours? C'était une ques-
tion, car le paganisme avait dans l'Allemagne du INord et dans la
Scandinavie la force de se défendre et d'attaquer.
Sur ces Germains demeurés Germains et restés en Germanie, le
christianisme ne pouvait avoir prise comme sur les peuples dé-
paysés, Goths, Vandalesf et Francs. Les Saxons, les Frisons, les
Scandinaves vivent comme leurs ancêtres. Au-dessus du non-libre
et du simple libre, ils ont le noble, qui est en même temps
un prêtre. Cette aristocratie, sacerdotale et guerrière tout à la fois,
a une horreur instinctive pour le prêtre chrétien, qu'elle croit en-
voyé pour la soumettre à l'impôt et aux lois de l'étranger. Elle est
la prêtresse d'Odiii, le dieu de la guerre, dont le culte héroïque et
sanglant convient à ses mœurs. Au milieu du vif siècle, la Saxe a
secoué le joug des Francs et elle a pris contre eux l'offensive, il y a
comme un monde du Nord opposé à cette Gaule où l'église et la
royauté tombent en décadence et semblent près de la ruine. Saxons
et Scandinaves sont des conquérans, et leurs émigrations armées
semblent annoncer une invasion nouvelle. Il ne sulïira point pour
les convertir que des missionnaires leur apportent des paroles in-
compréhensibles et leur donnent des représentations de la foi. Pour
achever l'évangélisation de la Germanie, il faudra de grands efforts,
la persévérance et l'esprit de suite d'une politique bien conduite. Il
faudra aussi, — car la \ieille religion est enracinée dans le pa\s
et dans les cœurs, et la nouvelle offense trop violemment, non-seu-
lement les croyances, mais la conception tout entière que les Ger-
mains ont de la vie et de l'humanité, — il faudra, dis-je , le fer et
le feu. A cette œuvre, la papauté fournira la politique et Charle-
magne le fer et le fou.
ËBNE8T LaviSSE.
LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRISSE
DE 1867 A 1870
IV .
LES NOUVELLES TENDANCES DE LA PRUSSE. — LA PRUSSE ET L'AUTRICHE.
— L'ENTREVUE DOOS. — LES PUISSANCES ET LES COMPLICATIONS ORIEN-
TALES.
I.
Le cabinet de Berlin, après s'être débattu dans un double cou-
rant entre la crainte et les résolutions violentes , avait repris son
sang-froid. Il s'était convaincu que le sentiment public en Allemagne
n'avait répondu qu'imparfaitement aux excitations de sa presse; il
s'apercevait aussi que l'Europe commençait à se lasser de ces alertes
incessantes, qui à tout propos remettaient la paix en question. Les
cours étrangères se montraient inquiètes ; elles ne dissimulaient pas
les appréhensions que leur causait l'éventualité d'un conflit. II leur
semblait que la Prusse , démesurément agrandie , avait mauvaise
(1) Voyez la Revue du 1*' ei du 15 janvier, et du i" février.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
grâce de récriminer et de poursuivre, sans égards pour de légi-
times intérêts, de nouvelles extensions. Ces doléances, interprétées
dans les correspondances de la diplomatie prussienne, servaient de
thème auprès du roi Guillaume aux détracteurs du ministre. Ils di-
saient que les témérités de sa politique conduiraient tôt ou tard à
des catastrophes. On trouvait qu'après tant d'étapes, si glorieuse-
ment et si rapidement parcourues, il était sage de reprendre haleine,
de borner sa tâche à l'assimilation des provinces conquises, à l'or-
ganisation de la confédération du Nord, et que, pour l'accomplis-
sement d'une œuvre aussi laborieuse, il importait de ne provoquer
personne. On estimait qu'il serait imprudent de pousser Napoléon III
à bout et d'alTronter une guerre avec la France tant que l'Allemagne
ne se serait pas réconciliée avec les événemens de 1866 et qu'il pour-
rait rester le moindre doute sur les sentimens du Midi et sur l'exé-
cution résolue des traités d'alliance. Les déclarations que le prince
de Hohenlohe venait de faire devant les chambres sous la pression de
l'opinion publique n'autorisaient pas à croire que déjà on pût, en tout
état de cause, compter sur l'ardent concours de la Bavière (1).
(1) Di^p^che d'Allemagne. — « Les déclarations du prince de Hohenlohe sont
de nature à mécontenter la Prusse; les journaux n'attendaient qu'un signal du gou-
vernement pour manifester leur indignation. Le signal n'a pas été donné, M. de Bis-
marck a proféré se montrer satisfait. C'est adroit et judicieux. II se rend compte des
diflicultés qui accablent le premier ministre du roi Louis. Il sait que la Bavière n'est
pas disposée à se fusionner avi'c le Nord et que, s'il voulait lui imposer le pro-
gramme du parti national, il se heurterait aux intérêts dynastiques et aux vœux popu-
laires. Il '^e place dès lors sur le terrain où la Bavière est d'elle-même disposée à se
placer. Le prince de Hohenlohe ne voulant pas entrer dans la confédération du Nord
et le Wurtemberg ne se souciant pas d'une confédération du Sud, on en est réduit à
chercher une formule qui permette de constituer l'unité par dos institutions iden-
tiques et par la solidarité des intérêts économiques et militaires. La presse natio-
nale se refuse à admettre des transactions, elle s'attaque au prince de Ilubcnlolic,
elle demande la mise en accusation du baron de Dalwigh, le ministre du grand-duc
de nes«o; elle réclame des garnisons pru«8iennes à Kehl et à Rastadt. Le grand-duc
de Bade, qui veut passer à tout prix le Main, avec armes et bagages, s'impatiente.
On dii que récemment il aurait livré à son beau-père, le roi Guillaume, un vc rii.ililo
assaut pour se faire ouvrir les portes de la confédération du Nord.
« Les déclarations du prince de Hohenlohe ont un grand retentispemcnt ».• .1..»-
magne; elles serviront à calmer en France, il faut l'espérer, les appréhoDsIons «in-
cères ou calculées de ceux qui tionnont l'unité germanique, par l'attraction que la
confédération du Nord exercerait sur le Midi, comme un fait déjà accompli. L'échange
inusité de courriers qui a eu lieu dans ces derniers temps, entre Borlin et .Munich,
permet do supposer que le comte do ISisuiarck a eu de la peine à sanctionner le
programme bavarois. S'il no s'en accommodait pas, il serait exigeant, car le roi
Louis, ramené aux sympathies prussiennes par l'influence de sa mère et do son mi-
niHlre dirigeant, aurait promis au roi Guillaume, en échange do son assentiment
à la politique de son gouvernctncnl, le concours le plus loyal, et il aurait mémo
engagé sa parole qu'en cas de guerre il n'hésiterait pas à marcher sous sa ban-
nière. ■
LA FRAJNCE ET LA PRUSSE DE !l 867 A ISTQ. 399
Le roi Guillaume n'avait pas les hardiesses du joueur ; c'était un
esprit pondéré, méthodique, timide plutôt qu'entreprenant; il ne
se souciait pas de violenter la fortune et de risquer sur un coup de
dé, sans la certitude absolue du succès, les résultats acquis. Les
ministres tombent du pouvoir et manquent la gloire, mais les sou-
verains perdent leur couronne et compromettent les destinées de
leur pays. — Le roi et son conseiller n'étaient pas toujours d'accord.
M. de Bismarck avait un grand respect et un profond attachement
pour (( son maître, » mais il regrettait les timidités, les partis-pris
et les faiblesses de ce maître pour d'anciens serviteurs qui se permet-
taient de critiquer ses actes et de miner son crédit (11. Ce grand
politique ne supportait pas les coups d'épingle. Il déplorait l'in-
fluence que des personnalités subalternes exerçaient sur l'esprit du
roi. « Je supporte bien la lutte contre des adversaires sérieux, con-
vaincus, disait-il, contre une assemblée, contre des partis hostiles :
elle est rationnelle; inévitable, mais ce qui me brise, c'est la lutte
sourde contre des hommes sans valeur, contre des inimitiés traî-
tresses s'exerçant sur une âme honnête, élevée, mais timorée. C'est
une toile d'araignée à défaire chaque jour, c'est l'œuvre nocturne de
Pénélope, mes nerfs s'en ressentent et ma patience souvent est mise
aux plus rudes épreuves. » Le comte de Bismarck s'irritait des
obstacles, il se plaignait d'être méconnu, payé d'ingratitude, il mau-
dissait le pouvoir. Richelieu a connu de plus grandes amertumes ;
il a subi les angoisses humiliantes de la journée des Dupes, a Vingt
pieds carrés, disait-il en faisant allusion au cabinet de Louis XllI,
me donnent plus de peines que toute l'Europe. »
Il ne devait pas coûter cette fois au ministre de se prêter à la vo-
lonté royale. Les intérêts de sa politique se conciliaient avec les
vues de sou maître : il passa de la violence à la modération. Ses re-
f I) Dépêche de Berlin. — « Le court séjour que le comte de Golu a fait à Berlin a
donné lieu à plus d'un incident. Le ministre et l'ambassadeur se sout exp-imé^ l'un
sur l'autre avec peu de tempérance. Si le comte de Bismarck témoigne peu d'égards à
ses collègues du conseil, il n'agit pas avec moins de violence contre les adversaires
qu'il rencontre jusque sur les marches du trône. La distance est grande entre lui et
le prince royal, qui le rend responsable de l'irritation persistante de l'opinion publique
dans les provinces annexées. Le mécontentement ne s'apaiserait pas en Hanovre ;
M. de Bennigsen méconseillerait le voyage, il craindrait que Sa Majesté ne fût expo-
sée à un fâcheux accueil. Les rapports du plénipotentiaire militaire à Munich ne
seraient pas plus rassuians. »
Dépêche d'Allemagne. — « Le comte d'Usedom, qui vient de passer plusieurs se-
maines à Berlin, m'a parlé des voies obscures dans lesquelles la Prusse s'est engagée;
il manifeste des inquiétudes au sujet du maintien de la pais. Il ne ménag& pas les
critiques à M. de Bismarck, il énumère avec complais-ance ses fautes; il dit qu'il
n'aime pas les programmes et qu'il n'est pas aisé de s'entretenir avec lui des éven-
tualités de l'avenir. •
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
tours étaient soudains, déconcertans. Son courroux et son bon vouloir
se réglaient au gré des circonstances. 11 pouvait, sans rien sacrifier
ni compromettre, manifester des tendances pacifiques. Par ses af-
firmations hautaines et ses procédés discourtois, il avait atteint son
but; il avait impressionné la France, inquiété l'Autriche et rappelé
au respect de leurs engagemens la Bavière et le Wurtemberg : le
comte de Beust protestait de ses sentimens germaniques, Napoléon 111
affectait la résignation ; au parlement, les libéraux faisaient litière de
leurs principes, et les cours du Midi s'appliquaient de leur mieux à
faire sanctionner par les chambres des traités qui consacraient leur
asservissement.
M. de Bismarck, son évolution accomplie, s'étonnait qu'on se fût
mépris sur la pensée dont il s'inspirait en adressant à ses agens,
au lendemain d'une entrevue menaçante, une circulaire confiden-
tielle qui, par lefaitd'nne indiscrétion, avait été livréeà la publicité;
il ne pouvait pas prévoir le retentissement que ses paroles auraient
à l'étranger et s'attendre au déplaisir qu'elles causeraient à ses
alliés du Midi. Il s'était flatté qu'en reconnaissant les obligations qui
découlent du traité de Prague, on n'attacherait qu'une importance
secondaire aux espérances qu'à titre de consolation il avait laissé en-
trevoir à ses partisans dans un avenir indéterminé. Pouvait-il, après
le concert qui s'était établi, à la face de l'Europe, entre les deux
empereurs, décourager le sentiment national qui, au jour du dan-
ger, serait sa force? La Prusse n'était-elle pas autorisée à se pré-
munir contre une agression éventuelle en voyant la diplomatie fran-
çaise en Allemagne s'attaquer à sa politique, contrecarrer sa légitime
influence auprès des cours méridionales?
Tels étaient les argumens que le chancelier faisait valoir pour ex-
pliquer ses griefs et justifier ses récriminations. Il disait qu'il n'avait
rien négligé pour entretenir avec le cabinet des Tuileries des rela-
tions confiantes ; il avait prescrit au comte de Goltz une attitude ami-
cale, il lui avait recommandé de se montrer rassuré par les manifes-
tations personnelles de l'empereur et par les déclarations de son
gouvernement sur la portée de l'entrevue de Salzbourg. Il lui avait
donné l'ordre de nous tranquilliser sur la loyale exécution du traité
de Prague, sans admettre toutefois notre intervention dans des ar-
rangemens auxquels nous n'avions pas participé (1).
(1) nép<*che de Berlin. — « Il Rufflt au comte de Biamarck d'avoir cmpôcb(^ la con-
fédération du Sud. Son intoniion n'est pas de braver la fortune en poursuivant la
m/^diatisation constitutionnelle absolue des souverains dont l'ind^pondanco a sur-
v/'cu à la guerre de 1866. Isolés les uns des autres, les états du Midi imnrront de
moins en moins se passer de l'appui de la Prusse. Il le leur assurera au moyen d'ar-
rangromcns particuliers qui auront le caractère do combinaisons internationales, de
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 18/0. AOl
A l'appui des déclarations calmantes qu'il adressait à ses agens (1),
le cabinet du roi nous donnait des gages effectifs de ses seniimens
pacifiques. Il réglait sa politique orientale d'après la nôtre, et il
reprenait avec le ministre de Danemark à Berlin les pom'parlers
si bruyamment rompus au mois de juillet par l'étrange méprise du
sous-secrétaire d'état. Il informait aussi le gouvernement néerlan-
dais qu'il avait fait sortir de Luxembourg tout le matériel de guerre
et que les troupes qui restaient dans la citadelle allaient être retirées.
Il espérait, en échange, que la Hollande procéderait au démantèle-
ment de la place, dès que le dernier soldat prussien en serait sorti.
L'évacuation avait été différée tant que les appréhensions d'une
guerre, soit qu'on dût la subir, soit qu'on voulût la provoquer,
étaient prédominantes à Berlin. Les communications faites au cabi-
net de La Haye ne pouvaient plus laisser de doutes sur les disposi-
tions du gouvernement prussien : elles dénotaient une franche con-
fiance dans le maintien de la paix.
L'attitude du chancelier au Reichstag n'était pas moins rassurante;
il calmait les ardeurs patriotiques des nationaux et les alarmes
particularistes du Midi. Il employait son ascendant sur les chefs
des différentes fractions parlementaires pour enlever à l'adresse au
roi (2) tout caractère irritant pour les susceptibilités du dehors.
façon à satisfaire tous les goûts et à ménager les susceptibilités des puissances étran-
gères. C'est par le caractère international et conditionnel des transactions qui inter-
viendront dans un avenir plus ou moins rapproché que les rapports des états du Sud
avec la Prusse se distingueront du statut constitutionnel qui forme la base fondamen-
tale de la confédération du Nord en un tout compact et indivisible à jamais. »
(1) Circulaire prussienne. — « Il me revient que la circulaire du 7 septembre, que
TOUS avez communiquée au gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité, a été
dans certains cercles mal interprétée. Malgré la clarté de ma dépêche, on y a vu l'in-
tention d'eiercer une pression morale sur les états du Midi pour les forcer à entrer
malgré eux dans la confédération du Nord. Le gouvernement du roi maintiendra cer-
tainement avec fermeté les rapports et les conventions avec les gouvememens du
Midi, mais il est fort éloigné de vouloir exercer la moindre pression sur la libre déter-
mination de ses alliés. Nous les laisserons toujours parfaitement libres de resserrer à
leur gré, maintenant ou plus tard, les liens qui les rattachent au Nord. Le gouver-
nement du roi désire rester en bonne intelligence avec tout le monde, mais il consi-
dère comme un devoir d'achever l'édifice dont le sentiment national a jeté les bases
et de fonder le bonheur des nouvelles parties de la monarchie sur une paix durable,
seule capable de couronner une œuvre difficile. »
(2) Le parlement décida que l'adresse serait portée au roi, qui voyageait dans le
midi de l'Allemagne. C'est à Nuremberg, la vieille cité impériale, choisie à dessein, que
la députation fut reçue. Guillaume !••■ venait de saluer à Hohenzollern le berceau de ses
ancêtres et il allait recevoir à Augsbourg, la ville de Charles-Quint, le roi de Bavière,
On ne négligeait aucune occasion pour raviver les souvenirs du saint-empire. Le roi
Louis, qui ne s'était prêté à l'entrevue qu'à son corps défendant, en revint fort sati»-
TOMB LXXIV. — 1886. 26
A02 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais il était difficile de tempérer les passions d'une asserablée aussi
jeune, avide de bruit et n'ayant pas le sentiment de la responsabilité
politique, ni le respect des convenances internationales. S'arrêter
à mi-chemin, ajourner la réalisation d'une œuvre si glorieusement
commencée n'était pas un sacrifice ordinaire. M. de Bismarck
aimait la lutte, il y excellait, elle répondait à son tempérament;
sa popularité y trouvait l'avantage de ne pas s'user dans les dé-
bats intérieurs avec une opposition mesquine, frondeuse et déni-
grante.
La diplomatie française suivait avec une attention anxieuse les
manifestations du ministre prussien, elle pressentait ses desseins,
elle savait qu'ils étaient menaçans pour la grandeur et la sécurité
de la France. Mais, dans ses correspondances au jour le jour, elle
n'avait pas de parti-pris, elle ne s'inspirait d'aucune pensée hostile
à l'Allemagne ; si elle signalait les symptômes alarmans, elle rele-
vait avec empressement tout ce qui pouvait réconcilier le gouver-
nement do l'empereur avec la transformation qui s'opérait à nos
portes. L'histoire sera plus clémente pour elle que le comte de Bis-
marck, qui, dans ses circulaires de 1870, l'a violemment mise en
cause. Il lui reprochait alors peu courtoisernent son ineptie, sa mé-
connaissance de l'Allemagne, il l'accusait d'avoir poussé aux réso-
lutions téméraires en entretenant le gouvernement de l'empereur
dans de funestes illusions. Il la frappe aujourd'hui pour avoir été
trop clairvoyante.
Le gouvernement prussien était en veine de sagesse, il sentait
qu'il avait fait fausse route, il cherchait à revenir sur ses pas et à
réparer ses erreurs. Il ne se bornait pas à rassurer l'Europe, qu'il
n'avait cessé d'alarmer depuis deux ans, il s'efforçait de regagner
les sympathies de l'Allemagne qu'il s'était aliénées par la violence
de ses procédés. On pouvait craindre qu'au jour des épreuves les
populations, au lieu de se rallier autour de la Prusse, ne se re-
tournassent contre elle , en cas de revers , pour échapper à sa
domination. Le roi, dans de récens voyages à travers deux de
ses nouvelles provinces, la îlesse électorale et le grand-duché de
Nassau, avait été frappé de l'impopularité de son gouvernement (l).
fait. Le roi de Prusse avait su capter sa conRance, si bien qu'il s'engagea à marcher.
en cas de guerre, résolument sous sa bannière. Il était arrivé à Au^sbourg comiu«
roi de Bavière et il en était reparti, disait-on, commo préfet prussien.
[l) Dépêche d'Allemagne, 31 juillet 18G7. — « Le roi do Prusse a-t-îl été bl<
inspiré en allant à Wiesbaden? C'est ce que beaucoup do personnes se sont demantf
hier après son entrée dans rancicnno capitale du duché do Nassau. La spontanéité
l'élan du cœur ont fait absolument défaut à cotte féto. A côté des couleur» prussienne
flottaient partout, en signe de protestation, les couleurs du pays. Los populations da
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. A03
11 avait su par les autorités municipales qui., par ordre, étaient
venues le complimenter, que son ministère n'avait tenu compte,
dans ses instructions, ni des habitudes, ni des intérêts locaux
de ses nouveaux administrés. Frappé de ces doléances, il avait
reconnu les fautes commises et promis d'y porter remède. Les mi-
nistres n'étaient pas restés insensibles au blâme qui leur était in-
fligé, mais ils ne s'étaient soumis que dans une mesure étroite aux
observations du roi. Les plaintes s'étant accentuées en même temps
que le danger d'un conflit avec la France apparaissait plus immi-
nent , on comprit à Berlin qu'il était urgent de changer de système
et de racheter par des procédés plus généreux la politique à ou-
trance que la bureaucratie, sous prétexte d'énergie, poursuivait dans
les provinces annexées. Aussi l'irritation s'étail-elle sensiblement
calmée depuis qu'on était revenu sur les actes qui avaient le plus
vivement mécontenté. Des délégués avaient été appelés à Berlin pour
régler les différends et atténuer autant que possible la transition d'un
règne à l'autre. Le gouvernement avait surtout été bien inspiré en res-
tituant aux provinces conquises leurs caisses domaniales et en trai-
tant avec une magnificence qu'on ne lui soupçonnait pas les princes
dépossédés. Le sort du roi de Hanovre et du duc de Nassau n'avait
plus rien d'aflligeant. Il semblait qu'en les comblant on eût voulu
en faire un sujet d'envie pour tous les princes allemands. On
assurait au roi de Hanovre, sans porter atteinte à sa dignité par la
condition préalable d'une abdication, un capital d'environ 120 mil-
lions de francs. Le duc de Nassau, dont le règne s'était passé en
conflits avec ses états au sujet de ses biens domaniaux, se trouvait
avoir 300,000 francs de revenu de plus qu'il n'avait étant prince
régnant.
Cette conversion inattendue à des actes de générosité si peu con-
formes aux traditions de la cour de Prusse permettait de supposer
-qu'en accordant à ces deux souverains des compensations pécu-
niaires aussi considérables, on avait voulu donner des primes d' en-
campagnes s'étaient abstenues, et, dans le cortège organisé par les soins et sous la
pression de la régence, ne figuraient que les élèves des écoles et des gymnases et
quelques jeunes filles vêtues de blanc. Quantité de Prussiens du Nord, mus par un
seutiment patriotique, étaient accourus de tous côtés pour suppléer, par leurs dé-
monstrations, aui acclamations de la population indigène. Sans le concours d eié-
mens étrangers, qui tenaient à assister le roi dans une épreuve un peu risquée, on
en serait sans doute à regretter une démarche qui, généralement, a paru préma-
turée. Le roi avant de se rendre à Wiesbaden est allé inspecter la garnison de
Mayence. Cette démarche faite en l'absence du grand-duc de Hesse, dans une ville
qui ne dépend pas de la confédération du i\ord, et peut-être sans avis préalable donné
au souverain territorial, est considérée comme une prise de possession morale con-
traire à l'esprit du traité de Prague. »
hOk REVUE DES DEUX MONDES.
couragement aux princes allemands disposés à aliéner leurs cou-
ronnes. « Ils devraient bien, disait-on, suivre l'exemple de ce lord
qui, ayant laissé dans un steeple-chase à un buisson un pan de son
habit, s'empressa, pour se soustraire au ridicule, de couper le pan
qui lui restait. »
L'empereur ne demeurait pas insensible au revirement qui s'opérait
dans la politique prussienne, elle ne lui avait valu, depuis le mois
de juillet 1866, que d'amers déboires -, toutes ses promesses étaient
restées en souffrance ; au lieu de lui faciliter la tâche, elle avait
mis sa patience aux plus rudes épreuves. S'il avait évité des con-
flits, ce n'était qu'à force de sang-froid et de résignation. Rien ne
pouvait donc lui être plus agréable, au moment où ses difficultés
intérieures allaient en grandissant et où l'Italie lui causait de
graves soucis, que de voir la modération prévaloir dans les conseils
du roi Guillaume. Il constatait avec satisfaction que les protesta-
tions amicales du comte de Goltz étaient confirmées par les cor-
respondances de nos agens en Allemagne. Toutefois, l'attitude de
la presse prussienne, si bien disciplinée cependant, laissait à dé-
sirer ; ses appréciations ne cadraient pas avec les déclarations offi-
cielles.
Les organes habituels du cabinet de Berlin continuaient à s'atta-
quer à nos armemens;ils rendaient le gouvernement de l'empereur
responsable du malaise qui pesait sur l'Europe. Ils persistaient, mal-
gi"é nos dénégations, à signaler nos préparatifs en termes alar-
mans ; ils parlaient d'achats de chevaux, de la répartition de notre
armée le long des frontières allemandes. La Gazette nationale fai-
sait ressortir le contraste entre les dépêches pacifiques de M. de
iMoustier et la concentration, dans les provinces de l'est, de 60 à
70,000 hommes. Elle se gardait bien de dire que la Prusse avait
75,000 hommes échelonnés, en deux lignes profondes, à nos portes,
entre Fcrbach et Thion ville, et que cette masse, mise sur le pied
de guerre, atteindrait instantanément un effectif de 120,000 com-
battans. C'était à Paris bien plus qu'à Berlin qu'on avait lieu d'être
inquiet (1). Dans un pays comme la France, où tout se fait au grand
(1) Dépêche d'Allemagne. — « Les assurances pacifiques que la Prusse nous pro-
digue, soit par ses Journaux, soit par les organes do sa diplomatie, et bien que leur
sincérité ne paraisse pas douteuse en ce moment, ne sauraient cependant nous faire
perdre de vue le soin constant avec lequel elle s'applique à donner à ses arméniens le
plus complet développement. Il est vrai qu'en ce moinoiil elle semble s'y consacrer
avec une activité moins fiévreuse que par le passé. Je no 8uis arrivé du moins, i<ar
mot observations personnelles, à relever autour de moi aucun indice dénotant des
arrière-pensées qui seraient en contradiction manifeste avec les déclarations tran-
quillisantes qui ont pu vous Être données. Les pensées audacieuses dans lesquelles
se complaisait l'étal-major général lors de l'incident du Luxembourg so sont «tté-
LA FRANCE ET LA PilLSSE DE 1867 A 1870. iOÔ
jour, il n'était pas diffici'e de constater les arméniens; mais en
Prusse, où tout ce qui touche à l'armée est considéré comme secret
d'état, et avec une organisation qui permet une entrée en campa-
gne presque immédiate, les arsenaux regorgeant de munitions et
le trésor étant de tradition toujours en mesure de pourvoir large-
ment, pour cinq ou six mois au moins, aux dépenses de la guerre,
il n'était pas aisé de contrôler les assertions qu'il pouvait convenir
à la politique de M. de Bismarck d'émettre. Il semblait que la
presse allemande regrettât de ne plus avoir de prétexte pour exciter
les ardeurs patriotiques et entretenir les haines nationales. C'étaient
de fâcheux symptômes. Il était permis d'en conclure que, si le
gouvernement prussien ne recherchait pas les complications et dé-
sirait se consacrer sérieusement à son travail intérieur, il n'entrait
pas dans sa pensée de désarmer et d'amener une réconciliation
sincère entre les deux pays. Il lui convenait, au contraire, de main-
tenir en éveil le sentiment national en prévision d'une guerre qu'il
persistait à considérer comme inévitable (1).
11 était évident que la Prusse, tout en affirmant la paix, ne re-
nonçait pas à ses desseins, et le gouvernement de l'empereur se
serait exposé à de cruelles surprises s'il avait pris à la lettre les
déclarations rassurantes qui partaient de Berlin, a Le comte de
nuées; le général de Moltke n'en est plus à dire, comme au mois d'avril: « Ce qui
pourrait nous advenir de plus heureux, c'est une guerre avec la France. » Les préoc-
cupations n'en restent pas moins tournées vers l'éventualité d'un conflit, toutefois
moins en vue d'une attaque qu'en vue de la défense. Par l'activité qui se déploie
sous mes yeui, je vois combien on a hâte de transformer les recrues en soldats aguer-
ris à toutes les fatigues. Les régimens sont en mouvement tous les jours dès cinq
heures du matin, pour ne rentrer qu'à onze heures, et le soir, jusqu'à la nuit tom-
bante, les ofEciers surveillent le tir et les manœuvres de peloton. Tenir le soldat
toujours en haleine est de règle dans l'armée prussienne, et il ne faudrait pas s'éton-
ner si ce principe reçoit en ce moment une application exagérée. Après avoir sou-
levé d'aussi vives appréhensions, la politique prussienne n'est que logique en se
tenant prête à tout événement. »
(1) Dépêche d'Allemagne. — h Le gouvernement prussien est convaincu, et il appuie-
rait ses convictions sur des renseignemens positifs, cjue la guerre n'est plus qu'une
question de temps, qu'elle éclatera le jour où nos préparatifs et ceui de notre alliée
éventuelle seront au complet. Mais il sait aussi que ce moment est relativement en-
core assez éloigné, car la fabrication de nos fusils, quelque activité que nous v met-
tions en multipliant nos commandes, ne marchera jamais assez vite pour nous per-
mettre d'entrer en campagne, dans des conditions d'égalité, avant plusieurs années.
Il sait aussi qu'en Autriche les armemens marchent avec plus de lenteur encore ; il
n'admet pas qu'avant trois années son développement militaire atteigne le degré de
préparation voulue, si toutefois il n'est pas entravé par des complications inté-
rieures. Il ne faudrait donc pas nous étonner si les idées de l'état-major prussien, si
agressives au printemps dernier, conservent un certain ascendant à Berlin. Elles
répondent d'ailleurs auj: convictions du chancelier. >
406 REVUE DES DEUX MONDES.
Bismarck, disait-on, est toujours sûr d'étonner et de séduire, mais
il n'inspire jamais qu'une demi -confiance, et cette moitié de con-
fiance qu'on lui accorde vient de ce qu'on le sait capable de tout,
même en bien, et qu'avec lui, plus qu'avec tout autre, il faut s'at-
tendre à l'imprévu et ne jamais jurer de rien (1). »
Le dernier mot du chancelier n'était pas dit. Il s'était placé sur
une pente qui ne lui permettait plus de s'arrêter, il était forcé de
continuer ses empiétemens étape pai' étape, jusqu'au jour où le
nord et le sud se fusionneraient dans un grand empire unitaire.
Pour y réussir, il fallait qu'il transformât le tempérament national
et séculaire de l'AJlemagne en la tirant des voies intellectuelles et
pacifiques pour la jeter dans les habitudes, dans les appétits, dans
les aventures militaires. Cette œuvre, il entendait l'accomplir avant
que la France fût en état de l'entraver.
De la Prusse dépendaient, en réalité, les lendemains de l'Eu-
rope. Si le malaise était général et si tous les pays étaient condam-
nés aux charges écrasantes de la paix armée, c'est que la Prusse
tenait une question ouverte qu'elle entendait régler à son heure au
gré de son ambition. Elle avait beaucoup de motifs pour désirer
la guerre, mais elle était trop avisée pour la provoquer. La France,
au contraire, ne pouvait songer, après les enseignemens sortis des
champs de bataille de la Bohême, qu'à une guerre de conserva-
tion. Il aurait fallu, pour tirer l'épée, qu'elle se sentît atteinte dans
sa sûreté par une entreprise violente contre les états du sud de
l'Allemagne, qu'elle eût toutes les cliances pour elle; il aurait fallu
que la provocation fût de nature à mettre l'opinion européenne de
son côté. L'empereur le comprenait, mais il était dit que les pas-
sions l'emporteraient sur sa volonté défaillante et que la France
affolée se jetterait sur l'Allemagne comme le taureau se précipite sur
l'épée du toréador.
H.
La presse prussienne continuait à récriminer contre U France et
à lui prêter des arrière - pensées agressives malgré la mission du
général Fieury, qui était venu à Berlin expliquer les motifs qui
avaient empêché l'empereur d'aller saluer le roi à son retour de
Salzbourg et donner à M. de Bismarck, sur les tendances de notre
politique, les assurances les plus pacifiques. Les journaux inspirés
faisaieiit, au contraire, les yeux doux au cabinet de Vienne, ils taij
témoignaient une sollicitude touchante, ils chantaient les éloges de]
(1) M. Victor Cbcrbuliez, l'AUmnague nouvelle^
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. A 07
François-Joseph et parlaient avec une déférence afTectée de son mi-
nistre. Il semblait, à les entendre, que l'Autriche n'eût pas été bat-
tue ni violemment exclue de l'Allemagne et qu'il suffisait d'avances
équivoques pour la réconcilier avec de récentes et de douloureuses
épreuves. On lui rappelait la confraternité des temps passés, on
lui démontrait les avantages qu'elle retirerait d'un rapproche-
ment : « Si, à Vienne, disait magnanimement un organe officieux,
on n'a pas encore oublié les événemens de 1866, nous pouvons
affirmer que toute pensée hostile a disparu à Berlin. » On ajoutait
que le terrain y était tout préparé pour un accord et qu'une entente
avec l'Autriche permettrait à la Prusse de détendre ses liens avec
la Russie. On laissait entrevoir aussi le rappel du baron de Wer-
ther, que M. de Bismarck maintenait obstinément à son poste, bien
que sa présence fût pénible à l'empereur, depuis la publication de
sa dépêche sur le couronnement de Pesth, si désobligeante pour sa
personne et si malveillante pour son gouvernement (1).
M. de Bismarck lançait des ballons d'essai ; il croyait le moment
opportun pour désarmer le cabinet de Vienne et le ramener à lui
avant le départ de François-Joseph pour Paris. Les communications
diplomatiques entre les deux gouvernemens étaient devenues plus
fréquentes, moins acrimonieuses. Des procédés courtois et des dé-
clarations sympathiques avaient succédé au dédain et aux réflexions
amères qui s'échangeaient depuis la guerre. La situation de l'em-
pire, cependant, ne s'était pas améliorée, elle s'était aggravée plu-
tôt, au dire de la diplomatie prussienne. On cherchait les motifs
secrets de ce revirement ; il frappait par sa coïncidence avec le relâ-
chement qu'on signalait dans les rapports entre Berlin et Péters-
bourg :2^. M. de Bismarck paraissait reconnaître subitement les
(1) Dépêche de Berlin. — « Il serait question de nommer le baron de Werther, dont
la position a Vienne est devenue impossible, sous-secrétaire d'état au ministère des
affaires étrangères. Cela permettrait à M. de Bismarck de se soustraire à l'obligation
d'entretenir des rapports directs avec le corps diplomatique qui le gênent et l'en-
nuient. Cet esprit, naguère si peu sensible à certaines faiblesses, est par momens
comme subjugué par un immense orgueil.
(2) Dépêche d'Allemagne. — « Les journaux qui s'inspirent à la chancellerie fédé-
rale parlent d'incitations dont la Prusse aurait été l'objet de la part de la Russie; ils
prétendent que ces avances ont reçu un accueil peu encourageant. Ils disent que les
démarches tentées par le cabinet de Pétersbourg à Berlin et à Londres, en vae d'une
entente sur la question d'Orient, compromettante pour la paix de l'Europe, sont res-
tées sans succès. Non-seulement ces tentatives auraient échoué, mais elles auraient
prouvé que la politique prussienne ne tend à rj«n moins qu'à une alliance avec la
Russie, qu'elle n'a aucun souci de favoriser ses desseins sur la Mer-Noire, qu'une
alliance ne manquerait pas de provoquer une coalition entre la France, l'Autriche et
l'Angleterre, parfaitement unies d'intérêt, aujourd'hui comme autrefois, dans les
affaires d'Orient.
« Il est possible, m'a dit un diplomate allemand, que l'empereur Alexandre ait
AOS REVUE DES DEUX MONDES.
inconvéniens de l'alliance russe ; elle avait été son salut après Sa-
dowa ; elle l'avait tiré de l'isolement ; elle lui avait permis de trans-
former l'Allemagne, de réduire à l'état de vassaux les plus proches
parens du tsar et surtout de tenir la France et l'Autriche en échec.
Mais la situation s'était modifiée depuis, et M. de Bismarck réglait
sa politique d'après les circonstances. Il ne redoutait plus de com-
plications, il avait besoin de la paix pour s'assimiler ses conquêtes
et opérer la fusion des armées méridionales avec celles du Nord.
Il n'avait rien à redouter de la France et de l'Autriche, elles étaient
pour longtemps paralysées par leurs difficultés intérieures et leur
réorganisation militaire. La Russie, au contraire, cherchait à sou-
lever des complications en Orient, et le ministre prussien prévoyait
que ses relations avec le cabinet de Pétersbourg, dont le prince
Gortchakof exagérait trop hautement la portée (1), pourraient d'un
jour à l'autre le mettre en face de la coalition des puissances occi-
dentales qui avaient présidé au traité de 1856. Aussi évitait-il de
s'expliquer sur la question d'Orient. Quand on l'interrogeait, il
répondait qu'il ne lisait jamais les dépêches de Constantinople, bien
que secrètement il caressât les vues du cabinet de Pétersbourg.
Mais l'heure n'était pas venue d'inquiéter la Russie et de la sacri-
fier à l'Autriche. L'intime alliance avec le cabinet de Vienne avait
à passer par bien des péripéties avant d'aboutir. L'empereur
Alexandre devait, en 1879, par ses menaces, après les déceptions
du congrès de Berlin, et sous de funestes influences, la provoquer
essayé de renouveler à Londres la tactique poursuivie autrefois par l'empereur Nicolas
auprôs de lord Seymour. Mais il a dû s'apercevoir que l'intérêt de l'Angleterre en
Orient reste ce qu'il a toujours été et ne saurait amener d'entente, sur aucun point,
avec la Russie. Le danger d'une conflagration en Turquie, a-t-il ajouté, diminue en
raison de la constance et de la fermeté de la politique anglaise et de t'éloignement
que montre la Prusse à s'unir à la Bussicpour favorher, au contraire, de tout son
pouvoir, la mission de l'Autriche en Orient. D'après lui, l'isolement du cabinet de
Pétersbourg, ainsi constaté, serait la meilleure garantie do la paix européenne.
« Il est impossible de ne pas être frappé de l'insistance que mot le cabinet de
Berlin, dans ses manifestations officieuses, à faire ressortir le désir, pour ne pas dire
la nécessité, de se rapprocher de l'Autriche et de lui faciliter ce qu'elle se plaît à
appeler sa mission en Orient depuis qu'il l'a exclue de l'Allemagne. Ce dénir no sau-
rait être mis en doute, il s'est accentué depuis que l'Autriche s'est rapprochée de
la France. M. de Bismarck, au lendemain de la guerre, tenait la régénération de la
monarchie autrichienne pour impossible, l'œuvre tentée par M. de Beust lui sem-
blait une chimère. Selon lui, la maison de Habsbourg était condamnée à disparnitro
sous l'action d'une loi fatale do décomposition ; ses idées se sont bien modifiées, .au-
jourd'hui qu'il s'aperçoit que l'empire dont il prédisait la fln prochaine a plus de
vitalité qu'il ne le soupçonnait, il no néglige rien pour se réconcilier avec le cabiaet
de Vienne »
(1) Lettre du baron de TuUeyrand. — « Le vice-chancelier veut à tout prix bien
vivre avec Berlin; il s'applique, en toute occasion, à faire croire à une intimité plus
grande que ne l'admet la légation du roi Guillaume à Pétorsbourg. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 409
et la cimenter (1). Le tsar avait la prétention d'être son propre
ministre des affaires étrangères, ce qui faisait dire au comte An-
drassy : « Je suis fier d'avoir pour collègue un souverain, mais
bien humilié de le voir si mal inspiré et si peu expérimenté. »
M. de Bismarck n'était pas seulement l'homme des actions har-
dies et des inspirations soudaines, il était aussi l'homme des longues
et utiles patiences ; de longue main, il préparait son terrain, et,
lorsque tous ses jalons étaient posés, il saisissait l'occasion ar-
demment guettée pour réaliser ses projets. A ce moment, il
s'appliquait à calmer les amertumes qui couvaient encore dans
le cœur de l'empereur François-Joseph, il tenait avant tout à réta-
bhr les rapports personnels entre le roi et son neveu et à atténuer
les légitimes préventions de la cour de Vienne. Les journaiLX par-
laient d'une entrevue, tandis que des intermédiaires secrets s'ap-
pliquaient à la préparer. La négociation était en bonnes mains ; elle
se poursuivait entre l'archiduchesse Sophie, la mère de François-
Joseph, et sa sœur, la reine douairière de Prusse.
Le 22 octobre, à sept heures du matin, l'empereur d'Autriche, qui
avait quitté Vienne, la veille au soir, descendait à la station d'Oos du
train express qui le menait à Paris. Il allait entrer dans la salle du
buffet, où l'attendait une collation, lorsqu'il apprit, non sans émotion,
que le roi de Prusse accourait de Bade pour le saluer à son passage.
Les deux souverains furent subitement en présence : leurs bras ne
s'entr'ouvrirent pas, de sanglans souvenirs se dressaient entre eux ;
Kœniggraetz jetait une sinistre lueur sur les sermens échangés à
Gastein. L'entrevue fut courte, car déjà le train avait du retard,
mais la glace était rompue, les mains s'étaient rencontrées. Le roi
avait réveillé dans le cœur de son neveu les sentimens de famille
(1) La Russie, en 1879, armait sans relâche; la dislocation de ses troupes sur les
frontières de la Prusse et de l'Autricke prenait un caractère alarmant. Le cabinet de
Vienne et le cabinet de Berlin réclamèrent des explications. Les préparatifs furent
niés; mais M. de Bismarck était renseigné, o Pourquoi, disait-il. Dieu aurait-il créé
les juifs polonais, si ce n'est pour servir d'espions?» Les journaux russes continuaient
d'ailleurs l'ardente campagne qu'ils avaient ouverte contre l'Allemagne. On savait que
les articles les plus acrimonieux sortaient de la plume de M. de Jomini, ce qui leur
donnait une importance exceptionnelle. Ils reflétaient la pensée du isar, qui, dans ses
entretiens et dans ses correspondances, parlait de ses griefs et formulait des menaces.
C'était le moment où la presse inspirée s'adressait à nos ressentimeas et nous con-
viait à une alliance, tandis que les généraux en mission en France et Skobelef affec-
taient des allures de défi et de dédain pour l'armée allemande. La Prusse et TAu-
triche se sentirent menacées, bien que le gouvernement français ne répondit qu'avec
une extrême réserve aux incitations dont il éUit l'objet. M. de Bismarck se trou-
vait à Gastein; sur son appel, le comte Andrassy vint l'y rejoindre. On se concerta
sur les précautions à prendre, on jeta les bases d'une entente, et il fut convenu
que M. de Bismarck irait à Vienne pour discuter et conclure une alliance.
hiO REVUE DES DEUX MONDES.
et de confraternité allemande ; il savait que l'empereur d'Autriche
n'avait rien signé à Salzbourg, il était convaincu qu'il ne signerait
rien à Paris (1).
Le comte de Bismarck poursuivait de vastes desseins, mais sans
le roi Guillaume il ne les eût pas réalisés. On chercherait vaine-
ment dans l'histoire un ministre et un souverain se complétant si
merveilleusement, elle ne présente pas d'exemple de deux volontés
et de deux ambitions identifiées à ce point.
III.
L'Orient était alors profondément troublé. On se massacrait de-
puis un an dans l'île de Candie. L'insurrection Cretoise paraissait
être le prélude d'un soulèvement général de toutes les populations
chrétiennes. La fermentation était entretenue par la propagande
active et entreprenante des comités slaves. Ceux qui représentaient
la Russie officiellement prévoyaient une désagrégation de l'empire,
ceux qui la servaient secrètement parlaient d'un démembrement
imminent. La situation était inquiétante, mais elle n'avait pas la
gravité qu'ils lui prêtaient; les agens russes substituaient leurs
désirs à la réalité. La Turquie avait une vitalité latente qu'ils ne
soupçonnaient pas. Les peuples qui ont rempli le monde de leur
éclat et de leur grandeur ont l'agonie longue, ils mettent des siècles
(1) L'empereur était acompagné des archiducs Charles Louis et Louis-Victor. Le
comte de Beust n'emmenait que le chef de son secrétariat et un conseiller aulique.
Le train, après une courte halte à Strasbourg, arriva à midi à Nancy. L'empereur y
passa la nuit. Il désirait s'arrêter dans l'ancienne capitale de la Lorraine, le berceau
de sa famille. Marie-Thérèse, fille de Charles VI, Je dernier rejeton de la maison de
Habsbourg, avait épousé le duc François l", qui, en 1738, échangea la Lorraine
contre le grand-duché de Toscane. Dès son arrivée, François-Joseph visita, en grand
uniforme de maréchal, les tombeaux des ducs de Lorraine. Il s'arrêta avec émotion
devant une inscription qui, sur le fronton de la chapelle, rappelait le courage et l«s
vertus de ses ancôtres :
PASSANT 1
ARHi^ri! ET ADMIRB SOUS CBS TOHBBAOX
DAMS CES DUCS DE LORRAINE
AUTANT OB UéROS ;
DANS LES DUCHESSES AUTANT DE FEUMKS FORTES;
DANS LEURS BNFANS
AUTANT DE PRINCES NÉS POUR LE TRONE
PLUS DIGNES BNCORB DO CIEL.
Le lendemain, à trois heures de l'aprÙH-midi, François-Joseph arrivait à l'aii
L'empereur Napoléon le reçut k la garo et le cuuduisii à l'Elysée, où l'attendaient 1^
famille impériale e( les dignitaires do la cour.
LA FRANCE ET LA PRISSE DE 1867 A 1870. Ail
à disparaître, ils confondent parfois les calculs de ceux qui convoi-
tent leurs dépouilles. « On a conduit plus d'une fois l'enterrement
de la Turquie, mais le cercueil était vide et le malade regardait
passer le convoi à travers la fumée de son chibouck (1). »
La Russie spéculait sur les rivalités des puissances, si profondé-
ment divisées par les événemens de 1866, pour réaliser ses desseins.
Elle avait recherché l'alliance de la France après la guerre de Crimée,
elle recherchait aujourd'hui celle de la Prusse, depuis que la pré-
pondérance du roi Guillaume s'était substituée en Europe à celle de
Napoléon II l. Elle appnyait sa politique sur les principes que l'em-
pereur avait, au détriment de nos intérêts traditionnels, introduits
dans le droit public : le principe des nationalités et celui de la sou-
veraineté des peuples.
Le cabinet de Pétersbourg était sincère lorsqu'il affirmait qu'il ne
poursuivait aucun agrandissement territorial, mais il entendait créer
dans la Turquie d'Europe une multitude de petits états qui, placés
sous son protectorat, seraient ses satellites. Ces a petites répu-
bliques, » comme les appelait le prince Gortchakof, devaient ouvrir
à la Russie la route de Constantinople et former autour de l'Autriche
une enceinte continue et menaçante. Personne ne se méprenait sur
les arrière-pensées du cabinet de Pétersbourg, malgré le soin qu'il
prenait à les déguiser. On savait que l'ardente sollicitude qu'il ma-
nifestait dans les documens de sa chancellerie pour le sort des
chrétiens n'était pas sans alliage. On se rappelait les entretiens de
l'empereur Nicolas avec lord Seymour. L'empire ottoman avait subi
de nombreux démembremens, d'autres étaient en voie de s'accom-
plir, mais il n'était pas dit que l'Europe laisserait la Russie, sous
prétexte d'améliorer le sort des populations chrétiennes, s'installer
à Constantinople. Tous les cabinets se préoccupaient de l'Orient. La
Turquie était le pivot de toutes les combinaisons diplomatiques.
M. de Rismarck s'en servait pour impressionner l'Autriche et la
forcer de se retourner vers Rerlin. M. de Moustier prêtait son con-
cours moral au prince Gortchakof sous le prétexte de l'assister
dans une œuvre de civilisation, mais, en réalité, pour détendre les
liens qui, depuis le mois d'août 1866, s'étaient noués entre l'em-
pereur Alexandre et le roi Guillaume. Sauvegarder nos intérêts en
Orient en appuyant la Russie qui les menaçait, ne mécontenter par
ce double jeu ni l'Angleterre ni l'Autriche, avec laquelle nous ve-
nions de lier partie à Salzbourg, telle était la tâche compliquée que
s'était donnée M. de Moustier et qu'il poursuivait avec persévérance
dans l'espoir de faire échec à l'Allemagne sur le Rhin. Le succès ne
(1) Valbert, Revue des Deux Mondes.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
répondait pas toujours à ses efforts. Le prince Gortchakof était un
allié exigeant, ombrageux. Le caractère et le tempérament des
hommes d'état varient à l'infini. Il en est de craintifs, d'irréflé-
chis et de téméraires, de chimériques et de réalistes : le prince
Gortchakof était rancuneux. Il avait introduit dans la politique un
élément dangereux : le ressentiment. C'est par ressentiment qu'il
avait laissé écraser l'Autriche en 1866 ; c'est par ressentiment que,
en 1870, il devait assister impassible au démembrement de la France.
« J'ai beau consulter, disait -il à notre ambassadeur pour colorer
son évolution vers la Prusse, le bilan de nos rapports avec le ca-
binet des Tuileries; le nom de la France ne se retrouve nulle part,
tandis qu'à chaque colonne, je vois figurer à l'actif le nom de la
Russie. » Ses griefs étaient fondés sans doute ; nous avions oublié,
en 1863, lors de l'insurrection de la Pologne, les services que le
cabinet de Pétersbourg nous avait rendus en 1859 lors de la guerre
d'Italie. Mais, en produisant son inventaire, qui, disait-il, se soldait
tout à son désavantage, il oubliait la conduite de la France lors de
la guerre de Crimée. Elle méritait cependant de figurer à son bilan.
Jamais un pays maltraité par le sort des armes ne s'était trouvé,
comme la Russie, en face d'un vainqueur plus préoccupé de la seule
pensée de ménager sa dignité, de le relever à ses propres yeux et
d'atténuer les conséquences de sa défaite (1). La Russie s'est trou-
vée depuis aux prises avec de plus dures exigences, et le prince
Gortchakof, dans les comptes courans qu'il ouvrait à d'autres
puissances, a pu constater des déficits plus graves que ceux qu'il
relevait si amèrement en 1867.
La France a de vives sympathies pour la Russie ; elle déplore
son effacement en Europe, elle est impatiente de la voir reprendre
dans les conseils de la diplomatie son prestige et son ascendant.
Elle n'oublie pas les services que le cabinet de Pétersbourg lui a
rendus en 1859 et en 1875; elle rend hommage à la sagesse et à
l'esprit libéral dont Alexandre II s'est inspiré au début de son
règne, à ses efforts pour se réconcilier la Pologne, à l'émancipation
des serfs, à ses réformes administratives et financières, mais quelle
que soit son admiration pour la politique intérieure du tsar, il lui
est diflicile de ne pas se rappeler l'hostilité qu'il lui a témoignée en
1870, l'action paralysante qu'il a exercée sur l'Autriche, le Dune-
mark et l'Italie, les récompenses qu'à chacune de nos défaites,
sans égards pour nos infortunes, il prodiguait aux chefs des armées
allemandes, et les télégrammes qu'il échangeait avec le roi Guil-
laume. Mieux eiit valu, pour les intérêts do notre défense, une
(1) La Politique fi'.tnça'ne en 1S(j6.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. A13
guerre franchement déclarée qu'une neutralité aussi perfidement,
aussi cruellement exercée.
Le vice -chancelier se plaignait de l'attitude de nos agens
en Orient, si peu conforme, afïirmait-il, à notre entente; il était
jaloux de notre intimité avec le cabinet de Vienne et récriminait
contre l'Autriche. «Je suis indigné contre Beust, nous disait-il;
pour nous brouiller, il soulève des complications en Turquie et nous
en rend responsables. Je lui renvoie l'accusation ; les convoitises ne
sont pas de notre côté, mais du sien ; nous ne poursuivons aucune
extension territoriale, tandis qu'il voudrait s'annexer la Bosnie et
l'Herzégovine. C'est un « caméléon ; » personne en Orient n'a varié
plus que lui, il a passé d'un pôle à l'autre. Ne nous a-t-il pas pro-
posé, d'initial ive, sans la moindre incitation de notre part, la revision
du traité de Paris (1), dont il se constitue aujourd'hui le plus ar-
dent défenseur? Le jeu qu'il joue ne saurait tromper personne, et
j'espère bien qu'il ne réussira pas à jeter du froid entre nous. Vous
n'avez pas à vous plaindre de mes exigences; j'use de tous les mé-
nagemens pour ne pas vous être désagréable ; je ne formule que
des propositions inofTensives. Mais le voile dont je cou\Te notre re-
traite dans l'affaire de Candie est à peine assez épais pour nous
sauver du ridicule. Le temps d'arrêt dont souffre notre action conbr
mune en Turquie m'est d'autant plus pénible qu'il me constitue ici
un échec personnel. Vous savez contre quelles attaques j'ai à me
défendre, quel est mon isolement lorsque je plaide en faveur d'une
intimité politique avec la France. »
M. de Moustier ne pouvait rester insensible à ces doléances et
compromettre, par une plus longue inaction à Constanlinople, les
relations amicales qu'il avait eu tant de peine à consolider. II télé-
graphia à notre ambassadeur, qui ne s'entendait pas toujours avec
son collègue de Russie, de modifier son attitude et de faire sans re-
tard à la Porte la déclaration collective convenue entre les deux
gouvernemens dans le pro ynemoria qu'ils avaient échangé à Paris.
^L Bourée était un agent brillant, il avait fait sa carrière dans le Le-
vant, il était initié à tous les détours des affaires orientales. Il restait
fidèle à nos traditions, il défendait la Porte contre de dangereuses
(1) Le comte de Beust, à son entrée au pouvoir, dans l'espoir de détacher la Russie
de la Prusse et de se la concilier, avait pensé qu'il serait de bonne politique de
relever le cabinet de Pétersbourg des clauses humiliantes de la paix de Paris; mais
ni l'empereur Ale.tandre, ni son ministre ne pouvaient oublier l'ingratitude du cabi-
net de Vienne pendant la guerre de Crimée; ils lui témoignaient leurs ressentimens
en toute circonstance. Ils applaudissaient à ses revers en 1865, et si, en 1875, le
comte de Bismarck s'était associé à leurs desseins, l'Autriche eût été menacée dans
son existence.
A là REVUE DES DEUX MONDES.
ingérences, mais il avait peine à se pénétrer d'instructions souvent
changeantes ; il s'étonnait des contradictions de notre politique ; il
ne lisait pas entre les lignes ce qu'on négligeait de lui dire explici-
tement ; il semblait lui échapper que la sécurité de nos frontières
primait l'intérêt ottoman. Les nuages se dissipèrent aussitôt à Pé-
tersbourg dès qu'on sut que le cabinet des Tuileries s'était exécuté.
M. de Budberg ne ménagea pas les complimens à M. de Moustier.
« Dites à l'empereur, télégraphiait le prince Gortchakof à son am-
bassadeur, que mon maître n'a jamais douté de la fidélité de
Sa Majesté à sa parole. »
Il n'était pas aisé, pour notre diplomatie, de se maintenir en équi«
libre entre des puissances rivales sans éveiller des défiances et s'ex-
poser à des récriminations. Pour y réussir, il fallait concilier l'habileté
avec la loyauté. C'étaient les qualités maîtresses de notre ministre
des affaires étrangères. M. de Gramont reçut mission de s'expliquer
avec M. de Beust, à cœur ouvert, sur notre intimité avec la cour de
Russie et sur notre commune action dans les affaires de Crète. Notre
ambassadeur passa en revue avec le chancelier les services récipro-
ques que la France et l'Autriche étaieni en état de se rendre. Il lui
parla de l'intérêt que nous avions à maintenir avec la Russie des re-
lations confiantes et même cordiales; il lui conseilla la modération
dans ses actes, et surtout dans son langage, de manière à ne pas
embarrasser ses amis en les plaçant dans l'alternative ou de rompre
avec la Russie, ou de séparer leur action de la sienne. M. de
Beust comprit les motifs dont s'inspirait notre politique, il ne
s'en offusqua pas. C'était un sacrifice qu'il nous faisait, car l'anta-
gonisme déjà si marqué entre Vienne et Pétersbourg s'accentuait de
plus en plus.
Il était convaincu que la Russie, poussée par des nécessités inté-
rieures, voulait provoquer des conflits. 11 ne pensait pas que le mo-
ment fût venu pour des prises de possession en Orient. D'après
lui , mieux valait garder les Turcs. « Le Turc , disait-il , est , par
tempérament autant que par nécessité, tolérant pour toutes les con-
fessions et certainement plus doux et plus accommodant que ne le
seraient les Russes, i» Il necachait pas qu'en cas de démembrement,
il chercherait à s'assurer la Bosnie et l'Herzégovine, mais il disait
n'être pas j>ressé. Il envisageait du reste avec philosophie l'éven-
tualilé d'un heurt avec la Russie; il estimait que, pour ses voisins,
sa force était plus nominale que réelle; à sesyt-ux, elle consistait
surtout dans son intimité avec la Prusse et dans l'activité do sa
propagande panslaviste. Mais il voyait dans son état intérieur, qui
laissait toiit à désirer, un contrepoids à son expansion au dehors. Il
n'en reconiiai.ssait pas moins la nécessité d'une bonne entente avec
LA FRA-NCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. AlÔ
le prince Gortchakof, en face de la Prusse menaçante, et il nous
promettait d'agir en conséquence. Le marquis de Moustier n'avait
pas à regretter ses franches explications.
Le 4 novembre, l'empereur d'Autriche, après une journée de
chasse passée à Gompiègne, quittait le sol français et, le 7, il faisait
une rentrée triomphale à la Burg. Il revenait dans ses états avec
le prestige d'un éclatant succès. Son voyage, au lieu d'être un
simple acte de courtoisie, s'était transformé en un événement
politique. II fallait le récit des manifestations enthousiastes qui,
partout en France , éclataient sur son passage pour qu'à Vienne
on en comprît la signification. Les ministres de Prusse et de Russie
ne dissimulaient pas leur dépit. La diplomatie russe surtout, à en
juger par l'aigreur de ses propos , appréhendait que la politique
française, si impressionnable et si mobile, n'eût fait une nouvelle
évolution, a II parait, disait le comte de Stakelberg, que depuis
que Beust est à Paris, les Turcs ont toutes les vertus, et qu'au lieu
de les tancer, on ne leur décerne plus que des éloges. »
Les conjectures des chancelleries étrangères étaient autorisées.
François-Joseph avait été en France l'objet d'ovations significatives.
On l'avait reçu comme l'hôte préféré, comme un allié, avec la certi-
tude qu'au jour des épreuves il combattrait à nos côtés ; ses ressen-
timens semblaient s'être confondus avec les nôtres. Aucun des sou-
yerains qui l'avaient précédé n'avait été fêté avec plus d'éclat et
de cordialité démonstrative. On eût dit qu'on reconnaissait la
faute commise en ébranlant la monarchie autrichienne, et qu'on
prenait le solennel engagement de consacrer désormais toutes ses
forces à les réparer.
Le discours de l'empereur François-Joseph à l'Hôtel de Ville eut
un immense retentissement (1). On se plut à l'interpréter comme
un gage donné à Tindissoluble entente des deux pays. Si les secrets
(i) Discours de l'empereur François-Joseph en réponse au toast de l'empereur
Napoléon. — « Lorsque, il y a peu de jours, j'ai visité à Xancy les tombeaux de mes
ancêtres, je n'ai pu m'empêcher de former un vœu : Puissions-nous, me suis-je dit,
ensevelir dans ces tombes confiées à la garde d'une généreuse nation toutes les dis-
cordes qui ont séparé deux pays appelés à marcher ensemble dans les voies du pro-
grès et de la civilisation I Puissions-nous, par notre union, ofirir un nouveau gage de
cette paix sans laquelle les nations ne sauraient prospérer. Je remercie la ville de
Paris de l'accueil qu'elle m'a fait; car, de nos jours, les rapports d'amitié et de boa
accord entre les souverains ont une double valeur lorsqu'ils s'appuient sur les sym-
pathies et les aspirations des peuples. »
Réponse de l'empereur dAuiriche aux félicitations de la municipalité de Vienne à
son retour de Paris. — a Les sympathies que partout j'ai rencontrées en France
s'appuient principalement sur !a conviction que l'Autriche, qui a acquis une nouvelle
vif aeur par son union à l'intérieur, reprendra la position qui lui appartient, et que
c'est en conséquence dans la paix que nous devons chercher sa force. »
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
compliqués de la politique échappent aux peuples, ils ont en revanche
l'instinct des situations. La France sentait alors que son salut dé-
pendait d'une intime alliance avec l'Autriche et qu'il serait funeste
et criminel de s'engager dans une guerre sans être certain de son
concours militaire.
L'avenir apparaissait moins menaçant au gouvernement de l'em-
pereur; il ne se sentait plus isolé, les intérêts de l'Autriche se con-
ciliaient avec les siens, il était certain qu'il trouverait dorénavant
sa diplomatie à ses côtés, prête à le seconder, dans toutes les ques-
tions qui surgiraient en Europe. L'accord concerté à Salzbourg
avait reçu une consécration nouvelle par l'entrevue de Paris. La
France avait sanctionné par de chaleureuses démonstrations l'en-
tente des deux souverains.
L'Angleterre, si étroitement associée à notre politique, depuis le
commencement du règne, se désintéressait, il est vrai, sous
l'influence de l'école de Manchester, des affaires du continent ;
elle ne protestait pas contre la transformation de l'Allemagne ;
comme toujours, elle prenait son parti des faits accomplis. A la
veille de la guerre de Bohême, elle n'avait pas eu de blâme assez
sévère pour le cabinet de Berlin ; elle s'attaquait au roi et outra-
geait son ministre. On traitait alors la Prusse comme un parent
pauvre ; on la recherchait depuis qu'elle avait révélé ses res-
sources ; on se félicitait de sa fortune, on se flattait qu'on trou-
verait en elle un solide appui contre les exigences de la France et
les ambitions de la Russie. Cependant les souvenirs de la guerre
de Grimée, bien qu'attiédis, ne s'étaient effacés ni à Paris ni à Lon-
dres. La reine nous avait donné une marque éclatante d'amitié
dans une heure de détresse, lors de l'incident du Luxembourg.
Elle était sortie de son deuil pour écrire une lettre pressante au roi
Guillaume et, par l'énergie de sa démarche, elle avait puissamment
contribué à conjurer la guerre.
La Russie ne cessait de nous faire des avances, elle réclamait
notre concours à Gonstantinople en échange des conseils qu'elle
donnait à Berlin. Le prince Gortchakof se plaisait à rappeler les
souvenirs de l'entrevue de Stuttgart, il semblait oublier, momen-
tanément, la Grimée et la Pologne.
L'Italie, en revanche, causait à l'empereur d'amères déceptions.
Elle était son œuvre. En la délivrant il avait cru assurer à la France
une alliée à toute éi)reuve ; elle devait nous assister dans les
congrès et sur les champs de bataille, et elle méconnaissait les
services rendus, elle devenait pour notre politique un sujet d'in-
quiétude, une cause d'affaiblissement. Elle ajoutait à nos embarras
en soulevant la question romaine au mépris du traité du 15 sep-
LA FRA>CE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 417
tembre; et, ce qui était plus douloureux encore, elle sollicitait
secrètement l'appui de la Prusse. Le comte de Bismarck nous fai-
sait à son sujet d'étranges confidences. Il racontait à notre ambas-
sadeur que Garibaldi lui avait écrit pour réclamer des armes et de
l'argent ; mais, soupçonnant un piège de l'Autriche et sachant com-
bien il était aisé d'imiter l'écriture du révolutionnaire italien, il avait
répondu à son intermédiaire quil ne disposait d'aucune somme dont
il ne dût rendre compte, et qu'il ne pouvait distraire aucune arme
des arsenaux de la Confédération du Nord. Il confiait aussi à M. Be-
nedetti que le chargé d'affaires du cabinet de Florence était venu
lui soumettre une dépêche de son gouvernement qui désirait savoir
s'il était disposé à seconder l'Italie et dans quelle mesure elle pour-
rait compter sur son assistance. Ces confidences, si peu conformes
aux usages de la diplomatie régulière, avaient lieu de nous sur-
prendre. Il était permis de se demander comment le ministre
prussien savait que l'écriture de Garibaldi était facile à imiter. On
pouvait s'étonner aussi qu'il eût reçu un de ses émissaires; n'était-
ce pas encourager la révolution?
« Dans quel but, écrivait notre ambassadeur, M. de Bismarck,
qui n'est jamais indiscret sans calcul, m'a-t-il spontanément fait ces
communications? Craignait-il que nous en lussions informés par
d'autres voies ? Ou bien s'est-il uniquement proposé de nous
apprendre avec quel empressement les partis et le gouvernement
/ italien lui-même sont prompts à s'adresser à la Prusse et combien
il lui serait facile de trouver des alliés au-delà des Alpes (1)? » Le
comte de Bismarck était cruel dans ses confidences. Il nous révélait
l'inanité de l'alliance de 1859, il nous rappelait que nous a\'ions
méconnu les intérêts séculaires de la France en sacrifiant à de
faux dieux. L'Italie était aujourd'hui une carte maîtresse dans
son jeu ; elle nous forçait de détourner notre attention de l'Alle-
magne, en nous mettant aux prises avec le cabinet de Florence,
qui s'irritait des obstacles que nous opposions à ses revendications
nationales, et avec le pape qui nous accusait de le livrer à la révo-
lution.
G. RothajV.
;i) M. Benedetii, Ma Mission en Prusse.
TOME LXXIV. — 1886. 27
LOUIS RIEL
ET
L'INSURRECTION CANADIENNE
Le 23 mars 1885, sir John Mac-Donald, premier ministre, annon-
^it au parlement canadien, réuni à Ottawa, qu'une insurrection
venait d'éclater dans le territoire du nord-ouest. Six cents demi-
blancs et un certain nombre d'Indiens, sous les ordres de Louis
Riel, avaient pris les armes, déclarant qu'ils ne tes déposeraient
que quand le gouvernement aurait fait droit à leurs justes récla-
mations. Campés à Prince-Albert, ils menaçaient le fort Carlton ;
maîtres des stations télégraphiques, ils avaient coupé les communi-
cations entre le Manitoba et la capitale. Sir John Mac-Donald ajou-
tait qu'il avait donné ordre de concentrer sur Carlton les brigades
de police à cheval et d'expédier en liâte de Wiunipeg le 90^ batail-
lon de carabiniers et une batterie d'artillerie. En outi*e, le major-
général Middleton se préparait à partir, avec des renforts, pour
arrêter les progrès de l'insurrection.
L'émotion fut vive dans le parlement et non moins vive dans
tout le Canada. Depuis longtemps, on redoutait un soulèvement
des demi-blancs, Canadiens d'origine française, profondément irri-
tés du peu de cas que le gouvernement faisait de leurs incessantes
réclamations. En 18(59, le Canada avait obtenu la cession, à prit
d'argent, par la Compagnie do la baie d'IIudson, des inanenses
territoires du nord-ouest. Les demi-blancs, qui, antérieurement à
cette cession, s'étaient établis sur une partie de ces territoires,
l'avaient fait conformément aux coutumes locales et en vertu du
LOUIS RIEL. Al9
droit de préemption. Tacitement, tout au moins, la Compagnie de
la baie d'Hudson avait reconnu ce droit par lequel ils détenaient le
sol qu'ils avaient défriché et mis en valeur. Dans ces vastes soli-
tudes, où il n'existait pas de routes tracées, les colons s'étaient
établis de préférence sur le cours des rivières, notamment du Sas-
katchewan, qui se déversait dans le lac de Manitoba et leur offrait
une voie économique pour le transport de leurs produits. En pre-
nant possession de ces territoires, le gouvernement canadien avait
établi le cadastre des terres, réclamé la propriété du sol attenant
aux cours d'eaux et contesté les droits des demi-blancs, leur offrant,
à titre d'indemnité , des terrains en friche dans des conditions
moins favorables. Les demi-blancs s'y refusaient énergiquement ;
ils réclamaient une reconnaissance définitive et légale de leurs
titres de propriété, ou, tout au moins, une indemnité suffisante
en cas d'expropriation. Une première prise d'armes avait abouti,
en 1869, à la reconnaissance partielle de leurs droits et à la pro-
messe de mesures équitables; mais depuis ils n'avaient pu, malgré
leurs incessantes sollicitations, obtenir que des décisions partielles,
réglant des cas isolés, mais laissant planer sur l'ensemble de leurs
réclamations une incertitude menaçante pour l'avenir. Leur pa-
tience était à bout; les nouvelles d'Europe annonçaient comme
imminente une guerre entre l'Angleterre et la Russie au sujet de
l'Afghanistan. Profitant des embarras de la métropole pour lui arra-
cher par la force ce qu'elle refusait à leurs demandes, ils se soule-
vaient à l'appel de Louis Riel, qui, déjà en 1869, s'était mis à leur
tête. Pour comprendre l'importance de ce mouvement, il fiiut d'abord
se rendre compte du cadre dans lequel il se produisait et de l'homme
qui le dirigeait.
Le Dominion du Canada s'étend de l'Atlantique au Pacifique :
ces u quelques arpens de neige » dont parlait Voltaire ont une
superficie de 9,099,140 kilomètres carrés, plus des deux tiers de
l'Europe. Le territoire du nord-ouest, plus considérable de beau-
coup que toutes les autres provinces du Canada, puisqu'il contient
à lui seul 7,500,000 kilomètres carrés, a été acquis par le gouver-
nement canadien de la Compagnie de la baie d'Hudson. C'est au
cœur même de cet immense territoire, à 800 lieues de l'Atlantique
et à plus de AOO lieues du Pacifique, que se trouvait le foyer de
l'insurrection. D'immenses prairies, coupées de bouquets d'arbres,
y déroulent, sur 1,300 kilomètres de longueur, de Winnipeg aux
Montagnes-Rocheuses, l'horizon infini et monotone de leurs hautes
herbes ondoyant, au souffle de la brise, comme les vagues d'une
mer de verdure. Terre riche au-delà de toute description, donnant
au cultivateur d'abondantes moissons d'un beau blé doré, véritable
grenier d'abondance croulant l'été sous le poids des gerbes. Trois
Zl20 REVUE DES i)ELX MONDES.
grands cours d'eau la sillonnent : l'Assiniboine, du nord-ouest au
sud-est; le Saskatchewan et le Qu'Appelle, de l'ouest à l'est; puis,
çà et là, des lacs qui partout ailleurs seraient considérables, mais
semblent lilliputiens à côté de ces mers intérieures qui ont nom
rÉrié, l'Ontario, le Huron, le lac Supérieur, immenses nappes d'eau
de 100 à 150 lieues de longueur, qui alimentent le majestueux
Saint-Laurent, roulant, sur son parcours de 1,200 kilomètres, ses
eaux bleues dans un lit qui, à 100 lieues de son embouchure, me-
sure 12 kilomètres de large et 150 à la Pointe des monts !
A peine exploré, il y a cinquante ans, par les chasseurs et
les trappeurs de la baie d'Hudson, qui parcouraient seuls ces
vastes solitudes, le Manitoba est aujourd'hui occupé par une popu-
lation de métis. Les tribus indiennes, refoulées par la civilisation,
y vivent en bonne harmonie avec ces colons auxquels les unissent
les liens du sang. Entre les Indiens et eux il y a échange de pro-
duits et de bons procédés. Français d'origine, les demi-blancs ont
conservé ces traditions d'humanité qui, lors de notre occupation
du Canada, nous avaient concilié la sympathie des Indiens, demeu-
rés fidèles à notre cause à travers toutes les vicissitudes de nos
luttes avec l'Angleterre.
Situé sur les bords du Saskatchewan, à l'ouest du lac Winni-
peg, Garlton est le centre de la région occupée par les métis et
dans le voisinage du territoire des Indiens Crées. C'est de là que
Louis Riel avait donné le signal de l'insurrection. Il savait pouvoir
compter sur le concours de Big-Bear, le chef des Indiens Crées,
ambitieux et courageux, mécontent du gouvernement canadien,
dont il croyait avoir à se plaindre, et tout prêt à faire cause com-
mune avec les demi-blancs contre lui. Puis il subissait l'ascendant
de Louis Riel, que ses guerriers et lui considéraient comme une
sorte de prophète, et qui avait, aux yeux des demi-blancs comme à
ceux des Indiens, presque aussi superstitieux les uns que les
autres, un incontestable prestige.
Louis Riel était né, en 184Û, à Fort-Garry, aujourd'hui la ville de
Winnipeg, dans le territoire du Manitoba. Bien que de sang mêlé,
il tenait beaucoup plus de la race blanche que de la race indienne.
Très intelligent, il retenait et apprenait facilement ; ses heureuses
dispositions naturelles, sa docilité, son penchant pour les choses
religieuses, attirèrent de bonne heure sur lui l'attention de l'arche-
vêque catholique, .M'^'' Taché, qui l'envoya au séminaire de Montréal
pour y faire son éducation. Il augurait favorablement do Louis Riel
et espérait le voir entrer dans les ordres. Il n'en fut rien ; à l'expi-
ration do ses études, Louis Riel revint se fixer à Fort-Garry. Là, sa
supériorité intellectuelle, et surtout son patriotisme ardent, lui con-
quirent un grand ascendant auprès de ses compatriotes, lin peu
LODIS RIEL. ^21
de temps il devint l'un des hommes les plus populaires du terri-
toire, et, lorsqu'en 1869 éclata la première insurrection des métis,
Riel fut appelé par eux à en prendre le commandement.
Le Canada venait d'acquérir les territoires du nord-ouest.
Les demi-blancs voyaient cette cession avec inquiétude. D'une
part, ils redoutaient l'application du système fiscal canadien;
de l'autre, ils se sentaient menacés, en tant que détenteurs
du sol, n'ayant pour la plupart aucun titre écrit et ne possédant
qu'en vertu du droit de préemption, qui avait pour eux force de
loi. Riel prit, sans hésiter, le commandement qu'on lui offrait, et, |^^
avant que le gouvernement canadien eût pu s'y opposer, il s'empa-
rait du fort de la Compagnie, décrétait l'organisation d'un gouver-
nement local dont il se proclamait chef et mettait en demeure
les autorités d'accorder aux demi-blancs d'être représentés au par-
lement, ainsi que de leur garantir les droits de propriété et autres
dont ils jouissaient. En même temps, bien renseigné par les Indiens
et connaissant parfaitement le pays, il faisait main basse sur les
dépôts d'armes et de munitions dont ils lui signalaient l'existence,
armait et équipait ses partisans, dont le nombre grossissait chaque
jour. Les milices volontaires anglaises tentèrent vainement de s'op-
poser à ses progrès; Louis Riel les battit, et, résolu à inspirer la /^
terreur, fit fusiller leur chef, Thomas Scott. Le général Wolseley,
célèbre depuis, était alors lieutenant-colonel au service du Canada.
Ce fut lui que le gouvernement chargea de réprimer l'insurrection.
A la tête de 1,000 hommes de troupes régulières et des milices
nationales, Wolseley réussit à atteindre le Fort-Garry. Hors d'état
de résister, Riel dut licencier ses partisans et chercher un refuge
aux États-Unis. Peu après, le gouvernement canadien le condam-
nait à cinq ans d'exil.
L'insuccès de Riel ne compromit en rien sa popularité : il avait
fait preuve d'audace et d'énergie; l'exil augmentait son prestige,
et, tout vaincu qu'il fût et forcé de fuir, il obtenait cependant gain
de cause dans une certaine mesure, puisque le gouvernement cana-
dien admettait en principe les réclamations des demi-blancs et leurs
droits à des compensations équitables. A l'expiration de sa sentence
de bannissement, Riel rentrait dans le Manitoba, salué des applau-
dissemens de ses compatriotes, prêts à se ranger de nouveau sous
les ordres de celui qu'ils considéraient comme leur chef natiu-el,
le représentant de leur race et le défenseur de leurs droits.
Il l'était et le fit bien voir en sachant résister à l'impulsion de
ses partisans. Les fenians, ou Irlandais, nombreux et puissans aux
États-Unis, animés contre l'Angleterre d'une haine implacable, non
contens d'entretenir par leurs subsides l'agitation en Irlande, cher-
chaient, par tous les moyens possibles, à faire naître un conflit
/j22 revue des deux mondes.
entre les États-Unis et l'Angleterre. Au. États-llnis même ils se
sentaient appuyés, ouvertement, par un parti considérable tacte-
mëÛrpar de hautes inHuences. Les États-Unis ne voyaient pas
Tans regrets le nord de l'Amérique aux mains des Anglais m sans
u^e Saine satisfaction les dissentimens entre la race française
d'origine et le gouvernement colonial. On caressait espoir de
cotations graves de nature à amener un jour ou 1 autre 1 an-
nexe de cet fmmense territoire; on suivait avec attention e me-
comentement chaque jour croissant d'une P-tie de la populat n
l'affaiblissement des liens qui l'unissaient à a ■"«"■J « ' ^ ' ^^^^
prêter aux feniam un concours compromettant on leur aissait
toue liberté d'action. Us en usaient. Estimant le moment favo-
rab e crovant pouvoir compter sur le concours des dem.-blancs
Is o%anisaient sur les frontières du Canada une expédition de
'bltrs destinée à envahir le M-'^t'/lTU grl"
nouvoir se replier sur le terntoire des htats-tJnis, et, gra'^e a '"
comnïcité morale des autorités, y trouver un refuge- vainquem-s,
Tne doutaTent pas d'être soutenus. Leur chef, O'Donohue homme
d'a'ion et l'un'des plus ardens «g'»»'--, ^^^tl'fû stŒ
rlP^ intplli-eiices avec les mécontens du Manitoba. Il fit sonder wei
^''-" - r'we son concours. Riel le refusa. Le but qui pour-
suivait n était p..„ ..nexion aux États-Unis, mais la prépondérance
^ de l'élément français, atv. ^ amener, dans un temps peu éloigné,
l'indépendance du Canada. Pou j^j l'anne.xion aux États-Unis n'eût
^ été que l'absorption de l'élémeii français catholique noyé dans
une invasion de colons américains i-otestans.
La plupart de ses compatriotes ne voya^j^t ni aussi loin ni aussi
juste. Aigris et irrités, ils se montraient dii^osés à bien accueillir
ceux qui leur offraient de faire cause commiuu contre un ennemi
commun. Riel résista à ce courant d'opinion ; il fit ^^lus, il ramena les
demi-blancs à ses vues; il les décida à repoussei. même par la
force, l'agression des feniana et informa le gouvernen>ent canadien
qu'il était prêt, lui et les siens, à coopérer aux mesures de défense
que le gouvernement jugerait à propos de prendre en cas d'inva-
sion. Cette attitude énergi(}ue ne fit qu'accroître sa popiHarité, et,
aux élections pour le [jarleraent, Louis Hiel fut élu par le Manitoba.
Cette élection suscita d'ardentes protestations dans le parti» anglais,
parmi les hyttlists, comme ils s'intitulaient. Riel, le chef de.s insur-
gés du Manitoba, l'assussin de Thumas Scott, à peine de ret«our de
l'exil , osait de nouveau parler et agir en maître; il briguait lèfc man-
dat de membre du parlement canadien et réunissait la grandpe ma-
jorité des suffrages I On proférait contre lui les minaccs lof>> plus
violentes, on lui promettait, s'il poussait l'audace jusqu'à v^ftnir à
Ottawa, lo sort de Thomas Scott, exécuté par sos ordres. 1'^ ' "O
LOCIS RIEL.
423
s'en rendit pas moins à Ottawa pour prêter serment et siéger ;
mais telle était la terreur qu'inspiraient ses ennemis, que le greffier
du parlement fut obligé de l'introduii-e seul, à la tombée de la nuit,
dans la salle déserte, pour y recevoir son serment. Le lendemain,
les abords du parlement étaient assiégés par une foule irritée,
décidée à l'écharper s'il se présentait. Devant ces menaces, il
s'abstint. Le président déclara son siège vacant, et Riel quitta
Ottawa pour n'y plus revenir.
Désespérant, pour le moment, de pouvoir être utile à sa cause,
il se retira de nouveau aux États-Unis. Les menaces dont il était
l'objet, les accusations violentes dirigées contre lui accentuèrent,
si elles ne déterminèrent pas chez lui , une crise intellectuelle et
religieuse. Enclin par nature au mysticisme, né sous le ciel mé-
lancolique et brumeux du nord-ouest, d'une mère de race blanche
et d'un père métis de blanc et d'Indien, imbu de bonne heure des
traditions catholiques, sa vie depuis l'âge de vingt ans s'était écou-
lée au milieu de ces vastes solitudes et de ces horizons sans limites.
Deux idées dominantes hantaient son imagination : les profonds mys-
tères de sa foi et les souffrances imméritées de ses compatriotes et
des Indiens, qui ne demandaient qu'à vivre libres sur le sol que Dieu
leur avait donné et que leur travail avait défriché. Riel ne compre-
nait rien aux exigences de la civilisation qui les serrait de près ; il
se révoltait contre ses injustices et ses envahissemens. Sobre par
nature, il s'indignait contre les marchands d'eau-de-vie qui favori-
saient l'ivrognerie des Indiens et en profitaient pour acquérir à vil
prix leurs terres et leurs biens. Il en était venu peu à peu à se croire
investi d'une mission, humaine au début, plus tard divine, à prendre
pour des inspirations d'en haut les suggestions de son esprit frappé
et de sa conscience révoltée , à s'estimer en dioit d'opposer à
la force légale la force matérielle. Dieu devait être avec lui, puis-
qu'il luttait pour lui. Réfugié dans la Montana, sur les frontières
du Canada, il y reçut, dit-il, sa première révélation : — « Il faut que
tu marches en avant,» lui dit l'esprit. Je ne savais rien alors, ajouta-
t-il, de l'agitation qui régnait dans le Manitoba; je priais nuit et
jour, suppliant Dieu de venir en aide à mes efforts pour protéger
les Indiens et les demi-blancs contre l'eau-de-vie. Tout à coup, le
à juin 1884, je reçus une délégation de mes frères du nord-ouest,
m'invitant à venir me mettre à leur tète. Je leur demandai un dé-
lai de vingt-quatre heures pour prier et me confesseï*. Le lende-
main matin, je me confessai et communiai avec Gabriel Dumont et
Michael Dumas, puis j'ouvris ma Bible et tombai sur ce passage :
« Ne te détourne pas de celui qui te demande. » On m'appelait ;
mon devoir était de partir. »
Tel était l'homme qui, en mars 1885, à la tête d'une poignée de
A24 REVUE DES DEUX MONDES.
demi-blancs et d'Indiens, entrait résolument en lutte avec le Canada
et l'Angleterre. Il débuta par organiser dans tout le territoire une
agitation pacifique et un vaste pétitionnement. Son premier acte
officiel fut la publication du Bill of rights, résumé des réclamations
présentées par lui au nom de ses compatriotes. Il demandait : 1° la
sous-division en provinces des territoires du nord-ouest ; 2" l'exten-
sion à tous les demi-blancs habitant lesdits territoires des concessions
faites aux demi-blancs du Manitoba ; 3" la remise de titres régu-
liers aux colons en possession du sol ; à° la mise en vente de
500,000 acres de terres non occupées et appartenant à l'état, le
produit de ladite vente devant être affecté à la construction d'écoles
et d'hôpitaux et à la remise, aux demi-blancs sans ressources, des
semences et outils agricoles nécessaires à leurs exploitations ; 5° la
mise à part d'une partie des terres coloniales pour être ultérieu-
rement distribuées aux enfans des demi-blancs ; 6*^ une annuité de
5,000 francs par village pour l'entretien, dans chacun d'eux, de
sœurs catholiques vouées à l'éducation des enfans et aux soins des
malades ; 7° l'amélioration de la situation des Indiens et le contrôle
rigoureux des agens chargés de leur distribuer les subsides du
gouvernement.
Sur le refus tacite du gouvernement de discuter ces demandes
et d'y faire droit, Louis Riel appela la population aux armes et in-
vita les tribus indiennes à se joindre à lui. Leur concours
lui était indispensable , étant données les conditions de la lutte
qu'il engageait et la frayeur que la seule menace d'un soulè-
vement des Indiens causait dans tout le Canada. Derniers
représentans de la race autochtone, les tribus indiennes qui errent
encore dans ces immenses prairies du nord-ouest ne sont plus que
les descendans dégénérés des peuplades guerrières dont Fenimore
Cooper a décrit la grandeur et la décadence. Parqués comme des
parias dans des réserves dont les colons leur disputent la posses-
sion, exploités par les agens chargés de leur distribuer, sous forme
de vivres, de couvertures et d'effets, les subsides du gouvernement,
ils végètent misérablement, décimés par l'ivrognerie et les priva-
tions. Quand la famine les étreint, quand ils ont échangé contre un
verre d'eau-de-vie la couverture destinée à les abriter contre les
rigueurs de l'hiver, quand le gibier se fait rare et le froid intense,
ils pillent où ils peuvent et ce qu'ils peuvent, abattus à coups de
fusil par les blancs, pour lesquels ils sont un danger constant. Dans
le nord-ouest, plus à distance de la civilisation, leur existence se-
rait moins dure, n'était l'eau-de-vie. Ils trouvent encore à chasser,
à vendre des pelleteries aux traliquans de fourrures, puis, si mai-
gres que soient les secours (juo le gouvernement leur accorde,
c'est quelque chose à ajouter au produit de leur chasse, de leur
LOUIS RI£L. 425
pêche, et à la rémunération du concours qu'ils prêtent aux demi-
blancs pour la culture du sol.
Les plus redoutés et les plus redoutables sont les Indiens
Sioux, chassés des Etats-Unis par l'invasion des émigrans. Con-
traints de remonter vers le nord, ils ont, pendant la guerre de
sécession , franchi sur plusieurs points la frontière du Canada et
se sont réfugiés dans les prairies et les forêts du nord-ouest. Le
gouvernement canadien n'est tenu à rien vis-à-vis d'eux; ils
n'ont aucun droit au sol, aucun droit à ses secours; ils vivent
à l'état nomade, de chasse et de déprédations. Les Indiens Crées
sont au nombre d'en\-iron 15,000, les Black feet ou pieds noirs,
environ 10,000. On ignore le nombre des Sioux. Si dégénérées que
soient quelques-unes de ces tribus indiennes, elles ne laissent pas
d'être redoutables par le nombre et la bravoure de leurs guer-
riers , par leur merveilleuse résistance à la fatigue, par leur con-
naissance des localités, leurs ruses et leur tactique militaire, qui
consiste à tenir leur ennemi toujours en alerte, à le surprendre à
l 'improviste, à se débander pour se reformer plus loin, à dresser des
embuscades et à éviter toute rencontre en rase campagne.
Auprès d'elles et de leurs chefs, Louis Riel avait un grand pres-
tige. Les Indiens le tenaient pour un prophète. Leur sang coulait
dans ses veines, il parlait leur langue, comprenait leurs besoins,
compatissait à leurs misères ; leur imagination superstitieuse en-
tendait son langage mystique. Ils le savaient brave et le suivaient
sans hésitation. N'était-ce pas lui que leurs traditions désignaient
comme le libérateur appelé à leur rendre leur grandeur et leur
liberté perdues? Big Bear, le chef de la tribu des Indiens Creesi
répondit à l'appel de Riel en mettant à sa disposition une partie de
ses meilleurs combattans et en entrant lui-même en campagne avec
les autres. Poundmaker, chef des Indiens Stonies , suivit son
exemple et mit aux ordres de Riel ses plus habiles scouts. Ces
scouts ou éclaireurs jouent dans les guerres indiennes un rôle im-
portant. Ils se recrutent parmi les jeunes braves de la tribu ; ils
surveillent et épient l'ennemi. Doués d'une rare agilité, rompus à
toutes les ruses, ils suivent la marche des colonnes, se rendent
compte de leur force, se glissent jusque dans le camp, et, grâce
à leur prodigieuse mémoire des localités, dirigent ensuite l'attaque
sur les points faibles ou mal gardés. Rien n'échappe à leur œil vigi-
lant et plus d'une fois une poignée de scouts a réussi à paralyser
les mouvemens de toute une colonne en lui enlevant ses chevaux
pendant la nuit, en incendiant les hautes herbes et en capturant
ses convois.
Riel ne se dissimulait pas la responsabilité qu'il encourait en
provo.^uant le concours d'alliés aussi compromettans. Il connaissait
A26 • REVUE DES DEUX MONDES.
les Indiens, il savait qu'une fois déchaînés, il était bien difficile
de maîtriser leurs passions brutales et violentes, que leurs guerres
étaient des guerres d'extermination , qu'ils n'épargnaient ni les
femmes, ni les enfans, ni les vieillards, mais il savait aussi que
les Indiens se lèveraient, qu'il le voulût ou non, le jour où l'insur-
rection éclaterait, et il comptait sur son influence pour les empê-
cher de se porter à de trop cruelles extrémités.
Campé sur les bords du Saskatchewan avec ses demi-blancs,
Riel occupait le gué de Batoché, barrant ainsi la route aux troupes
que le gouvernement colonial dirigeait contre lui, et, s'appuyant
sur le village peuplé de demi-blancs, centre de plusieurs missions
tant catholique qu'anglicane et presbytérienne. Cette localité , qui
servait d'entrepôt à la plupart des exploitations agricoles environ-
nantes, était abondamment pourvue de grains, de bétail, d'appro-
visionnemens de toute sorte. Biel avait fait fortifier le gué de Bato-
ché et pouvait y tenir contre des forces supérieures. Les srouts
indiens , explorant les deux côtés de la rivière , parcouraient la
prairie sur leurs ponies , maigres comme leurs maîtres, comme
eux durs à la fatigue, infatigables à la course.
Pendant ce temps, Big Bear, bien renseigné par les siens, se
dirigeait à marches forcées sur Frog-Lake, situé à 120 milles de
Battleford et à 30 milles de Fort-Pilt. A Frog-Lake se trouvait un
ancien fort construit par la Compagnie de la baie d'Hudson. Autour
se groupait une population d'environ 200 habitans. Surpris avant
d'avoir pu se mettre en état de défense , le fort fut emporté d'as-
saut, ses défenseurs égorgés. Ceux qui échappèrent au massacre
s'enfuirent au hasard ; deux femmes blanches , M"'** Delaney et
Gowanlok, furent épargnées et gardées comme otages. Les Indiens
avaient goûté du sang ; encouragés par ce premier succès, ils
se dirigèrent sur Fort-Pitt. Un détachement de police à cheval
y tenait garnison. Soldats éprouvés, endurcis à toutes les fati-
gues, rompus aux luttes avec les Indiens , ils connaissaient
leur répugnance à s'attaquer à des ouvrages fortifiés et défendus.
Des fugitifs échappés au massacre de Frog-Lake, des colons effrayés
de la marche des Indiens et venant chercher un refuge à Fort-Pitt
grossirent rapidement le chiffre de la petite garnison et le portèrent
à une centaine d'hommes.
Les Indiens suivaient de près; au nombre d'un millier environ,
ils cernèrent le fort. Ses défenseurs, bien armés, abrités derrière
les meurtrières, les tenaient à distance. Les Indiens tentèrent d'en-
lever le fort d'assaut. A un signal de leur chef, ils se ruèrent sur
les palissades, mais ils ne purent tenir sous la pluie de balles qui
les accueillit et ils battirent en retraite. Les assiégés respiraient,
mais les vivres et les munitions se faisaient rares. Le fort n'était
LOUIS RIEL. A 27
approvisionné que pour une trentaine d'hommes et il servait d'abri
aux colons, à leurs femmes et à leurs enfans, auxquels il fallait dis-
tribuer des rations. Les vivres s'épuisaient, et, si ménager que l'on
fut de la poudre et des balles, on ne pouvait tenir longtemps.
On espérait que, découragés par l'insuccès de leur tentative, les
Indiens avaient levé le siège pour aller piller les fermes abandon-
nées ; mais, en l'absence d'éclaireurs, on en était réduit aux hypo-
thèses. L'inspecteur de police, F.-J. Dickens, commandait la petite
garnison. Son expérience de la tactique des Indiens lui faisait re-
douter une surprise, bien qu'on n'en vît plus trace aux abords
du fort. Il soupçonnait que Big Bear, renseigné par ses espions,
était au courant des ressources dont il disposait, savait que le fort,
approvisionné pour un nombre d'hommes restreint, ne pourrait
longtemps subvenir aux besoins de ceux qu'il abritait et que l'as-
saut livré par lui avait eu surtout pour but d'épuiser rapidement
les munitions des assiégés.
Adossé à la rivière par laquelle on y faisait tenir, à intervalles
réguliers, les approvisiônnemens nécessaires, le fort n'était exposé
aux attaques des Indiens que du côté de la prairie ; aussi la partie
qui y fuisait face était-elle solidement défendue par des palissades,
des fossés et d'épais revêtemens de terre. Par derrière, sur la
rivière, on avait creusé une crique où l'on abritait une chaloupe
destinée au service du fort. La retraite par eau était donc possible,
mais la chaloupe ne pouvait contenir qu'un pietit nombre d'hommes.
Assisté de ses deux sergens, J.-\V. Ralph et J.-H. Martin, Dickens
procéda au recensement des vivres et des munitions. On en avait
pour quelques jours à peine et un ou deux assauts épuiseraient ce qui
lui restait de cartouches. Il résolut donc d'évacuer le fort et em-
ploya les non-combattans à la construction d'un large radeau. Ses
soldats prendraient place dans la chaloupe, éclairant et remorquant
le radeau et le maintenant autant que possible à l'abri des balles
des Indiens au cas où ces derniers surveilleraient le cours de la
rivière. Ces mesures prises, il attendit la nuit.
La journée s'écoula sans incidens. Aussi loin que la vue pouvait
s'étendre, la prairie était déserte et un calme profond avait succédé
à la lutte du matùi. On se reprenait à espérer. La nuit vint. L'em-
barquement se fit en silence ; on partait, quand le cri de guerre des
Indiens éclata aux abords du fort. Profitant de l'obscurité, rampant
à travers les hautes herbes, ils escaladaient les revêtemens, brisant
à coups de hache les palissades, entassant leurs débris contre les
portes massives, incendiant ces amas de charpentes, dont la lueur
leur permit de distinguer sur la rivière les fugitifs, qui s'éloignaient
lentement. Abandonnant le fort en flammes, ils se ruèrent sur les
berges, dirigeant leur feu sur la masse noire qui glissiut au fil de
A 28 REVUE DES DEUX MONDES.
l'eau. Les soldats ripostèrent, on se fusillait dans l'obscurité, mais
tout l'avantage était du côté des Indiens, dispersés, s'abritant dans
les herbes et derrière les arbres, suivant, au long de la rivière, la
lourde marche du radeau, péniblement remorqué par la chaloupe.
La supériorité du tir des blancs ne leur était d'aucun secours, obli-
gés de riposter au hasard à des ennemis invisibles. La plupart suc-
combèrent, et le petit nombre des fugitifs qui tombèrent aux mains
des Indiens dut envier le sort de ceux qui étaient morts les armes
à la main.
Pendant ce temps, le général Middleton marchait à la rencontre
de Riel. La chute de Fort-Pitt l'obligeait à modifier son plan de
campagne. Battleford était menacé par les Indiens, et il y avait ur-
gence à ne pas laisser tomber entre leurs mains ce point important,
qu'on n'eût pu reprendre qu'au prix des plus grands efforts. On
était aux débuts du printemps, printemps froid et pluvieux. La dé-
bâcle des glaces commençait, le dégel rendait les routes imprati-
cables ; les convois de vivres s'embourbaient ; il fallait tout amener
avec soi, fourrages pour les animaux, approvisionnemens pour les
hommes, artillerie de campagne. Le général Middleton divisa ses
troupes en deux colonnes. L'une, composée de 500 hommes et de
deux batteries d'artillerie, sous son commandement, remontait vers
le nord en suivant le cours de la rivière. Le vapeur Northcote devait
appuyer sa marche et assurer le service des approvisionnemens.
L'autre colonne, sous les ordres de lord Malgund, comprenait en-
viron AOO hommes, quarante scouts, deux batteries d'artillerie, et
devait suivre parallèlement l'autre rive du Saskatchewan , de ma-
nière à prendre Riel en flanc pendant que Middleton l'engagerait de
front. Enfin le colonel Otter devait se porter rapidement sur Bat-
tleford pour y renforcer le colonel Morris, hors d'état, avec les
faibles ressources dont il disposait, de tenir longtemps contre une
attaque des Indiens.
Riel attendait l'ennemi de pied ferme. Gabriel Dumont, son ami
et son bras droit, commandait, sous sa direction, les demi-blancs
ralliés autour d'eux et décidés à combattre jusqu'à la dernière ex-
trémité. D'origine française, ancien trappeur de la Compagnie de la
baie d'Hudson, Gabriel Dumont était connu dans tout le territoire
du Nord-Ouest, où son habileté de chasseur, sa bravoure et son
sang-froid lui avaient concilié l'estime des demi-blancs et le respect
des Indiens. Nul ne connaissait mieux que lui ces interminables so-
litudes, où il s'aventurait à la poursuite des ours, des renards noirs
et argentés, des martres et des loutres dont il vendait les fourrures,
trafiquant avec les Indiens, vivant comme eux, joignant à leur mer-
veilleux instinct de la vie nomade la su|)ériorité intellectuelle de l:i
race blanche. Nature flegmatique et calme, il admirait en iîiel les
LOUIS RIEL. /i29
facultés Imaginatives et l'esprit mystique qui lui faisaient défaut ; il
possédait, en revanche, un grand sens pratique ; il avait acquis, dans
le cours de son existence aventureuse, une remarquable habileté
stratégique; il excellait à choisir un campement, à tirer parti des
avantages qu'il offrait pour s'y fortifier et s'y défendre. Riel, qui
l'appréciait à sa valeur, lui avait confié le commandement en sous-
ordre et tenait ses conseils en grande considération.
Dumont fut d'avis de se porter en avant pour arrêter la marche
du général Middleton. Au sud de Batoché se trouvait Fish Creek et
le village de Saint- Antoine-de-Padoue, frontière du territoire des
demi-blancs. Le terrain, plus accidenté, se relevait en collines boi-
sées formant un étroit défilé. Gabriel Dumont y établit le camp sur
la hauteur et fit immédiatement creuser des rifle pits, sorte de trous
sufTisans pour abiiter un ou deux hommes et leur permettre de re-
charger leur carabine à couvert. Établis sur le penchant de la colline,
ces rifle pits, reliés les uns aux autres par d'étroites tranchées,
rendaient difficile la marche d'une colonne d'assaut; ils permettaient
à leurs défenseurs d'ajuster avec précision et de n'offrir au tir de
l'ennemi qu'un objectif fugitif et restreint. Avec de l'artillerie, on
pouvait avoir raison de cet obstacle, mais l'endroit, habilement choisi
par Dumont au coude du défilé, ne permettait le tir de l'artillerie
qu'à portée de carabine, et il devait être difficile de l'amener et de
la maintenir en ligne sous un feu d'une justesse aussi parfaite que
celui des demi-blancs, habitués dès l'enfance au maniement de leurs
armes, ménagers de leur poudre et manquant rarement leur but.
Le général Middleton avançait avec prudence ; il avait réussi à se
procurer parmi les Indiens Black feet, restés fidèles au gouverne-
ment colonial et ennemis des Crées, un certain nombre de scouts,
qui éclairaient sa marche. Le 23 avril, ils l'avisèrent que sa co-
lonne était surveillée par les Crées; ils en concluaient que l'ennemi
ne pouvait être très éloigné. Le 2A, en effet, ils lui signalaient sa
présence à quelques milles de distance, à l'entrée du défilé. Le gé-
néral Middleton donna ordre au major Boulton de se porter en avant
avec les éclaireurs et au gros de la colonne de se préparer à l'at-
taque. Riel et Dumont les laissèrent s'engager à bonne portée de
balles et ouvrirent le feu, feu meurtrier, qui jeta bas une partie de
l'avant-garde. Les troupes ripostèrent, mais leurs balles se per-
daient dans le vide et passaient en sifflant au-dessus des rifle pits.
L"n temps d'arrêt se produisit, les soldats hésitaient à se lancer à
l'assaut de ces pentes boisées, coupées de trous et de tranchées, qui
leur cachaient l'ennemi. Le général fit avancer le 90'' bataillon, com-
mandé par le capitaine Glarke.
Le bataillon s'engagea dans le défilé sous un feu terrible. Pour
s'y soustraire, les hommes s'avançaient en rampant. En ce moment,
A30 nE7UE DES DEUX MONDES.
le général Middleton, qui les encourageait du geste et de la voLx,
eut sa tunique traversée d'une balle : « Debout! tenez-vous debout!
cria-t-il à ses soldats ; si je m'étais baissé, la balle me frappait à la
tête. » Encouragés par son exemple, les soldats, se déployant en
tirailleurs, abordèrent l'obstacle. Le capitaine Clarke marchait en
avant. Le feu des demi-blancs redoubla. Frappé d'une balle, le ca-
pitaine Clarke tomba ; le désordre se mettait dans les rangs des as-
saillans quand le général fit avancer deux batteries d'artillerie sous
les ordres du capitaine Peters et commanda un mouvement général
pour forcer le passage et franchir le défilé. Riel et Dumont suivaient
d'un œil attentif les manœuvres de leur adversaire. Devinant son
intention, ils ramenèrent en arrière le gros de leurs troupes, lais-
sant ordre aux tirailleurs de ralentir leur feu pendant quelques in-
stans, mais de tenir bon dans leurs rifle pits et de viser surtout
aux chevaux. Les chevaux, blessés, affolés diuis cet espace restreint,
jetaient le trouble parmi les troupes et paralysaient le mouvement
des batteries. La colonne avançait péniblement, prise en flanc par
le feu des tirailleurs, se heurtant de front aux défenses improvisées
que Dumont avait fait élever en hâte pour barrer la route. Les troupes
faiblissaient ; un désastre était imminent.
La journée s'avançait. Middleton envoya prévenir lord Malgund,
qui remontait le cours de la rivière sur l'autre rive, de lui amener
des renforts. Lord Malgund, entendant le bruit de la fusillade,
avait compris que son chef était aux mains avec l'ennemi; les détona-
tions de l'artillerie lui donnèrent à penser que l'engagement était sé-
rieux. Suspendant sa marche, il avait fait préparer les chalands pour
traverser la rivière en cas de besoin. Avisé du danger que courait la
colonne de gauche, il embarqua en hâte une compagnie du 10® ré-
giment, en prit le commandement, donna ordre à deux autres com-
pagnies et à la batterie de campagne de venir les rejoindre, et, après
une marche de 1 kilomètre pour prendre l'ennemi en flanc, il vint
prêter main-forte à l'avant-garde. Ce renfort permit au général
Middleton de reprendi*e l'offensive. Maître des deux côtés du défilé,
il entendait écraser l'ennemi entre deux feux. Le combat durait de-
puis le matin, mais, celte fois, les troupes ressaisissaient l'avantage.
Cernés dans le dt;filé, Riel et les siens semblaient perdus. Ils n'en
continuaient pas moins la lutte sans faiblir. Leur tir, aussi sur, por-
tait aussi juste. L'artillerie de leui-s adversaires tirait à mitraille,
mais ils tenaient toujours dans leurs rifle pits. Leurs rangs étaient
cclau'cia, mais ceux qui restaient chargeaient et déchargeaient leurs
carabines avec la même précision, sans se lasser, sans se presser,
jetant bas tout ennemi qui se montrait à découvert.
A cinq heures du soir, le général Middleton, convaincu de l'inu-
tilité de ses efforts et redoutant, à la tombée de la nuit, un mouve-
LOUIS RIEL. A 31
ment offensif des Indiens, habiles à jeter la panique panni des troupes
épuisées, donna l'ordre de suspendre l'attaque et de se replier en
arrière. Les deux aides-de-camp, le capitaine Wise et le lieutenant Dou-
cet, étaient blessés. Lord Malgund avait eu son cheval tué sous lui.
La nuit venait, accompagnée d'une pluie battante et d'un froid péné-
trant. Le Saskatchewan charriait des blocs de glace qui rendaient
périlleuse la traversée des chalands ; on manquait de tout pour les
blessés. Les troupes, harassées par une longue latte, découragées
par leur insuccès, se sentant entourées d'ennemis invisibles, ap-
préhendaient une surprise des Indiens et campaient en armes, at-
tendant le jour. Le général Middleton, anxieux, craignait pour ses
appro\isionnemens, qui se trouvaient de l'autre côté de la rivière,
dégarni de troupes par l'appel des renforts, et que gardaient seuls
une compagnie du 10® régiment et 50 éclaireurs (1).
Le lendemain. 25, le général dut laisser reposer ses hommes ;
le 26 seulement, une forte reconnaissance poussée en avant con-
stata que les rebelles avaient évacué le terrain sur lequel avait eu
lieu la bataille. Ils s'étaient repliés sur Batoché, à 10 milles de là,
sur le bras sud du Saskatchewan.
La nouvelle de l'échec des troupes coloniales à Fish-Creek avait
causé dans tout le Canada une sensation d'autant plus profonde tpie
la milice engagée était composée en grande partie de volontaires,
et qu'un grand nombre de familles comptaient des représentans
dans ses rangs. A Québec, à Montréal, à OttaAva, on ignorait les dé-
tails, les noms des tués et des blessés ; l'anxiété et la rumeur pu-
blique grossissaient l'étendue du désastre ; les adversaires politi-
ques de sir John Mac-Donald et du ministère l'attaquaient sans
relâche dans le parlement. Au dehors l'opinion publique lui était
hostile. On lui reprochait de n'avoir pas su, par des concessions
opportunes, conjurer un conflit redoutable, d'avoir ajourné con-
stamment l'examen des réclamations des demi-blancs. Beaucoup
estimaient que les demandes de Riel étaient fondées, que l'achat
par le Canada des territoires du nord-ouest impliquait le respect
des droits acquis antérieurement à cet achat et que le gouvernement
colonial ne pouvait, à son gré, imposer aux détenteurs des terres
un cadastre nouveau.
Dans les séances de la chambre, M. Blake mettait en demeure
sir John Mac-Donald de s'expliquer sur les causes du conflit. Le pre-
mier s'y refusait, alléguant que, dans la situation actuelle, l'intérêt
du pays exigeait l'ajournement de cette discussion. Dans le sénat,
sir Alexandre Campbell, ministre de la gueiTe, défendait de son
mieux les agens de l'administration indienne, auxquels on reprochait
(1) The Canadian Rébellion, par lord Malgund; Nineteenth Century, août 1885.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir, par leurs exactions éhontées, poussé les Indiens à la ré-
volte en les affamant. Les adversaires du ministère établissaient,
preuves en mains, que la misère des Indiens n'était que trop réelle.
Dépouillés de leurs territoires de chasse cadastrés et mis en vente,
ils s'étaient vus chaque année refoulés vers les montagnes Rocheuses.
Les buffles, leur principale ressource, avaient disparu. En 1883, le
trafic des peaux de buffles, à Saint-Paul, avait porté sur un chiffre
de 150,000; en 1884, on en avait vendu 300. Parqués dans leurs
réserves, les Indiens n'avaient plus pour vivre que les subsides du
gouvernement, et ces subsides passaient par les mains d'agens pré-
varicateurs qui faisaient fortune à leurs dépens. On affirmait que,
sur les 25 dollars par tête alloués aux Indiens, ceux-ci en recevaient
à peine 5. Avec Riel, on accusait les agens de favoriser l'introduction
de l'eau-de-vie et on rappelait le dicton cruel et brutal : « Le meil-
leur Indien, c'est l'Indien mort» [The hestindian isa dead one). On
produisait enfin des lettres de colons du nord-ouest déclarant que
les Indiens en étaient réduits à se nourrir de porc pourri que
leur donnaient les agens, ou à mourir de faim.
Pendant que Riel tenait en échec le général Middleton, Pound-
maker, à la tête de ses Indiens, se préparait à attaquer Battleford,
sur le bras nord du Saskatchewan, à 50 lieues environ de Batoché.
La réserve assignée par le gouvernement canadien à Poundmaker
et à sa tribu se trouvait dans le voisinage de Battleford. L'agitation
inusitée des Indiens avait éveillé l'attention du commandant du
fort chargé de surveiller la réserve. Un blanc, M. Arthur, retenu
prisonnier par Poundmaker, réussit à s'échapper, à gagner le fort et
à donner avis d'une attaque imminente. Le commandant détacha le
chef de ses scouts, Ross, avec ordre de pénétrer, si possible, dans
le campement des Indiens et de s'assurer de leurs projets; en
même temps, il envoyait avis à Battleford du danger qui menaçait
la ville. A la faveur de la nuit, Ross réussit à se glisser dans le
camp des Indiens et même à assister sans être vu à une conférence
des chefs. Familiarisé avec la langue des Crées, il n'eut pas de
doutes sur leurs projets. Pour lui l'occasion était trop tentante pour
la laisser échapper. Rampant entre les herbes, s'abritant derrière
les arbres, il rejoignit ses hommes, et au moment où les Indiens se
séparaient, une décharge de carabines en abattait un certain nombre.
Ne comprenant rien à ce dont il s'agissait, croyant à une méprise
de leurs propres guerriers, ils couraient au hasard, les uns pour
prendre leurs armes, les autres pour intervenir. Profitant de la
confusion, Ross parvint à regagner le fort sans perte.
Le colonel Otter commandait à Battleford ; au reçu de la dépêche
l'avisant du danger qui le menaçait, il résolut de le conjurer en le
devançant. A la tête d'une colonne de 300 hommes de police et de
LOUIS BI£L. A 33
troupes, il se porta en avant. Le 5 mai, après une marche de
35 milles, il atteignait le campement des Indiens. Bien que pris à
l'improviste, Poundmaker résista avec énergie. Le combat, com-
mencé à cinq heures du matin, se prolongea pendant sept heures.
Les Indiens faiblissaient, quand leurs squaws, saisissant les armes
de ceux qui étaient tombés, vinrent se joindre à la lutte excitant les
combattans par leurs cris et leurs imprécations. A midi, le feu se
ralentit et cessa. Le colonel Otter hésitait à pousser plus loin, crai-
gnant de voir couper ses communications avec Battleford; les In-
diens se tenaient pour satisfaits d'avoir arrêté l'ennemi et de con-
server leurs positions. De part et d'autre, on s'estimait victorieux,
et le colonel Otter rallia Battleford, convaincu que les Indiens ne
se hâteraient pas de l'y venir chercher.
Le même jour, pendant que ces événemens se passaient aux en-
virons de Battleford, le vapeur Aorlhcote amenait au général Mid-
dleton ses renforts et ses appro\isionnemens. Le 7, tout étant prêt,
il levait le camp et se dirigeait sur Gabriel Crossing, à 6 milles de
Batoché. Le 8, ses éclaireurs prenaient contact avec ceux de Riel,
qui occupait Batoché. A cinq heures du matin, le 9, le général don-
nait l'ordre de se porter en avant. Incertain de l'issue de la lutte,
il ne fit pas lever le camp, qu'il laissa à la garde des non-combat-
tans. Le vapeur Northcote devait concourir à l'attaque, descendre
la rivière, prendre Batoché à revers, pendant que lui-même l'abor-
derait de front, et couper ainsi les communications de Riel avec
l'autre rive du Saskatchewan. Une compagnie de carabiniers et deux
pièces de campagne étaient embarquées à bord. A huit heures du
matin, le général Middieton arrivait devant Batoché. L'avant-garde
de Riel, dissimulée derrière un rideau d'arbres qui masquait le vil-
lage, ouvrit le feu sur les troupes. Plus loin, sur la rivière, on en-
tendait distinctement les décharges de l'artillerie du ISorthcote et
l'appel continu de son sifflet indiquant que le vapeur se trouvait en
détresse ou aux prises avec un ennemi supérieur. Le général
donna ordre à son artillerie de se porter en avant et de déloger
l'ennemi du bois qui lui cachait le village. Soutenu par les scouts
déployés en tirailleurs, l'artillerie dirigea sur ce point quelques
volées à mitraille et força l'avant-garde de Riel à se replier.
Au débouché du bois, les troupes atteignaient un plateau décou-
vert surplombant le coude de la rivière. Devant elles, et dans un
creux, longeant le cours de l'eau, s'étendait le ^illage entouré d'ar-
bres; une longue pente boisée descendait au Saskatchewan. Le
général Middieton fit immédiatement mettre son artillerie en bat-
terie et ouvrir un feu plongeant sur Batoché. De la hauteur qu'il
occupait on apercevait les rebelles massés en force à l'abri de l'église
TOME LXXIV. — 1886. 28
484 REVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Laurent et, sur la rivière, le Northcote en détresse. Bien ren-
seignés par leurs éclaireurs, qui, depuis la bataille de Fish-Creek,
n'avaient perdu de vue aucun des mouvemens de l'armée cana-
dienne, Riel et Dumont avaient posté, à quelques milles au-dessus
de Catoché, à un endroit où les eaux basses rendaient la navigation
lente et difficile, des éclaireurs des deux côtés du Saskatchewan.
Forcé de ralentir sa marche, le Northcote s'était trouvé pris entre
deux feux. Il avait vainement riposté. Abrité dans ses rifle pits,
l'ennemi ajustait à loisir, rendant le pont intenable. Le pilote était
tué, la cheminée criblée de balles, et le vapeur était venu s'échouer
sur un banc de sable. Son équipage avait réussi toutefois à le dé-
gager, et suivant lentement le fil de l'eau, il avait atteint Batoché,
mais il ne gouvernait plus et le courant l'entraînait sous une pluie
de balles.
Le feu plongeant des batteries de Middleton contraignit les re-
belles à évacuer l'église Saint-Laurent. Ils se replièrent sur le bois
derrière le village. Middleton commanda de les y suivre; l'infanterie
formée en colonne se mit en marche ; l'artillerie devait la sou-
tenir. Ce mouvement s'exécutait quand le cri de guerre des In-
diens retentit à quelques pas du plateau. Profitant habilement des
pentes boisées, ils les avaient escaladées ; débouchant sur le pla-
teau à quelques mètres seulement des artilleurs occupés à atteler
leurs pièces, ils ouvraient sur eux un feu à courte portée et lut-
taient corps à corps pour s'en emparer. Heureusement, pour l'armée
canadienne, le capitaine Howard, commandant la batterie Gatling,
avait ses pièces attelées. Par un mouvement rapide, il les porta en
arrière et fit feu à mitraille sur les assaillans, que cette décharge
rejeta en désordre. L'artillerie était sauvée. Le capitaine Howard
fit immédiatement avancer les pièces, couvrant les pentes de ses
feux, et no se remit en marche qu'après avoir repoussé les Indiens
à grande distance.
Poursuivant son mouvement, le général Middleton pénétrait dans
Batoché, délogeant les troupes de Riel, qui se repliaient en bon
ordre sur le bois. L'église Saint-Laurent était évacuée; an moment
où le général débonchait sur la place, un prêtre, debout sur le seuil,
agitait un drapeau blanc. Le général s'avança, lui tendit la main,
et apprit de lui que l'église était remplie de femmes et d'enfans qui
étaient venus y chercher un abri, que le vapeur ?iortb(Olg dr
dait la rivière sous le feu des rebelles et qu'il était furt à cra
qu'il ne tombât dans leurs mains, enfin que Riel et Dumont, i. ri-
ment retranchés daus le bois, y avaient fait creuser de i
rifle pit.t qui en rendaient l'accès dilTicile et d'où on ne !• -
rait probablement pas sans de grands eiïorts. 11 ajouta qu'un corps
considérable d'Indiens campait de l'autre côté de la rivière et (pie
LODIS RLEL. 435
Riel avait sous ses ordres leurs plus braves guerriers. Le général
Mifldleton fit transporter ses blessés dans Téglise et commanda
douvrir le feu sur le bois. Ses éclaireurs et Tinfanterie déployés en
tirailleurs abordaient la lisière sous le commandement du capitaine
Freiicb. 11 était alors deux heures de l'après-midi ; le combat durait
depuis huit heures du malin.
On avait successivement dégagé les abords de Batoché, rejeté
l'eunemi sur le village qu'il était contraint d'évacuer en partie sous
le feu plongeant de l'artillerie, mais on ne serait maître de la place
qu'à la condition de déloger les rebelles du bois qu'ils occupaient
et d'où un mouvement offensif était toujours à redouter. D'autre part,
l'attaque du Nortlicote avait échoué, le vapeur en dérive courait
risque de tomber aux mains de Riel, dont les communications avec
l'autre rive étaient intactes, et qui, battu, pouvait encore mettre la
rivière entre Midileton et lui. Il importait donc d'en finir, et on aborda
le bois avec toutes les forces disponibles. Mais les elîorts redoublés
de l'attaque vinrent se briser contre l'énergie de la défense. Les
demi-blancs se retrouvaient sur un terrain qui leur était familier,
dans des conditions qui leur étaient favorables. Peu habitués à
lutter en rase campagne, ils recouvraient tout leur sang-froid et
leur indomptable persévérance dans leurs rifle pits, eicellant à
ajuster rapidement, à se dérober au feu de leurs adversaires, à mé-
nager leurs forces et leurs munitions. De deux heures à cinq heures,
les troupes canadiennes se battirent sans pouvoir avancer. Riel,
Duraont, Garneau, parcourant sans relâche leurs positions, encou-
rageaient et soutenaient leurs combaltans. Le général Middleton
espérait, d'après les rapports de ses scouts, que les munitions des
rebelles s'épuiseraient; mais, vers cinq heures du soir, leur feu subi-
tement plus nourri et l'examen de quelques balles perdues d'un
calibre et d'une fabrication différons lui montrèrent qu'ils avaient
dû recevoir des approvisionnemens par la rivière.
A la nuit tombante, Riel reprit l'offensive. Le vent se levait ; par
ses ordres, les Indiens mirent le feu aux hautes herbes et aux four-
rés dont la brise rejetait les flammes et la fumée sur les troupes
canadiennes et jusqu'aux abords de l'église, où le général Middle-
ton avait établi son quartier-général et ses blessés. Force fut de
l'évacuer. Les blessés furent transportés dans les wagons. L'ar-
tillerie réussit toutefois à arrêter le mouvement de Riel, et à minuit
le feu cessa sur toute la ligne. Middleton donna ordre à lord xMal-
gund de se rendre à la station télégraphique de Humboldt pour
ti-ansmettre au gouvernement avis de l'état des choses et presser
l'envoi de renforts. De pai't et d'autre, on campa sur les positions
que l'on occupait.
La situation du général Middleton ne laissait pas que d'être cri-
436 REVDE DES DEUX MONDES.
tique, mais son énergie était à la hauteur de sa tâche. Certain
d'être inquiété dans sa retraite s'il tentait un mouvement en arrière,
redoutant pour ses troupes la fatigue et la démoralisation qui en
résulteraient, il se décida, après consultation avec ses principaux
officiers, à ne pas lâcher prise et à se cantonner fortement dans la
partie du village qu'il occupait. La matinée du lendemain fut em-
ployée à fortifier les abords de l'église, dont il reprit possession, à
couvrir ses avant-postes par des revêtemens de terre et à rectifier
la position de ses troupes. Vers midi, le feu reprit sur toute la ligne,
le 90* bataillon et les grenadiers soutenus par l'artillerie attaquant
de front les positions des rebelles, dont le tir semblait se ralentir.
Encouragés par cet indice et formés en colonne, ils abordèrent
vigoureusement l'obstacle, mais ce n'était qu'une tactique de Riel
pour les amener à s'engager plus avant. Accueillis par un feu vio-
lent, ils furent obligés de reculer. Pendant cette attaque, le général
Middleton avait fait creuser en arrière de sa colonne d'assaut des
rifle pits occupés par ses meilleurs tireurs ; accentuant le mouve-
ment de recul de ses hommes, il espérait que les rebelles, entraînés
par la poursuite, viendraient se heurter à ces obstacles et qu'un
retour offensif lui rendrait l'avantage, mais Riel et Dumont, préve-
nus par leurs scouts, qui se glissaient jusqu'aux abords du camp
canadien, retinrent leurs hommes.
La journée du 11 devait être décisive. A six heures du matin, le
général Middleton passait ses troupes en revue : « 11 nous faut en-
lever Batoché aujourd'hui, mes enfans, et en finir. » A sept heures,
l'attaque recommençait. Du côté des demi-blancs, aucun symptôme
de lassitude. Leur feu bien nourri tenait leurs adversaires à dis-
tance ; les n/7<7 ;?îV.ç étaient aussi nombreux et aussi bien défendus.
Vainement l'artillerie faisait pleuvoir sur eux et sur les maisons de
Batoché une grêle de mitraille : le tir continuait sûr et régulier. A
midi, les assaillans n'avaient pas gagné un pouce de terrain. Après
un court temps d'arrêt, la bataille reprit de nouveau.
A mesure que l'après-midi avançait, le feu des rebelles se ralen-
tissait. Depuis quatre-vingts heures, ils tenaient bon dans leurs
ri/îe pits, mais il était visible que leurs forces s'épuisaient et que
leurs munitions diminuaient. Le général Middleton multipliait ses
assauts; à trois heures, il donna ordre au capitaine French de
prendre le commandement des scouts tenus en réserve depuis le
matin, et de se lancer à fond. A ce moment, un prisonnier de Riel,
Astley, s'avançfut en parlementaire, agitant un drapeau blanc. Il
était porteur d'un message écrit de Riel ainsi conçu : « Si vous ne
cessez pas immédiatement de tirer sur les maisons où sont réfugiés
nos femmes et nos enfans, je fais mettre à mort les prisonniers que
nous détenons, en commençant par Lasp, l'agent préposé aux ré-
LOUIS BIEL. 437
senes indiennes. » Middieton lui répondit : « Faites-moi savoir où
sont réfugiés vos femmes et vos enfans, je ferai suspendre le feu
dans cette direction. » Un second message de Riel contenait ces
mots : « Général, votre prompte réponse me prouve que vous n'êtes
pas insensible aux considérations d'humanité. Je vais faire réunir
les femmes et les enfans dans un même endroit et vous en a\ise-
rai. » Sur l'enveloppe il avait ajouté au crayon : « Je hais la guerre,
mais si vous ne vous retirez pas ou si vous me refusez une entre-
vue, je maintiens ma décision en ce qui concerne les prisonniers. »
Middieton communiqua ce message à ses officiers et, par eux, à
ses troupes. Le sort des prisonniers dépendait de leur bravoure et
de leur impétuosité. Officiers et soldats, sur un signe de leur géné-
ral, se ruèrent à l'attaque. French, à la tète de ses scouts, aborda le
rillageau pas de course, chassant devant lui l'ennemi déconcerté par
son élan. Une balle le frappa à la tête au moment même où, attei-
gnant la maison dans laquelle Riel détenait ses prisonniers, il en
faisait briser les portes. Vainement Riel et Dumont tentèrent de
rallier leurs hommes. La panique s'était mise dans leurs rangs.
Fuyant en désordre, acculés à la ri\'ière, bon nombre d'entre eux
essayèrent de gagner l'autre rive à la nage ; la plupart, tués par les
carabiniers, teignaient de leur sang l'eau, qui charriait leurs cada-
vres. Riel, Dumont, Garneau et les principaux lieutenans réussirent
à se jeter dans une barque et à s'échapper. Le même soir, le gé-
néral Middieton expédiait à Ottawa une dépêche annonçant la prise
de Batoché. En même temps, un message l'avisait que le vapeur
Northrofe était hors de danger. A son bord se trouvait comme
Tolontaire Hugh Mac-Donald, fils du premier ministre.
Les demi-blancs étaient vaincus, mais, tant que Riel était libre,
une nouvelle prise d'armes était possible, et si Riel parvenait à re-
joindre Poundmaker ou Big-Bear, la guerre pouvait se prolonger
longtemps encore. Sur l'ordre de Middieton, les sroiits fouillaient
les bois et les abords de la rivière. Les renseignemens reçus don-
naient à croire que Riel et Dumont s'étaient séparés, que Dumont
avait réussi à se mettre hors d'atteinte, mais que Riel, inquiet du
sort de sa lemme et de ses enfans, prisonniers dans Batoché, errait
aux alentours. Le surlendemain du combat, trois éclaireurs de
Middieton, Armstrong, Hourie et Dript, rencontraient Riel à 1 mille
et demi de Batoché, accompagné de trois de ses hommes. Les
éclaireurs armaient leurs carabines quand Riel s'avança vers
eux : « Inutile de tirer, dit-il ; j'allais me livrer, je veux revoir ma
femme et mes enfans. » Prévenu de son arrestation, le général
Middieton consigna les troupes dans leurs tentes. Il redoutait l'exas-
pération de ses soldats et l'assassinat de son prisonnier. Riel, amené
devant lui, déclara qu'il eût pu s'enfuir avec Dumont et gagner le
438 REVUE DES DEUX MONDER.
territoire de Montana aux États-Unis, mais qu'il n'avait pu se dé-
cider à abandonner les siens. « La guerre que j'ai soutenue, ^outa-
t-il, aura du moins pour résultat de forcer le gouvernement à
examiner les justes réclamations des demi-blancs et des Indiens. »
Puis, s' interrompant au moment où une batterie d'artillerie défilait
devant la tente, il reprit : « J'espère, général, que vous ne ferez
pas attacher ma femme et mes enlans à la gueule de ces canons. »
La prise de Batoché, la défaite des demi-blancs et la capture de
leur chef permettaient au général Middleton d'agir contre Pound-
maker et Big-Bear. Campé aux environs de Battleford, Poundmaker
avait réussi à s'emparer d'un convoi de vivres, d'armes et de mu-
nitions destiné au ravitaillement des troupes. Il se préparait à mar-
cher sur Batoché pour rallier Biel quand il apprit que Biel était
vaincu et prisonnier, Dumont en fuite, et que le général Midd'eton,
accompagné de /iOO hommes, venait d'arriver à Battleford à bord du
vapeur I\ort/mwst. Ces nouvelles jetèrent l'alarme dans le camp
indien. La jonction des forces du colonel Otter et du général ren-
dait critique la situation de Poundmaker, qui s'empressa d'ouvrir
des négociations. Le 2o, il livrait ses armes, restituait le convoi,
libérait ses prisonniers et se rendait sans conditions.
Big-Bear seul tenait encore. Campé aux environs de Fort-Pitt, sa
réputation de courage et d'audace avait rallié autour de lui beau-
coup de jeunes guerriers indiens appartenant à diverses tribus, mais
ambitieux de servir sous ses ordres et d'accroître leur renom de
bravoure. Il disposait de plus de 800 com^battans. Le colonel Strange
occupait Fort-Pitt. Depuis trois semaines il cherchait vainement à
se renseigner sur la position des Indiens; Big-Bear éludait sa
poursuite, pillant les fermes, s'emparant du bétail et recrutant des
adhérons. Prévenu enfin que le chef indien se trouvait à une ving-
taine de milles du fort, le colonel Strange se mit en marche, et le
28 mai ses éclaireurs lui signalaient la présence de Big-Bear et de ses
Indiens sur une hauteur au nord-est de son campement. A la tête de
300 hommes d'élite du 65® régiment de Montréal, soutenus par les
carabiniers de Winnipeg et deux pièces de campagne, le colonel
Strange se porta à leur rencontre ; Big-Bear accepta le combat. La
hauteur qu'il occupait était entourée d'un marais qui rendait diflicile
une attaque de flanc. Les troupes n'hésitèrent pas à aborder d«
front, mais le feu plongeant des Indiens arrêtait leur élan. Le co-
lonel Strange réussit, non sans peine, à contourner le njamelon et
à amener sur le plateau une compagnie de narabiniei^s dont le tir
jeta un instant le déHordi^e dans le camp indien. Big-Bear lança de
ce cAté 200 de ses meilleurs guerriers, devant l'impétuosité des-
quels les carabiniers durent battre en retraite. L'arlill»;rie, mise en
ligne en arrière, faillit mémo ôlro cajUnr/'e. Contraircmont à leur
LOUIS RIEL. 439
tactique habituelle, les Indiens s'exposaient à découvert, et, à plu-
sieurs reprises, des bandes de 20 ou 30 guerriers se lançaient en
avant jusqu'à quelques mètres des pièces. Après quatre heures de
combat, convaincu qu'il ne réussirait pas à enlever la position, le
colonel Strange fit cesser le ieu et ramena ses troupes ; la retraite
s'effectua sans encombre, et le même soir il regagnait Port-Pitt,
où l'attendait un message du général Middleton l'informant de la
soumission de Poundmaker et l'avisant qu'il s'embarquait pour
Fort-Pitt avec le 90* bataillon de Winnipeg, composé de soldats
aguerris, ayant pris part à toute la campagne.
Arrivé à Fort-Pitt, Middleton prit immédiatement ses mesures pour
en finir avec Big-Bear. Il donna au capitaine Steele le commande-
ment de 70 scouts triés dans tous les corps de l'armée et supérieu-
rement montés. Steele devait se diriger vers le sud en décrivant
une courbe et se porter ainsi en arrière des Indiens, pendant que
Middleton et Strange s'avanceraient à leur rencontre. Steele avait
ordre d'éviter tout engagement avec les Indiens, de reconnaître
leurs positions, d'en donner avis au commandant en chef et de
manœuvrer de façon à leur couper la retraite. Le 3 juin, Steele dé-
bouchait à l'improviste dans une clairière au moment où les Indiens
levaient leur camp. Le choc fut si brusque et la rencontre si inat-
tendue que la lutte s'engagea presque corps à corps. Steele réussit
toutefois à se dégager et à rallier ses hommes, non sans avoir fait
subir aux Indiens des pertes considérables. Les vivres leur man-
quaient, leurs munitions s'épuisaient, le désordre se mettait d£\ns
leurs rangs. Deux jours après ce combat, Big-Bear était fait prison-
nier et ses Indiens se soumettaient sans conditions.
L'insurrection était vaincue, les opérations militaires terminées.
Il restait à faire la part des responsabilités de chacun, à examiner
dans quelle mesure les réclamations des demi-blancs et des Indiens
étaient fondées et à décider du sort des prisonniers. Cette tâche
incombait à l'administration civile et à l'administration judiciaire.
Le gouvernement canadien n'envisageait pas sans de sérieuses
appréhensions les embarras qu'allait lui causer le procès de Riel.
Si l'élément anglais domine dans le Haut-Canada, il n'en est pas de
même dans le Bas-Canada. D'après le dernier recensement, celui
de 1881, cette province comptait 1 ,358,^69 habitans, dont 1,073,820
se réclamaient de leur origine française, contre 123,7^9 descendans
d'Irlandais, 54.923 d'origine écossaise, 81,515 d'origine anglaise;
le reste appartenant à des nationalités diverses. Sur un chiffre total
de 4,324,810 habitans, les Canadiens français figurent pour environ
2,000,000, descendans authentiques des 60 ou 70,000 colons lais-
sés sur les rives du Saint-Laurent ou dans les criques de la pénin-
sule acadienne au moment de l'abandon de la Nouvelle-France.
hkO REVUE DES DEUX MONDES.
Si les Canadiens français n'avaient pas pris fait et cause pour Riel,
s'ils s'étaient abstenus de lui prêter un concours actif, il n'en était
pas moins vrai que les sympathies du plus grand nombre lui étaient
acquises, et que, dans le parlement, leurs représentans avaient,
en maintes circonstances, élevé la voix pour réclamer une enquête
sur les griefs des demi-blancs, et des mesures plus humaines vis-à-
vis des Indiens.
Puissante par le nombre, par l'influence et par la culture intel-
lectuelle, cette population est arrivée à faire accepter au Canada
sa langue comme langue officielle au même titre que l'anglais, à
être représentée dans le ministère aussi bien que dans le parle-
ment, à créer et à entretenir des universités exclusivement fran-
çaises, une presse quotidienne, à soutenir un clergé catholique. A
se l'aliéner on courrait grand risque, celui de rompre le lien si
frêle qui unit encore le Canada à la métropole et de provoquer une
rupture que souhaite un parti nombreux. La haine implacable et
vivace des Irlandais contre toute domination anglaise, le méconten-
tement des partisans du libre échange causé par les mesures protec-
tionnistes de l'administration de sir John Mac-Donald, haine et
mécontentement avivés sous-main par les fenians, ne permettaient
guère au ministère de s'aliéner les votes et l'appui des Canadiens
français. Toutefois la loi devait suivre son cours. Le 20 juillet 1885,
le gouverneur général prorogeait le parlement, et le môme jour
Louis Riel comparaissait devant la cour de Régina sous la préven-
tion du crime de haute trahison. Interrogé par le juge Richardson,
président du tribunal, il déclarait plaider la non-culpabilité. Les
avocats Fitzpatrick et Lemieux défendaient l'accusé, que poursui-
vait M® Robinson, remplissant les fonctions du ministère public.
Riel ne prétendait pas être innocent des charges que l'accusation
relevait contre lui, ni décliner la responsabilité de ses actes. 11 re-
connaissait avoir pris part à l'insurrection, en avoir été le chef, tout
en laissant à son lieutenant Dumont la direction des opérations mi-
litaires, mais il déclarait que cette insurrection était légitime, que
les demi-blancs n'avaient fait que défendre leurs droits, violés de-
puis des années, et repousser la force par la force. Il alléguait j)Our
sa justification les nombreuses pétitions présentées, conformément
à la loi, par les demi-blancs pour obtenir justice, le silence dédai-
gneux qu'on leur avait opposé, l'agitation, toute pacifique au début,
à laquelle il avait eu recours pour obtenir, tout au moins, l'exa-
men de leurs plaintes, agitation autorisée par de nombreux précé-
dens, et conforme aux usages anglais. Puis d'accusé il se faisait
accusnteur. Le gouvernement canadien, en acquérant de la Compa-
gnie de la bai(! d'iïudson les immenses territoires du nord-ouest,
en devenait propriétaire, mais à la charge pour lui de respecter les
LOUIS BIEL. 441
droits antérieurs à sa prise de possession. Or les demi-blancs occu-
paient les terres dont ils réclamaient la propriété bien avant la ces-
sion au gouvernement canadien. Ils les occupaient du consentement
tacite de la Compagnie de la baie d'Hudson, conformément aux lois
et coutumes en usage parmi les settlers. Les routes faisant défaut,
ils avaient dû, pour assurer leurs communications et l'écoulement
des produits, s'établir sur le cours des rivières, lis avaient défriché
et ensemencé le sol, construit leurs demeures, mis en valeur des
terres incultes. De quel droit le gouvernement canadien venait-il
leur en disputer la jouissance? Il leur avait assigné, il est vrai,
d'autres terres en échange de celles qu'il leur enlevait, mais en
vertu de quel droit procédait-il à cette dépossession et à cet échange?
De croit, il n'en avait aucun. Ses mesures arbitraires ruinaient
les demi-blancs, et cela, pourquoi? Pour livrer aux gros spécula-
teurs qui entreprenaient la construction du chemin de fer destiné à
relier Halifax, sur l'Atlantique, aux rives du Pacifique, les terres
culrivées par les demi-blancs.
Riel concluait en réclamant un sursis pour préparer sa défense.
II demandait, en outre, la comparution devant la cour, à titre de
témoins à décharge, de Gabriel Dumont et Dumas, qui avaient réussi
à gagner les États-Unis, et de Burges et Van Gougnet, secrétaires
d'état du ministère de l'intérieur et des affaires indiennes, déposi-
taires, en leur qualité officielle, des documens, pétitions et réclama-
tions soumis par les demi-blancs à l'examen du gouvernement, dont
le silence et les fins de non-recevoir avaient été la cause des événe-
mens survenus. Enfin, il réclamait la production devant la cour des
papiers saisis à son quartier-général, à Batoché, parmi lesquels se
trouvaient, disait-il, des pièces établissant que, contrairement aux
termes de l'acte d'accusation, il avait cessé d'être sujet anglais pour
devenir citoyen américain.
Le ministère public répondait que Riel et ses conseillers légaux
avaient eu tout le temps nécessaire pour préparer sa défense ; que,
prenant en considération l'impossibilité pour Riel de faire venir à
ses frais les témoins qui lui étaient nécessaires, le gouvernement
prendrait ces frais à sa charge, mais qu'il n'était pas au pouvoir du
gouvernement de faire comparaître comme témoins Gabriel Dumont
et Dumas, eux-mêmes sous le coup d'un mandat d'arrêt , comme
coupables de haute trahison, et réfugiés aux États-Unis, en dehors de
la juridiction de la cour, ou de leur offrir un sauf-conduit. 11 consentit
toutefois à un délai d'une semaine, que la cour octroya, après avoir
entendu lecture d'une lettre de Gabriel Dumont, offrant de venir
joindre son témoignage à celui de Riel et de se rendre à Regina
avec ou même sans saut-conduit.
A l'insu de Riel et sans l'avoir consulté, ses conseillers légaux
hh'î REVUE DES DEUX MONDES.
lui préparaient une seconde ligne de défense. Ils entendaient tirer
parti de son exaltation religieuse et de son mysticisme bien connu
pour plaider, au cas où ils seraient battus sur la question politique,
rirres})onsabilité de leur client. A cet elfet, ils avaient obtenu des
consultations du docteur Ray, médecin de l'asile de Beaufort à Qué-
bec, et du docteur Clarke, médecin de la maison de fous d'Ontario,
établissant que, dans leur opinion, Riel ne jouissait pas de la pléni-
tude de ses facultés mentales.
Les débats s'ouvrirent le 30 juillet. Le ministère public fit com-
paraître huit témoins à charge qui établirent non-seulement la par-
ticij)ation de Riel au mouvement insurrectionnel, mais encore le
fait qu'il l'avait commandé, dirigé et soutenu jusqu'au bout. Il pro-
duisit une vingtaine de pièces saisies à Batoché, écrites et signées
de la main de Riel, adressées aux demi-blancs et aux Indiens, pro-
clamations et lettres par lesquelles il leur annonçait ses succès à
Duck Lake et Fish Greek, les encourageait à attaquer les forts, à
capturer les convois et à se joindre à lui pour résister aux troupes
du gouvernement. Il établissait, par les mêmes documens, que, si
Gabriel Dumont avait eu la direction des opérations mihtaires, Riel
était, de fait, le chef suprême de l'insurrection, que c'était lui qui
avait choisi Batoché pom* son quartier-général et mis la place en
état de défense. Laissant de côté les allégations de Riel qu'il n'avait
pris les armes que pour résister à la force par la force et obtenir
justice pour les demi-blancs, il prétendait établir que les motifs de
Riel étaient tout autres, que ses assertions n'étaient qu'un prétexte,
qu'en réalité il avait voulu se venger de son échec de 1869 et de
son exil. Enfin, il produisait un document signé de Riel, sorte de
programme politique, rédigé en vue d'une séparation du Canada de
l'Angleterre et qui consistait à distribuer un septième du territoire
aux Irlandais émigrés aux États-Unis et à donner gratuitement des
terres aux Hongrois, Bavarois, juifs et Polonais persécutés en Eu-
rope. Ce programme bizarre se terminait par des considérations
mystiques relatives à l'établissement d'une religion nouvelle.
De ces témoignages et de ces pièces résultait bien , ce qui
n'était douteux pour personne, le rôle considérable de Riel dans
l'insurrection, mais ils laissaient subsister, d'une part, les reven-
dications de Riel contie les injustices dont se plaignaient ses com-
patriotes et, de l'autre, ils oifraient à ses défenseurs l'occasion de
plaider l'irresponsabilité de leur client.
Aux premiers mots qu'ils prononcèrent dans ce sens, Riel pro-
testa. Il n'admettait pas un instant qu'on cherchrit h le faire passer
pour fou. De leur côté, ses avocats <! ' ' Mit que, si Riel en<<Mi-
dait conduire lui-même sa défense < i r leur liberté d'arii. n,
ils seraient obligés de se retirer. La cour décida que Reil eilt à
LOOIS RIEL.
448
s'abstenir pour le moment ; il lui serait loisible, suivant l'usage,
de prendre la parole après les plaidoiries.
On vit alors successivement comparaître devant la cour, Philippe
Garneau, secrétaire particulier de Riel, le père André et le père
Fourmand, de Batoché, les docteurs Ray et Clarke. Garneau témoi-
gna des excentricités de Riel et de son 'attitude singulière pendant
l'insurrection. « Riel, dit-il, se croyait inspiré et prophéàsait. Riel lui
avait fait part de ses projets de conquérir le Canada, l'Angleterre,
la France et l'Italie ; il rêvait même de devenir pape. Les pères
André et Fourmand déposèrent dans le même sens; suivant eux
Riel était fou. Quand il abordait les questions politiques ou reli-
gieuses, il n'était plus maître de lui ; doux et calme d'ordinaire, il
devenait alors impérieux et violent, divaguait, menaçait de détruire
les églises et de chasser les prêtres. Le docteur Ray déclara, sous
serment, qu'il avait donné des soins à Riel alors qu'il était interné
dans l'asile de Beaufort, qu'à cette époque il le tenait pour fou.
Le docteur Clarke, commis à l'examen de Riel, concluait dans le
même sens, ku contraire, le docteur Wallace, médecin de l'asile
d'Harailton, déclara que, d'après le résultat de ses obsei-vations, il
tenait Riel pour sain d'esprit et responsable de ses actes. L'accusé
se leva et le remercia de ce témoignage. Le lendemain, le général
Middleton et ses principaux officiers furent appelés à comparaître
devant la cour. Tous déposèrent que les actes de Riel, les disposi-
tions d'aitaque et de défense prises par lui, sa bravoure et son
sang-froid pendant la lutte, son attitude comme prisonnier, dé-
notaient un homme en pleine possession de ses facultés. Riel
leur en témoigna publiquement sa reconnaissance.
Les plaidoiries de ses avocats furent brèves. Ils soutinrent la
thèse suivante : « Quand Riel se mit à la tête du mouvement, il
entendait s'en tenir à une agitation pacifique. L'indifférence dédai-
gneuse avec laquelle les autorités accueillirent ses justes réclama-
tions exaspérèrent un esprit malade, convaincu que Dieu l'avait dési-
gné pour défendre les droits de ses frères opprimés. Acculé à la
nécessité de s'incliner devant la force brutale, de laisser consommer
la ruine des siens, Riel avait perdu la tête, la folie s'était emparée
de lui. » Ils insistaient, pour établir leur thèse, sur le contraste
qu'offraient les documens rédigés par Riel, alors qu'il plaidait
la cause des demi-blancs, avec les divagations, les excentricités,
les prophéties mystiques qui abondaient dans ses proclamations, la
lutte une fois engagée. Ils concluaient en disant que l'accusation
de haute trahison portée contre Riel n'était pas soutenable ; le crime
de haute trahison comportant de la part de son auteur la pleine pos-
session de ses facultés mentales et l'absolue responsabilité de ses
actes.
àhll REVUE DES DEUX MONDES.
Les plaidoiries terminées, Riel demanda et obtint la parole. Une
foule immense occupait la salle d'audience et les abords de la cour.
Riel parla pendant deux heures au milieu d'un silence profond et
sympathique. Levant les yeux au ciel, il débuta par la prière sui-
vante : « Seigneur, viens à mon aide, au nom de Jésus-Christ, mon
sauveur! Seigneur, fais reposer tes bénédictions sur moi, sur cette
cour, sur les jurés, sur mes avocats qui n'ont pas hésité à faire
700 lieues pour venir ici défendre ma vie. Bénis aussi ceux qui
me poursuivent ; ils font ce qu'ils croient leur devoir et ils le font
avec bonne foi 1 Seigneur, bénis tous ceux qui sont ici présens
comme spectateurs et fais que leur curiosité se change en un
amour sincère de la vérité! Amen. »
Abordant ensuite sa défense, il commença par établir, en son
style imagé, qu'il se reconnaissait deux mères : celle qui l'avait
porté et nourri, et sa patrie. Pas plus la seconde que la première
ne souhaitait sa mort. La postérité le jugerait et l'acquitterait. Déjà
ne voyait-il pas sa mission produire des fruits? Cette mission, pou-
vait-il en douter, alors qu'elle lui avait été annoncée autrefois par
l'archevêque Bourget et autres dignitaires de l'église? Depuis dix
ans, il s'y était voué et elle s'achevait dans cette enceinte. Dieu ne
l'avait-il pas protégé de tout danger, alors qu'à Batoché les balles
bourdonnaient à ses oreilles comme des nuées de moustiques?
Le général Middleton avait déclaré qu'il ne le croyait pas fou. Le
ministère public avait, par ses témoins, mis à néant les déclara-
tions des médecins qui concluaient à sa folie. Il priait Dieu de les
bénir tous deux. Si les jurés le condamnaient à mort, il aurait du
moins la satisfaction de savoir qu'on ne le tenait pas })our un fou.
Suivant lui, il n'avait fait qu'user de son droit en provoquant une
agitation pacifique ; le gouvernement seul l'avait ftiit dégénérer en
guerre civile ; au gouvernement incombait la responsabilité du sang
versé. Injustement traités, ses frères et lui avaient respectueuse-
ment réclamé leurs droits ; injustement attaqués, ils s'étaient dé-
fendus. Dieu était avec eux : « S'il y a ici quelqu'un de fou, dit-il
en terminant avec véhémence, ce n'est pas moi, mais ceux qui diri-
gent les affaires publiques. A nos demandes légitimes ils ont opposé
la ruse et les embûches. Ils nous ont cernés sans bruit et ont voulu
nous écraser sur les rives du Saskatchewan. Mais quand ils ont mon-
tré les dents, j'étais prêt. J'ai commandé le feu et les ai fait recu-
ler. Rappelez-vous que c'est là ce ([u'ils appellent mon crime et ma
trahison. Ils m'y ont forcé. J'ai agi au nom de Jésus-Christ, en qui
seul je me confie. Maintenant, ils demandent ma mort. Si vous me
croyez fou, irresponsable, acquiltcz-nioi pour avoir rej)oussô en fou
l'agression d'autres fous. Si vous croyez avec le ministère public
ffiie je suis sain d'esprit, acquittez moi encore, puisque, sain d'es-
LOUIS RiEL. hhb
prit, sachant ce que je faisais, j'ai tenu tête à un gouvernement qui
avait perdu le sens et qui seul ici est coupable de trahison. »
Ceci dit, il se rassit. Conformément à la loi anglaise, le juge
résuma les débats et termina son adresse aux jurés en leur décla-
rant que leur devoir était de condamner l'accusé s'ils n'estimaient
pas qu'il fût atteint de folie et irresponsable de ses actes pendant
leur exécution.
A deux heures et quart, le jury entra dans la salle de ses déli-
bérations, et Riel se mit en prières. Une heure après, le chef du
jury fit prévenir les juges qu'ils étaient d'accord sur le verdict. La
cour reprit séance et les jurés furent introduits. Leur président, en
proie à une émotion profonde, que trahissait sa voix entrecoupée
par les larmes, déclara Riel coupable du crime de haute trahison,
ajoutant que ses collègues et lui étaient unanimement d'avis de
recommander l'accusé à la merci du gouvernement.
Le président de la cour se couvTit et prononça la sentence. Riel
était condamné à être pendu. La recommandation du jury serait
transmise aux autorités compétentes.
L'émotion fut vive dans tout le Canada quand on apprit la con-
damnation de Riel. Dans le nord-ouest et dans le Bas-Canada, la
nouvelle provoqua un mouvement de colère et d'indignation. L'élé-
ment canadien français y dominait, et les sympathies pour ffiel
étaient profondes. Les uns voyaient en lui un héros dont la mort
ferait un martyr ; les autres le tenaient pour un exalté ayant agi
sous l'empire d'une idée fLxe, obsédé de rêves et de visions, mais
convaincu de bonne foi qu'il avait pour mission de faire rendre
justice à ses frères persécutés, et blâmant hautement l'inertie et
le mauvais vouloir du gouvernement à examiner des réclamations
équitables. Ni les uns ni les autres ne croyaient d'ailleurs à l'exé-
cution de Riel. La recommandation du jury leur semblait devoir
entraîner une commutation de peine. Un vaste pétitionnement s'or-
ganisait, la presse franco -canadienne en prenait l'initiative et pro-
diguait au ministère les menaces et les protestations. A Montréal, à
Québec, les manifestations se multipliaient en faveur de Riel.
Dans le Haut-Canada, au contraire, l'opinion publique se déchaî-
nait contre lui. Les orangistes rappelaient avec indignation la part
prise par Riel à l'insurrection de Red-River en 1869 et l'exécution
de William^cott, l'un des leurs. Si, à cette époque, disaient-ils, le
gouvernement avait agi avec plus de fermeté, l'insurrection de 1885
n'eût pas éclaté. Par faiblesse, par excès d'indulgence, on s'était
borné à exiler Riel pour cinq ans, et il venait, par une prise d'armes
nouvelle, tenter d'assouvir ses rancunes et ses colères. Aon content
de soulever les demi-blancs au nom de griefs imaginaires, il avait
poussé les Indiens au meurtre, au pillage, à l'incendie, sacrifiant
âA6 REVUE DES DEUX MONDES.
des centaines de vies à son orgueil et à son ambition. Riel était
reconnu coupable, Riel était condamné, le gouvernement devait
iaire exécuter la sentence.
Entre ces deux courans passionnés, le ministère hésitait. Son
indécision se trahissait par des ajournemens successifs qui rele-
vaient la confiance des partisans de Riel, mais le 15 novembre
l'ordre d'exécution expédié d'Ottawa arrivait à Regina. Riel en reçut
avis par le shérif Chapleau. Le père André, qui l'assista dans ses
derniers momens, passa la nuit en prières avec lui. A cinq heures
du matin, le 16, il entendit la messe et communia. A huit heures,
il montait sur l'échafaud, d'un pas ferme et résolu. Il s'agenouilla,
écoutant les prières des agonisans. Les prières terminées, un grand
silence se fit ; Riel, les yeux levés au ciel, semblait en extase. Un
mouvement du shérif qui lui touchait légèrement l'épaule le ramena
à lui ; comme un homme qui s'éveille en sursaut, il contempla d'un
œil étonné ceux qui l'entouraient, l'exécuteur, ses aides, la plate-
forme, puis sourit et vint tendre sa tête au nœud coulant. « Du
courage, Riel 1 lui dit le père André. — J'en ai, mon père, je crois
en Dieu. — Jusqu'au bout ? — Jusqu'au bout. Jésus, ayez pitié de
moi.» Le shérif s'avança alors, lui dit : « Louis Riel, avez-vous quelque
chose à dire, quelque raison à faire valoir contre la seîitence de la
cour? — Non ! » réponditr-il, en regardant le père André, qui l'avait
exhorté à garder le silence. Puis il récita à haute voix l'oraison do-
minicale. Au moment où il prononçait ces mots : « Délivre-nous du
mal, » la trappe bascula sous ses pieds, Riel disparut dans l'ou-
verture béante. La corde frémit, le corps du supplicié se crispa,
les genoux repliés sous lui, puis les jambes se détendirent et le
cadavre raidi oscilla lentement. Une heure plus tard, on le détacha.
Par ordre du gouvernement, la corde et ses vêtemens furent brûlés
pour empêcher qu'on n'en lît des reliques. Riel avait quarante et
un ans.
A quelque point de vue que l'on se place pour juger l'homme
et son œuvre, on ne saurait se défendre d'une émotion douloureuse
devant une fin aussi lra|,^ique. On se prend à douter de la justice
^ de l'arrêt et l'on se demande si la loi a frappé un criminel ou im
fou. Puis, un côté de la question nous paraît être resté dans
l'ombro, c'est le refus constant do Riel, avant comme pendant tout
le cours de l'insurrection, de faire appel aux fénians, de prêter les
mains à l'invasion du Canada par les bandes de flibustiers prêts à
franchir la frontière des États-Unis et à créer en sa faveur uno
puissante diversion. Vaincu, Riel s'est réclamé, il est vrai, do sa
prétendue naturalisation américaine, mais en ce faisant n*a-t-il pas
obéi à des suggestions étrangères ? iNe pouvait-il pas aussi, comme
Dnmont, gagner le Montana et so mettre à l'abri ? Il s'y est refusé,
LOUIS RIEL. 447
par sollicitude pour les siens, mais vraisemblablement aussi parce
qu'il était convaincu de la justice de sa cause, parce qu'il se consi-
dérait comme le représentant et le défenseur des droits de ses
frères, parce que son imagÎHation exaltée le faisait croire à sa mis- ^
sion et à la protection divine. Si Riel n'était pas complètement fou,
Riel n'était pas non plus complètement responsable, et la justice,
comme l'histoire, lui devait les bénéfices du doute. Pour beaucoup
de ses compatriotes, sa mort le sacre héros et martjT ; elle lui crée
une légende, et ces légendes sont dangereuses.
En octobre 1859, John Brown, originaire du Kansas, partisan
fanatique de l'émancipation des esclaves, s'emparait soudainement,
à la tête d'une poignée d'hommes, d'une fabrique d'armes des
Etats-Unis, k Harper's Ferry, et appelait les nègres à la révolte.
Cette singulière levée d'armes, en pleine paix, avec d'aussi faibles
moyens d'action, fut promptement écrasée. La plupart des insurgés
se firent tuer. John Brown, blessé, fut fait prisonnier, jugé et exé-
cuté. Tout était étrange dans cette insurrection : elle ne s'expli-
quait que par le fanatisme et la démence. Les réponses de John
Brown, les papiers saisis sur lui dénotaient une imagination exaltée
par la haine de l'esclavage. La folie était héréditaire dans sa famille.
Sa tante, ses cousins étaient aliénés. Ses avocats plaidèrent l'insa-
nité, mais, comme Riel, il revendiqua avec énergie la responsabi-
lité de ses .actes. Il ne voulut pas défendre sa vie et mourut en
prophétisant que sous peu la cause qu'il représentait triompherait,
et qu'une guerre formidable ferait ce qu'il n'avait pu faire. Moins
de deux ans après, le 13 avril 1861, les batteries confédérées ou-
vraient leur feu sur le fort Sumter; le 15, une proclamation du
président Lincoln appelait le Nord à la défense de l'Union en péril,
«t 76,000 hommes se mettaient en marche, entonnant un chant de
guerre qui devait devenir un h^inne national, et qui débutait ainsi :
« Le corps de John Brown repose dans son cercueil, mais son âme
est avec nous et guide nos pas. n Le criminel ou le fou de 1859
était devenu le héros, le martyr de 1861, et sur cent champs de
bataille, un peuple en armes acclamait son nom.
La politique a de ces retours inattendus, la fortune, de ces re-
vanches posthumes qui, déjouant toutes les pré\isions, remettent
chacun et chaque chose sous son -vTai jour. Comme John Brown,
Riel est-il aussi un précurseur? C'est ce qu'un avenu* prochain noos
apprendra. En tout cas, sa tentative et sa mort sont destinées à (^^
produire au Canada des consécpiences graves et à précipiter une
rupture désormais inévitable entre la métropole et la colonie.
C. DE YaKIGXT.
REVUE MUSICALE
LE CINQUANTENAIRE DES HUGUENOTS A L'OPÉRA.
Nous reprendrions volontiers, au début de cette chronique, une phrase
de M. Blaze de Bury : « Assurément , écrivait-il naguère , ni Robert le
Diable ni les Huguenots n'ont quitté le répertoire de l'Opéra; mais la
manière dont ils y Ggurent désormais ne saurait convenir à de tels
chefs-d'œuvre, pas plus qu'à la dignité du théâtre sur lequel ils se pro-
duisent... J'assistais dernièrement à une représentation des Hugue-
nots; j'en suis sorti navré, au point de me demander si c'était aussi
beau que je me l'imaginais (1). » Nous avons eu la même impression
en écoutant les Huguenots, que l'Opéra donnait récemment pour le
cinquantenaire de leur première représentation, et pour le troisième
début d'un jeune ténor qui fait en ce moment beaucoup trop de bruit
à l'Académie de musique. 11 est triste que les interprètes d'une œuvre,
ceux qui devraient l'éclairer, n'arrivent qu'à l'obscurcir, et c'est
grand'pitié quand les défenseurs naturels des causes sacrées sem-
blent s'en faire les pires ennemis. Tout conspire à l'Opéra contre ces
pauvres Huguenots, et, pour reconnaître la sublime partition, il faut la
relire dans la solitude. Alors seulement les héroïques figures de Meyer-
beer se dégagent, le chef-d'œuvre de nouveau resplendit, et notre vieil
enthousiasme, réveillé, venge le maître et nous console nous-méme
d'une indifférence passagère.
« Qui doit-on accuser? » dira-t-on avec Saint-Bris. Ferons-nous le
(1) MeyerbMT tt $on Tempi, par M. niazo de Bury.
REVUE MUSICALE. 449
procès aux directeurs de notre Opéra ? Contesterons-nous que l'asso-
ciation de MM. Ritt et Gailhard, d'un administrateur et d'un musicien
expérimentés, présentent les meilleures garanties pour la prospérité
matérielle et l'honneur artistique de la maison ? De quel duum\'irat
plus que de celui-là pourrait-on espérer de bonnes affaires et de bonne
musique? Les directeurs de l'Opéra sont actifs et zélés : ils ont fait
représenter depuis leur avènement Tabarin, Rigoletto,Sigurd et le Cid.
Ils sont aussi gens de goût, puisqu'ils ont appelé M"' Caron et MM. de
Reszké, puisqu'ils ont retenu M"' Richard et M. Lassalle. — Sous l'au-
torité directoriale, les différens services de l'Opéra sont aux mains de
chefs compétens et consciencieux. Enfin l'orchestre, cet orchestre au-
quel nous chercherons tout à l'heure plus d'une querelle, est composé
de musiciens qui pour la plupart sont des maîtres. D'où vient donc que
cette réunion d'instrumentistes éminens compose un ensemble sou-
vent plus que médiocre? D'où vient que les attaques manquent
de sûreté, que les mouvemens sont altérés, les traits exécutés sans
force ou sans grâce, les accords arpégés, et comme effrangés? D'où
viennent cette mollesse et cette apathie? N'est-ce pas que le bâton va-
cille entre des mains incertaines, et que les musiciens, comme les autres
citoyens, ont besoin d'être gouvernés? Que leur chef réprime donc des
négligences qui, pour lui, ne sauraient passer inaperçues ou indiffé-
rentes, et que ne toléreraient pas les chefs de nos orchestres sympho-
niques. Qu'il exige, à défaut de l'ardeur, qui ne se commande pas,
surtout trois fois par semaine, l'attention qui s'impose toujours. L'en-
thousiasme ne peut être que d'exception, mais la conscience doit être
de règle. — Aux chœurs, comme à l'orchestre, la discipline et le soin
manquent le plus. Le jour seulement où l'une serait rétablie et l'autre
exigé, la musique à l'Opéra serait sauvée.
Elle peut l'être encore, et l'on trouve à l'Académie nationale des élé-
mens de travail et de succès. Nous avons voulu les reconnaître tout
d'abord, pour qu'on ne puisse reprocher à notre critique des sévérités
de parti-pris ou des cruautés inutiles. Nous signalons le mal, parce qu'il
n'est pas sans remède, et les défauts parce que nous ne les croyons
pas incorrigibles. Les ouvrages nouveaux, Sigurd, le Cid surtout, ont été
montés avec une conscience et un soin que nous avons été des premiers
à louer. Ce qu'on fait pour les œuvres d'aujourd'hui, qu'on le fasse pour
les vieux chefs-d'œuvre; on le doit, et nous affirmons qu'on le peut.
Étudions avec quelque détail cette longue partition des Huguenots,
et jugeons de son interprétation actuelle. De tous les ouvrages de
Meyerbeer, c'est le plus beau, mais le plus difficile. Nul autre n'exige
des chanteurs la même intelligence, la même passion, une attention
plus constante et plus minutieuse, un tact aussi délicat des nuances.
Raoul et Valentiue sont peut-être les créations les plus parfaites de
TOMB LXXIT. — 1886. 29
450 REVUE DES DEDX MONDES.
Meyerbeer, et le maître, à cette heure bénie entre toute» le» heur«g
de ta vie, à cette heure radieuse du plein épanouissement dt «on
génie, a voulu, pour entourer son couple immortel, retsusciter tout un
aiècle. Le» moindre» personnages de» Huguenots: la reine, Naver»,
Saint-Bris, sont des types caractérisés, et même ces rôles de second
plan voudraient des artistes de prsmier ordre.
Avec une profonde intelligence de l'histoire, avec une entente par-
faite des opposition» théâtrales, Meyerbeer a senti qu'il fallait accuser
le contraste habilement ménage par son librettiste entre les deux
aspects de l'époque choisie, entre les sentimens raffinés et les passions
sauvages qui se partagèrent Time de la rtnaissance italienne, puis
de la r!.mai»sance française. Il n'est pas un drame plus pathétique
que Us Huguenots; 11 n'en est pas qoi s'ouvre par un plu» léger pro-
logue. Les dttux premier» actes ne sont qu'un charmant tableau de la
vie aristocratique et princière à la fin du ivi* siècle. Je voi» encore
M. Faune, dans le rôle de Nevers, levant son gobelet d'or pour boire
0 aux beaux jours de la jeunesse. » Comme il savait, lui, présider ce
banquet d-^ gentiUhommeiï,cet élégant déjeuner de garçons! Son suc-
cesseur, qui n'est pas sans mérite eu d'autres rôle», est par trop bour-
geois pour celui-ci. Sous prétexte de donner au moins à son débit la
désinvolture qui manque à sa démarche, M. Melchissédec fredonne du
bout des lèvres tous les récitatif» du premier acte : il le» mène avec
une telle vivacité, que des pages entières, témoin celle qui commence
ainsi : Il faut rompre l'hym/in qui pour moi s'appritait, disparaissent
dans un parlando précipité, dans un bourdonnement confus.
Autant qu'à Nevers, l'élégance fait défaut à son jeune convive. Je
sais qu'il est difficile de porter galamment le pourpoint de Raoul, d'en-
trer, le feutre à la main, dans un cercle de grands seigneurs, de s'in-
cliner avec une courtoisie modeste et pourtant assurée. Je sais éga-
lement que M. Duc sort du Conservatoire, après de courtes études
musicales et dramatiques; qu'il faut faire grâce, ou crédit, à tOD
inexpérience, je sais tout cela ; mais je sais aussi qu'il est imprudent
de laisser des élèves quitter trop tôt l'école et s'attaquer, k peine
échappés de la classe, aux plus grands rôles du. répertoire. Ni le
jeu, ni le chant de M. Duc ne peuvent exprimer la poésie de cette
délicieuse entrée de Raoul. La grâce avenante do la jeune»»o devrait
se révéler ici dans chaque détail, surtout dans cette excuse du simple
soldat, soldat (jue Ion connaît a peine, qu'il faudrait souligner d'une
nuance imperceptible, et de cette boucle musicale dont Rog«r envelop-
pait si bien les dernières notes. La fameuse romance : Plus blanche
que la blanche hermine, n'est pas chantée non plus dans le style voulu.
Le récit qui la précède est dit avec des saccade» et des hachures de
voix qui le coupent désagréablement. Que l'artiste écoute donc la
REVUE MUSICiLE. 451
viole d'amour, puis l'alto qui l'accompagnent; qu'il s'inspire des iustru-
meni pour chanter comme eux, l'archet toujours à la corde, pour con-
duire jusqu'à la Qn la période musicale, sans en interrompre le cours,
sans en brusquer la chute.
Avec Marcel, il ne saurait être question de période musicale. Un
profegseur au Conservatoire, qui fut un chanteur de mérite, M. Mas-
set, écrivait récemment dans un ouvrasse très recommandable (1) :
« Certains mouvemens de la langue peuvent rendre détestable le plus
bil organe du monde. » Je ne crois pas que M. Gresse ait le plus bel
organe du monde; mais il a des mouvemens de langue extraordinaires,
et le rictus unilatéral de sa bouche, que Victor Hugo eût appelée
tt bouche d'ombre, » transforme le cantique de Luther en une série de
hoquets ou d'aboiemens profonds. Quel cri pourtant jette au milieu du
festin le vieux serviteur huguenot! Quelle méprisante apostrophe à
ces impies qui boivent et chantent ! Voici le page : il remet à Raotd
le message de la reine ; les courtisans s'inclinent déjà devant l'élu du
caprice princier; et Marcel, chapeau bas, entonnant un Te Devm triom-
phal, re; orte à son Dieu toute l'allégresse que lui met au cœur la nais-
sante fortune de son jeune maître. M. Gresse ne sent donc pas cette
exaltation d'un vieux domestique, cet élan d'une âme pieuse et fidèle !
A l'accent plébéien Meyerbeer sait joindre l'accent aristocratique. Il
aime à s'attarder dans les châteaux de Touraine, d'abord chez le comte
de Nevers, puis chez la reine de Navarre. Ce second acte, a-t-on dit,
est un hors-d'œuvre ; peut-être, mais un hors-d'œuvre délicieux, une
esquisse musicale aussi fine que les fresques du Primatice ou les bas-
reliefs de Jean Goujon. L'aimable sœur de Charles IX est le type le plus
charmant et le moins vieilli des princesses d'opéra : aucune des deux
artistes qui se partagent le rôle de Margot ne paraît le comprendre. L'une
est évidemment paralysée par l'épouvante; l'autre fait d'une voix lanci-
nante un étalage inutile. Oh ! la violente et lourde princesse, qui écrase
les sons au lieu de les effleurer, égratigne au lieu d'égrener les voca-
lises ! Ces traits, ces trilles devraient couler aussi calmes, aussi doux
que la rivière qui baigne les murs de Chenonceaux. 11 faut se jouer
sans effort avec la phrase maligne : Ah ! si fêtais coquette! en suivre
légèrement les détours capricieux et ne pas scander ainsi tout ce babil
musical. En réponse aux protestations bruyantes et brûlantes de
Raoul, ces simples mots : Mais calmez-vous ! réclament un accent de
spirituelle ironie. Tout le rôle exige une voix qui ne soit ni dure, ni
rêche, un filet d'eau de roche plutôt qu'un torrent de vinaigre.
Les filles d'honneur de la reine ont la même grâce que leur maî-
(t) L'Art de conduire et de développer la voix, par J.-J. Masset. Paris j Brandus
et G«.
452 REVDE DES DEUX MONDES.
tresse. Le chœur des baigneuses, le choeur du bandeau, sont chantés
avec une raideur inflexible. Le premier surtout est pris sur un rythme
beaucoup trop précipité, beaucoup trop sec, qui durcit le contour
moelleux de la mélodie. On n'entend pas sur la scène la partie des
seconds soprani; on entend à peine à l'orchestre ces gammes mur-
murantes de violoncelles qui donnent à l'accompagnement la fluidité
de l'eau courante. Les violons, qui doublent les premiers soprani, ne
font qu'en accentuer l'aigreur. Mais, ce que ces mêmes violons exécu-
tent le plus platement, c'est la belle ritournelle du duo entre Raoul
et la reine, ce prélude de six mesures, dont l'explosion et la retenue
successives font frémir à Milan toute la salle de la Scala. Raoul dirait
peut-être plus finement son madrigal chevaleresque si l'orchestre
daignait lui souligner, dans cette courte préface, la double nuance de
galanterie et de passion, qu'il aura tout à l'heure à rendre lui-même.
Avec le troisième acte, nous entrons dans le cœur du drame. Hélas !
les interprètes de l'œuvre ne s'élèvent pas avec elle. De plus en plus
importans, les ensembles restent médiocres : la reprise combinée du
Rataplan et des litanies manque de nerf et de netteté. M.Melchissédec
continue de chanter et de marcher trop vite, ignorant sans doute que
les grands seigneurs sont plus posés. M. Plançon, qui joue Saint-Bris,
n'arrive à tirer de sa haute stature, de sa voix puissante et de ses gestes
trop arrondis, que des effets d'une mièvrerie gigantesque ; il n'accen-
tue pas les phrases haineuses : Il revient donc enfin, ou bien : Un Dieu
vengeur V amené ! Ces deux ou trois pages de récits qui précédent le
couvre-feu sont d'un grand caractère ; elles abondent eu détails, en
nuances que l'on néglige toujours.
La cloche s'est éteinte, et sur le seuil de l'église, annoncée par une
des plus belles ritournelles instrumentales qu'il y ait dans la musique
moderne, la plus noble des héroïnes de Meyerbeer apparaît.
Nous n'avions fait qu'entrevoir, au second acte, M"" Dufrane descen-
dant péniblement le grand escalier de Chenonceaux : elle justilie ici
toutes nos craintes. Dans la nuit, dans la solitude, Valentine quitte
l'autel ; et, vêtue encore de sa robe nuptiale, en toute liberté, mais en
tout honneur aussi, avec une passion ardente, mais avec une pureté
sublime, elle vient exhaler son amour pour celui qui l'a repoussée et
qu'au prix de sa gloire, de sa vie peut-être, elle veut sauver de la
haine de son père. Que devient-elle à l'Opéra, « cette grande fille
brune, courageuse, entreprenante, exaltée (1) ? n A quelle voix pâteuse
et bouffie ce rôle éclatant est-il livré? Quelle tragédienne et quelle
cantatrice est donc celle-ci, pour n'être portée ni par ce drame ni par
cette musique 1 A partir de ce moment, la représentation des Huguenots
(t) G. Sand, Lettres d'un voyageur.
REVUE MUSICALE. 453
devient prescpie douloureuse, et l'on' se prend vraiment à redouter
que les beautés les plus saintes ne finissent par succomber sous de
tels outrages. De ce duo, rien n'est épargné, depuis la phrase: Qu'il
ne vienne au combat que bien accompagné, dite sans aucune nuance
de mouvement ni de sonorité, jusqu'aux vocalises finales, descendues
par la cantatrice aussi lourdement que les degrés de Chenonceaux.
Quant à la plainte célèbre: Ah! l'ingrat, d'une offense mortelle, l'or-
chestre l'annonce comme il ferait d'une petite romance ; on ne saurait
dire cette mélancolique entrée de cors et de violoncelles avec moins
de poésie, moins d'expansion, dans un style plus étriqué. M"^ Dufrane
suit l'exemple de ses accompagnateurs : elle ne soupçonne pas l'art de
la déclamation lyrique ; elle donne, par exemple, au seul mot : égaré
une expression mélodramatique et presque ridicule ; elle ne trouve
que des cris sans un accent, et sa voix savonneuse glisse à tout in-
stant sur les hauteurs de ce sublime duo.
La voix de M. Duc ne glisse pas ; elle attaque avec crânerie Vut dièse
qui couronne le septuor. Il n'est que juste de féliciter le jeune ténor
de cette note retentissante : elle émeut la salle avec l'éclat soudain
d'une détonation. L'artiste a le droit, le devoir même, de donner, quand
il la possède, une note fameuse; mais il a le plus grand tonde la pro-
longer avec trop de complaisance. Vut dièse en question n'est qu'une
note de passage, dont le maintien exagéré dénature le sentiment de
la phrase musicale. Mais il s'agit bien ici de sentiment! le public
demande une sensation violente; Vut dièse la lui donne; il applaudit.
Que dis-je? il délire. Au mépris de l'action, de ce duel qui commence,
il fait bisser le morceau, pour réentendre, à la mode italienne, non
pas même une phrase, mais une note. C'est du public surtout que
nous faisons ici le procès ; du public, auquel un coup de gosier ne de-
vrait pas donner le change sur l'interprétation de tout un rôle ; du
public qui, par des transports insensés, acclame aujourd hui des
prouesses physiques et méconnaîtra peut-être demain des trésors d'in-
telligence et d'art. Une note ne fait pas le bonheur d'un peuple ; et,
si intense qu'en soit la sonorité, si violent qu'en soit, sur les nerfs de
la foule, l'effet purement acoustique, elle n'est jamais, sans l'intelli-
gence, sans l'expression, que le vain éclat d'une cymbale retentis-
sante. Bœrne avait décidément tort de définir le public « une collec-
tion d'individus où chacun peut être une mazette, mais dont l'ensemble
est raisonnable. » L'ensemble même déraisonne, et les artistes sont"
peut-être excusables de déraisonner aussi sur la foi de ces trompeuses
démonstrations.
Les Huguenots, à partir de ce moment, suivent une foudroyante
progression, et notre sévérité pour de médiocres interprètes ne peut
hélas! que s'accroître, comme notre admiration pour des beautés
toujours plus éclatantes et toujours moins aperçues. Le quatrième acte
hbll REVUE 1»:S DEUX MONDES,
est peut-ptre la plus belle production de l'art lyrique : je ne crois pas
qu'un autre opéra renferme une pareille demi-heure de musique. Dans
ces deux incomparables scèaes, Meyerbeer a versé son génie par tor-
rens, comme l'empereur que le poète nous montre jetant les canons
par brassées dans la cuve où bouillonnait sa colonne bien-aimée.
La Bénédiction des poignards semble s'élever, en spirales insensi-
bles, de l'exorde sévère à la péroraison furieuse. 11 faudrait rendre
cette gradation, cette lente fermentation de colère, amenant l'explo-
sion finale. Saint-Bris doit commencer avec calme, presque avec mé-
fiance, ses confidences scélérates, donner seulement un court accent à
la phrase : Des h^iguenots la race sacrilège, et redevenir aussitôt maître
de lui. L'interruption de Nevers l'interdit; il se lève, et, d'un ton
presque amical encore , lui conseille d'obéir : c'est moins une apo-
strophe qu'une réprimande. Même après la fière réponse que M. Melchis-
sédec, pour le dire en passant, dénature par une variante déplorable.
Saint-Bris doit se contenir et donner sans émotion l'ordre d'arrê-
ter son gendre. Mais voici que le ton change tout à coup, et ce trémolo
solennel, le premier de cette scène, annonce que nous allons tout ap-
prendre. Les moindres récits de Saint-Bris sont de la plus merveilleuse
beauté; chaque mesure, chaque note ajoute un trait au personnage de
ce sublime organisateur de massacre. Avertissons M. Plançon que, même
au comble de l'exaltation, Saint-Bris doit demeurer grand seigneur, mo-
dérer, sinon «a voix, du moins ses gestes, prodiguer moins les ronds
de jambes ou de bras, déclamer avec plus de largeur et de liberté; je
voudrais à cet homme noir une tenue plus digne. C'est, disions-nous,
ttn organisateur, un fanatique h froid, l'impassible meneur d'une horde
de forcenés. Sa voix seule doit frémir de fureur quand, au-dessus du
trémolo, coupé par les hurlemens des cuivres, éclate le cri terrible :
Écoutez ! écoutez ! et surtout le sinistre récit : Lor&qu' enfin de l^Anxerrois
la cloche sainte. — Saint-Bris est vraiment l'apôtre de la haine et de
l'assassinat. Un instant agenouillée sous la bénédiction des prêtres, la
foule se relève en armes, et de toutes ces poitrines, où bat la fièvre du
carnage, s'échappe l'anathôine final. Ah 1 ce couronnement du plus bel
édifice qu'ait élevé la main d'un musicien dramaticpie, prenez garde,
il s'écroule et vous ne le soutenez phis. Autrefois, (juand venait cette
reprise suprême, nous sentions nos cheveux se dresser et jusiu'au
fond de notre àiae pénétrer le glaive froid du sublime. Nous ne con-
naissons plus à l'Opéra i\i les frissons involontaires, ni les furtivc
lanncs.G'tle salle est-elle doue si mauvaise, que, môme des premier.^
rangs de l'orchestre, nous n'entendions que tumulte et confusion ? Les
chœurs s'égarentdans le» descentes chromatiques, à travers les harmo-
nies dissonantes. L'orchestre accompagne avec une mollesse désespé-
rante; c'est à peine si l'on perçoit une petite flûte, qui devrait déchi-
rer l'air de ses Bidlemeos. Le dernier unisson surtout est pris dans un
REVUE MUSICALE. A55
mouvement uniforme qui l'étrangle. La phrase que Saint -Bris disait
tout à l'heure avec tranquillité : Pour cette cause sainte, doit se précipi-
ter maintenant comme une avalanche, et prendre, par la combinaison
des crescendo et des ra'/en?flr?rft», une ampleur de rythme et surtout une
intensité de sons formidable. Que l'on multiplie,- s'il le faut, les^ tam-
bours, ainsi que cela se fait à Milan, mais que leurs roulemens, de
plus en plus nourris, de plus en plus serrés, nous étreiguent dans un
étau. Que le chef d'orchestre élargisse son geste et, quand éclate la
note la plus haute {Mes serment), qu'il retienne l'orchestre et les
chœurs supendus, ne fût-ce qu'une seconde, sur cet abîme d'harmonie,
où retombe, pour s-'y achever, l'imprécation sublime de» conjurés hors,
d'eux-mêmes.
L'interprétation du grand duo n'est qu'un long^ contresen», et l'on
ne saurait assez protester contre de pareils travostisaemens. Pas une
nuance du texte ni de la musique n'est comprise; pas une intention
du maître n'est rendue. Après la première ritournelle de clarinette,
dite trop vite, sans émotion, sans angoisse, Raoul commence : U danger
presse, et, sur ces mots : Laisse-moi partir, il pousse déjà la note, au
lieu de la laisser tomber en suppliant, en homme qui gent bien qu'il
ne partira pas. Désormais la violence et la brutalité sont maîtresses de
la scène. Le ténor a trouvé sa partenaire. Tout à l'heure déjà, Valen-
tine avait accentué avec une outrance déplorab'e le contraste d'un élan
passionné et dune chaste réticence, indiqué seulement par Meyerbeer
sur ces mots répétés deux fois : Sauvez Raoul! maisquand vient l'aveu :
Je foivye, aussi diiTîcile à dire, il est vrai, que le fameux Cest toi qui
Vas nomme de Phèdre, alors l'effet est pire encore, et ressemble à l'ex-
plosion d'une marmite! Et comment répond Raoul? Avec la même
frénésie. Étrange absence du sentiment dramatique! Il ne voit donc
pas quel horizon s'éclaire? son coeur ne se fond donc pas dans une
surprise délicieuse, puisque à ces trois exclamations: Tu m'aimes, dont
la dernière devrait être à peine un soupir, nous demandons inutile-
ment un frémissement, un éblouissement d'amour? En vain, les vio-
loncelles s'épanchent, et bercent de leur suave cantilène l'extase la
plus enchanteresse qui jamai» ait ravi une âme de vingt ans. Dans
cette nuit d'épouvante, encore silencieuse, mais qui retentira bientôt
du signal meurtrier, en vain un doux rayon se pose sur le front du
jeune homme, en vain des souffles embaumés passent sur ses cheveux
et rafraîchissent sa tête brûlante ; en vain l'ivresse l'envahit et, avec
l'ivresse, l'oubli; il crie, il crie toujours. Tête-à-tête sublime, le plus
ardent et le plus chaste des dialoguesimmortels, on profane honteuse-
ment votre mystérieuse langueur! A défaut des notes, le chanteur de-
vrait pourtant comprendre au moins les mots, et savoir qu'on ne parle
pas d'amour comme on crierait au feu. M. Duc chante à pleine poi-
trine, quand il devrait, à l'exemple de Nourrit, de Roger, chanteren voix
â56 UEVIJE DES DEUX MONDES.
mixte. Les ut bémo', naturel, dièse, tombent aussi drus, aussi durs
que la grêle; et sur le dernier de tous, sur les mots : Ah! viens, l'ar-
tiste s'arrête triomphant, comme sur un ennemi terrassé.
Violenter ainsi ce duo, c'est le déshonorer et presque l'anéantir.
Par un privilège rare, la phrase idéale : Tu l'as dit, exprime avec la
même mélodie deux sentimens contraires : le paroxysme de la ten-
dresse chez Raoul, de l'épouvante chez Valentine. Chantée, vociférée
pareillement par celui qui tressaille d'amour et par celle qui frémit
d'horreur, elle perd cette dualité singulière qui fait une de ses beau-
tés. 11 y a plus : dans la partie de Raoul, dont le ton est presque tou-
jours caressant, une modulation géniale amène avec ces paroles : Parle
encore, un développement, un épanouissement de pensée, auquel doit
correspondre un épanouissement de voix. M. Duc ignore ou dédaigne
ces nuances, et les contrastes les plus clairement indiqués; c'est ainsi
qu'il jette sur le mot : Ah! souvenir fatal, un cri dont l'effet est forcé-
ment annulé par tant de cris déjà prodigués; l'artiste ne s'éveille pas
d'un rêve délicieux, il continue de s'agiter dans un bruyant cauche-
mar. Mais qu'importe? Ici comme tout à l'heure le public trépigne, et
semble prendre à tâche de faire mentir la promesse évangélique : Heu-
reux les doux, car ils posséderont la terre !
Irons-nous jusqu'au bout? Écouterons-nous Valentine haletante épui-
ser dans la magnifique profession de foi du cinquième acte les restes
d'une voix tombée et d'une ardeur éteinte? Dirons-nous que les ré-
ponses des deux amans à l'interrogatoire nuptial sont récitées en cou-
plets de vaudeville, que les trompettes étouffent les voix dans le chœur
des meurtriers; que Marcel, au début de la vision, n'a ni le geste ni la
voix inspirée; que ce trio spleudide est conduit comme un quadrille, et
(jue, grâce à de telles exécutions, les chefs-d'œuvres périraient, s'ils
pouvaient périr? — Nous en avons dit assez : assez pour justifier nos
reproches, assez, hélas! pour être sans doute accusé de sévérité
systématique et de malveillance universelle; assez enfin, et ce serait
notre seul regret, pour offenser, pour affliger peut-être. Le rôle de la
critique est ingrat, et son devoir cruel, lorsque au nom des intérêts
môme les plus sacrés, il faut qu'elle parle en toute franchise,
qu'elle brûle pour essayer de guérir, qu'elle risque de heurter l'orgueil
d'un homme, ou de contrister une âme de femme. Elle ne le fait que
par amour de cet idéal supérieur que tous, artistes ou critiques, nous
devons adorer au dedans et défendre au dehors ; de cet idéal que nous
voudrions voir mieux compris et plus aimé de ceux qui vivent le plus
près do lui ; do cet idéal qui nous donne nos joies et nos peines, et
qui, comme les dieux, réclame parfois dos victimes.
Camille Ukli.aiuljl.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : 4809, dialogue des morts, par M. Ernest Renan. — Odéon :
1802, à-propos en yers, par M"* Simone Arnaud.
Une fête anniversaire, le 26 février, à la Comédie-Française! Qui
est donc né ce jour-là? Corneille, Racine ou Molière? Non, mais Victor
Hugo. Il est mort, comme chacun le sait, depuis une dizaine de mois;
la piété de ses fidèles juge bon de ne pas attendre davantage pour
instituer cette cérémonie; le premier 26 février qui passe, on le
marque de ce glorieux signe, un à-propos de M. Renan, Quelqu'un
s'étonne que, pour moduler ce noël, on ait appelé ce chantre extraor-
dinaire; il y a treize ans à peine, l'auteur de P Antéchrist, pour donner
une idée du caractère de Néron, écrivait ceci : « Qu'on se figure un
homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un
personnage de mardi gras, un mélange de fou, de jocrisse et d'ac-
teur... » Notre étonné s'écrie que l'auteur de 1802, « dialogue des
morts, » doit avoir oublié ces lignes. J'estime qu'il s'en souvient, au
contraire; et c'est justement à cause d'elles que je trouve ingénieux
et sage le choix qu'on a fait de lui. S'il faut que Victor Hugo, parce
qu'il fut un grand poète, et parce que la Comédie-Française est un
lieu public et sonore, soit célébré en ce jour à la Comédie-Française;
s'il faut même qu'il y soit honoré parce qu'il produisit naguère sur les
planches une œuvre qui ne fut pas inutile, du moins il convient que
celui-là soit chargé de cet office qui juge les figures de cette œuvre
avec tant de prudence et d'esprit. Sans doute, il fêtera le saint de la
bonne manière et ne fera son éloge que par où il faut; d'ailleurs, un
pareil témoignage vaudra plus que tel autre moins discret : il prou-
vera que, sans être dupe, un ami des lettres françaises, même au
théâtre, peut encore saluer ce génie.
Cette preuve n'est pas superflue, il faut le dire, dussions-nous
scandaliser quelque amateur de beaux vers, heureusement éloigné,
pour le salut de ses illusions, de la Comédie-Française et de la Porte-
Saint-Mariin. Il est des astres qui s'éteignent ; mais leurs rayons par-
458 REVUE DES DEUX MONDES.
Yiennent encore aux habitans de la terre longtemps après que le foyer
en est refroidi : ainsi, sans doute, pour la plupart des lecteurs, l'œuvre
dramatique de Hugo n'est pas morte. Hélas! nous étions disposés à la
croire immortelle, nous autres, Français et Parisiens, nés dans les pre-
mières annèei du second empire, alors qu'avec le poète ses pièces de
théâtre étaient exilées. Hugo, sur son rocher de Guernesey, nous appa-
raissait dans une gloire, à peu près comme aux enfans de 1820 de-
vait apparaître Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène. Sans doute,
l'un et l'autre resteraient ainsi, face à face, dans la mémoire de la
postérité : entre ces deux colosses le courant du siècle aurait passé.
Aussi bien ce tête-à-tôt© n'était pas pour déplaire à Hugo : lorsqu'il
bornait ses vœux à égaler un grand homme, c'est celui-là qu'il devait
égaler. L'homme d'action + l'homme de pensée, ce « binôme, » serait
l'expression de l'époque. « Un poète qui serait i Shakspeare ce que
iNapoléon est à Charlemagne, » c'était Hugo lui-même. C'est sa des-
tinée qu'il présageait en s'écriant : « Marengo ! les Pyramides 1
Austerlita 1 La Moskowa I Waterloo ! quelles épopées 1 Napol on a
ses poèmes; le poète aura ses batailles. » Et, depuis, en eiïet, il les
avait eues. Or, ses batailles, entre lous ses poèmes, avaient été ses
poèmes dramatiques. Reconnu de bonne heure et toujours respecté
comme Ijrique, il avait lutté, de 1827 à 18^3, comme dramaturge.
C'est bien au théâtre qu'il s'était présenté à la foule, avant de se
faire acclamer par elle sur la place publique; mais ces premières ren-
contres avaient été inquiétées. Autant de [jièces, autant de combats,
que nous nous figurions comme des gestes héroïques, comme les
grandes journées d'une sorte de révolution littéraire et de couiiuôte
de la scène. La préface de CromweU, c'était la déclaration dos droits
de l'esprit moderne dans l'ordre de l'art dramali(}ue; et, de môme
qu'il semble à beaucoup de gens qu'il n'y eût pas de droits ni presque
d'homme avant la déclaration des droits de l'homme, de uiônie, avant
la préface de Cromioell, il n'y avait pas eu de, drame. La première de
Hemani, c'était l'assaut donné à la tragédie, à l'ancien régime du
théâtre, c'était lu prise de la Bastille. Marion Ddonm d'abord inter-
dite, U Roi s'antuse suspendu, c'étaient les martyrs de cette révolution,
mais des martyrs ({ui avaient eu raison des bourreaux, qui avuicut dé-
moli les geôles. Lucrèce Donjia, Varia Tudor, Anye'o avaient reculé
malgré toute résistauce les bornes de l'émoiion thràtrale. Ruy Bios!
encore une lutte, encore une victoire, la plus éclatante de toutes,
celle du génie é son apogée, l'Austerlitz de cette conquête 1 Kniin, les
Burgravet... Un Waterloo? Non pas, sinon par la beauté de l'eflort. La
journée avait été dure, mais la poésie était restée juaitrcsse du ter-
rain. Ah I que n'avions-nous pris part à ces réjouissances du courage 1
<x)mbattu à la première du ilernani, auprès do Cautier eu puurpoiut
rose et longs cheveux ! combattu encore aux Bur.jraves!
REVUE DRAMATIQUE. 459
Un quart de siècle après que ce merveilleux cycle était fermé, Hugo
restait dans notre imagination comme l'émancipateur du théâtre na-
tional. Les inventeurs du romantisme, Chateaubriand et M°" de Staël,
Charles Nodier et Alexandre Soumet, n'étaient plus que les courriers
du grand homme, ou plutôt ils avaient disparu : leur petite lumière
d'aurore avait été absorbée par ce réflecteur, qui flamboyait comme
plein soleil. Même le Henri Ul de Dumas père était éclipsé : U Cid,
1636 ; Hernani, 1830, voilà les deux dates fortunées de notre génie
dramatique, celles de sa naissance et de sa renaissance. D'ailleurs, si
Corneille comptait pour quelque chose, c'est que Victor Hugo l'avait
pris sous son patronage, à l'exclusion de Racine, et désigné pour son
précurseur. Ce pauvre Corneille I 11 avait fait ce qu'il avait pu, dans
son temps, gên ; par des règles absurdes; et ce qu'il n'avait pu faire,
Hugo l'avait fait, pour la joie et l'honneur de ce tem|)s ci. Hugo, c'é-
tait un Corneille de plein vent, plus nourri de grand air et plus coloré
que l'autre; un Corneille délivré, mis à l'aise, poussant son génie
aussi profondément, aussi largement que Shakspeare. Et contre qui
cette poussée' Contre ces derniers successeurs de Corneille, juste-
ment, qui avaient pris un vil plaisir à resserrer leurs fers, qui pré-
tendaient les garder et ne permettre à personne de marcher sans un
carcan pareil au leur, contre ces esclaves qui se faisaient policiers;
contre les continuateurs de Racine et de Campistrou, M. Brifaut et
M. Viennet, en attendant Casimir Delavigne et Ponsard. Et les fau-
teurs de ces «polissons,» qui étaient -ils? De misérables gens de bon
sens, des bourgeois, des épiciers, et les écrivains qui ne rougissaient
par de se faire leurs secrétaires, les « perruques » de l'Académie
française, un M. Jay et ses complices,., et puis, dans un coin, ce har-
gneux, Gustave Planche. Q^iclques bottes de foin, — les polémiques
de iM. Jay, — quelques fagots d'épines, — les articles de Gustave
Planche, — avaient prétendu arrêter le génie; il avait passé outre,
comme l'incendie, et l'obstacle avait volé en cendre.
Cependant le vainqueur était exilé; pourquoi? Parce qu'il était mal
avec le gouvernement. Oui, nous l'entendions dire 4 nos pères ; mais
il nous semblait, à nous, qu'il était proscrit comme révolutionnaire en
littérature autant pour le moins qu'à titre de défenseur du droit popu-
laire et de la légalité violée en politique. Et nous prenions plaisir à
lire Marion Delorme et Lucrèce entre les classes, où, par ordre, nous
récitions du Racine, autant qu'à lire, entre deux promenades aux Tui-
leries où l'on voyait passer l'empereur, les Qiâtimens et Napoléon le
Petit prêtés par un grand ou par le pion. Nous n'étions pas sûrs que le
coup d'état n'eût pas été fait par Boileau presque autant que par
MM. de Morny et de Maupas, et pour chasser Victor Hugo de la scène
et remplacer Racine presque autant que pour bousculer les représen-
tans du peuple et mettre Napoléon 111 sur le trône. Oh ! ce Boileau et
h60 REVUE DES DEUX MONDES.
sa séquelle ! Leur revanche, obtenue par fraude, n'aurait qu'un temps.
Nous comptions jouir, quand nous serions hommes, de leur déroute
définitive. L'œuvre dramatique de leur adversaire, de même qu'elle
avait eu sa période militante, dont nous imaginions le bruit et l'éclat,
de même, après cette oppression, elle aurait sa période triomphante,
dont nous verrions le commencement et dont nul ne verrait la fin.
Eh bien ! le théâtre de Victor Hugo, par une équitable vicissitude, a
pu atteindre cet âge triomphal ; comme la politique l'avait opprimé, elle
a pu l'exalter pour un temps; mais, comme nous avons vu son exalta-
tion, nous avons vu et nous voyons sa chute. Faut-il décrire encore
l'ascension de l'astre au zénith, de 1867 à 1882 ou 85, et de quelle ma-
nière il a plongé? Faut-il rappeler quel ressort, en pesant sur eux jus-
qu'à se fatiguer, la main de l'empire avait donné aux esprits de la foule,
tandis que les nôtres mêmes se bandaient pour vibrer en l'honneur du
poète? Faut-il rappeler cette détente: Hernani, acclamé en 1867, à la
fois comme un Cid reconquis et comme la Lanterne en 1868? Et puis,
en 1870-71, l'apparition de cette tête blanche, et, sur ses lauriers, le
képi? Hugo, premier garde national de France et pape laïque; grand
Français avant M. de Lesseps et grand-prêtre de l'humanité ; grand-lama
plutôt, de qui les disciples et les familiers offrent à la foule, comme dé-
lectable et adorable, tout ce qui s'échappe de lui! Hugo, enfin, après
soixante-dix et quatre-vingts ans de durée, après autant d'années, ou
peu s'en faut, de labeur littéraire, respecté comme le patriarche de l'art 1
Tout le public heureux de faire preuve de civisme, de largeur d'âme et
de culture d'esprit en acclamant ses drames tirés tout frais du souterrain
de l'empire, à la fois neufs et vénérables ! Après Hernani, Ruy Hlas et Ma-
rion! Même les drames en prose exhumés! Même les romans découpés
par des mains amies, Notre-Daine-de-PariseiOuatrevingt-treize, applau-
dis sur la scène ! Pour un peu, n'y porterait-on pas ces récens poèmes,
les Deux trouvailles de Gallus et Torquemada? Du moins, après le Roi
s'amuse, on se propose, au Théâtre-Français, de reprendre les Bargraves.
Le directeur de l'Odéon déclare le projet de hisser Cromwell sur les
planches. Ainsi tout entière l'œuvre dramatique de Hugo est glorifiée;
elle paraît s'établir, selon les vœux de notre enfance, dans la paix du
répertoire.
Cependant, vers la fin de sa vie terrestre, la seconde représentation
d'un de ses chefs-d'œuvre, le Roi s'amuse, donnée un demi-siècle après
la première, marque au moins un arrêt dans la marche du poète vers le
temple : il pourrait y voir, s'il n'était ébloui par les reflets de sa splen-
deur, un signe de la ruine prochaine de son empire théâtral. Mais, si le
char hésite, il continue pourtant de rouler et, chemin faisant, le triom-
phateur cesse décidément d'être homme; il arrive au Panthéon, il parait
le remplir. Ce jour-là, sans doute, la superstition envers lui est plus
apparente que la religion ; n'importe : elle n'en est que le superflu, le
REVUE DRAMATIQUE. A61
luxe un peu voyant; la popularité, ici, semble étouffer la gloire, comme
les gros sous cachent l'or dans une quête nationale; pourtant l'or ne
manque pas. Quelques bras qui le poussent dans le sanctuaire, quel-
ques fanfares qui en ébranlent les voûtes, Victor Hugo est Dieu.
Quelques mois se passent; on court à Marion comme à un Te Deum :
on en revient plus déconfit que de ce fameux jubilé, le Roi s^amiise. En
1882, le chef-d'œuvre s'était effondré avec majesté, comme un beau bâ-
timent s'abîme dans les flots; en 1885, cet autre chef-d'œuvre échoue
piteusement. Alors on se doute que deux désastres, coup sur coup, ne
doivent pas être des accidens, mais les effets de causes permanentes et
profondes. On se demande si l'œuvre théâtrale de Hugo, après avoir
gagné son procès en première instance, alors qu'elle était militante,
et même en appel, — c'est alors qu'elle fut triomphante, — le gagnera
en cassation, c'est-à-dire devant la postérité. La mort, « ce caporal des
rois, » est sans doute aussi le caporal des poètes dramatiques : on re-
cherche si elle maintiendra celui-ci au poste d'honneur qui, dans ses
dernières années, lui était échu, ou si, par aventure, elle ne l'en a pas
déjà retiré. On ouvre donc une enquête. On examine la théorie roman-
tique du drame. D'après elle, la tragédie et la comédie n'avaient repré-
senté que l'homme simplifié, réduit par l'analyse à tel ou tel, hé-
roïque ou ridicule, des élémens essentiels de sa personne. Le drame
venait réunir ces deux parts et reconstituer l'homme réel. D'ailleurs,
l'homme raffiné des classiques était aussi vrai, mais non plus, dans tel
pays et dans tel siècle que dans tel autre : l'homme réel, au contraire,
outre la vraisemblance universelle, éternelle, porterait la marque
de la vérité particulière à une contrée, à une époque. La nature et
l'histoire, voilà donc les sources jumelles où puiserait le poète drama-
tique : il en tirerait un breuvage qui aurait singulièrement plus de force
et de saveur que les potions distillées de la tragédie et de la comédie.
Mais proclamer ainsi, en 1827, les droits de la nature et de l'histoire
et le double devoir du dramaturge envers elles, c'était partir en guerre
contre les derniers classiques. Ceux-ci, vingt ans plus tôt. M™* de
Staël les avait dénoncés : « Si l'on s'en tient à ces copies toujours plus
pâles des mêmes chefs-d'œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre
que des marionnettes sans aucun rapport avec cette étonnante créa-
ture qu'on appelle l'homme. » Dressant tout entière et toute vive
« cette étonnante créature » sur la scène, Hugo voyait s'agiter l'armée
de ces copistes qui ne manquaient pas de lui opposer leurs modèles :
dans la préface de Cromwell, dans le deuxième acte de Marion,
il se comparait, soit expressément, soit par allusion, à Corneille lut-
tant contre le souvenir de ses devanciers et l'acharnement de ses
contemporains, contre Hardy et Scudéry. C'est le courage et la chaleur
d'âme de Corneille qu'il lui fallait pour faire éclore et s'épanouir, mal-
gré les vents ennemis, cette fleur commune des sciences naturelles et
462 REVUE DES DEUX MONDES.
historiques, si vigoureuses en ce temps-ci et pleines de sève : le drame.
Fort bien 1 mais cette théorie, comment Hugo y était-il parvenu ?
Est-ce par une pratique familière de la nature et de l'histoire qu'il
avait acquis le droit de leur adresser de pareilles déclarations? N'avait-il
fait que façonner en doctrine les opinions acquises par un long exer-
cice, une habituelle observation de l'une et de l'autre? Mais, jamais,
on le sait assez, il n'a pu seulement se connaître lui-même ni con-
naître son histoire. Qu'on lise le curieux livre de M. Biré, Victor
Hugo avant 1830, ce dossier formé par un greffier attaché à tous
les pas d'un grand homme. Le greffier est honnête et instruit;
il paraît tatillon et taquin à la longue, lorsqu'il n'est que minutieux et
scrupuleux. C'est que, perpétuellement et jusque dans le détail, il
constate la fausseté des récits que le grand homme a faits ou laissé
faire sur lui-même. Qui faut-il accuser? La mémoire de Hugo? Mais
dans telle lettre, écrite des bords du Rhin, après une journée de voyage,
sans aucune note, il cite cinquante noms de châteaux, plus bizarres
les uns que les autres, et les noms des constructeurs et les dates.
Faut-il le taxer de mensonge? A Dieu ne plaise ! « Cela sent son pédant
et son petit génie, » comme dit don Salluste à Ruy Blas, d'employer de
tels mots pour un tel homme. Non, Hugo ne ment pas; il voit la vie,
sa propre vie, autrement qu'elle n'a été ou qu'elle n'est : il la voit
mieux composée. 11 n'aperçoit tel fait que modifié, corrigé, mis d'accord
avec tel autre ou bien en contraste, enfin mis en pendant. 11 établit
nature dément des antithèses en forçant les faits, à la manière de ces
gens dont parle Pascal, qui en établissent « en forçant les mots, comme
on faii de fausses fenêtres pour la sjmétrie. » Tant qu'il est royaliste,
il voit son grand-père menuisier, ses aïeux cultivateurs; quand il de-
vient libéral, il se découvre une illustre lignée d'ancêtres, tous nobles
jusque par-delà le seizième siècle : ainsi de tout le reste. Voilà propre-
ment sa manière de voir; ou plutôt il ne voit pas, il est un voyant; il
est un exemplaire magnifique de cette classe que Malebranche appe-
lait celle des « visionnaires de l'imagination. » Il n'aperçoit que dams
une vision même les réalités qui le touchent, même la sienne propre;
comment connaîtrait-il ces objets plus éloignés, le caractère des
autres hommes et leur histoire? C'est que sa faculté maîtresse, en
effet, nous le savons et nous ne pouvons plus l'oublier, n'eiit pas l'obser-
vation, mais l'imagination, et de quelle sorte? L'imagination du con-
traste. Il ne peut percevoir ni concevoir une croix blanche sur un fond
noir sans qu'elle se double d'une croix noire sur un fond Idanc. De
môme, lorsqu'il imagine des êtres moraux, c'est d'ordinaire par couples ;
chacun n'ebt que le contraire d'un autre; et, comme rien n'est plus
contraire à rien qu'une abstraction à une abstraction, c'est le plus
souvent des couples d'abstractions qu'il invente. Knfin , examinez
l'une d'elles : vous avez chance de trouver qu'elle est faite de
RETTE DRAMATIQUE. A63
deux élémens contraires. AjoutaDt, par une opération nécessaire de
son esprit, l'un de ces élémens à l'autre, accolant de Uiême ce per-
8onnagt-ci à celui-là, il ne sait pas qu'il institue d«s chimères et des
groupes chimériques; faisant une addition baroque, il croit constater
un total ; fondant, par hallucination, un» antithèse, il croit toucherune
synthèse. Là-dessus, il estime qu'il a reconquis le réel et la nature,
et il arbore leur drapeau. Mais ce champion du réel n'a produit que
des idées pures, ce champion de la nature a produit des monstres.
Marion et Didier, la courtisane et l'enfant trouvé ; la raffinée, le
sauTage ; infamie et pureté, misanthropie et amour; — Hernani et
Carlos, le bandit et le roi ; Hernani et Ruy Gomcr, le jeune homme
et le vieillard; — Triboulet et François l", le bouffon et le roi; —
Triboulet, difformité physique et beauté morale ; Lucrèce Borgia,
difformité morale et beauté morale; — Catarina et la Tisbe, la
femme dans la société, la femme hors la société; l'une opprimée,
l'autre méprisée; — Marie Tudor et^Janc, la reine et l'ouvrière; la
reine qui est femme à la façon d'une femme du peuple, et l'ou-
vrière qui est fille d'en lord ; — Marie Tudor et Maria de iNeubourg, la
reine éprise d'un favori méprisable etla reine éprise d'un favori admi-
rable ; Fuy Blas et Maria de INeubourg, le laquais et la reine; Ruy
Blas et don Sallusle, le laquais sublime et le grand seigneur à
l'âme basse; don Salluste et don César, le grand seigneur féroce et le
fritoie; — Barberousse, l'empereur devenu mendiant; Barberousse
et Job, l'empereur et le burgrave rebelle; Barberousse et Guanhu-
mara, l'empereur amoureux d'une esclave; — Torquemada enfin, dans
cette œuvre dernière où les procédés sont plus saillans, comme les os
sous la peau dans une vieille figure, Torquemada qui brûle les curps
pour sauver les âmes : cruauté, charité; — auprès de ce représen-
tant de la religion, le représentant de la monarchie, Ferdinand le Ca-
tholique et sa femme Isabelle, « deux larves, deux masques, deux
Déans formidables, » c'est lui-même qui le déclare, — voilà, passée
en revue rapidement, la galerie de ces personnages imagines par le
poète : les premiers ne sont guère plus humains que les derniers ;
toutes idées pures, et plusieurs monstrueuses, voilà ces apparitions
annoncées comme des personnes réelles.
V!ais des formes qui ne sont pas des hommes ne sauraient être, cela
va fans dire, des hommes de telle époque ou de tel pays. Tout ce que
le poète peut faire pour elles, s'il veui leur donner un semblant de
valeur historique et locale, c'est de les costumer à la mode d'un pays
et d'une époque. Alors que seront-elles? On oserait à peine le dire, si
Feidinand le Cathulique ne suggérait le mot : des masques! Oui
vraiment, qu'est-ce autre chose que des masques, ces acteurs
fournis de noms, de vêtemens, de meubles et d'allusions histo-
riques, ce Cromwell, ce Richelieu, ce Charles-Quint, ce François l**".
A64 REVUE DES DEUX MONDES.
cette Marion Delorme, ce Barberousse, jusqu'à ce Torquemada, jus-
qu'à ce Ferdinand et cette Isabelle? Voulez-vous les débaptiser, les
changer d'habits et de logis et détacher quelques paillons de leurs dis-
cours? Vous pourrez délier ensuite l'historien le plus sagace de les
reconnaître ou de se douter seulement que ce sont eux. On a vu ce
qu'offrait le partisan de la nature, on voit ce que présente le partisan
de l'histoire : idées pures, monstres et masques, voilà tout le person-
nel du drame romantique, toute la troupe du théâtre de Hugo,
Enfin ces semblans d'hommes, sur les planches, ne sauraient avoir
les exigences de personnes humaines, ni leur indocilité. Des personnes
humaines voudraient que l'auteur les fît agir et parler de telle sorte,
entrer et sortir, s'arrêter et marcher, s'irriter et s'apitoyer selon leur
caractère et leur passion, selon la situation; elles refuseraient de faire
autrement. Rien de pareil avec ces simulacres : laissés à eux-mêmes,
ils demeureraient inertes; l'action n'est pas déterminée ni réglée par
eux, mais par le caprice de l'auteur, qui la ralentit ou la précipite, la
complique ou la dénoue, la fait piétiner sur place ou la mène en zig-
zag à son gré. Faut-il citer des exemples? Cromwell, déguisé en fac-
tionnaire, reste à bavarder devant sa porte avec un des conjurés qui
s'attarde, pendant que les autres parcourent librement son palais : il
est venu là, cependant, après avoir pris la .peine de faire boire un
narcotique à Rochester, et l'on ne sait pour quelle raison il court cette
aventure. Marion et Didier, fuyant la police, perdent le temps à se
redire des douceurs; mais ils s'engagent dans une troupe de comédiens.
Hernani, pendant que don Carlos éveille ses archers, roucoule aux
pieds de doîïa Sol ; en revanche, il va pour conspirer jusqu'à Aix-la-
Chapelle. Il refuse de céder à Ruy Gomez, en échange de la vie et
de dona Sol, le plaisir de satisfaire sa haine ; un moment après, il
lâche cette haine; et de même, à la fin, il lâche son amour. Charles-
Quint, dès qu'il apprend la mort de son aïeul et qu'il devient candidat
à l'empire, passe la nuit à faire l'école buissonnière, comme un étu-
diant amoureux. Triboulet, par contre, au lieu de jeter à l'eau ce qu'il
prend pour le cadavre du r.>i et de s'enfuir, frappe sur le funèbre sac
comme sur une tribune pour traiter la question de l'équilibre européen.
Lucrèce Borgia, ayant dit à son mari qu'elle part pour Spolôte, vient à
Venise tranquillement comme une petite bourgeoise; en retour, elle
n'a pas le moyen de sauver son tils, qu'elle a laissé tomber dans an de
ses pièges. Marie Tudor, pour perdre son favori, est obligée de s'en-
tendre avec l'ouvrier Gilbert et de déclarer sa honte devant toute
sa cour; après quoi, pour le retirer des mains du bourreau, elle va et
vient inutilement de son palais à la tour de Londres. Catarina, la
grande danj» vénitienne, n'échappe à une mort clande>tine que grâce
à une courtisane (jui perce les murs et reconnaît le crucifix donné au-
trefois par sa mère. Don Sallusie, ce politi(pi'\ n'inveiitt» rien de plus
REVUE DRAMATIQUE. 465
congru, pour se venger, que de faire aimer la reine par son valet; ce
valet, tombé dans les cuisines par paresse, devient d'un jour à l'autre
un grand ministre ; don Salluste a la naïveté de s'exposer à son pou-
voir; Ruy Blas a la naïveté de l'épargner ; à la fin, cependant, trop
lard, il le tue, alors que cette reine, qui tout à l'heure ne pouvait se
mettre à sa fenêtre, s'est compromise en venant le rejoindre, la nuit,
dans un faubourg. Barberousse a un frère naturel, un burgrave, qui
naguère l'a poignardé pour l'amour d'une jeune fille corse;., mais
faut-il, après tant de rêves, raconter ce cauchemar? En voilà plus qu'il
ne faut sans doute pour montrer de quelle manière ces idées pures,
ces monstres et ces masques sont agités par la fantaisie de l'auteur.
Le spectacle de cette action, après des tragédies qui n'en offraient
guère, a pu amuser les yeux. De même, au commencement duxvn* siè-
cle, après qu'on s'était lassé de Jodelle et de son imitation du théâtre
antique, on avait goûté les tragédies irrégulières, les comédies roma-
nesques de Hardy, de Scudéry, de Scarron, imitées du théâtre espagnol.
C'est contre ce libertinage qu'avait prévalu la raison de Corneille; c'est
ce libertinage dont Hugo, prétendu successeur de Corneille, donnait de-
rechef l'exemple. Quoi de surprenant? Les mêmes causes produisent
les mêmes effets. Hugo, d'ailleurs, par sa nature et par son éducation,
était disposé à faire cette restauration qui devait alors être applaudie.
Entre son premier drame, /nés de Castro, écrit par un gamin de quinze
ans, et ce dernier, Torquemada, publié par un octogénaire, lesquels
ont le plus chance de rester ? Hemani et Ruy Blas. C'est dans les su-
jets espagnols que ce génie, qui procède de l'espagnol, aura réussi le
mieux. Il se réclamait de Corneille; mais qui donc le réclame ? Les
maîtres de Scarron.
Cette action, d'ailleurs, si compliquée qu'elle soit, est puérile, et
ses complications se répètent. Cromwell et Carlos attendent pa-
reillement leurs assassins : Barberousse, comme l'un et l'autre, dis-
court sur la politique ; il réprimande les burgraves comme Ruy Blas
invective les ministres, comme Saint-Vallier ou Nangis apostrophe
François I"" ou Louis XIII; Catarina etRéginasont sauvées par des nar-
cotiques; doîïa Maria vient au secours de Ruy Blas comme Marion au
secours de Didier; Triboulet tue sa fille en croyant frapper un ennemi;
de même Lucrèce Borgia, son fils; Marie Tudor, son favori ; Lucrèce et
laTisbesont frappées par celui qu'elles aiment. Hernani, Gennaro, Ruy
Blas, Guanhumara périssent plus ou moins volontairement par le poison.
Aussi, pour les besoins de cette action, quelques types suffisent : le
jeune premier fatal, Didier. Hernani, Ruy Blas; le jeune premier in-
génu, Gennaro, Rodolfo, Otbert; l'amante, Marion Delorme, toute
proche de dona Sol, qui n'est pas loin de dona Maria, laquelle donne
la main à Catarina, et celle-ci à Jane, celle-ci à Blanche, à Régina ;
TOME LXX.1V. — 886. 30
A 66 REVDE DES DEUX MOJVDES.
la méchante femme, qui souvent devient bonne, Lucrèce, Marie Tudor,
Tisbe; le sbire, Laffemas, Gubetta ou Homodei, qui, par Simon Re-
nard et don Salluste, se rattache à l'ogre, au despote, à don
Alphonse, à Angelo; le roi amoureux, Carlos ou François; le politique,
Cromwell, Charles-Quint, Ruy Blas, Barberousse. Entre ces drames, il
pourrait se faire des échanges de personnages, pourvu que chacun fût
remplacé par un de ses camarades du même groupe : que chaque pièce
garde seulement les décors et les costumes qui lui sont alTectés, et ces
chasses-croisés ne troubleront pas l'ouvrage. Bien plus, les membres
des différens groupes ont un air de famille ; ils paraissent également
éloignés ou plutôt rapprochés de l'auteur. Quoi d'étonnant? Ils ne sont
que des mannequins par la bouche desquels le poète souffle des pa-
roles qui sont bien du même temps et du même pays, — n'étant que
les lieux-communs à la mode en France vers 1830, mis en vers so-
nores et pittoresques par un prodigieux virtuose.
Car c'est là qu'il faut en venir. Au théâtre, plus qu'ailleurs,
Hugo est demeuré l'enfant sublime : sa psychologie, son érudition, sa
dramaturgie, sous le couvert de la nature, de l'histoire et de Corneille,
sont puériles; sa poésie est admirable. Considérons pour eux-mêmes,
sans chercher quel rapport ils ont à un drame quelconque, tel duo de
Didier et de Marion, d'Hernani et de dona Sol, de Ruy Blas et de dona
Maria, ou tel couplet de Ruy Gomez ; acceptons-les comme des pages
détachées des Feuilles d'automne ou des Voix intérieures; admettons
les monologues de Cromwell et de Triboulet comme tirés des Contem-
plations, celui de Ruy Blas comme extrait des Châtiniens; les discours de
Saint-Vallier, de Nangis, de Job et de Barberousse comme autant de
feuillets de la Légende des siècles : alors nous serons éblouis, enchantés.
Mais ces merveilleux poèmes, qui n'expriment rien qu'un même talent,
ces chefs-d'œuvre lyriques, pourquoi les faire réciter sur la scène par
plusieurs acteurs, vêtus de costumes divers, qui nous donnent à en-
tendre, par leur aspect et leurs noms, qu'ils sont des personnages dillé-
rens, voire des héros historiques, prêts à parler et agir pour leur compte,
selon la logique de leur caractère, de leur passion et des circonstances?
Mous voyons presque aussitôt qu'il u'ea est rien ; cet essai d'abus de con-
fiance nous fâche, cette déception nous irrite, et le plaisir de la poésie,
le seul que nous trouvions là, nous devient, dans ces méchantes con-
ditions, une fatigue et un euuui. Prenons-le comme il faut, ce plaisir :
dans un fauteuil, au coin du feu, en hiver; sous l'ombrage, eu ètè.
L'œuvre dramatique de Hugo a été militante : « Ce n'est pas bon,
gémissait Delavigue, ce que fait ce diable de Dumas; mais cela em-
poche de trouver bon ce que je fais... » Hugo, encore plus que Dumas,
était préférable aux classitiues de la décadeuce, il a précipité leur
ruine : que son nom soit béni ! — L'œuvre dramatique de Hugo a été
Irioniphante : il sulliique nous ayous dit par quelles occasions, et nous
iŒVDE DRAMATIQUE. À67
ne lui reprocherons pas son triomphe. — Mais voici que déjà, — hormis
Ilemani et Ruy Blas, qui peuvent rester au répertoire à titre de comédies
romanesques, afïectant mal à propos trop de pathétique, mais ornées
heureusement d'intermèdes lyriques par un grand artiste, — hormis
Hernani et Ruy Bios, tout ce théâtre n'est déjà plus qu'un théâtre de
bibliothèque. Cest qu'on y peut trouver des fragmens d'ode, d'élégie ou
d'épopée, mais point de drame, car l'humanité en est absente. L'hu-
manité ! Shakspeare nous l'offre brute, et Racine la donne raffinée ;
chez Hugo, demandez l'une ou l'autre : néant ! Les personnages de
Shakspeare et de Racine, conçus par des imaginations qui sont diiîé-
remment raisonnables, mais qui le sont, peuvent supporter le contrôle
de notre raison; ils sont variés, et chacun d'eux est notre prochain,
dont l'action logique nous intéresse. Les personnages de Hugo, créés
et gouvernés par la fantaisie pure , dociles et monotones truche-
mens de l'auteur, nous laissent indifférens, à moins qu'ils ne nous
agacent : tant il est vrai qu'aucun pouvoir, pas même l'imagination à
ce degré où elle se nomme génie, ne peut longtemps se passer de la
raison ni prévaloir contre la raison !
Tout cela, ni M. Renan, à la Comédie-Française, ni à l'Odéon,
M*^* Simone Arnaud, — qui a gratifié Hugo d'une belle ode, — ne pou-
vaient le déclarer brutalement. iMais l'ingénieui auteur de ce a dia-
logue des morts » a laissé entendre la vérité sans la dire. Il a voulu
que Racine et Corneille, aux champs Élssées, préoccupés des choses
du théâtre à peu près comme Froufrou et Valréas à Venise, appelas-
sent de leurs vœux un poète qui rendît à la langue, après le refroidis-
sement du xvm* siècle, la chaleur et l'éclat. 11 a fait célébrer la venue
de ce héros moderne non-seulement par Diderot, mais par Voltaire. Il
s'est avisé même d'amadouer boileaa en sa faveur jusqu'à lui faire
présager avec ivresse la victoire de ce nouveau dieu sur certaine idole,
élevée à l'honneur de Boileau, justement, par des disciples qu'il désa-
voue. A merveille ! Mais dans ce concert de bous génies, rassemblés
autour du berceau de Victor Hugo, M. Renan a pris soin de ne pas faire
entendre Molière. C'est que celui-ci, apparemment, ill'a jugé incorrup-
tible. Molière devant les drames de Hugo ! Déconcerté un moment, il
aurait bientôt ri, et puis haussé les épaules avec colère. Ruy Blas
même l'aurait fâché comme une parodie à rebours, un travestissement
sérieux des Précieuses; et Hernani, de l'Ecole des femmes... Molière, en-
core plus que Racine et Shakspeare, c'est la raison et l'humanité sur
la scène ; Hugo, c'est la fantaisie et la for»e vide. Si Molière n'est pas
resté chez lui, le 26 février, M. Renan sait bien pourquoi.
Loms Gander\x.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
li mars.
Voici cinq mois bien comptés qu'il y a eu en France des élections,
que les partis ont pu interpréter et commenter à leur manière, qui res-
tent, dans tous les cas, l'expression saisissante et caractéristique d'un
des plus vifs, d'un des plus sérieux mouvemens d'opinion. Pendant
ces cinq mois qui viennent de s'écouler, la chambre issue de ces élec-
tions s'est réunie une première fois pour la session extraordinaire qui
a clos la dernière année, une seconde fois pour la session ordinaire
qui a ouvert l'année nouvelle et qui dure depuis deux mois déjà. Qu'a
donc produit cette double session? Comment le temps a-t-il été em-
ployé? Par quels actes utiles, profitables pour le pays, s'est manifesté
le parlement nouveau? Tout bien compté, on n'a à peu près rien fait,
rien fait du moins de ce qu'on aurait pu attendre d'une assemblée la-
borieuse et bien inspirée. L'histoire de cette double session, de ces
douze ou quinze semaines de vie parlementaire, serait bientôt écrite :
elle pourrait se résumer dans beaucoup de temps perdu, beaucoup de
velléités impuissantes et de vaines querelles. Tout ce qui n'est pas in-
trigue ou manœuvres de parti laisse assez froids ces reprôsentans de
la France. Les questions les plus sérieuses, celles qui exigent une étude
attentive et réfléchie, sont successivement ajournées. Les intérêts les
plus pressans, les intérêts positifs et pratiques du pays, sont ù peine
pris en considératioD. Le budget n'est même pas encore présenté. En
revanche, il est vrai, les interpellations, les excitations et les motions
de parti n'ont pas manqué. On a employé ou perdu tout le temj)» qu'on
a pu à exercer des représailles électorales, h prononcer des invalida-
tions passionnées, à discuter sur l'amnistie ; on dirait que toute la po-
litique de certains républicains se réduit à soulever des questions inu-
RE7UE. — CHRONIQUE. 469
tiles ou irritantes, qui n'existent que dans leur imagination, et à aggraver
celles qui existent trop réellement. On ne s'occupe pas de ce qui inté-
resserait vraiment le pays; mais on passe son temps à faire la guerre
aux princes, ou l'on fait tout ce qu'on peut pour envenimer les malheu-
reuses affaires de Decazeville. C'est le plus clair de l'histoire du jour.
Certes, s'il y avait une question inutile, c'est bien celle qu'ont ima-
ginée, dans les dernières semaines, quelques esprits inoccupés et
échauffés en proposant des mesures d'expulsion contre les princes,
ou, pour parler le langage de certains républicains, contre les « ci-
toyens )) membres des familles qui ont régné sur la France. A quel
propos ces mesures? Les princes qui résident en France, comme ils
en ont le droit, sont certainement étrangers à toute conspiration, à
toute brigue vulgaire. Ils vivent sans chercher le bruit, sous les yeux
de tout le monde; ils sont l'honneur de leur pays, et si les républi-
cains étaient à demi intelligens, ils comprendraient que la république
elle-même, pour son crédit, pour sa considération, est intéressée à
montrer à l'Europe qu'avec elle les descendans des races royales peu-
vent garder librement leur place au foyer de la patrie. C'est donc sans
raison, uniquement pour le plaisir de s'agiter ou de satisfaire quel-
ques passions haineuses qu'on a fait cette proposition qui ne répon-
dait à rien, à laquelle M. le président du conseil a eu le tact de refu-
ser son adhésion, en assurant qu'il n'en avait pas besoin pour la
sauvegarde de la république. Qu'en est-il résulté? La discussion est
venue il y a quelques jours ; elle a été visiblement un peu embarras-
sante pour tout le monde, pour les auteurs de la proposition, qui se
sont sentis peu soutenus, pour le gouvernement, qui, en refusant une
arme inutile ou dangereuse, a cru nécessaire de ménager ses alliés les
radicaux, pour M. Clemenceau lui-même, qui a joué un singulier rôle
entre ses amis de l'extrême gauche, qu'il ne voulait pas abandonner,
et le ministère, dont il voulait paraître le protecteur. Tout cela a fini par
une certaine confusion de scrutin et par un simple ordre du jour qui
n'est qu'une vaine démonstration, qui laisse les choses au point où elles
en étaient. C'est ce qu'on appelle beaucoup de bruit pour rien.
Ce n'est pas fini, disent les fanatiques de mesures exception-
nelles, la question renaîtra dans trois mois; il y a même un dé-
puté radical qui a eu la velléité de substituer à la proposition
d'expulsion des princes une proposition d'enquête sur les menées
monarchiques. C'est fort bien I Et qui fera cette enquête ? A qui
l'appliquera-t-on ? Fera-t-on comparaître devant une commission les
trois millions cinq cent mille électeurs suspects de menées monarchi-
ques pour avoir donné leurs voix à des conservateurs? Les républicains
ne veulent jamais voir une vérité bien simple; ils ne veulent pas
s'avouer que, s'il y a un danger pour la république, ce danger ne vient
ni des princes ni des conservateurs : il vieut d'eux-mêmes^ de leurs
470 REVDE DES DEUX MONDES.
passions, de leurs violences, de leurs faiblesses pour toutes les agi-
tations, de leurs idées fausses.
Que voit-on depuis quelques jours, dans cette malheureuse affaire
de Decazeville, qui a commencé par le plus odieux des crimes, par le
meurtre d'un ingénieur, qui continue par une grève désastreuse? Assu-
rément, il n'y a rien de plus délicat que ces questions de salaires qui
mettent parfois aux prises des sociétés chargées de la direction, de la
responsabilité d'une grande industrie, et leurs ouvriers; qui sont, dans
tous les cas, une source de ruine et de misère. Ce serait, à ce qu'il
semble, une raison de plus pour montrer une grande réserve, pouf
éviter tout ce qui peut prolonger ou envenimer une telle crise. Qu'a-t-on
fait cependant? On a commencé par multiplier les interpellations, paf
assiéger les ministres, par déclamer contre les plus simples mesures
de police, par mettre le feu aux passions; on a fait ce qu'on a pu pour
transformer un différend toujoui's conciliable en guerre déclarée entre
une compagnie et ses ouvriers, entre ce qu'on appelle pompeusement
le capital et le travail. On a, sans nul doute, aggravé la situation, et
si le gouvernement, après atoir paru un moment hésiter, a senti le
danger, s'il a montré plus de fermeté, il a été dépassé et débordé
par d'autres qui ont vu, avant tout, dans ces malheureux événemens
une occasion d'agitation. Le conseil municipal de Paris, qui se mêle
de tout, s'en est mêlé, et a voté des fonds pour les grévistes de Decaze-
yille, — probablement parce qu'il n'a pas de misères à secourir à Paris.
Des députés se sont cru permis de quitter le Palais-Bourbon pour aller
porter dans le bassin de l'Aveyron leurs déclamations et leurs encou-
ragemens, pour aller souienir la grève à outrance.
Eh bien ! on a réussi jusqu'à un certain point : la grève se prolonge,
la crise sévit dans l'Aveyron. Et après? A parler franchement, s'il y a
quelque chose d'odieux et de révoltant, c'est le rôle des agitateurs qui
vont abuser, fanatiser des populations en leur enseignant le meurtre, la
guerre au patron, — et M. le ministre des travaux publics avait certes
raison, ces jours derniers, en faisant peser sur eux une lourde res-
ponsabilité. Ce feont les excitateurs qui font l'apologie du meurtre, qui
imaginent des euphémismes pour désigner l'assassinat, et ce sont les
ouvriers égarés par leurs coupables polémiques qui sont punis pour
avoir répété ce qu'ils ont entendu ou lu. Ce sont les agitateurs qui
prêchent à letlr aise la grève à outrance, et ce sont les ouvriers qui on
porteront là peine, qui, le jour où ils devront reprendre leur travail,
auront à dévorer la misère qu'ils se seront prépai'ée en écoutant ceux
qui les tfortipcm. Ce jour-là, les déclamateurs disparaîtront. Le con-
seil municipal de Paris ne votera plus de fonds pour des grévistes ren-
trés aux mines! Les ouvriers seront les premières victimes, cela n'est
pas douicux, et ce n'est pas tout. Cette crise industrielle dont on parle
toujours, qui est offcciivemcht assez générale et trop réelle, est-ce
RETUE. — CHRONIQUE. 471
qu'on croit la ^lérir en prêchant ou en laissant prêcher partout les
grèves, la guerre sociale, la haine du capital, en menaçant les sociétés
minières dans leur propriété? On ne peut y remédier que par beau-
coup de confiance, et la confiance ne peut venaîtreque le jour où l'on
s'occupera sérieusement des affaires sérieuses du pays, où l'on ces-
sera de tout ébranler ou de laisser tout ébranler dans la situation in-
térieure de la France.
Ce n'est pas sans peine et sans efforts qu'on aura réussi à remettre
un certain ordre dans les affaires troublées de l'Orient, à détourner les
complications dont l'Europe a pu depuis quelques mois se croire inces-
samment menacée. On paraît pourtant désormais toucher au terme de
toutes les incertitudes et avoir résolu le grand problème à force de
négociations, d'admonestations et de conseils prodigués à Belgrade
comme à Sofia, à Constantinople comme à Athènes. On a fini, à ce
qu'il semble, par refaire à peu près une paix générale avec deux ou
trois arrangemens partiels qui ne sont peut-être pas tout ce qu'il y
a de plus rationnel, de plus clair et de plus définitif, mais qui ont le
mérite de clore une crise trop prolongée, d'inaugurer une nouvelle
trêve en Orient. Il est certain que ces arrangemens signés, d'une part
entre la Serbie et la Bulgarie, — d'un autre côté, entre la Bulgarie et la
Turquie, puissance suzeraine, — ont quelque chose d'assez bizarre, et
que ce qu'on peut en dire de mieux, c'est qu'ils sont le dénoûment
pacifique d'une mauvaise affaire.
Le traité qui vient d'être signé à Bucharest entre la Serbie et la
Bulgarie est, assurément, d'un ordre tout particulier et a son origi-
nalité. 11 est du genre sommaire, il se compose d'un seul article. 11
dit que la paix est rétablie entre les belligérans d'hier, il ne parle pas
du rétablissement des relations d'amitié enire les deux états. Il ne
touche à rien, il n'éclaircit rien ; il passe systématiquement et avec
intention sous silence toutes les questions de frontières et d'intérêts
qui auraient pu, à ce qu'il semble, être un objet naturel de discussion
dans une négociation diplomatique, qui ont divisé, qui divisent encore
les deux pays. La Serbie paraît avoir particulièrement tenu à ce qu'il
en fût ainsi, la Bulgarie s'y est prêtée, la puissance suzeraine, la Tur-
quie, ne s'y est point opposée. Il est impossible de sortir d'une guerre
avec moins de paroles. A quoi tient cette anomalie? Elle s'explique tout
.simplement, sans doute, par des circonstances particulières, par l'état
I moral de la Serbie, peut-être par la situation personnelle du roi Milan.
Le gouvernement serbe, qui n'a pas été heureux dans cette triste cam-
pagne dont il a pris l'initiative , dont il a la responsabilité, a voulu
sûrement éviter d'aggraver la blessure du sentiment national et se
réserver de montrer qu'il n'a cédé qu'à la dernière extrémité et le
moins qu'il a pu, qu'il n'a fait que se soumettre à une impérieuse
nécessité, à la pressante volonté de l'Europe. Le roi Milan, qui se sent
472 REVUE DES DEUX MONDES.
branlant sur son trône, dépopularisé par la défaite, menacé par des
partis ennemis, a craint évidemment de donner des armes à ses ad-
versaires, des prétextes à une agitation dangereuse ; on a rétabli la
paix sans phrases, sans explications, on n'a signé que ce qu'on ne
pouvait pas s'empêcher de signer! Le procédé est certainement bizarre,
il peut laisser soupçonner bien des arrière-pensées. La paix sans la
réconciliation , sans la plus petite assurance d'une mutuelle amitié
entre Serbes et Bulgares, peut passer pour une médiocre garantie. Ce
n'est pas moins la paix, ou, si l'on veut, la cessation de la guerre entre
les deux états des Balkans, et c'est l'essentiel pour l'Europe, qui,
avant tout, tenait à empêcher une reprise d'hostilités, à en finir sur
ce point.
D'un autre côté, la convention qui a été signée entre la Bulgarie et
la Porte, qui reste jusqu'ici le dernier mot de la révolution de Philip-
popoli, cette convention n'est point sans avoir eu elle-même ses pe-
tites péripéties. Entre le prince Alexandre, qui a eu l'habileté de mé-
nager toujours le sultan, de faire bon marché des apparences pourvu
qu'il eût la réalité de l'union bulgare, et la Porte, qui ne s'est jamais
montrée très animée dans la revendication de ses droits souverains
sur la Roumélie orientale, l'œuvre était facile. On s'est aisément et
rapidement entendu, on s'est même trop bien entendu, à ce qu'il pa-
raît, et c'est de là qu'est venue la dilliculté. La Russie, qui n'a pas en-
core pardonné au jeune chef de la révolution de Philippopoli, a trouvé
que l'alliance était trop intime entre Bulgares et Turcs, que le sultan
se laissait aller à des concessions trop larges, trop personnelles à
l'égard du prince Alexandre. La France, à son tour, a élevé quelques
objections au sujet d'une ligne douanière de la Roumélie qui aurait
pu nuire à nos intérêts commerciaux. En réalité, ce ne sont là que
des diflicultés de détail, que des négociations n'ont pas tardé à résou-
dre. La convention turco-bulgare, revue ou corrigée, demeure à peu
près intacte, reconnaissant avec toutes les formes diplomatiques
l'union des deux Bulgaries, créant, en un mot, une situation nouvelle,
que l'Europe n'a plus guère qu'à ratifier en l'adaptant le mieux pos-
sible au traité de Berlin. De sorte que, sur ces deux points au moins,
on peut croire effectivement toucher au terme. La paix est signée entre
la Serbie et la Bulgarie, la convention turco-bulgare est acceptée dans
sa partie essentielle. Le reste est l'affaire de la diplomatie, quia main-
tenant à rassembler les élémens divers do la pacilication do rOricnl,
à coordonner ces arrangemeus partiels, soit dans une conférence, soit
par des négociations entre les cabinets.
11 y a, il est vrai, un dernier nuage à cet horizon oriental, une der-
nière difljcullé qui n'est peut-être pas la moins délicate : c'est la (irèce
avec ses ardeurs, avec ses revendications et ses impatiences guerrières,
la Grèce qui ue peut sa résigner à voir passer celte crise sans y avoir
RETCE. — CHRONIQUE.
473
joué le rôle qu'elle se promettait; mais, lorsque la paix se faitdans les
Balkans, lorsque Serbes et Bulgares désarment, les Hellènes peuvent-
ils songer sérieusement à entrer seuls dans une lutte inégale contre
l'empire ottoman, à prolonger, à aggraver des complications que tout
le monde désire voir finir? Les Grecs ont sans doute toujours leurs
espérances, ils ont les ambitions d'une race brillante qui aspire à re-
prendre la première place en Orient. Ils ont même, si Ton veut, plus
que des espérances, ils ont presque des titres et ils peuvent invoquer
jusqu'à un certain point ce qui leur avait été promis au congrès de
Berlin. Ils ont vu dans les derniers événemens, qui semblaient re-
mettre en doute les traités, tout l'ordre territorial, une occasion favo-
rable pour exercer leurs revendications, et ils se sont hâtés de s'armer
pour proliter des circonstances; ils ont déployé toutes leurs forces au
risque d'épuiser leurs ressources. L'occasion a pu paraître un moment
tentante pour eux en effet. Aujourd'hui tout est changé; la paix est
rétablie ou à peu près, et l'Europe, qui n'a jamais eu d'autre préoccu -
paiion que de limiter cette crise, n'a pas laissé un instant ignorer à
Athènes ce qu'elle désirait, ce qu'elle voulait, ce qu'elle était en défi-
nitive résolue à imposer. L'Europe, malgré les sympathies tradition-
nelles de toutes les grandes nations pour la Grèce, n'a rien négligé
pour avertir, pour retenir le gouvernement hellénique, d'abord par ses
conseils, par ses communications diplomatiques, et bientôt par la pré-
sence de ses navires. Les Grecs ne peuvent douter aujourd'hui, surtout
après la récente signature de la paix des Balkans, qu'au premier mou-
vement ils seraient arrêtés. De plus, quelque dévoûment qu'ils aient
déployé dans leurs préparatifs mihtaires, ils ne sont peut-être pas,
autant qu'ils le croient, en mesure de soutenir une guerre. 11 n'y a que
quelques jours, des lettres venues de la frontière et publiées à Athènes,
faisaient de tristes révélations sur l'état de l'armée grecque en face de
l'armée turque. De telle façon que tout se réunit pour éclairer la Grèce,
pour la ramener à une politique de raison, de résignation, qui peut
être, elle aussi, du patriotisme, qui n'est point une renonciation aux
espérances nationales, qui est la soumission à la nécessité. La diffi-
culté est toujours sans doute de revenir sur ses pas, d'avouer une
pensée de sagesse, et il ne sera probablement pas facile de trouver un
successeur au président du conseil, M. Delyannis, qui est depuis quel-
ques mois le ministre des armemens et des passions guerrières. Qui se
chargera de cette œuvre de raison et de paciOcation? C'est là la ques-
tion qui se débat aujourd'hui à Athènes, et les Grecs ne simplifieraient
pas leurs affaires par des agitations intérieures qui iraient jusqu'à
rendre tout gouvernement impossible.
Ce n'est pas en Allemagne que les Grecs, s'ils avaient eu une der-
nière illusion, auraient pu compter trouver un appui; ce n'est pas
non plus en Angleterre, où M. Gladstone n'a pas caché sa résolution
h7h ' REVUE DES DEUX MONDES.
de continuer la pcMtique de lord Salisbury en Orient, et où, d'ailleurs,
ministère et parlement ont devant eux pour le moment assez de ques-
tions intérieures faites pour les passionner, pour les occuper et les
absorber. L'Angleterre, en effet, a tout l'air d'être entrée dans ce
qu'on a appelé, en France, l'ère des difficultés, même des difficultés
graves, et si le grand vieillard qui a repris le pouvoir depuis quelques
semaines est homme à ne pas reculer devant des problèmes qui tou-
chent à la constitution politique et sociale de la nation britannique, il
ne paraît pas moins sentir le poids du fardeau qu'il a accepté. 11 ne se
hâte pas. Vainement ses adversaires le pressent, le harcèlent d'inter-
pellations dans la chambre des communes, renouvelant sans cesse
leurs provocations, sefforçant de l'amener à s'expliquer sur ses pro-
jets, sur la politique qu'il médite, qu'il entend proposer pour l'Ir-
lande : il ne se laisse pas entraîner, il refuse d'entrer dans des expli-
cations partielles et prématurées. 11 a pris ses mesures, il a ajourné à
quelques semaines, au mois prochain, l'exposé de ses plans, dont il
entend, jusque-là, garder le secret. On dirait que M. Gladstone, en
savant tacticien qu'il est, a voulu se donner le temps d'organiser sa
campagne, d'accoutumer l'opinion à ses nouveautés, de s'assurer des
alliés, de préparer, en un mot, de toute façon, le terrain sur lequel il
doit engager la grande lutte.
C'est qu'effectivement le problème que le premier ministre de la
reine Victoria se prépare à aborder est un des plus épineux, un des
plus redoutables qu'une nation comme l'Angleterre puisse avoir à dé-
battre et à résoudre. 11 s'agit de donner une satisfaction aussi libérale
que possible à une malheureuse race qui, après s'être nourrie pas-
sionnément de griefs séculaires, semble ne vouloir accepter que son
indépendance ou ce qui peut la conduire à son indépendance. Rien,
certes, de plus généreux en apparence, mais rien aussi de plus dillicile.
Comment M. Gladstone entend-il résoudre ce problème? On ne le sait
pas encore, puisque rien n'a pu vaincre sa réserve. On sait seulement
qu'il étudie les combinaisons pratiques, que tout se lie dans sa pen-
sée, qu'il voudrait commencer par des mesnres agraires destinées à
désintéresser définitivement les anciens propriétaires, les landlords,
et qu'il en viendrait ensuite à ce qu'on appelle l'autonomie irlandaise,
au parlement irlandais. Or, c'est là justement le point délicat; c'est là
que l'opinion s'arrête indt^cise, émue devant cette perspective d'une
révolution qui peut ne conduire à rien si elle n'est pas radicale, ou
qui, si elle est poussée jusqu'au bout, menace l'intégrité britannique.
Il n'est point douteux que l'opinion anglaise se sent singulièrement
agitée et partagée, qu'elle en vient à so demander si ce qui fora la
faiblesse de l'Angleterre sera un bienfait pour l'Irlande elle-môme. Et
ce ne sont pas seulement des tories qui en sont là ; bien des libératix
éprouvent les mômes anxiétés et hésitent à s'engager à la suite de
M. Gladstone. Il n'y a que quelques jou-s, un de ces libéraux, lord
Hartington, a saisi l'occasion d'expliquer dans une réunion l'attitude
de dissidence où il s'est placé. 11 l'a déclaré, il n'a pas entendu se
séparer du parti libéral, — il n'a pas pu s'associer à la politique irlan-
daise du cabinet, et il attend les mesures qui seront proposées.
Ce qu'il y a de curieux, de caractéristique dans la phase où est au-
jourd'hui l'Angleterre, c'est que tous les problèmes semblent s'éleyer
à la fois. Tout dernièrement, un député radical, M. Labouchère, de-
mandait à la chambre des communes de déclarer que l'existence de la
chambre des lords était incompatible avec le principe représentatif,
et la motion n'a été repoussée qu'à une assez faible majorité. La
question de la réforme de la chambre des lords est à Tordre du jour I
Plus récemment encore, un autre député, M. Dillwyn, a fait à la chambre
des communes une proposition pour la séparation de l'église et de
l'état dans le pays de Galles. Un des ministres, sir WilUam Harcourt,
a combattu la proposition en montrant que l'église du pays de Galles
faisait partie intégrante de l'église anglicane, qu'il était impossible de
soulever la question de la séparation de l'église et de l'état pour une
province sans la soulever en même temps pour le reste du pays : la
motion n'a pas moins obtenu 229 voix contre 241 à peine. 11 est cer-
tain qu'un souffle de réforme agite l'Angleterre, en dépit d'un vieux
sentiment public qui s'inquiète, qui résiste encore; et on ne voit pas
bien ce qui arriverait si M. Gladstone n'était plus là pour diriger ou
contenir le mouvement.
Depuis assez longtemps déjà, l'Italie a eu la bonne fortune d'échap-
per aux crises parlementaires et ministérielles qui mettent l'incerti-
tude dans la vie d'un pays. Il y a eu sans doute de temps à autre des
chaugemens à Rome, et c'est ainsi qu'il y a quelques mois, M. Mancini
a été remplacé au ministère des affaires étrangères par le comte Robi-
lant, ancien ambassadeur du roi Humbert à Vienne, vieux soldat diplo-
mate à l'esprit droit, à la parole nette et décidée; mais dans son en-
semble, le cabinet, qui a déjà une assez longue existence, est resté à
peu près ce qu'il était, et à vrai dire, le cabinet de Rome se résume
en M. Depretis, qui a résolu le problème de la stabilité ministérielle
en demeurant depuis près de dix ans l'arbitre de la situation. Arrivé
à la direction des affaires comme chef de l'opposition et héritier des
anciens cabinets de la droite, M. Depretis a su se créer entre les par-
tis une position des plus fortes, une sorte d'ascendant original. Il a été
évincé un moment, il y a quelques années, par un autre chef de l'op-
position, M. Cairoli; il n'a pas tardé à être rappelé au pouvoir, où il
est encore. Le vieux Piémontais, qui date des anciennes chambres de
Turin et qui est peut-être aujourd'hui le seul de ces temps déjà presque
fabuleux, n'est pas sans doute de la race des grands politiques ; c'est
un ÛQ tacticieu, homms de sens pratique et d'habileté, sachant ma-
A76 REVDE DES DEUX MONDES.
nier son parlement, assez libéral pour garder sa popularité, et en
même temps assez modéré pour avoir au besoin l'appui des modérés,
assez sage surtout pour épargner à l'Italie les expériences intérieures
ou les aventures extérieures trop périlleuses. M. Depretis, avec son art
de déjouer les oppositions et les diflicultés, a réussi à vivre, à durer
plus que les autres, et c'est peut-être la raison la plus décisive de la
campagne qui vient d'être organisée contre lui, de la discussion qui
tout récemment a animé et passionné pendant quelques jours le par-
lement de Rome. Le prétexte de cette dernière attaque, savamment
préparée contre le ministère italien, a été le budget de M. Magliani,
l'état des flnances qu'on s'est plu à représenter sous les couleurs les
plus sombres, quoiqu'il n'ait précisément rien d'inquiétant. Au fond,
l'assaut était visiblement et notoirement dirigé contre la politique tout
entière, intérieure et extérieure, du président du conseil, qu'on a ac-
cusé de faiblesse, d'indécision, d'impuissance, — à qui on a presque
reproché une passion sénile du pouvoir.
La lutte a été vive, elle avait été évidemment concertée avec un
certain art. Les chefs de l'opposition, M. Cairoli, M. Nicotera, M. Grispi,
ont vigoureusement joué la partie et n'ont rien négligé pour donner
au débat le caractère d'une sorte de procès passionné de toute la po-
litique, pour rallier et entraîner à leur suite tous les dissidens, tous
les mécontens. M. Depretis était, à vrai dire, dans des conditions assez
singulières: il se voyait menacé, assailli par les chefs de la gauche,
dont il a été l'allié au pouvoir comme dans l'opposition, et il n'était
pas sûr d'avoir jusqu'au bout, jusqu'au scrutin, les fractions de la
droite, dont il s'est rapproché depuis quelque temps, qui l'appuient le
plus souvent pour sa modération. La position était difficile, pour le
moins assez douteuse. Le gouvernement, loin de s'abandonner, a ré-
solument tenu têie à l'orage. Le ministre des finances, M. Magliani,
le premier mis en cause, s'est habilement défendu. Le cabinet a trouvé
un éloquent, un utile allié dans un des chefs de la droite, M. Min-
ghetti, qui l'a soutenu de sa parole comme de son vote, et au dernier
moment, le président du conseil lui-même est intervenu avec autant
d'adresse que d'autorité. M. Depretis a voulu probablement montrer
que l'âge et quelques infirmités ne l'affaiblissaient pas autant qu'on
le disait, que tout vieux (ju'il fût, il était toujours homme à faire face
à ses adversaires, et il u vaillamment, spirituellement soutenu le choc.
Le ministère Depretis l'a emporté en définitive au scrutin, il a eu une
majorité de quinze voix. La victoire n'a rien de brillant, il est vrai ;
elle suffit à la rigueur pour l'instant. Elle prouve que le parlement,
malgré les efforts et l'habileté des chefs de l'opposition, n'a pas voulu
provu({uer une crise ministérielle, et bien des causes avouées ou ina-
vouées explique nt peut-être le vote du dernier moment.
Après tout, que peul-oo reprocher à iM. Depretis? Un des chefs de
REVUE. — CHRONIQUE. 477
Topposition, M. Crispi, l'a presque accusé de n'avoir pas su saisir dans
ces dernières années les occasions de nouveaux accroissemens de ter-
ritoire : ce n'est pas apparemment bien sérieux. M. Depretis n'a point,
il est vrai, recherché pour son pays les rôles éclatans et bruyans. Il
n'a pas brigué les alliances d'ostentation, au risque d'aliéner la liberté
de la politique nationale et d'attirer à l'Italie des mécomptes ou de
l'engager au-delà de ses propres intérêts. 11 a mieux fait: il s'est étu-
dié à éviter les aventures trop dangereuses et à calmer les imagina-
tions trop échauffées ou les ambitions trop impatientes. Il a suivi une
politique de bon sens, de prudence, de réserve, et, par le fait, loin
d'avoir rien perdu à cette politique, l'Italie, à l'heure qu'il est, a les
rapports les plus simples, les plus aisés avec toutes les nations. Le
pays n'est sûrement pas si pressé de voir tomber le ministre qui l'a
conduit depuis quelques années sans le compromettre. Et, d'un autre
côté, par qui serait remplacé le président du conseil d'aujourd'hui? Son
successeur à peu près désigné serait M. Cairoli, qui arriverait au pou-
voir avec ses alliés de l'opposition et qui serait nécessairement en-
traîné à inaugurer une autre politique. M. Cairoli est" certes un fort
galant homme, aimé et estimé en Italie. Malheureusement il inspire
plus de sympathies que de conûance. Il a déjà passé comme président
du conseil au pouvoir, et il n'y a brillé ni par la prévoyance ni par
l'esprit de suite. Il a été un ministre plus honnête qu'habile, et le
dernier vote qui a raffermi ou sauvé le ministère prouve peut-être
une certaine crainte de voir M. Cairoli revenir avec ses amis à la di-
rection des affaires.
Est-ce à dire que M. Depretis ne reste pas dans une situation assez
difficile avec la petite majorité qu'il a obtenue dans un parlement
toujours divisé ? Le président du conseil itahen est trop lin pour ne
pas sentir le danger de sa position, et il est évident qu'un jour ou
l'autre, d'ici à peu sans doute, il saisira l'occasion ou de désarmer ses
adversaires ou de s'assurer des aUiés de façon à fortifier son minis-
tère et à se donner les moyens de parcourir une nouvelle étape. La
tactique lui a réussi plus d'une fois. C'est ainsi qu'il est resté depuis
quelques années une sorte de médiateur des partis ; et si l'Italie, avec
lui, ne peut pas se promettre de beaux coups de théâtre, elle est du
moins à peu près sûre de ne pas courir les aventures, d'avoir une
certaine sécurité dont tous ses intérêts peuvent profiter.
GQ. DE MAZAOE.
A78 KEVLE DES DEtX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le marché financier a été pendant la première moitié de mars en-
tièrement placé sous l'influence de l'attente des décisions que le mi-
nistère devait prendre pour l'établissement du budget de 1887.
Depuis longtemps déjà, ce n'était plus un secret pour personne que
notre situation budgétaire, aggravée chaque année par l'accumulation
des déflcits, l'exagération des dépenses de toute sorte et l'accroisse-
ment démesuré de la dette flottante, exigerait l'émission d'un em-
prunt de liquidation. Le gouvernement a reculé pendant toute l'année
dernière devant la responsabilité de l'adoption d'une mesure aussi
radicale. Il s'en est tenu aux expédiens habituels de trésorerie. Au
commencement de cette année, le ministère déclarait encore qu'il se
faisait fort d'établir l'équilibre du budget de 1887 sans recourir à l'em-
prunt et sans imposer aux contribuables de nouvelles charges.
La pression de plus en plus vive des besoins du trésor, la perspec-
tive d'importantes moins-values dans le rendement des impôts en
1886 (23 millions pour les deux premiers mois de l'exercice); d'heureux
changemens dans la situation des affaires de l'Europe orientale, le
maintien de la paix assuré par la signature de la paix serbo-bulgare,
par l'assentiment des puissances à l'arrangement bulgaro-turc et par
la soumission de la Grèce aux injonctions du concert européen, enlin
la formation d'un courant d'opinion en faveur de l'emprunt dans le
monde de la finance, ont eu raison des hésitations du ministère. Le
projet de budget que M. Sadi-Carnot a présenté samedi à ses collègues
et au président de la république, et que le conseil a adopté, comporte
la grande opération financière tant de fois ajournée.
Un emprunt de 1 milliard en 3 pour 100 perpétuel sera émis dans
le courant d'avril et servira : 1» à rembourser les obligations sexeu-
naires pour un montant total de 618 millions, dont ^68 en circulation,
et 150 ligurant au budget extraordinaire de l'exercice 1886; 2° à con-
solider 382 millions de la dette flottante.
On sait que la déclaration ministérielle du 16 janvier promettait la
suppression du budget extraordinaire, toutes les dépenses dont il se
com;)osait. pour la guerre, les travaux publics, les colonies, devant
désormais rentrer dans le budget ordinaire. Mais celui-ci se trouvant
grossi d'autant. M, Sadi-Carnot acalculé que l'écart entre les dépenses
tt les recettes eu 1887 atteindrait environ 100 millions, même après
REVUE, — CilROîïIQUE. 479
toutes les économies qu'il a été possible de réaliser dans les divers
départemeus mioislériels. Le remboursement des obligations sexen-
naires rend disiionible la somme qui devait être consacrée à l'amor-
tissement de ces titres. Déduction faite de l'annuité nécessaire au
service de l'emprunt de 1 milliard à émettre, la suppression de la do-
tation d'amortissement laissera libre une somme de 85 millions. 11 res-
tait à trouver 75 millions pour mettie en équilibre le budget de 1887.
M. Sadi-Carnot propose de les demander à une surélévation de la
taxe sur les alcools, qui serait portée de 156 à 215 francs par hecto-
litre. La conversion du k 1/2 ancien en 3 pour 100 perpétuel ou en k
pour 100, opération dont il avait été question pendant la dernière
semaine à la Bourse, ne figure pas dans le programme budgétaire du
cabinet.
Les combinaisons auxquelles s'est arrêté le ministre des finances et
qui pourront d'ailleurs être modifiées par la chambre, ne satisfont qu'à
demi le monde financier. Ou estime généralement que, puisque l'on
se décidait à rouvrir le grand-livre et à faire un appel direct à l'é-
pargne, il eût mieux valu apurer absolument le passé et supprimer
tous les embarras légués par les exercices antérieurs en portant à
1 milliard 1/2 au moins l'emprunt à effectuer, qui aurait véritablement
mérité dans ce cas le nom d'emprunt de liquidation.
Depuis que la question d'une grosse émission de rentes s'est posée
sur le marché, les cours de nos fonds publics ont été l'objet d'une
réaction assez vive, qui a porté aussi bien sur l'amortissable que sur
le 3 pour 100 perpétuel, puisque l'on ignorait quel type serait adopté
par le ministère. Le public a peu de goût pour ''aoiortissable, en dé-
pit de tous les avantages que ce fonds présente au point de vue du
remboursement. Le 3 pour 100 perpétuel est 'a rente préférée de la
spéculation et des capitahstes, celle qui donne lieu aux transactions
les plus nombreuses et les plus importantes. On peut voir par la com-
paraison des cours entre le commencement et la fin de quinzaine de
quelle force de résistance jouit un fonds d'état assuré d'un aussi large
marché. Malgré les ventes énormes qui ont été effectuées en pré-
\ vision d'une émission prochaine, le 3 pour 100 n'a perdu que 0 fr. 59
; sur son dernier cours de compensation. L'amortissable a perdu 1 franc,
le k pour 100 0 fr. 20 seulement.
Les mêmes causes qui ont fait baisser les rentes ont provoqué une
reprise sur la Banque de France, qui, après avoir fléchi de 4,285 à 4,080
s'est relevée à 4,260, et sur le Crédit foncier, eu hausse de 20 francs à
1,356. Les bénéfices de la Banque de France sont toujours en grande
diminution, mais on escompte le profit que pourra retirer cet éta-
blissement, ainsi que le Crédit foncier, du mouvement d'affaires que
provoque l'émission d'un grand emprunt.
480 REVUE DES DEUX MONDES,
Le 5 pour 100 italien a salué par une assez vive poussée au-delà de
98 le succès parlementaire obtenu par le cabinet Depretis après une
discussion qui peut compter parmi les plus longues et les plus achar-
nées qui se soient produites dans le parlement italien. C'était surtout
contre la politique financière du cabinet que l'opposition coalisée avait
dirigé le principal effort de ses attaques. On prétendait que M. Ma-
gliani n'avait pas montré assez de férocité dans la défense des intérêts
du trésor contre les entraînemens du public vers les dépenses exagé-
rées, et, ce qui est piquant, c'est que ces dépenses avaient été surtout
demandées et en quelque sorte imposées par les réclamations et les
exigences constantes des fractions diverses composant l'opposition.
On s'efforçait d'inquiéter l'opinion publique à propos d'un prétendu
déficit qui n'existait en réalité que dans l'imagination, ou mieux dans
les discours des adversaires de M. Magliani. Celui-ci n'a pas eu de
peine à démontrer que les affaires financières de l'Italie étaient dans
une situation solide et prospère, que ses budgets étaient parfaitement
en équilibre et que le pays pouvait être fier des progrès qu'il avait
réalisés sur le terrain économique pendant les dernières années.
Si donc, depuis 1883, les excédens budgétaires se sont trouvés ré-
duits, c'est que l'ère des grands travaux, et par conséquent des grandes
dépenses, s'est ouverte au moment où un impôt très lourd était sup-
primé. Le pis qui puisse arriver au trésor italien, c'est la nécessité
d'émettre des obligations domaniales. Il a pu l'éviter jusqu'ici. De dé-
ficit réel, il n'y en a point, et le vote de la chambre a donné raison
à la politique financière de M. Magliani contre ses adversaires.
Depuis que la paix est assurée en Orient, l'attitude des valeurs in-
ternationales est plus indécise. Le Hongrois s'est maintenu à Sk 1/2,
mais les titres ottomans, après une nouvelle avance au début du mois,
ont reculé vivement samedi. La solution pacitique avait été escomp-
tée ; les réalisations ont suivi. La Banque ottomane a concédé au gou-
vernement turc une nouvelle avance de 750,000 livres, gagée sur le
revenu des douanes.
Le Suez a reculé de 15 francs, les recettes restent faibles. Il en est
de même pour les Chemins français ou étrangers, et la persistance de
ces diminutions de rendement a produit son effet naturel sur les cours.
Les titres de nos grandes lignes ont fléchi de 15 à 20 francs; trois va-
leurs ont monté sensiblement depuis quinze jours : l'Extérieure de 57
à 58 1/2, l'Unifiée de 343 à 350, le Panama de /t55 à /i65. Les transac-
tions ont été peu animées en général sur les valeurs, considérables au
contraire sur nos fonds publics, toutes les préoccupations étant con-
^eulrées sur la quesliuu de l'emprunt.
Le directeur -gérant : C. Bcloz.
HÉLÈNE
DEUXIÈME PARTIE (1).
VII.
Deux ans se sont passés depuis la mort de M. des Réaux. Le
printemps touche à sa fin, et les propriétaires tourangeaux pen-
sent déjà à quitter la ville pour s'installer à la campagne. Parmi les
rares maisons qui restent ouvertes, la plus en vue et la mieux fré-
quentée est celle de la comtesse de Boiscoudray. Cette dernière est
devenue veuve presque à la même époque que M™* des Réaux, le
comte ayant eu la malchance de se rompre le cou pendant une chasse
à courre. Après dix-huit mois de toilettes de crêpe et six mois d'un
deuil moins austère, la comtesse commence à entrebâiller les portes
de son salon. On ne danse pas encore chez elle, mais on y dîne sou-
vent entre amis, et, le soir, on y fait de la musique en petit comité.
Des jeunes gens triés sur le volet sont invités à ces soirées intimes,
auxquelles on prie aussi quelques jeunes filles, et, parmi ces der-
nières, figure avec éclat Hélène des Réaux. La mort de Jean- Jacques
des Réaux, en mettant un terme à une situation embarrassante, a
permis à la mère d'Hélène de renouer ses relations avec la société
tourangelle et d'y produire sa fille, que sa beauté, son entrain et sa
grâce spirituelle ont rapidement mise à la mode.
Gomme la plupart des habitations de l'aristocratique rue des
(i) Voyez la Revue du 15 mars.
TOM LXXIV. •— 1" A^-BIL 1886. 31
A 82 REVUE DES DEUX MONDES.
Fossés-Saint-George, l'hôtel de Boiscoudray est bâti en retrait et
précédé d'un vaste jardin, dont les grands arbres décoratifs ver-
doient au-dessus du mur de façade. — C'est dans ce jardin qu'on
vient prendre le café pendant les tièdes soirées de juin, en face
d'une pelouse garnie de massifs d'azalées formant corbeille autour
d'un vigoureux magnolia.
Le crépuscule commence à tomber. A travers les fenêtres du
salon, dont les lampes sont allumées, on aperçoit des silhouettes
de jeunes femmes groupées autour du piano où la comtesse Del-
phine chantonne à mi-voix des couplets de la Grande- Duchesse . A
chaque instant, des fusées de rires interrompent le chant et arri-
vent jusqu'aux oreilles des convives plus calmes ou plus âgés, qui
achèvent de déguster leur café sur les chaises du jardin. Ce cercle
de gens rassis, parmi lesquels se trouve M"*^ des Réaux, entoure
respectueusement la comtesse douairière de Boiscoudray, — une
vénérable septuagénaire, élégante et imposante dans ses vêtemens
de deuil, portant comme un saint sacrement sa tête chenue et prêtant
complaisamment l'oreille aux propos de M. Tiffeneau, président du
tribunal.
Celui-ci est un vieillard rondelet et tiré à quatre épingles, à la
physionomie fine, aux manières à la fois prudentes et enjouées. Son
œil pétille de malice; il a l'oreille rouge et la lèvre fleurie.
— Mesdames, dit-il en déposant sur le guéridon sa tasse vide,
puisque nous parlons mariage, permettez-moi de faire appel à votre
expérience. Ne connaîtriez-vous pas dans votre entourage une jeune
fille bien élevée, spirituelle, jolie, qui serait en âge de se marier?
— Vous avez un parti à proposer? demande une voix de femme.
— Oui, et un bon... Noblesse de robe, orphelin, cent mille francs
de rentes en terres et autant à espérer à la mort d'une sœur aînée
qui ne se mariera pas.
— Tient- on à la fortune?
— Pas précisément, mais on désirerait que la demoiselle fût de
bonne famille.
— J'ai votre affaire 1 répond la douairière de Boiscoudray...
M"* de La Pons.
— Hum ! réplique le président avec une légère grimace, elle est
un peu montée en graine... Nous voudrions plus jeune que cela, et
puis j'ai dit : jolie.
— 11 est difficile, votre orphelin !.. Parions qu'il est vieux et laid.
— Il a vingt-huit ans, et sans qu'on puisse le comparer à Anti-
nous, il est plutôt bien que mal... Avec cela, instruit et magistrat
d'avenir... Je dois vous avouer que je m'intéresse d'autant plus
vivement à lui que je suis pour quelque chose dans sa naissance.
HELENE. A83
— Oh! oh! c'est scandaleux, ce que vous nous contez là, Tiffe-
neau !
— Un instant... Laissez -moi m'expliquer... Je n'y suis pour
quelque chose que moralement.
— A la bonne heure !.. Moralement?.. Comment l'entendez-vous,
s'il vous plaît?
— Voici... Les parens, des amis à moi, arrivés à un certain âge,
avaient déjà une grande fille de vingt ans... Le père était président
de chambre à Poitiers, à l'époque où j'y remplissais les fonctions
de procureur du roi ; un soir, après une audience d'assises qui
s'était prolongée fort tard, j'emmenai mon président souper à VHô-
tel-de-France. Le menu avait été corsé : huîtres, Champagne, écre-
visses et perdreaux truffés ; quand mon ami rentra chez lui, il était
fort émoustillé, et dame! neuf mois après, jour pour jour, la prési-
dente mettait au monde un garçon!.. J'ai donc quelque raison de
revendiquer la paternité morale de mon protégé, puisque sans moi
il serait encore dans les limbes...
Les dames rient derrière leur éventail. — Tiffeneau, reprend !a
douairière de Boiscoudray, vous êtes inconvenant!.. Mais, dites-
moi, puisque ce garçon est jeune, riche, bien posé et assez bien
tourné, comment n'a-t-il pas encore trouvé à se marier?
— C'est qu'il y a un revers à la médaille... D'abord, il est fort
timide avec les dames, et, comme tous les enfans de vieux, il
manque un peu de jeunesse et d'initiative ; puis il ^it avec sa
sœur, une personne fort respectable, mais qui est bien la vieille
fille la plus rêche que je connaisse...
— Une vieille fille revêche?.. Attendez donc !.. C'est de M. de La
Roche-Élie qu'il s'agit !
— Mon Dieu, oui... Du reste, j'en fais d'autant moins mystère
que vous allez le voir... Je dois le présenter ce soir à M™* la com-
tesse Delphine.
— La Roche-Élie ! s'écrie quelqu'un, c'est un agronome distin-
gué... On parle de lui comme d'un futur candidat officiel à la dépu-
tation.
— C'est vrai ! réplique M. Tiffeneau ; dans la peau de ce timide
il y a un ambitieux; il ira certainement un jour au corps législatif...
Mais, motus, je crois que le voici...
En effet, le timbre vient de tinter, et un valet de pied introduit
dans le jardin le nouvel arrivant, que M. Tiffeneau s'empresse de
présenter à la vieille comtesse.
Autant qu'on en peut juger aux lueurs fuyantes du crépuscule,
M. de La Roche-Élie paraît aussi noir de mine que d'habit. Avec ses
cheveux plats, ses yeux ronds et tristes, ses favoris châtains enca-
hSh REVUE DES DEUX MONDES.
drant un visage olivâtre, il a, comme on dit en province, l'air cha-
brwi. Son front déjà plissé, ses paupières fatiguées, ses lèvres bou-
deuses donnent à sa physionomie une expression vieillote. Son
attitude est à la fois timide et compassée. Il y a en lui un mélange
de gaucherie et de morgue doctrinaire qui attire peu. Néanmoins,
M*^^ des Réaux, qui n'a pas perdu un mot de la conversation du pré-
sident Tiffeneau, examine le jeune magistrat avec bienveillance, puis,
tandis que M. de La Roche-tlie cause avec la douairière et le pré-
sident, elle se glisse dans le salon, où se trouve déjà sa fille.
— Hélène! murmure-t-elle en la tirant à l'écart, on va présenter
à la comtesse un jeune magistrat, M. de La Roche-Élie... S'il vient
te parler, sois aimable avec lui, je te dirai tantôt pourquoi.
La jeune fille regarde sa mère avec ses grands yeux distraits,
ébauche un sourire où il y a plus d'étonnement que de déférence,
et court se mêler de nouveau au cercle bruyant qui entoure Del-
.phine de Boiscoudray.
Hélène vient d'entrer dans sa dix-neuvième année et elle est très
en beauté. Sa robe de laine blanche, qui la drape comme une statue
antique , permet d'admirer la ligne irréprochable des épaules, du
buste et des hanches. Ses abondans cheveux roux sont tordus sim-
plement et attachés assez bas, mais sans couvrir la nuque, de façon
à laisser voir la forme de la tête, ainsi que l'oreille mignonne et
délicate comme une fleur. Ses bandeaux lisses et plaqués sur le
front encadrent d'or fauve son visage au teint blanc et à l'ovale
très pur. Sous de minces sourcils, ses yeux d'émeraude élincellent;
les ailes du nez, délicatement modelées, se gonflent à la moindre
émotion ; un sourire un peu moqueur relève les coins retroussés
de sa bouche aux lèvres fines et découvre à demi de petites dents
très blanches, un peu écartées l'une de l'autre. Celte beauté
fraîchement épanouie repousse au second plan la grâce plus mûre
et plus savante de Delphine de Boiscoudray. La comtesse est cepen-
dant très séduisante, ce soir, dans sa robe de satin noir garnie de
dentelles blanches, avec ses cheveux châtains qui tombent en fri-
sons sur son front; mais on sent qu'un soupçon de rouge a avivé
la couleur de ses lèvres et que ses yeux ont été agrandis à l'aide
du crayon noir.
M"* de Boiscoudray afi'ecte de mignardes façons d'ingénue et un
parler aux intonations enfantines, (jui contrastent avec le hardi re-
gard de ses yeux bruns et la familiarité des poignées de main
qu'elle distribue aux jeunes gens à mesure qu'ils entrent dans le
salon. — Parmi les derniers venus se trouvent deux anciennes con-
naissances d'Hélène : Philippe de Préfaille et Raymond Descombes.
Philippe est toujours aussi beau que lorsqu'il ouvrait la chasse
HÉLÈNE. A 85
de Saint-Hubert avec M™® de Boiscoiidray, mais sa beauté est plus
virile et son élégance plus raffinée. Très lancé dans la haute vie
mondaine, passant une partie de l'année à Paris, où il mange son
fonds et son revenu, il émerveille la province et donne le ton à la
jeunesse tourangelle. Les journaux de sport citent ses équipages
de chasse et ses chevaux de course ; il est très à la mode et toutes
les femmes se montent la tête pour lui. Comme il est spirituel et
plus cultivé que la moyenne des gandins qui l'entourent, il séduit
non-seulement les mondaines frivoles de l'espèce de Delphine de
Boiscoudray, mais encore les natures plus réfléchies et plus sérieuses,
— Hélène des Réaux, entre autres.
En le voyant entrer quelques jours après le grand prix dans le
salon de l'hôtel Boiscoudray, Hélène, dès le premier moment, avait
été éblouie. Ce jeune gentilhomme, riche, bien doué, ayant des goûts
d'artiste, habile à tous les exercices du corps, — dont on racontait
les duels et les bonnes fortunes, — dont l'élégance avait un parfum
de si exquise distinction, — dont la conversation effleurait tous les
sujets, les plus graves comme les plus légers, sans cesser d'être
amusante et sans jamais dépasser la mesure, — lui apparaissait
comme l'idéal auquel elle rêvait depuis si longtemps. Au sortir de
cette première entrevue, Hélène s'était dit : « Voilà l'homme dont
je voudrais être aimée ; )> et , le lendemain , elle s'était répété :
« C'est celui-là qu'il faudrait conquérir et épouser! » — Pourquoi
pas? Elle se savait belle et elle avait déjà expérimenté la force d'at-
traction que pouvait exercer sa beauté. Elle avait de l'esprit et de
la naissance; pourquoi ji'aspirerait-elle pas à la conquête du seul
homme qui lui parût digne de marcher de pair avec elle dans la
vie?
Baronne de Préfaille ! — car il était baron et sa baronnie re-
montait aux croisades; — oui, c'était là qu'il fallait viser. En se
promenant le long des terrasses du Pressoir, pour un peu elle se
fût écriée comme Juliette : « S'il en épouse une autre, la tombe
sera mon lit de noce! » — Elle tressaillait d'orgueil à l'idée d'être
sa femme, d'habiter Paris, d'avoir un salon où elle recevrait les
hommes politiques, les artistes, toutes les célébrités, et où elle
régnerait en souveraine...
Pourtant, quand, la semaine d'après, elle s'était retrouvée avec
lui chez la comtesse et qu'il lui avait adressé la parole, elle s'était
aperçue qu'elle était très intimidée, presque tremblante. Le regard
clair, assuré et câlin de Philippe la troublait. Quand, presque indo-
lemment, du bout de ses lèvres souriantes que surmontait une fine
moustache retroussée en pointe , il laissait tomber un compliment
ou une remarque légèrement moqueuse, elle perdait le fil de ses
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pensées, et, bien qu'on la citât pour la vivacité de ses reparties, elle
ne savait que répondre. Elle n'avait plus ce beau sang-froid, cette
pleine possession d'elle-même, qui ne l'avaient jamais abandonnée
dans ses entretiens avec Raymond Descombes, et elle se deman-
dait avec inquiétude si , au lieu de conquérir, ce n'était pas elle
qui allait être conquise...
Ce soir encore, en revoyant Philippe qui s'avance pour la saluer,
elle éprouve la même émotion et perd immédiatement toute son
assurance. Heureusement, elle aperçoit Raymond qui vient d'entrer
et qui arrive à point pour faire diversion. — Ils ne se sont pas ren-
contrés une seule fois pendant ce dernier hiver, que le jeune homme
a passé tout entier à Poitiers, et Hélène est passablement surprise
de le retrouver dans ce salon très fermé, où l'on ne reçoit guère la
bourgeoisie tourangelle.
Raymond n'a pas beaucoup changé ; il a pris seulement un peu
plus d'aplomb et il a l'air moins jouvenceau qu'autrefois; mais dans
ses yeux renfoncés Hélène lit toujours le même dévoûment, la même
tendre admiration. Il s'approche et lui serre la main.
— Vous devez être étonnée de me voir ici? demande-t-il ingé-
nument.
— Oai,.. un peu... Comment connaissez-vous la comtesse ?
— La musique nous a mis en relations... Cet hiver on a joué
une opérette de ma composition dans un château où elle se trou-
vait... Nous nous sommes connus pendant les répétitions, et, sa-
chant que j'habitais Tours, elle m'a invité à ses mardis. — J'y viens
aujourd'hui pour la première fois.
Près de Philippe de Préfaille, Raymond paraît bien effacé et bien
humble; pourtant Hélène lui fait bon accueil. Elle lui parle avec ces
intonations caressantes qui ne manquent jamais leur effet sur un
cœur naïf. Il s'y laisse prendre comme toujours, car il croit encore
à la persistance d'un amour, hélas! évaporé et dont il est seul à
conserver le parfum. Certes, Hélène n'est ni perfide ni encline à la
duplicité ; mais elle est femme et n'est point f:\chee de sentir près
d'elle cet amoureux enthousiaste, dont la ferveur |)Ourra aiguillon-
ner M. de Préfaille et exciter en lui une désirable émulation.
A ce moment, le président Tiffeneau rentre au salon et amène
son protégé à Delphine de Roiscoudray :
— Permettez-moi, madame la comtesse, de vous présenter M. So&-
thëne de La Roche-Élie, un do nos magistrats les plus distingués.
M*"' de Roiscoudray, qui est myope et qui en abuse, regarde pres-
que sous le nez M. do La Rocho-Klie. Elle lui tend la main, puis do
sa voix flûtéo et mignardc :
— Vous allez nous trouver bien frivoles, monsieur, vous qui êtes
HÉLÈNE. 487
un savant et un anachorète!.. On dit que vous ne connaissez les
femmes que pour les avoir vues du haut de votre tribunal... Fi!
que c'est vilain!.. Nous vous corrigerons de ce défaut-là...
Elle débite cela avec les inflexions de voix enfantines dont elle
est coutumière et qui lui permettent de lancer des impertinences
de l'air le plus innocent du monde. — M. de La Roche-Élie rougit
et s'incline. Tout à coup ses gros yeux humides s'arrondissent en-
core et restent fixés dans la direction d'un guéridon où Hélène four-
rage distraitement dans un vase plein de fleurs, tout en écoutant
les confidences de Raymond. Éclairée de haut par les bougies
d'une torchère, elle se tient debout, artistement drapée dans sa
robe blanche ; sa tète de statue grecque est un peu ioclinée, ses
cils sont baissés, im sourire énigmatique voltige sur ses lèvres et
son bras nu jusqu'au coude laisse voir ses contours satinés au mi-
lieu des verdures tombantes. Elle a peu à peu l'intuition d'un re-
gard obstinément arrêté sur elle, sa tête se relève et ses yeux ren-
contrent ceux de M. de La Roche-Élie, qui en reçoit comme une
secousse. 11 va rejoindre le président Tifleneau, qui se prépare à
faire le whist de la vieille comtesse de Boiscoudray, et lui pinçant
légèrement le bras, il murmure :
— Quelle est cette jeune femme en blanc, là, près du guéridon?
— Ce n'est pas une jeune femme, mon ami, c'est une jeune fille...
M"® Hélène des Réaux.
— Ah!., merci!
Cependant, à la prière de Delphine de Boiscoudray, Raymond
s'est mis au piano et joue une de ses dernières compositions; —
une sorte de pastorale, très subtilement imprégnée du sentiment
de la vie rustique, où, à travers des recherches harmoniques d'une
couleur toute moderne, revient de temps en temps, comme une
note de nature, cette mélodie populaire que le jeune homme a re-
cueillie jadis dans les landes de La Châtaigneraie. Aux sons de cette
musique, Hélène est soudain transportée aux lisières de la forêt de
Loches. Elle revoit le pâtis semé d'ajoncs en fleurs où Raymond no-
tait la chanson de la pastoure ; elle se rappelle la veillée près du
corps de Jacques des Réaux, devant cette fenêtre ouverte sur la
campagne endormie où chantaient tant de rossignols ; — un mo-
ment, ce premier amour, ébauché sous les tilleuls du Pressoir et au
bord des étangs du Liget, refleurit pour elle dans sa verte fraîcheur
et elle en respire le parfum, suave comme celui d'une rose de haie.
— Assise à l'angle d'un canapé, tandis que les touches vibrent mé-
lodieusement sous les doigts du musicien, elle regarde alternative-
ment Philippe de Préfaille, Raymond Descombes, et elle les com-
pare : — Philippe est certainement supérieur à Raymond ; il a plus
AS8 REVUE DES DEUX MONDES.
de mordant et plus de prestige; il cause une sensation plus vio-
lente, plus chaude ; tandis que Raymond, c'est la tendresse pure,
presque virginale, quelque chose comme une mélodie lointaine en-
tendue pendant le crépuscule, ou comme une confidence d'amour
soupirée à voix basse...
Elle s'absorbe doucement dans ses ressouvenirs et ses compa-
raisons; mais soudain une voix inconnue résonne derrière elle et la
fait tressaillir ; — une voix de fausset, à la fois timide et désagréa-
blement perçante :
— Vous paraissez beaucoup aimer la musique, mademoiselle?
Elle se retourne et reconnaît M. de La Roche-Élie à demi incliné
vers le canapé. Elle le toise d'un regard assez dédaigneux et lui
répond d'un ton bref où perce l'ennui d'être dérangée :
— Beaucoup, monsieur, et vous?
— Oh ! moi, reprend-il avec son air de magistrat, je suis un pro-
fane... Pour moi, la musique n'est qu'un bruit dont je ne saisis ni
le sens ni le charme.
— Tant pis, monsieur, je vous plains! réplique-t-elle sèche-
ment.
Il reste un peu abasourdi de cette réponse, et, comme il n'a pas
le don de la repartie, surtout avec les dames, il cherche laborieu-
sement un autre sujet de conversation, mais pendant ce temps, Hé-
lène s'est levée et s'en est allée complimenter Raymond.
On2e heures sonnent. C'est l'heure où la douairière de Boiscou-
dray regagne son appartement. La vieille dame se retire silencieu-
sement et d'autres invités imitent son exemple ; le président TifTe-
neau et plusieurs personnes âgées prennent congé. Delphine de
Boiscoudray les accompagne cérémonieusement jusqu'au seuil, puis,
quand la porte du salon s'est refermée, elle esquisse une moqueuse
révérence et dit de son ton ingénu :
— Maintenant que les gens raisonnables sont partis, nous pou-
vons nous amuser... Je propose un colin-maillard.
De même qu'elle affecte un parler enfantin, M™* de Boiscoudray
a un faible pour les jeux du jeune âge. Elle aime ces gamineries ta-
pageuses, ces familiarités garçonnières, ces heureuses rencontres
qui permettent aux joueurs de prendre avec la taille des dames
d'agréables libertés que l'emportement du jeu fait excuser. — La
proposition est acclamée et la j)artie s'engage. — Alors ce sont,
dans les deux salons contigus, des rondes folâtres, des farandoles
tumultueuses autour du « chat, » qu'aveugle un mouchoir étroite-
ment noué, puis des débandades soudaines dans tous les coins, des
poursuites à tâtons derrière les meubles, des luttes pleines de pé-
ripéties charmantes entre le poursuivant et la proie qu'il a saisie,
HÉLÈNE. 489
des chœurs d'éclats de rire, dont le tapage doit singulièrement
troubler là-haut, dans ses prières, la vieille comtesse de Boiscou-
dray.
A un certain moment, c'est Philippe de Préfaille qui a les yeux
bandés. Après avoir erré à travers les groupes moqueurs qui lui
fredonnent sous le nez des airs narquois, puis s'éparpillent à son
approche, il suit enfin une piste et met la main sur Hélène des Réaux,
qui tente d'inutiles efforts pour se dégager. Il la retient dans ses
bras et elle éprouve une si forte émotion qu'elle en est comme pa-
ralysée. Lentement, curieusement, il palpe les bras demi-nus, les
épaules, les cheveux aux épaisses torsades ; il semble prendre plaisir
à prolonger cet examen qui tient Hélène toute palpitante sous la ca-
resse des doigts promenés délicatement. A la fin il se décide à par-
ler et s'écrie d'une voix triomphante :
— W^ des Réaux !
— Il y a mis le temps ! chuchote Delphine de Boiscoudray à
l'oreille de M. de La Roche-Élie, qui retrousse en une moue scan-
dalisée ses lèvres boudeuses.
Il est minuit, on songe enfin à se retûer. Dans la voiture qui les
ramène au Pressoir, Hélène s'est rencognée en face de sa mère,
et, toute frémissante, il lui semble sentir encore autour de sa taille
la main fine et nerveuse de Philippe.
— Eh bien! lui demande sa mère, M. de La Roche-Élie t'a parlé?..
As-tu été aimable avec lui?
— Non, répond laconiquement la jeune fille agacée d'être trou-
blée dans sa rêverie.
— Tu as eu tort, ma chère,.. M. de La Roche-Elie cherche à se
marier et c'est un parti d'importance : riche, ne tenant pas à la for-
tune, influent, plein d'avenir... On parle de lui comme d'un futur
député.
— II sera bien laid à la tribune, réplique Hélène en étouffant un
bâillement.
— Mais non, pas si laid que ça... Il a quelque chose de sévère
et de distingué... Et puis deax millions, songes-y, ce n'est pas à
dédaigner...
— Merci ! dit-elle en se rejetant dans son coin, ses deux millions
ne me touchent pas... Je vaux mieux que cela!
VIII.
Un soir, on dansait chez M'^^ de Boiscoudray, — oh ! une simple
sauterie entre intimes, — la comtesse devant, dès le 1" juillet.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
s'installer aux Aiguës, un petit château qu'elle avait dans la vallée
de l'Indre, entre Montbazon et Gormery. — Les danseurs occu-
paient les deux salons contigus dont les portes-fenêtres don-
naient sur une vérandah d'où l'on pouvait descendre dans le
jardin. — Hélène, qui venait de jouer au piano un lancier, était
allée s'asseoir près d'une embrasure de porte. Elle s'éventait dis-
traitement et, par une des baies de la vérandah, suivait, dans
l'ombre des massifs, la silhouette de Philippe de Préfaille, qui se
promenait en fumant une cigarette.
La jeune fille était mélancolique et mécontente d'elle-même. Trois
semaines s'étaient écoulées depuis qu'elle avait rencontré Philippe
chez M"^ de Boiscoudray et, contre son espérance, elle ne l'avait
pas conquis. S'il tenait une large place dans son cœur, elle était
forcée de reconnaître que la réciproque n'existait pas et qu'elle
n'avait qu'une médiocre part dans les préoccupations de M. de Pré-
faille. Assurément il se montrait aimable avec elle, il la faisait
danser et semblait s'amuser de ses reparties spirituelles, mais rien
n'indiquait qu'il fût amoureux. De lui à elle il n'y avait pas ce je
ne sais quoi de tendre, de mystérieusement ému, de velouté, qui
trahit le commencement d'une passion. Lorsqu'ils se trouvaient
ensemble, Hélène ne devinait pas, chez Philippe, ce frémissement
intérieur qu'elle éprouvait si fort en lui parlant. Elle avait eu beau
encourager les assiduités de Raymond, dans l'espoir qu'elles amè-
neraient Philippe à se prononcer, il n'avait pas eu l'air de s'en in-
quiéter ni même de s'en apercevoir î
Ce manège de coquetterie n'avait eu d'autre résultat que de sus-
citer la jalousie d'un amoureux auquel Hélène ne pensait pas et qui
s'obstinait à l'accabler de ses complimens gauchement tournés.
M. de La Roche-Élie avait été, dès le premier jour, fortement trou-
blé par la beauté de la jeune fille, et il la poursuivait partout de
son ombrageuse adoration. Tandis qu'Hélène, la tête tournée vers
la vérandah, suivait rêveusement les circuits de Philippe autour
des pelouses, M. de La Roche-Ëlie, la voyant seule, s'était appro-
ché. H sollicita timidement la permission de s'asseoir auprès d'elle.
11 paraissait inquiet, comme un homme qui a beaucoup de choses
à dire, mais qui est fort embarrassé de trouver un exorde. H
commença par disserter lourdement sur les tristesses de la vie
d'un célibataire, sur le mariage en général, et brusquement de-
manda à Hélène ce qu'elle en pensait.
— Mais, monsieur, répondit-elle en riant, ce n'est pas une ques-
tion à poser aux jeunes filles... Elles sont incompétentes, comme
vous dites au tribunal.
— Une jeune fille doit devenir femme un jour, et par conséquent
HÉLÈNE. A9i
doit avoir son opinion là-dessus... Vous-même, mademoiselle, vous
comptez vous marier, sans doute?
— Certainement.
— Et quand cela?.. Bientôt?
— Dans deux ou trois ans, je suppose... Mais qu'est-ce que cela
peut vous faire?
— Alors pas avant deux ou trois ans?
— Mais si... Seulement il faudrait des circonstances qui peuvent
ne pas se produire... On ne sait jamais...
— Enfin, si on vous demandait maintenant, refuseriez-vous?
Hélène le regardait ébahie et commençait à se sentir mal à l'aise.
Ayant le pressentiment de ce qui allait se passer, elle résolut de
s'en tirer en tournant la chose en plaisanterie.
— Cela dépendrait, répondit-elle avec un sourire.
— De quoi?
— Du prétendant... Si le fils du roi me demandait, j'accepte-
rais.
— Vous plaisantez toujours, murmura-t-il en fronçant ses gros
sourcils bruns.
— Je vous assure que non.
— Si un jeune homme vous mmait,.. vous prouvait qu'il vous
aime sérieusement, que diriez-vous?
— 11 faudrait d'abord qu'il me plût.
— Comment devrait-il être fait pour vous plaire?.. Blond ou
brun?.. Je vous crois trop sensée pour vous attacher exclusivement
au physique.
— Sans doute.
— Les qualités morales vous suffiraient, alors?
— Quel drôle de conversation vous avez ce soir!
— Je vous en prie, écoutez-moi!.. Répondez-moi!
— Eh bien ! reprit-elle, toujours raillant, il faudrait qu'il fût
vertueux, bon, pur, éthéré!..
— Et alors?
— Alors on verrait... Ah! si c'était le fils du roi!
— Ne riez pas... Et si c'était... M. Raymond Descombes?
Elle le regarda malicieusement entre ses cils mi-clos, comprit
qu'il était jaloux et prit malicieusement une attitude hésitante :
— Ah! dame, fit-elle en plissant son front d'un air méditatif... Eh
bien! non, je le renverrais à l'école.
— Vous le trouvez trop jeune? reprit-il avec un éclaircissement
de toute sa physionomie.
— Oui... Est-ce qu'il vous a chargé de parler pour lui?
— Non, non, je plaisante...
Il s'arrêta, balbutiant, pâle, la voix tremblante.
A92 REVUE DES DEUX MONDES.
— Enfin, où voulez-vous en venir? dit-elle impatientée pour le
compte de qui me débitez-vous cela?
— C'est pour moi.
— Pour vous?.. Dieu! que vous êtes drôle!.. Voyons, pas* de
gestes désespérés; on nous regarde... "Vous achèverez votre confi-
dence un autre soir.
Elle venait d'apercevoir Philippe qui se dirigeait vers elle, et l'in-
sistance de M. de La Roche-Élie l'agaçait.
Le magistrat courba la tête :
— Je vous obéirai, mademoiselle, j'attendrai... Je vous prouve-
rai,., oui, je vous prouverai que je vous adore!..
Elle se leva et fit quelques pas au-devant de Philippe, qui s'avan-
çait d'un air nonchalamment souriant.
— Je crois, monsieur de Préfaille, lui dit-elle, que nous devons
danser cette valse ensemble ?
Il la regarda d'un œil un peu étonné, comprit rapidement qu'elle
voulait se débarrasser de son interlocuteur et s'inclina en lui offrant
le bras.
— Merci, murmura Hélène en s'éloignant avec lui, je vous de-
mande pardon d'avoir ainsi disposé de vous... Faisons seulement
deux ou trois tours pour la forme, et puis je vous rendi*ai votre
liberté.
Philippe protesta. — Puisque cette bonne fortune lui était échue,
il voulait en jouir complètement et ne céder sa place à personne.
Au piano, quelqu'un jouait une valse de Strauss. Ils prirent leur
envolée et tournoyèrent lentement à travers les deux salons. Phi-
lippe était un excellent valseur ; Hélène dansait avec une grâce
non pareille. Elle s'abandonnait au bras de son cavalier chastement,
souplement et ne semblait plus faire qu'un avec lui. Depuis sa
tête rousse légèrement inclinée jusqu'à l'extrémité de sa jupe de
mousseline traînante, son beau corps présentait une ligne onduleuse
d'une élégance achevée. Philippe savourait en gourmet la volupté
de presser dans sa main cette taille flexible, de respirer la péné-
trante odeur féminine qui s'exhalait de cette ronde poitrine satinée
et embaumante comme une rose -thé. En général, il n'aimait pas
beaucoup les jeunes filles, mais celle-là, avec son regard inquiétant,
son esprit précoce, sa i)arole mordante, ses formes pleinement*
épanouies, avait déjà tout d'une femme et, en plus, une virginale
verdeur qui donnait un attrait singulièrement vif à sa beauté. —
Après avoir valsé longuement et silencieusement à travers les deux
salons, ils s'arrêtèrent sous la vérandah.
— Je vous dois une explication de ma demande un pou indiscrète,
murmura Hélène en s'arrêtant.
— Indiscrète ! se récria-t-il, ne me gâtez pas le i)laisir de celle
HÉLÈNE. 493
valse, en me disant que je n'ai été pour vous qu'un ^'uIgaire sau-
veteur. Il était donc bien ennuyeux, votre magistrat ?
— Plus qu'ennuyeux, importun.
Elle s'arrêta, — puis, emportée par ce désir de tout savoir qui, de-
puis la Psyché antique, a toujours poussé les femmes à risquer leur
repos pour aller jusqu'au bout de leur curiosité, — l'idée lui vint
de conter à Philippe la démarche de M. de La Roche-Élie, afin de
voir comment il accueillerait une pareille confidence.
— Oui, continua-t-elle en examinant attentivement M. de Pré-
faille, importun jusqu'à en être gênant !.. Figurez- vous qu'il était en
train de me demander en mariage ?
Il se mit à rire :
— Hé ! hé! il ne manque pas d'outrecuidance, ce monsieur, et
d'après la hâte avec laquelle vous l'avez quitté, je devine ce que
vous lui avez répondu ?
— Moi?., rien. A de pareilles questions il est difficile de répondre
nettement ce que l'on pense.
— Surtout si c'était a non » que vous pensiez... 31ais, pardon,
voilà que je deviens indiscret à mon tour.
Elle baissa les yeux et s'éventa avec plus de rapidité :
— Vous avez deviné juste, c'était « non. »
Tout à travers le va-et-vient de son éventail, elle épiait la con-
tenance de M. de Préfaille. Elle aurait voulu lire sur son visage une
certaine inquiétude tandis qu'elle lui révélait l'entretien de M. de
La Roche-Élie ; elle aurait été heureuse de voir ensuite sa physio-
nomie s'éclairer, comme s'était illuminé le visage rogue du magis-
trat, lorsqu'elle lui avait dit qu'elle trouvait Raymond trop jeune.
Mais elle en fut pour ses frais d'observation. Le beau Philippe ne
sourcilla pas; ses yeux gardèrent tout le temps le même clair re-
gard ; son sourire, la même nonchalante grâce. Il se borna à lui
dire de sa voix caressante :
— Vous avez eu grandement raison. Charmante et jeune comme
vous l'êtes, à quoi bon songer déjà à mettre votre jeunesse sous le
boisseau du mariage ? Laissez cette occupation aux filles laides qui
voient venir avec terreur la saison où elles coifferont sainte Cathe-
rine, mais vous, qui n'aurez qu'à tendre la main pour cueillir un
'amoureux, jouissez du plaisir d'être admirée, désirée, avant de faire
un choix. — Puis il ajouta en riant et en arrondissant son bras : —
Je crois que la valse est fmie, permettez-moi de vous reconduire à
à votre place.
— Merci, monsieur, je préfère rester un moment ici, au frais.
Il salua et s'éloigna. Hélène demeura accoudée à la balustrade
de la vérandah, en face du jardin très sombre d'où lui venait une
h9ll RE>UE DES DEUX MONDES.
pénétrante odeur de seringas. Derrière elle, comme la rumeur d'un
ruisseau sur des graviers, elle entendait le bourdonnement du bal,
avec lequel contrastait le ténébreux silence du jardin et de la rue
endormie. Parfois seulement, au loin sur le mail, elle distinguait
la chanson chevrotante d'un passant qui rentrait chez lui, la tête
égayée par le vin de Touraine. Et, la figure couverte par son éven-
tail, la joue rafraîchie par les feuilles vertes des grenadilles qui
grimpaient aux piliers de la vérandah, elle se répétait lentement les
moindres propos de Philippe de Préfaille. — Certes, il avait été
d'une bonne grâce parfaite ; il avait eu pour elle des paroles
aimables, galantes, dont la musique câline lui caressait encore les
oreilles. Néanmoins ce n'était pas cela, et il lui semblait qu'un
cœur vraiment épris eût trouvé d'autres accens. — Ah I si elle avait
été à sa place, comme elle aurait autrement accueilli une pareille
confidence ! Mais elle l'aimait, tandis que lui ?.. Alors en allant au fond
d'elle-même, Hélène y sentait quelque chose de déçu et de désen-
chanté qui sonnait tristement à côté de la gaîté de cette sauterie
dont le l3ourdonnement tapageur s'accentuait derrière elle. Et tout
d'un coup des larmes lui montaient aux yeux, à la pensée qu'elle
aimait Philippe ardemment, passionnément, et que peut-être il ne
serait jamais à elle,
IX.
Le château des Aiguës est bâti à rai-côte, sur la rive droite de
l'Indre, au milieu d'un grand parc arrosé de sources nombreuses,
qui vont se jeter dans la rivière, après avoir bouillonné en casca-
telles sur des gradins de roches aux assises moussues. — Le châ-
teau est un spécimen très pur de l'architecture de la renaissance,
dans le genre d'Azay, de Ghenonceaux et de l'hôtel Gouin à Tours.
Ses tourelles coiffées en éteignoir, ses toits pointus et ses chemi-
nées sculptées découpent légèrement leurs sveltes silhouettes sur
le fond vert des arbres ; sa façade de pierre blanche, percée de
fenêtres en anse de panier, est ouvragée comme une dentelle et
décorée de médaillons où dos devises alternent avec des motifs
mvthologiques. Deux portes jumelles à cintre surbaissé, séparées
par d'élégantes colonnettes feuillagées, donnent accès dans un vaste
vestibule, tendu de vieilles tapisseries, qui communique avec les
salons et la salle à manger, aménagés à la moderne.
C'était là que M"" de Boiscoudray s'installait de juillet à no-
vembre; et qu'elle recevait ses nombreux amis par séries. On y
menait joyeuse vie, et Delphine, qui aimait le plaisir, ne ménageait
pas les distractions à ses hôtes: — promenades aux environs, par-
HÉLÈNE. A95
ties de pèche, bals, concerts, soupers, comédie de salon; — chaque
jour amenait une fête ou une folie nouvelle. Hélène des Réaiix avait
été conviée l'une des premières; la comtesse avait prié M™* des
Réaux de la lui donner pendant un mois, et celle-ci, retenue à Tours
près du vieux Nogueras, avait, avec sa légèreté habituelle, confié
sa fille au chaperonnage peu gênant de Delphine. Elle devait venir
la reprendre aux Aiguës au commencement d'août.
Hélène se trwivait donc enfin dans le milieu où elle avait si sou-
vent souhaité de vi"\Te pendant ses rêveries d'adolescente. Elle pou-
vait savourer pleinement cette existence mondaine, où l'on s'éveille
chaque matin avec un plaisir en perspective, où l'on change de
toilette trois fois le jour et où on s'endort sur le tard en ayant dans
les oreilles des bourdonnemens de musique, d'éclats de rire et de
galanteries murmurées pendant le tournoiement d'une valse. Elle
aimait cette vie ainsi que tous les raffinemens de luxe et de confort
qui en sont la conséquence : — les bibelots rares, les lourdes ten-
tures, les tapis épais où l'on ne s'entend pas marcher, les tableaux
de maîtres, les valets attentifs et respectueux dans leur correction
anglaise; le thé de cinq heures au salon où l'on cause gaîment en
attendant le moment de remonter chez soi pour changer de robe ;
le dîner en grande toilette avec son service somptueux, sa chère
exquise, ses menus imprimés en lettres gothiques sur papier de
Hollande. — Quand, le soir, traversant lentement le spacieux cou-
loir du premier étage, elle s'arrêtait devant les grandes glaces en-
cadrées dans des boiseries de chêne, elle se demandait si la belle
fille aux cheveux roux semés de narcisses blancs, à la robe de satin
vert d'eau, largement échancrée sur la poitrine et les épaules, dont
elle voyait le reflet radieux dans le miroir, était bien la même per-
sonne que cette petite des Réaux qui se morfondait jadis dans la
solitude du Pressoir. — Et, en dépit de son étonnement, il lui sem-
blait qu'elle avait toujours vécu dans ce milieu aristocratique et
que tout ce monde qui l'entourait avait quelque chose d'accoutumé
et de déjà vu.
Elle s'y retrouvait d'ailleurs avec des figures familières. M™^ de
Boiscoudray avait in^^té en même temps qu'elle Raymond Descombes
et M. de La Roche-Élie ; quant à Philippe de Préfaille, il était l'hôte
de tous les jours. Possédant à un quart de lieue de là un petit cas-
tel qu'il appelait son pigeonnier, il n'avait que l'Indre à traver-
ser pour se rendre aux Aiguës et il y arrivait aussitôt après le dé-
jeuner. Le surplus des invités se composait de quelques officiers de
la garnison de Tours et d'un lot de jolies Anglaises appartenant à la
colonie étrangère. Tout ce monde était jeune et, à l'exception de M. de
La Roche-Élie, très en dehors et très ardent au plaisir. La comtesse
496 REVUE DES DEUX MONDES,
Delphine composait ses séries comme un bouquet où chaque
fleur était choisie de façon à faire valoir sa voisine; toutes les nuances
y étaient réunies , même la note grise , représentée par le jeune
magistrat et destinée à rehausser les autres. Dans ce décaméron de
jeunes gens et de jolies femmes, il régnait un courant de liberté
américaine, de dissipation raffinée et de galanterie élégante, dont
Hélène subissait inconsciemment l'influence. Les jeunes Anglaises
étaient ce que l'on appelle dans leur pays des fast girls, parlant de
tout comme des hommes, tirant au pistolet, fumant des cigarettes
et flirtant avec une coquetterie audacieuse. Delphine de Boiscoudray
avait pris leurs habitudes et leur rendait des points. Comme une
Diane mondaine, avec une désinvolture et un entrain tout parisiens,
elle conduisait d'amusemens en amusemens ce chœur de nymphes
britanniques à travers les bois des Aiguës.
Elle venait d'imaginer une distraction nouvelle et était enchantée
de sa trouvaille. Elle avait fait venir aux Aiguës un orchestre vien-
nois qui donnait des séances à Tours, et elle avait promis à ses hôtes
un réveillon à l'italienne, où des morceaux de concert alterneraient
avec des valses, le tout suivi d'un souper en musique.
Pendant l'après-midi du jour où cette fête devait avoir lieu, Phi-
lippe de Préfaille, traversant le large couloir du premier étage,
aperçut à l'une des extrémités Hélène des Réaux occupée à fleurir
de grandes jardinières de faïence. Montée sur une sorte d'estrade,
elle avait disposé des monceaux de fleurs sur le rebord d'une des
fenêtres jumelles à croisillons sculptés, et là, au milieu d'un fouillis
de roses de toutes nuances, parmi des touffes d'œillets rouges, des
traînes de chèvrefeuilles, de souples retombées de jasmins et de
fuchsias, sa pure silhouette se découpait glorieusement sur le ciel
bleu, entre les meneaux feuillages de cette baie lumineuse.
Elle était si affairée que Philippe put s'approcher sans que ses
pas, étoufl'és par le tapis, détournassent l'attention de la jeune fille.
Ce ne fut que lorsqu'il mit le pied sur l'estrade qu'elle releva la
tête et tressaillit en l'apercevant près d'elle :
— Tous mes complimens, lui dit-il de sa voix nonchalante ; c'est
sans doute par coquetterie que vous avez choisi ce métier de bou-
quetière,^qui]vous va si bien?
— Non,'^monsieur ; c'est pour venir en aide à la comtesse, qui est
fort occupée aujourd'hui.
— Les bonnes actions sont toujours récompensées, en ce cas, car
vous formez avec ces fleurs et cette fenêtre le plus adorable tableau
que j'aie vu... A quel usage destinez-vous toutes ces roses?
— A décorer la table où dînera votre seigneurie, répondit-elle en
faisant une révérence.
HELENE.
Zi97
— Alors puis-je vous demander la permission d'en prendi*e une
ou deux, comme acompte sur cette décoration?
— Comment donc! Faites votre choix: roses thé ou roses rouges?
— Les deux, si cela vous est égal.
Il s'était rapproché. Hélène prit deux roses et les fixa elle-même
à la boutonnière de Philippe.
— Mille grâces, murmura-t-il ; — puis, attachant sur elle son clair
regard brun et la retenant par la main : — Un instant, continua-t-il;
vous m'avez fait l'honneur de me décorer, mais il y a un dernier
détail du cérémonial que vous oubliez.
— Lequel donc?
— L'accolade.
Elle se mit à rire nerveusement.
— Ah ! reprit-elle, quant à ça, vous aurez la bonté de vous en
passer.
— Non, s'écria-t-il, pas tout à fait!
Et, s'inclinant, il lui baisa lentement le poignet. Elle retira
sa main et se pencha vers les touffes de roses, afin de lui cacher sa
rougeur.
Il ne parut pas s'en apercevoir d'ailleurs ; il la salua de nouveau,
s'éloigna et disparut au tournant de l'escalier.
Pendant le reste de l'après-midi et toute la soirée, Hélène
garda la chaude impression des lèvres de Philippe sur son bras
nu. Ce baiser la brûlait encore sous le long gant mastic qui lui montait
jusqu'au coude quand elle rentra, après le dîner, dans le salon illu-
miné. Il fallut le charme de la musique et l'animation de la danse pour
dissiper peu a peu le trouble où l'avait mise l'incident de la fenêtre.
M""* de Boiscoudray avait merveilleusement disposé les choses
pour le plaisir des yeux et des oreilles. L'orchestre, placé dans
un salon contigu et masqué derrière des massifs de hautes plantes
vertes, se faisait entendre sans qu'on pût le voir et un peu en sour-
dine. Les musiciens viennois exécutaient, avec cette verve enragée
et ce sentiment voluptueux qu'ils tiennent de leurs confrères les Tsi-
ganes, des fragmens de Verdi et d'Offenbach, auxquels succédaient
les valses alors à la mode : les BoseSj le Beau Danube bleu, les Feuilles
du matin. Pendant les morceaux d'opéra, les hôtes de la comtesse
causaient deux à deux dans des encoignures ombreuses , où des
massifs d'arbustes fleuris mettaient une intimité discrète. Pour fuir
les obsédantes attentions de M. de La Roche-Élie, Hélène avait pris
le bras de Raymond Descombes et, dans l'embrasure d'une fenêtre
ouverte, les yeux tournés vers le parc assombri, qu'étoilaient, çà et
là, des guirlandes de lanternes vénitiennes, ils subissaient tous deux
l'influence de cette musique, tantôt gaîment sensuelle et tantôt mé-
TOM Liuv. — 1886. 32
h9S REVUE DES DEUX MONDES.
fancoliquement passionnée. Le magistrat, devenu la proie d'une
jeune Anglaise nommée miss Walford, rougissait jusqu'aux oreilles
aux questions qu'elle lui posait avec un flegme ingénu et un accent
britannique très prononcé. Des rires perlés , des conversations à
demi étouffées sous le bruit d'aile des éventails, se mêlaient douce-
ment aux harmonies de l'orchestre. Puis, au milieu d'un silence, le
prélude d'une valse soupirait amoureusement et les couples s'envo-
laient soudain à travers le salon, en tourbillonnant comme une jon-
chée de feuilles d'automne.
Pour l'une de ces valses, Philippe de Préfaille se trouva être le
cavalier d'Hélène.
— Vous le voyez, lui dit-il, en lui montrant des yeux les roses at-
tachées à sa boutonnière, je les ai encore. — En même temps, il re-
gardait attentivement Hélène, il la trouvait royalement belle, avec
ses opulens cheveux roux noués en une seule natte épaisse, qui tom-
bait sur ses épaules, très blanches dans l'échancrure du corsage vert
d'eau. — Il me semble, ajouta-t-il en souriant, que je porte un peu
de vous sur mon cœur.
En ce moment, l'orchestre répétait une phi-ase lente et large, une
de ces phrases modulées tendrement par les violoncelles, où toute
la poésie de la valse semble condensée. Hélène leva vers Philippe
ses grands yeux, qu'illuminait une lueur moite :
— Si c'était vrai, seulement? murmura-t-elle comme du fond
d'un rêve.
— Plaît-il?
— Non, ne faites pas attention I reprit-elle, réveillée en sursaut,
cette musique me grise, et je crois que... Je ne sais plus ce que je
dis...
Quand on fut las de danser, on songea au souper. Comme l;i
nuit était très chaude, la comtesse avait fait dresser la table sur la
pelouse, à l'abri d'une tente où des lampes versaient une blonde
lumière. Les convives, très bruyans, émouslillés par la doub!
excitation de la musique et de la danse, s'étaient groupés au gre
de leur fantaisie : Delphine auprès de Philippe, Hélène à côté de
Raymond, M. de La Roche-Elie au milieu des officiers et des An-
glaises, qui continuaient à le scandaliser par leurs propos excen-
triques et leurs allures masculines. La valse avait aiguisé tous ces
jeunes appétits et on attaquait à belles dents les chauds-froids d
volaille, les pâtés en gelée et les salades russes, tandis que les do-
mestiques versaient libéralement le Moët et le Bouzy. Au fond des
salons, l'orchestre jouait des motifs do Don Juan. Le me-
nuet du trio des Masques, la SiWnade, l'air de Zerlinr, se mêlant
successivement aux éclats de rire des soupeurs, achevaient la gri-
HELENE. A9&
série commencée par les flirtations et le champagae. Cette fleur de
la gentry tourangelle était montée à un ton d'épicurisme très libre
qui caractérisa les mœurs de la société élégante vers la fm du se-
cond empire. La joie de vivre éclatait dans toutes ces luisantes
prunelles, le besoin de dire des choses risquées démangeait
toutes ces langues, l'ivresse du plaisir mettait de provocans
sourires sur ces lèvres mouillées par la mousse du Champagne. La
comtesse Delphine fredonnait tout haut les paroles des airs que
jouait l'orchestre ; miss Walford , tenant dans ses doigts une grappe
de raisin, l'agitait au niveau de la bouche de M. de La Roche-Èlie
et l'invitait à y mordre en lui adressant en anglais de tendres et
comiques objurgations. Philippe de Préfaille, qui regardait fixe-
ment Hélène, placée en face de lui, détacha tout à coup la rose
qui rougissait sa boutonnière, l'effeuilla dans son verre ; puis, levant
la coupe de cristal à la hauteur de ses lèvres :
— 1 drink to yuur beautyl dit-il à Hélène, et il avala le con-
tenu d'un trait.
Quelques minutes après, il s'échappa discrètement, à l'anglaise.
Tout le monde s'était levé et les groupes s'éparpillaient bruyam-
ment devant la façade illuminée. Hélène, après avoir constaté la
disparition de Philippe, se retourna vers Raymond, qui était resté
son cavalier pendant la plus grande partie de la soirée. Heureux de
cette faveur rare, le jeune homme s'était laissé aller avec plus de
facilité à prendre sa part de cette folle soirée, et il se sentait comme
soulevé de terre par une légère ivresse spirituelle.
— Est-ce que cela vous amuse de rentrer par une nuit pareille?
lui demanda Hélène; moi, non... J'ai besoin de marcher en plein
air, et, si vous voulez, nous descendrons jusqu'au bord de l'Indre.
C'était devancer son plus intime désir, et il accepta avec joie. La
jeune fille ajusta sur sa tête et sur ses épaules un coufji algérien
qui la coiffait comme un sphinx, puis ils gagnèrent une allée tour-
nante où ils s'engagèrent côte à côte.
La terre sèche craquait sous leurs pieds ; l'air était encore tiède.
H n'y avait pas de lune, mais le ciel était constellé, et, par inter-
valles, des étoiles filantes y décrivaient de rapides courbes, en
laissant derrière elles un sillage phosphorescent. A mesure qu'ils
descendaient, ils entendaient plus faiblement les accords de l'or-
chestre, tandis que le murmure frais de la rivière conomençait à
être plus distinct.
— Quelle adorable nuit ! s'écria Hélène, je me sens heureuse de
vivre... et vous?
— Moi, toujours quand je suis près de vous.
— Non, ne me dites pas de madrigaux,., mais convenez qu'il y
500 REVDE DES DEUX MONDES,
a des heures qui semblent plus que d'autres faites pour le cœur,
des heures où Ton est plus disposé à aimer!
11 en convenait avec enthousiasme. Encore tout plein de juvé-
niles illusions, il s'imaginait que cette réflexion s'adressait indirec-
tement à lui, et il en était profondément ému. Un moment, il avait
craint que le torrent des dissipations mondaines ne le séparât brus-
quement de M"^ des Réaux ; mais, en cheminant près d'elle, son
cœur se reprenait à espérer, il interprétait en sa faveur ces effu-
sions rassurantes, qui l'encourageaient à parler sérieusement à la
jeune fille de ses projets d'avenir.
Pendant ce temps, elle marchait silencieusement près de lui,
les mains roulées dans les pointes de son couffi, les yeux levés en
l'air, et, mentalement, elle se répétait les doux propos de Philippe.
Elle revoyait la scène du couloir dans l'encadrement de la fenêtre ;
elle repensait aux lèvres du jeune homme collées sur son bras nu,
aux roses effeuillées dans la coupe de Champagne, et un frisson la
prenait. Il lui semblait que cette coupe, qu'il avait vidée en la re-
gardant, avait formé entre eux comme un premier pacte de ten-
dresse et qu'il était déjà un peu à elle.
Ils avaient atteint le mur à hauteur d'appui, au-dessous duquel
l'Indre murmurait câlinement. Entre les balustrades du parapet,
des jasmins enlaçaient leurs inflorescences étoilées. Hélène en cueillit
quelques brins, qu'elle piqua dans ses cheveux; puis, s'asseyant
sur le mur, elle croisa les bras en regardant la rivière vaporeuse,
les prés fauchés, la futaie assoupie :
— Quelle belle nuiti répéta-t-elle, comme si elle se parlait à
elle-même.
— Oui, hasarda Raymond, cela ne vous rappelle-t-il pas une
autre soirée, bien heureuse aussi ?
— Quelle soirée? murmura-t-elle distraitement.
— Quoi! reprit-il un peu désappointé, avez-vous oublié notre
veillée à La Châtaigneraie ?
— Ah! très bien... — Elle était à cent lieues de ce souvenir-là
et elle ajouta en souriant : — Oui, comme c'est loin déjà I
— Il y a eu deux ans au mois de mai dernier, reprit Raymond;
mais, pour moi, c'est comme si c'était hier... Je vous vois encore,
le front appuyé contre l'embrasure, moi en face, et vous tenant la
main, comme ceci...
Il lui avait pris les mains; elle le laissait faire, souriant vague-
ment et les regards perdus dans le lointain de la prairie.
— Je vous disais alors, continua Raymond d'une voix étranglée,
que je vous aimais et que je vous appartenais tout entier... Mon
cœur n'a pas changé, et ce soir je vous le répète, mais cette
HELENE.
501
fois sérieusement, en homme qui comprend mieux la gravité
de la vie... Hélène, je vous aime; voulez- vous être ma femme?
Emporté par son émotion, il l'attirait tendrement à lui. Elle sem-
bla se réveiller d'un songe, lui arracha ses mains et avec un éclat
de rire nerveux :
— Mon cher, lui dit -elle d'une voix ironique, avez- vous cent
mille francs de rente ?
Et, comme il restait stupide, abasourdi : — Non, n'est-ce pas?
continua-t-elle,.. eh bien! n'en parlons plus!..
Après un moment de silence et lorsqu'il fut un peu revenu de
son ahurissement, Raymond la regarda avec ses yeux tristes :
— C'est vrai, reprit-il amèrement, je n'ai pas cent mille francs
de rente... Mais pensez-vous que ce chiffre soit nécessaire pour se
bien aimer et être heureux?.. Je crois que vous vous faites une fausse
idée de la vie, Hélène... Elle n'est pas toute en plaisirs, comme on
se l'imagine dans ce monde superficiel que vous fréquentez ici...
Elle est sérieuse, elle est dure parfois, on ne la rend clémente qu'à
force de tendresse, d'affection et de dévoûment... Ces trésors-là
valent bien cent mille francs de rente, et si vous consentiez à par-
tager ma modeste fortune, je me sentirais capable de vous les
donner.
— Vous prêchez bien, répliqua-t-elle railleusement; il me semble
entendre feu mon père me répéter que la vie est une misère
et une farce; mais je n'en crois pas un mot, et vous prêchez un
cœur endiu-ci. — Mon pauvre ami, s'écria-t-elle, en lui reprenant
les mains et les serrant un peu convulsivement, je ne suis pas une
femme possible pour les gens qui, comme vous, ont leur avenir et
leur fortune à faire. Je suis une créature de luxe, il me faut les
pompes et les vanités du monde, un train de maison, des toilettes
coûteuses, des fêtes comme celle que nous avons eue ce soir... Vrai,
me voyez-vous dirigeant le ménage d'un artiste, comptant avec ma
cuisinière et entretenant notre linge?.. En six mois, je vous aurais
ruiné, nous vivoterions chichement et, au bout d'un an, nous nous
en voudrions à mort de nous être épousés...
Il secouait la tête d'un air navré, et il était devenu très pâle ;
elle s'en aperçut, et très affectueusement :
— Croyez-moi, poursuivit-elle, ne vous butez pas à une pareille
idée... Vous êtes le cœur le plus droit, le plus honnête, le plus
naïf que je connaisse, et il m'en coûte de vous faire de la peine...
Contentez- vous de ce que je vous offre : une amitié solide, fidèle,
et ne vous obstinez pas à me demander une chose que je ne puis
vous donner.
— Avouez-le donc franchement, gronda t-il, avec des sanglots
502 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la voix, vous faites fi de mon amour, parce que vous aimez un
de ces beaux messieurs que M™® de Boiscoudray traîne à sa suile I
Elle releva la tête et d'un air de bravade :
— Peut-être! murmura- L-elIe... Après?
— Alors, adieu!
11 la quitta brusquement, remonta en courant vers les massifs
du parc et y disparut.
X.
Après le départ de Raymond, Hélène resta longtemps encore
appuyée au parapet qui surplombait les prés de l'Indre. Elle
entendait au loin sur la route ferrée les grelots du break qui
ramenait à Tours les officiers du régiment de chasseurs... Sans
doute, Raymond Descombes, navré du refus qu'il venait d'essuyer,
s'en allait avec eux!.. Hélène revit en imagination ses yeux tristes,
ses traits contractés et se sentit remuée par un mouvement de pitié.
Elle regrettait d'avoir été obligée de sacrifier si brutalement cette
affection de sa première jeunesse, de s'être aliéné ce cœur si en-
thousiaste et si dévoué. Mais aussi pourquoi s'était-il mis en tête
cette ridicule idée de l'épouser? C'était réellement trop d'outre-
cuidance de la part d'un garçon sans position, et de fortune mé-
diocre. Plus elle y réfléchissait même, et plus elle pensait avoir
agi charitablement en n'encourageant pas davantage de pareilles
illusions. — Elle ne pouvait pas raisonnablement le leurrer plus
longtemps de res[)oir de pénétrer dans un cœur où il n'y avait de
place que pour Philippe de Préfaille.
Depuis le commencement de la soirée, en effet, il lui semblait
que son amour avait fait un grand pas ; maintenant elle appartenait
à Philippe et il régnait en maître sur sa pensée. Elle l'aimait pour
sa beauté, pour le charme de son esprit, pour le haut rang qu'il
occupait dans la société mondaine; elle chérissait de lui jusqu'à ses
défauts : son scepticisme dédaigneux, son mépris des préjugés, ses
habitudes de viveur et de mauvais sujet qui effrayaient les âmes
bourgeoises. Elle se croyait, du reste, de force à corriger tout cela,
une fois qu'elle serait sa femme. — Car elle serait sa femme; au
dedans d'elle quelque chose le lui disait impérieusement. Pendant
le bal, son espoir avait grandi. Elle avait enfin senli entre elle et
Philippe cette chaîne mystérieuse qui unit deux êtres et leur fait
éprouver les mêmes secousses, les mêmes frissons magnétiques.
A ce moment, le croissant de la lune surgit, mince, au-
dessus des bois situés do l'autre côté de l'Indre. Le rayonnemeht
de l'astre glissa lentement sur les fouillées et sur les prés humides
HÉLÈNE. 503
qu'il diamanta, puis il descendit jusqu'aux berges de la rivière, où
il fit briller, comme des écailles d'argent, les feuilles rondes des né-
nuphars. Mue par une fantaisie superstitieuse, Hélène ne bougeait
pas du recoin sombre où elle était assise, et intérieurement elle se
disait : « Si le rayon arrive jusqu'ici, c'est que Philippe sera à moi
et que je serai à lui. » — Elle attendait, le cœur palpitant, le ré-
sultat de l'épreuve qu'elle venait de tenter. — Peu à peu, le rayon
■avait traversé la rivière en y jetant comme un filet aux mailles
bleuâtres ; brusquement il escalada le parapet, et tout à coup Hé-
lène se trouva baignée dans une auréole de clarté lunaire. Alors
satisfaite, elle se leva et reprit lentement le chemin du château.
Quand elle atteignit la pelouse qui s'étendait devant la façade
principale, tout semblait déjà rentré dans l'ordre et le silence. La
tente était déserte et la table du souper avait été desservie. Il n'y
avait plus de lumière dans les appartemens du rez-de-chaussée ;
seules quelques clartés de lampes brillaient aux fenêtres du pre-
mier étage, où venaient de remonter sans doute ceux des invités qui
couchaient aux Aiguës. On entendait dans les cuisines le va-et-vient
des domestiques achevant en hâte leur dernière besogne. Hélène
contourna l'aile gauche du château afin de gagner un escalier de
service pratiqué dans une des tourelles, mais au moment où elle
longeait la façade postérieure du corps de logis, son attention fut
attirée par un bruit de pas sur le gravier d'une allée qui partait de
l'une des poternes du parc.
Ce pas n'avait rien de la pesanteur traînante d'un pied de domes-
tique. Léger, nonchalant et discret à la fois, c'était certainement le
pas d'un homme qui porte de fines chaussures de bal, — et Hélène
l'écoutait se rapprocher avec un soudain battement de cœur. Bien-
tôt elle distingua dans l'ombre le point rouge et intermittent d'un
cigare allumé, puis une silhouette élégante, et, tout à coup, dans
une éclaircie baignée de lune, elle reconnut Philippe de Préfaille.
Elle n'eut que le temps de se rejeter derrière un massif de rhodo-
dendrons pour ne pas être surprise, car il se dirigeait précisément
de son côté.
— n n'était donc pas rentré dans son pigeonnier?.. Que reve-
nait-il faire aux Aiguës à pareille heure?..
Il était arrivé à quelques pas de l'aile droite du château. Là, dans
l'épaisseur de la tourelle d'angle , s'ouvrait au rez-de-chaussée,
presque au niveau du sol, une large fenêtre avec balcon, la fenêtre
d'un cabinet de travail que la comtesse Delphine avait transformé
en une sorte de boudoir ; entre les interstices des rideaiLx fermés,
des rayures lumineuses indiquaient que cette pièce était encore
éclairée.
50A REVUE DES DEUX MONDES.
Philippe s'arrêta en face du balcon, jeta son cigare, se baissa, et,
ramassant une poignée de sable, la lança contre les vitres. Brusque-
ment les rideaux furent tirés, la croisée s'ouvrit avec précaution, et
Delphine, tête nue, enveloppée dans un peignoir de peluche, s'avança
sur le balcon :
— Comment! c'est vous? murmura-t-elle de sa voix enfantine; je
ne vous attendais plus.
— Pourquoi? N'était-ce pas chose convenue?
— Oui, mais vraiment j'ai des remords... Après une soirée si labo-
rieusement employée, vous devez avoir besoin de repos... Je vous
conseille d'aller sagement vous coucher.
— Vous savez bien que je n'en ferai rien, dit-il négligemment,
et vous n'en pensez pas un mot.
— Vous êtes un fat!.. Non, allez vous coucher... Vous ne vous
souciez pas de moi, et je ne me sens pas aimée...
— Je vais vous prouver le contraire, murmura-t-il en posant le
pied sur le soubassement du balcon et en faisant mine de l'esca-
lader.
— Je vous défends de monter... Vous ne le méritez pas.
— Quel crime ai-je commis?
— Jouez donc l'innocent!.. Vous devriez rougir!.. N'avez-vous
pas coqueté toute la soirée avec cette petite des Réaux?
— Bon ! repli qua-t-il, cela n'a pas de conséquence.
— Pour vous, c'est possible; pour moi, cela en a beaucoup...
Vous savez, je suis très exclusive... Tout ou rien.
— Tout alors! chuchota-t-il en enjambant le balcon.
Une fois dans l'embrasure de la fenêtre, il avait pris dans ses
deux mains la tête artistement ébouriffée de Delphine et y avait dé-
posé un silencieux baiser entre l'oreille et la naissance des che-
veux.
— Je ne vous ferai pas l'affront de me disculper, continua-t-il, et
vous n'allez pas, j'espère, être jalouse d'une enfant?
— Pourquoi pas?.. Elle est jolie,., la beauté du diable... Elle a
dix-huit ans, et les mauvais sujets comme vous doivent avoir du
goût pour les fruits verts.
— Vous vous trompez... J'ai une respectueuse terreur des jeunes
filles. D'abord, elles ne savent pas aimer, et puis elles ont toujours
des arrière-pensées de mariage, ce qui est une perspective singu-
lièrement réfrigérante.
— Ceci est une impertinence... Vous oubliez que je suis veuve
et que je pourrais aussi vous demander de m'épouser.
— Vous, Delphine!.. Vous êtes trop intelligente et trop au-des-
sus des idées bourgeoises pour gâter l'amour en y mêlant cette
HÉLÈNE. 505
piquette du mariage... Vous savez en faire un mets exquis en le
servant au naturel, sans autre assaisonnement que le plaisir...
— Merci!., vous avez de moi une jolie opinion, et, à vous en-
tendre, je serais une drôle de femme !
— Vous êtes la vraie femme, fantasque, passionnée, spirituelle
avec une pointe de perversité, moitié ange et moitié serpent,., en
somme, adorable et tentante comme le péché...
Ce portrait ne paraissait point déplaire à la comtesse, car elle riait
tout en lui posant sa main sur la bouche comme pour l'arrêter :
— Voulez-vous bien vous taire!.. Vous ne pensez pas le quart de
ce que ^ ous débitez là !
— J'en pense encore plus que je n'en dis, répondit- il en lui bai-
sant doucement le bout des doigts.
Elle lui mit brusquement les deux mains sur les épaules :
— Alors tu m'aimes toujours autant?
— Toujours plus !
— Rentrons... J'ai peur que quelque domestique ne nous aper-
çoive...
A dix pas d'eux, derrière les rhododendrons, Hélène entendait
cela comme dans un rêve. Elle n'avait pas le temps de penser,
toutes ses facultés étaient absorbées par l'effort qu'elle faisait pour
ne pas perdre un mot de cette stupéfiante conversation. Les paroles
murmurées du bout des lè^TOs par Philippe et Delphine n'arrivaient
parfois jusqu'à la jeune fille que comme un chuchotement confus ;
mais la jalousie lui affinait le sens de l'ouïe et elle devinait les mots
à peine articulés qui bourdonnaient dans le silence de la nuit. Elle
éprouvait à la poitrine et à la gorge une contraction douloureuse ;
il lui semblait que son cœur ne battait plus, elle avait la bouche
sèche, les mains glacées, et, aux tempes, comme des milliers de
piqûres d'aiguilles. Pendant un moment, ce malaise fut si violent
qu'il l'empêcha de voir et d'entendre. Quand elle sortit de cette
stupeur, ils avaient quitté la fenêtre. Alors, lentement, cauteleuse-
ment, avec les minutieuses précautions d'une chatte qui guette une
proie, elle se glissa hors du massif, et, rampant presque au long
du mur, elle arriva devant le balcon. — Les étourdis n'avaient
même pas eu la prudence de refermer les rideaux. — Poussée par
une fiévreuse curiosité, Hélène se haussant sur la pointe des piôis,
plongea son regard à travers les grands panneaux de glace, et, à la
clarté de la lampe, elle aperçut les amoureux tout au fond de la
pièce, sur les coussins d'un divan... Une douleur aiguë, un senti-
ment de pudeur révoltée, la rejetèrent vivement en arrière, et elle
s'enfuit...
Gomment elle rentra par l'escalier de service, dont la porte était
restée ouverte ; comment elle remonta, tremblante, les jambes cas-
l'OÔ REVUE DES DEUX MONDES.
sées, jusque dans le couloir du premier étage, il lui aurait été im-
possible de le dire. Dans le petit salon qui précédait sa chambre
à coucher, elle trouva une servante qui l'attendait à demi endormie
et qui lui offrit ses services pour la déshabiller. Elle la renvoya avec
un refus impatienté qui tomba péniblement de ses lèvres alourdies.
Cette fille la regarda, étonnée de sa pâleur et de la fixité de son
regard, puis sortit après avoir allumé les bougies.
Restée seule, Hélène poussa nerveusement le verrou. Elle débou-
tonna son corsage, se délaça et se décoiffa avec une hâte rageuse,
puis elle s'arrêta devant la glace en retenant de son bras nu ses
jupes tombées autour des hanches et en secouant ses cheveux dé-
noués. — Elle était pourtant belle dans cette pâleur mate que faisait
ressortir encore l'ondoiement fauve de sa chevelure ! Ses lèvres
jeunes et fines, ses yeux sombres donnaient un charme saisissant
à sa figure; ses bras étaient d'une forme irréprochable; sous la
dentelle de la chemise, dans laquelle un velours noir était passé,
sa poitrine se soulevait, ronde, ferme et d'une blancheur éblouis-
sante. Elle était belle sans le secours d'aucun cosmétique, ni d'au-
cun artifice de toilette; — plus belle que cette Delphine, maigre,
plâtrée et défraîchie. — Et, cependant, c'était Delphine qu'on
aimait et elle qu'on dédaignait !
Alors les blessures de son orgueil et le désastre de son amour la je-
tèrent dans un chagrin violent; sa poitrine se gonflait, elle se blottit
dans un fauteuil, et, la figure plongée dans ses mains, elle répan-
dit abondamment des larmes de honte et de désespoir. — Quoi! en
quelques heures, les choses avaient- elles pu si promptement chan-
ger de face? Elle y croyait à peine encore. Elle se voyait au bord
de l'Indre, baignée par la lumière de la lune et illuminée intérieu-
rement d'une clarté radieuse d'espérance... Et puis le temps seu-
lement de remonter la pente de la colline, et elle se trouvait dans
le noir avec tous ses beaux rêves écroulés autour d'elle! — C'était
donc cela, la vie, et son père avait raison en l'appelant une misère
et une cruelle farce?.. Tout d'un coup, avec une lucidité doulou-
reuse, à travers ses larmes, elle se remémorait la scène étrange
qu'elle avait aperçue au fond du boudoir de Delphine... Ohl ce
spectacle de ramoiu* dans son plus inlime abandon !.. Elle en était
révoltée et secouée jusqu'au plus profond de son être. — Ainsi,
c'étaient là le dernier mot et la fin dernière de la tendresse entre
homme et femme? Et voilà pourquoi sans doute Philippe de Pré-
faille dédaignait les jeunes filles, qu'on no peut aimer complète-
ment qu'à condition de passer par la cérémonie du mariage! Voilà
pourquoi il leur préférait des maîtresses de trente ans, complaisantes
et sans préjugés !
Go qu'elle venait de voir à travers les glaces de cette fatale
HELENE. 507
fenêtre opérait en elle une brusque transformation morale. Le
chaste et frêle voile d'ignorance qui enveloppait encore son âme
déjeune fil e était souillé et déchiré en lambeaux. Quelque chose
de virginal avait fui hors d'elle-même pour n'y plus jamais reve-
nir. Ses dernières candeurs profanées avaient fondu comme une
neige qui laisse en se dissolvant un limon grossier. Elle se sentait
tout autre ; elle se faisait l'effet de ces croyans qui, voyant tout à
coup, dans l'espace d'une nuit, leur foi chanceler, tombent en proie
à une crise de désenchantement parmi les débris de leurs idoles,
et se relèvent incrédules.
Au milieu de cet écroulement, une seule chose restait vivace et
debout dans son cœur : — son amour pour Philippe. En dépit de
ce qu'elle avait entendu et mi, la statue demeurait triomphante sur
son piédestal. Philippe était toujours le héros admiré et aimé dès
la première heure. Elle en avait honte, elle se reprochait de le
chérir encore après ses dédains, après la découverte de son sen-
suel attachement pour Delphine. Mais, malgré tout, elle ne pouvait
s'arracher de ce cruel amour. Au contraire, quelque chose de plus
fort et de plus passionnant l'attirait vers lui... Elle s'irritait de sa
lâcheté , sa fierté saignante criait , elle se trouvait profondément
méprisable et misérable, et ses larmes coulaient plus abondantes,
plus amères... Et ainsi, pendant des heures, se poursuivait une lutte
féroce entre son orgueil et son amour. . .
Des pépiemens d'oiseaux dans le jardin lui firent redresser la
tête. La nuit s'était envolée, le jour blanchissait le store de soie
abaissé devant la fenêtre , et , avec l'aube, un peu d'apaisement
rentra en elle. — Non, il n'était pis possible qu'en si peu d^ temps
toutes ses espérances se fussent évanouies. Elle était jeune, elle
était belle, et, à dix -neuf ans, on ne renonce pas encore à tirer
de la vie tout ce qu'elle peut donner de jouissances et de satisfac-
tions. Si ses illusions d'adolescente étaient parties , il lui restait
une foi inébranlable dans la puissance de sa beauté ! Avec un pa-
reil levier et une énergique volonté, rien n'était encore désespéré.
— Elle se leva, jeta un peignoir sur ses épaules et alla baigner
dans l'eau fraîche ses joues pâlies et ses paupières gonflées. Quand
elle eut fait disparaître les traces de ses larmes et torda ses che-
veux, elle se regarda de nouveau dans la grande psyché dressée
en face de son lit. Ln pâle sourire courut sur ses lèvres, ses yeux
s'éclairèrent d'une lueur de défi, et, sur son front volontaire, blan?
et lisse comme un marbre, une résolution arrêtée sembla régner
victorieusement. — L'orgueil l'avait emporté ; la jeune fille s'effa-
çait pour faire place à la femme. — Elle souffla les bougies et
s'étendit sur son lit afin de se retremper dans un bain de som-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
meil et de se relever vaillante, prête à retourner à la bataille de
la vie et à y prendre sa revanche.
XI.
M. de La Roche-Élie ne se rebutait pas facilement. Cet enfant d'un
père cachectique et d'une mère quadragénaire manquait de jeu-
nesse et de diable au corps, mais en revanche il persistait dans ses
idées avec une opiniâtreté têtue et patiente. Demeuré orphelin de
bonne heure, il avait été élevé sévèrement par sa sœur aînée, M'^'^Hor-
tense de La Roche-Llie, dont la laideur maladive et la raboteuse
vertu avaient effrayé les plus déterminés coureurs de dots. M'^* Ilor-
tense s'était résignée à ce célibat forcé. Pour se consoler, elle se
livrait à d'étroites pratiques de dévotion et se consacrait à l'édu-
cation de son frère. Sosihène avait d'abord été confié aux pères
jésuites de Poitiers ; il n'était sorti de leurs mains que pour suivre
les cours de la Faculté de droit sous la vigilante surveillance de sa
sœur, qui le tenait chaque soir cousu à ses jupes et le mettait sous
clé à dix heures. Reçu docteur et, grâce aux amis de son père,
nommé d'emblée juge à Tours, il s'était installé avec M"*" Hortense
dans un vieil hôtel patrimonial situé derrière les cloîtres de la ca-
thédrale, dans le quartier le plus solitaire et le plus silencieux de
la ville. Là, comme à Poitiers, M^'® de La Roche-Élie gouvernait la
maison et faisait bonne garde autour de la vertu de son frère.
Cette dernière tâche était facile, car le jeune homme, gauche,
timide et peu communicatif, fuyait d'instinct toutes les distractions
mondaines. Les femmes l'effrayaient ; il ne voyait en elles que des
instrumens de tentation et des abîmes de péché. Il partageait son
temps entre les devoirs de sa charge et la gestion de son impor-
tante fortune territoriale, s'occupant spécialement de l'administra-
tion d'un magnifique domaine aux terres d'alluvion exceptionnelle-
ment fertiles, situé à Beaumont-en-Véron, entre la Loire et la Vienne.
Il en avait fait un champ d'expériences agronomiques ; il y intro-
duisait les procédés et les machines d'invention récente. Ses rela-
tions avec les gros cultivateurs, membres des comices agricoles,
l'avaient mis en relief; élu conseiller général du canton, il s'était
insensiblement mêlé aux affaires publiques, et des idées ambitieuses
avaient germé dans son cerveau. Sous l'influence de ces visées
nouvelles, et peut-être a quelque diable aussi le poussant, » il avait
alors songé au mariage.
Il s'en était ouvert à sa sœur, et celle-ci avait d'abord accueilli froi -
dément ses confidences. Ce changement d'état, qui menaçait sa su-
prématie domestique, n'était guère fait pour sourire à M"' Hortense,
HÉLÈNE. 509
mais Sosthène s'était entêté. Il voulait avoir un salon, recevoir les
personnages notables du département, et il se rendait justice : il
sentait qu'il était peu organisé pour attirer et retenir les gens chez
lui. Sa sœur, sous ce rapport, ne possédait non plus aucune des
qualités requises pour jouer le rôle de maîtresse de maison. Après
mûre réflexion, M"^ Hortense avait fini par céder, mais non sans
nourrir l'arrière-pensée de se maintenir à la tête du gouvernement
et de garder toute son influence sur son frère. Pour cela, il fallait
trouver une jeune fille bien élevée, docile, malléable, sans grande
initiative ; il fallait en outre qu'elle eût peu de fortune, afin que
sa pauvreté relative et la reconnaissance que devait lui inspirer un
mariage inespéré la missent sous la dépendance de M"* Hortense. —
Eue fois ce programme arrêté, le président Tiffeneau, catéchisé par
la vieille fille, consentit à entrer en campagne, et ce fut ainsi que
M. de La Roche-Élie, présenté chez M"^ de Boiscoudray, y ren-
contra Hélène des Réaux.
Dès la première entrevue, la beauté de la jeune fille l'avait for-
tement frappé. La grâce hautaine et la florissante verdeur de cette
séduisante personne avaient remué en lui certaines fibres restées
longtemps engourdies; de violons désirs qui couvaient sous les
cendres froides de sa longue sagesse s'étaient soudain allumés.
Les natures continentes sont souveot les plus inflammables ; M. de
La Roche-Élie prit feu tout d'un coup. Son admiration et sa passion
s'étaient encore accrues lorsqu'il avait entendu Hélène causer et
répandre au dehors le charme de son esprit primesautier. Les assi-
duités de Ra}-mond près de la jeune fille n'avaient fait qu'attiser la
flamme du magistrat. Toutefois, pressentant bien que iP^ des Réaux
ne devait pas être de nature à plaire à la rigide M"® Hortense, il
s'était gardé de confier son inclination à sa sœur. Il voulait avant
tout ouvrir son cœur à Hélène et s'assurer de ses sentimens. — On
a vu comment ses insinuations amoureuses avaient été accueillies ;
mais il ne s'était pas tenu pour battu. — En somme, il n'avait pas
été nettement repoussé, mais simplement ajourné ; du moins ce
fut ainsi qu'il interpréta les réponses évasives de cette capricieuse
personne. — x\lors il opéra un mouvement tournant et, sans cesser
d'accabler la fille de ses attentions, il s'occupa de circonvenir la
mère.
Un jour, M""^ des Réaux l'avait \'u arriver au Pressoir ; ils avaient
eu ensemble un long et mystérieux entretien, au sortir duquel la
dame avait étonné le vieux Nogueras par ses airs radieux et ses
transparentes allusions aux brillantes perspectives qui s'ouvraient
pour Hélène. — Dès le lendemain de cette visite. M"* des Réaux se
rendait aux Aisrues.
510 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle arriva au château précisément deux jours après l'événement
qui avait si brusquement révolutionné l'âme d'Hélène. La veille, la
jeune fille était restée enfermée dans sa chambre, sous prétexte
d'une migraine; quand, au matin, M"® des Réaux pénétra chez
elle, elle la trouva encore mal remise du choc qu'elle avait reçu,
et paressant rêveusement dans un grand fauteuil qu'elle avait roulé
près de la fenêtre.
Après les premières embrassades, les questions échangées, les
récits des fêtes qui s'étaient succédé aux Aiguës, M"^* des Réaux,
s'asseyant en face de sa fille, lui dit d'un air mystérieux :
— A propos, devine qui est venu me voir hier ?
— Que sais -je?.. M. Descombes peut-être? hasarda Hélène en
repensant au brusque départ de Raymond.
— Tu n'y es pas... Raymond, qui est peu poli par parenthèse,
€st parti pour Paris sans crier gare et sans même me faire une
visite... Sa mère est désolée... Non, il ne s'agit pas de ce garçon,
mais d'un homme sérieux et distingué qui m'a chanté tes louanges
pendant deux heures. Tu jettes ta langue aux chats?
— Oui ! s'écria Hélène impatientée, qui est-ce ?
— Eh bien ! c'est M. de La Roche-ÉIie.
Une moue dédaigneuse retroussa le coin des lèvres de la jeune
fille.
— Ah ! murmura-t-elle avec indifférence, et elle laissa tomber
la conversation.
— Eh quoi! reprit sa mère, cela ne t'émeut pas davantage?.. Tu
ne t'informes même pas du but de sa visite?
— Au fait, pourquoi venait-il te voir?
— Pour me parler de toi.
— Vraiment!
— Ma chère, il t'aime passionnément et il te demande en ma-
riage... Voilà du nouveau, j'espère!
— Ce n'est pas du nouveau pour moi, répondit flegmatiquement
Hélène, car il m'a déjà adressé pareille demande.
— Et tu ne m'en avais pas souillé mot?.. C'est un peu fort !.. Que
lui as-tu répondu?
— Moi?.. Rien.
— Comment! rien?.. Quelle singulière fille!
— Je ne j)0uvais j)ourtant lui dire en face qu'il me déplaisait...
Mais vous-même, que lui avez- vous répondu?
— Que sa demande nous honorait beaucoup, que pour mon
compte j'étais charmt«e, mais que tu devais être consultée... Bref,
j'ai promis do te communiquer sa requête... Il doit revenir aujour-
d'hui même aux Aiguës chercher une réponse.
HÉLÈNE. 511
— Déjà!.. Il est bien impétueux, pour un enfant né trop tard de
parens trop vieux !
— Hélène!
— Laisse donc... Tout le monde ici connaît l'histoire...
— Ma chère, ces plaisanteries sont fort déplacées dans la bouche
d'une jeune fille... Tâche d'être sérieuse et écoute-moi : — Tu n'as
pas de fortune ; ton père t'a laissé une soixantaine de mille francs,
tu en toucheras autant à ma mort... C'est peu de chose quand on a
tes goûts. Avec cette dot modeste, si tu étais une fille ordinaire,
tu pourrais à peine trouver à épouser un petit fonctionnaire ou un
négociant... Ce n'est pas à cela que tu vises. Dieu merci !.. Nous ne
t'avons pas donné une éducation brillante pour te voir réduite à
cette extrémité. Il te faut de toute nécessité faire un beau mariage;
ton esprit et ta beauté t'y obligent... Mais les jeunes gens riches,
bien nés et désintéressés sont rares. Tu en rencontreras ici et ail-
leurs, qui seront aimables et charmans avec toi, qui te diront des
douceurs, mais dès qu'il s'agira d'épouser, ser\iteur!.. Ils s'envo-
leront et ne reviendront plus... Tu en seras pour tes illusions...
Hélène secouait la tête tristement. Elle avait déjà malheureuse-
ment vérifié la cruelle exactitude des paroles de sa mère, et sa
blessure saignait encore.
— Une jeune fille, continua M™® des Réaux, ne doit pas s'expo-
ser de gaîté de cœur à de pareilles aventures, qui sont désastreuses
pour son établissement; après deux ou trois écoles de ce genre,
elle est impitoyablement classée dans la catégorie des filles qu'on
courtise, mais qu'on n'épouse pas... Or, en ce moment, tu as la
chance d'être recherchée par un galant homme, qui pèche un peu
par les dehors, j'en conviens, mais qui en somme est fort riche, très
bien posé et en passe de devenir un personnage influent... Cela mé-
rite réflexion. De plus, il t'aime follement. Si tu l'avais entendu,
comme moi, tu aurais été touchée. Le pauvre garçon était tout pâle
et tremblant en m'adressant sa demande... «J'aime mademoiselle
votre fille, me répétait-il ; depuis le premier jour où je l'ai vue,
je l'ai adorée; elle possède les qualités que j'avais rêvées, et si elle
consent à être ma femme, je l'entourerai de tout le luxe, de tout le
bien-être, de toute la considération auxquels elle a droit. Dites-lui
qu'elle sera reine dans ma maison, comme elle est déjà reine dans
mon cœur... »
Hélène, le menton dans la main, les yeux fixes, écoutait attenti-
vement sa mère sans l'interrompre, et tandis que M™** des Réaux
plaidait en faveur de M. de La Roche-Élie, un sourire énigmatique
orrait sur les lèvres de la jeune fille.
— Songe que, si tu l'épouses, poursuivit sa mère, tu feras de lui
512 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que tu voudras... Il sera à tes pieds et tu n'auras qu'à te laisser
adorer. Tu aimes le monde, tu pourras recevoir chez toi la meil-
leure société de Tours ; tu auras maison de ville et maison de cam-
pagne, et. s'il est nommé député, comme cela paraît certain, tu
habiteras Paris une partie de l'année... Tu seras adulée, ad-
mirée, enviée... C'est quelque chose cela, ma mignonne, quand on
a dix-neuf ans, et cela fait passer sur bien des considérations de
beauté et de séduction extérieures, qui ne sont que secondaires.
Hélène demeurait toujours silencieuse et impassible, avec son
sourire de sphinx.
— M. de La Roche-Élie sera ici dans une heure, insista M""® des
Réaux avec une nuance d'impatience, il me questionnera certaine-
ment, que devrai-je répondre?
— Je lui répondrai moi-même, dit Hélène, en se levant brusque-
ment, comme si un ressort se fût détendu en elle.
Elle marcha lentement à travers la chambre, les bras croisés, les
lèvres serrées, les sourcils rapprochés, puis se retournant vers sa
mère :
— S'il arrive dans une heure, nous n'avons que le temps de
nous occuper de notre toilette... Tu serais bien aimable de me
laisser m'habiller.
Quand elle fut seule, elle continua de se promener de long en
large, la tète penchée et les yeux assombris par une profonde mé-
ditation. Tout un drame se jouait en elle, drame mystérieux dont
les péripéties poignantes ne se manifestaient point au dehors. Sous
le masque de sa figure marmoréenne, le dedans de son âme et le
secret de ses résolutions restaient impénétrables. Tout à coup elle
décroisa ses bras et, d'un geste violent, elle enleva son peigne. Son
opulente chevelure se déroula autour d'elle et fit étinceler plus
vivement encore ses yeux tragiques. Elle sonna la femme de
chambre et s'habilla rapidement. Elle avait passé une robe de mous-
seline blanche, unie, qui la drapait merveilleusement; ses cheveux,
lissés sur les tempes et réunis par derrière en une lourde natte
très lâche, accompagnaient cette toilette simple et raffinée à la
fois, à laquelle une ceinture verte et des nœuds pareils ajoutaient
un réveil de couleur.
Quand elle doicendit avec sa mère, tous les hôtes des Aiguës
étaient déjà éparpillés sur la pelouse, où M"' de Boiscoudray avait
organisé une partie de croquet. — 11 faisait, comme disent les
paysans, u un temps de demoiselle; » ni pluie ni soleil. Un serais de
nuages pommelés plafonnait le ciel, tamisant une lumière diffuse
sous laquelle le paysage et les figures prenaient des tons fins et
comme attendris : dans les bois, vingt sortes de vert mêlaient leurs
HÉLÈNE. 513
nuances fondues ; dans les prés, la rivière, comme une nappe d'ar-
gent mat, coulait lentement entre des bouquets de tremble, dont
un vent léger agitait parfois les feuilles aux retroussis blancs. Sur
la pelouse, les jupes courtes des femmes et les vestons de soie
grise des hommes se détachaient en clair, et parmi les joueurs se
trouvait Philippe de Préfaille. Tout, en poussant nonchalamment sa
boule, il eut de loin un aimable salut pour les deux nouvelles ve-
nues. Appuyé au dossier d'un banc rustique, M. de La Roche-Élie
suivait distraitement la fuite des boules rebondissant sous les
maillets. Dès qu'il aperçut les dames des Réaux, il quitta sa place
et s'avança précipitamment vers elles, et tandis qu'il formulait pé-
niblement quelques phrases pilies, ses gros yeux inquiets sem-
blaient interroger M"*" des Réaux.
— Monsieur de La Roche-Élie, dit Hélène en l'interrompant au
miheu d'une période laborieuse, je désirerais causer avec vous...
Voulez-vous que nous fassions ensemble le tour des pelouses?
Il s'inclina et arrondit son bras pour le lui offrir ; mais elle le re-
mercia et se contenta de cheminer à côté de lui. M™^ des Réaux,
très agitée, s'assit sur le banc que venait de quitter le magistrat, et
regarda, non sans anxiété, le couple s'éloigner.
Ils suivirent d'abord silencieusement la pente de l'allée tournante;
puis , quand ils eurent laissé derrière eux le groupe bruyant des
joueurs et qu'ils se trouvèrent tout à fait seuls sous les massifs des
platanes :
— Monsieur, commença Hélène d'une voix très calme en appa-
rence, mais au fond de laquelle il y avait un sourd frémissement,
ma mère m'a dit qu'elle avait reçu hier votre visite.
— Oui, mademoiselle, j'ai eu l'honneur de m'entretenir longue-
ment avec elle... M™^ votre mère vous a-t-elle aussi rapporté le sujet
de notre entretien?
— Parfaitement.
— Alors, mademoiselle, vous savez?..
— Je sais que vous lui avez répété ce que vous m'aviez déjà dit à
moi-même et qu'elle vous a promis une réponse pour aujourd'hui...
Vous êtes pressé, monsieur, et vous ne donnez pas aux gens le temps
de respirer !
— Pardonnez-moi mon impatience, mademoiselle; mais, depuis
le jour où j'ai commencé à vous aimer, je ne vis plus, je ne travaille
plus et il me semble que je n'aurai de repos que lorsque mon sort
sera fixé... Pourtant,.. — il s'arrêta très oppressé et respira pro-
fondément, — pourtant, au moment d'entendre votre réponse, je
n'ose plus insister, tellement j'ai peiu* qu'elle ne me soit pas favo-
rable...
TOMB LXXIV. — 1886. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES,
lis étaient arrivés au bas de la pelouse, sur la terrasse qui domi-
nait l'Indre et presque au même endroit où, la nuit du bal, Hélène
avait rejeté dédaigneusement la demande de Raymond. 11 sembla à
la jeune fille qu'il y avait déjà des années de cela. Elle enveloppa
d'un rapide coup d'oeil tout le paysage et le reconnut à peine. Elle ne
Ini trouvait plus ce charme féerique, cette poésie voluptueuse que
lui prêtait la nuit, alors qu'au loin murmuraient les flûtes et les vio-
loncelles de l'orchestre viennois... Oh! cette nuit d'été, cette nuit
d'amour, qui avait vu le naufrage de ses illusions !.. Aujourd'hui, les
bois de la rive opposée, les prés fauchés, l'Indre somnolente, avaient
quelque chose de terne et de vulgaire, comme la réalité où elle allait
entrer... Elle releva la tête et se tourna vers M. de La Roche-Élie,
debout devant elle dans la posture d'un accusé qui attend sa condam-
nation.
— Rassurez-vous, monsieur, murmura-t-elle, ma réponse sera
aussi satisfaisante que possible... Votre proposition a l'agrément
de ma mère, elle a le mien aussi, et j'accepte...
— Oh! mademoiselle! s'écria-t-il avec effusion...
— Attendez, interrompit -elle, ne me remerciez pas avant de
connaître les termes de mon acceptation... Votre démarche est trop
flatteuse pour nous et je suis trop loyale pour vous induire en
erreur. Je consens à être votre femme, mais si votre caractère
m'inspire beaucoup d'estime, je dois vous avouer que je n'éprouve
pas pour vous... comment dirai-je?.. ce qu'on est convenu d'appe-
ler de l'amour dans les romans... Vous trouverez en moi une hon-
nête femme, affectueuse et dévouée, mais ne m'en demandez pas
plus...
La nature ombrageuse de M. de La Roche-Élie avait repris le
dessus. H regardait Hélène avec des yeux ronds effarés et pai'ais-
sait fort déconcerté par la brutale franchise de cette déclaration.
— Pardon, hasarda -t-il, je me ferais scrupule de m'imposer...
M™° des Réaux n'a-t-elle point pesé sur votre décision? Est-ce bien
de votre plein gré que vous acceptez ma main?
— C'est de mon plein gré.
— Cela mo suffit... Merci de votre franchise, encore qu'elle m'ait
montré un peu durement le peu de prestige que je j)0i>sède... 4e
ne me suis guère abusé là-dessus, du reste, et je dois vous être
reconnais.sant, à vous si charmante, de vous contenter d'un mari
dont les dehors n'ont rien do particulièrement brillant... Quand
vous me connaîtrez mieux, quand vous comprendrez toute la force
de mon adcction, j'espère que vous aurez alors cette chaleur d'âme
qui vous man(|ue aujourd'hui, et que l'amour vous viendra... Vous
me permettez de l'espérer, n'est-ce pas?
HÉLÈNE. '5iB
Elle inclina la tête sans répondre, et il interpréta ce geste comme
un signe d'assentiment.
— Alors c'est entendu... Et maintenant me trouverez-vous trop
exigeant si je vous prie de hâter le moment où j'aurai le bonheur
de vous appeler ma femme?
Elle ne put réprimer un tressaillement.
— Pardonnez ma légitime impatience, continua-t-il ; si vous le
permettez, nous fixerons ce moment à une époque aussi raprprochée
que possible... Un mois, voulez-vous?
— Soit.
— Alors vous m'autorisez à annoncer dès aujoirrdliui nos fian-
çailles à tous nos amis?
— Oui... Je crois que cela vaudra mieux.
— Merci encore... Voulez -vous me donner votre main?
Elle lui tendit sa main. Il la pressa maladroitement entre des
doigts tout moites, puis la porta dévotement à ses lèvres. Tandis
qu'il savourait la douceur de ce premier baiser, Hélène, les" yeux
perdus dans le vague, revoyait, corarme au fond d'une mystérieuse
perspective, la grande fenêtre à meneaux sculptés du premier
étage, les paquets de fleurs amoncelées et Philippe de Préfaille
penché sur son bras nu...
Ils revinrent silencieusement dans la direction du château : —
Hélène, les yeux fixes, les bras croisés et serrant nerveusement sur
sa poitrine ses mains glacées; — M. de La Roche-Élie, grave, so-
lennel, avec une physionomie à la fois rêveuse et satisfaite, se féli-
citant d'avoir obtenu si promptement une réponse affirmative, mais
ruminant avec inquiétude en son par -dedans, les déclarations de
cette étonnante jeune fille. — A les voir cheminer ainsi, pensifs et
taciturnes, l'un près de l'autre, on ne se serait pas douté qti'on
eût affaire à deux fiancés en train de fixer le jour de leurs épou-
sailles.
Assise sur son banc, une face à main appliquée contre ses yeux,
M™'' des Réaux suivait anxieusement les circuits des deux jeimes gens
autour de la pelouse. Quand elle les vit revenir si rêveurs et si
complètement silencieux, elle eut peur que tout fût manqué et, n'y
tenant plus, elle alla au-devant d'eux.
— Madame, lui dit M. de La Roche-Élie dès qu'ils se furent re-
joints, mademoiselle votre fille a eu la bonté d'accueillir ma de-
mande et de fixer elle-même l'époque prochaine où mes vœux se-
raient comblés ; permettez-moi d'être le premier à vous en instruire...
D'ailleurs, ce ne sera bientôt plus un secret, car M"* Hélène m'au-
torise à l'annoncer à nos amis.
M""^ des Réaux était devenue pourpre ; son animation contrastait
616 REVUE DES DEUX MONDES.
singulièrement avec la pâleur mate du visage de sa fille. Elle ne
put se contenir et lui sauta au cou :
— Ah ! ma chère enfant, s'écria-t-elle, que je suis heureuse I
Puis se retournant vers son futur gendre, et, dans l'emportement
de sa joie expansive, lui saisissant les mains :
— Cher monsieur, continua-t-elle, je suis si contentel.. Laissez-
moi aussi vous embrasser ! "^""Ê^f~~^; ^^â^'^»^
^ En même temps elle appliquait deux baisers sur les joues de
M. de La Roche-Élie, plus confus que charmé de cette publique ac-
colade, qui lui semblait un manquement choquant aux règles de la
correction et de la tenue.
— Hé bien ! hé bien ! que se passe-t-il donc ? demanda M™® de
Boiscoudray, qui accourait très intriguée.
— Comtesse, répondit M""" des Réaux rayonnante, vous voyez une
mère enchantée et qui ne peut s'empêcher de le montrer... Je vous
annonce le mariage d'Hélène avec M. de La Roche-Élie.
— Ah! cette chère petite!., dit en minaudant la comtesse, mais
c'est tout à fait une surprise !.. Ces magistrats ne doutent de rien...
Tous mes complimens, monsieur de La Roche-Élie, vous avez la
main heureuse !
Les joueurs de croquet s'étaient approchés et chacun fut mis au
courant de la nouvelle. Alors ce fut un concert de congratulations,
une succession bruyante de sihake hand et d'embrassades. Philippe
de Préfaille s'avança en souriant indolemment vers Hélène et lui
tendit la main.
— Mademoiselle, dit-il d'un ton légèrement ironique, permettez-
moi de joindre mes féhcitations à celles de tous vos amis.
— Merci, monsieur, murmura-t-elle sans prendre la main qu'il
lui offrait.
II ne se déconcerta pas et ajouta avec la même intonation, mais
presque à voix basse :
— Vous le voyez, il ne faut jurer de rien... La Roche-Elie s'est
entêté et il a triomphé.
Une subite rougeur colora les joues blanches d'Hélène et ses
yeux étincelèrent.
— Que voulez-vous, monsieur? répliqua-t-elle d'une voix mor-
dante, les jeunes filles ne font pas peur à tout le monde, même avec
le mariage en perspective !
André Theiriet.
{La troiiième partie au prochain n*.)
SOUVENIRS
AVANT-PROPOS
(i)
Je ne donnerai point à cet humble récit le nom pompeux de
Mémoires, moins encore le nom dangereux de Confessions. Il faut
être saint Augustin pour édifier en révélant sa ^ie intérieure, ses
erreurs et ses fautes, ses combats et ses misères ; peut-être même
est-il permis de penser que le li\Te d'un grand docteur n'est pas
toujours lu selon l'esprit qui l'a dicté, et qu'on y cherche trop sou-
vent ce qu'il y déplore. Il faut être Rousseau pour se complaire à
raconter ce qu'il raconte et pour en tirer vanité; je crois, comme
lui, plus que lui peut-être, que, même après l'avoir lu, nul homme,
au jour du jugement, n'aura le droit de dire à Dieu : Je fus meil-
leur que cet honune-là-, mais c'est chose dont il y a lieu de rougir
à part soi, et non de faire étalage.
Quant aux Mémoires, pour peu qu'on ait mis la main aux affaires
publiques, on ne peut guère, en écrivant les siens, ne pas écrire, à
certain degré, ceiLx des autres ; on ne peut guère échapper à l'al-
ternative ou d'offenser les \ivans, ou de juger les morts sans les
entendre. J'éviterai ce double écueil en ne faisant point de l'his-
toire, en me bornant à recueillir pour moi-même, pour les miens,
(1) U Avant-Propos que nous reproduisons en tête de cet extrait dit assez quel est
le caractère des Souvenirs du feu duc de Broglie, et on ne peut lui reprocher que de le
dire trop modestement. Ces Souvenirs, publiés par son fils, paraîtront prochainement
à la librairie Calmann Lévy. En attendant, et avec l'autorisation de l'éditeur, nous en
publions un chapitre qui nous a semblé contenir sur les événemens de 1814 et de 1815
des renseignemens d'autant plus précieux qu'on les chercherait inutilement ailleurs.
D'autres extraits suivroqt, au fur et à mesure de la publication.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
tout au plus pour une étroite intimité, les souvenirs que m'a lais-
sés une longue et laborieuse carrière. Homme public pendant plus
de quarante ans, je n'ai jamais évité ni recherché la publicité;
homme privé, je n'ai plus rien désormais à démêler avec elle; et si,
contre toute attente, cet écrit devait tomber quelque jour en des
mains auxquelles il n'est point destiné, je préviens d'avance qu'on
n'y trouvera rien de ce qui plaît aujourd'hui, rien de ce qui fait le
succès des compositions de ce genre.
J'ai vécu plus de soixante et dix ans ; j'ai traversé plus d'une
époque de désordres, de malheurs, de crimes ; Dieu ne m'a épar-
gné ni les épreuves ni les revers ; il m'a fait la grâce de ne jamais
méconnaître ni la sagesse de ses voies, ni l'excellence de ses
œuvres.
J'aime la vie, je Vaime et la ndtive, comme Montaigne, telle
qu'il a plu à Dieu nous V octroyer^; j'en ai joui dans mon enfance,
dans ma jeunesse, dans mon âge mûi*, j'en jouis encore dans ma
vieillesse, avec douceur et reconnaissance. Je ne regrette rien de
ce que le progrès des ans m'a successivement enlevé; j'éprouve
qu'à vivre longtemps on gagne en définitive plus qu'on ne perd,
et qu'en sachant être de son âge et de son temps, à 7nesure que
rhomme extérieur se détruit, l'homme intérieur se renouvelle.
On ne trouvera donc ici ni misanthropie, ni mélancolie; on n'y
trouvera ni dégoût de l'existence, ni dédain des choses d'ici-bas ;
on n'y trouvera pas même cette teinte de tristesse contenue et de
résignation virile qu'inspiraient à Gibbon la fin de son œuvre et le
soir de sa vie. Je n'ai point élevé comme lui un monument du-
rable et dont mon âme ait peine à se détacher.
On n'y trouvera, non plus, ni révélations malveillantes, ni récri-
minations.
Né dans le sein d'une famille justement honorée, entré par
alliance dans une famille justement célèbre, appelé naturellement
à faire nombre dans l'élite de la société, soit au dedans, soit au
dehors de mon pays, je n'ai connu intimement que des personnes
qui valaient mieux que moi, et à qui je dois le peu que je vaux.
Tour à tour l'un des chefs d'une opposition modérée, minisire,
premier ministre, j'ai été, comme tout autre, injurié, calomnié,
outragé; je l'ai peut-être été moins que tout autre; ces injures, ces
calomnies, ces outrages, n'ont jamais porté atteinte à ma considé-
ration {)ersonnelle; on a toujours pensé de moi plus de bien que je
n'en pense moi-même. J'ai rencontré des adversaires, je ne me sais
point d'ennemis. J'ai eu des amis, — j'en conserve encore. Dieu
merci, — des amis dont l'affection m'est chère, qui m'ont rendu
de grands services, dont je n'ai jamais ou à me j)laiudre. Par tous
ces motifs, je serais inoxcusable, béni surtout comme je l'ai été
SOUVENIRS. 516»
dans mes relations domestiques, de mal penser des hommes en
général, et d'en médire en particulier.
L'intérêt que peut inspirer, s'il en peut inspirer toutefois, cet
exposé des diverses circonstanœs de ma vie, ne saurait donc pro-
venir que de sa simplicité même, de sa sincérité, je dirais presque
de son ingénuité. Tout est fini pour moi ; ma cause, la cause des
honnêtes gens et des gens sensés, a succombé pour longtemps,
selon toute apparence ; je n'en espère plus rien que pour mes en-
fans. Je n'ai, dans ma conduite, rien à défendre, rien à publier, rien
à expliquer en ce qui touche à l'honneur, à la probité privée et po-
litique ; j'ai assez vécu, j'ai assez vu se tromper les plus clairvoyans
et échouer les plus habiles pour faire bon marché de tout le reste.
Je serai vrai.
Mais, pour être vraiment vrai, il ne suffit pas toujours d'en avoir
l'intention ; il faut avoir bonne et exacte mémoire ; il faut surtout
se tenir en garde contre l'instinct tout françoh qui porte à se faire
effet à soi-même, à disposer im peu les événemens pour l'agrément
même de la chose, lorsque, d'ailleurs, cela ne nuit à personne.
Je m'efforcerai d'éviter ce genre d'infidéUté tout esthétique, si
l'on ose ainsi parler, en m'attachant sévèrement à l'ordre chronolo-
gique et personnel; je suivrai pas à pas, c'est-à-dire d'année en
année, mes souvenirs. Je ne parlerai que des faits auxquels j'ai
j)ris part et des hommes que j'ai vus à l'œuvre. Je m'attacherai à
reproduire , autant que possible , mes impressions du moment,
en me bornant à les rectifier quand l'expérience et la réflexion
m'en auront appris le faible ou le faux. En un mot, et ce sera tout
mon pauvre mérite, ye dirai: j'étais là, telle chose tn advint j il n'ap-
partient qu'aux maîtres d'ajouter : vous y croirez être vous-mêmes.
Janvier 1857.
LIVRE III
I.
Dans la nuit du 31 décembre 1813 au 1^ janvier 1814, les alliés,
après avoir hésité longtemps, traversèrent le Plhin entre Spire et
Bàle.
Le 24 janvier, l'empereur partit pour l'armée ; le 31 mars, Paris
capitula; le 2 a\Til, le sénat prononça la déchéance; l'empereur
abdiqua le 11.
Louis XVIII, rappelé au trône, rentra en France le 29 ; le 2 mai,
520 REVUE DES DEUX MONDES,
il posa les bases de la charte dans la déclaration de Saint-Ouen;
le 30, il inaugura les deux chambres.
Je n'ai assisté qu'en simple spectateur à ces événemens, sans y
prendre aucune part; et, comme spectateur, voici, en peu de mots,
le peu que j'ai vu.
Ce ne fut qu'au bruit du progrès des alliés, et précisément dans
la mesure de ce progrès, que j'entendais prononcer le nom des
princes de la maison de Bourbon. Je n'ai pas besoin de dire que
j'étais étranger aux conciliabules que tenaient, dit-on, leurs parti-
sans, et dont, pour ma part, je doute très fort ; mais, dans les mai-
sons que je fréquentais et où les esprits étaient, d'ailleurs, très
partagés, il était impossible qu'on ne discutât pas les chances de
l'avenir; la restauration y avait sa part, mais fort petite; et, chose
étrange, on ne savait rien à Paris ni de l'entrée du comte d'Artois
en Franche-Comté, ni de l'arrivée du duc d'Angoulême dans le
Midi. Je me souviens très bien, par exemple, des discussions dont
le salon de M""® de Jaucourt était le théâtre, discussions qui se pro-
longeaient très avant dans la matinée. M. de Jaucourt, bien que
sénateur et attaché à la personne du roi Joseph, était certaine-,
ment très avant dans la confidence de M. de Talleyrand, puisqu'il
devint membre du gouvernement provisoire. Eh bien! là même,
chez lui, en sa présence, on n'agitait guère que l'alternative de la
paix ou de la régence, et l'on inclinait plutôt à croire à la paix. J'en-
tends encore M. de Damas, ancien émigré rentré depuis longtemps,
mais resté émigré jusqu'au bout des ongles, s'épuiser en argumens
pour justifier, tant bien que mal, la stratégie des alliés et soutenir
contre tout le monde qu'ils arriveraient à Paris; il ne parlait pas des
Bourbons, même dans cette hypothèse.
Mais si, dans les hautes régions, les esprits étaient encore très
incertains et très circonspects, le mécontentement public se faisait
jour, et j'en suivais, avec une anxiété curieuse, les premières
explosions. Je n'oublierai jamais le soir où, tranquillement assis à
l 'Opéra-Comique, assistant à la représentation du Tableau par-
lant, vieille production de Marmontel et de Grétry, au moment où
l'on chantait cette ariette :
Vous étiez co que vous n'êtes plut,
Vous n'étiez pas ce que vous êtes. . .
les applaudissemens éclatèrent de toutes parts, depuis le parterre
jusqu'au paradis, et se renouvelèrent à plusieurs reprises. J'ou-
blierai encore moins une autre scène dont je fus témoin deux
jours après celle-là. J'étais au Vaudeville. La police y faisait repré-
senter une pièce de circonstance où les Cosaques pillaient un vil-
SOUVENIRS. 521
lage, poursuivaient les jeunes filles et mettaient le feu aux granges;
la pièce fut silïlée outrageusement dès le début, interrompue par
les clameurs du parterre, et ne put aller jusqu'au bout. Que souhai-
tait le public qui se li\Tait à ces démonstrations ardentes? Il n'en
savait rien, il ne pensait point aux Bourbons, il n'appelait point
les alliés de ses vœux, il ne songeait point à la régence; il se pas-
sait simplement une fantaisie de colère, arrive que pourra.
On se fait à tout. Les alternatives de succès et de revers, pen-
dant la courte campagne de France, avaient tellement démonté les
esprits et déconcerté les conjectures que le jour où l'on apprit
l'approche des alliés, personne n'y voulait croire. 11 fallut que le
bruit du canon et le spectacle des paysans se réfugiant dans les
faubourgs avec leurs familles, leurs meubles, leurs bestiaux, vînt
triompher de l'incrédulité générale.
Le lendemain, je me levai à la pointe du jour; j'éveillai mon
voisin, M. de Norvins. iNous nous étions donné rendez-vous. Nous
remontâmes rapidement le boulevard et les rues qui se dirigeaient
vers la barrière de Glichy. Repoussés par les troupes qui gar-
daient cette barrière, nous suivîmes le mur d'octroi jusqu'à la bar-
rière du faubourg Saint- Antoine. Toujours écartés, et non sans
raison, par les gardes nationaux et les soldats, nous entendions se
rapprocher de plus en plus la canonnade et la fusillade. Nous re-
descendîmes ensuite le boulevard, où la foule commençait à s'accu-
muler, et par\1nmes sans obstacle sur les hauteurs de Monceau.
De là nous vîmes très distinctement les forces de l'armée alliée se
déployer, et quelques tirailleurs, sortis des barrières, engager de
légères escarmouches sans portée et sans conséquence. Personne
ne semblait commander à Paris ; la garde nationale manquait de
fusils ; rien ne provoquait les habitans à la résistance.
Revenus sur le boulevard, entre la Madeleine et la rue Mont-
martre, il nous parut que la foule avait changé de caractère ; ce
n'était plus une cohue effarée de gens appartenant à toutes les
conditions de la vie, la foule était presque exclusivement composée
de gens bien mis, de femmes en négligé élégant, c'était presque
une promenade publique. Les boutiques, d'abord soigneusement
fermées, se rouvraient à demi, les restaurans se remplissaient
d'hommes et de femmes qui déjeunaient à la hâte ; on entendait
le bruit du combat très distinctement, on dit même que quelques
obus tombèrent dans les rues adjacentes, mais je n'en crois rien.
Les nouvelles qui circulaient étaient, comme on peut le penser,
très diverses et très contradictoires; personne ne croyait à rien;
tout le monde s'attendait à tout.
A la tombée de la nuit, nous revînmes au logis. Je demeurais
encore à cette époque dans la rue de la Madeleine. Avant de ren-
522 REVUE DES DEUX M0NDE3.
trer, je m'arrêtai quelques instans dans la rue des Champs-Elysées,
cliez M"^ la duchesse d'Abrantès ; j'y trouvai le général Kellermann,
que je n'avais pas revu depuis mon séjour à Valladolid; il y racon-
tait le combat du matin, les pourparlers engagés, la capitulation
prochaine, le départ de la régente, des ministres, du gouverne-
ment tout entier. Ne pouvant rien pour mon pauvre pays, je réso-
lus, du moins, de ne pas assister à l'occupation de Paris par l'en-
nemi. Je me tins renfermé chez moi, je ne vis ni le triste défilé
des troupes alliées sur nos boulevards, ni les scènes honteuses qui
signalèrent leur entrée.
Je ne quittai ma retraite qu'au bout de plusieurs jours, lorsque
notre sort fut fixé, lorsque, faute de mieux, les corps de l'empire
eurent disposé de la couronne, transféré notre allégeance d'un gou-
vernement à un autre et préparé à la France un nouvel avenir.
Je revis, sans leur porter envie, quelques-unes des personnes
engagées dans ces transactions. M. le comte d'Artois venait d'ar-
river ; c'était à qui se ferait présenter à lui ; les vieux royalistes
accouraient des quatre coins de la France et les serviteurs de l'em-
pire se précipitaient pour les devancer. On me pressa d'en~fâïre
autant et de ne pas négliger la part de restauration que mon nom
pouvait me valoir, d'autant que, fort obscur jusqu'alors, je n'avais
rien à me faire pardonner. Mais tout ce que je voyais m'inspirait
un profond dégoût et me semblait parfaitement ridicule. Je ne ré-
sistai pas toutefois, un matin, à l'envie d'entrer incognito, c'est-
à-dire sans uniforme et sans me faire nommer, dans la salle basse
du pavillon de Flore, où M. le comte d'Artois distribuait des sou-
rires et des complimens à tout venant. J'entrai à petit bruit, sans
être remarqué par personne, et je sortis de même. C'était un pauvre
spectacle. On m'a raconté que M. de La Fayette s'y était j)résenté le
matin même dans un dessein patriotique, à coup sûr : il ne serait
ni permis ni possible de lui en supposer un autre ; que, revêtu de
son ancien uniforme d'officier général, il avait été pris pour un an-
cien émigré, accueilli à bras ouverts comme tel, et qu'ayant décliné
son nom, M. le comte d'Artois était resté stupéfait, sans mot dire,
au milieu d'un auditoire indigné et consterné. Je ne sais si l'anec-
dote est vraie ; M. do La Fayette ne m'en a jamais parlé, et je ne
conçois pas pourquoi je no lui en ai pas parlé moi-même.
Vint l'entrée de Louis XVlIf, entouré des siens, escorté par les
généraux et les maréchaux de l'empire. J'assistai en simj)le curieux
à la marche du cortège, je le suivis de rue en rue, do boiilevaixi en
liôûlevard jusqu'à son entrée aux Tuileries. Je ne crains pas de m©
tromper en aflirmant qu'il y avait là deux courans bien distincts :
l'un (et c'était de beaucoup le plus considérable), composé de gens
à peu près comme moi, curieux, tristes et résignés; l'antre, com-
SOUVENIRS. 523
posé de royalistes ardens, en nombre limité, mais bruyans et dé-
monstratifs ; ces deux courans alternaient selon les quartiers, crois-
sant ou décroissant plus ou moins, mais toujours distincts ; le dernier
devient prédominant aux approches des Tuileries.
Louis XVIII, cheminant en calèche avec sa famille, avait l'air ou-
vert et sérieux, sans émotion apparente, M""® la duchesse d'Angou-
lême, cette physionomie grave et morose que nous lui avons tou-
jours connue. M. de Chateaubriand a fait de la poésie sur l'attitude
farouche et sinistre des troupes devant lesquelles passait le cortège. Je
les ai bien observées, rien de semblable ne m'a frappé et je n'ai rien
remarqué qui ait fixé mon attention. Les généraux à cheval autour de
la calèche étaient visiblement agités et inquiets. Je rentrai chez moi,
médiocrement satisfait et dans un état d'esprit tout à fait perplexe.
Depuis ce moment jusqu'au jour de la promulgation de la charte,
je suivis de l'œil la marche et les progrès du nouveau gouverne-
ment, mais sans aucun eflbrt pour m'en rapprocher et me tenant
plutôt à distance des personnes de ma famille ou de ma connais-
sance qui s'y engageaient de plus en plus. J'étais néanmoins tenu
fort au courant des délibérations du comité chargé de rédiger la
charte et cela par une circonstance assez singulière.
J'ai parlé de mon excellent ami et camarade Pépin de Bellisle.
Il était revenu en France lorsque notre armée avait définitivement
évacué l'Espagne, et je l'avais retrouvé à Paris lorsque je ^e^ins
moi-même de Prague. Je le voyais souvent. Élevé dès sa première
jeunesse par M. et M™^ Beugnot, presque enfant de cette maison,
il m'y présenta. M. Beugnot, alors ministre par intérim du gouver-
nement provisoire, tenait la plume comme secrétaire dans le co-
mité de constitution désigné par le roi. Nous allions chez lui, Bel-
lisle et moi, presque tous les soirs. Il nous racontait habituellement
la séance du matin, et nous restions fort avant dans la nuit à discu-
ter. Nous lui faisions la guerre lorsqu'il faiblissait dans la défense
des principes constitutionnels, et s'il a, comme je le crois, exercé
quelque influence, quant à l'adoption de certaines dispositions con-
testées, peut-être n'y avons-nous pas été complètement étrangers.
Né à Troyes, en Champagne, dans une condition honorable et
modeste, entré de bonne heure au barreau, et, plus tard, à l'as-
semblée législative, membre de la courageuse minorité qui honora
cette assemblée, emprisonné sous la Terreur, devenu successive-
ment sous l'empire préfet de Rouen, conseiller d'état, administra-
teur du royaume de Westphalie, M. Beugnot était , à coup sûr,
un homme très honnête et très éclairé. Son esprit était étendu,
simple et sagace, son instruction très variée, sa conversation char-
mante. Il avait vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses ; il
les avait très bien vus, et sa mémoire était infaillible. Mais il n'avait
524 REVUE DES DEUX MONDES,
pas entièrement échappé au funeste effet des révolutions succes-
sives couronnées par l'administration impériale ; son caractwe
n'était pas au niveau de ses lumières; il avait un peu l'épine dor-
sale brisée ; en un mot, il appartenait plus ou moins à la tribu des
fonctionnaires.
Il n'obtint point, par cela même, dans la rédaction de la charte,
tout l'ascendant que la supériorité de son esprit et de son expé-
rience lui pouvait naturellement acquérir. Parmi les dispositions
qu'il laissa passer sans trop de résistance, il en était une qui nous
touchait au vif, mon ami Bellisle et moi ; c'était celle qui fixait à
quarante ans l'âge exigé pour entrer à la chambre des députés.
Cette disposition nous condamnait pour dix ans et plus à l'oisiveté
politique ; nous en fîmes à M. Beugnot des reproches très amers,
dont il se défendait, comme de coutume, assez mollement. On voit
par là que j'étais personnellement loin de m'attendre au dédomma-
gement qui m'était réservé. Gela peut paraître extraordinaire, mais
n'en est pas moins vrai. J'avais totalement oublié que j'étais le chef
de la branche aînée de ma famille, l'héritier du duché de Broglie,
et qu'à ce titre, puisqu'il s'agissait de créer une chambre des pairs,
j'y devais être naturellement appelé.
Heureusement d'autres y pensaient pour moi ; mon oncle, le
prince Amédée de Broglie, qui pouvait très bien, en qualité d'an-
cien aide de camp de M. le prince de Condé, faire pencher la balance
en sa faveur, fit au contraire valoir mes di'oits, sans m'en préve-
nir, avec beaucoup de zèle et de désintéressement : le flot de la
restauration était d'ailleurs pour moi, sans que j'eusse besoin de
m'en mêler. Ce ne fut pas néanmoins sans beaucoup de surprise
que je reçus, le matin même du A juin, la lettre close qui convo-
quait la future chambre des pairs, composée d'anciens sénateurs
et d'anciens grands seigneurs, dans les salles du palais Bourbon,
où siégeait la chambre des députés.
La séance fut imposante, solennelle et, à tout prendre, satisfai-
sante. Le discours du roi, grave, digne, compensa jusqu'à un cer-
tain point le regret qu'inspiraient aux gens sensés la chtirte oc-
troyée, les dix-neuf années de notre régne , le discours hétéroclite
du chancelier Dambray et l'élimination d'un certain nombre de séna-
teurs auxquels le public ne prenaitd'ailleurs qu'un médiocre intérêt.
Je me trouvai donc transporté tout à coup, et par le simple cours
des événemens, au premier rang dans la société et dans l'état. Je
ne l'avais point mérité par mes services , je ne m'en étais point
rendu indigne par mes sentimens, mon langage et ma conduite. U
ne me restait qu'à bien user de cotte fortune inattendue.
J'av&is vingt-neuf ans. Je disposais librement depuis dix ans de
mon temps et de mon modeste patrimoine. L'emploi que J'avais fait
SOOTIMRS. 525
de l'un et de l'autre n'était point de nature à me rendre difficile un
établissement convenable. De ces dLx ans, j'avais passé la moitié à
Paris, dans ce qu'on nomme le monde, l'autre moitié à l'étranger
et dans les affaires. J'avais acquis quelque expérience des hommes
et des choses, et le cours de mes études m'avait préparé à la vie
publique, autant, au moins, que la plupart de mes contemporains.
Les dispositions que j'y portais étaient de bon aloi. Mes sentimens
étaient sains, mes intentions droites , mes opinions sensées. Sans
mépriser ni dénigrer l'ancien régime, toute tentative de le remettre
sur pied me paraissait puérile. J'appartenais de cœur et de convic-
tion à la société nouvelle, je croyais très sincèrement à ses progrès
indéfinis ; tout en détestant l'état révolutionnaire, les désordres qu'il
entraîne et les crimes qui le souillent , je regardais la révolution
fi-ançaise prise in globo comme une crise iné\itable et salutaire ; en
politique, je regardais le gouvernement des États-Unis comme l'ave-
nir des nations civilisées et la monarchie anglaise comme le gouver-
nement du temps présent ; je haïssais le despotisme et ne voyais
dans la monarchie administrative qu'un état de transition. Il y avait
en tout cela sans doute beaucoup de jeunesse, un peu de rêverie,
mais rien qui fût radicalement faux, rien qui ne pût être rectifié
par le temps et la réflexion, rien qui ne fût compatible avec une
conduite loyale et régulière.
J'avais employé les loisirs où me laissait l'agonie du régime im-
périal à traiter par écrit diverses questions politiques. Je trouve à
la fin d'un de ces essais, auxquels je n'attache, d'ailleurs, aucune
importance, le passage suivant : « Montesquieu, entraîné par son
amour pour son pays, a fait fléchir souvent la justesse de son juge-
ment pour présenter aux Français leur gouvernement comme l'un
des trois types sur lesquels doivent être modelés tous les autres.
Mably n'a pas dissimulé l'opinion contraire. On sait qu'il dit un jour
avec humeur en entendant parler de quelques améliorations : Tant
pis, cela fera durer la vieille machine qu'il faut détruire! Le des-
sein de Montesquieu était raisonnable ; il est triste de penser que
Mably avait raison. » Ce peu de lignes dépose de l'état de mon es-
prit à cette époque et de la fidélité de mes souvenirs actuels.
Quelle que fût, néanmoins, la modération de mes desseins et de
mon caractère, par cela seul qu'ils étaient contraires au courant des
idées et des sentimens à la mode, je ne tardai guère à devenir, pour
la cour du nouveau roi et pour la haute société, un apprenti jaco-
bin. La conduite de M. d'Argenson (1) y fut pour quelque chose.
11 avait nettement et sèchement refusé la mission de commissaire
royal, délégué pour faire reconnaître et installer dans les dépar-
(1) M. d'Argenson ar&it épouté la mère du duc de Broglie.
526 REVOE DES DEUX. MONDES.
temens le nouveau régime. Mais ce qui conti'ibua le plus à me dis-
créditer dans les hauts lieux ,. ce fut, d'une part, les liaisons que
je conservai avec plusieurs des serviteurs du régime impérial,
entre autres M. de Bassano et M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély,
et, de l'autre, les liaisons que je formai avec les membres des deux
chambres qui pensaient comme moi, avec Tracy, Lanjuinais, Boissy
d'Anglas, Pontécoulant, Malleville, Lenoir-Laroche, dans la chambre
des pairs; avec Dupont de l'Eure,. Gallois, Ganilh, Flaugerg.uies,
Baynouard, dans la chambre des députés.
Je ne pris, néanmoins, aucune part aux discussions qpi signa-
lèrent la première session du parlement français et qui portèrent
principalement sur la loi de la presse présentée par l'abbé de Mon-
tesquiou; sur le système de finances de l'abbé Louis, devenu, ou
plutôt resté le baron Louis ; sur l'affaire du général Exelmans et
sur la restitution des biens des émigrés. Il ne tiendrait qu'à moi
d'en faire honneur à ma modestie, de dire que n'ayant pas voix
délibérative à la chambre dont je faisais partie, c'eût été présomp-
tion, de ma part d'y prendre la parole uniquement pour être en-
tendu, mais j'aime mieux convenir de bonne foi que la timidité
fut pour beaucoup dans mon silence, et, comme il arrive presque
toujours, l'amour -propre pour beaucoup dans ma timidité.
J'avais , d'ailleurs , autre chose à penser et meilleure excuse.
C'était le moment où se préparait le grand événement de ma vie,
celui qui a décidé de ma destinée pour ce monde et, je l'espère,
pour un monde meilleur.
M""" de Staël, exilée dix ans par l'empereur, échappée pénible-
ment à sa tyrannie en traversant toute l'Europe, de Genève k Mos-
cou, de Moscou à Stockholm, reçue triomphalement en Angleterre,
était rentrée en France peu après le retour de Louis XVI II; elle y
était entrée accompagnée de son fils, de sa fille, de M. Rocca, son
second mari, et de Wilhelm Schlegel, à cette époque l'une des gloires
de la littérature allemande. Elle avait été fort liée avec ma mère,
ainsi que je l'ai déjà rappelé plus d'une fois ; enfant, je l'avjiis con-
nue; je ne tardai pas à lui être présenté.
Tout est dit désormais sur M"" de Staël. Pleine justice lui est
rendue, les hommes éclairés, les hommes honnêtes de tous les par-
tis, ce chœur des gens de bien et de bon sens qui devance la pos-
térité et prépare ses arrêts, s'accordent à reconnaître, dans l'auteur
de tant d'écrits qui vivront autant que notre langue, la générosité
du cai*actère, l'élévation des scutimens, la force, l'étendue et la
finesse de l'esprit, une rare diversité de dons naturels et de talens
acquis, sans parler de l'incomparable éclat de sa conversation, le
n'ajouterai rien à tout ceci, et, de vrai, (ju'y ajouterais-jo? M'"" de
Staël a pliuAi nui quelque i>eu à la mémoire de son illustre père
SOUVENIRS. 527
en l'accablant d'éloges mérités, en disposant le public ingrat et
malin à dire de lui ce que disait d'Aristide le paysan athénien. Je
ne rendrai point à la sienne ce mauvais office et je me contenterai
d'indiquer un trait particulier de sa nature, parce qu'il suJBt à lui
seul pour expliquer bien des choses et pour répondre au besoin à
plus d'un reproche.
Ce qui caractérisait avant tout, plus que tout, M™* de Staël, c'était,
d'une part, une activité impétueuse, impérieuse, irrésistible pour
elle-même, et, d'une autre part, si j'ose ainsi parler, un bon sens
inexorable. Dans toutes les transactions de la vie, publique ou pri-
vée, dans toutes les préoccupations de l'intelligence, étude ou mé-
ditation, composition ou conversation, son génie naturel la portait,
ou plutôt l'emportait au but, tout d'un trait, de plein saut, au hasard
des difficultés, et s'exposait ainsi à dépasser quelque peu la mesure
de l'actuel et du possible. Elle était la première à s'en apercevoir
et la plus choquée du mécompte ; son admirable discernement du
vrai, du réel, de ce qui se cache au fond des choses et au fond des
cœurs, l'éclairait d'une illumination subite, la perçait du même
coup, comme d'un vif aiguillon ; les retoiu^ étaient brusques, les
réactions franches, comme on dirait en mécanique, en chimie, en
médecine, et, le plus souvent, le dédain des précautions à prendre
pour couvrir la retraite, pour ménager les transitions, faisait beau
jeu à la médiocrité envieuse et maligne contre l'esprit supérieur.
Je suis fermement convaincu qu'en y regardant de près, on trou-
verait au fond de tous les torts réels ou supposés, et supposés
pour la plupart, qu'on a bien ou mal à propos imputés à iP" de
Staël, cette lutte entre deux qualités éminentes qui la dominaient
tour à tour, au lieu de se limiter, de se tempérer mutuellement ;
c'est ce qui rendit son existence orageuse, c'est ce qui rendait son
intimité, voire même son intérieur de famille, passionné, ardent,
tumultueux : je ne crains pas d'ajouter que c'est ce qui détruisit sa
santé, malgré la vigueur naturelle de son tempérament, et termina
prématurément sa vie dans la force de l'âge et du talent.
Elle m'accueillit avec bonté, elle aimait les titres de noblesse, les
noms historiques, les idées libérales ; elle détestait l'empereur et
le régime impérial ; elle se résignait à la restauration, sans illusion,
sans aversion, sans préjugés favorables ni contraires. J'étais assez
son fait sous ces divers rapports. Je la vis bientôt tous les jours ou
à peu près; j'allais habituellement chez elle soir ou matin, quel-
quefois l'un et l'autre, soit à Paris, soit à Glichy, où elle s'étabUt
pendant l'été.
Je me liai intimement avec son fils. J'étais son aîné de plusiem-s
années. Élevé de bonne heure dans un gjmnase en Allemagne,
puis, plus tard, sous les yeux mêmes de sa mère, par M. Schlegel^
528 REVUE DES DEUX MONDES.
il était excellent i>cholai\ et presque aussi versé dans la connais-
sance de l'antiquité que dans les moindres finesses et les moindres
délicatesses des langues classiques. Il avait beaucoup voyagé ou
seul, ou avec sa mère, et parlait la plupart des langues modernes
avec une facilité merveilleuse et l'accent le plus pur. Propre à tout,
il avait traversé avec éclat les examens de l'École polytechnique,
sans entrer définitivement dans l'école même. Éclairé, fier et géné-
reux comme sa mère, il en subissait la disgrâce, et il en épousait
les espérances avec joie et avec orgueil. Mais ce qui le distinguait
au plus haut degré, ce qui faisait de lui un homme à part, c'était
l'aptitude singulière à faire passer dans l'exécution, dans la pra-
tique, les idées spéculatives des rares esprits qui se pressaient au-
tour de sa mère. Il était, il fut toute sa vie matter of fact mariy
comme on dit en Angleterre. Si sa jeunesse, son origine étrangère,
l'uniforme suédois qu'il portait encore, ne lui eussent pas interdit, en
France, l'accès des fonctions publiques, si la mort ne l'eût pas en-
levé trop tôt, je suis convaincu qu'il aurait figuré au premier rang
parmi les hommes de notre temps.
Je ne dirai rien de sa sœur ; il m'en coûterait trop de recourir,
pour exprimer ma pensée, à des termes qui paraîtraient exagérés,
tout en restant bien au-dessous de la vérité. Ceux qui l'ont connue
intimement me comprendront ; quoi que je dise, les autres ne me
comprendraient pas.
J'ai peu connu M. Rocca. Au moment où M™* de Staël revint en
France, il était atteint d'une maladie mortelle qui le condamnait à
la retraite et au silence absolu. On ne le voyait que de loin en loin.
Dans le très petit nombre de paroles que j'ai recueillies de lui, il
m'a laissé l'idée d'un esprit original, brusque et naïf, qui devait
avoir quelque chose de singulièrement piquant. J'ai beaucoup connu,
en revanche, Wilhelm Schlegel, et j'aurai souvent occasion d'en
parler. Je laisserai venir l'occasion et me bornerai, en ce moment,
à dire qu'il m'accueillit, comme le reste de la maison, avec beau-
coup de bienveillance.
Mes assiduités dans cette maison n'ayant point paru déplaire, je
conçus bientôt de plus hautes esj)érances, et, vers la fin de l'au-
tomne, je partis pour les Ormes, afin d'obtenir le consentement de
ma mère, qui me l'accorda volontiers, et revint avec moi à Paris.
M. d'Argenson avait été le premier à me conseiller ce luariage ; il
suivit ma mère de près.
L'assentimtMit cordial et empressé de ma mère m'était fort né-
cessaire pour faire tète à l'orage que ma résolution excitait au sein
de ma iamille. Tel était le courant de l'opinion dominante, et telle la
folie des préjugés nobiliaires fraîchement exhumés qu'on y regardait
mon mariage avec la fille d'un grand seigneur suédois comme une
SODVEÏNIRS. 529
mésalliance. On rappelait Topposition entre le maréchal de Broglie
et M. Necker, en 1789 ; il semblait que nos deux familles fussent
des Capulet et des Montaigu ; mon oncle Amédée, à qui j'avais des
obligations réelles et récentes, me traitait d'ingrat ; bref, la rumeur
était extrême et croissait d'heure en heure.
Je tins bon. Le mariage fut convenu et rendu public, dès le len-
demain de l'arrivée de ma mère, et ne fut différé qu'en raison
d'arrangemens de fortune qui dépendaient de la restitution de deux
millions prêtés généreusement à l'état par M. Necker. Je revien-
drai sur ce sujet.
II.
Les derniers jours de 1814 et les trois premiers mois de 1815
s'écoulèrent pour moi rapidement. Je me couchais tard et me levais
de grand matin ; j'étudiais avidement durant une partie de la nuit
et la première moitié de la matinée, ne négligeant rien pour me
rendre digne de la position qui m'était échue : politique, jurispru-
dence, économie politique, finances, administration, je dévorais
tout, un peu à la hâte et pêle-mêle; midi venu, je partageais le
reste de la journée entre la société de M™* de Staël et les séances
des chambres.
M™^ de Staël, en retrouvant son cher Paris, après dix années
d'exil, était lancée dans le très grand monde. Accueillie, recher-
chée même à la cour et chez les ministres, ménagée dans le fau-
bourg Saint-Germain, son salon était le rendez-vous de tous les
étrangers que la restauration attirait à Paris. Ce n'était pas ce qui
m'en plaisait le plus. Dans la position où se trouvait la France, tout
commerce avec les étrangers, quels qu'ils fussent, me répugnait à
certain degré, si fort même que je me félicitai, mon mariage
n'étant point encore déclaré, de n'être point appelé, comme membre
de la famille, à la fameuse entrevue de l'empereur Alexandre et de
M. de La Fayette, entrevue ménagée, comme on le sait, par M""® de
Staël et dans son propre salon ; je l'ai souvent regretté depuis.
Parmi les étrangers que je rencontrai dans ce salon figuraient,
au premier rang, le duc de Wellington, M. Ganning, sir James Mac-
kintosh, lord Harrowby et M. de Humboldt.
Le duc de Wellington m'inspirait, tout ensemble, de l'éloigne-
ment et du respect. C'était, pour le fond même du caractère, un
véritable Anglais, un Anglais de la vieille roche, un esprit simple,
droit, solide, circonspect, mais dur, raide et un peu étroit. Du
reste, sa position comme sa renommée formait un contraste étrange
avec la galanterie gauche et pressante qu'il affectait auprès des per-
TOME LXXIV. — 1886. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnes jeunes et belles, et qu'il poussait, dit-on, aussi loin que
celles-ci le permettaient. Il en a conservé les allures jusqu'à la der-
nière vieillesse, et ce n'est pas une des moindres preuves du bon
sens de la nation anglaise que le soin qu'ont pris tous les partis de
jeter, comme à l'envi, le manteau sur le côté ridicule du héros de
Waterloo.
M. Canning était tout autre. C'était, à la fois, un bel esprit et un
homme d'état; l'un des deux personnages gâtait un peu l'autre.
Le bel esprit était très brillant, plus peut-être que ne le compor-
tait la gravité d'un premier ministre en expectative ; l'homme d'état
prenait sa revanche ; il était hautain et dédaigneux. M™^ de Staël
avait avec l'un et l'autre des prises très vives, et c'était plaisir de
l'entendre; néanmoins, j'évitais M. Canning plus que je ne le re-
cherchais ; il n'était pas encore ce qu'il est devenu depuis, et de-
puis aussi je lui ai rendu plus de justice.
Sir James Mackintosh était, en revanche, l'un des hommes les
plus aimables que j'aie connus. Son savoir était immense. Il était
versé dans les langues classiques ; il connaissait à fond la littéra-
ture germanique, comme la littérature anglaise et française. De
visage et de caractère, il ressemblait à Cicéron. A l'époque dont je
parle, il revenait de Bombay, où il avait résidé plusieurs années à
titre de grand juge, et sa haute réputation, longtemps contestée,
commençait à s'établir solidement en Angleterre. Pendant le peu
de mois qu'il passa à Paris, il était l'un des habitués de la maison
de M""® de Staël, et il se prit, pour moi, d'une véritable amitié qu'il
m'a conservée jusqu'à sa mort. Ses mémoires, publiés par sa fa-
mille, en portent témoignage, et j'en garde un souvenir plein de
reconnaissance et de vénération.
Lord Harrowby, longtemps ministre en Angleterre, avant et de-
puis l'époque dont je parle, était un tory modéré, éclairé, d'une
politesse exquise et d'un sens parfait. J'étais très curieux de l'An-
gleterre, je me perdais en efforts j)our concilier ce que que je lisais
dans les livres composés ex professa sur ce pays, et ce que je lisais
chaque jour dans les feuilles publiques. Lord Harrowby satisfaisait
ma curiosité avec une inéjmisable complaisance. 11 me témoignait
l'intérêt qu'un vieillard d'une expérience consommée et d'un bon
cœur ressent naturellement pour un commençant do bonne volonté.
J'ai beaucoup profité de ses entretiens, et son amitié i)our moi ne
s'est pas démentie pendant de longues années ; car il n'est mort
que dans un âge très avancé ; il existait encore, bien infirme et bien
impotent, lorsque j'étais ambassadeur à Londres, et m'honorait do
ses conseils.
Je dirai peu de chose de M. de llumboldt; tout le monde l'a connu
en France, où il a résidé pendant tant d'années. C'était, sans doute,
SO[]?£MBâ. 531
et c'est encore (car il eiiste au moment où j'écris ces lignes), un
homme extraordioaire, d'un savoir universel, d'une activité prodi-
gieuse, et de qui l'on peut dire que rien ni personne ne lui était
étranger, mais un homme dont la société n'était pas tout à fait sûre,
un peu malicieux, un peu tracassier, fort meddliRg, comme dis€Si4
les Anglais, et au fait des moindres caquets de la moindre ville
des deux .mondes, comme des moindres secrets, des moindres
opérations de la nature. Sa conversation, très instructive, était
accablante, parce qu'elle était intai'issable, surchargée de faits et
d'allusions de tout genre, coupée de parenthèses innombrables et
interminables, et finissait par devenir fastidieuse, à force de co«r-
plimens prodigués indistinctement à tout venant. Je n'ai point connu
son frère, bien qu'il lut alors à Paris, où il se montra le grand
adversaire de la France ; c'était, tout le moade ea couvient, uae,
tête puissante et un cœur ardent. Je regrette de n'eu pouvoir par-
ler que sur le témoignage d'autrui.
Parmi les Français, les trois personnages considérables que je
vis habituellement à cette époque furent M. de Chateaubriand ,
M. de La Fayette et Benjamin Constant; il serait impossible d'eu
indiquer trois qui fussent plus différens l'un de l'autre.
M. de Chateaubriand ne fréquentait pas alors le salon de M°^ de
Staël- Je crois me rappeler que ce fut seulement en 1817 qu'il y
vint habituellement; mais nous le voyions souvent chez M°^ la
duchesse de Duras, qui devint, plus tard, l'une de ses admiratrices
passionnées. M"" de Duras demeurait alors rue de Grenelle, tout
près de la rue de Bourgogne, et porte à porte avec M""^ de Staël.
Elle lui ressemblait de taille et de figure, et ne négligeait aucuu
effort pour rendre cette ressemblance de plus en pius frappante.
C'était une personne d'un esprit distingué et d'un noble caractère^
mais dont l'existence a été malheureuse parce que sa position était
fausse, même à ses propres yeux. Fille d'un, conventionnel, M. de
Kersaint, gentilhomme breton,, républicain sincère, mais ardent et
déclamateur, comme l'étaient tous les répubhcains de cette époque,
née d'un père à qui l'on ne pouvait reprocher aucun acte criminel,
mais dont on pouvait citer de regrettables paroles, elle devait son
tabouret à la cour à son mariage, et son mariage au hasard de
l'émigration ; c'était une grande gèoe pour elle dans le coup de feu
de la restauration ; aussi son attitude dans le grand monde était-
elle un compromis perpétuel entre l'orgueil du rang et la piété
filiale. Douée d'un cœur sensible, elle vivait dans une méfiance,
par malheur trop bien fondée, de ses ^rémens personnels. Don
esprit délicat et cultivé, elle recherchait et redoutait également la
société des gens de lettres, toujours inquiète que l'aflÈdDifité n'sas-
torisàt la familiarité..
532 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Chateaubriand, gentilhomme breton, comme M. deKersaint,
libéral autant que lui, sinon comme lui, triomphant aux Tuileries,
l'un des auteurs de la restauration, et le premier des écrivains de son
temps, fort occupé de M™® de Duras, devait naturellement tenir le pre-
mier rang dans sa société. Il réunissait toutes les conditions pour de-
venir l'idéal de la maîtresse du logis, dont l'admiration déjà prononcée
datait d'ailleurs d'assez loin. Je me souviens, en effet, au moment
même où j'écris ces lignes, que six ou sept ans avant la restauration,
en plein régime impérial, ayant eu l'honneur de passer deux jours au
château d'Ussay, où M"*® de Duras résidait avec son mari et ses deux
filles, elle me lut, avec un enthousiasme que je partageais sincère-
ment, le fameux article du Mercure qui pensa faire arrêter son auteur.
Il était donc chez elle le personnage en évidence, et, chose digne
de remarque, dès cette époque, c'est-à-dire au plus haut faîte de sa
réputation, maître du terrain, enivré de gloire et d'espérance, il
était déjà ce que nous l'avons vu dans ses jours d'adversité et de
décadence, rogue et dédaigneux, étalant avec complaisance une
personnalité naïve presque jusqu'au cynisme, une vanité envieuse,
amère et morose, mécontent de tout, de tout et de chacun ; il était
déjà l'homme des Mémoires d'outre-tombe.
Ce n'était pas chez M™® de Staël que je voyais le plus souvent
M. de La Fayette ; il habitait sa terre de La Grange et ne venait à
Paris que par intervalles. Quand il y venait, j'allais le voir chez lui.
Je le rencontrais chez M. de Tracy et chez plusieurs de ses amis ;
M. d'Argenson avait renoué avec lui une liaison longtemps inter-
rompue. Je l'aimais et l'admirais beaucoup; j'entrais, à plein cœur,
dans sessentimens, ce qui me rendait un peu plus libéral que M"*" de
Staël ne le désirait, et me donnait, dans le monde, la réputation
d'ennemi de la maison de Bourbon ; il n'en était rien, du moins de
ma part, et pas encore de la sienne; non seulement, en effet, il ne
fut pour rien dans le 20 mars, il n'était pas bonapartiste, mais il ne
fut pour rien dans le complot que Fouché, le comte d'Erlon, Le-
febvre-Desnouettes et les frères Lallemand dirigeaient en sens opposé
au 20 mars.
N'écrivant point de l'histoire, je ne fais pas non plus de portraits.
Celui de M. de La Fayette a d'ailleurs été tracé de main de maître
par M. Guizot; je n'y vois rien à reprendre, sinon que le singulier
mélange de l'aristocrate et du démagogue n'y ressort peut-être
pas assez en saillie. Il fullait aimer M. de La Fayette pour lui même,
ce qui du reste était facile, car on ne gagnait rien à être de ses
vrais amis ; il ne faisait guère de différence entre un honnête homme
et un vaurien, entre un homme d'os])rit et un sot ; il ne faisait de
différence qu'entre celui qui lui disait et celui qui ne lui disait pas
ce qu'il disait lui-môme. C'était un prince entouré de gens qui lo
soDyEMRS. 533
flattaient et le pillaient. Toute cette belle fortune, noblement ga-
gnée, noblement offerte, noblement reçue, s'est éparpillée entre
les mains des aventuriers et des espions.
On ne gagnait rien non plus à le prendre pour chef, car il était
toujours prêt à s'engager dans une entreprise quelconque, sur le
premier appel du premier venu, exactement comme un gentilhomme
du bon temps, qui se battait pour la beauté même de la chose, le
plaisir du péril et l'envie d'obliger un ami.
Ce que je dis ici et en ce moment, je le lui ai dit cent fois à lui-
même, durant le cours d'une intimité qui n'a fini qu'avec sa vie, et
dont le souvenir ne finira qu'avec la mienne.
Quant à Benjamin Constant, si l'un des hommes qui l'ont le mieux
connu, l'un des esprits les plus sains et les plus fins de notre temps
et de notre pays, si M. de Barante publie jamais la notice qu'il m'a
fait lire, s'il croit pouvoir la communiquer au public, le public con-
naîtra jusque dans ses moindres nuances ce triste et singulier ca-
ractère. A l'époque dont je parle, rien n'était plus curieux à étudier.
Ce n'était plus le tribun de 1800, ce chef d'une opposition nais-
sante, tout aussitôt décapitée par le grand sabre du premier con-
sul. C'était encore moins le jacobin apprenti du régime directorial,
qui professait la nécessité de s'y rallier, préludait au 18 fructi-
dor, et dénonçait en traits sanglans la restauration d'Angleterre.
Dix années d'exil volontaire en Allemagne et le spectacle des ra-
vages exercés par l'empereur Napoléon sur ce malheureux pays en
avaient fait un autre homme. Il célébrait la légitimité des princes
et maudissait l'usurpation en termes qu'un habitué de Coblentz
n'am'ait pas désavoués ; il ne voyait de salut pour le peuple et d'es-
poir pour la liberté qu'à l'ombre des trônes antiques et des institu-
tions traditionnelles ; tout roi de fraîche date était, pour lui, un
usurpateur, et tout usurpateur un tyran.
Cet accès d'orthodoxie ultra-rhénane n'était pas trop bon teint,
aussi ne lui dura-t-il guère ; mais il eut cet heureux effet de l'en-
gager sincèrement dans les vues et les intérêts du gouvernement
nouveau et d'employer au service de la cause constitutionnelle le
trésor de sages réflexions et d'informations utiles qu'il avait en
portefeuille ; il s'y consacra de tout son cœur et sans arrière-pensée.
C'est lui qui a vraiment enseigné le gouvernement représentatif à
la nation nouvelle, tandis que M. de Chateaubriand l'enseignait à
l'émigration et à la gentilhommerie. Jusque-là, même dans sa par-
tie la plus saine, la nation nouvelle en était encore aux idées
de 1791. L'histoire de la constitution préparée par le sénat conser-
vateur en fait foi. On ne saurait trop apprécier sur ce point la dette
de notre pays envers Benjamin Constant : ses différentes brochures
ont éclairé les plus habiles, illuminé le gros du public et transformé
5^â4 REVUE DES DEUX MONDES.
en lieux-communs des vérités ignorées ou méconnues; c'est le pre-
mier des triomphes en philosophie et en politique.
Je l'assistais dans ce travail en qualité de manœuvre, je l'aidais
à faire passer dans le langage technique de notre législation des
idées empruntées à la législation britannique, à ménager les tran-
sitions entre l'une et l'autre. Il est telle de ses brochures, entre
autres, et ce n'est pas la meilleure, celle sur la responsabilité des
ministres et autres agens du pouvoh' exécutif, dont je lui ai suggéré
les données principales ; on trouvera dans mes papiers un essai
sur ce sujet ; c'avait été l'un de mes premiers travaux à mon en-
trée dans la vie publique.
Je m'entretenais aussi très souvent avec lui de son ouvrage sur
les religions dont il préparait déjà la publication, mais qui n'a paru
que plus tard. Sous ce rapport il s'était également opéré im grand
changement dans son esprit. Ce n'était plus ce sceptique en herbe,
cet échappé du collège, déjà blasé sans avoir de barbe au menton,
dégoûté de tout avant d'avoir goûté à quelque chose, tel, en uni
mot, que nous le voyons poindre et grandir dans sa triste corres-
pondance avec W^^ de Charrière. Ce n'était plus cet adepte des doc-
trines les plus téméraires et les plus arides de la philosophie du
dernier siècle, cet autochtone, si l'on ose ainsi parler, des régions
les plus dévastées de l'âme et de^ l'intelligence, se préparant à por-
ter le coup de grâce à l'infâme^ à dépecer, à détruire l'une par
l'auti-e les ti'aditions religieuses de tous les temps et de tous les
pays. Sur ce point encore, l'Allemagne l'avait retourné du blanc au
noir, ou si l'on veut, du noir au blanc. L'érudition germanique,
alors en bonne voie, lui avait fait honte de d'Holbach, de Diderot
et de Dupuis. Tant s'en faut qu'il persistât dans sa haine et dans
son mépris pour toutes les religions qu'il était plutôt tenté de les
révérer toutes également, comme dépositaires de grandes vérités
et sur la voie de beaucoup d'autres. Il avait renvereé le plan de son
livre et nous disait en riant : « J'avais réuni trois ou quatre raille
faits à l'appui de ma première thèse ; ils ont fait volte-face à com-
mandement, et chargent maintenant en sens opposé. Quel œcemple
d'obéissance passive ! » Bref, de sceptique il était devenu mystique,
et rien n'est au fond plus naturel. Le scepticisme est une excel-
lente machine de guerre ou un très bon oreiller pour la paresse ;
mais, pour un penseur, ce n'est point un port dans la tempête, c'est
au contraire une rade ouverte à tous les vents ; ou se fatigue à
battre l'eau, sans cesse et sans but, et, de guerre lasse, le mysti-
cisme devient le coup de désespoir de la logique aux abois.
J'ajoute qu'en ceci Benjamin (Constant ne s'en tenait pas à la pure
spéculation, la pratique môme était de la partie, si tout est que
pratique il y ait chez les mystiques. 11 était là, en Suisse, avec la
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très célèbre alors M™* de Krudener, qui rachetait les torts de son
bel âge et îe roman de son âge mûr en convertissant les sociniens
de Genève et en régentant, à Lausanne, tout un petit groupe de
semi-catholiques plus dévots à M™^ Guyon qu'à Calvin, — gens de
beaucoup d'esprit d'ailleurs et dont j'aurai peut-être occasion de
parler un peu pins tard. Retrouvant à Paris M'"* de Krudener en
grand crédit auprès de l'empereur Alexandre, sa directrice de con-
science et presque son confesseur, il renoua avec elle et, sans en-
trer dans la familiarité de l'autorité, sans tremper en rien dans cette
rêverie de la sainte-alliance qui se préparait à petit bruit, il ne de-
meura pas entièrement étranger aux jongleries du moment. Ainsi,
par exemple, il lui arrivait de passer, lui et maints autres néophytes,
des nuits entières dans le salon de M""^ de Krudener, tantôt à genoux
et en prière, tantôt étendu sur le tapis et en extase; le tout sans
fruit, car ce qu'il demandait à Dieu, c'est ce que Dieu souffre par-
fois dans sa colère, mais qu'il tient en juste détestation. Epris de
M"^ Récamier, belle encore à cette époque, bien que déjà sur le
retour, ce que Renjarain Constant demandait à Dieu, c'étaient les
bonnes grâces de cette dame, et. Dieu faisant la sourde oreille, il ne
tarda pas à s'adresser au diable, ce qui était plus conséquent.
Je ne plaisante pas, je raconte.
Un jour, ou plutôt une nuit, nous revenions en poste, lui, Au-
guste de Staël et moi, d'Angervilliers, maison de campagne qui
appartenait alors à M'"* de Castellan. La nuit était noire, le temps à
l'orage, le ciel sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait dans le loin-
tain ; le galop des chevaux et le bruit des roues y répondaient à
qui mieux mieux, et les étincelles jaillissaient à profusion du pavé.
Ce fut ce moment que Benjamin Constant choisit ou saisit pour nous
faire la singulière confidence des efforts qu'il avait tentés et tentés
inutilement. Dieu merci, dans le dessein d'entrer en marché avec
l'ennemi du genre humain. Il entendait un peu se moquer de nous,
sans doute, mais il se moquait au fond de lui-même et ne s'en mo-
quait que du bout des lèvres; son front était pàîe, un sourire sar-
donique errait sur son visage ; il commença sur ce ton de raillerie
amère qui lui était familier : peu à peu le sérieux prit le dessus, et
à mesure qu'il nous expliquait les simagrées auxquelles il s'était
soumis, ses espérances conçues et déçues, son récit devenait si
expressif et si poignant, qu'à l'instant où il le termina, ni lui ni au-
cun de nous n'était tenté de rire : il tomba et nous aussi, je le
confesse en toute humilité, dans une rêverie pénible et pleine
d'angoisse. Nous rentrâmes dans Paris sans nous être dit un seul
mot. En retraçant depuis, dans son ouvrage, au livre qui traite du
polythéisme chez les Romains, le tableau désolant des superstitions
qu'une incrédulité progressive et désespérée engendrait parmi les
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meilleurs et les plus éclairés des Grecs et des Romains, parmi les
héritiers de Phocion et de Gicéron, je me figure que Benjamin
Gonstant se souvenait un peu de lui-même, et que l'expérience
personnelle venait en aide à son érudition.
Au demeurant, je ne tardai guère à m'assurer qu'en ce qui le
concerne, la magie noire n'avait pas mieux opéré que la magie
blanche, et que le malin lui avait, de son côté, tenu rigueur.
Quelques jours après, en effet, j'étais au bal chez M. Greffulhe,
le père de M. M. Greffulhe, bien connu alors dans le monde pari-
sien, et de M"'^ de Castellane. M. Greffulhe possédait, en ce temps-là,
une vaste et charmante habitation au haut de la barrière de Glichy,
habitation morcelée depuis et devenue un quartier désert, percé de
rues sales et tortueuses.
C'était un bal masqué ; on n'y était point admis à visage décou-
vert. J'étais masqué comme tout le monde. Je ne tardai pas à re-
marquer qu'une personne à moi bien connue, et qui ne déguisait
point sa voix, prenait mon bras, le quittait, puis revenait à moi,
sans avoir d'ailleurs rien à me dire. C'était M"" Récamier. Ce ma-
nège me parut d'autant plus singulier que, la connaissant depuis
bien des années, ayant souvent passé des jours, voire même des
semaines avec elle, à la campagne, je n'avais jamais été ni l'admi-
rateur de sa beauté, ni l'objet de ces préférences banales qu'elle
prodiguait à tout venant, grand ou petit, jeune ou vieux, beau ou
laid, sot ou spirituel, le tout en tout bien tout honneur, et comme
pour s'exercer dans l'art de plaire et s'entretenir la main. Aussi
n'était-ce pas de moi qu'il s'agissait. En coquetterie flagrante, d'une
part avec Benjamin Constant, de l'autre avec Auguste de Forbin,
j'étais, en quelque sorte, un instrument dentelle jouait; elle se
divertissait à entretenir leur jalousie réciproque en feignant de
s'occuper de moi; sous mon masque, j'étais Forbin pour Benjamin
Constant, et Benjamin Constant pour Forbin, ce qui prouvait, du
reste, qu'elle se moquait également de l'un et de l'autre. Je cou-
pai court à ce charitable passe-temps qui ne convenait ni à ma po-
sition ni à mon caractère, et qui pouvait aboutir à me mettre gra-
tuitement sur les bras deux sottes querelles, en quittant le bal
avant minuit, et ce fut en sortant, si j'ai bonne mémoire, que j'en-
tendis pour la première lois parler à voix basse du débarquement
de l'empereur à Cannes. Le gouvernement l'avait appris dès le
matin. Le lendemain, la nouvelle était publique.
Je dois cette justice à M'"*' de Staël, qu'elle ne s'y méprit pas un
instant. Dès le premier mot, elle vit le bout des choses : l'armée en
révolte, le pays résigné, le royalisme en déroute, et l'empereur aux
Tuilerit's. Klle écouta avec la plus tranquille incrédulité, |>lutôl
même avec un peu de compassion contenue, le déluge de pro-
SOUVENIRS. 537
messes et de menaces, d'invectives et d'imprécations qu'on vocifé-
rait autour d'elle, exhortant chacun à faire son devoir par respect
pour soi-même, pour l'honneur de la cause et du drapeau, mais
sans pousser personne à se compromettre, avec un amour persé-
vérant pour la France quand même, mais pas la moindre confiance
dans la France du moment. Son parti fut également pris sur-le-
champ.
Elle avait obtenu de Louis XVIII la promesse de faire inscrire, au
nombre des dettes de la famille royale que la France prenait à son
compte, les deux millions généreusement prêtés par M. JNecker à
Louis XVI, et certes cela était doublement juste ; c'était une dette
personnelle, dont l'emploi avait été fait au profit de l'état. Mais cette
promesse tombait naturellement avec celui qui l'avait faite. Les
bonapartistes, dans l'avant-goût de leur triomphe, pressaient M^'^de
Staël de ne pas s'éloigner, de rester, de se déclarer pour l'empe-
reur, lui promettant alors monts et merveilles. J'ai entendu à ce
sujet M. de La Valette, qui demeurait dans la même maison qu'elle,
redoubler d'instances à mesure que le moment fatal approchait, et
le prince de Beauvau, le gouverneur du roi de Borne, se faisait fort
de tout obtenir. M°^^ de Staël recevait ces insinuations avec le dé-
dain qu'elles méritaient, faisait ses paquets à la hâte, en m'exhor-
tant à rester aussi longtemps qu'il y aurait quelque chance de ré-
sistance à la nouvelle invasion du despotisme impérial, et en me
donnant rendez-vous à Goppet, lorsqu'il n'y en aurait plus.
Je restai. Le gouvernement et la société offraient un spectacle
misérable. On se repaissait de fausses nouvelles sans y ajouter la
moindre foi. On s'échauffait en déclamations que chacun appréciait
à leur juste valeur. On se préparait à la résistance avec la ferme
résolution de ne pas attendre le premier choc. On jurait haine au
tyran, en s'arrangeant, sous main, pour en être bien reçu, le mo-
ment venu. Forbin traînait son grand sabre dans le salon de M""* Ré-
camier, et Benjamin Constant y brandissait l'article qu'il avait, pour
son malheur, fait insérer dans le Journal des Débats, plus préoc-
cupés l'un et l'autre de l'effet qu'ils faisaient sur la maîtresse du
logis que de toute autre chose au monde. Une foule hébétée se
pressait aux Tuileries, criant : Vive le roi! en attendant qu'elle criât
dans le même lieu : Vive l'e?npereur! Les deux chambres se sen-
taient aussi détrônées que la royauté, leurs comités secrets étaient
percés à jour comme le cabinet des princes, et leurs salles étaient
des cafés où l'on venait aux nouvelles.
La séance royale où Louis XVIII vint annoncer solennellement le
dessein de mourir siu* son trône en défendant son peuple fut, néan-
moins, de bon effet. Elle inspira le genre et le degré d'émotion
qu'inspire aux acteurs et aux spectateurs une scène bien jouée,
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émotion réelle plutôt que sincère, et qui ne tire pour personne à la
moindre conséquence. Le rideau tombé, le vieux roi roulé dans son
fauteuil, il n'en était plus question. Les séances ordinaires attes-
taient le découragement universel par l'absence de toute discus-
sion, par l'empressement à accorder au gouvernement tout ce qu'il
jugeait à propos de demander. C'était un malade incurable, auquel
on passait ses moindres désirs et qu'on retournait d'un côté sur
l'autre. Le soir, M. Laine, président de ia chambre des députés, le
seul, en tout ceci, qui eût conservé de la dignité, du courage et de
la prévoyance, M. Laine, dis-je, réunissait chez lui les personnes
qu'il jugeait les plus résolues et les plus sensées, les membres de
l'ancienne commission de l'Adresse en 1813, — cette Adresse qu
fut, en quelque sorte, le coup de cloche de la chute du gouverne-
ment impérial, — d'autres encore, M. de Sacv , Dupont de l'Eure,
Benjamin Constant, etc. Je faisais régulièrement partie de ces con-
férences. Comme elles n'avaient aucun caractère oÛiciel, elles ne
menaient à rien et tournaient en doléances.
Dans le nombre des propositions qu'on y hasardait, vaille que
vaille, la seule qui eût quelque sens et qui pût avoir quelque effi-
cacité, ce fut celle de combler les vacances dans le sein de la
chambre des députés, en lui faisant élire elle-même de nouveaux
membres, et en dirigeant son choix sur des noms honorés et popu-
laires. C'eût été, sans doute, un coup d'étal, mais un coup d'état
utile et innocent. La proposition échoua par le refus positif de M. de
La Fayette et de M. d'Argenson, les deux premiers dont le nom eût
été mis en avant.
M. de Lally nous donnait, chaque soir, la comédie dans ces réu-
nions. Il commençait ses interminables harangues en répandant des
torrens de larmes sur les infortunes de la maison de Bourbon, et
les terminait en répandant des torrens d'injures sur chacun des
membres de la famille royale.
Dans les intervalles libres que me laissaient les séances des
chambi-es et les réunions dont je viens de parler, j'attirais chez
moi plusieurs jeunes amis que je m'étais faits récemment à l'occa-
sion du procès du général Êxelmans. Je veux parler des rédacteurs
du Censeur européen, le journal le plus libéral, le plus résolu et le
plus désintéressé qui ait honoré notre temps et notre pays; je veux
parler de i)lusieurs de leurs collaborateurs, au nombre desquels on
compuàt déjà Augustin Thierry, (}ui s'est acquis depuis une mélan-
colique et glorieuse célébrité. Nous parcourions souvent ensemble
les rues, les carrefours, les lieux publics, nous mêlant à la foule,
et écoutant ce qui se disait ; tout était morne, cafaoM, inditléreot ;
au fond sans regret, sans espoir, mais non sans inquiétude.
« Mon cher, disait quelques jours après l'empereur à M. Mollien,
SOUVENIRS. 539
Us m'ont laifisé venir comme ils ont laisfé partir les autres. »
Cela est vrai, comme le mot de Cromwell, lorsque, entendant au-
tour de lui des acclamations joyeuses, il disait à Thurloe: Ces gens-
là crieraient encore pltis fort et plus joyeusement s'ils me voyaient
mener pendre.
Enfin vint le moment fatal. Le jour du départ, je n'avais aucun
motif pour me présenter aux Tuileries. Je n'étais pas de la cour. Il
m'eût été impossible de feindre pour les personnes un regret que
j'éprouvais réellement, mais que je n'éprouvais pas précisément
pour elles ; dans l'opinion qu'on avait de moi fort injustement en ce
lieu-là, on m'eût pris pour un ennemi secret, peut-être même, que
sais-je ? pour un bonapartiste en ilagrant délit d'espionnage. Tout
se pouvait dans un tel moment et de la part de telles gens.
Je me bornai donc, comme les badauds, à regarder du dehors
les préparatifs mal dissimulés d'une évasion, car dans le langage
ofiBciel du moment, avec les protestations dont on n'était pas avare,
le départ avait ce caractère. Il était aisé de voir, à travers les croi-
sées, les allées et venues, la précipitation, le désarroi des gens qui
croyaient entendre, d'instant en instant, le pas de charge des gre-
nadiers impériaux. En voyant ce petit homme, si grand de cent
victoires, à la tête d'une poignée de \ieilles moustaches, renverser
d'une chiquenaude un château de cartes, démantibuler d'un coup
de pied une décoration d'opéra, je me rappelais involontairement
cette scène du roman de Cervantes où le héros de la Manche, en-
trant dans une loge de marionnettes, et voyant une poupée vêtue
en princesse enchaînée à un géant de carton, tire sa grande épée
et pourfend le donjon et les prisonniers, le bateleur et sa boutique.
Le lendemain du départ de celui qu'on laissait partir, et le jour
de l'arrivée de celui qu'on laissait venir, fut encore plus triste que
la veille. Paris était lugubre : les places publiques désertes, les
cafés, les lieux de réunion à demi fermés; les passans s'évitaient;
on ne rencontrait guère dans les rues que des militaires attardés,
des officiers en goguette et des soldats en ribote, criant, chantant
la Marseillaise, étemel refrain des tapageiu*s, offrant à tout ve-
nant, d'un ton goguenard, et presque à la pointe de leur sabre,
des cocardes tricolores.
A la tombée de la nuit, nous eûmes la petite pièce avant la
grande. Nous vîmes Saint-Didier, l'ancien préfet du palais, à la tète
de la domesticité impériale : valets de pieds, officiers de bouche,
cuisiniers, marmitons, chacun ayant déterré sa livrée, prendre triom-
phalement possession des appartemens en désordre, des lits encore
défaits, des réchauds encore fumans, et poursui\Te à coups de ba-
lai et de broche ce qui restait encore de la domesticité royale.
A nuit close, le maître arriva. Il arriva comme un voleur, selon
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l'expression de l'évangile, qui ne fut jamais plus juste. Il grimpa le
grand escalier des Tuileries, porté sur les bras de ses généraux, de
ses anciens ministres, de tous les serviteurs passés et présens de
sa fortune, sur le visage desquels on pouvait néanmoins lire autant
d'anxiété que de joie.
A peine fut-il assis, qu'il entendit retentir à ses oreilles les mots
de constitution, de liberté, etc.; il avait lui-même entonné la pre-
mière note dans ses proclamations. C'était d'ailleurs le mot d'ordre,
la lubie du jour, le jargon de la circonstance. Ce fut pour lui une
pilule fort amère, qu'il avala d'assez bonne grâce.
Durant le peu de jours que je passai à Paris, et dans le peu de
salons bonapartistes que je n'avais jamais cessé de fréquenter, Dieu
sait tout ce qu'il me fut donné de poignées de main, prodigué
d'assurances et de protestations; on se serait cru aux premiers
jours de l'assemblée constituante.
J'attachais à ces protestations sincères et frivoles toute l'impor-
tance qu'elles méritaient ; c'étaient autant de variations sur ce thème,
qui peint l'époque même: Comment ne serais-je pas libiral? fai
servi dans les mamelouks , mais c'étaient autant de manifestations
qui rendaient impossibles, du moins dans les premiers momens,
le rétablissement du despotisme impérial, et préparaient la ruine
prochaine du despote. C'était là mon espoir; je m'en expliquai
même ouvertement un soir, dans le salon de M"^*' Gay, en présence
des gens de lettres et des hommes publics qui concouraient, sous
la première restauration, à la rédaction du iSain jaune. J'avais vu
naître ce journal satirique dans le sein de cette société. J'avais
assisté, plus d'une lois, aux soirées où la rédaction s'en préparait.
Je n'y étais pas tout à fait étranger, en ce sens que j'avais permis
qu'on y insérât des plaisanteries et des anecdotes dont j'étais le
narrateur un peu malévole. Je dis nettement à la réunion, dont les
personnages principaux étaient les futurs rédacteurs de la Mi-
nerve: MM. Jouy, Jay, Etienne, etc., qu'à mon sens, tout espoir
de fagoter l'empereur Napoléon en roi constitutionnel était une
folie, et que tout espoir de l'empêcher de tenter de nouveau les
aventures et de ramener une seconde fois les étrangers à Paris, en
était une autre; qu'il n'y avait qu'une chose à faire, c'était de
mettre à profit le coup de vent constitutionnel pour organiser un
gouvernement qui débarrassât la France de l'empereur et prévînt
une seconde invasion.
La branche aînée de la maison de Bourbon étant, en ce mo-
ment, tombée dans un grand docri, j'indiquai la branche cadette
comme l'unique espoir des gens de bien et de bon sens. Ce n'était
pas que je fusse initié à aucun complot, ce n'était pas non plus que
je fusse en rapport intime avec M. le duc d'Orléans. Je lui a\ais été
SOUVENIRS. 5Ùi
présenté ; il m'avait accueilli avec bienveillance ; du reste , je le
voyais rarement ; mais sa position l'indiquait naturellement dans
les circonstances où nous nous trouvions. Je me rappelle même, en
ce moment, que deux ou trois jours avant l'arrivée de l'empereur,
cherchant dans mon esprit quelque moyen de résistance, je me mis
en route pour parler du duc d'Orléans à Carnot, que je ne connais-
sais pas et n'avais jamais vu. Je ne le trouvai point chez lui et j'en
restai là.
Je partis promptement de Paris pour les Ormes, craignant qu'il
ne vînt en fantaisie aux manipulations de constitution de placer mon
nom dans ce caput mortuum de la chambre des pairs royale, dont
on entendait faire l'embryon de la chambre des pairs impériale.
C'était une appréhension sans fondement ; j'appris même bientôt
après que, mon nom ayant été prononcé devant l'empereur, il n'y
avait pas mordu. Je revins dès lors et je trouvai Benjamin Constant
conseiller d'état, en grâce auprès de l'empereur, en train de deve-
nir sa nymphe Égérie et le Solon de la France.
Il avait quitté Paris à l'arrivée de l'empereur et s'était réfugié à
Angers, je crois, contre une proscription qu'il avait raison d'ap-
préhender. Son article, inséré dans le Journal des Débats, était
foudroyant. Depuis Tacite et Juvénal , jamais la tyrannie n'avait
ainsi été dévouée à l'exécration publique.
Rassuré par ses amis, il revint. L'empereur, plus malin que lui,
qui pourtant l'était beaucoup, voulut le voir. Il le vit, et Benjamin
Constant sortit de l'entrevue aussi convaincu des bonnes intentions
impériales qu'il pouvait l'être de quelque chose, ce qui, à la vérité,
n'était pas beaucoup dire.
En entrant dans le grand appartement qu'il occupait dans la rue
Saint-Honoré, je vis au pied de l'escalier une voiture de remise
attelée et, dans l'antichambre, un habit de conseiller d'état, étalé
sur un canapé. Dans le salon, Benjamin Constant était établi auprès
de M. de Humboldt, ils s'endoctrinaient réciproquement ; j'ai lieu
de croire que M. de Humboldt était pour quelque chose, voire
même pour quelque chose de plus que quelque chose dans la con-
version de son interlocuteur ; en tout cas, c'était lui qui riait dans
sa barbe et qui se frottait les mains en sortant.
Benjamin Constant n'entra, vis-à-vis de moi, dans aucune expli-
cation. Je ne lui en demandai point. Nous prîmes l'un et l'autre la
situation telle qu'elle était : je me bornai à lui dire et bientôt à lui
répéter qu'il y allait de son honneur de ne montrer aucune faiblesse
à l'égard de l'empereur; de ne fléchir sur un aucun principe et d'ar-
mer la France de toutes pièces contre le retour trop probable du des-
potisme. Il en convint, nous passâmes en revue les points essentiels
et nous ne fûmes en dissentiment que sur un seul : l'hérédité de la
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chambre des pairs. Je soutenais qu'une chambre des pairs hérédi-
taire contre laquelle protesteraient, par leurs absences ou par leurs
refus, tous les noms historiques de l'ancienne France et beaucoup
des noms de la France nouvelle, serait discréditée, de prime abord,
et incapable de rien faire de bon ni d'utile. M. de Humboldt m'ap-
puya. Nous cherchâmes d'autres combinaisons sans parvenir à nous
accorder, et je vis bien qu'au fond tout était déjà décidé.
Je rendrai, d'ailleurs, à Benjamin Constant cette justice , qu'il
n'essaya pas d'exercer sur moi le genro de séduction qui ne lui
réussit que trop sur un homme qui paraissait plus difficile à gagner,
sur Sismondi, l'historien des républiques italiennes : esprit éclairé,
libéral, honnête, désintéressé et dont il fit contre toute attente un
bonapartiste de circonstance.
Témoin de cette manœuvre à laquelle je ne pouvais rien, connais-
sant à peine Sismondi, n'ayant aucun droit de lui offrir mes con-
seils, je me rappelai par occasion ce qui m'avait été raconté d'une
comédie ou proverbe, joué quelques années auparavant sur le théâtre
de Goppet et dont le singulier sujet était la tentation dans le paradis
terrestre. Benjamin Constant y figurait le tentateur et s'en acquit-
tait, m'a-t-on dit, avec un art, une verve, un entrain plus dignes
d'admiration que d'envie.
Quoi qu'il en soit, s'il réussit, le mal ne fut pas bien grand. Sis-
mondi était étranger, membre du conseil représentatif de Genève,
attaché à son pays ; lors même que son noble caractère ne Ten eût
pas préservé, il était impossible de l'enrôler au ser\ice de l'empire.
Tout se réduisit, de sa part, à l'approbation des centjours, et c'était
déjà beaucoup trop, à quelques articles insérés dans le Moniteur,
en défense de l'acte additionnel, plutôt enfin à une manifestation
contre les Bourbons et l'ancien régime qu'à toute autre chose.
1^ Il parut enfin, cet acte additionnel ; il fut soumis, par oui et par
non, a, .i u ««nction du peuple et l'obtint aussi facilement que l'avaient
obtenue ses devâii^^^iers et que l'obtiendront ses snccesseurs.il fut
en même temps accuei.o.nii ^^yg^ „jje réprobation non moins univer-
selle que les signatures don^j^j n ,^^^\^ re\^tu.On ne fit aucune atten-
tion à ce qu'il pouvait renfern^ ^^^ ^^ ^^ et ^^ libéral. C'était une
charte octroyée ; c'était une not^.i^gUe édition, revue et corrigée, des
constitutions de l'empire. En fa^^ji.^j^_^j davantage pour défrayer les
criailleries d'un public, hélas! et » |j^',„j pp^pie qui ne se soucie point
du fond des choses?
Pour ma part, je le pris au sérieu^j^^ y^, trouvai beaucoup de dis-
positions c'fficaoes et sincères ; pénég^p^^ ^ès c«t1e époque, de l'idée
que j'ai toujours conservée et suivia^j,^ ^ savoir qu'on politique il ne
fallait pas rêver l'idéal , mais tendré^p, ^^ possible avec activité et
persévérance, je pris sur-le-champ f i.^^n parti ; je laissai là Paris,
sou vîmes. 543
les mécontens, les discussions, les tracasseries du moment, et j'allai
m'établir d'abord à Broglie, puis à Évreux , pour travailler à me
faire élire membre de la chambre des représentans.
La ligne de conduite que je me proposais de suivre était droite
et simple. Les deux chambres , nommées sous l'empire de l'acte
additionnel, devaient, à mon sens, s'emparer dès le début de cette
œuvre, bonne au fond, mais incomplète, profiter de l'embarras des
circonstances pour faire acte de pouvoir, réformer ce qui devait
l'être et se préparer à la lutte contre l'emperem' s'il revenait \ic-
torieux de la coalition qui se préparait contre lui au dehors; en
même temps ne lui rien refuser de ce qu'il jugerait nécessaire à
la défense du pays et ne prendre à son égard aucune initiative
d'attaque personnelle.
En me portant pour candidat, sans faire étalage de mes principes
et de mes intentions, je n'en fis pas non plus mystère. M les élec-
teurs de Bernay, ni ceux d'Évreux, ne me trouvèrent assez bon bo-
napartiste. Les collèges électoraux de l'ancien empire avaient été
maintenus par l'acte additionnel ; je ne leur convins pas et je m'en
affligeai sans m'en étonner. L'administration fut pour moi moins ex-
clusive. Le préfet me seconda de son mieux : il est vrai que ce pré-
fet était mon ancien camarade, Maurice Duval, dont j'aurai plus tard
l'occasion de parler; mais M. Quinette, que je n'avais jamais vu,
M. Quinette, ancien régicide, alors commissaire impérial en mission
extraordinaire, seconda les efforts du préfet et, chargé de pourvoir
aux vacances dans le conseil général du département, me nomma,
proprio motu, ce que j'acceptai fort à l'étourdie.
Je ne tardai pas, en efiet, à me trouver placé dans un fâcheux di-
lemme. On me demanda le serment. Je n'avais pas alors sur le ser-
ment politique des idées très arrêtées ; je pensais, comme le disent
et le pratiquent encore aujourd'hui bien des gens de bien, que le
serment politique n'engage à rien de plus qu'à ne pas conspirer, à
ne pas trahir, à n'entretenir aucune intelligence avec les ennemis de
l'état. Sur ces trois points, j'étais fort tranquille ; néanmoins, dans la
disposition d'esprit où je me trouvais, le serment me répugnait. Je
ne répondis pas : j'essayai inutilement de m'en tirer par voie de
prétention ; mis enfin au pied du mur, je ne me décidai à fi-anchir
le pas qu'en imposant silence à ma conscience, et je reconnais au-
jourd'hui que ma conscience avait raison contre ma raison. Je re-
connais aujourd'hui que prêter serment à tel gouvernement que ce
soit, c'est épouser sa cause, espérer en lai, travailler à le mainte-
nir, même en lui résistant. De bonne foi, je n'en étais pas là, fût-ce
vis-à-vis du gouvernement des cent jours. C'est un acte de ma vie
publique que je me reproche et auquel je ne puis songer sans im
peu de confusion.
bhh REVUE DES DEUX MONDES.
Je revins à Paris après ma déconvenue. Le baromètre était à la
tempête. Plus d'espoir de paix; je ne dis pas plus de chance, car,
de chance, il n'y avait jamais eu. L'Europe entière s'ébranlait pour
fondre sur nous. Ce n'était pas le moment de s'éloigner. ,I<^i
J'assistai le l^"" juin au champ de mai; il eut lieu au Ghamp-de-Mars.
J'y assistai de loin, n'ayant point goût à la cohue, moins encore à la
parade. « 11 y a, disait Ghamfort, trois choses que je hais au propre
et au figuré : le bruit, le vent et la fumée. » Je suis de l'avis de Gham-
fort.
Je vis passer l'escouade impériale, en grand habit de gala, plu-
mets au vent, chapeaux retroussés, petits manteaux à l'espagnole,
pantalons de satin blanc, souliers à boufrettes,et le reste. Cette mas-
carade, aux approches d'une telle crise, lorsque la France était sur
le point de se voir envahie et dépecée, du fait et pour les beaux
yeux de ces beaux seigneurs, cette mascarade, dis-je, m'inspira au-
tant d'indignation que de mépris.
Je vis passer la garde et quelques régimens de ligne, l'air martial,
la démarche fîère, le front soucieux, comme gens prêts à jouer une
partie à quitte ou double. En défilant devant l'empereur, leur regard
brillait d'un feu ardent et sombre ; on croyait voir errer sur leurs
lèvres : Morituri te salutant, et les cris forcené? qu'on leur faisait
pousser à commandement gâtaient l'impression sans la détruire. Le
discours de l'empereur eut de l'élévation, sans doute, de l'éclat, de
la grandeur ; mais il sentait encore beaucoup trop le héros de théâtre,
le parvenu à la gloire. Qu'avait-il besoin de se hisser sur des tréteaux
pour parler de haut, et d'ouvrir une grande bouche en rappelant de
grandes choses ? Était-ce bien le moment d'ailleurs, lorsque la France,
réduite par une première invasion à ses anciennes limites, se débat-
tait sous le coup d'une autre et n'y semblait pouvoir échapper que
par miracle? Combien n'avait pas été plus digne d'admiration et de
respect ce simple mot de Guillaume III , coupant les digues de la
Hollande en face des armées de Louis XIV, en face de Turenne, de
Condé,deVauban, et se raillant de ceux qui se raillaient de ses prépa-
ratifs : On peut toujours mourir dans le dernier fossé. (îuillaume III
n'a conquis ni l'Italie ni l'Egypte; il n'a gagné ni la bataille de
Marengo ni celle d'Austerlitz; mais il n'a pas livré deux fois son
pays à l'étranger; il n'a pas, trois fois en deux ans, sacrifié cinq
cent mille hommes à son fol orgueil; il serait mort dans le dernier
fossé de Waterloo; on ne l'aurait point vu, jouant le Thémistocle,
mendier un asile à la cour du grand roi.
Durant les quelques terribles jours qui suivirent le champ de mai et
le départ de l'empereur, je ne quittai guère la chambre des représen-
tans. La chambre des pairs ne comptait pas et n'attirait personne. Je
ue fus pas témoin de l'esclandre qu'y fit le maréchal Ney en racon-
SOUTENIRS, 545
tant, trop fidèlement, le désastre dont il fut pars magna, et qu'il
paya bientôt de la vie; mais je fus témoin des débuts de Manuel,
et j'eus la fortune d'entendre Bertrand Barère discuter gravement,
à cent pas du lieu où avait siégé la Convention nationale, sur les
avantages et les dangers de l'hérédité de la pairie.
Presque au même moment, il se jouai: à Saint-Denis une autre
farce. Le digne émule de Barère, l'ex-oratorien Fouché, de Nantes,
autrement dit son excellence le duc d'Otrante, un monstre dégout-
tant, comme Barère, plus que lui s'il se peut, de sang, de liel
et de fange, consommait sa dernière trahison, la moindre à coup
sûr de ses peccadilles, en prêtant serment entre les mains du fils
de saint Louis, du frère de Louis XVI, aux acclamations des bons
royalistes.
Il avait pour patron dans cette expédition l'ancien évèque d'Autun,
lequel , après avoir jeté successivement aux orties son froc à la
chute de la monarchie, sa toge à la chute du Directoire, et sa pe-
tite couronne de Bénévent à la chute de l'empire, était redevenu tout
bonnement le prince de Talleyrand, premier ministre du roi treb
chrétien.
Quelle figure faisait entre eux le roi très chrétien? Je ne m'en
fais guère idée ; mais on m'a conté qu'en les voyant remonter en-
semble en voiture , Pozzo di Borgo dit en riant à son voisin : Je
voudrais bien entendre ce que disent ces agneaux.
Blûcher, entrant aiLX Tuileries avec ses Prussiens, en chassa la
commission du gouvernement, que Fouché présidait encore. En-
trant au Luxembourg, il en chassa la chambre des pairs, qui délibé-
rait sous la direction de Cambacérès. M. Decazes, redevenu préfet
de police , prit les clés de la chambre des représentans et laissa
chaque membre se casser le nez contre la grille. M. de La Favette
essaya de la forcer et de piquer d'honneur à cet effet un poste de
garde nationale, mais ce fut en pure perte.
J'assistai, de compagnie avecM.d'Argenson.mais en simple spec-
tateur, à ce 18 brumaire royal, qui mettait fin, pour la seconde fois,
au premier empire, en attendant que j'assistasse, en patient, au
18 brumaire impérial qui congédia la seconde république. Dans
l'intenalle, les Tuileries, le Luxembourg, le Palais-Bourbon avaient
été deux fois emportés par le popidaire. Je me sers du mot clas-
sique pour n'en pas employer d'autres.
On a beaucoup déclamé, on a beaucoup plaisanté sur la chambre
des représentans. L'empereur lui-même ne s'en était pas fait faute
en rappelant ces moines de Constantinople qui s'égosillaient sur
la lumière du Thabor pendant que le bélier de l'ennemi battait à la
porte : mais, en bonne foi, cette chambre, que pouvait-elle faire?
TOME LIXIV. — 1883. o^
546 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle trouvait à son arrivée la guerre flagrante et l'empereur par-
tant pour l'armée, après avoir épuisé en dictateur toutes les res-
sources que lui pouvait offrir l'état d« pays. Pouvait-elle honorable-
ment présumer autre chose que le succès de la guerre et, dès lors,
ne devait-elle pas se préparer à tenir bon contre l'ascendant du des-
pote victorieux? Supposez d'ailleurs qu'elle eût fait le contraire,
supposez qu'elle se fût jetée dans les bras de l'empereur ou proster-
née à ses pieds, cela l'eût-il rendu plus triomphant à Ligny et
moins vaincu le lendemain ? Gela eût-il donné au maréchal Ney des
yeux pourvoir, et des oreilles pour entendre à un maréchal Grouchy2
Et supposez qu'au retour précipité de l'empereur, la chambre des
représentans , au lieu de lui imposer l'abdication , l'eût remercié
comme îe sénat romain, après la déroute de Cannes, de n'avoir
point désespéré de la patrie et lui eût voté d'enthousiasme la levée
en masse de tous les Français, qu'en aurait-il fait? A cette nou-
velle, ni Wellington ni Blûcher n'auraient poussé leur pointe
jusqu'à Paris; ils auraient attendu trois ou quatre jours pour
être rejoints par les 250,000 Russes et les 250,000 Autrichiens qui
passaient le Rhin en ce moment même, et l'empereur se serait trouvé
sous les murs de Paris, avec les débris de Waterloo, en face de six
ou sept cent mille étrangers victorieux. Aurait-il bravé l'assaut et mis
le feu aux quatre coins de la capitale? Nous savons, du reste, qu'il
n'était pas plus Rostopchine qu'il n'était Guillaume III ; il aurait
fait en 1815 ce qu'il avait fait en 181/i.
Point de reproches donc, point de reproches mérités qu'on puisse
adresser à la chambre des représentans, quant au fond même des
choses. Quant à l'attitude, sans doute, des sénateurs siégeant, déli-
bérant sur leurs bancs en guise de chaises curules, à la barbe des
barbares, elle était, en 1815, moins voisine du sublime que de so»
contraire, et moins encore une demi-douzaine de Brutus et de Grac-
chus, braillant et gesticulant comme au bon temps. Mais qu'y faire?
Le bon temps était passé de mode» Tous les temps en sont là, bons
ou mauvais.
« Sire^ disait à Louis XIV Vardes, revenant d'un long exil et
voyant les habitués de l'OEil-de-Bœuf se moquer de son costume
tant soit peu suranné, quand on vit longtemps en dhgràce^on n'est
pus seulement malheureux^ on devient ridicule. »
Ici commença ce qu'on nomme, non sans raison, la Terreur de
1815. Rien n'y manqua, en effet, pour rendre l'analogie complète,
que la durée et la généralité, ce qui, j'en conviens, est bien quchpie
chose. Dès le 25 juin, c'est-à-dire dès la première nouvelle de la ba-
taille de Waterloo, la populace do Marseille, je la nomme cette fois
par son nom, se jeta sur les bonajmrtistes réels ou supposés, entre
autres sur une petite colonie d'Égyptiens, vulgairement désignés
SOUVENIRS. bh7
sous le nom de Jfameloucks, et la mit en pièces. Dès le 15 juillet,
Trestaillon, quatre Taillons, tous les Taillons du monde, à la tète
de soi-disant volontaires royalistes, fondirent sur les protestans de
jNîmes et en firent un grand carnage. Le général Brune fut massa-
cré le 15 août à Avignon, le général Ramel fut massacré le 17 à
Toulouse. Jusque-là, le gouvernement n'y était pour rien; il se bor-
nait à déplorer timidement ce qu'il ne pouvait guère prévenir et ce
qu'il n'osait guère réprimer, mais presque en même temps commen-
cèrent les réactions juridiques.
Labédoyère, arrêté à Paris le 2 août, fut condamné par un con-
seil de guerre et fusillé le 19. Il était, à coup sûr, très coupable de-
vant la loi et très insensé devant la raison : mais comment ne pas
le plaindre? il n'avait fait que devancer d'un jour l'entraînement de
ses frères d'armes. J'avais comiu cet infortuné chez il"^® de Staël ;
il avait longtemps, et durant le plus grand éclat de l'empire, honoré
l'exil de Goppet et fait partie de cette troupe d'élite qui y jouait sa
sécurité, son avenir, peut-être sa liberté, en y jouant Phèdre, Alzire
ou Mahomet.
Les frères Faucher, arrêtés le même jour que Labédoyère, furent
condamnés par un conseil de guerre et fusillés le 27 août. On con-
naît leur sort et leur histoire. J'aimerais mieux avoir sur ma tête
et sur mes mains le sang du maréchal Brune, lâchement assassiné
à bout portant, que d'avoir trempé dans le jugement des frères Fau-
cher. M. de La Valette, arrêté le 16 août, fut condamné à mort le
20 novembre. Le maréchal Ney, arrêté le 6 août, fut condamné à
mort le 6 décembre. Je dirai quelques mots sur ces deux procès.
Mais, comme ils eurent lieu l'un et l'autre en présence des cham-
bres, le premier sous leur influence et le second par l'entremise de
l'une d'elles, je dois m'arrêter, avant tout, sur les circonstances qui
précédèrent et suivirent leur réunion.
Je passerai sur la rentrée du roi à Paris, l'occupation de la capi-
tale, la spoliation du Musée, la tentative de faire sauter le pont d'Iéna,
les premières négociations qui préparèrent le traité du 20 novembre.
Je suis resté parfaitement étranger à ces incidens et ne les ai vus
que de loin; mais je rappellerai pour mémoire que, le 13 juillet,
cinq jours après sa rentrée, le roi, par le conseil de son ministère
Talleyrand-Fouché, frappa une série de coups d'état : il constitua,
par ordonnance, un nouveau corps électoral et le convoqua pour
le 14 août; il revisa et modifia provisoirement cinq articles de la
charte ; il raya de la chambre des pairs tous ceux de ses membres
qui avaient siégé dans la chambre des pairs impériale et les rem-
plaça par une large fournée de bons royalistes ; il exila, par une or-
donnance rendue le 2A juillet, trente-huit personnages, les uns fort
connus et les autres fort ignorés. 11 li\Ta, par la même ordon-
548 REVUE DES DEUX MONDES.
nance , aux tribunaux militaires un nombre indéterminé de géné-
raux engagés dans les événemens du 20 mars. Cette inauguration
du nouveau règne dans le dessein, nous disait-on, de fortifier le mi-
nistère Talleyrand-Fouché, notre unique garantie contre la réaction
ultra-royaliste, me parut de mauvais augure. C'était donner
l'exemple de la violence à des gens qui s'y livraient volontiers de
leur plein gré.
L'événement ne tarda pas à justifier ma prévoyance. Avant
même que les élections fussent terminées, M. de Talleyrand
avait déjà jeté son confrère à l'eau. On raconte que Carnot, porté
sur la liste des bannis, ayant été trouver Fouché, lui dit avec une
humeur bourrue :
— Où veux-tu que faille^ traître?
— Où tu voudras, imbécile! lui répondit son ancien collègue du
comité du salut public.
Le traître alla bientôt rejoindre l'imbécile. On lui proposa d'abord
la mission des États-Unis, qu'il refusa, puis il fut tout heureux et
tout aise, comme le héron de la fable, de se contenter de celle de
Dresde : puis il sortit de France, à peu près déguisé, pour éviter
qu'on lui jetât de la boue, à son passage dans certaines villes ; puis
enfin il se retira à Gra?tz, où ce monstre vieux et hideux mourut
bientôt après, dans les bras d'une jeune personne, belle et de
grande maison, dont le royalisme s'était épris de lui, dans ce court
intervalle de sottise où la contre-révolution en raffolait, où M. le
comte d'Artois et le duc de Wellington le portaient dans leurs bras,
aux pieds goutteux de Louis XVIIL
Bientôt après vint le tour de M. de Talleyrand ; les élections ter-
minées il disparut devant l'ombre de la chambre introuvable, qu'il
avait trouvée et préparée de ses mains; le 7 octobre, les deux
chambres, l'une toute nouvelle, l'autre ayant fait peau neuve, se
réunirent pour voter, d'entrée de jeu et presque d'acclamation,
une loi draconienne sur les écrits et les cris séditieux, une loi sus-
pensive de la liberté individuelle, une loi qui rétablissait les cours
prévôtales.
Tout ceci m'était odieux. Je m'étais senti profondément humilié
du traitement rébarbatif infligé à la chambre dont je faisais par-
tie. J'en avais vu sortir, à mon grand regret, la plupart des an-
ciens sénateurs, avec lesquels j'avais fait campagne en 1814. Mon
chagrin même en était venu à ce point, que je résolus de donner
ma démission, et do me ranger ainsi volontairement du côté des
éliminés. Le coup d'état royal ayant ouvert la chambre des dé-
putés aux hommes de vingt-cinq ans, je comptais essayer de ren-
trer par cette voie dans les affaires. J'allai consulter, à ce sujet,
celui do mes anciens collègues qui m'inspirait le plus de confiance
SOUTEMRS. 549
par l'élévation de son caractère, sa raison et son expérience, M. de
Pontécoulant. Il me détourna généreusement de cette pensée et me
donna de bons conseils que je suivis à regret.
N'ayant pas encore tout à fait trente ans, j'en prenais prétexte
pour négliger les séances de la chambre des pairs, mais je suivais
assidûment celles de l'autre chambre, où tout ce que j'entendais
nourrissait de plus en plus mon aversion pour le parti dominant. Je
n'exagère rien en affirmant que les \iolences de ce parti, dans la
chambre et hors de la chambre, à la tribune et dans les tribunes,
portant habit ou portant jupon, rappelaient trait pour trait les plus
mauvais jours de la convention nationale. Ce fut surtout à l'issue
du procès de M. de La Valette que la fureur, c'est le mot propre,
fut portée à son comble, et l'on peut dire que ce procès fut un vé-
ritable bonheur, en ce sens que, n'ayant coûté la vie à personne,
il éclaira tout le monde, et divisa en deux camps, d'une part les ja-
cobins de la royauté, de l'autre les hommes honnêtes et sensés,
quelles que fussent leur origine et la nuance de leurs opinions. Je
ne dirai rien du fond même de ce procès : jamais l'iniquité se s'est
montrée plus effrontée; ni de la déposition de M. Ferrand : je n'ai
jamais pu, depuis, approcher de lui sans indignation et sans dé-
goût. Mais, je le déclare, rien ne peut donner l'idée de la joie que
causa dans Paris l'évasion du condamné ; dans tout Paris s'entend,
moins la cour et le faubourg Saint-Germain. Pour peu de chose, on
aurait illuminé. Le matin, de bonne heure, je vis entrer chez moi
M. de Montrond, qui me dit avec un sang-froid que lui seul savait
garder en plaisantant : « — Habillez-vous ; préparez-vous ; armez-
vous ; un grand forfait vient d'être commis. M. de La Valette, au
mépris de toutes les lois divines et humaines, s'est échappé de sa
prison dans une chaise à porteurs ; et le roi, à cette nouvelle, est
monté, de son côté, dans une autre chaise à porteur ; il le poursuit
en toute hâte, mais on craint qu'il ne puisse l'atteindre ; les porteurs
de M. de La Valette ont de l'avance, et il n'est pas si gros que le roi. »
J'étais plutôt tenté de lui sauter au cou que de rire. M. Bresson
fit, sans doute, un grand acte de générosité et de courage en rece-
vant le proscrit dans son appartement, dans le propre hôtel des
affaires étrangères ; il brava la terreur blanche, comme il avait
bravé la terreur rouge au procès de Louis XVI, mais j'oserais pres-
que affirmer qu'en quelque maison que le proscrit se fût présenté,
il eût été le bienvenu.
L'évasion avait été conduite avec beaucoup de prudence et de
résolution. L'un de ceux qui y joua le plus gros jeu m'était bien
connu et n'a pas obtenu, en cela, la part de célébrité qu'il mérite.
Ce fut un jeune homme, M. de Chassenon, qui recueillit M. de La
Valette dans un cabriolet où il l'attendait à cinquante pas de la Con-
550 REVUE DES DEUX MONDES.
ciergerie, tandis que M"^ de La Valette restait dans la chaise à por-
teurs. Ce fut lui qui, conduisant lui-même le cabriolet, déconcerta
par mille détours la meute des poursuivans. Il disait à M. de La
Valette :
— J'ai ici quatre pistolets à deux coups cJiargés chacun de deux
balles. S'ils vous atteignent, servez-vous-^n.
— A Dieu ne plaise! reprit celui-ci.
— Vous seriez perdu comme moi, alors, ajouta Gliassenon en
fouettant son cheval ; c'est moi qui vous donnerai l'exemple.
El il l'aurait fait comme il le disait, car c'était un homme plein
d'honneur et de courage, bien que sa tête fût mal réglée.
Esprit de Chassenon était fils d'un président au parlement de
Bretagne, et frère de M. de Cursay, préfet de Nantes, et l'un des
défenseurs de la restauration dans la crise de 1830. Je l'avais
connu dès ma jeunesse, il venait souvent aux Ormes ; son père vi-
vait près de Poitiers, dans une fort belle maison, entourée d'un
grand jardin, orné lui-même de statues. Un jour que je m'y pro-
menais avec lui, il me montra la statue connue sous le nom du Hé-
mouleur et me l'i^xpliqua en ces termes : « C'était un esclave : en ai-
guisant son couteau, il fntendit le complot formé par les fils de
Bruius en faveur de Tarquin, et il en parla à Porcie, femme de Bru-
tus, et lui remit le couteau ; celle-ci s'en donna un grand coup
dans la cuisse, et le tendit à son mari en lui disant ; Pœtey non
dolet. n
Naiurellemenr. le fils d'un tel père n'avait pas été trop bien
élevé; mais sans être à ce point d'érudition, il ne manquait pas
de bonne opinion de lui-même. A peine majeur, il avait mangé
follement tout son petit bien, et devenu auditeur comme moi, je
l'avais rencontré une première fois, intendant à Fiurae, où il s'était
fait une mauvaise querelle avec le général Bachelet; puis une se-
conde fois en Pologne, où il s'était fait une querelle encore plus
sotte, laquelle lui valut un coup de pistolet dont il n'a jamais bien
guéri. Je l'avais perdu de vue, lorsque j'appris la part qu'il avait
prise à l'évasion de M. de La Valette. Nous le retrouverons une
ibis ou deux dans le cours de ce récit.
Tandis que le condamné de la cour d'assises narguait ainsi, non
pas la justice, à coup sûr, mais l'iuiquité môme, dans son propre
palais, le procès du maréchal Ney, déjà commencé, marcJiait d'in-
cident en incident.
Le maréchal avait comparu, le 9 novembre, devant un conseil
de guerre composé do maréchaux et de généraux dont la plupart
avaient, comme lui, pris parti jwur l'usurpateur relajjs et certai-
nement auraient é()argné sa vie. Il avait récusé ce cx)nseil, pour se
livrer à la chambre des pairs, où il ne comptait guère que des en-
SOLVENIhS. 551
nemis. Gomment ses avocats, les deux Berryer, père et fils, com-
ment Dupin lui laissèrent, ou lui firent commettre cette faute
capitale, — capitale, c'est le mot propre, — je n'ai jamais pu le
comprendre.
On sait que, le 11 novembre, c'est-à-dire le lendemain du jour
où le conseil se fat déclaré incompétent, M. de Richelieu, le suc-
cesseur de M. de Talleyrand, s'en \int à la chambre des pairs,
comme un furieux, tenant en main un discours écrit tout entier par
M. Laine, et demandant justice au nom de l'Europe, sommant, en
quelque sorte, la Chambre d'expédier le maréchal Ney, comme s'il
s'agissait d'un simple projet de loi.
On sait que la chambre, toute mutilée qu'elle fût, toute rem-
bourrée qu'elle fût d'excellens royalistes, entendit ce discours avec
une telle indignation, que, le lendemain 12, M. de Richelieu en fit
amende honorable: rien ne peut mieux témoigner de l'état des
esprits à la cour, qu'une telle équipée de la part de deux hommes
sages, modérés et humains.
La chambre des pairs, ayant décidé qu'elle se constituerait ré-
gulièrement en cour de justice pour prononcer sur le sort du ma-
réchal Ney, poussa le respect des formes jusqu'à ce point de s'im-
poser toute la série des conditions prescrites par notre code
d'instruction criminelle ; elle procéda par commissaires à l'instruc-
tion, statua par arrêt sur la mise en accusation, et fixa le 21 no-
vembre pour l'ouverture des débats. Jusque-là, je n'avais point à
m'en préoccuper; huit jours me séparaient encore de l'époque où
j'aurais voix délibérative ; mais, l'audience du 21 novembre ayant
été sur la demande du maréchal remise au k décembre, il se trouva
que j'atteignais l'époque fatale.
Que faire?
Je pouvais éviter de prendre part au jugement. J'en avais plus
qu'un prétexte. Il est de règle en justice qu'un juge ne doit pas
siéger dans une affaire déjà commencée. Mais il me répugnait de
m'abriter sous ce prétexte, et je pris mon parti sans en parler à
personne.
Le à décembre, je pris séance. J'entrai, à onze heures du matin,
dans la chambre du conseil, déjà réunie. La chambre du conseil,
c'est-à-dire le lieu où la chambre délibérait, hors la présence du
public, c'était la galerie de tableaux. Je vois encore d'ici la position
de chacun des membres à moi connus, et la place que je pris moi-
même au dernier banc. Chose inconcevable : si j'en étais requis,
je prêterais serment en justice que le sujet de la délibération, c'é-
tait la question de savoir si l'on permettrait au maréchal Ney de
plaider la capitulation de Paris. On sait que ce fut le tort, le grand
tort, je dirai presque le crime de la chambre des pairs, d'avoir, en
552 REVUE DES DEUX MONDES.
ceci, fermé la bouche à l'accusé. J'entends M. Mole parler dans un
sens, Lanjuinais et Porcher de Richebourg en sens opposé ; cette
séance a fait époque dans ma vie ; elle a fait époque dans la car-
rière et la destinée de la chambre des pairs. Gomment se peut-il
que je me trompe? Il le faut bien, néanmoins, puisque le procès-
verbal place cette séance non pour le premier, mais le dernier jour
du procès, à l'issue des plaidoiries; mais, tout en reconnaissant
mon erreur, c'est ma raison qui se soumet ; ma mémoire reste in-
traitable, et, je le répète, si je ne consultais qu'elle, je prêterais ser-
ment contre le procès- verbal. Cela fait trembler pour la justice hu-
maine. A quoi tiennent ses décisions et le sort des accusés?
Je n'entrerai dans aucun détail sur la partie publique du procès.
Tous les historiens en ont rendu compte; le Moniteur est dans
toutes les bibliothèques. Dès le premier jour, m' entretenant avec
Lanjuinais qui siégeait à côté de moi, il m'invita à venir le soir
chez lui, pour causer avec quelques collègues de l'état de l'affaire
et de la conduite à tenir. J'acceptai avec empressement. La réunion
ne fut pas nombreuse, car elle se réduisit au maître du logis, à
M. Porcher de Richebourg et à moi ; les autres, s'il y en avait eu
d'autres, s' étant apparemment ravisés.
Nous nous mîmes promptement d'accord sur le résultat définitif.
La condamnation étant certaine, nous convînmes de voter pour
toute peine inférieure à la peine capitale qui aurait chance de réu-
nir le plus grand nombre de voix ; la déportation, qu'il devenait facile
de commuer promptement en simple exil, nous parut la plus appro-
priée à la personne et aux circonstances. Mais nous ne parvînmes
point à nous entendre sur le sens et le tour qu'il convenait de don-
ner à notre vote, sur le choix et l'explication des motifs.
Lanjuinais soutint qu'il fallait se retrancher derrière la capitula-
tion de Paris, dont la chambre n'avait pas permis la discussion aux
défenseurs, mais ne pouvait interdire l'examen aux juges.
Nous lui répondions que la capitulation de Paris ne couvrait pas
le maréchal dans l'intention des signataires, lesquels, d'ailleurs,
n'avaient pas qualité pour engager Louis XVIII à l'égard de ses
propres sujets, ce qui était vrai, à la rigueur. Lanjuinais se défen-
dait mal ; s'il nous eût dit simplement qu'en matière criminelle il
suffisait qu'un moyen do droit pût être allégué selon sa leltrCj et
quelle que fût sa valeur morale, pour profitera l'accusé; qu'en cette
matière il fallait toujours appliquer la maxime : Favorcs (implinndiy
odia rtstringcnda, il nous aurait persuadés.
Porcher insistait pour qu'on se bornât à faire valoir, en avouant
le crime, la gloire du maréchal et les grands services qu'il avait
rendus à l'étut. Cela aussi [xjuvait très bien se soutenir.
Quant à moi, j'avais un système que je tiens encore pour valable,
SOUVENIRS. 553
mais qui n'était guère propre, j'en conviens aujourd'hui, à gagner
des voix au pauvre accusé.
Je pensais, je pense encore, qu'un gouvernement, quand il est
debout, et tant qu'il est debout, a le droit d'appeler à sa défense
les lois, la force publique, les tribunaux, l'échafaud même dans les
cas extrêmes : que, s'il succombe, c'est à l'histoire, à l'histoire
seule qu'il appartient de prononcer entre les vaincus et les vain-
queurs, de dire de quel côté étaient le bon droit, la justice, le vé-
ritable et légitime intérêt du pays, si les vainqueurs ont été des
rebelles ou des libérateurs. Je pensais, je pense encore, que si le
cours du temps ou le concours des événemens remet sur pied le
gouvernement renversé, celui-ci n'a plus aucun droit de revenir
sur le passé, de rechercher ses anciens adversaires pour des faits
antérieurs à son rétablissement. Frapper en pareil cas, ce n'est
plus se défendre, c'est se venger et choisir ses \'ictimes, en rai-
son, non du crime même, mais de telle ou telle circonstance, c'est
faire pis que décimer, car, au moins, le sort, étant aveugle, est im-
partial.
Je le répète, cet ordre d'idées me paraît ^Tai encore aujour-
d'hui ; mais le moyen de le faire accueillir ou simplement com-
prendre par une assemblée tout animée de passions et de ressenti-
mens? Je ne parvins pas même à le faire approuver par mes
interlocuteurs bénévoles.
rsous nous séparâmes, en restant chacun de notre avis, mais dès
le lendemain le chancelier sembla prendre à tâche de me placer
nez à nez, pour ainsi dire, en face de ma propre sottise.
Au lieu de poser la question comme il est de règle, c'est-à-dire
complexe, embrassant d'ensemble le fait et le droit, au lieu de
dire : « Le maréchal est-il coupable de haute trahison? » le chan-
celier décomposa l'accusation ; il posa d'abord la question de fait :
— Le maréchal a-t-il lu aux troupes la proclamation ci-jointe?
A quoi force était bien de répondre oui, puisque le maréchal en
convenait: puis il posa la question de droit :
— Ce faisant, le maréchal à-t-il commis le crime de haute tra-
hison?
La question n'était embarrassante que pour moi. Lanjuinais s'en
tira en disant oui, puis ajoutant que le crime était couvert, à ses
yeux, par la capitulation de Paris. Porcher s'en tira en disant oui,
et réservant son appel à la générosité de la chambre pour le vote
sur la peine qui devait naturellement succéder au vote sur la cul-
pabilité. Moi, j'étais au pied du mur ; je n'avais à mon service ni
réponse évasive ni expédient dilatoire. Durant tout le cours de
l'appel nominal, qui fut long, car je venais un de.>4 derniers, j'étais
554 REVUE DES DEUX MONDES.
perplexe et intimidé : on l'eût été à moins; c'était la première fois
que j'entrais en scène et prenais la parole, et j'allais débuter jiar
casser les vitres.
Le moment venu, je me levai, et pour ne pas être tenté de fai-
blesse, en me perdant dans mes raisonnemens, je répondis sur-le-
champ non à la question. Ce non^ répété de bouche en bouche, de-
vint l'objet d'un chuchotement général qui me permit de donner
mes raisons sans être interrompu, n'étant guère écouté.
— Point de crime, dis-je (si ce ne sont mes paroles expresses,
c'en est le sens), point de crime sans une intention criminelle;
point de trahison sans préméditation ; on ne trahit pas de premier
mouvement. Je ne vois, dans les faits très justement reprochés au
maréchal Ney,ni préméditation ni dessein de trahir. Il est parti très
sincèrement, résolu de rester fidèle; il a persisté jusqu'au dernier
moment. Au dernier moment, il a cédé à l'entraînement qui lui pa-
raissait général, et qui ne l'était que trop en effet. C'est une fai-
blesse que l'histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point,
dans le cas présent, sous les définitions de la loi. Il est, d'ailleurs,
des événemens qui, par leur nature et leur portée, dépassent la
justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et de-
vant les hommes.
Je dois ce témoignage à la chambre, que la témérité, je dirai
presque, vu le temps et les circonstances, le scandale de mon pre-
mier vote, n'excita ni exclamation ni murmure, et qu'à l'issue de
la séance, personne ne s'éloigna de moi et ne me fit plus fraiche
mine que de coutume. Nous vivions cependant et, en ce moment,
nous délibérions sous une atmosphère d'intimidation dont le poids
était étouffant. Je n'en veux citer qu'un exemple.
Parmi les anciens sénateurs conservés dans la nouvelle chambre
des pairs, se trouvait un petit général Gouvion, qui n'était pas, je
crois, parent du maréchal. Je l'avais connu à Anvers, où il com-
mandait à l'époque où M. d'Argenson y résidait comme préfet, et
je causais quehiuefois avec lui.
Quelque temps avant l'ouverture de la séance, je voyais ce petit
homme aller, venir, s'asseoir, se lever, comme une àme en peine.
A la fm, il s'approcha de moi et me demanda ce que je comptais
faire, c'est- àrdire comment je me proposais de voter. Je le lui ex-
pliquai; il n'y comprit rien, à coup sûr, mais il médit simplement:
— Je ferai comme vous.
— P^ort bien ! repris-je ; alors asseyez-vous à côté de moi, nous
nous encouragerons mutuellement.
11 s'assit à côté de moi ; puis, quand vint le moment de voter sur
la culpabilité, il dit oui y comme tous ceux qui l'avaient précédé;
SODVEMRS. 555
et quand vint le moment de voter sm* la peine, il dit : La mort,
comme tous ceux qui l'avaient précédé.
Pauvre homme! il lui arrivait précisément ce qui était arrivé au
maréchal Ney, sur la place de Lons-Ie-Saulnier.
J'ai depuis assisté, voire même pris part à une autre séance de
la chambre des pairs, pour le moins aussi solennelle, celle qui pro-
nonça sur le sort des ministres de Charles X. Nous étions en pleine
émeute ; la ville retentissait de la marche des trains d'artillerie et
fourmillait de patrouilles ; nous entendions tout autour de nous la
fusillade, elle se rapprochait d'instant en instant : nous n'avions pwir
toute sauvegarde qu'un garde national qui faisait chorus avec
l'émeute, et nous chargeait d'imprécations. Je ne crains pas de l'af-
firmer, néanmoins : l'oppression morale était beaucoup moindre
qu'en 1815: si elle eût été la même, je ne sais trop ce qui serait
arrivé des ministres de Charles X.
L'arrêt rendu, il fallut le signer. Plusieurs pah^ qui s'étaient
abstenus, c'est-à-dire qui avaient refusé de voter, refusèrent de
signer. En cela, ils étaient conséquens sans doute, mais pensaient-
iis à autre chose qu'à eux-mêmes, à dégager leur propre responsa-
bilité? Je le laisse à juger.
Quant à moi, je n'hésitai pas. J'avais pris part au jugement et
voté librement sur la culpabilité, sur la peine, sur tous les incidens
du procès. Mon a^is n'avait point prévalu, mais cela ne me dispen-
sait pas de poursui^Te régulièrement et jusqu'au bout mon rôle de
juge. Je signai. Où en serait la justice si la minorité ne se sou-
mettait pas à la majorité?
On a dit et répété dans le temps, que, le jugement rendu, les
pairs s'étaient mis à table, et que la séance s'était terminée par un
bon souper, voire même par une sorte d'orgie. Il a paru des gra-
vures clandestines, circulant sous le manteau, où nous étions re-
présentés le verre en main, à peu près comme l'enfant prodigue
dans les gravures de la Bible de Royaumont. C'est une insigne
calomnie. Il n'y eut ni souper ni rien de pareil.
La séance ayant commencé à dix heures du matin et fini après
minuit, M. de Sémonville avait fait dresser un buffet dans un cabi-
net : dans les intervalles de repos, chacun y pouvait venir deman-
der soit un bouillon, soit un peu de pain, soit quelques rafraîchis-
semens. Personne ne se mit à table, personne ne causait avec
personne.
Je rentrai chez moi fort tard ; je demeurais alors dans la rue Le-
pelletier, près du boulevard. Ne pouvant dormir, j'ou^Tis ma
fenêtre au point du jour; je \is passer un bataillon anglais, mar-
quant le pas, tambour battant, musique en tête.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était au moment même où le corps du maréchal Ney, que le
fer et le feu de l'ennemi avaient toujours respecté, tombait percé
de douze balles françaises.
Le général de ces Anglais, le vrai commandant de Paris à cette
époque funèbre, aurait pu d'un mot prévenir ce funèbre holo-
causte. Il eût mieux valu pour sa gloire faire violence au texte de
la capitulation qu'à la conscience de Louis XVIII en lui imposant
pour ministre un régicide terroriste.
Après le procès du maréchal Ney vint la loi d'amnistie. Comme
à peu près toutes les lois de cette espèce, elle était tellement char-
gée d'exceptions, qu'elle avait plutôt l'air d'une table de proscrip-
tions que de toute autre chose. Ce n'était rien, néanmoins, auprès
des propositions nées du sein de la chambre, et qui durent céder la
place. La défense de cette loi fit quelque honneur au ministère ; son
succès sur presque tous les points, un seul excepté, affermit le
parti modéré et lui rallia les incertains.
Je suivis assidûment les débats de la chambre des députés, et je
pae préparai à combler la mesure de mes crimes, aux yeux du parti
dominant, en combattant la loi comme inconstitutionnelle, arbi-
traire, et dépourvue de tout principe de droit, de justice et de
raison.
La chambre des pairs, en tant que cela dépendit d'elle, m'en
épargna le souci et l'odieux. Elle décida, par amour pour la paix,
qu'elle ne discuterait point, et vota la loi, sans rapport, sans dé-
bat, sans l'ombre même et le simulacre d'im examen.
Je fis imprimer le discours que j'avais préparé, je le fis distri-
buer malgré les instances du préfet de police, M. Angles, et je
l'envoyai à M""^ de Staël.
Ce discours ne valait rien et n'aurait produit aucun bon effet. Le
fond des idées, sans doute, était honnête et sensé, mais le style
était obscur, pédantesque et souvent incorrect. M™® de Staël, en me
le renvoyant, me déclara qu'elle n'y avait rien compris ; l'épreuve
était soulignée de page en page, et de ligne en ligne. On peut en-
core la retrouver dans ma bibliothèque.
L'affaire des deux millions de M'"" de Staël, que nous suivions,
son fils et moi, auprès du gouvernement, étant réglée, et ma pré-
sence à Paris, novice que j'étais, et dans la position que je m'étais
faite, ne pouvant exercer en rien une influence salutaire, je partis
pour l'Italie, où m'appelaient les intérêts les plus chers et les plus
pressans.
LES
ORIGINES DU RÉALISME
L'ART FLAMAND ET L'ART ITALIEN AU XV« SIÈCLE
Deux grandes écoles se partagent, au xv^ siècle, l'empire des
arts : l'école italienne, ou plus exactement l'école florentine, et
l'école flamande. Toutes deux donnent simultanément le signal du
mouvement d'afiranchissement qui inaugure l'ère nouvelle : l'étude
de la réalité, l'étude de la nature (alliée chez les Italiens à l'étude
de l'antique), tel est le secret de leur suprématie, tel est le mot
d'ordre qui triomphe d'un bout à l'autre de l'Europe, au nord
comme au midi, chez les représentans des races latines aussi bien
que chez ceux des races germaniques. Aux rêveries ou aux abstrac-
tions du moyen âge, les novateurs substituent l'esprit d'observa-
tion et l'esprit de recherche, un style essentiellement analytique,
quittes parfois à s'élever moins haut ou à frapper moins fort.
A ne considérer que l'issue d'une rivalité qui a rempli tout un
siècle, on pourrait être tenté d'attribuer aux deux partis une im-
portance inégale. L'école flamande n'a-t-elle pas été conquise, sub-
juguée, annihilée au siècle suivant par l'influence italienne? La re-
naissance classique n*a-t-elle pas pénétré jusque dans les moindres
villages des Pays-Bas, naguère si fiers de leur indépendance? Mais
558 REVUE DES DEUX MONDES.
tenons nous-en au xv^ siècle même, à l'ère des primitifs, ces maî-
tres sincères entre tous, nous ne tardons pas à découvrir que, nu-
mériquement du moins, la supériorité des Flandres est écrasante ;
grâce àleur activité dévorante, elles ont réduit à l'état desimpies tri-
butaires la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne, le Portugal,
la Scandinavie, tandis que l'Italie, qui, au-delà des Alpes, compte à
peine quelques recrues en Hongrie, est forcée à tout instant de
lutter sur son territoire, notamment dans le royaume de Naples,
contre l'invasion étrangère.
La différence d'inspiration n'explique que trop cette dispropor-
tion, si anormale au premier abord. D'une part, une société plus
choisie, une culture plus complète et plus haute, une plus grande
liberté intellectuelle, un idéal plus noble; de l'autre, une habileté
technique qui tient du prodige, et l'intuition la plus profonde des mys-
tères de la vie; ici des conceptions qui s'adressent avant tout à l'aris-
tocratie de l'esprit (les artistes italiens, en ressuscitant l'antiquité,
n'ont-ils pas déclaré qu'ils entendaient rompre avec les masses?),
là un art qui, grâce à son tour populaire, grâce aussi à la multiplicité
de ses moyens d'expression, pénètre jusque dans les couches les plus
profondes. Est-il nécessaire de rappeler avec quelle facilité ses
tableaux, véritables miniatures, ses gravures sur bois et sur cuivre,
ses tapisseries, pénétraient partout, comme jadis les bronzes des
Phéniciens, les ivoires ou les tissus des Byzantins? Ici, enfin, toutes
les forces vives de la nation, la politique, la religion, la littérature,
la science, tendant vers le même but, la résurrection de la cul-
ture antique ; là un essor limité à quelques branches isolées.
Même exubérance de vie d'ailleurs des deux côtés, môme richesse,
même luxe : — est-il un art possible sans de tels auxiliaires? —
môme besoin des jouissances intellectuelles, qu'il s'agisse de la cour
des ducs d'Urbin, des rois de Naples, des Médicis, ou de celle des
ducs de Bourgogne, ou encore des fières municipalités de Bruges^
de Gand, d'^Vnvers et de Bruxelles. Ce sont ces analogies et ces
contrastes que je voudi-ais essayer d'analyser ; c'est la double in-
fluence des causes permanentes : climat, sol, race, et des causes
historiques, pour employer l'heureuse formule de M. Taine, que
j'aurais à cœur d'exposer devant les lecteurs de la Renie.
Si l'on s'attache d'abord à celui des arls qui revendique ajuste
titre le di-oit de donner le ton aux autres, puisqu'il leur trace le
cadre qu'ils sont appelés à remplir, — je veux parler de l'architec-
ture, — on trouve le style gotlu(jue partout en possession, de ce
côté-ci des Alpes, de la faveur publique. Les tendances que notre
époque peut considérer comme des défauts dans le gothique de la
dernière période sont précisément celles qui lui valaient son ex-
LES ORIGINES DU REALISME. 559
trême popularité. Quelle est la qualité qui frappe le plus vivement
la foule ignorante, qui lui inspire l'admiration la plus profonde? Ce
n'est ni Tharmonie des proportions, ni la pureté des lignes, ni la
délicatesse de la décoration, c'est l'extraordinaire, le colossal, le tour
de force. Tel était précisément le but poursuivi par les trop ha-
biles architectes français, allemands et flamands du xv siècle; le
o-oùt avait baissé; les artistes, par suite de Tinfluence néfaste des
corporations, tendaient à descendre au niveau desimpies artisans;
et pour ceux-ci le suprême triomphe ne consiste-t-il pas précisé-
ment dans la difficulté vaincue? Ainsi s'expliquent ces constructions
gigantesques qui s'appellent les flèches des cathédrales de Stras-
bourg et de Vienne, et qui ne sont, à proprement parler, que des
hérésies, des barbarismes, comparées aux monumens plus anciens
qu'elles avaient pour mission de compléter. Qu'importe ! leur hau-
teur prodigieuse a frappé de stupeur la foule et l'effet désiré a été
obtenu.
La finesse ou le fini des décorations constitue un autre artifice
dont, l'action n'est pas moins infaillible. Tabernacles, chaires, jubés,
sont sculptés à jour et fouillés avec autant de liberté que s'ils
étaient, non en pierre, mais en bois ou en métal. Ils n'ont rien à
envier aux chefs-d'œuvre de l'orlèvrerie. Quant à la construction
même de ces monumens accessoires qui sont en passe d'éclipser
le monument principal, c'est d'ordinaire un véritable tour d'équi-
libriste : on fait supporter à quelque grêle colonnette la retombée
d'une voûte énorme ; on entasse baldaquins sur baldaquins, arcs-
boutans sur arcs-boutans, tout glorieux d'avoir effrayé l'œil par des
échafaudages extravagans à force de hardiesse. Dans une église de
Nuremberg, on est allé jusqu'à recourber en forme de crochet, ab-
solument comme s'il s'était agi du métal le plus malléable, l'extré-
mité en pierre d'un tabernacle. Celui qui serait parvenu à faire
tenir une pyramide sur son sommet aurait été proclamé maître sur
maître, maître sur tous. Ou encore on réalise quelque combinaison
étrange, quelque idée graphique bien plus que plastique, comme de
donner à un palais autant de fenêtres, à une ville autant de tours
qu'il y a de jours dans l'année. A de telles gagem'es, nul style ne se
prêtait plus .complaisamment que le gothique qualifié de flam-
boyant.
Examinons, au contraire, l'architecture italienne : ici, sous l'ef-
fort des Brunellesco, des Léon-Baptiste Alberti, des Luciano da Lau-
rana, des Bramante, la simplification est devenue la première con-
dition de l'art. Rien qui soit de nature à frapper la foule. Des profils
d'une extrême légèreté, des pilastres à peine apparens, rarement
des colonnes, si ce n'est dans le cortile; la sobriété, la discré-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, l'art des nuances poussés à leurs dernières limites. Peut-être,
dans leur horreur pour les effets vulgaires ou violens, ces harmo-
nistes sont-ils allés trop loin. N'importe, après une symphonie de
Haydn ou de Mozart, il n'y a rien de plus rythmé, de plus harmo-
nieux, de plus chantant que le palais Ruccellai à Florence, le pa-
lais des ducs de Montefeltro à Urbin, le palais de la chancellerie à
Rome.
£h bien! l'ardeur avec laquelle les architectes gothiques ont
cherché à plier la pierre à leurs caprices, l'habileté avec laquelle
ils ont pétri les moellons comme on pétrit une cire molle, ce
parti-pris de violer toutes les lois de la statique pour donner un
corps à leurs rêves audacieux, cette curiosité sans cesse en éveil,
ont cependant produit un résultat fécond et qu'il était impossible
de prévoir : à force de s'exercer à une telle gymnastique intellec-
tuelle, l'art septentrional est parvenu à réaliser dans les arts d 'imi-
tation ce qu'il avait réalisé dans un art aussi abstrait que l'archi-
tecture, c'est-à-dire à rivaliser avec la nature vivante dans ses
combinaisons et ses surprises infinies. La tradition hiératique, les
formules rigides du style roman font place à un style d'une sou-
plesse relative ; le charme est rompu, et les regards, si longtemps
1er m es sur la réalité, découvrent peu à peu les formes véritables
des choses et des êtres ; la main apprend à les rendre avec une fidé-
lité de plus en plus rigoureuse.
L'art qui éprouva le premier les effets de cette révolution fut la
sculpture, devenue, grâce au goût pour la profusion des orne-
mens, l'auxiliaire indispensable de l'architecture. Il serait super-
flu, après les publications des dernières années, après l'ouverture
du musée de moulages du Trocadéro, d'insister sur ce qu'il y avait
de vie, de jeunesse et de sève, de fécondes et hautes aspirations
dans l'œuvre de nos grands statuaires du xiii* et du xiv" siècle, de
rappeler la douce chaleur qui anime tout ce peuple de statues à
Notre-Dame de Paris, dans les cathédrales de Reims, de Chartres,
de Strasbourg, le jet superbe des draperies, les expressions tour à
tour nobles ou touchantes, ou encore le sentiment si profon 1 de la
lorme et la douce ironie qui distinguent les statues de la fameuse
maison des musiciens, à Reims.
La période dont nous nous occupons correspond à la seconde
phase de cette renaissance de la sculpture septentrionale. La re-
cherche du mouvement, de la vie et de l'ampleur remporte sur le
souci de la noblesse ou de lu gravité. Aux figures traditionnelles
des cathédrales, ces saints et ces saintes, si simplement drapés
dans leurs manteaux de pierre, si calmes, si sereins, détaciiés des
choses d'ici-bas el goûtant par avance les félicités du paradis, suc-
LES ORIGINES DD REALISME. 561
cèdent des individualités nettement caractérisées, avec toutes les
imperfections et tous les appétits de l'homme du Nord ; une race
vi^^oureuse, brutale et qui ne demande qu'à vivre. Les portraits
remplaceront les types plus ou moins impersonnels, la verve l'em-
portera sur le recueillement; pour frapper plus fort, on ne recu-
lera même pas devant la grimace ou la caricature. C'est que le
foyer même du mouvement s'est déplacé. La nouvelle école a pour
berceau, non plus l'Ile-de-France, la Champagne, le Maine, mais
la Flandre, et, en second lieu, la Bourgogne, que tant de liens
rattachaient alors l'une à l'autre. Les sculpteurs de la cathédrale de
Tournai, ceux de la cathédrale d'Amiens, les auteurs des statues si
mouvementées et si amples de la Vierge, de saint Jean-Baptiste, de
Charles V, du dauphin, de Louis d'Orléans, du cardinal de La
Grange et de Bureau de La Rivière, tels sont les maîtres par les
mains desquels la sculpture a réalisé ce grand progrès. Par l'effet
d'un de ces grands courans internationaux, plus puissans parfois
que les influences de climat ou de race, le grand sculpteur sien-
nois Jacopo délia Quercia, le véritable précurseur de Michel-Ange,
s'essaie, vers la même époque, dans la solution du même pro-
blème : donner à toutes les parties de la figure humaine et jus-
qu'aux moindres accessoires du costume le maximum d'animation
sans pour cela renoncer à la grande tournure, cette loi suprême de
la statuaire.
La peinture ne tardera pas à entrer dans la même voie : pronon-
cer les noms d'Hubert et de Jean Van Eyck, c'est dire que le coloris
a acquis une vérité et un éclat inconnus aux âges précédons et qui
n'ont même pas été portés plus haut depuis, c'est dire que le por-
trait et le paysage ont subitement pris naissance, qu'aucun des
grands problèmes inhérens à cet art n'est resté sans être abordé
ou résolu.
II.
Passons à l'Italie. Le réalisme y a-t-il été importé des Flandres,
ou bien les mêmes causes ont-elles fatalement produit les mêmes
effets? Nous nous croyons en mesure d'affirmer que si, sur de
certains points, les résultats ont été identiques, si le réalisme ita-
lien n'a souvent rien eu à envier au réalisme flamand, l'inspiration
première a différé essentiellement dans les deux contrées. Le réa-
lisme italien, il est facile de s'en convaincre en étudiant le rôle de
Brunellesco, de Donatello, de Ghiberti et de Masaccio, se rattache
intimement au réveil de l'antiquité classique. Ce retour à un idéal
perdu, cette nécessité de faire abstraction des formules convention-
TOME LXXIV. — 1886. 36
5()2 REVUE DES DEUX MONDES.
neliles transmises par l'école de Giotto, ont surexcité les facultés
critiques ; les artistes italiens n'y ont pas seulement gagné de co-
pier exactement les modèles grecs ou romains, leurs yeux se sont
du coup rouverts sur la nature vivante, naguère comme couverte
d'un voile. Et de foit, chez les primitifs du moins, ceux qui savent
le mieux imiter l'antique sont aussi ceux qui savent le plus se
rapprocher de la réalité. Nicolas et Jean de Pise l'ont prouvé au
xiii'' siècle; Donatello et Mantegna au xv^. Les auxiliaires de cette
révolution furent en Italie l'anatomie et la perspective, c'est-à-dire
des sciences positives. Dans les Flandres, au contraire, rempirisme
seul eut part aux progrès du réalisme. Mous voyons ainsi les Italiens
affirmer dès le début cet amour de la méthode, qui est le trait dis-
tinctif de leur renaissance, et qui montre à la fois une culture d'es-
prit plus parfaite et des principes supérieurs.
Est-ce à dire que l'école flamande n'ait pas pesé sur le dévelop-
pement du réalisme italien? Ici, nous assistons à un phénomène
rare dans l'histoire: ce sont les représentans de la forme de civili-
sation supérieure qui \ont au-devant de rivaux en possession d'une
culture infiniment moins complète et qui sollicitent leurs leçons,
tandis que ceux-ci dédaignent les leurs. Une t-lle tolérance, une
telle modestie, suffiraient à elles seules pour proclamer l'ouverture
d'esprit des Italiens du xv^ siècle, pour montrer avec quelle fixcilité
ils savaient découvrir ou s'assimiler le progrès partout où il se
trouvait. Nulle part la peinture flamande primitive n'a été plus
appréciée que dans la péninsule. Il n'est témoignage d'admiration
que les princes les plus éclairés, Alphonse le Magnanime, Laurent
le Magnifique, Frédéric d'Urbin, Lionel d'Esie, ne lui aient pro-
digué. Les savans et les artistes n'ont pas montré moins d'enthou-
siasme : Cyriaque d'Ancône et Fazio, deux humanistes célèbres,
Filarete, le très habile architecte du grand hôpital de Milan, Gio-
vanni Santi, le père de Raphaël, ne tarissent pas en éloges quand
ils ont à prononcer le nom de Jean et de Roger de Bruges, c'est-
à-dire de Jean Van Eyck et de Roger van der Weyden, ou même
du bon roi René, le res{)ectueux disciple de l'école de Bruges. Cette
admiration a persisté jusqu'en pleine renaissance, jusque dans les
écrits du Napolitain Summonte, jusque dans ceux du Vénitien Mi-
chiel, l'auteur de la fameuse Notizia (V opère di diseffno, publii'^e
par Morelli, jusque dans ceux de Vasari lui-même. Le prenner,
Michd-Ange, dans une diatribe souvent citée, mettra à nu toutes
les imperfections de la peinture flamande.
IjBS Italiens ne s'en liiu*ent pas h des témoignages d'admiration
platoniques: outre qu'ils payèrent au |)oids de l'or les retables de
l'école de Bruges, les tapisseries d'Arras ou de Bruxelles, ils accueil-
LES ORIGINES DU REALISME. 563
lirent à bras ouverts les artistes du Nord, que le caprice ou le be-
soin amenait de l'autre côté des Alpes. En compulsant les docu-
mens conservés dans les bibliothèques ou les archives italiennes,
j'ai réussi à réunir plus de soixante noms d'artistes français et plus
de cent noms d'artistes flamands et allemands fixés en Italie pen-
dant le xv« siècle ; et encore ces chiffres sont-ils forcément de beau-
coup au-dessous de la réalité, car ce serdit une singulière illusion
que de croire que les notaires et les comptables du temps aient pris
soin de nous conserver les noms de tous ces étrangers. Nous pou-
vons donc affirmer sans hésitation que plus de trois cents artistes
de toute spécialité et de tout mérite, tous nourris dans la tradition
de l'école franco-flamande et germano-flamande, ont joué leur rôle
dans le développement de l'art italien du xv* siècle, le dotant, qui
des secrets de la peinture à l'huile, qui des procédés de la gra-
vure sur bois, qui de ceux de la tapisserie de haute lisse, qui,
enfin, des principes du réaUsme le plus exclusif.
On ne saurait songer à passer en revue ici les nombreux ou-
vrages laissés en Italie par ces émigrés, dont beaucoup, ne l'ou-
blions pas, n'étaient que de simples artisans. Il importe toutefois
d'accorder une mention à ce Pietro di Giovanni Tedesco, c'est-à-dire
Pierre, fils de Jean d'Allemagne (il était soit de Cologne, soit de
Fribourg, soit du Brabant), qui, entre 1386 et 1399, exécuta pour la
cathédrale de Florence un grand nombre de statues et de bas-reliefs,
dans lesquels les réminiscences classiques s'allient à tous les excès
du réalisme. Les enseignemens de Pietro, il n'est point permis d'en
douter, n'ont pas été étrangers à l'évolution du génie de Donatello
et de Ghiberti ; aussi ce dernier, dans ses conraientaires, n*a-t-il
pas hésité à rendre une justice éclatante au mystérieux hôte venu
du Nord. Bientôt cependant la sculpture italienne prit un si brillant
essor, qu'elle n'eut plus rien, absolument rien, à apprendre des
étrangers.
Il en fut autrement de la peinture. On n'a pas assez tenu compte,
à mon avis, des infiltrations flamandes dans l'histoire du déve-
loppement des différentes écoles de la péninsule. Ce n'est point
un effet du hasard, assurément, si le portrait du pape Eugène IV,
dû au pinceau de Jean Fouquet, suscita une si vive admiration ; si
Johannes de Alemania a présidé aux débuts de l'école de Murano,
berceau de l'école vénitienne ; si Gentile da Fabriano, fra Angelico,
et l'école de Cologne ont sacrifié simultanément au plus suave mys-
ticisme, si Roger Vander Weyden, lors du jubilé de 1450, parcou-
rut l'Italie en triomphateur, si le roi Ferdinand de Naples envoya
un de ses sujets étudier à Bruges, si le saint Michel de Simon Papa,
au musée de Naples, pourrait passer, au témoignage de M. A.-J.Wau-
564 REVUE DES DEUX MONDES.
ters, pour Tœuvre d'un élève de Roger ou de Memling. Les idées
et les principes voyageaient alors plus vite qu'on ne le croit : au
siècle précédent, l'école florentine, par l'impulsion de Giotto, avait
fondé des colonies jusqu'au fond de la Bohême, jusqu'en Angle-
terre ; au xv^ siècle, l'Europe septentrionale prend sa revanche
avec les peintres flamands.
Si, considérée dans son ensemble, la peinture d'histoire italienne
suit sa voie distincte, le portrait, en revanche, procède sur bien
des points de prototypes flamands. Ce sont les peintres de l'école de
Bruges qui ont mis à la mode ces portraits à mi-corps, où l'original
est représenté de face ou de trois quarts, posant tranquillement
devant le « pourtraiteur. » Que nous voilà loin des pratiques du
moyen âge, où, sauf pour les souverains, l'on n'admettait d'autres
effigies que celles qui étaient destinées à orner des tombeaux!
Désormais tout bourgeois enrichi a la prétention de transmettre ses
traits à la postérité.
Une de ces rencontres, pour ne pas dire une de ces imitations
les plus frappantes, est celle que Ton peut noter entre le portrait
d'un sénateur vénitien, par Solario, à la National Gallery de Lon-
dres, et le fameux Homme à l'œillet de Jean Van Eyck, au musée
de Berlin. L'attitude est presque identique ; il en est de même du
mouvement des mains (dans les deux tableaux, le personnage tient
un œillet) ; le modelé du visage procède des mêmes principes, avec
cette différence qu'il est plus ferme dans l'œuvre flamande, plus
souple dans l'œuvre italienne. On peut opposer à ces portraits
ceux qui dérivent, si je ne m'abuse, des médailles, et où les person-
nages sont représentés de profil. Tels sont les portraits dePisanello,
qui a excellé à la fois dans l'art du môdailleur, retrouvé par lui, et,
dans la peinture, ceux de Piero délia Francesca, de Botticelli, de
Pollajuolo, de Ghirlandajo et de tant d'autres quattrocentistes.
Le paysage italien ne s'est pas moins ressenti de l'influence sep-
tentrionale, quoique, de prime abord, les créateurs du genre pa-
raissent avoir travaillé à l'insu les uns des autres. Dès 1423, le vi-
et tendre Gentile da Fabriano, cet Ombrien qui osa venir défier les
Florentins jusque dans leur propre cité, réussit à rendre avec un
égal amour et une égale habileté, dans sa célèbre Adoration des
mages, conservée à l'académie de Florence, la fraîcheur des fleurs
qui ômaillent le gazon du premier plan et le mouvement des terrains
du fond, ces belles montagnes boisées sur les flancs desquelles
chemine la brillante escorte des trois rois. Le chef-d'œuvre des frères
Van Eyck, V Adoration de Cagneau mystique^ était alors à peine
commencé, mais les modèles flamands avaient pu pénétrer en Italie
par une foule de canaux, notamment par les miniatures, et nous
LES ORIGINES DU RÉALISME. 565
savons que telle de ces miniatures, par exemple, la Fenaison, ou
les Semailles de l'admirable livre d'heures du duc de Berry, au-
jourd'hui conservé dans la bibliothèque de Chantilly, n'avait rien
à envier au tableau le plus parfait. Pisanello, dont le nom a été
prononcé tout à l'heure, a, très certainement aussi, cherché ses
inspirations de ce côté-ci des monts, soit dans ses esquisses dessi-
nées pour des médailles, soit dans ses tableaux. Ses paysages si
nourris et si mouvementés forment l'opposition la plus complète
avec les paysages arides, rocailleux, sans verdure et sans lumière,
des peintres italiens du xiv^ siècle. Si les paysages du Pérugin
sont conçus et disposés par grandes masses, en revanche un autre
peintre ombrien, Pinturicchio, se plaît à détailler les siens avec
toute la minutie d'un Flamand. Léonard de Vinci lui-même s'est
parfois essayé dans ces analyses à outrance : son carton du Péché
origine', que Vasari a encore vu, égalait pour la surabondance et le
rendu des détails les tableaux flamands les plus poussés ; on y
voyait une prairie dont les moindres touffes d'herbe étaient repro-
duites avec une minutie, un amour inépuisables; un figuier, un
palmier dans lesquels le botaniste le plus méticuleux n'aurait pas
trouvé à reprendre la plus légère erreur. Est-il possible, ajoute
Vasari, qu'un homme ait eu tant de patience?
Quels sont les secrets, pour employer une expression chère au
xv^ siècle, aux yeux duquel il n'y avait pas de supériorité sans
un certain mystère, quels sont, dis-je, les secrets qui ont valu
aux flamands leur réputation européenne? Ce sont avant tout les
perfectionnemens techniques, perfectionnemens favorisés par l'in-
veniionde la peinture à l'huile, mais que l'on pourrait, à la rigueur,
concevoir sans elle. Et quel a été le premier résultat de ces perfec-
tionnemens? De leur permettre de reproduire plus fidèlement la réa-
lité : en d'autres termes, c'est par leur réalisme qu'ils ont imposé
leur domination à l'Europe. Examinez les jugemens que les auteurs
italiens de la renaissance ont portés sur les tableaux flamands pri-
mitifs : ce qui les a invariablement frappés, c'est l'habileté avec la-
quelle sont rendus les jeux de lumière les plus compliqués, la
ressemblance d'un portrait, ces plaies qui paraissent réelles, ce
paysage dont on [)eut compter toutes les touffes d'herbes, et ces
touffes d'herbes sur lesquelles on peut compter toutes les gouttes
de rosée. De pareils trompe-l'œil, ayons le courage de prononcer le
mot, excitèrent infiniment plus d'admiration que l'harmonie du co-
loris, la force de l'invention, la noblesse de la composition, qualités
qui, chez les réalistes de tous temps et de tous pays, ont toujours
passé pour secondaires.
L'invention ou plutôt le perfectionnement de la peinture à l'huile
566 REVUE DES DEUX AlONDES.
a-t-il joué dans l'histoire de la diffusion de la peinture flamande le
rôle capital que l'on se plaît à lui attribuer? Écoutons tout d'abord
le Vasari des Flandres, Carel Vatj Mander, dont le Livre dea peintres
vient enfin de paraître, par les soins de M. Hymans, dans une tra-
duction française. « D'après l'opinion admise, dit le biographe, Jean
Van Eyck, un homme instruit, versé dans les choses de son art,
étudiant les propriétés des couleurs, et s'adonnant à cet effet à l'al-
chimie et à la distillation, en vint de la sorte à recouvrir ses pein-
tures au blanc d'oeuf et à la colle d'un enduit dans la composition
duquel entrait une huile particulière, procédé qui obtint un grand
succès à cause de l'éclat qu'il donnait aux ouvrages. Beaucoup de
peintres italiens avaient cherché ce secret, échouant dans leurs
tentatives par ignorance de la vraie méthode. I! se fit qu'un jour
Jean, après avoir exécuté un panneau auquel il avait consacré beau-
coup de temps et de peine selon son habitude, et l'œuvre étant
achevée et enduite de son vernis, il lexposa au soleil pour la faire
sécher. Mais, soit qu'il eût été mal joint, soit que le soleil eût trop
d'ardeur, le panneau se fendit. Jean, très contrarié de voir son œuvre
détruite, se promit bien que pareille chose ne se renouvellerait plus
par l'effet du soleil. Renonr :nt alors à la couleur à l'œuf recou-
verte de vernis, il donna pour but à ses recherches la production
d'un enduit séchant ailleurs qu'en plein air et dispensant surtout
les peintres de recourir à l'action du soleil. Il éprouva successive-
ment diverses huiles et d'autres matières et s'assura que l'huile de
lin et l'huile de noix étaient siccatives entre toutes ; les soumettant
à l'action du feu, et y mêlant d'autres substances, il finit par obte-
nir le meilleur vernis possible. Et comme c'est le propre des es-
prits chercheurs de ne point s'arrêter en chemin, il en arriva après
de multiples essais, à s'assurer que les couleurs étendues d'huile
se liaient à merveille, qu'elles acquéraient en séchant une grande
consistance, qu'elles étaient imperméables à l'eau, que l'huile,
enfin, donnait un éclat plus vif sans le secours d'aucun vernis. Ce
qui l'étonna et lui plut davantage, ce fut que les couleurs se mé-
langeaient mieux à l'huile qu'à l'œuf et à la colle. Jean fut. comme de
juste, joyeux de sa découverte. L'n nouveau genre d'œuvres voyait
le jour à la grande admiration de tous, et bientôt la renommée eut
porté le bruit de l'invention jusqu'aux contrées les plus lointaines.
De l'antre des Cyclopes et de l'inextinguible Etna l'on accourut
pour voir cette merveilleuse innovation, comme il est dit plus loin,
11 ne manquait à notre art que celte noble pratique pour égaler la
nature ou la mieux rendre. » Cette invention, ajoute Van Mander,
eut lieu vers lAlO.
D'après Van Mander, Jean Van Eyck aurait gardé jusque dans sa
LES OBIGIXES DU REALISME. 567
vieillesse le secret de la peinture à l'huile, personne n'étant admis
dans son atelier que Roger Van der ^^ eyden. Mais cette assertion
est formellement démentie par les textes du xv^ siècle. ]Sous y
voyons que, dès 1A25, la ville de Gand commandait à Jean de Scoe-
nere une Vie de la Vierge et une Sainte Gène peintes à l'huile.
L'historien de la peinture flamande, M. Michiels, mentionne même
un contrat de 1Ù19, par lequel Guillaume Van Axpoele et Jean Mar-
tens s'engagent à restaurer en bonnes couleurs à l'huile, sans mé-
lange de substances corrosives, plusieurs panneaux anciens.
Quelles que soient, en réalité, les améliorations inventées par Jean
Van Eyck, il est certain qu'elles ont eu pour résultat de donner
au coloris plus de souplesse et plus de chaleur. Rien ne se saurait
imaginer de plus intense, de plus profond, de plus lumineux que
certains de ses tons favoris, notamment le rouge, le bleu et le
vert. C'est un régal pour les yeux. Les tableaux de Piero délia Fran-
cesca sont aussi légers, aussi transparens; ils ne sont pas aussi
nourris, aussi chauds, aussi éclatans dans les tons sombres. Je n'es-
saierai pas ici de retracer l'histoire de la peinture à Thuile. 11 suffira
de rappeler que, pendant tout le xv^ siècle, les Flamands et les
quelques Italiens qui les imitèrent, à commencer par Antonello de
Messine (en Italie, la peinture à tempera, la détrempe et la fresque
ne cessèrent d'être en honneur pendant toute cette période), ap-
portèrent un soin infini à la préparation technique de leurs tableaux.
Ceux-ci sont frais et brillans comme s'ils venaient de quitter le che-
valet. Le premier, Léonard de Vinci, tout chercheur et tout savant
qu'il fût, ou négligea la préparation de ses couleurs, ou voulut de-
mander à la peinture à l'huile plus qu'elle ne pouvait donner. On
sait dans quel triste état se trouve aujourd'hui la Cène du couvent
des Grâces. Ses tableaux proprement dits se sont rembrunis,
alors toutefois qu'ils ne se sont pas crevassés. Raphaël qui, dans les
productions de sa première manière, s'inspira des excellentes ha-
bitudes de prévoyance des Ombriens, se relâcha de plus en plus
vers la fin de sa vie de ces sages précautions. Le noir d'imprimerie
dont il abusa, notamment dans le Saint Michel du Louvre, a causé
autant de ravages que de nos jours le bitume. Chez les Vénitiens,
qui, d'ailleurs, contrairement à l'opinion commune, cultivèrent la
peinture à la détrempe concurremment avec la peinture à Ihuile,
beaucoup de toiles, entre autres celles du Tintoret, ressemblent à
de vastes pâtés d'encre. Et que de victimes depuis, rien que parmi
les peintres de notre siècle !
La science a eu une part considérable au succès des frères Van
Eyck, mais, proclamons-le bien haut, c'est le génie qui a rendu fé-
conde la révolution à laquelle ils ont attaché leur nom. ils étaient
plus que des alchim'stes, — ainsi les considéraient leurs contempo-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
rains, — ils étaient des artistes, des observateurs et des poètes, dans
la plus haute acception du terme, sublimes à force de minutie
intelligente. Le perfectionnement de la peinture à l'huile a été pour
eux un moyen, non un but, et comme l'a excellemment dit le mar-
quis de Laborde, l'importance de ce perfectionnement s'est con-
fondue avec le retentissement produit par les chefs-d'œuvre des
deux frères.
Avec une vue très nette des avantages de la peinture flamande,
les Italiens se sont, avant tout, efforcés.de lui dérober le secret de
sa supériorité picturale proprement dite, l'art d'envelopper les objets,
de les noyer dans une lumière tour à tour discrète et éclatante, de
donner de la profondeur aux compositions au moyen de dégrada-
tions de tons, en un mot, l'art de produire sur une surface plane
l'illusion de la réalité. Peu à peu ces tours de force l'emportent sur
l'interprétation normale et loyale du sujet : je pourrais citer tel ta-
bleau vénitien signé du nom le plus illustre , par exemple, le Saint
Jérôme attribué à Jean Bellin, où la reproduction des objets inani-
més et la recherche du clair-obscur forment le premier des soucis
de l'artiste, où les personnages ne sont plus que l'accessoire. La
peinture de nature morte ne tarde pas à prendre naissance, et, cir-
constance digne de remarque, c'est un Vénitien précisément, Jac-
ques de Barbari, qui nous en a laissé le plus ancien spécimen, la
perdrix accrochée à un clou en compagnie d'un gantelet de fer, au
musée d'Augsbourg.
Il n'aurait pas été permis de passer sous silence ces emprunts ;
mais il importe également de n'en pas exagérer la portée. Si les
Italiens de la première renaissance ont profité des leçons des Fla-
mands, il n'en est pas moins certain que, même sans elles, obéis-
sant à une loi historique, ils auraient porté l'interprétation de la
réalité à sa suprême perfection. Par l'affranchissement absolu de
toute tradition et de toute convention, certains chefs-d'œuvre de
Donatello, par exemple les bustes de Niccolù da llzzano, au musée
national de Florence, et de Saint-Laurent, dans la sacristie de l'église
du même nom, ou encore les gardiens du tombeau, dans la Résur-
rection du Christ, de Piero délia Francesca, à Borgo San Sepolcro,
paraissent des ouvrages du xix" siècle, non du x\", tout comme
les étonnans portraits do Jean Van Eyck, l'Arnolfini de la
Galerie nationale de Londres, V Homme à l'crillcf, du musée de
B(îrlin. Nulle réminiscence des types contemporains, nul vestige
d'archaïsme : les auteurs ont fait abstraction de leurs habitudes, de
leurs tendances, on serait tenté d'ajouter de leur personnalité, pour
représenter la physionomie humaine avec l'implacable rigueur et
la souplesse illimitée de l'appareil photographique.
LES ORIGINES DU RÉALIS3IE. 569
III.
Voilà donc deux écoles dotées de moyens d'expression également
variés, sachant animer le marbre, fixer par le pinceau les impres-
sions les plus fugitives comme les plus durables. Des deux côtés
la même curiosité, qui s'étend aux petites choses aussi bien qu'aux
grandes, un esprit de probité qui interdit d'aborder les côtés litté-
raires de la composition avant que les moindres détails, une boucle
de cheveux, les anneaux d'une chaîne, le pommeau d'une épée, les
feuilles d'un arbre, aient été rendus avec la plus grande exactitude.
Quel usage les deux rivales feront-elles de tant de perfectionnemens
meneilleiLX inconnus aux artistes du moyen âge?
Prenons d'abord la sculpture. Nulle contrée ne semblait devoir
être moins favorable à son développement que les Pays-Bas, éga-
lement pauvres en modèles antiques et en modèles vivans. Ce n'est
point, en effet, faire injure aux races wallones ou flamando-hollan-
daises que de les considérer comme inférieures, pour la pureté des
formes, à la race italienne, dont les tnodèles, hommes et femmes,
sont, aujourd'hui encore, en possession de défrayer les ateliers de
l'Em'ope entière, depuis l'Angleterre jusqu'à laPiussie. Aussi voyons-
nous le plus grand des sculpteurs de la fin du xiv* et du commence-
ment du xv® siècle, Claux Sluter, quitter sa patrie pour aller cher-
cher fortune en Bourgogne, sous un ciel plus clément, au milieu
d'une population plus belle. C'est en France également, à Dijon, à
Bourges, à Tours, et, en général, sur les bords de la Loire, que les
disciples de Sluter, parmi lesquels il faut ranger, en premier heu,
Michel Colombe, continuent son œuvre. Cette école, française par
adoption, sinon d'origine, aura assez de vitahté pour nous donner
encore, dans le premier tiers du xvi* siècle, après 1520, l'admi-
rable tombeau des Pencher, au musée du Louvre, cette page si
simple, si grave, si recueillie, et qui ne doit aucune de ses qualités
aux ultramontains.
Le moment n'est plus où l'on constatait que l'auteur du mau-
solée de Philippe le Hardi « possédait à un faible degré le sentiment
de l'art, que les figures auxquelles il a voulu imprimer un caractère
de gravité et de mélancolie représentent plutôt la douleur physique,
que les corps sont trop courts, les attitudes mauvaises, en un mot,
que l'artiste a peu de goût. » Ici même, M. Montégut a brillam-
ment réhabilité le maître glorieux à qui la statuaire franco-flamande
doit sa renaissance ; grâce à ses efforts, grâce à ceux de M. Al-
fred Michiels, de Waagen, de Schnaase, de Lubke et de différons
autres savans, le nom de Claux Sluter commence enfin à sortir de
570 REVUE PKS DEUX MONDES.
l'oubli. L'exposition, au musée du Trocadôro,des moulai^es du Puits
de Moïse a hâté cette réhabilitation tardive. Tous les connaisseurs
admirent aujourd'hui dans ces figures de prophètes, re[)résentés
sous les traits de bourgeois du xv« siècle, la rare hardiesse des at-
titudes, la rare énergie des expressions. Renonçant à édifier, Sluter
a voulu avant tout créer des têtes à caractère. Malgré certains dé-
fauts inhérens à son éducation première (ses figures sont en général
trop trapues), son Moïse est, de tous ceux qui ont précédé le chef-
d'œuwe de Michel Ange, le plus grandiose et le plus terrifiant. Le
prophète chauve aux traits émaciés, à la barbe jonciforme, annonce
ceux dont Diirer fixera les traits, un siècle plus tard, de son pinceau
implacable. Il précède immédiatement les fameux prophètes sculptés
par Donatello pour le campanile de Florence : la verve n'y est pas
moindre, et le maître flamand n'a pas su mieux résister que son
émule italien au désir de donner aux personnages de l'histoire sa-
crée les traits des plus laids d'entre ses compatriotes.
Le chef-d'œuvre de Sluter, et un des chefs-d œuvi'e de la sculpture
dramatique de tous les siècles et tous les pays, ce sont les quarante
statuettes de pleureurs, debout dans les niches du mausolée de Phi-
lippe le Hardi, au musée de Dijon. Longtemps on s'était plu à figu-
rer à cette place les apôtres, des saints (on revint à cette tradition
dans le tombeau de Louis et de Valentine d'Orléans, à l'abbaye de
Saint-Denis), parfois aussi des motifs allégoriques, les trois Vertus
théologales, les Vertus cardinales, etc. Cédant à ce besoin de ma-
térialiser jusqu'aux moindres créations de l'art, le xv* siècle substi-
tua aux acteurs de l'histoire sainte et aux figures symboliques les
portraits des personnages qui avaient été en relations avec le défunt
ou avaient joué un rôle dans les cérémonies de ses funérailles. Tout
tendait ainsi à faire descendre l'ai't des régions éthérées où l'avait
élevé le moyen âge, pour le ramener à la rca ité.
Ces pleureurs , ces « plourans , » comme on disait au xt* siècle,
représentés autour du défunt, ne sont autre chose que les parens,
les amis, les cliens, les serviteurs qui l'accompagnent à sa demeui'e
dernière, le corps perdu dans d'amples manteaux de deuil, la tête
couverte de capuchons plus amples encore. Le savant conservateur
de la sculpture au Musée du Louvre, M. Louis Courajod,cite, dans
ses études récentes, plusieurs exemples de représentations de co
genre remontant au xiv', voire au xin' siècle. Mais le mérite
d'avoir développé un thème, à peine entrevu avant lui, d'y avoir mis
un esprit d'observation, une vene et un pathétique que n'importe
quel maître de la statuaire aurait pu lui envier, revient inrontesta-
blfmont à Sluter.
Quelle pleine possession de la mimique ! quelle richesse de mo-
LES ORlGIiNES DU REALISME. 571
tifs! Reproduire quarante fois, et sur quarante physionomies diffé-
rentes, sans se répéter et sans faiblir, une note identique, la dou-
leui' causée par la perte d'un souverain vénéré, c'est un tour de
forcequiauraiteffrayémêmeun Donatello, même un Michel-Ange, ces
dramaturges par excellence. Sluter a tenu à épuiser jusqu'à la der-
nière des variations auxquelles ce motif pouvait se prêter. 11 nous
montre chez l'un la* tristesse froide et calculée, véritable deuil de
■cour; chez d'autres la douleur concentrée, chez d'autre encore, la
douleur débordant et se traduisant en sanglots , en spasmes , en
défaillances. Quelle netteté et quelle énergie dans cette gamme des
attitudes et des gestes : l'un qui joint les mains en signe de surprise,
le second qui les lève au ciel, et cet autre qui essuie ses pleurs, et
cet autre qui se voile la face ! L'nrt du contraste est porté à ses der-
nières limites, tout comme daus les merveilleux bas-reliefs des
portes de la sacristie de Saint-Laurent, exécutées quelques lustres
plus tard par Donatello; tandis que le visage de l'un des plourans
€st perdu au fond du capuchon, celui de l'autre domine librement,
laissant éclater au grand jour la douleur qui le iransporte.
Dans les types des acteurs de cette tragédie , même variété et
même énergie. Sluter a mis en scène le jeune homme éploré et le
vieillard tremblant, l'ascète et l'épicurien, le bourgeois aux traits
cauteleux et le moine fier, implacable, au regard d'inquisiteur. On
serait parfois tenté de croire qu'il y a une nuance de satire dans ces
portraits , — car il n'est pas possible de douter que les statuettes
du tombeau de Philippe le Hardi ne représentent des êtres réels, —
tant il y a en elles de franchise et presque de brutalité.
En substituant au costume à la mode le costume de deuil, la
longue robe de bourgeois serrée par une ceinture à la hauteur des
reins, ou le froc monacal, Sluteradotéla sculpture d'un élément plas-
tique des plus féconds. Ces vêtemens amples, s'ils n'ont pas la net-
teté et la noblesse de la toge, s'ils offrent surtout l'inconvénient de
masquer les pieds qu'ils recouvrent de plis trop abondans, se prê-
tent aux combinaisons les plus intéressantes, aussi bien lorsqu'ils
tombent droits, en plis parallèles, que lorsqu'ils sont ramenés vers
la poitrine par un de ces gestes pathétiques familiers au grand ar-
tiste. En résumé, Sluter a montré dans ce monument, qui fait la
gloire du musée de Dijon, qu'il excellait dans l'art de la draperie
tout comme dans celui de la physionomie.
L'influence de Sluter ne s'est pas bornée à la Bourgogne. Une
province voisine, le Berry, s'enrichit, par les soins des disciples du
maître flamand, de l'important mausolée du duc Jean de Berry,
frère de Philippe le Hardi. Ce mausolée, conservé dans la ca-
thédrale de Bourges, et élevé au duc par son petit-neveu
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Charles VII de France, fut terminé en l/i50; il avait la forme
des « sépultures des rois et enfans de France, par figures et re-
présentations. » Aujourd'hui, il n'en reste que des fragmens : la statue
couchée, qui, d'après les recherches de M. de Champeaux, est l'œuvre
de Jean de Cambrai (mort en lii38), les statuettes qui sont l'œuvre
de Paul Mosselmin, le sculpteur des stalles de la cathédrale de Rouen,
et d'Etienne Bobillet. Ces statuettes sont de tout point inférieures à
celles du tombeau de Philippe le Hardi. La plénitude des formes,
qui distingue le style de Sluter, a fait place à la maigreur et à l'affè-
terJe. Cherchez bien sous ces draperies, vous ne trouverez que des
membres grêles, à peine modelés; c'est un art tout à la surface; c'est
l'affectation de la vie et du mouvement plutôt que la vie et le mou-
vement eux-mêmes.
Avec le mausolée de Jean sans Peur, nous revenons à Dijon. Ce
monument, commencé en ihkà par les soins de Philippe le Bon, est
l'œuvre d'un Espagnol, Jean de la Vuerta, assisté de Jean de Dro-
gués et d'Antoine de Moiturier. Le fait seul d'avoir employé un sculp-
teur originaire de l'Espagne, pays de tout temps si arriéré, montre
à quel point les Mécènes français du xv° siècle ignoraient les prin-
cipes de la renaissance. Le monument, exposé au musée de Dijon
en compagnie du chef-d'œuvre de Sluter, nous révèle en outre la
prompte décadence de l'école bourguignonne après la mort de son
fondateur.
Charles, duc de Bourbon, gendre de Jean sans Peur, s'inspira
à son tour du modèle créé par Claux Sluter, dans le tombeau
qu'il fit préparer, en 1448, pour lui et pour sa femme, à l'abbaye
de Souvigny, dans le département de l'Allier. Il fit appel à un ar-
tiste de Montpellier, nourri, très certainement, dans la tradition de
l'école bourguignonne, Jacques Morel, récemment mis en lumière
par M. Courajod, dont les recherches ont fait faire un si grand
pas à l'histoire de la statuaire française du xv* siècle. Les têtes
du duc et de la duchesse de Bourbon sont trop mutilées pour
qu'il soit facile de nous rendre compte des qualités de l'exécu-
tion. Nous nous bornerons à constater que les yeux sont d'un des-
sin pauvre et dur, sans expression aucune. Quant aux draperies,
dans le manteau qui recouvre le duc, elles sont souples, abondantes,
on serait tenté de dire vivantes, tout comme dans les meilleurs mor-
ceaux de Sluter. Chez la duchesse, elles laissent plus à désirer : les
plis, trop nombreux et, disons-le bien franchement, trop disgra-
cieux, de la |)artie inférieure de la robe, forment une dissonance
avec le corsage si raide qui emprisonne la taille. Chez l'un et l'aiiire,
en résumé , la recherche du monvcinrnt r<Mnporte sur celle du
rythme.
La conception de ces monumens est de tous \muis opposée &
LES ORIGINES DU RÉALISÎIE. 573
celle du mausolée italien, tel que l'a réalisé la renaissance. En Ita-
lie, pendant tout le xv® siècle, les tombeaux sont à peu près inva-
riablement adossés au mur ; en France et dans les Flandres , la
règle, c'est le tombeau isolé de toutes parts. Cette simple modi-
fication a suffi pour imprimer à la sculpture funéraire des deux
contrées un caractère absolument distinct. En Italie , la statue du
défunt, généralement drapée à l'antique, et étendue dans une pose
noble sur un sarcophage, est vue d'en bas et de profil; de nom-
breux ornemens, empruntés à l'art classique, forment autour d'elle
comme une auréole. Ce n'est pas, si l'on veut, l'apothéose, c'est le
repos dans un monde idéal, loin des préoccupations d'ici-bas. En
France, au contraire, la statue isolée sur son soubassement s'im-
pose à l'attention non-seulement par son isolement même, mais
encore par une foule de particularités qui n'ont rien d'abstrait : le
costume même, qui est celui du temps et non une restitution archéo-
logique, l'écusson, qui est celui de la famille, l'ours, le lévrier ou
l'épagneul accroupis, substitués aux animaux héroïques chers aux
Italiens, l'aigle, le lion, la licorne. Dès ce moment, sous l'influence
du courant réaliste qui transformait les idées aussi bien que le style,
on voit apparaître, quoique de loin en loin seulement, ces figures
de « gisans » qui devaient conquérir une place si considérable dans
la statuaire française du siècle suivant. En 1302, dans le monu-
ment du cardinal de La Grange , on avait représenté le défunt à
l'état de squelette; en ihb7, les enfans de Jacques Cœur firent
représenter leur mère toute nue sur le mausolée qu'ils lui élevè-
rent dans une des églises de Bourges. Lorsque l'étude du nu se
développa (elle avait été très certainement été longtemps interdite
par les mœurs), on se complut dans l'exécution de véritables pièces
anatomiques, d'un effet horrible. Qui n'est tenté, devant les cada-
vres de Louis XII et d'Anne de Bretagne, sculptés pour l'abbaye de
Saint-Denis, avec des raffînemens de réalisme hideux, de répéter
l'exclamation arrachée au président de Brosses par la \iie du tableau
dans lequel le bon roi René avait peint sa maîtresse rongée par les
vers!
Le style inauguré par Sluter pour les monumens funéraires se
maintint jusque vers la fin du siècle ; nous retrouvons les figures
de pleureurs dans le mausolée de Philippe Pot, d'abord grand-séné-
chal du duché de Bourgogne, puis gouverneur de cette province,
mort en ihQli et enterré à quelques kilomètres de Dijon, dans la
fameuse abbaye de Cîteaux. Ce personnage, suivant la coutume,
avait lui-même préparé son tombeau, qui est donc antérieur de
quelques années. Il se fit représenter armé de pied en cap, les
mains jointes, un ours couché à ses pieds. Huit pleureurs, la figure
574 REVUE DES DEUX MONDES.
cachée par un capuchon, et tenant chacun un écusson, supportent
la dalle sur laquelle est posée la statue.
Je n'oserais pas affirmer que l'école bourguignonne ait compté
des recrues en dehors de la France. Mais l'école flamande, dont
celle de Dijon n'était qu'une émanation, étendit directement son
empire sur l'Allemagne, où nous trouvons pendant tout le xv^ siècle
les mêmes figures trapues, mouvementées, tourmentées et bour-
souflées, et d'ordinaire d'une extrême lourdeur. Vers la fin du siècle,
notamment à Nuremberg, nous voyons enfin se produire une réac-
tion par les efforts d'Adam Krafft, à qui succéda Pierre Vischer, qui
eut l'honneur de faire triompher dans la statuaire allemande les
principes de la renaissance.
Pour le choix des sujets, pour l'indépendance et la variété des
idées, la sculpture franco -flamande ne pouvait naturellement pas
se comparer à celle de l'Italie : tout un domaine et des plus irapor-
tans , — la mythologie et l'histoire antique, — était fei'mé pour
elle; à cet égard, il y eut presque recul et réaction. Le goût de
l'antiquité était certainement plus développé à la fin du xiv* siècle
qu'au milieu du xv^, nous le savons par l'exemple du duc de Berry,
dont les collections l'emportaient, selon toute vraisemblance, sur
celles des amateurs italiens contemporains les plus éclairés, et aussi
par l'exemple de nos humanistes français , les Jean de Montreuil,
les Nicolas de Clémenges, les Gerson, émules et amis des premiers
champions de l'humanisme italien. Notons, pour ne pas sortir du
domaine de l'art, l'emploi, vers lAOO, sous la plume de Jean de
Montreuil, de la comparaison, si banale plus tard, d'un sculpteur
contemporain avec Lv sippe et Praxitèle. — il nous faudra aller jus-
qu'à l'expédition de Charles VIII en Italie, en IhQli, pour retrouver
dans notre pays de telles tendances, pour entendre à nouveau un
tel langage.
Si l'on s'attache au style de nos vaillans maîtres de pierre, on
constate les mômus lacunes. Comme observateurs et comme inter-
prètes de la réalité, ils sont au premier rang; ils ont enfin décou-
vert ce secret, inconnu au moyen âge, de fixer la physionomie de
leurs contemporains par des traits d'une vérité et d'une énergie sai-
sissantes. Aussi le portrait est-il leur triomphe ; mais ne leur deman-
dez pas de s'élever au-dessus du modèle qui pose devant eux : ils
ne sauraient concevoir ce personnage que dans le costume, tour k
tour si pesant ou si étriqué, du temps, avec ses préoccupations mes-
quines, embarrassé de ses mouvemens, sans liberté et sans flaninie.
Que si vous les sortez de la réalité, que si vous leur demandez de
créer une figure idéale, une Vierge, uu Glu-ist, de personnifier
LES ORIGINES DU RÉALISME. 575
quelque vertu, la foi, la force, l'espérance, leur impuissance éclate
brusquement ; ils ne savent représenter que ce qu'ils ont sous les
yeux.
Dans l'intervalle, l'Italie s'applique sans relâche à dégager de la
forme humaine ceux des traits qui lui paraissent les plus parfaits ;
elle s'efforce de créer, à côté de la vérité historique, cette vérité
idéale qui est de tous les pays et de tous les temps ; elle prend
pour base de ses études le nu, c'est-à-dire ce qu'il y a d'essentiel-
lement durable, laissant sa rivale s'attacher à l'enveloppe, au cos-
tume, qui varie d'âge en âge.
Cette tendance à rapprocher l'histoire sainte des événemens de
l'existence contemporaine, cet éloignement pour le style héroïque,
finissent par substituer les épisodes, les anecdotes, et, pour l'appe-
ler par son nom, la sculpture de genre aux hautes et sévères créa-
tions du moyen âge. Il ne suffit plus aux artistes d'habiller les pa-
triarches comme les bourgeois du xv^ siècle, de faire porter un
béguin et des souliers à la poulaine aux héroïnes de l'Ancien et du
Nouveau-Testament, à Judith comme à Marthe, à Rébecca conune à
Marie-Madeleine : ils leur prêtent, en outre, exactement les senti-
mens du temps. Examinez, par exemple, sur les belles stalles de
la cathédrale d'Amiens, la scène où Abraham congédie Agar ; vous
croirez voir l'illustration du récit d'un de nos spirituels conteurs
du XV* siècle. Le dédain pour la couleur historique n'a jamais été
poussé aussi loin, si ce n'est peut-être chez les maîtres spirituels
et frivoles du siècle dernier.
Il était résené à un artiste né sur les bords de la Loire, et qui
représente la plus pure tradition française, de réagir contre ces
excès, de ménager la transition du naturalisme au style classi-
que. Après avoir sacrifié dans sa jeunesse aux principes de l'école
de Dijon, notre vaillant Michel Colombe se rallia dans la suite à
ceux de l'Italie. Le moment n'était pas venu encore de fondre har-
monieusement les uns avec les autres. Mais nous avons le devoir
de tenir compte à ce courageux précurseur d'un effort qui a si lar-
gement profité aux générations suivantes.
IV.
Tout autres ont été les destinées de la peinture. C'est qu'ici le sen-
timent de la couleur prime celui de la forme, et qu'à cet égard peu
de races ont été aussi favorisées que les habitans des Flandres. Je ne
saurais mieux faire que d'invoquer le témoignage de ce merveilleux
petit livre, si gros d'idées, qui s'appelle : Philosophie de l'art dans
576 REVUE DES DEUX MONDES.
les Pays-Bas. « Seuls, les Flamands et les Hollandais, dit M. Taine,
ont aimé les formes et les couleurs pour elles-mêmes ; ce senti-
ment dure encore ; le pittoresque de leurs villes et l'agrément de
leurs intérieurs en donnent la preuve, et l'an dernier, à l'exposi-
tion universelle, on a pu voir que l'art véritable, la peinture
exempte d'intentions philosophiques et de déviations littéraires,
capable de manier la forme sans servilité et la couleur sans barba-
rismes, ne subsistait guère que chez eux et chez nous. »
C'est à la vivacité de ces instincts que les primitifs flamands
doivent la première et la plus haute de leurs qualités, ce coloris si
profond, si chaud, si lumineux, propre à embarrasser et à décou-
rager les meilleurs coloristes de l'Italie du xv siècle, les Ombriens
et jusqu'aux Vénitiens.
La situation faite à la peinture par l'architecture ne pouvait que
développer le goût de productions à la fois petites, quant à leurs
dimensions, éclatantes, quant à leur effet, de ces chefs-d'œuvre de
fini qui ne le cèdent pas à la miniature la plus achevée. Le style go-
thique, en multipliant les creux et les saillies, en fractionnant à
l'excès les surfaces planes, amoindrissait fatalement le rôle de la
peinture d'histoire. Tout au plus la bande étroite qui s'étend au-
dessus du triforium, ou les segmens des voûtes d'arête pouvaient-
ils recevoir un petit nombre de figures isolées. Constatons, à ce
sujet, que, si l'ItaUe a pris les plus étranges libertés avec le style
gothique, elle l'a surtout fait au point de vue des exigences de la
peinture. Dans les églises d'Assise, de Sienne, de San-Gemignano,
de Florence, de Padoue et de tant d'autres villes de l'Ombrie, de la
Toscane ou de la Haute-Italie, les architectes ont, avec l'ardeur la
plus louable, poursuivi ce double problème : obtenir le plus de
champ possible pour développer des fresques monumentales, le plus
de lumière possible pour les éclairer. Dans ce pays du soleil et de
la vie en plein air, ils auraient été inexcusables de ne pas ouvrir
leurs monumens tout grands à la fresque, le procédé de peinture à
la fois le plus expéditif et le plus durable.
Dans les Flandres, outre que les architectes de l'école gothique
montraient moins de complaisance, les exigences du climat, le
manque de lumière, l'exiguïté des appartemens, s'opposaient au
dôveloj)pement de la peinture monumentale (les vitraux peints et
les tapisseries sont eux-mêmes fractionnés à l'excès). Force fut donc
aux artistes comme aux amateurs de se contenter de productions
en miniature, maiss qui, sous le pinceau d'un Van Eyck, atteindront
à la puissance d'une grande page d'histoire, car le -spectacle de la
force ainsi concentrée, et en quelque sorte latente, nous frappe
souvent plus que celui de la force arrivée à son maximum d'expan-
LES ORIGINES DU REALISME. 577
sion. Le tableau de chevalet, cher aux artistes du bas-empire, mais
à peu près inconnu dans l'école de Giotto, reprend faveur. Aussi
bien le moyen, étant données les habitudes de minutie des pein-
tres flamands, de produire des figures grandeur nature! Chacune
d'elles aurait exigé des années de travail. Le marquis de Laborde
a pleinement mis en lumière, dans son remarquable rapport sur
l'exposition de 1851, le rôle que les Flamands ont joué dans cette
révolution si grosse de conséquences.
L'affranchissement de la peinture vis-à-vis de l'architecture et
l'abandon de la peinture monumentale, ne pouvaient manquer de
modifier profondément les conditions de l'art dans les Flandres. La
rupture une fois consommée, c'en est fait d'une émulation féconde,
d'une discipline salutaire. Quel peintre désormais s'occupera de
marier les lignes de sa composition aux lignes du monument dans
lequel celle-ci doit prendre place, de compléter l'un par l'autre,
en un mot, de faire de la décoration ! Ou plutôt la confusion pro-
pre à l'architecture ogivale de -la dernière période ne se reflète
que trop dans la peinture flamande, de même que la clarté et la
netteté de l'architecture classique éclatent jusque dans les moin-
dres productions de la peinture italienne. L'ignorance absolue de
toute ordonnance, de tout rythme dans les tableaux flamands des
maîtres les plus habiles, les Van Eyck naturellement toujours ex-
ceptés, n'a point d'autre cause. J'ajouterai une autre considéra-
tion : tandis que les Italiens se sont avant tout appliqués à per-
fectionner la perspective linéaire, les Flamands ont surtout cultivé la
perspective aérienne, qui semble avoir été créée de toutes pièces par
l'eflbrt du génie des Van Eyck. Enfin, dernière différence : en Italie,
on trouve des artistes universels, pratiquant ces beaux préceptes
de l'enseignement simultané, qui viennent d'être remis en honneur
dans notre École des Beaux-Arts ; à la fois architectes, sculpteurs,
peintres, orfèvres, voire graveurs; dans les Flandres, en France,
en Allemagne, on n'a affaire, sauf de rares exceptions, qu'à des
spécialistes : le peintre ne sait pas modeler, le sculpteur ne sait pas
construire, l'architecte ne sait pas peindre.
Si nous envisageons maintenant la conception de leurs tableaux,
l'interprétation de la forme humaine, l'expression : partout les lacunes
inhérentes au réalisme éclatent au grand jour, sauf chez les Van Eyck,
qui, par la hauteur de leur génie, sont absolument hors de pair.
Quels que soient la prospérité publique, le luxe des particuliers, la
passion pour les plaisirs de toute sorte, je ne sais quels souvenirs
d'humilité, quelles traditions de vulgarité ou de laideur continuent
à peser sur tous les représentans de cette école. Ce n'est point la
Flandre plantureuse et exubérante de Sluter ou du grand Rubens,
TOME LXXIV, — 1886. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est un art essentiellement étroit, timoré et bourgeois, aussi con-
centré en lui-même que l'autre est éclatant et pompeux. Prenez les
types : ce sont des figures aux traits irréguliers, à Texpression
souffreteuse, aux extrémités difformes, aux mouveraens embar-
rassés, au costume disgracieux de pauvres pécheurs dans toute la
force du terme. Nul parti-pris dans le regard ou dans le maintien,
rien qui sente l'homme libre, afl'ranchi de terreurs superstitieuses ;
partout le spectacle de la douleur : c'est tout au plus si, de loin en
loin, dans quelque madone trônant au milieu d'un paysage, ou dans
les saintes de Meraling, qui a été incontestablement touché d'un
rayon du soleil d'Italie, percent des accens plus doux. Hâtons-nous
d'ajouter que cette école, qui trace de l'homme une image si attris-
tante, retrouve d'ailleurs toute sa sérénité vis-à-vis de la nature ina-
nimée : ses paysages, avec leurs arbres chargés de fruits, leurs ruis-
seaux déroulant au milieu des prairies un long ruban d'azur, leurs
rochers aux silhouettes pittoresques, leurs ruines envahies par le
lierre, respirent une fraîcheur, un charme, une poésie, auxquels
nous n'essaierons pas de nous soustraire.
Cette anomalie n'est pas faite pour nous embarrasser ; elle n'est
qu'apparente : vis-à-vis de la nature, aucune tradition ne liait l'ar-
tiste du XV* siècle, car la peinture du paysage n'existait pas au
moyen âge. Vis-à-vis de l'homme, au contraire, il subit à son insu
l'influence du passé, aux yeux duquel les créatures terrestres sont
avant tout destinées à souffrir. Le manque de bons modèles fit le
reste : les peintres s'habituèrent insensiblement à mettre en lumière
ce que les types de leur pays avaient de plus défectueux, sans se
soucier d'élaborer un canon, de poursuivre un idéal. A cet égard,
on peut rappeler une expérience mémorable dont le héros fut un des
souverains les plus éclairés, les plus indépendans du siècle dernier.
ix)rsque l'empereur Joseph II visita l'église de Saint-Bavon, l'Adam
et l'Kve des Van Eyck lui parurent tellement indécens, qu'il donna
l'ordre de les faire disparaître. Un contemporain des Boucher et des
Pater, scandalisé par l'indécence des Van Eyck, quel signe des temps,
mais aussi quelle leçon profonde donnée rétrospectivement aux
réalistes du xv" siècle 1
Les Van Kyck avaient porté la peinture septentrionale à un degré
de splendeur où elle semblait devoir se maintenir longtemps. Ia
décadence, ce{)endant, fut rapide; elle eut pour principîil instru-
ment un peintre à qui l'on no saurait refuser un très grand talent,
HofÇer van der Weyden. Ce maître s'apfiliqua, inconsciemment à
coup sûr, à dégager et à dévelo|)per les tendances les plus perni-
cieuses du réalisme flamand, dos tendances qui, sans lui, auraient
longtemps pu restera l'état de germes. Les types qui, grâce à la
LES ORIGINES DU REALISME. 579
puissance d'inspiration des Yan Eyck, grâce à leurs généreuses
ardeurs, avaient conservé de la grandeur, sinon de la beauté, de-
vinrent, sous le pinceau de Roger, d'une laideur désespérante.
Dans ses sujets favoris, les Scènes de la Pa$sio7i, la Crucifixion,
la Descente de croix, la ^fise au tombeau, le Christ offre invaria-
blement des traits vulgaires et vieillis, un corps décharné. Ce n'est
plus un dieu, c'est un homme, et quel homme ! le plus pamTe, le
moins sympathique de tous ! La Vierge, d'ordinaire perdue dans sa
douleur, et vêtue du costume le plus disgracieux, n'éveille, elle
aussi, que les idées les plus attristantes.
Roger ne manquait pas d'une certaine puissance dramatique. Dans
le célèbre Jugement dernier de Beaune, qu'on lui attribue à peu près
unanimement, ces damnés, avec leurs yeux écarquillés, leurs grin-
cemens de dents, les contorsions de tous leurs membres, crampon-
nés les uns aux autres ou se déchirant, ces femmes échevelées, ces
hommes hideux, tirant la langue, peuvent se mesurer, pour la
crudité de l'expression, avec les damnés sculptés sur la façade du
dôme d'Orvieto, avec ceux que Signorelli peindra cinquante ans plus
tard à l'intérieur du même monument. Cependant, quelque énergie
que l'artiste flamand ait déployée dans ces scènes horribles, ses
créations nous touchent moins, pourquoi? C'est que de tels sujets
comportent difficilement les dimensions de la miniature, et, en
réalité, le retable de Beaune n'est pas autre chose. Roger faisait
petit, même en abordant des sujets grandioses.
Le maître n'a pas moins méconnu les principes fondamentaux
de toute ordonnance. Prenons le triptyque du musée de Berlin,
avec la i\aissnnce de uiint Jean-Baptiste, le Baptême du Christ
et la Décollation de saint Jean-Baptiste. Malgré son encadrement
architectural, la composition manque essentiellement de netteté.
C'est toujours la même profusion d'ornemens, ce sont les mêmes
nus maigres et prosaïques ( que les personnages ont raison de rou-
gir de leur nudité!), les mêmes hiatus, la même cacophonie. Pas
un groupe régulièrement composé, pas une draperie arrangée sim-
plement, pour ne pas dire avec élégance, pas une physionomie sans
grimace. U Adoration des Mages, elle aussi conservée au musée de
Berlin, pèche par les mêmes défauts. Prises individuellement, les
figures sont très vivantes et pleines de caractère ( ce sont généra-
lement des portraits plus ou moins arrangés, plus ou moins idéa-
lisés), mais elles forment les unes avec les autres une série de
dissonances qui soumettent à de rudes épreuves tout œil une fois
familiarisé avec l'ordonnance classique. De même que les tj-pes
sont particulièrement disgracieux ( l'Enfant Jésus étendu sur le sol
est un véritable monstre) , de même les lignes générales sont heur-
580 REVUE DES DEUX MONDES.
tées et confuses, sans un accord harmonieux, sans un soufîle de
poésie.
Nous accusera-t-on de partialité, après les exemples qui viennent
d'être rapportés, si nous déclarons que Roger, malgré des qualités
de tous points remarquables, malgré la chaleur du coloris et l'énergie
des expressions, surtout lorsqu'il s'agit de la douleur, est l'artiste
qui a le plus contribué à introduire dans l'art flamand cette pau-
vreté de types, cette incorrection et cette incohérence de groupe-
ment, que tous ses autres mérites sont impuissans à racheter? Avec
lui, toute tradition de rythme, de noblesse, ou même de clarté et
de netteté, est constamment battue en brèche.
Le chef de l'école de Louvain, Thien-y Bouts, s'engagea plus avant
encore dans la voie tracée par Roger. Son œuvre maîtresse, la Lé-
gende de Veynpereur Othon, au musée de Bruxelles, retrace, avec
une simplicité de moyens extraordinaire, un naïf récit du moyen
âge. « Pendant un voyage de l'empereur Othon III en Italie, nous
raconte-t-on, l'impératrice sa femme s'éprit d'un gentilhomme de
la cour, qui, marié lui-même à une femme qu'il aimait, repoussa
les avances de sa souveraine. Au retour d'Othon, l'impératrice ac-
cusa, pour se venger, le gentilhomme d'avoir voulu la séduire, et
l'empereur, sur cette seule dénonciation qu'aucune preuve ne con-
firmait, fit décapiter l'homme qu'il croyait coupable. Cependant, la
veuve du gentilhomme vint en appeler à l'empereur de sa propre
sentence; elle offrit de démontrer l'innocence de son mari par
l'épreuve du feu. Ayant été admise à subir cette épreuve, elle tint
dans la main une barre de fer rouge sans en ressentir le moindre mal.
Vaincu parce miracle, rem])ereur se mita la discrétion de la veuve,
qui voulut d'abord l'obliger à mourir lui-même pour venger l'innocent,
mais qui finit par se contenter du trépas de l'impératrice, laquelle
fut brûlée vive. » La composition, malgré l'absence de mise en
scène, malgré le manque d'action proprement dite, a une tournure
superbe, que la chaleur du coloris ne fait que relever. Les acteurs,
de grandeur naturelle à peu près, des figures élancées, nettement
découplées, pleines de fierté, presque impassibles, sont tout entiers
à leur rôle, ou plutôt ce ne sont pas des acteurs, ce sont des hommes
pris dans la réalité, sans nulle trace d'arrangement en vue d'un
effet dramatique. La scène est intéressante, belle, éloquente, à force
de naturel, de vérité et de sérieux ; on dirait une photographie prise
au XV* siècle.
La Sainte Cène, du môme auteur, dans l'église Saint-Pierre, à
Louvain, offre tout l'intérêt d'un festin peint d'après nature, mais
d'un festin qui aurait eu lieu au xv* siècle, non au \'\ Supprimez
LES ORIGINES DU REALISME. 581
les barbes, — c'est peut-être le seul point où l'imagination de l'ar-
tiste se soit donné carrière, car, de son temps, cet appendice était
encore moins en honneur de ce côté-ci des Alpes que de l'autre, —
et vous aurez une réunion de bourgeois de Louvain, conversant
tranquillement autour d'une table d'ailleurs assez pauvrement ser-
vie. Nous sommes dans une salle éclairée par trois fenêtres en
ogive et supportée par des arcades également en ogive ; des
poutrelles découvertes servent de plafond, disposition qui se
retrouve, par une singulière coïncidence, dans la Cène par excel-
lence, celle que Léonard de Vinci peignit au fond du Cena-
colo de Sainte- VI arie-des-Grâces. Au mur sont accrochés les portraits
de deux personnages affrontés, représentés à mi-corps. Deux servi-
teurs, en manteaux garnis de fourrure, se tiennent près des con-
vives. Ceux-ci ont les physionomies les plus souffreteuses et les
plus pauvres qui se puissent imaginer. Seuls saint Pierre et saint
Jean, assis aux côtés du Christ, ont conservé le type tradition-
nel. Quant au Christ lui-même, bénissant l'hostie, c'est la face
simiesque, au front bossue, aux yeux petits, presque clignotans, au
nez mince et atrophié, à la lèvre supérieure démesurément haute
et droite, à la bouche comme rongée, à la moustache et à la barbe
clairsemées, dont l'art flamand fit son idéal de prédilection. Les dis-
ciples ont la même laideur, — elle éclate surtout dans ceux qui se
montrent de profil, — et la même expression soucieuse, maussade.
Par une de ces contradictions auxquelles, je le répète, les réalistes
de profession échappent moins que n'importe lesquels d'entre leurs
confrères, un des apôtres a les pieds nus et la tête recouverte d'un
bonnet. Ils portent tous d'ailleurs une sorte de toge d'un arrange-
ment bizarre.
Nous avons jugé la composition au point de vue de la poésie et
nous avons été forcé de nous montrer sévère. Mais attachons-nous
à la vigueur du coloris, au rendu des physionomies, des mains,
aux jeux de lumière, et la Cène nous paraîtra une merveille, une
vision impeccable de la réalité. D'autres ont su évoquer des senti-
mens plus nobles, peu ont réussi à fixer sur le panneau avec une
telle sûreté une parcelle de ce trésor enviable entre tous qui s'ap-
pelle la vie.
On a beau être un réaliste acharné, sans une certaine flamme, on
ne s'avise jamais de tout. Prenons le Martyre de saint Ih'ppolyte,
de Bouts, à la cathédrale de Bruges. Comme observation des gestes,
comme énergie des expressions, comme chaleur du coloris, cette
petite composition est excellente. Mais si l'on considère les propor-
tions relatives des figures et l'effet de perspective, que d'erreurs
capitales ! Les bourreaux sont deux fois plus grands que les che-
vaux, dont ils pressent les flancs pour leur faire écarteler le patient.
582 REVUE DES DEUX MONDES,
étendu tout nu sur le sol, et hurlant de douleur. Ces chevaux, en
outre, sennblent aller à l'aventure. Tandis que l'un marche tran-
quillement au pas, un autre s'élance au galop. Bref, l'effet drama-
tique est réduit à sa plus simple expression, et il faut se féliciter
de cet échec, car comment éprouver autre chose que du dédain
pour un artiste se plaisant à peindre des scènes aiissi horribles?
Troisième défaut capital : la perspective est nulle. Les person-
nages de l'arrière-plan sont aussi grands que ceux du premier.
Mais quelle force d'observation dans les acteurs pris isolément î
Comme ils sont bien à leur affaire! Quelle conviction et quelle har-
diesse dans leurs traits et dans leurs gestes ! Quels monstres achevés !
Ils ont pour dignes rivaux ceux qui, dans le Jugement de Camhyse,
au musée de Bruges, prennent un si vif plaisir à écorcher le juge
prévaricateur. C'est là le côté faible, et, en même temps, le côté fort
de l'école flamande, un réalisme qui ne recule devant rien.
Nous risquerions de faire fausse route en ne voyant dans le réa-
lisme flamand du xv^ siècle que l'expression d'un principe d'esthé-
tique, une simple affaire de goût et de mode, un moyen de capter
la faveur des amateurs ; le réalisme était en même temps un agent
de propagande religieuse des plus puissans, quoique d'un emploi
infiniment dangereux à la longue. Les symboles trop abstraits, —
le Père éternel représenté par une main qui émerge des nuages. —
les personnifications trop impersonnelles, les types empreints d'une
beauté simple et noble, n'avaient plus assez de prise sur des esprits
que le doute ne devait pas tarder à envahir, qui voulaient voir pour
croire. Pour obtenir un redoublement de fer^^eur, il était indispen-
sable de sar-rifier l'idéal ancien, de faire appel à des instincts moins
purs, de frapper par des images crues et triviales, telles qu'en
offre la vie de tous les jours. Les impressions n'augmentent-elles
pas en raison de la proximité? Le spectacle des souffrances d'un
voisin ne touche-t-il pas plus que le récit des malheurs d'un inconnu,
de l'habitant d'une terre lointaine? Les artistes flamands mettaient
en pratique le mot d'IIamlet : Que nous estHécnbe, on que sommes-
nous à Hécfibe pour la pleurer? (W/itit *s Ucnthn to him, or Itv to
Uenihn? Thaï he should rvcep for lier!) Dépouiller le Christ, la
Vierge, les saints, de leur caractère surnaturel, les transformer en
créatures faibles comme nous, soumises aux mêmes affections, aux
mêmes infirmités, telle était la dure, mais inéluctable condition
au prix de laquelle l'art religieux, je devrais ajouter la religion elle-
même, pouvait maintenir son prestige.
Ainsi prirent naissance ces ('hrists, ces Madones, ces saints oi
ces saintes qui sont le portrait (\o quoique bourgeois ou bourgeoise
de Bruges, de Cologne, de Tours. L'imitation du modèle vivant rem-
LES ORIGINES DU REALISilE. 183
placera les types de convention ; l'horreur pour le nu, si profonde
pendant la première partie du moyen âge, s'évanouira progressi-
vement ; on poussera la naïveté, il serait plus juste de dire l'incon-
venance, jusqu'à représenter \e Christ dans le sein de sa mère. Et
quelle émotion ne devait pas provoquer la vue de ces martyrs cou-
verts de plaies horribles, de ces bourreaux ralïinés et féroces jus-
qu'au cynisme, de ces enfans à l'agonie tendant leurs bras vers
leurs mères impuissantes ! L'effet produit était en raison directe de
la crudité de la représentation.
On a cru jusqu'ici qu'abstraction faite du portrait, l'école fla-
mande primiti\ e ne s'était exercée que dans les sujets religieux :
c'est une erreur. D'innombrables peintures nous ont conservé le
souvenir des batailles, des tournois, des fêtes, des divertissemens
et même des occupations les plus vulgaires de l'époque, les tra-
vaux des champs ou du ménage, la confection de galettes, la les-
sive, etc. Seulement, ces peintures sont exécutées, non pas au
moyen de pinceaux, mais au moyen de broches et de lisses, non
pas au moyen de couleurs liquides, mais au moyen de laines et de
soies teintes; de là le dédain de la critique académique. On devine
que je veux parler de ces merveilleuses tapisseries, subitement ré-
vélées, après une éclipse trois fois séculaire, à l'admiration de nos
contemporains. L'activité pittoresque du xv^ siècle n'éclate pas avec
moins de force dans ces procédés de reproduction et ces moyens
de propagande, les plus populaires de tous, la gravure sur bois et
la gravure sur cuivre, dont les Flandres revendiquent l'invention,
non sans des argumens très sérieux. 11 y a de l'observation, de la
gaîté, quelquefois de l'esprit et de la verve dans ces ouvrages mo-
destes appelés à pénétrer jusque dans les plus pauvres chaumières.
Mais l'art profane, aussi bien que l'art religieux, manque de cet
idéal supérieur, moral, philosophique, littéraire, scientifique ou
artistique, sans lequel on ne saurait fonder une école durable. S'agit-il
de l'illustration des romans de chevalerie, c'est une narration plate
et prolixe, que la richesse des costumes et quelques physionomies
sympathiques ou distinguées ne suffisent pas à racheter. L'allégorie
n'est pas moins ennuyeuse, tout imprégnée qu'elle est encore des
souvenirs du Boman de la Rose. Quant à l'interprétation des événe-
mens contemporains, c'est une simple juxtaposition d'épisodes, sans
relief et sans force dramatique.
Favorisée par les instincts de la population non moins que par le
courant général d'une civilisation différente du génie classique, ce
que l'on pourrait appeler la forme la plus basse de l'art, la carica-
ture, s'épanouii au grand jour. Le trivial, le grotesque, le laid, con-
quièrent partout le droit de cité ; dans des régions où la pensée a
58à REVUE DES DEUX MONDES.
déjà tant de peine à s'élever, ces facteurs dangereux la ramènent
sans cesse à ce que la réalité a de moins poétique. L'importance de
ce mouvemei)t n'a pas été appréciée jusqu'ici dans les histoires
générales de l'art. Et cependant, ouvrez les ouvrages de M. Ghamp-
fleury, de Flœgel ou de Wright, quelle multiplicité de motifs ! les
uns, simplement comiques, les autres agressifs et haineux, depuis
les personnages grimaçans sculptés à la retombée des voûtes, de-
puis les réminiscences du cycle de Renurt jusqu'aux cyniques atta-
ques dirigées contre le clergé par le fameux graveur anonyme, le
maître E.-S., ou maître de l/i66, jusqu'à l'épopée satirique par
excellence , la Danse macabre, qui déroule partout , sur les murs
des cimetières, des cloîtres et des hôtels de ville, aussi bien que sur
les pages des livres d'heures, son hideux et funèbre cortège! Tout,
on le voit, contribuait à paralyser l'essor de l'art flamand et à lui
faire perdre les avantages que lui avait assurés le génie d'un SIu-
ter et d'un Jean Van Eyck.
V.
En Italie, le réalisme a également eu ses énergumènes. Plus d'un
maître, et parmi les plus grands, a substitué des expériences de
laboratoire et même d'amphithéâtre, non-seulement à l'inspiration
poétique, mais encore à l'interprétation normale du sujet. De fort
bonne heure (et nous ne songeons d'ailleurs pas à nous en plaindre),
la peinture ethnographique tenta quelques artistes supérieurs. Giotlo
représenta avec une précision extraordinaire des Mongols et des
Nubiens ; Piero délia Francesca des Tartares, aux pommettes sail-
lantes, et des Arméniens ; Mantegna des Moresques, de même que
les Van Eyck avaient donné place, dans l'Adoration de l'Agneau
mystique, à un Arabe lippu, et que leurs successeurs peuplèrent
leurs tableaux de ces Turcs si redoutés depuis la prise de Gonstan-
tinople. Ge qui est plus grave, c'est le parti-pris de laideur dans la
représentation des personnages sacrés, et, à cet égard, les Christs,
voire les Madones de Donatello ou de Mantegna, ne le cèdent
souvent pas à ceux de leurs confrères flamands. Mais ce no sont là
que des accidens. Chez la grande majorité des artistes italiens, une
sorte de distinction native s'oppose à la représentation de tout ce
qui est vulgaire ou laid; les leçons de l'antiquité ot la vue assidue
de types qui n'ont pas cessé d'être les plus parfaits de l'univei'S
font le reste; peu à peu, chaque école élabore et perfectionne son
canon de la figure humaine. Le culte de la forme harmonieuse est
si puissant qu'il perce même chez ceux des Italiens qui passent
pour les sectateurs les plus ardens des Flamands. J'ai sous les yeux
la photographie de deux Christs bénissant, si semblables par leur
LES ORIGINES DU REALISME. 585
physionomie et leur attitude, qu'on les croirait, à première Mie,
copiés l'un de l'autre. Seulement, l'un est dû au pinceau d'un Ita-
lien, Antonello de Messine, l'autre à celui d'un Flamand, probable-
ment Quentin Metsys. Dans l'œuvre flamande, l'artiste a eu pour
principale, pour unique préoccupation, de copier son modèle aussi
exactement que possible ; les moindres saillies et les plus légers
plis de cette face osseuse sont rendus avec une vérité implacable.
L'Italien, au contraire, a cherché à simplifier; son modelé est moins
serré et plus large ; la bouche exhale comme une plainte harmo-
nieuse, tandis que celle du Christ flamand est muette ; l'ensemble,
enfin, a cette grande tournure qui nous révèle un artiste doublé
d'un poète. Nous touchons au doigt la diÛerence entre le réalisme
des Flandres et celui de l'Italie.
Si Ton considère la genèse des écoles qui se sont succédé de-
puis le moyen âge, on constate que chacune d'elles a eu son point
de départ dans le réalisme, dans le naturalisme. Il ne pouvait en
être autrement. Après la disparition de tout initiateur, ses élèves,
cédant à une nécessité historique, se laissent aller à consulter non
plus la nature, mais les modèles qu'il leur a légués, en d'autres
termes, des ouvrages qui sont déjà par eux-mêmes une interpréta-
tion plus ou moins fidèle, un écho plus ou moins affaibli , un reflet
plus ou moins pâle ; ils en arrivent rapidement à substituer des for-
mules d'atelier aux observations personnelles, et, au bout de deux
ou trois générations, eussent-ils fait profession du plus pur réa-
lisme, ils seront aussi éloignés de la réalité et de la nature que
l'avait été l'école à laquelle ils ont succédé. Ce retour à la nature,
dont il sut d'ailleurs contrôler les enseignemens par la tradition,
avait fait la fortune de Giotto, à la fin du xiii^ et au commencement
du XI y* siècle. Ce fut une tentative analogue qui assura le triomphe
de Masolino et de Masaccio, au commencement du xv* siècle ; à ce
moment, les derniers sectateurs de Giolto, ces « Giotteschi, » dont
le nom est devenu comme une injure, avaient fini, à force de copier
leur maître, par faire de la peinture non moins fausse, non moins
froide que les Byzantins détrônés, quelque cent années aupara-
vant, par l'immortel fondateur de l'école florentine. Masaccio, comme
Giotto, s'eflbrça de concilier le naturalisme avec les enseignemens
du passé, à cette différence près que, pour lui, le passé s'appelait
l'antiquité classique et non plus le moyen âge. II cherche à enno-
blir, donc il n'est pas un réaliste de profession dans le sens éminem-
ment défavorable que l'on attache aujourd'hui à ce terme.
Cette qualification retient de droit à son compatriote Paolo Uccello,
cet artiste heurté, bizarre, parfois extravagant, dont le nom est
resté attaché et à tant de progrès techniques du premier ordre et
à tant d'erreurs capitales.
58(5 REVUE DES DEUX MONDES.
On connaît la plaisante histoire de Paolo Uccello : absorbé par les
arcanes de la perspective, il en oubliait le manger et le dormir. Il
fallait la nuit que sa femme allât l'arracher à ses calculs en lui
disant : « Allons, Paolo, il est temps de te coucher. » A quoi il
répondait invariablement : « Ah! quelle belle chose que la per-
spective ! » Mais il y a plus, chez ce maître opiniâtre et inégal, que
sa passion pour une science qui a renouvelé la pemture au xv* siècle
et dont il a véritablement été l'initiateur : il y a une force d'observa-
tion peu commune et une précision de dessin à laquelle il n'a man-
qué que d'être dirigée par un goût supérieur.
On aurait dit qu'rccelio voulait, à force de perspective linéaire,
supprimer dans la peinture jusqu'au rôle de la couleur. Le ca-
maïeu, tel était le procédé dont il se servait de préférence. La plu-
part de ses fresques sont monochromes ; la terre verte en fait d'or-
dinaire les frais. Parmi ces sortes de grisailles, la plus célèbre, le
Déluge j peint dans le cloître de Sainte-Marie-Nouvelle, nous fait
toucher au doigt les qualités et les défauts du maître. A côté de la
figure de Noé, superbement drapée, on rencontre des détails abso-
lument comiques. Les victimes expérimentent toutes sortes d'appa-
reils de sauvetage plus ou moins saugrenus. L'une a placé autour
de son cou une bouée, l'autre s'est réfugiée dans une cuve ; une
troisième, sur le point de disparaître, s'accroche aux pieds de Noé
debout sur la terre ferme. — Girodet-Trioson n'a pas mieux trouvé
dans son ridicule tableau de la salle des sept cheminées. — Plus
loin, apparaissent des noyés étendus sur le dos comme s'ils fai-
saient la planche, un corbeau dévorant un cadavre, etc., bref, des
motifs qui seraient horribles s'ils n'étaient le plus souvent grotes-
ques. Ajoutons qu'alors même que les figures d'Uccello ont quelque
chose de grandiose, elles le doivent à l'impassibilité, au manque
absolu d'expression et à une sorte d'hébétement. C'est que jamais
artiste n'eut moins d'imagination. Chargé de peindre dans la loge
des Perruzzi, à Florence, les Quatre Élémens, il choisit pour sym-
bole de la terre une taupe, pour symbole de l'eau un poisson, pour
symbole du feu une salamandre, enfin pour symbole de l'air un
caméléon. Hâtons-nous d'ajouter que, trompé par la similitude de>
noms, il donna au caméléon la forme de chameau (camello).
Uccello était, pour nous servir d'un néologisme qui a fini par con-
quérir son droit de cité, im « animalier » hors ligne. Vasari cite de
nombreuses compositions dans lesquelles il fit éclater sa connaissanro
approfondie des quadrupèdes et des bipèdes, et même des reptiles;
par exemple, chez les Médicis, des lions se battant entre eux et un
lion luttant avec un serpent. Ainsi, de toutes parts, à Florence aussi
bien qu'à Bruges, on constate les plus grands efforts pour rapprocher
l'art do la nature, par l'étude du corps humain aussi bien que par
LES ORIGINES DU RÉALISME. 587
celle de l'anatomie des animaux, par l'observation de leurs mœurs
et, enfin, par l'observation des phénomènes atmosphériques les
plus divers.
Eu résumé, le réalisme de Paolo Uccello est le réalisme scienti-
fique et sec par excellence , sans le goût qui distingue les autres
Florentins et les empêche de tomber dans le ridicule, sans naïveté
gracieuse ni généreuses ardeurs. L'influence du vieux perspectiviste
eût été désastreuse s'il s'était trouvé des élèves assez insensés pour
suivre sa manière : mises à contribution avec une sage réserve, ses
découvertes techniques ont fait faire à la peinture italienne des pro-
grès décisifs.
A côté d'L'ccello, le principal champion du réalisme florentin est
Andréa del Castagno, né en 1390 dans les environs de Florence, fils
d'un pauvre ouvrier et forcé lui-même dans sa jeunesse de garder
les troupeaux, tout comme Giotto. C'était un tempérament brutal, ne
reculant devant aucune difformité, devant aucune exagération pour
donner à ses figures plus de caractère, et porté vers la laideur comme
d'autres le sont vers la beauté. Coloriste assez faible d'ailleurs, mais
dessinateur dont la hardiesse et l'étrangeté vont par'bis jusqu'à la
grandeur, Andréa réussissait surtout, comme l'a excellemment dit
M. Georges Lafenestre, « les précurseurs faméliques et les ermites
émaciés. » Le portrait fut chez lui, comme chez les Flamands, la
base même de son art. Il en fit de toutes les sortes : en buste, à
pied, à cheval, et même des portraits de suppliciés. C'est lui en ef-
fet qui, en 1A35, lors du retour des Médicis, fut chargé de peindre
sur le palais du podestat les vaincus immolés à la vengeance des
vainqueurs. Il s'acquitta de cette tâche avec une telle verve qu'il en
reçut le surnom a d'Andréa degli Impiccati, » André, le peintre des
pendus. Une mission plus intéressante fut la décoration de la villa
Carducci, à Legnaio. Andréa y représenta, en dimensions colossales,
Pippo Spano, Farinata, Niccolô Accajuoli, tous fameux capitaines
ou hommes d'état florentins, Dante, Pétrarque et Boccace, enfin Es-
ther, Tomyris et la Sibylle de Cumes. Ces portraits, aujourd'hui
exposés au musée national de Florence, se distinguent par leur
grande tournure et leurs accens véritablement héroïques. On sera
plus sévère pour le portrait équestre de Nicolas de Tolentiuo, peint
à l'intérieur de la cathédrale de Florence, en regard du portrait de
Giovanni Acuto, dû au pinceau de Paolo Uccello. Telle est la vul-
garité du héros et de sa monture que l'on est tenté de découvrir
de la distinction dans l'œuvre rivale d'L'ccello.
Dans la Sainte Cène du couvent de Sant'Onofrio, à Florence, le
chef-d'œuvre du maître, la tendance au style, un style relatif, est plus
marquée : les tètes ont un ah* de gravité sauvage et, la sobriété de
l'encadrement architectural aidant, l'ordonnance est à la fois très
588 REVUE DES DEUX MONDES.
nette et très saisissante. 11 importe de constater à cette occasion une
particularité, ou plutôt une loi du réalisme italien : dans la Sainte
CènCy comme dans toutes les compositions d'Andréa del Castagno,
ainsi que dans toutes celles de Paolo Uccello, de Piero délia Francesca,
de Masolino et de Masaccio, l'architecture est imitée des ordres clas-
siques. Est-il un témoignage plus frappant de l'influence exercée par
l'antiquité sur les réalistes de la péninsule?
On est heureux, après avoir étudié l'œuvre si rude et si heurté
de réalistes de la trempe de Paolo Uccello et d'Andréa del Castagne,
d'avoir à faire connaissance avec des réalistes, disons mieux, des na-
turalistes d'une tournure d'esprit aussi distinguée que Pisanello et
Piero délia Francesca. Eux aussi s'attachent uniquement à l'étude
de la nature, où le beau et le laid se rencontrent indifleremment,
mais du moins ils n'en proscrivent pas systématiquement tout ce (lui
peut charmer le regard ou élever la pensée.
C'est que le naturalisme de Pisanello a quelque chose de libre,
de primesautier, de vif, de pénétrant; la légèreté l'attire plus que
l'ampleur ; il recherche les formes cà la fois gracieuses et vigoureuses,
et sans avoir élaboré telle ou telle formule, sans s'être proposé tel
ou tel idéal, il donne à ses physionomies un air distingué et spiri-
tuel qui tient lieu de beauté. Dans ses esquisses à la plume ou à la
raine d'argent, Pisanello est le prédécesseur de nos grands dessina-
teurs du siècle dernier, de même que, dans ses médailles, il a ou-
vert la voie à nos grands médail leurs du règne de Louis XllI et du
règne de Louis XIV, les Dupré et les Warin.
Comme Paolo Uccello, Pisanello excellait dans la représentation
des animaux. Fazio parle de son habileté à peindre les chevaux.
Nous en voyons, en effet, sur ses médailles un certain nombre
esquissés avec une sûreté rare : ce sont des chevaux de labour,
toutefois, plutôt que des coursiers épiques dans le genre de ceux
d'Uccello. De nombreux autres quadrupèdes ou bipèdes paraissent
soit sur ses dessins du Louvre, longtemps attribués à Léonard de
Vinci, et dignes de lui (sanglier, mulet, chiens, etc.), soit sur ses
médailles. Ces dernières nous montrent surtout des aigles dépe-
çant un faon, et des chiens poursuivant un sanglier, figures qui,
par la sobriété et la hardiesse du modelé, peuvent se comparer aux
plus belles œuvres de l'antiquité. La nécessité de résumer en
quelques traits, sur ses médailles si simples et si nettes, les carac-
tères essentiels, soit des hommes, soit des animaux, a efleclive-
ment donné aux productions de Pisanello une concision extraordi-
naire. Jamais l'esprit de synthèse n'a été poussé plus loin, sans
que le style ait cessé d'être éminemment plastique.
Chez Pisanello, le dessinateur et le médailleur éclipsent le pein-
tre. Un artiste tcscan, que l'on est constamment tenté de rappro-
LES ORIGINES DU REALISME. 589
cher de lui, grâce à la sincérité et à la distinction de son style, Piero
délia Francesca, excelle au contraire avant tout dans la peinture,
qu'il a portée à un haut degré de perfection, tant par ses travaux sur
la perspective que par ses études sur le coloris. Tout jeune, Piero
étudia les mathématiques avec ardeur, et quoiqu'il eût embrassé, dès
l'âge de quinze ans, la carrière des arts, jamais il ne renonça à ses
études de prédilection. La géométrie et la perspective, telles furent
les deux branches de cette science qu'il cultiva de préférence. 11
composa même un traité de Ouinque Corporibus, qui eut l'honneur
d'être pillé par un de ses compatriotes, le fameux Luca Pacioli, l'ami
de Léonard de Vinci.
A Florence, Piero s'inspira surtout des leçons de Paolo Uccello,
auquel il prit avec son goût pour la perspective son goût pour la
représentation des chevaux. Mais il tempéra le naturalisme grossier
du maître florentin par sa distinction native, sa recherche des formes
élancées, sinon toujours élégantes, enfin par un sentiment du colo-
ris, dont la finesse, la délicatesse ont à peine été égalées par les
plus éminens d'entre les peintres flamands contemporains.
Le plus original peut-être des ouvrages du maître est cette lié-
surrection du Christ, peinte à fresque dans l'hôiel de ville de Borgo
San Sepolcro. On ne saurait imaginer une donnée plus réaliste du sujet.
Les gardiens sont tout entiers au sommeil ; l'un appuie sur ses genoux
sa figure couverte de ses mains ; un autre a rejeté sa tête en arrière
pour la poser sur le bord du sarcophage ; le troisième semble dor-
mir debout. Cependant, le suppUcié, une partie de son corps nue,
l'autre recouverte de draperies d'un jet admirable, sort lentement
du tombeau, apparition grandiose, d'une originalité et d'une élo-
quence saisissantes : l'artiste, sans sortir des limites de la réalité,
et proscrivant tout ce qui pourrait avoir un caractère légendaire
ou surnaturel, y a créé un contraste profondément dramatique. Les
types ne sont pas moins originaux que la conception même de la
scène ; où Piero a-t-il pris ces physionomies si caractéristiques qu'il
nous faut aller jusqu'à Yelasquez pour en trouver le pendant? La
science des raccourcis, ce complément obligé de la perspective, est
prodigieuse, les attitudes sont aussi aisées que savantes.
Après les deux générations, personnifiées, la première par Paolo
Uccello et Andréa del Castagne, la seconde par Pisanello et Piero
délia Francesca, le réalisme itahen perd de jour en jour du terrain.
Sans doute, plus d'un quattrocentiste donnera aux acteurs de l'his-
toire sainte ou de l'histoire classique les traits et le costume de ses
concitoyens, ou introduira dans des compositions sacrées des dé-
tails plus ou moins naïfs; ils continueront surtout à cultiver le
portrait, cette pierre de touche de la vitalité d'une école. Mais, abs-
590 RE7UE DES DEUX MONDES.
traction faite peut-être du violent et brutal Antonio Pollajuolo, aux
yeux duquel la peinture réside surtout dans la solution de pro-
blèmes d'anatomie,la recherche du style devient partout prépon-
dérante, chez Mantegna, chez les Bellin, aussi bien que chez ira
Filippo Lippi, chez Benozzo Gozzoli, chez Ghirlandajo, Botticelli et
Filippino. Le mot d'ordre désormais, c'est la nature contrôlée et
corrigée par la tradition, c'est-à-dire par l'antique. On peut l'affir-
mer hardiment : à partir du milieu du xv® siècle, le réalisme ita-
lien a vécu.
Essayons de conclure : sans chercher à résoudre le problème
de la supériorité relative des deux écoles, je me bornerai à consta-
ter que les Italiens du xv* siècle ont réussi, toutes les fois qu'ils
l'ont sérieusement voulu, à rivaliser avec les Flamands sur le ter-
rain que ceux-ci avaient librement choisi, tandis que les Flamands
ont échoué piteusement quand ils ont essayé d'entrer en lutte avec
les Italiens. Il y a un autre enseignement encore à tirer de l'his-
toire des deux écoles : l'une d'elles, celle qui ne sacrifie qu'au réa-
lisme, n'accomplit pas un seul progrès après la disparition de ses
glorieux initiateurs, Glaux Sluter, Hubert et Jean Van Eyck; en
moins d'un siècle, elle se trouve réduite à l'impuissance. Depuis,
c'est à peine si les primitifs flamands ont inspiré, tout près de notre
temps, une demi-douzaine de pasticheurs. L'autre, au contraire,
celle qui tempère le réalisme par le culte des belles formes, soit
que celles-ci lui aient été transmises par l'antiquité, soit qu'elles
lui aient été révélées par les modèles indigènes, cette autre, dis-je,
qui s'appuie à la fois sur la tradition et sur l'esprit de libre recherche,
après avoir rempli le xv*^ siècle de ses chefs-d'œuvre, nous réserve,
au siècle suivant, une floraison encore plus complète, encore plus
brillante, avec Michel-Ange et Baphaël, avec Giorgione et le Titien,
avec le Corrège et Paul Veronèse; plus près de nous, celte école
se renouvellera, sans secousse, pai* le simple retour à un principe
fécond, au xvii* siècle avec le Poussin, à la fin du xviii' siècle avec
Louis David, au xix* avec Ingres ; elle est loin d'avoir dit son der-
nier mot ; l'avenir nous ménage plus d'une surprise, et à elle plus
d'un triomphe.
Ne senible-t-il pas, qu'en essayant d'étudier cette rivalité entre
deux grandes écoles, entre deux grands princi|)es, nous venions
de faire de l'actualité et que nous ayons touché, témérairement
peut-être, à l'histoire de l'art contemporain?
EUGàME MiJNTZ.
ÉTUDE
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
LE DEVELOPPEMENT DE L'IDÉE RELIGIEUSE EN GRÈCE.
I. Maury, les Religions de la Grèce antique. — II. J. Girard, le Sentiment religieux
en Grèce d'Homère à Eschyle. — III. Fustel de Coulanges, la Cité antique.^ —
IV. Tournier, Némésis. — V. Hild, les Démons.
Il est deux sortes de religions, celles d'un livre révélé et celles
de la nature. Les juife, les chrétiens, les musulmans ont celles-là ;
l'Orient et la Grèce eurent celles-ci. Les premières ont leurs ra-
cines en un Dieu solitaire et jaloux qui ne tolère rien en dehors de
son sanctuaire. Les secondes plongent dans le sein de la nature,
d'où sort le grand courant de la vie universelle, et leurs temples
s'ouvrent à toute idée revêtue de formes divines. Pour les cultes
venus du Sinaï, de Jérusalem et de La Mecque, le développement
religieux se fait par le prophétisme, commentaire d'un texte sacré ;
dans la Grèce,|les révélateurs sont les poètes. Les rocs décharnés
et nus qui ne montrent plus aujourd'hui que le squelette de l'Hel-
lade étaient alors couverts d'une végétation luxuriante. A l'ombre
des bois, erraient les Êiuves; des monts, descendaient les ruis-
seaux et les fleuves avec des murmures qui semblaient des voLx •
la vie était partout et la nature conservait sa majesté. Les premiers
Grecs ne pouvant encore faire sortir d'elle des lois, en faisaient
sortir des dieux. Ils les multipliaient à l'infini, et ils modifiaient
leur histoire en recouvrant de parures incessamment enrichies
les conceptions nées du spectacle toujours changeant de la
nature, ou des traditions apportées de lointains pays.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
La poésie, en efiet_, qu'un de nos vieux écn\ ains appelait « la
grande imagière, » reflète toute impression en une image et, à
un certain âge de civilisation, toute image devient une personne.
Les dieux des Grecs sont des forces de la nature ou les manifes-
tations de l'activité physique et morale ; mais ce sont aussi des
hommes bons et mauvais, comme nous le sommes ; et c'est parce
qu'ils représentent l'humanité qu'ils ont vécu si longtemps. Même
dans le christianisme, les personnages les plus vivans sont le Fils
qui s'est fait homme et la Vierge qui est femme et mère.
Hérodote regarde les poèmes d'Homère et d'Hésiode comme la
source de toutes les croyances religieuses de la Grèce. L'aimable
et crédule conteur nous rapporte qu'il fit aux prêtresses de Dodone
ces impertinentes questions : u D'où chaque dieu est-il venu ?
Ont-ils tous et toujours existé? Quelle est leur forme? » Et il ajoute :
(( De tout cela on n'a rien su, à vraiment parler, jusqu'à une épo-
que très récente ; car je crois qu'Homère et Hésiode ne sont guère
que de quatre cents années plus anciens que moi. Or ce sont eux
qui ont fait la théogonie des Grecs, qui ont donné aux dieux leurs
noms, leurs honneurs et leur forme. »
Nous en savons un peu plus que l'écrivain d'Halicarnasse ; mais
il est vrai que, de la religion grecque, nous ne connaissons bien
que sa forme dernière, celle qu'elle prit quand le temps et la ré-
flexion eurent mis l'ordre dans le chaos des anciennes créations,
quand les conceptions spontanées des premiers âges eurent été
recouvertes et remplacées par les combinaisons poétiques et l'ar-
rangement artificiel des temps postérieurs ; quand ['Iliade enfin fut
devenue la Bible hellénique. S'il est difficile de décomposer par
l'analyse cette synthèse des siècles et de retrouver les élémens
primitifs, d'en déterminer le caractère et l'origine, il ne l'est pas
de s'apercevoir que les Olympiens sont des dieux de seconde for-
mation, qu'Homère a perdu le sens du naturalisme antique et que
ses personnages divins vivent au travers de fictions ingénieuses
ou brillantes, parfois même irrévérencieuses, qui auraient blessé la
foi courte et robuste des hommes de l'ancien temps.
La reine des cieux, Junon, « aux brodequins d'or, » est parfois
bien maussade, et la punition que Jupiter lui inflige, en la suspen-
dant au milieu de l'éther par une chaîne d'or avec deux enclumes
aux pieds, est d'un sultan punissant une des femmes du harem.
Elle aussi est bien dure pour Diane, qu'elle soufllette « et qui, fon-
dant en larmes, s'enfuit comme la colombe à la vue de l'épervier. »
Pour récompenser Autolycos des nombreux sacrifices qu'il lui ofl're.
Mercure lui enseigne l'art de tronjpor. Vulcain a do fâcheux acci-
dens; Vénus, do trop aimables comj)Iaisances ; Mars des fureurs
brutales, et tous les dieux du poète subissent d'étranges misères»
ETUDE d'histoire RELIGIEUSE. 593
On racontait qu'aux enfers Pythagore avait vu l'ombre d'Hésiode en-
chaînée à une colonne d'airain et celle d'Homère pendue à un arbre
au milieu de serpens, en expiation de leurs outrages envers les
dieux. Sur la terre, Platon et Heraclite humilièrent le chantre
d'Achille : l'un le chassa de sa république, l'autre l'excluait des
concours et aurait voulu qu'on le souffleiât à cause de son im-
piété. Homère ne représente donc pas le temps de la foi naïve ;
avec lui commence, sinon la révolte de l'esprit, du moins l'insou-
cieuse irrévérence qui mènera plus tard à la négation. Déjà ses
héros ne craignent pas de combattre les immortels. Ajax s'écrie :
« Avec les dieux, le lâche même peut vaincre ; moi, je me passerai
d'eux ; » et il repousse l'assistance de Minerve. Un personnage d'Es-
chyle répond aux Argiennes qui le menacent de la colère de leurs
protecteurs divins : « Je ne crains pas les dieux de ce pays et je
ne leur dois rien. »
Bien que, dans V Iliade et dans l'Odyssée, les puissances célestes
se mêlent incessamment à la vie des héros, les deux poèmes sont,
par-dessus tout, la glorification de la force, du courage et de la sou-
plesse d'esprit des humains. S'ils montrent les dieux ayant sur la
terre des amitiés et des haines, protégeant les uns, poursuivant les
autres, c'est pour des actes qui, parmi les hommes, eussent fait
naître la faveur ou la colère : aucun d'eux ne joue le rôle de Satan
ou d'Ahriman. Eschyle a bien tracé un portrait hideux des Érin-
nyes : « chiennes enragées de l'enfer, dont les yeux distillent du
sang, horribles à voir, même pour les bêtes sauvages, » mais entre
elles, qui ne poursuivent que des coupables, et Satan, qui travaille à
perdre l'humanité, la différence est grande. U est, lui, le génie du
mal, et elles sont la justice divine. Le ciel de la Grèce n'est donc
pas assombri par les monstrueuses apparitions qui ont rempli d'au-
tres cieux et jeté sur la terre tant de pieuses terreurs ; la dernière
parole des mourans exprime le regret de « quitter la douce lumière
du jour. » Homère est heureux au milieu des combats et le Grec
au milieu de la vie.
Cette joie de vivre, que le Grec moderne a gardée, n'avait pas été
le partage de ses premiers aïeux. Au temps de ceux-ci, la lutte pour
l'existence était trop rude et leur religion ne pouvait être riante
comme elle le fut plus tard sur les beaux rivages de l'ionie. Celle
des premiers Hellènes, résultat de l'influence des lieux où elle prit
naissance et se développa , ne fut à l'origine qu'un naturalisme
grossier; quand les dieux, se détachant des élémens au milieu des-
quels ils étaient confondus, devinrent des êtres vivans et passion-
nés, la trace de leur premier caractère demeura reconnaissable jus-
qu'au milieu du riche développement de la mythologie hellénique.
TOMB Lxxiv. — 1886. 38
594 RETUE DES IXEDX MONDES.
Parmi les rites et les légendes des héros et des dieux, on retrouve
le culte plus ancien des forêts, l'adoration des montagnes, des
vents et des fleuves. Af^amemnon, dans V Iliade, invoque encore
ceux-ci comme de grandes divinités, et Achille consacrait au Si-
moïs sa chevelure. Ce naturalisme dura plus que le paganisme :
on découvrirait encore dans la Grèce moderne des gens qui croient
à un esprit des eaux, comme au temps
... Où le ciel, sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux.
Mais je ne me propose pas de raconter ici l'histoire de la radieuse
troupe des Olympiens, ni de suivre les transformations successives
de cette première religion de THellade, avant qu'elle ait été mo-
difiée par les écoles philosophiques. Je voudrais seulement regarder
dans quelques recoins obscurs de la conscience religieuse des an-
ciens Grecs, où se trouvaient des croyances qui ont eu une grande
influence sur leur vie sociale et politique.
I.
Au-dessus de tous les dieux de l'Olympe hellénique règne le
Destin, dieu sans vie, sans légende, même sans figure, qui, sur la
terre, n'a point d'autel et qui, du fond de l'empyrée où il est inac-
cessible à la prière, maintient l'équilibre du monde moral et le
soustrait aux caprices des autres déités. Ce dieu, qui distribue à
chacun son lot de bien et de mal, avait été créé, ou plutôt était ne
de la conscience troublée des hommes pour expliquer l'inexplicable
et faire comprendre rincompréhensible, c'est-à-dire les causes loin-
taines et cachées des événemens et les motifs d'ordre supérieur
qui les faisaient accomplir. Hérodote, racontant une iniquité qu'il
ne comprend pas, y voit un acie divin et s'incline.
Toutes les divinités, Zeus lui-môme, étaient soumises à la loi du
Destin. Quand la lutte suprême entre Achille et Hector va commen-
cer, le maître des dieux prend la balance d'or où sont comptés
les jours des deux héros ; le plateau d'Hector penche vers la de-
meure d'Hadès, et Apollon, le protecteur du fils de Priam, aussi-
tôt l'abandoime. Zeus aussi n'avait pu sauver son fils Surpédon des
coups de Patrocle, mais en signe de douleur « il avait ré])andu du
haut de l'éther une rosée sanglante. » Tous deux acceptaient donc
en silence l'arrêt souverain.
Ces divinités impuissantes devant le Destin, qui emporte ceux
qu'elles aiment, c'est l'impassible nature assistant à nos funérailles,
sans cuuvrii' d'une ombre de deuil les fêtes qu'elle se duuuo à elle-
ETLDE d'histoire RELIGIEUSE. 595
même par l'épanouissement continu de la vie qui, cependant, pour
elle aussi, ne se fait qu'à la condition de la mort.
La fatalité est donc au fond des croyances de la Grèce, telles que
nous les offrent les poèmes d'Homère et les drames d'Eschyle, où
elle est partout. Lorsque Glytemnestre vient d'abattre d'un coup
de hache Agamemnon et la captive troyenne, Cassandre, « qui,
comme le cygne, a chanté le chant plaintif de sa mort, » elle dit au
chœur des vieillards d'Argos : « Ce n'est pas moi qui les ai tués, et
ne m'appelle pas la femme d' Agamemnon. Accuse le Génie trois
fois terrible de cette race. C'est lui qui a pris ma forme, lui Tan-
tique et cruel vengeur du festin d'Atrée... Allez, vieillards, rentrez
dans vos demeures ; le Destin commandait ; il iallait que ce qui a
été fait fût accompli. »
« Lorsque Crésus, dit Hérodote, fît déposer sur le seuil du
temple de Delphes ses chaînes de captif, pour reprocher sa défaite
au dieu qui lui avait promis la victoire, l'oracle répondit : « Il est
impossible, même à un dieu, d'écarter le sort marqué par le Des-
tin ; Crésus est puni pour le crime de son cinquième ancêtre, Gygès,
qui tua le roi Candaule. Le dieu aurait voulu que le châtiment tom-
bât sui* le fîls de Crésus; le Destin ne l'a pas permis. Du moins
Apollon a-t-il retardé de trois ans la captivité du roi. » Quand les
Lydiens em'ent rapporté ces paroles à Crésus, il reconnut que lui
seul était coupable et non le dieu. » Sophocle expliquera de même
par une ancienne faute les malheurs d'OEdipe, ce qui donnera au
Destin un caractère moral, tout au moins d'une moralité qui s'ac-
cordait avec les idées religieuses des Grecs.
La nécessité est une abstraction ; les Grecs du premier âge ne
pouvaient se contenter de ce dieu sans forme et sans nom ; ils lui
donnèrent des ministres : les Parques qui tissent la trame de l'exis-
tence, avec les événemens irrésistibles dont cette existence sera
remplie, puis coupent le fil au moment marqué par le Destin, et les
Erinnyes « à la mémoire fidèle » qui, « filles lugubres de la nuit »
punissaient toutes les fautes que n'atteignent pas les lois civiles :
elles étaient le remords qui déchirait le cœur du coupable. « A
leur approche, la gloire des hommes, celle même qui s'élevait
resplendissante jusqu'aux cieux, tombe à terre et s'anéantit. »
Pourtant ces déités redoutables qui jettent la terreur dans les
âmes sont respectées. Gardiennes de Tordre naturel des choses,
elles ne frappent que ceux qui transgressent la loi, la jus-
tice. « Les Parques, dit Jason, ont en horreur ceux qui brisent par
l'inimitié les liens de la famille ; » et Ton ne s'étonnera pas de voir
dans Eschyle les Erinnyes changées en Euménides, les Fm*ies de-
venues les déesses vénérables et bienfaisantes.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Hellènes du vieux temps ne connaissaient pas une divinité
qui sera très honorée à Rome, la Fortune debout sur sa roue mo-
bile et changeante : son nom ne se trouve pas dans Homère. Le
Destin même n'avait point de caprices. Représentant les lois gé-
nérales du Cosmos et l'harmonie du monde, il oblige les dieux à
y obéir, sans leur interdire d'en être attristés ou d'en retarder par-
fois l'exécution. « Ils ne sont pas inflexibles, dit le conseiller
d'Achille. Le suppliant, même coupable, les apaise par les sacri-
fices, les libations et la fumée des victimes. » Até, déesse du malheur,
née de Zeus, qui pourtant la précipita de l'Olympe, « marche sur
la tête des hommes ; » mais les Prières sont filles aui?si du grand
Jupiter; elles la suivent d'un pas boiteux et guérissent les tour-
mens qu'elle inflige.
Par cette poétique croyance se trouvent justifiées toutes les dévo-
tions pieuses, les prières et les vœux que les hommes adressent à
la divinité, les offrandes qu'ils lui font, l'espérance qu'ils mettent
dans sa protection ; et cette confiance qui rendait à la liberté morale
une partie de ses droits, empêchait les Grecs de s'abandonner pa-
resseusement aux volontés du sort. Malgré leur croyance au Destin,
ils ont agi comme s'ils étaient les maîtres d'eux-mêmes. Dans l'es-
prit de ces grands logiciens, qui ont été si lents à mettre la logique
d'accord avec la raison, et qui ont aimé la liberté jusque dans ses
abus, la fatalité se mélange, dans des proportions mal déterminées
et par cela même plus eflicaces, avec la loi morale qui impose à
l'homme le travail et l'elfort, en lui promettant des récompenses
ou en exigeant des expiations. Lorsque Xanthos annonce à Achille
sa fin prochaine : « Je le sais bien, » répond le héros; et il se re-
jette au plus épais de la bataille, opposant au Destin son énergie
indomptable. Eschyle montre partout les dieux et les hommes domi-
nés par la divinité fatale ; cependant au Protnôthêe enchaîné il dit :
« Zeus est libre; » et Solon qui écrit : « Nos biens et nos maux
viennent du Destin, » réforme les lois de son pays, parce que, tout
en croyant au dieu aveugle et sourd, il croit aussi à la sagesse hu-
maine.
Liberté, fatalité, idées tenaces dont l'humanité ne se sépare point,
parce qu'elles sont à la fois sa force et sa faiblesse. Aristote, le
plus grand esprit de la Grèce, tiendra pour l'une, les stoïciens pour
l'autre, tout en rachetant leur énervante croyance à la fatalité par
de grandes vertus et des morts hèro'iques. Du monde antique, ces
idées passeront sous d'autres formes dans le monde chrétien, avec
les deux doctrines opposées de la grâce et des œuvres : l'une (|ui
correspond au destin, puisque c'est Dieu qui la refuse ou la donne;
l'autre (jui vient de la liberté morale, puisque c'est l'homme qui,
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 597
volontairement, accomplit les œuvres méritoires, condition de son
salut.
II.
11 est une croyance singtdière qu'Homère laisse entrevoir, qu'Hé-
siode développe et qui a régné longtemps en Grèce : l'envie des
dieux.
Assis comme Jupiter au sommet de l'Ida, Homère voit les dieux
et les hommes combattre dans la plaine, et il entend la terre qui
tremble sous leurs pas ; il descend à « la prairie d'asphodèles »
pour écouter les lamentables récits des âmes ; ou bien il contemple
Nausicaa, aussi belle que Diane, trempant dans l'eau limpide du
fleuve des Phéaciens les riches vêtemens de son père, le roi Alci-
noos. C'est un poète qui donne aux dieux, aux hommes, à la na-
ture entière la grâce et la grandeur, sans s'inquiéter de coordonner
en uu système toutes les idées qu'il exprime au cours de ses ré-
cits. Hésiode, au contraire, est un moraliste et un théologien qui
prétend tout savoir, la genèse des dieux et celle des hommes, les
diilérens âges de l'humanité et les maux déchaînés sur elle par
l'Eve hellénique et la jalousie des dieux. Sa théorie des âges est
une croyance orientale, qui a lait fortune en bien des pays; parce
que cette conception de l'âge d'or pour la jeunesse du monde et de
l'âge de fer pour les siècles vieillissans, répond à une disposition
de noire esprit qui, si souvent, met le bonheur dans le passé pour
échapper au sentiment de maux présens ou imaginaires. A cette
croyance et à celle de l'envie des dieux contre les hommes se rat-
tachent les mythes fameux de Pandore et de Prométhée.
Les hommes et les dieux, dit Hésiode, naquirent ensemble; les
premiers étaient mortels, mais ils vivaient comme des dieux, libres
de souci, de travail, de souffrance et amis de la vertu. Tous les
biens étaient autour d'eux et, affranchis de la cruelle vieillesse, ils
mouraient en s' endormant d'un doux sommeil. Ce fut lâge d'or.
Quand la terre eut enfermé cette première génération dans son
sein, ces hommes devinrent les gardiens tutélaires des mortels ;
enveloppés d'un nuage, ils parcouraient la terre en y semant
l'abondance.
Les habitans de l'Olympe produisirent une nouvelle race, bien
inférieure à la première, celle des hommes de l'âge d'argent, qui
vivaient de longues années. Jupiter, cependant, les anéantit, parce
qu'ils refusaient d'adresser aux immortels de pieux hommages ; ils
formèrent la seconde cla>se des Génies terrestres.
Après eux parurent les hommes de l'âge d'airain, dont le cœur
598 REVUE DES DEUX MONDES.
eut la dureté de l'acier., Leur force était immense, et ils se plai-
saient aux jeux sanglans de Mars ; la mort pourtant les saisit et ils
quittèrent la brillante lumière du soleil.
La quatrième race fut celle des héros que la guerre moissonna
devant Thèbes aux sept portes, ou qui, armés pour Hélène à la belle
chevelure, furent aux pieds des murs de Troie enveloppés par les
ombres de la mort. Le puissant fils de Saturne les plaça aux con-
fins de la terre. Exempts de toute inquiétude, ils habitent les îles
Fortunées, par-delà les goufi'res profonds de l'océan, et, trois fois pal-
an, la terre féconde leur prodigue des fruits délicieux.
Ainsi, les premiers hommes avaient gagné la vie bienheureuse par
la justice, et les héros par le courage. Mais le ciel et la terre s'assom-
brissent. « Plût aux dieux, ajoute le poète, que je ne vécusse pas au
milieu de la cinquième génération ! C'est l'âge de fer. Les hommes tra-
vaillent et souffrent durant le jour; la nuit, ils se corrompent, et les
dieux leur envoient de terribles calamités. L'Envie à la face blême,
monstre odieux qui répand la calomnie et se réjouit du mal, pour-
suivra sans relâche les humains. La Pudeur et rsémésis, enveloppant
leurs corps gracieux de tissus éclatans de blancheur, s'envoleront
vers la tribu des Immortels, et il ne restera aux humains que les
chagrins dévorans. »
D'où viennent ces misères? De l'envie des dieux. Le ciel reflète
la terre : la jalousie des hommes contre tout ce qui s'élève a fait
croire à la jalousie des dieux contre tout ce qui grandit. « Les Im-
mortels, dit Hésiode, cachèrent aux hommes le secret d'une vie
frugale qui, en un jour de travail, aurait trouvé de quoi subvenir
aux besoins d'une année entière. Irrité contre Prométhée qui avait
dérobé le feu du ciel pour l'apporter aux mortels, Jupiter lui dit :
« Fils de Japet, tu te réjouis d'avoir trompé ma sagesse, mais ton
vol sera fatal à toi-même et aux hommes, car je leur enverrai un
funeste présent. » Aussitôt il commande à Vulcain de faire, avec de
l'argile et de l'eau, une vierge d'une beauté ravissante; à Minerve,
de lui apprendre à façonner de merveilleux tissus ; à Vénus, de ré-
pandre sur elle la grâce enchanteresse; à Mercure, de lui soufller
un esprit perfide. Les dieux obéissent. Du limon de la terre, Vulcain
forme un corps accompli ; la déesse aux yeux bleus lui donne une
riche ceinture ; les Grâces et la Persuasion, des colliers d'or ; les
Heures, une couronne de fleurs printanières ; Pallas, do magnifi-
ques parures, et le messager des dieux, l'art du mensonge, les pa-
roles séduisantes et perfides. 11 l'ajjpela Pandore, parce que chacun
des (lieux lui avait fuit un dou pour la rendre funeste aux hommes
industrieux. Par ordre de Zeus, Mercure la conduisit à lipiméthée,
qui, malgré les conseils de Prométhée son frère, accepta le dange-
reux présent. Pandore tenait un vase ; elle l'ouvrit ; mille maux
ETLDE d'histoire RELIGIEUSE. 599
s'en échappèrent pour se répandre sur le monde, et les dieux s'en
réjouirent. »
On dirait un écho lointain de la légende biblique : la femme per-
dant l'humanité, qu'elle charme, au contraire, de sa grâce et de son
dévoùment maternel, et Dieu condamnant l'homme au travail, qui
a été sa force et son salut.
Cependant, au milieu de cette désespérance du vieux poète, se
glisse un rayon de soleil : siu* le bord du vase de Pandore, l'Espé-
rance s'est arrêtée et elle ne s'envole pas. Mais Hésiode la montre
plutôt qu'il ne la donne aits hommes, et ceux-ci restent consumés,
le jour et la nuit, par la fatigue et le chagrin, tandis que « les Muses
charment les Immortels en chantant de leurs voix mélodieuses l'éter-
nelle félicité des dieux et les souffrances des humains. »
C'est ainsi, sans théologie ni métaphysique, mais par de gra-
cieuses images, que les Grecs expliquaient l'origine du mal. Pour
eux, il venait du ciel et, en eflet, il en est souvent descendu, puis-
que Ahriman et Satan ont été aussi des dieux ou des anges révoltés.
Mais on connaît ces génies malfaisans pour ce qu'ils sont, et les
dieux grecs n'ont jamais eu ce caractère. Ils ne font pas le mal par
plaisir. Nés de la terre comme les hommes et en même temps
qu'eux, ils n'ont acquis leur puissance qu'après de grands combats
et ils sont jaloux de la garder. Une lortune trop haute leur semble
une diminution de leur dignité, peut-être une menace. Prométhée
n'a-t-il pas fait trembler Jupiter? et les Titans, ces autres fils de la
Terre, n'ont-ils pas mis en danger les maîtres de l'O'ympe? Le génie
même leur est suspect ; ils n'aiment pas que les voiles qui cachent
les secrets de la terre ou du ciel soient levés. La Pythie défend aux
Cnidiens de couper leur isthme, ce serait prétendre refaire l'œuvre
divine. Cependant, au fond, ils ont exercé une action morale, en
réprimant chez les hommes les excès de présomption et d'orgueil
par la crainte qu'inspirait l'envie divine, cette Némésis qui s'atta-
chait à ceux dont le bonheur n'était pas mérité. On demandait à
Ésope : « A quoi donc s'occupe Jupiter? — A humilier ce qui est
élevé, à relever ce qui est abaissé. » Et i! y a du \Tai dans cette
pensée, à la condition de remplacer les dieux par l'homme. Celui
qui monte trop haut, sans être, au besoin, retenu par un ferme
esprit, est pris de vertige et se perd.
La croyance à l'envie des dieux s'enracina dans le polythéisme
gréco-romain, pour rendre compte des malheurs immérités et des
chutes fameuses. Grésus se proclame le plus heureux des hommes ;
en punition de cet orgueil, dit Hérodote, la vengeance des dieux
éclata sur lui d'une manière terrible. Polycrate, de Samos, moins
confiant, jette à la mer ce qu'il a de plus précieux, afin de conjurer
la colère des divinités jalouses ; il n'en est pas moins précipité. Pour
600 REVCE DES DEUX MONDES.
Eschyle, c'est la trop grande fortune de la Perse et l'insolent or-
gueil de ses rois « qui ont été punis, aux champs de Platée, par
la lance dorienne. » Pindare, dans ses Odes, rappelle aux vain-
queurs, tout en portant leur gloire jusqu'aux nues, que c'est de là
que part la foudre qui frappe surtout les grands chênes, et Mé-
nandre, avec la grâce du génie grec, répète la mélancolique parole
que Solon avait déjà fait entendre au roij de Lydie : « Le mortel
aimé des dieux meurt jeune. »
Cette idée passera de la religion dans la politique : l'ostracisme,
établi à Athènes, Argos et Syracuse, ne sera autre chose que la ja-
lousie craintive du peuple contre des citoyens trop grands.
Les Romains ne connurent pas ce moyen d'échapper à l'ambition
des hommes supérieurs, mais, comme leurs anciens frères, les Hel-
lènes, ils craignaient Némésis. Camille, vainqueur des Véiens, redoute
les maux réservés à trop de prospérité, et le consul romain mettait,
sous son char de triomphe, l'objet, fascinmn, qui devait détourner
de lui les traits de l'envie divine. Même César, tout incrédule qu'il
fut, accomplit pour se concilier Némésis, ou plutôt pour satisfaire
la foule superstitieuse, un acte d'humilité qui ne le sauva pas des
ides de Mars : rentrant à Rome après ses grandes victoires, il monta
à genoux les marches du Capitole.
Le christianisme a supprimé l'envie des dieux, mais les hommes
l'ont gardée; quelques-uns mêmes en sont restés à l'âge de fer
d'Hésiode et « aux soucis dévorans, » qui hâtent la décadence pro-
gressive de l'humanité ; tels ces vieillards décrépits en pleine
jeunesse qui ne croient plus à l'amour, à l'art, à la poésie, à l'ac-
tion, et qui, sans l'excuse du moine bouddhique ou chrétien qui
met le but de la vie dans un autre monde, appellent la mort
comme une délivrance. Qu'ils écoutent ce que la Grèce répondait
aux désespérés, il y a vingt-quatre siècles, par la bouche du plus
tragique de ses poètes.
Le religieux Eschyle sait que le fils d'Alcmène a été condamné
par Junon à de terribles épreuves ; que la fille d'Inachos, poursuivie
par un taon funeste à travers l'Europe et l'Asie, jusqu'aux rives du
Nil, fut aussi son innocente victime, et que les Niobides ont péri
par la jalousie de Latone. Dans le plus simple, mais aussi le plus
grandiose de ses drames, il montre Vulcairi clouant à un rocher du
Caucase Prométhée le fils de la Justice divine. « Le chien ailé, le
terrible convive que nul n'invite, lui ronge le foie et, tout le jour, se
repaît de son noir et sanglant festin. » Quel est le crime du Titan?
Il a trop aimé les hommes : il leur a donné le feu, les arts, la science
des nombres, qui les feront maîtres de la nature. La grande victime
qui, pour l'humanité, souiïrc les plus cruelles tortures, reste obsti-
née dans un lier silence. Aux offres de pardon et de délivrance que
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 601
Zeus lui fait porter, il répond par de mystérieuses menaces. L'usur-
pateur du ciel s'en irrite. L'ouragan se déchaîne, tous les vents
bondissent, le ciel et la mer se confondent ; de sa rauque voix, le
tonnerre mugit et l'éclair brille en serpens de feu. « Ah ! Zeus me
livre l'assaut suprême! 0 ma mère! 0 ciel, commune lumière où
roule l'immensité, voyez ce que je souffre pour la justice. » La
terre déracinée tremble sur sa base ; le roc où Promélhée est en-
chaîné, s'écroule, mais avant d'être précipité au Tartare, le Titan a
jeté aux hommes une dernière parole : « La divinité haineuse tom-
bera du ciel et le règne de la justice arrivera. »
L'espérance qu'Hésiode laissait dans le vase de Pandore, Eschyle
l'a mise au cœur de l'humanité, et nous la gardons.
III.
Pas plus que les Romains, les Grecs n'ont eu des livres sacrés
contenant le dogme, ni une caste sacerdotale chargée de l'enseigner.
La croyance ne fut donc jamais fixée par un texte incommuta ble;
elle resta livrée aux caprices de l'imagination populaire et aux fan-
taisies des poètes et des artistes, les seuls théologiens de l'hellé-
nisme. Le poète, qui aime les images, le peuple, qui, comme l'en-
fant , en voit partout , ne pouvaient concevoir un Olympe qui se
perdît dans l'infini des cieux; ils le mirent près de la terre et ils
diminuèrent encore la distance qui séparait les dieux des hommes
en peuplant les avenues de l'Olympe de demi-dieux et de héros :
ainsi ont fait presque tous les peuples de race aryenne.
Les Grecs donnèrent le nom de héros à des hommes qu'ils cru-
rent, sur la foi de leurs poètes, nés de dieux et de créatures hu-
maines , ou devenus célèbres par leurs exploits et leurs services.
A ces « fils de Zeus » ils rendaient un culte qui fut d'abord sans liba-
tions ni sacrifices, mais avec des prières et des honneurs funèbres ;
ils les vénéraient comme des génies tutélaires qui veillaient sur
leurs adorateurs, les secouraient dans l'infortune et leur envoyaient
des songes prophétiques. Tels étaient non-seulement Hercule, Thé-
sée, Jason, Persée, etc., mais des chefs de migrations, des fonda-
teurs de villes, des patrons de familles ou de corporations, même
des hommes qui n'avaient été remarquables que par leurs qualités
physiques. Hérodote nous a conservé un fait qui est bien grec :
Philippe de Grotone fut, après sa mort, vénéré comme un héros,
à cause de sa beauté, « qui surpassait celle de tous les hommes de
son temps. » L'historien pense lui-même comme les Grotoniates : il
ne se demande pas si Xerxès avait des qualités vraiment royales :
« Dans son immense armée, dit-il, nul, par sa beauté, n'était plus
602 REVUE DES DEUX MONDES.
digne que lui du souverain pouvoir. » Pour ce peuple artiste et
poète, la beauté était, elle aussi, un don des dieux, et ce souvenir
explique les honneurs rendus à Antinoiis par le plus grec des empe-
reurs romains.
On comprend qu'à ce compte chaque cité, chaque bourgade ait
eu ses patrons divers. Les dix tribus d'Athènes honoraient les héros
dont elles portaient le nom. Même au fond de la Pliocide, Pausanias
trouva des légendes merveilleuses auxquelles il n'a manqué, pour
venir jusqu'à nous, que d'être nées en des cités moins obscures.
L'oracle de Delphes était habituellement chargé de prononcer la
canonisation, en ordonnant de sacrifier au nouveau dieu. Oné-
silos, ayant soulevé Chypre contre les Perses, lut vaincu et tué par
les Amathontins, qui suspendirent sa tête au-dessus d'une des portes
de leur ville. Quand elle fut desséchée, des abeilles s'y logèrent et
y dressèrent leurs rayons. La Pythie, consultée sur ce prodige, com-
manda aux gens d'Amalhonte d'ensevelir cette tête et d'olTrir an-
nuellement à Onésilos les sacrifices accomplis en l'honneur des hé-
ros. Ils obéirent et l'historien ajoute : « Gela se fait encore de mon
temps. » C'était le culte des saints qui a existé presque partout
parce que cette conception religieuse répond à un besoin de la na-
ture humaine; l'islam même a des saints dans son ciel désert.
Gomme nos saints encore , les héros intercédaient pour les hu-
mains auprès des grandes divinités. Hélène, fille de Jupiter, fait
rendre la vue au poète Stésichore; Eaque obtient de Zeus, son père,
la cessation d'une famine dont Égine souffrait. A Marathon, à Sala-
mine, des héros combattent pour leur peuple, car on les supposait
toujours tenus de défendre la cité où ils avaient trouvé leur der-
nière demeure. Athènes croyait que les ossemens d'OEtlipe et de
Thésée éloigneraient d'elle tous les maux et elle ne s'inquiétait
pas de rechercher si la légende d'OEdipe à Colone n'était pas une
fantaisie de poète et la trouvaille de Cimon à Scyros une fraude
politique. Orchomène n'avait pas plus de scrupule au sujet des
restes du héros Acta'on, ni Tégée et Sparte pour ceux d'Oivste.
Hésiode même, qui n'avait jwint compté sur tant d'hoiuieur, de-
vint, par l'intervention de la Pytliie, le j)rotecteur divin dOicho-
niène , qui alla chercher ses os à Maupacte.
Les apj>aritions étaient presque aussi fréquentes que dans notre
moyen âge. Avec les yeux de l'esprit, dont la vue est si peiçante
qu'elle pénètre l'invisible, on reconnîiissait les dieux, les deiui-dieux
et les héros, descendus du ciel ou sortis du sépulcre pour assis-
ter leurs adorateurs , ou simplement pour attester qu'eux-mêmes
n'avaient pas cessé de vivre. Dans les feux du soleil couchant,
Achille, toujours jeune et beau, apparaissait couvert de son armure
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 603
d'or aux marins qui longeaient l'île de Leucé, où l'on montrait son
tombeau.
Quand deux peuples faisaient alliance, il arrivait souvent qu'afm
de montrer leur union fraternelle, chacun d'eux honorait les héros
de l'autre, en associant ceux-ci à son culte national. En revanche,
les patrons de deux cités rivales , comme certains saints de deux
villages ennemis au moyen âge, ne s'entendaient guère. Adraste,
ce roi d'Argos et ancien chef des confédérés dans la guerre thé-
baine, avait à Sicyone une chapelle où des chœurs dithyrambi-
ques célébraient chaque année ses exploits et ses malheurs, durant
une fête qui était la plus brillante de la ^^lle. Clisthénès résolut
de l'en chasser pour faire affront aux Argiens, ses ennemis ; mais
la chose était grave. Il essaya de s'y faire autoriser par l'oracle
de Delphes. La Pythie lui répondit qn' Adraste était le divin pro-
tecteur des Sicyoniens, et lui. un brigand. Obligé de renoncera la
force ouverte, Clisthénès imagina de contraindre Adraste à déguerpir
de lui-même. II fit demander aux Thébains le héros Mélanippos,
mort quatre ou cinq cents ans auparavant, c'est-à-dire les rites de
son culte ; quand il les eut obtenus, il lui consacra une chapelle
au Prytanée et le plaça dans l'endroit le plus fort, afin qu'il pût
mieux se défendre. Mélanippos avait été le mortel ennemi d' Adraste,
dont il avait tué le gendre et le frère. Clisthénès transporta au nou-
veau-venu les fêtes et les sacrifices qu'on avait jusqu'alors célébrés
au nom du roi d'Argos, et il ne douta pas qu'Adraste, humilié de
son délaissement et des honneurs rendus à son rival, ne retournât
de lui-même à Argos.
On n'était pas toujours bien assuré de la condition faite à ces
personnages, placés entre ciel et terre, sans être tout à fait de l'un
ou de l'autre. Un mot du pieux écrivain d'Halicamasse montre l'in-
certitude où l'on restait à leur égard, même quand il s'agissait du
plus illustre d'entre eux. « Le résultat de mes recherches, dit Hé-
rodote, prouve clairement que, parmi les Grecs, ceux-là agissent
avec discernement qui ont deux temples d'Hercule, l'un où ils lui
sacrifient, comme à un Olympien ; l'autre où ils lui rendent les hon-
neurs dus à un héros. »
Les héros, qui tenaient une si grande place dans la vie religieuse
des Grecs, en avaient une encore dans leur vie politique : ils inter-
venaient dans les traités. Bne des clauses de la convention fameuse
qui porte le nom de ISicias (421) stipula que toutes les conditions
en seraient fidèlement observées, « à moins qu'il n'y ait empêche-
ment de la paît des dieux et des héros. »
Enfin, on verra la postérité des morts illustres, gardienne de
leurs tombeaux et des rites de leur culte, former la classe des Eu-
604 REVUE DES DEUX MONDES.
patrides, qui restera si longtemps maîtresse du gouvernement des
cités.
Aux héros qui, nés de dieux et de femmes mortelles, relient le
ciel à la terre, se rattachent les démons, dont Hésiode nous a déjà
parlé et que nous allons retrouver dans le culte des morts.
A certains égards, les Grecs eurent de bonne heure une idée con-
fuse de la puissance divine, prise en elle-même, indépendam-
ment des personnages qui se partageaient les fonctions surnatu-
relles. Le Aaipjv d'Homère, comme le Numen des Latins, n'est pas
toujours un être divin particulier; il correspond à la croyance in-
stinctive en un pouvoir supérieur et indéterminé, qui produit les in-
cidens, tristes ou joyeux, dont les hommes sont surpris sans qu'ils
puissent les attribuer à un dieu spécial. Qui soufile à Télémaque, en
face de Nestor, les paroles de prudence, ou fait tomber l'arc des mains
de Teucer quand il allait frapper Hector? Qui inspire à Achille son
obstination funeste? De quel démon parlent Andromaque quand, au
départ d'Hector, elle sourit à travers ses larmes, et Priam lorsqu'il
se rend à la tente d'Achille? Homère ne le sait pas : c'est une force
divine et innomée qui agit en eux. Les philosophes l'appelleront
plus tard la Providence, et les indifîérens le Hasard ou la Fortune.
Pour Homère, les démons sont donc, quand ce mot ne s'applique
pas à un Olympien, une puissance supraterrestre, sans nom et sans
forme, qui n'a point de place dans la hiérarchie céleste, mais qui
participe de la divinité. Hésiode condense ces soufllis divins en per-
sonnages réels. Ses démons sont des hommes de l'âge d'or qui ont
obtenu l'immortalité et, au nombre « de trois fois dix mille, par-
courent, enveloppés d'un nuage, la terre féconde. Zeus a fait d'eux
les gardiens de la justice. » Mais, comme ils n'ont point de ces poé-
tiques légendes que tous les héros possèdent, comme ils gardent
quelque chose de l'abstraction d'où ils ont été tirés, ils seront moins
populaires. « Hésiode, dit Plutarque, a, le premier, clairement éta-
bli les quatre classes d'êtres doués de raison qui peuplent l'univers :
au sommet, les dieux, puis un grand nombre do bous génies, en-
suite les héros ou demi-dieux ; enfin les hommes. » Le besoin d'avoir
ce que le christianisme appellera des anges gardiens fera aussi de
morts honorés des génies bienfaisans.
IV.
Platon fait naître « la parenté de la communauté des mêmes
dieux domestiques. » Ces dieux se trouvaient au tombeau des aïeux
cl au foyer de la maison. Il faut donc ajouter cette religion de la
ÉTUDE d'histoire religieose. 605
famille, aussi ancienne que la race aryenne, à celle qui formait le
culte public de l'état.
Homère regarde la mort comme le mal suprême, et elle lui inspire
de mélancoliques pensées : « Les générations des hommes ressem-
blent à celles du feuillage des bois. Le vent jette les feuilles à terre
et la forêt féconde en produit d'autres au nouveau printemps. Ainsi
passent les races humaines ; l'une vient, l'autre s'en va. » Piudare
même est pris de tristesse au milieu de ses odes triomphales:
« Que sommes-nous? s'écrie-t-il. Que ne sommes-nous pas? Le
rêve d'une ombre. » Des traditions, venues du plus lointain des
âges, sans doute du fond de l'Asie, l'horreur de la destruction et
les songes dans lesquels s'étaient montrées de chères ou terribles
apparitions, lui avaient appris que les morts commençaient dans
la tombe une seconde existence. Le lien qui, durant la vie, atta-
chait l'esprit au corps était relâché, mais non rompu ; l'âme plus
libre errait la nuit autour des lieux qu'elle avait habités, et elle
descendait aux champs stériles où poussait l'asphodèle, la plante
des morts. Ainsi Achille régnait sur les ombres, tandis que son
corps reposait sous le tumulus élevé dans la plaine troyenne. Ulysse
voit aux enfers Hercule qui lui raconte ses malheurs ; et il sait que
le héros passé dieu réside dans l'Olympe « comme l'heureux époux
de la jeune Hébé. » L'âme de Phryxos, dit Pindare, \int de la Col-
chide demander à Pélias de rapporter ses restes en Grèce.
Cette séparation des deux moitiés de l'homme, cette survivance
de la personnalité, après que le corps n'est plus que poussière,
sont des croyances qu'on retrouve à l'origine de toutes les religions.
En voyant, pour le guerrier tombé dans la bataille, succéder aux
bouillonnemens de la vie l'immobilité glacée et l'effrayant silence
de la mort, on hésitait à penser que tant d'énergie eût été soudai-
nement et à jamais détruite. Mais l'idée d'une seconde existence
fut d'abord bien grossière ; on donnait au mort ce qui pouvait lui
servir: ses chiens favoris, ses chevaux, ses captifs qu'on égorgeait
sur son bûcher. Nos Gaulois avaient cette coutume, et l'Indien des
prairies la suit encore pour que rien ne manque au guerrier sur le
terrain de la chasse funèbre. Les morts, qu'Homère appelle les têtes
vides, VC/.UOJV âixcvr.và îcapr.va, ne pouvaient attendre de lui un sort
bien heureux. Les âmes, formes impalpables, erraient silencieuses,
avec une conscience obscure et eu obéissant moins à de libres volontés
qu'à des habitudes instinctives. Minos continuait à juger, comme dans
son île de Crète ; Nestor racontait ses exploits et Orion chassait les
bêtes fauves qu'il avait tuées jadis sur la montagne ; mais tous avec
le regret de l'existence terrestre et un incurable ennui. Le glorieux
Agamemnon porte emie à ce roi d'Ithaque que Neptune poursuit
606 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis dix ans de sa colère, et Achille dit à Ulysse : « ^e me con-
sole pas de la mort. J'aimerais mieux cultiver la terre au service
de quelque pauvre laboureur que de régner ici sur les ombres. »
Lorsque Circé conseille à Ulysse de descendre aux enfers : « Per-
séphoné, dit-elle, accorde au seul Tirésias de garder l'intelligence et
le souvenir ; les autres morts ne sont à côté de lui que des ombres
muettes.» Encore faut-il que le devin, pour qu'il puisse entendre
et répondre, boive le sang des victimes qu'Ulysse immolera. Eschyle
est bien voisin d'Homère par le génie, il l'est aussi par ce qu'il croit
de l'autre vie. Lorsque Darius, que le poète a fait sortir du tombeau,
y rentre, c'est en disant aux vieillards de la Perse : « Quels que
soient les maux qui vous accablent sur la terre, livrez-vous chaque
jour à la joie, car on n'emporte pas sa fortune chez les morts. »
Et Sappho : « Il ne restera de toi nul souvenir, écrit-elle contre
une rivale, car tu n'as pas cueilli les roses des Muses et tu descen-
dras ignorée dans les demeures d'Hadès, auprès des morts aveugles.»
Le dieu de la mort, ©«varoç, est frère du Sommeil et se confond
avec lui.
Longtemps les Grecs pensèrent comme le fils de Pelée; sans
compter ceux qui croyaient qu'après la mort il ne subsistait qu'un
peu de cendre. Même dans Eschyle, on lira : « Les morts ne sont
capables ni de joie ni de douleur ; c'est donc s'abuser étrangement
que prétendre leur faire du bien ou du mal, » et Euripide : « Les
morts sont insensibles. »
Il ne faut pas demander beaucoup de logique à l'imagination po-
pulaire; elle se plaît aux contradictions. Parallèlement aux croyances
attristées qui viennent d'être rappelées, d'autres, plus riantes, s'é-
taient établies. Hésiode faisait arriver les morts aux extrémités de
l'Occident, dans les îles Fortunées, qu'éclairaient, non pas les lueurs
blafardes du séjour sombre, mais un vivant soleil.
C'était un bien long voyage. Le peuple, qui tenait à garder s» -
morts près de hii, organisa pour eux un culte qui fut. la second'
religion de la Grèce.
Il y avait deux sortes de morts, selon que les rites lunèbres avaient
été pour eux accomplis ou négligés. Ceux qui avaient péri dans un
naufrage ou que le vainqueur abandonnait aux chiens et aux vau-
tours, le criminel , le traît re dont le cadavre avait été jeté hors des fron-
tières, les morts enfin qui n'avaient {>as reçu ou à qui leurs pR>ches
ne continuaient pas les honneurs funéraires, erraient sans tin, comme
les âmes qu'entraîne dans le j)urgatoire de Dante un tourbillon per-
pétuel ; ou bien, irrités et rondns niéchans par W malhonr, ils en-
voyaient la maladie dans les familles, la stérilité dans le pays e\
l'épouvante parmi les vivans, lorsqu'ils remplissaient la nuit de cris
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 607
sinistres et d'apparitions menaçantes. Aussi le droit national des
Grecs stipulait que la sépulture serait donnée aux guerriers tombés
sur un champ de bataille, excepté durant les guerres où les vaincus
étaient des sacrilèges que la terre même repoussait. La coutume
imposait l'obligation à celui qui trouvait un cadavre sur son chemin
de le couvrir de terre, et des lois sévères punissaient la violation
des tombeaux. Cette préoccupation de donner au mort sa dernière
demeure était si grande, qu'Hector abattu par Achille le supplie de
ne pas lui ravir les honneurs funèbres, et qu'Aristophane montre les
plus pauvres citoyens épargnant chaque jour une obole pour mettre
de côté l'argent nécessaire à l'achat d'une bière. Lue des conditions
requises dans Athènes pour arriver à l'archontat était d'avoir un
tombeau de famille, où l'on accomplissait chaque année les sacri-
fices oÛ'erts aux aïeux. Une preuve terrible de la force qu'avait ce
sentiment sera le sort des généraux vainqueurs aux Arginuses ; une
autre, celle-là consolante, est la solennité que, six cents ans après
la bataille de Platée, on célébrait aux tombeaux de ceux qui avaient
payé de leur vie la délivrance de la Grèce : un repas funèbre leur
était encore offert comme au lendemain de la victoire.
Si les morts ensevelis avec leurs vêtemens, leurs armes et tout
ce qu'ils avaient aimé, étaient, au jour des funérailles et aux anni-
versaires, honorés par des sacrifices et un repas funèbre, si les li-
bations de lait et de vin, répandues autour de la tombe, avaient
pénétré jusqu'à leurs lèvres avides, ils devenaient les protecteurs
des parens, des amis qu'ils avaient laissés sur la terre. On les vé-
nérait comme des démons bienfaisans ; on leur adressait des prières
et l'on pensait être secouru par eux dans ses tristesses ou dans ses
malheurs. «0 mon père! s'écrie Electre sur le tombeau d'Agamem-
non, sois avec ceux qui t'aiment 1 Je t'appelle, entends-nous; parais
au jour ; contre tes ennemis sois avec nous ! Pour libation d'hy-
ménée, je t'apporterai de la maison paternelle l'offrande de tout
mon héritage, et cette tombe restera le premier objet de mon culte. »
Platon respectait cette vieille croyance aux démons bienfaisans :
« D'après nos plus anciennes traditions, disait-il, il est incontestable
que les âmes des morts prennent encore quelque part aux affaires
humaines. » Mais elles refusaient de répondre, si aux funérailles
tout n'avait pas été accompli selon les rites. Périandre, veuf de sa
femme Mélisse, la fit consulter au sujet d'un trésor. La morte re-
fusa de répondre: « J'ai froid, dit-elle, je suis nue; les vêtemens
qu'on a mis en terre avec moi n'ayant pas été brûlés, ne me servent
à rien. »
Avec le temps et les progrès de la pensée, surtout par l'action
des mystères, où des promesses de béatitude seront faites aux ini-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
tiés , la demeure ténébreuse s'éclairera. Homère n'accordait aux
morts qu'une triste condition ; Aristophane et Plutarque les verront
mener gaîment leur vie d'outre-tombe sous une lumière éclatante
et dans l'air le plus pur, au milieu de danses et de jeux animés pai
l'harmonie des chœurs. A ces plaisirs matériels qui rappellent ceux
des îles Fortunées, Pindare ajoute ce qui serait pour nous la su-
prême récompense : « la connaissance du commencement et de la
fin de la vie, » ou la science complète et toutes les joies de l'intelli-
gence. Le Phédon donne même aux initiés, c'est-à-dire aux élus, « la
contemplation des dieux, en qui ils habiteront et vivront. » On ira
encore plus loin : « Quand tu auras abandonné ta dépouille mortelle,
disent les Vers dorés, tu t'élèveras dans l'air libre et tu deviendras
un dieu incorruptible. La mort n'aura plus d'empire sur toi. » L'épi-
taphe d'une jeune Grecque porte même ces mots qui ne sortent plus
de l'imagination d'un poète ou d'un philosophe : « Ma mère, ne me
pleure pas ; à quoi bon? Vénère-moi plutôt, car je suis devenu l'astre
divin qui paraît au commencement du soir. » Au iv* siècle de notre
ère, les grands païens croyaient encore que l'âme des justes remon-
tait au ciel pour jouir d'un éternel séjour dans les astres.
Les Grecs avaient chargé un dieu, Hermès Psychopompe, de
conduire les âmes aux champs Élyséens, et, par le droit d'assis-
tance et de châtiment qu'ils reconnurent à leurs morts, ceux-ci sem-
blèrent participer de la divinité ; ils devinrent les auxiliaires des
déités chtoniennes et furent appelés des dieux. Au temps où le
polythéisme se mourait, Gicéron écrivait très sérieusement : « Nos
ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fus-
sent mis au nombre des dieux... Rendez aux mânes ce qui leur est
dû ; tenez-les pour des êtres divins ; » et lui-même voulut conaAI
crer un temple à sa fille Tullia. Tous les tombeaux romains portaieiff
l'invocation : Diis Manibus^ et bien souvent ces mots : Sit libi terra
levis, ou mieux encore : Ave et vale. Il n'y a pas bien longtemps
que, dans quelques-unes de nos provinces, au repas des funérailles,
on buvait à la santé du « pauvre mort. »
Rap[)rochez maintenant les paroles qu'Homère prête à l'ombre
d'Achille de celles que prononça Julien mourant, et vous verrez que
l'hellénisme, en idéalisant peu à peu la mort, est arrivé jusqu'aux
confins du christianisme.
V.
Le culte des morts, qui ne se pratiquait qu'aux anniversaires,
était la partie extérieure de la religion domestique ; le culte du
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 609
Foyer en fut la partie intime et discrète et il s'accomplissait à tous
les instans du jour.
Des souvenirs inconsciens que les Grecs gardaient du \ieil Orient
les avaient conduits à l'adoration du feu. Une de leurs plus vieilles
légendes montrait Prométhée dérobant au ciel cet agent primordial
de la nature qui mit aux mains de l'homme une puissance presque
égale à celle des dieux. Une étincelle de ce feu brillait jour et nuit
au foyer de chaque maison, mais il était plus pur que celui qui as-
souplissait les métaux, car il représentait Testa (Hestia), la déesse
vierge et la sœur aînée de Jupiter. L'image se confondant avec l'être
représenté, ce feu était Vesta elle-même, la gardienne de la mai-
son, la protectrice de la famille. Devant elle ne se disaient point les
paroles que la chaste déesse ne devait pas entendre et il ne se fai-
sait rien qu'elle ne dût voir. Le père, seul prêtre du culte do-
mestique, lui donnait les prémices de chaque repas; il répandait
pour elle des libations de vin et d'huile, et la flamme alimentée par
cette ofïrande s'élevait plus brillante : la déesse remplissait la mai-
son de ses purifiantes clartés.
Elle ét^it associée aux joies de la famille. Le cinquième jour après
la naissance d'un enfant, la nourrice, portant le nouveau-né dans
ses bras et suivie de toute la parenté, faisait trois fois le tour du
foyer , àu/pt^poaia. C'était là, près de l'autel de Vesta, que l'enfant
entrait véritablement dans la vie, car de ce jour cessait pour le père
le droit d'abandonner son fils. Là aussi venait s'asseoir le nouvel
esclave qui entrait dans la maison et, sur sa tête, on répandait des
figues sèches, des dattes, des gâteaux qu'il partageait avec ses
compagnons de servitude : c'était un jour de fête que Vesta leur
donnait.
Pour les Grecs et les Romains, il n'y avait point de repas sans
sacrifice, de même qu'il n'y en a pas pour les chrétiens sans prière.
L'autel de ce culte domestique était le foyer; et comme dans ces
intelligences, traversées tout à la fois de lueurs éclatantes et d'om-
bres épaisses, le sentùnent religieux ne distinguait pas la réalité
de la fiction poétique, le foyer devint un objet sacré, un être
divin. C'est à lui qu'Alceste mourante adresse ses dernières sup-
plications et Agamemnon son premier salut , au joyeux retour de
Troie ; à lui encore que la pieuse femme de Mégare confie les osse-
mens de Phocion en attendant qu'ils puissent être rendus au tom-
beau des aïeux.
Cette religion de la famille avait la sanction de l'état : elle
était une des conditions du droit de cité complet. Qui perdait sa
propriété et par conséquent n'avait plus ni foyer héréditaire, ni
tombeau des aïeiLx, ne pouvait aspirer aux charges publiques,
TOME Lxxrv. — 1886. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
même à celles dont les titulaires étaient tirés au sort. Celui-là
semblait abandonné des dieux et devenait comme un étranger dans
sa ville.
La cité, ou la famille agrandie, avait son foyer public et toute
ligue possédait un foyer central : ceux de Delphes et d'Olympie
servaient à la Grèce entière. Les sacrifices, même pour les dieux
les plus honorés, ne commençaient qu'après une prièï'e et une liba-
tion à l'autel de Vesta. Quand le Mède eut été chassé de la Grèce, la
Pythie ordonna d'éteindre, dans tous les prytanées, les feux qu'avait
souillés la présence des barbares et de les rallumer avec la flamme
prise à Delphes, au foyer national. A Sparte, la coutume était qu'on
portât en tête de l'armée (( le feu sacré qui ne s'éteint jamais, » afin
qu'en toute circonstance, à l'entrée dans le pays ennemi et au mo-
ment du combat, le roi pût faire un sacrifice et connaître les signes
favorables ou contraires. De même, au départ d'une colonie, les émi-
grans emportaient du feu pris au foyer public de la métropole, et à ce
feu s'allumaient tous ceux des nouveaux autels.
Comme dans la maison Vesta présidait au repas de la famille, elle
présidait dans le TrpuTaveîov au repas des prytanes et des citoyens qui
avaient obtenu par décret public l'honneur d'être nourris aux frais
de l'état. Chez certains peuples, il existait des tables communes. Ces
agapes fraternelles, nécessité des anciens jours, étaient un acte reli-
gieux autant que politique, une communion avec les dieux et avec
la cité, qui donnait au patriotisme une singulière énergie. Pour les
vieux poètes, la cité est l'endroit où se font les sacrifices aux dieux.
Vesta, « la déesse bienfaisante et secourable, » avait un autre pri-
vilège : son autel était un asile inviolable. Au moment de l'assaut
suprême, Priam se retire près de son foyer : u Tes armes ! dit Hé-
cube au vieux roi, ne te défendront pas, mais cet autel nous pro-
tégera, n Thémistocle, menacé de mort, se réfugie chez son ennemi le
roi des Molosses ; de retour dans son palais, Admète trouve lo pro-
scrit assis à son foyer : il refuse de le livrer et le sauve. A Rome,
les vierges de Vesta délivraient le condamné mené au supplice, si
elles le rencontraient par hasard, ce qui veut dire : si la déesse les
avait conduites sur le chemin du malheureux.
La société gréco-latine avait une double assise, la pierre du foyer
et la pierre du tombeau. Autour de l'une s'était formée la famille
sous l'autorité morale et religieuse du père ; autour de l'autre se
conservaient le respect des aïeux et le culte héréditaire.
Nos races latines ont gardé lo culte des morts. Puisso-l-il durer
toujours |)0ur rappeler le lien moral qui doit unir les générations
qui s'en vont avec celles qui arrivent , j)uisqu'il existe entre elles
une étroite solidarité pour les fautes commises et pour l'expiation
inéluctable ! Mais souvent le mal sort du bien. L'antique et pieuse
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. <3ll
coutume d'honorer les morts comme des êtres divins conduisit les
Grecs, puis les Romains, à décerner l'apothéose à des princes. La
divinisation des rois et des empereurs, qui nous est justement
odieuse, ne l'était pas plus aux contemporains que la canonisation
ne l'est aux catholiques. C'est parce qu'on n'a pas reconnu une
croyance enracinée durant des siècles au cœur des populations,
qu'il a été écrit tant de déclamations contre les honneurs rendus
aux Divi Augusti.
VI.
Dans toutes les religions, même dans les meilleures, la morale
n'a été, pour un grand nombre de croyans, que la piété extérieure,
c'est-à-dire l'observance des rites. Le polythéisme grec, qui sou-
mettait les êtres divins à toutes les faiblesses humaines et qui les
montrait jaloux, vindicatifs, cruels, aurait eu peu d'influence mo-
rale, si ces maîtres de l'Olympe tant occupés de leurs plaisirs, de
leurs colères et de leurs veiigeances, n'avaient été aussi, darjs la
pensée populaire, par u'ne heureuse contradiction, les gardiens vi-
gilans de la justice. Ils passaient pour veiller à la sainteté des ser-
mens, et leurs autels étaient l'asile dès supplians. Sombres et inexo-
rables ministres des vengeances célestes, les Érinnyes (Furies)
s'attachaient aux coupables, vivans ou morts. Les cheveux entre-
lacés de serjiens, une main armée d'un fouet de vipères, une torche
dans l'autre, elles jetaient l'épouvante dans son âme et la torture
dans son cœur. L'étranger, l'impie, qui, par ignorance, pénétrait
dans leur temple, était aussitôt saisi d'une frénésie furieuse. Quand
les vieillards de Colone sont contraints d'approcher de l'enceinte
redoutable où OEdipe, poussé par le Destin, s'est réfugié près de
leur sanctuaire, ils marchent, dit Sophocle, sans regarder, sans
parler, adressant des lèvres une prière muette aux déesses qu'on
appelle les Euménides, ou les Bienveillantes, pour ne pas prononcer
leur nom redoutable.
Déifications terribles des remords et gardiennes de la justice dans
la famille et dans la cité, les Érinnyes étaient d'autant plus néces-
saires, comme sanction morale, à cette religion, que celle-ci fut
d'abord peu explicite sur la vie à venir. S'il y avait pour certains
morts des supplices et des récompenses, combien la brillante ima-
gination des Grecs, même celle d'Homère, était stérile, lorsqu'il
fallait décrire les joies des champs Élyséens !
Hésiode ne jette pas sur l'autre vie plus de clarté. Son poème des
Travaux et des Jours est d'une morale très pure ; le vice y est
puni, la vertu récompensée, mais sur cette terre. De la vie d'outre-
tombe il ne s'occupe pas, si ce n'est en quelques vers pour les hé-
612 REVDE DES DEUX MONDES.
ros du quatrième âge qui jouissent en paLx du bonheur dans les
îles Fortunées, sur les bords du profond océan. Ils cueillent trois
fois par an des fruits doux comme le miel sur des arbres toujours
en fleurs. C'est mieux que l'enler du poète de Ghios, mais quelle
mélancolique demeure, et que de vides dans cette existence alan-
guie, où ne se trouve rien de ce qui fait le charme de la nôtre :
l'effort pour l'action ou pour la pensée! Deux ou trois siècles plus
tard, Pindare accorda aux morts quelque chose de plus : il leur
envoya un rayon de la gloire humaine. « Va, Écho, va porter par-
delà les sombres murs de Proserpine, aux pères des vainqueurs de
Delphes et d'Olympie, la nouvelle des victoires de leurs fils. » Et
ailleurs : « Il faut donner aux morts une part de gloire ; la pous-
sière qui les recouvre n'arrête pas le bruit des exploits accomplis
par leur race. »
Cette religion, reflet de l'ancien état social, dispense parcimo-
nieusement l'immortalité ; elle la promet seulement aux héros ; pour
la foule, elle ne doit compter que sur les biens et les maux d'ici-
bas. Ceux qu'on voit aux enfers récompensés ou punis sont, comme
Tantale et Sisyphe, des rois qui avaient offensé les dieux ou des
chefs à qui leur naissance et de glorieux exploits avaient valu le pri-
vilège de goûter les tristes plaisirs de la seconde existence. Pin-
dare n'ouvre ses champs Élyséens qu'aux puissans ou aux victo-
rieux qui ont eu dans les veines quelques gouttes du sang divin,
et il ne s'inquiète pas plus qu'Homère des petits et des humbles.
La persévérance de ce sentiment fait comprendre la longue durée
du pouvoir des Eupatrides, descendans des dieux ou des héros, et
la violence des luttes qui éclateront entre les deux partis que Théo-
gnis appellera le parti « des bons » et celui « des mauvais. » En
parlant ainsi, le poète aristocratique de Mégare prononçait des pa-
roles de haine et de division ; mais dans l'Ilellade des anciens jours,
prévalait un sentiment contraire, celui qui se forme naturellement
dans les sociétés barbares où, l'autorité publique étant faible, l'union
dans la tribu doit être forte. Un lien de solidarité attachait alors les
uns aux autres tous les membres d'une môme famille, d'une même
cité. On croyait que les fils étaient punis ou récompensés jusqu'à
la troisième génération pour les fautes ou les vertus des pères, les
peuples pour les rois, les rois pour les peuples ; qu'un crime indi-
viduel attirait la famine ou la peste, et que la piété les éloignait ;
croyance précieuse, à défaut d'un mobile plus énergique, et frein
puissaîit pour la famille et la cité. L'histoire des Alcmôonides en
montrera l'importance politique.
« Quand les hommes, dit Homère, au mépris des lois de Jupi-
ter, violent la justice dans les places j)ubliques et la font esclave de
leurs passions, le dieu irrité déchatne les tcm])êtes sous lesquelles
ÉTUDE d'histoire religiecse. 613
la terre gérait. Les fleuves, ministres de sa colère, débordent; les
torrens arrachent des montagnes, arbres et rochers, et les champs
du laboureur ne sont plus que misère et désolation. » Hésiode dit
mieux encore : « 0 Perses, écoute la Justice... Couverte d'un nuage,
elle suit les peuples pour châtier les méchans... La cité qui l'ho-
nore prospère ; la paix nourricière l'habite, car Jupiter qui voit tout
n'envoie jamais la guerre impitoyable ni la famine au milieu des
hommes justes. Pour eux, la terre porte de riches moissons; le
chêne donne ses fruits, les brebis leur toison pesante, et les femmes
des fils semblables à leurs pères. Mais souvent une ville tout en-
tière est punie à cause d'un seul méchant qui machine de criminels
projets. Du haut du ciel, le fils de Saturne lance sur eux un double
fléau, la peste et la famine ; et les peuples périssent, les femmes
n'enfantent plus, les familles décroissent. Ou bien il détruit leur
vaste armée, renverse leurs murailles, et se venge sur leurs navires,
qu'il engloutit dans la mer. 0 rois ! vous aussi, songez à ces ven-
geances; car trente mille génies, ministres de Jupiter, ont les yeux
ouverts sur les actions des hommes et parcourent incessamment
la terre ; la Justice, vierge immortelle, est assise à côté du maître
des dieux. »
Ainsi, selon la croyance à l'expiation, la famille répond pour l'in-
dividu, la cité pour le citoyen.
La même pensée se trouve trois siècles plus tard dans Eschyle et
dans Hérodote. La Pythie, consultée sur un dépôt qu'un Spartiate
voulait nier, lui répond : « Songe que du serment naît un fils sans
nom, sans mains, sans pieds, qui d'un vol rapide fond sur l'homme
parjure et ne le quitte point qu'il ne l'ait détruit, lui, sa maison et
sa race entière ; au lieu qu'on voit prospérer les descendans de
celui qui a religieusement observé la parole. » Toute la poésie dra-
matique d'Athènes montrera le crime suivi de l'expiation. « La jus-
tice, s'écrie Selon, finit toujours par triompher ; » aux derniers jours
de l'hellénisme, Plutarque écrira encore un traité fameux sur les
Délais de la justice divine. Si donc les Grecs n'avaient, comme les
anciens Juifs, qu'une idée vague et confuse de l'autre vie, ils
croyaient à l'intervention du ciel dans la vie présente, et cette
croyance à la responsabilité personnelle ou héréditaire, si l'on ne
considère que l'influence morale, rendait l'autre moins nécessaire,
car, bien acceptée, elle ferait comprendre qu'un lien d'étroite soli-
darité attache les uns aux autres les membres de toute association
civile ou naturelle. La science moderne n'a-t-elle pas reconnu que
beaucoup de choses s'expliquent pour les individus par l'hérédité
physique ou morale et, pour les sociétés, par le passé de fautes ou
de gloire qu'elles traînent derrière elles?
614 REVDE DES DEUX MONDES.
Lorsque Gréon reproche k Antigone d'avoir violé son ordre royal
qni interdisait d'accomplir pour Polynice les cérémonies funèbres,
la noble fille répond au tyran en invoquant « ces lois éternellement
vivantes, qu'aucune main n'a écrites, mais que les dieux et la Jus-
tice, leur compagne, ont gravées au cœur de tous les hommes. »
C'est le cri de la conscience que révolte l'iniquité, et ce cri, les
persécutés de tous les temps l'ont jeté à la face des persécuteurs.
Aux anciens jours, nul ne pensait à cette opposition entre la loi
naturelle et la loi civile, dont les résultats marquent le mouvement
de la civilisation, et, tout en répétant les histoires légères qui cou-
raient sur la plupart des divinités, comme pour justifier, aux yeux
des Grecs, leurs propres faiblesses, on avait la crainte des^ dieux,
vengeurs de l'injustice, et, si l'on violait un serment prêté avec les
imprécations solennelles, on redoutait les Érinnyes, gardiennes des
lois morales. Le dieu même qui manquait à son serment, après
avoir juré par le Styx et les divinités infernales, était exclu de
l'Olympe pour neuf années. Le serment, si fortement consacré
par la religion, sera aussi le lien, longtemps respecté, de la so-
ciété civile et politique.
Cependant, il faut dire qu'avec les dieux de la Grèce et avec la
morale célébrée par les poètes, il est aussi des accommodemens.
Apollon, qui fait tuer Clytemnestre par son fils, recommande à
Oreste d'employer le mensonge et la ruse contre les meurtriers
d'Agamemnon. Aussi trouve-t-on dans Homère les deux représen-
tans du génie grec : pour l'héroïsme, Achille, à qui rien ni per-
sonne ne résiste et qui hait le mensonge « autant que les portes
de l'enfer ; » pour l'adresse et la subtilité, qui tournent tous les
obstacles, Ulysse, le fils de Sisyphe, et, comme lui, le grand ti'om-
peur.
YIÏ.
L'espérance dans la protection des esprits ou des dieux a été
pai'tout l'origine du culte. Los Grecs ont cru, comme les autres
peuples, qu'ils pouvaient jipaiser ou séduire leurs divinités par de
pieuses offrandes et des prières, par des vœux et dos sacrifices;
quelquefois, dans les anciens temps, par des sacrifices humains.
Si l'odeur des victimes brûlées sur les autels était pour elles un
délicieux parfum, c'est que l'oblution faite j)ar les fidèles d'une
portion de leurs biens montrait un cœur humble et repenti. C'était
aussi, c'était surtout parce que de nombreuses victimes oilVrtes sur le
même autel flattaient l'orgueil du dieu, en attestant quels honneurs
lui étaient rendus sur la terre. Du reste, il permettait à ses adora-
ETUDE D HISTOIRE RELIGIEUSE.
615
teurs, comme un père débonnaii-e à ses enfans, de s'asseoir au festin
qui lui était sem et de partager avec lui la victime. Un sacrifice
était un repas sacré, une sorte de communion religieuse entre le
dieu, les prêtres et les fidèles. Ceux-ci, pour faire honneur au dieu,
consommaient le plus possible de viandes saintes, de gâteaux sa-
crés et de vin ayant servi aux libations. MeO-Je-.v, dit Aristote, signi-
fiait d'abord boire après le sacrifice ; les pieux excès, si souvent
renouvelés, lui valurent le sens de s'enivrer.
Le sacrifice le plus complet, mais le plus rare, était l'holocauste,
où la victime réservée au dieu seul était brûlée tout entière ; le
plus solennel, l'hécatombe ; le plus effic^e, celui où avait coulé le
sang le plus précieux, comme dans l'immolation dlphi^énie, la
vier^ie fille du roi des rois. Le pauvTe qui n'avait pas de victimes
offrait de petites images en pâte, et ce sacrifice n'était pas le moins
bien reçu. Apollon surtout exerçait sur ses fidèles une action mo-
rale. Un riche Thessalien immole à Delphes cent bœufs aux cornes
dorées, tandis qu'un pauvre citoyen d'Hermion* s'approche de Tau-
tel et y jette une poignée de farine. « Des deux sacrifices, dit la
Pythie, le dernier est de beaucoup le plus agréable au dieu. » Les
philosophes des derniers temps parleront ainsi et ne tiendi'ont nul
compte de l'ostentation des sacrifices fastueux. Mais, avant eux,
Euripide avait écrit : « Des hommes apportent au temple de ché-
tîves offrandes et ils sont peut-être plus religieux que ceux qui im-
molent de grasses victimes. » La Grèce, qui, dans son premier âge,
croyait que les grands seuls étaient écoutés des dieux, ouvrira
donc, dans le temps de sa maturité, les temples et le ciel à l'indi-
gent obscur. Cette révolution morale correspondra à la révolution
politique qui donnera des droits à ceux qui, aux première jours,
n'en avaient pas.
Les offrandes devaient être pures, les victimes parfaites, le prêtre
ne pas avoir un défaut dans son corps, le suppliant une pensée
mauvaise dans son esprit, et l'on ne s'approchait des autels qu'après
s'être purifié par l'eau, symbole de la purification morale. A la
porte du temple se tenait un prêtre qui répandait reao lustrale
sur les mains et la tête des fidèles ; quelquefois même on recou-
rait à une sorte de baptême par immersion. Dans toutes les reli-
gions, la purification est l'acte nécessaire pour approcher du dieu.
« Mais, dira la Pythie, si, pour purifier l'homme de bien, une
goutte de cette eau suffit ; pour le méchant, l'océan tout entier ne
sufiBrait pas ; » et les prêtres d'Esculape, à Épidaure, avaient écrit
sur son temple : r Ce sont les pensées saintes qui font la pureté vé-
ritable. »
Pour expier un meurtre, même involontaire, il fallait des purifi-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
cations solennelles. La légende en imposait à Apollon après qu'il
eut tué le serpent Python et percé les Gyclopes de ses flèches. Un
meurtrier se présente à Delphes, l'oracle le repousse et lui impose,
comme pénitence publique, d'aller, dans un temple du cap Ténare,
se soumettre aux cérémonies expiatoires. Les villes mêmes, afin
d'éloigner un fléau ou de conjurer la colère d'un dieu, devaient
être purifiées ; ainsi Athènes le sera par Épiménide, et Délos par
les Athéniens.
Un rite plus singulier se pratiquait à Samothrace. Les Cabires
obligeaient le suppliant à se confesser d'abord à leurs prêtres.
Même exigence à Delphes : le coupable devait avouer son crime au
prêtre d'Apollon et promettre le repentir.
Sur un point de la Grèce subsistait un reste de l'ascétisme indien.
Dans une invocation à Zeus, « qui habite la froide Dodone, » Achille
parle des Selles , « ses interprètes , qui couchent sur la terre nue
et dont l'eau ne lave jamais les pieds. » Mais les Grecs n'attachaient
aucun mérite à ces privations. Ils voulaient bien prier les dieux et
leur faire des offrandes ; ils n'entendaient pas leur sacrifier les joies
de la vie.
Ces dieux, nés de la terre, passaient pour rester en communica-
tion constante avec les hommes. A chaque instant, des signes se
montraient dans l'air, dans le corps des victimes, et des oracles
parlaient dans tous les temples. Deux aigles planant sur l'assemblée
que Télémaque avait convoquée dans Ithaque et se déchirant le
cou avec leurs ongles, prédirent aux prétendans le sort qui les
attendait. Les entrailles des victimes, dont un défaut de confor-
mation était un signe funeste, la direction de la flamme et de la
fumée du sacrifice, le vol des oiseaux, surtout de ceux, messagers
célestes, qui, descendant des hauteurs de l'atmosphère, semblaient
en rapporter des ordres suprêmes, l'éclair qui déchire le ciel, les
songes envoyés par Jupiter, des sons inattendus, des rencontres
fortuites d'hommes et d'animaux, des mots prononcés au hasard,
car le hasard était la volonté divine, révélaient aussi l'avenir. Des
devins interprétaient les présages et les prêtres faisaient parler les
dieux. Il y avait donc comme un dialogue continuel entre le ciel et
la terre. Mais le Grec ne courbait pas sa volonté, ainsi que fera le
Romain, devant tous les signes que l'aruspice interprétait. Polyda-
nias, pour détourner les Troyens d'atluquer les vaisseaux des Grecs,
leur annonce un signe funeste : un aigle au vol altier planait à
gauche, tenant dans ses serres un dragon couleur de sang qu'il
laissa tomber avant d'avoir atteint son aire et nourri ses aiglons de
cette proie vivante. Hector lui r«''pond avec un dédain superbe et
un vers héroïque : « Je ne m'inquiète point si des oiseaux volent à
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 617
ma droite du côté de l'aurore et du soleil, ou à ma gauche vers les
ténèbres immenses ; le meilleur des augures est le combat pour la
patrie. »
Le temple, celui du moins des âges postérieurs, se composait
d'une vaste enceinte limitant le terrain sacré, et que ne devaient
jamais franchir ceux à qui il était interdit de participer aux sacri-
fices communs. Au centre, s'élevait sur une solide assise, le sanc-
tuaire véritable, la rellu tournée vers l'Orient, qui renfermait l'image
du dieu et souvent celles des divinités ou des héros que le dieu
principal consentait à admettre dans sa demeure, ainsi que, dans
nos églises, des saints ont des chapelles particulières. Près de
la porte, le vase renfermant l'eau lustrale que l'on conservait pure
en y jetant du sel ; sous le parvis, ou au bas des degrés qui faisaient
le tour de l'édifice, l'autel qui, dans l'origine, n'était qu'un tertre
ou un monceau de pierres, et qui plus tard fut une table de marbre
entourée de guirlandes de fleurs et décorée de bas-reliefs. A Olym-
pie, on ramassait chaque jour les cendres des victimes, on les gar-
dait avec soin, et au bout de l'an, après les avoir délayées avec
de l'eau puisée dans l'Âlphée, on en enduisait le grand autel, qui
prit ainsi des proportions énormes. Quand Pausanias le vit, il avait
cent vingt-cinq pieds de circonférence, et vingt-deux de hauteur.
L'autel d'Apollon Spodias, à Thèbes, était également fait de la cendre
des victimes.
A l'intérieur des temples étaient suspendues les offrandes des
citoyens, des villes et des rois, nombre aussi d'ex-voto, en recon-
naissance d'une guérison miraculeuse ou d'un salut inespéré.
Souvent l'État et les particuliers mettaient sous la garde du dieu,
à côté des richesses du temple, le trésor public ou leur fortune
privée.
Au nombre des plus précieux objets étaient les reliques des
héros : à Olympie, l'épaule de Pélops, dont le contact guérissait
certaines maladies; à Tégée, les ossemens d'Oreste, qui donnè-
rent aux Tégéates la victoire tant qu'ils surent les garder. Lors-
qu'ils les eurent perdus par la fraude pieuse de Lichas, il leur resta
les cheveux de Méduse, qui, placés sur les murs, suffisaient à
mettre en fuite l'armée ennemie ; l'orteil de Pyrrhus faisait aussi
merveille.
Les statues des dieux devaient, pour le moins, posséder autant
de vertus que les reliques des héros. Elles en avaient de particu-
lières : Tune guérissait les rhumes, l'autre la goutte. L'image
d'Hercule à Erythrée avait rendu la vue un aveugle, et, à Trézène,
la massue du héros tombée à terre était devenue un magnifique
oliner sauvage. Plus souvent, les simulacres se couvraient de sueur,
618 REVUE DES DEUX MONDES.
agitaient les bras, les yeux, leurs armes; c'étaient de grands signes.
Dans ces temples, foyers de la superstition populaire, tout s'ani-
mait et parlait ; il y avait même des miracles périodiques : à Ân-
dros, le jour de la fête de Bacchus, l'eau se changeait en vin.
Instrumens dociles ou acteurs intéressés de ces merveilles, à la
fois complices des fraudes pieuses et adorateurs convaincus des mi-
racles qu'ils opéraient, les prêtres gagnaient, à faire parler les dieux,
de la considération et du bien-être. 11 recevaient leur part des vic-
times, quantités d'offrandes, soit en objets précieux pour la décora-
tion du temple ou de la statue d'un dieu, soit en terres dont le pro-
duit leur appartenait, sous la surveillance d'un conseil de fabrique
et sous la condition d'employer ces revenus à l'entretien du sanc-
tuaire et aux dépenses du culte. Delphes avait des domaines aussi
grands qu'une province. L'Athénien Nicias donna, un jour, au temple
de Délos un palmier de bronze pour le dieu et une terre de dix
mille drachmes pour les prêtres, qui s'obligèrent, en retour, à cé-
lébrer chaque année un festin sacré en son honneur et à prier pour
lui : on dirait une de nos fondations de messe perpétuelle. Diodore
de Sicile parle d'un temple dont les prêtres nourrissaient trois mille
bœufs dans leurs prairies. Des esclaves étaient aussi donnés aux
dieux ; ils devenaient alors hiérodules, ou serviteurs du temple, et
cette condition leur assurait un sort préférable même à celui de
l'affranchi : peu de travail, grasse nourriture et aucun souci d'ave-
nir.
« L'autel des dieux, dit Euripide, est le refuge commun. »
Avant lui, Eschyle avait écrit de son style énergique : « L'autel
vaut mieux qu'un rempart; c'est une armure impénétrable. » Les
temples avaient donc, ainsi que nos églises du moyen âge, le
droit d'asile. S'ils se fermaient devant l'excommunié, ils s'ouvraient,
par une touchante exception, pour le suppli<mt. Celui qui portait
les bandelettes de laine ou les rameaux verts, signes du malheur et
de l'invocation adressée à la protection divine, avait toujours le
droit de les déposer sur l'autel , près duquel il s'asseyait lui-
môme, sous l'œil et la main du dieu. Pour lui, les bois sacrés où
le prêtre seul avait droit d'entrer devenaient une retraite invio-
lable. Parfois, la protection de l'asile le suivait hors du temple, et
le débiteur, l'esclave réfugiés dans l'enceinte sacrée, y laissaient,
en sortant, l'un sa dette, l'autre sa servitude. « Il sus|)endait ses
chaînes, dit Pausanias, aux arbres du bois sacré, et il était affran-
chi d'esclavage. » Ailleurs le maître était forcé de composer avec
lui.
Nombre d'amendes étaient j)rononcées au profit des dieux ; elles
allaient, avec la dlme du butin et, chez quelques peuples, avec
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 619
celle des fruits de la terre, grossir le trésor des temples. Au v* siècle,
celui de Minerve à Athènes recevra un soixantième des tribus des
alliés, soit chaque année dix talens. Aussi les temples seront-ils
assez riches pour faire la banque en prêtant à gros intérêts (1). On ne
voit pas cependant que le sacerdoce païen ait jamais eu à son usage
privé des biens considérables comme notre ancienne Eglise. Les
prêtres étant, dans la vie ordinaire, citoyens ou magistrats et
pontifes seulement à l'autel de leurs dieux, les biens restai^iit
attachés au temple sous une administration séculière (2) et ser-
vaient de ressource à l'état dans les nécessités publiques, au lieu
de devenir la propiiété d'une caste sacerdotale, qui n'exista jamais
en Grèce.
(1) Une grande ioscriptiou du milieu du v® siècle, trouvée en ces derniers temps
à Eleusis, est un décret du peuple athénien, qui règle o xaxà Ta irâ-ï(;'.a xai tr.v [iovTstatv
lïjv EX AeXçwv, » que les Athéniens et leurs alliés offriront aux dieux d'Eleusis i/6 pour
cent médimnes d'orge récolté, 4/12 pour cent médimnes de blé. « Si quelqu'un récoite
annuellement plus ou moins, qu'il oflfi'e les prémices en proportion. » Le décret ajoute
que l'hiérophante et le dadouque, lors des mjstères, inviteront les autres cités hellé-
niques à envoyer aussi les prémices de leurs récoltes et que le conseil d'Eleusis fera
porter partout cette invitation. Ces orges et fromens, gardés dans des silos, étaient
successivement vendus, et, avec le produit, on achetait des victimes pour les déesses
et des offrandes pour leur temple. L'inscription se termine par l'annonce d'un autre
décret anr les prémices de l'huile. On voit que le temple d'Eleusis était bien rente,
puisque les jrremicas auxquelles il avait droit dépassaient la dime que notre ancien
clergé prélevait sur les récoltes; mais on avait eu soin de fixer quelle serait sur ce
revenu la part prélevé par les prêtres et les prêtresses, ce qui ne se faisait pas dans nos
églises et nos couvens. (Cf. Foucart, Inscription d'Eleusis et BulL de corresp. hellén.,
t. IV, p. 22.1, et t. vm, p. 19i.)
(2) A Athènes, l'administration des biens de âiinerve était régie par dis. trésoriers
annuellement élus, un par tribu. Ils dressaient l'inventaire des richesses du temple
en or, argent, étoffes précieuses et tout ce qu'on appelait le xotjxo; de la déesse, et ils
le remettaient à leui*s successeurs en séance du conseil des Cinq-Cents. Les statues
les plus anciennes et souvent les plus vénéi-ées étaient informes; on les couvrait de
bijoQx, de tuniques, de voiles, de bandelettes, et leur toilette était fréquemment chan-
gée. Aussi le vestiaire d'une déesse était très encombré. L'inventaire du temple de
Junon, à Samos, qui nous reste, est fort long et très curieux. (Voyez Cari Curtius
Inschriften, n° 6, et Foucart, les Clérotiquies, p. 387 et suiv*) Des monnaies de Samos
montrent que l'usage de costumer ainsi la vieille statue de bois qui représentait
Héra durait encore sous l'empire romain. Cet usage, qai existe toujours dans l'Inde
(Monier Williams, Religious thought in IndiOj p. 14Î et suiv.), était pratiqué pour
toutes les divinités, comme il l'est encore pour les nôtres. Apulée, Met., 11, repré-
sente Isis ayant sur la tête une couronne de fleurs et un nimbe lumineux, vêtue
d'une robe à couleurs changeantes et d'un manteau noir semé d'étoiles, et on a les
inscriptions d'une Ornatrix Dianœ, Murât, 104, 4, et, à riimes, d'une ornatrix fan*.
{Beviie épigraphique du midi de la France, 18S5, a° 3G, p. Ii9.) Ce n'était pas la
déesse seule que ses fidèles couvraient de voiles magnifiques. Tout autour d'elle et
au-dessus de sa tète étaient suspendues des tapisseries richement brodées. (Voyez le
curieux livre de M. de Ronchaud : ta Tapisserie dans Vantiquité; U Peplos d'Athmé ;
la Décoration intérieure du Parthénon, 1884.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
Certaines familles, à cause des légendes forraées autour de leur
nom, possédaient bien des sacerdoces héréditaires, ceux des dieux
et des héros regardés comme les auteurs de leur race, ou dont elles
avaient apporté le culte dans la cité. Mais cette hérédité religieuse,
qui aux anciens jours avait fait leur puissance, ne leur valut, dans
l'époque historique, que des honneurs et ne les affranchit d'aucun
des devoirs du citoyen. Gardiens de la divinité, de son temple, de
de ses trésors et des traditions de son culte, les prêtres n'étaient
que des fonctionnaires religieux. Ils guidaient les citoyens dans
l'accomplissement des rites et ils repoussaient de l'autel national
l'étranger qui n'avait pas le droit de sacrifier aux divinités po-
Hades.
Une autre conséquence de l'absence en Grèce d'un corps sacer-
dotal fut qu'il n'y eut pas plus de dogme pour gêner les philo-
sophes qu'il n'y avait de « temporel d'église » pour gêmn' l'état.
Le Credo n'ayant pas été mis sous la garde jalouse d'une classe
intéressée à le retenir au fond d'un sanctuaire, derrière des portes
d'airain, la Grèce deviendra, par excellence, le pays de la libre
recherche dans le domaine de la pensée.
Ce clergé, si faible politiquement, était cependant armé d'un
droit considérable : il pouvait exclure un coupable des sacrifices
communs et appeler la malédiction divine sur la tête d'un sacri-
lège. Debout et la tête tournée vers l'occident, le prêtre le mau-
dissait en secouant sa robe sacerdotale, comme s'il le rejetait du
temple et dé la cité. Mais cette excommunication différait de la
nôtre en un point essentiel, elle frappait pour des actes, non pour
des croyances. Et comme les divinités étaient nombreuses et diver-
sement honorées dans chaque ville, la condamnation prononcée en
leur nom n'avait pas le caractère redoutable des sentences por-
tées, au nom d'un dieu unique, par une église universelle qui ne
laissait point de refuge au condamné. Mais l'exconmiunication
grecque frappera quelquefois toute une ville, même un peu])le en-
tier que d'autres peuples feront mettre au ban de la Grèce. Alors
auront lieu les longues guerres et les abominables égorgeraeus qui
sont habituels dans les luttes religieuses.
Tels étaient les traits généraux du polythéisme grec. J'ai déjà
montré le peu d'influence morale de cette religion, qui représentait
les dieux comme livrés aux plus honteuses passions, commettant
le vol, l'inceste, l'adultère, respirant la haine, la vengeance, et qui
obscurcissait la notion du juste, i^n légitimant le mal par l'exemple
de ceux qui auraient dû être la personnification du bien. 11 fiiut
aller plus loin et voir en elle une cause active de la démoralisa-
tion qui se développa dans les âges postérieurs.
ÉTUDE d'histoire religiecse. 621
Le fond du polythéisme étant l'adoration des forces productives
de la nature, il y eut toujours dans son culte des rites scabreux et
des images qui devinrent obscènes, parce qu'on voulut figurer
par des symboles matériels les diverses conceptions du natura-
lisme (l). Pour quelques-uns, qui dans le signe extérieur ne voyaient
que l'idée, combien finirent par ne plus voir que la représentation
qui plaisait à leurs sens et qui leur semblait justifier le désordre en
le divinisant ! Aussi Aristote dira-t-il : « Il ne doit être permis qu'aux
pères de famille de célébrer les rites où la pudeur des enfans serait
compromise, et il sera défendu à ceux-ci d'assister aux représen-
tations des comédies et des drames satiriques jusqu'à ce qu'ils
aient l'âge nécessaire pour se préserver eux-mêmes des mauvaises
influences. Ces légendes des dieux, toutes remplies de leurs amours,
forcèrent la piété et la poésie à s'arrêter avec complaisance sur des
détails voluptueux et impurs, dont le moindre mal fut de priver les
Grecs d'une des grâces les plus charmantes de l'art, de la pen-
sée et du sentiment, la pudeur. Les adorateurs de Vénus n'ont
guère connu l'amour chaste, et leurs poètes n'ont chanté que
le plaisir. Alors, il arriva par le développement parallèle, mais en
sens contraire des légendes divines et de la raison humaine, que
le polythéisme tomba à cette condition, mortelle pour un culte,
que la religion fut d'un côté et la morale de l'autre; car les idées
religieuses sont transitoires et changeantes comme toutes les con-
ceptions de l'esprit, au contraire des instincts moraux, qui sont
éternels, comme l'humanité, et qui se développent à mesure que
la conscience de l'homme s'élève et s'épure. La lutte entre ces deux
forces, quand elle éclate, est nécessairement fatale à la première.
Une dernière remarque. La vie religieuse de la Grèce a été un
culte d'intérêt et ne fut jamais un culte d'amour. Comme il fallait
aux ombres des morts goûter au sang d'un sacrifice pour retrouver
une vie d'un moment, les dieux étaient supposés avoir besoin de
victimes et d'honneurs pour conserver leur rang dans l'Olympe et
(1) Voyez, dans les Acharniens d'Aristophane, le sacrifice de Dicéopolis à Bacchus,
V. 245 et suiv-, et dans Origène (adv. Celsum, iv, 48), les paroles de Chn'sippe au
sujet de l'union de Jupiter et de Junon. Aristote, dans la Politique, vui, 4, deman-
dait qu'on proscrivît les peintures et les représentations obscènes; il était cependant
forcé d'accorder lui-même quelques exceptions, et les vases peints, les figures et les
traditions qui nous restent de l'antiquité montrent combien peu il fut écouté. On sait
que les courtisanes de Corinthe avaient des fonctions publiques et religieuses : elles
étaient chargées d'offrir à Vénus les vœui des habitans. (Alhén., xiii, 32.) Et le diea
sévère de Delphes acceptait, dans son temple, les offrandes des courtisanes (Hérod.. ii,
135); Pausanias, qui n'en rougit pas, vit près du grand autel une statue dorée de
• Phryné la Thespienne, b commandée par ses amans et exécutée par un d'entre
eux, Praxitèle {Paus., x, 14, 7).
622 REVUE DES DEUX MONDES.
leur crédit parmi les hommes. Aussi étaient-ils favorables aux cités
qui célébraient pour eux les fêtes les plus magnifiques; mais, parmi
les dons que leur accordaient les hommes, n'était point la bonté, qui
a conquis le monde à un autre dieu. De son côté, le suppliant leur
demandait pour sa vie terrestre, en retour de ses dévotions» des
biens solides ; de soi te que les pompes religieuses cachaient un
marché : « Donne et tu recevras. » Dans Homère, Ghrysès exige
qu'Apollon le défende, parce qu'il lui a sacrifié beaucoup de gras
taureaux; et, pour se venger d'OEnoe, qui négligeait son autel,
Diane envoya dans son royaume le sanglier farouche qui dévasta
les campagnes « de la riante Calydon. » Eschyle exprime donc le
sentiment qui était au fond de tous les cœurs, lorsqu'il met cette
prière dans la bouche du roi thébain que menacent de puissans en-
nemis : « 0 dieux qui habitez parmi nous, si vous donnez le suc-
cès à nos armes, si notre villeest sauvée, j'arroserai vos autels du
sang des brebis et des taureaux. » Rome pensera de même : elle
promettra à Jupiter des jeux magnifiques, à condition qu'il la fasse
triompher du roi de Macédoine. Les Grecs n'ont pas eu pour leurs
dieux un respect filial; ils les honoraient par crainte, les sachant
envieux de toute prospérité humaine, et jamais ils ne les ont aimés.
Lorsque Télémaque voit son père transfiguré par Minerve, il le
prend pour un dieu et ses premières paroles expriment l'eflroi :
« Apiise-toi ; nous te ferons d'agréables sacrifices et des offrandes d'or
travaillé avec art; mais épargne-nous. » Les chiens du vieil Eumée
qui ont reconnu la déesse éprouvent la même terreur : au lieu d'a-
boyer, ils s'enfuient en gémissant. Gomme des solliciteurs que rien
ne rebute, les Grecs cherchaient chaque jour à gagner leurs dieux
par des présens afin qu'ils détournassent l'infortune de leur maison
ou de leur cité; mais ils n'attendaient pas d'eux, pour la vie d'outre-
tombe, la béatitude que des religions différentes promettent à leurs
adorateurs, et ils ne mettaient pas le bonheur éternel dans la con-
templation des perfections divines. Sans doute l'amour divin, comme
tous les autres, excepté l'amour maternel, est intéressé, mais il
exalte les âmes; il fait des martyrs, et l'hellénisme n'en a pas fait.
La cité en a eu, point le temple. La piété d'un Grec était le patrio-
tisme. Il est vrai que, la cité et le temple étant tout un, en mourant
pour sa ville, il mourait aussi pour son foyer et pour ses divinités
poliades.
VIL
Les conceptions d'Homère et d'Hésiode avaient suffi au.x besoins
religieux du génie grec jusqu'au vi« siècle. Alors la voie où l'bel-
ÉTUDE d'histoire RELIGIEUSE. 62$
lénisme s'avançait fut élargie par trois puissances nouvelles : les phi-
losophes qui agitaient déjà de bien téméraires questions; les poètes
dramatiques, dont la main hardie remua profondément le vieux
monde des légendes héroïques ; enfin, de pieuses confréries qui
prétendirent donner satisfaction à des curiosités plus exigeantes
que celles des temps passés. Ces associations s'aventuraient, par-
delà le culte officiel, en des régions ténébreuses, où l'homme cher-
chait ce qui pouvait calmer ses inquiétudes. Dans presque toutes
les religions, en dehors du culte domestique réglé par le père de
famille et du culte public soumis à des rites traditionnels, il se
pratique des dévotions particulières, qui, croit-on, conduisent à une
vie plus sainte et souvent mènent à de dangereux désordres. Dans
la seconde moitié du vi® siècle, on commence à parler des livres
d'Orphée contenant les révélations nécessaires pour arriver à la vie
bienheureuse. Âristote, qui ne cioit pas à l'existence de ce person-
nage mythique, attribue les vers qu'on faisait courir sous son nom à
deux contemporains des Pisistratides. Quelle qu'en fût l'origine, cette
poésie, qui répondait à certaines aspirations, provoqua la formation
de sociétés au sein desquelles les idées religieuses plus étudiées,
plus raffinées, se dégagèrent peu à peu des conceptions grossières
du culte populaire.
Secte moitié philosophique, moitié religieuse, l'orphisrae, qui
trouva dans Athènes un lieu d'élection, développa l'idée de l'har-
monie du monde, garantie par l'observance des lois morales et,
pour la rémission des fautes, par les actes expiatoires qui assuraient
la jouissance, après la mort, des plaisirs élyséens.
Dionysos Zagreos, le dragon né dans la Crète ou la Thrace sau-
vage de Zeus et de Perséphoné, la Junon infernale, et le Dionysos
des monts éoliens, que parcouraient les bacchantes furieuses, fu-
rent réunis par les Orphiques en une seule divinité chtonienne
qu'ils associèrent sous le nom d'Iacchos, à Déméter et à Cora. Le
rapprochement était naturel. Cérès, qui avait semé le blé, Bacchus,
qui avait planté la vigne, se complétaient mutuellement, comme
étant la doul)le expression d'une même force, l'énergie vitale de la
nature. Mais le grain qui, enfoui dans le sol, se développe et, après
la moisson, recommence une vie nouvelie, le rameau qui, verdoyant
au printemps, se charge de fruits à la maturité, puis se dessèche
pour revivre au renouveau, étaient aussi le symbole de l'existence
humaine et des espérances d'outre-tombe, en même temps que
l'image de la passion des deux divinités qui, tour à tour, mouraient
et ressuscitaient. Aux premières fleiu^s qui s'épanouissaient, on chan-
tait la naissance de Dionysos; l'hiver venu, lorsque la nature était
en deuil et la terre inféconde, on pleurait sa mort. Dépouillé de son
624 REVUE DES DEUX MONDES.
caractère bestial et orgiastique, il devint le représentant des forces
productives, le principe de la vie universelle et le libérateur de
nos maux, par l'ivresse bachique ou prophétique sur la terre, par
l'ivresse morale dans les mystères, par la félicité promise dans le
royaume des ombres à celui qui aura su vaincre ses passions. Par
toutes ces raisons, le Dionysos d'Eleusis présidait à la vie et à la
mort, et son culte était tout à la fois joyeux et triste, joyeux jusqu'à
la licence, triste jusqu'aux pensées sévères de purification et de
perfectionnement moral .
Les mystères avaient d'abord parlé aux yeux ; ils étaient un
drame religieux bien plus qu'un enseignement philosophique ou
moral. Mais l'esprit ne pouvait demeurer inerte en face de ces cé-
rémonies émouvantes. Les uns n'allaient pas au-delà de ce qu'ils
avaient vu et s'arrêtaient pieusement à la légende ; d'autres, en
petit nombre, s'élevaient du sentiment à l'idée, de l'imagination à
la raison, et, grâce à l'élasticité du symbole, y firent entrer peu à
peu des doctrines qui n'y étaient certainement pas à l'origine ou
ne s'y trouvaient que d'une manière confuse. Démophoon au
milieu des flammes fut l'àme qui se purifie au milieu des épreuves;
Proserpine et Dionysos aux enfers, la mort apparente de la moisson
humaine; leur retour sur l'Olympe, la résurrection de la vie et
l'immortalité. Plus tard encore, ces idées se précisèrent davantage,
et il s'élabora au sein des mystères un polythéisme épuré qui se
rapprocha, par certaines de ses tendances, du spiritualisme chré-
tien. Diodore de Sicile croit que l'initiation rendait les hommes meil-
leurs et, n'était-ce pas un initié cet Athénien qui, en secret, dotait
des filles pauvres, rachetait des prisonniers et enterrait les morts,
sans demander à personne sa récompense?
Cette rapide esquisse montre les étapes successives et le point
d'arrivée de la pensée religieuse chez les Grecs. Le Destin n'est
plus seul maître de l'homme; la jalousie des Olympiens est deve-
nue la Justice divine. Dégagé du joug écrasant de la fatalité, l'in-
dividu se reconnaît responsable, et la vertu, qui n'était comptée
pour rien dans l'ancienne théologie, reprend ses droits. L'enfer se
moralise, comme la vie s'est spiritualisée ; le ciel ne s'ouvre plus
.seulement aux Eupatrides, mais à l'humble et au pauvre honnête ;
et le monde, entraîné par les |)hilosophes, se met en marche pour
trouver le souverain organisateur des choses. C'est à Plaion que
saint Augustin empruntera sa démonstration de l'existence de
Dieu.
V, DURUT.
LE
SOCIALISME ANGLO-SAXON
ET SON NOUVEAU PROPHÈTE
Il y a un peu plus de six ans que paraissait aux États-Unis un
livre qui n'a pas tardé à avoir un grand retentissement, soit en
Amérique, soit en Angleterre. C'est ce livre, dû à la plume d'un au-
dacieux réformateur socialiste dont le nom n'est plus aujourd'hui
absolument inconnu en France , qui fera , considéré en lui-même
et dans le mouvement d'opinion qu'il a provoqué, l'objet de cette
étude.
L'ouvrage dont nous parlons doit, sans aucun doute, une partie
de sa fortune aux remarquables qualités d'écrivain de son auteur ;
mais si le bruit qu'il a fait a pris les proportions d'un événement,
s'il s'est imposé à l'examen, s'il a été discuté largement dans la
presse et dans des réunions publiques, c'est pour un autre motif en-
core. Il abordait certaines questions qui , au moment de sa publi-
cation, s'agitaient avec violence. Il s'appliquait à résoudre des pro-
blèmes qui se posaient dans tous les esprits. Il se mêlait aux
luttes de la politique , auxquelles il apportait un aliment nouveau.
Il présentait à un haut degré l'attrait, toujours si \'if et si séduisant,
de l'actualité. Nous voyons, en effet, se refléter à toutes les pages
de ce livre des préoccupations qui étaient intenses lorsqu'il fit son
apparition, et qui le sont encore, à l'heure où nous sommes, sur la
plus grande partie du vaste territoire où la langue anglaise est
parlée.
TOMB Lxxiy. — 1886. ' 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
Les pays de race anglo-saxonne ont eu, pendant ces dernières
années, les yeux fixés sur l'Irlande. Ils ont assisté à un véritable
duel entre celle que l'on appelait jusqu'ici l'île-sœur et ses maîtres,
ses anciens conquérans. La lutte a offert des péripéties variées et
émouvantes. Mais, pour les esprits observateurs, il est devenu bien
vite évident que le conflit était économique beaucoup plus que po-
litique. Il s'agissait de savoir si les habitans de la verte Érin con-
tinueraient à n'être que les fermiers du sol qu'ils cultivent ou s'ils
pouvaient espérer s'élever un jour à la dignité de propriétaires fon-
ciers. Ce qu'il y a à la racine de toute guerre civile, remarquait le
vieil historien Polybe, c'est un déplacement de fortune. Gomment
réussira-t-on à combler l'attente si vivement excitée du peuple ir-
landais? Sera-t-il possible de lui accorder le déplacement de for-
tune qu'il souhaite? C'est ce que l'avenir nous apprendra. Quoi
qu'il en soit et en attendant mieux, le gouvernement anglais s'est
déjà occupé de la revision des lois agraires, et l'on sait que le mi-
nistère Gladstone a pris l'initiative d'un ensemble de réformes dési-
gnées sous le nom de Lmid Art et qui, en tout autre temps, auraient
été de nature à amener une détente sérieuse.
Se représente-t-on, dans ces conjonctures, un penseur ayant mé-
dité fortement sur ces questions, surgissant tout à coup comme le
deus ex machina du drame, et apportant une nouvelle solution éco-
nomique à des hommes qui se demandent, de part et d'autre, où
l'on va et ce que l'on va faire? Pour peu qu'il ait le don de se faire
écouter, la parole entraînante, l'accent pathétique, on juge du silence
qui va se faire autour de lui. On devine aussi que ce silence ne sera
pas de longue durée et que bientôt il fera place aux acclamations
des uns, aux huées des autres, se croisant comme les feux de deux
armées. Et il y aura bien là, en effet, deux grandes armées : d'un
côté ceux qui se félicitent de la solution proposée, de l'autre ceux
qui la trouvent irrationnelle, injuste, exécrable et, entre ces deux
camps hostiles, quelques esprits indépendans, modérés, de ceux qui
appliquent en chaque circonstance la maxime de saint Paul : « l'éprou-
vez toute chose et retenez ce qui est bon, » mais ne formant qu'un
petit groupe.
Autre question brûlante. L'Angleterre souffre et l'Amérique aussi,
quoique à un degré beaucoup moindre, des inconvéniens de la grande
propriété foncière. D'immenses doraainesy sont réunis, soit par le fait
de l'hérédité, soit j)ar celui do la spéculation, entre les mains d'un
petit nombre de personnes, et des multitudes, arrêtées par cet
abus, se voient dans l'impossibilité de posséder jamais un arpent de
terre. Qu'on imagine un publiciste recueillant les plaintes que sou-
lève un j)areil état de choses, recherchant avec patience les moyens
de remédier à ce mal et arrivant un jour avec un projet de réforme
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 627
qui va tout guérir, car il opère une révolution complète dans la fa-
çon dont la propriété foncière a été jusqu'ici acquise, possédée et
exploitée. Il n'aura pas longtemps à chercher des partisans, des al-
liés, et, en tout cas, des auditeurs. Son public est prêt. Qui ne sera
impatient de connaître le nouvel évangile qui doit ramener la paix
dans les cœurs ?
Mais ce n'est pas tout encore et, à côté des préoccupations gé-
nérales que nous venons d'indiquer, s'en placent d'autres qui ne
sont, si l'on veut, que des accidens, mais de ces accidens que leur
fréquence fait ressembler singulièrement à un mal chronique.
L'Angleterre et les États-Unis ont atteint un développement in-
dustriel prodigieux. On y produit trop vite. Les bras abondent et les
machines, la vapeur, l'électricité font, de leur côté, la besogne de
milliers, de millions de bras. Au bout d'un certain temps, l'atelier,
l'usine, la mine, se trouvent airêtés. On est encombré, les magasins
regorgent, il y a pléthore et, comme il faut à tout prix écouler ce
trop-plein, la direction de l'atelier, de l'usine, de la mine se voit
obligée, pour arriver à ce résultat, ou de ralentir la production, ou
de faire travailler à meilleur marché, en abaissant plus ou moins le
taux des salaires. Il arrive ainsi que l'ouvrier mène une existence
précaire et passe sa vie entre ces deux menaces : le chômage et la
grève, — le chômage, contre lequel il ne peut rien ; la grève, qui
lui est imposée par le comité de son trade-union et qu'il est presque
également impuissant à conjurer. Voit-ôn d'ici un ami des classes
laborieuses, ému des difficultés de leur position et venant dire à
l'ouvrier : « Tu ne \is plus, tu ne t'appartiens plus. J'ai trouvé ce
qu'il te faut. Je sais le secret de ton bonheur. Tu vas devenir ton
maître. Tu n'auras plus à redouter les surprises du lendemain, tu
seras assuré contre les caprices du sort. » Gomment un tel libéra-
teur ne serait-il pas acclamé par ceux auxquels il ferait de si belles
promesses ?
Le réformateur dont nous parlons , ce penseur, ce pubhciste ,
cet ami des classes laborieuses n'est pas, on Ta compris, un per-
sonnage fictif, inventé uniquement dans l'intérêt dramatique de
notre récit. C'est l'auteur du livre retentissant dont nous parlions.
Il s'appelle Henri George.
Nous venons d'indiquer les causes qui ont aidé au succès absolu-
ment extraordinaire de son livre. Faisons maintenant plus ample
connaissance av«c ce nouveau docteur et voyons ce qu'il enseigne.
I.
M. Henri George appartient par la nationalité aux États-Unis et
■ par ses origines à l'Angleterre : son grand-père du côté paternel,
628 REVUE DES DEUX MONDES.
un marin, avait émigré dans le Nouveau-Monde, au commencement
du siècle, après des revers de fortune dont sa famille ne paraît pas
s'être entièrement relevée dans la suite. Né à Philadelphie en 1839,
il passa son enfance dans la ville de William Penn, la cité de l'amour
fraternel. Il y suivit les écoles, où il se fit remarquer par sa facilité
pour l'étude, et, devant songer de bonne heure à s'assurer un gagne-
pain, car ses parens ne pouvaient l'aider beaucoup pour son avenir,
il y commença un apprentissage de typographe. Tout jeune encore,
ayant fait accepter ses services à bord d'un navire en échange du prix
de son passage, il se rendit en Californie, où la fièvre de l'or n'épar-
gnait personne. C'était l'époque où de riches placers venaient d'être
découverts et où d'énormes fortunes se faisaient en quelques mois.
Il courut, comme tant d'autres, après le précieux métal et, s'étant
procuré de l'emploi dans une mine, il descendit au fond des noires
galeries; mais ce qu'il en retira n'était pas en rapport avec ce qu'il
avait espéré. Il ne tarda pas à perdre ses illusions. Il revint alors se
fixer à San-Francisco et travailla dans une imprimerie, tout en trou-
vant encore le temps de développer ses moyens naturels et d'aug-
menter ses connaissances par des lectures variées, poursuivies avec
méthode pendant ses heures de loisir.
Quand on a tant d'énergie, qu'on sait ce qu'on veut et que l'on
est, avec cela, heureusement doué, on fait assez vite son chemin, en
Amérique surtout. Bientôt, le modeste ouvrier compositeur monta
en grade et mit le pied dans le journalisme. Il collabora à plusieurs
journaux, il en dirigea même un ou deux dont il se laissa déloger par
des associés avides oupar des politiciens qui ne le trouvaient pas assez
souple et qu'il dérangeait sans doute dans leurs plans de bataille.
On lui faisait payer le prix de son indépendance ou de son indisci-
pline. La presse, fortement monopolisée sur les bords du Pacifique,
pouvait alors se débarrasser assez facilement de ceux de ses mem-
bres, quel que fût d'ailleurs leur talent, dont les allures lui déplai-
saient. M. George quitta, par la force des circonstances, une car-
rière où ses débuts avaient été exceptionnellement brillans. 11 lut
rejeté vers ses études personnelles. Le journaliste allait f;tir<» i>lace
au publiciste, au chef d'école, au réformateur social.
Si nous avons relaté ces détails biographiques, c'est qu'ils nous
paraissent éclairer d'une lumière particulière la genèse des idées
du futur réformateur. Il n'est personne qui ne doive à ses expé-
riences propres, à ses luttes, à ses succès ou à ses déboires la moi-
tié au moins des opinions qu'il professe. Raconter la vie d'un homme,
c'est placer les idées qu'il représente dans leur cadre naturel.
En 1871, la ré|)utalion do M. George, pour bien établie (pielle
fût dans le milieu où il exerçait son activité, n'était guère sortie de
ce cercle. On le connaissait à San-Francisco et dans les environs,
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 629
mais il n'avait pas encore fait parler de lui ailleurs. Une brochure
qu'il publia, à la date que nous venons d'indiquer, attira sur lui
l'attention d'un public plus étendu. Si, à \Tai dire, elle ne produisit
pas une très vive impression, elle fut cependant remarquée, et les
esprits pènétrans, habiles à démêler la valeur des hommes, purent
se douter que ce nouveau-venu n'était pas le premier venu.
Cet opuscule avait pour titre : Our land and land poîiry, qui
peut se traduire ainsi : la Terre et la constitution de la propriété
foncière. Il lui avait été inspiré par le spectacle qu'il avait eu sous
les yeux en Calitornie.
L'auteur av ait été frappé d'un fait qui lui semblait absolument
anormal. Dans une contrée d'une richesse inouïe, d'une superficie
immense, qui venait à peine de s'ouvrir au courant de 1 immigra-
tion, dont la population ne montait encore qu'à 600,000 âmes,
si même ce chiiiïe était atteint, il avait vu surgir une foule de
malheureux, dénués de toute ressource, de vagabonds, donnant
à la police toute sorte d'embarras ; cette constatation l'avait laissé
ému et troublé. D'après lui, un tel phénomène ne pouvait s'expli-
quer que par l'existence d'un vice dans l'organisation sociale. Ce
désordre économique, il s'était mis en devoir de le rechercher, et
bientôt il avait cru le découwir.
C'était un mal déjà ancien dans le monde, et qui s'était introduit
sur les côtes du Pacifique avec les premiers colons. En quelque
temps, le meilleur des terres, tout ce qui était d'un accès facile,
tout ce qui offrait un rapport assuré, avait été enlevé ; les capita-
listes avaient fait leur razzia, et, à côté d'eux, le reste de la popu-
lation se trouvait à l'étroit, ainsi qu'il pourrait arriver dans une
contrée souffrant d'un encombrement séculaire. Tant pis pour ceux
qui arrivaient trop tard, les bonnes places étaient prises ! La terre
n'est-elle pas au premier occupant? Voilà, suivant M. George, l'ori-
gine du désordre, voilà l'abus d'où dérivent des iniquités sans
nombre, voilà la source première et profonde de ce précoce pau-
périsme qui fait tache au milieu des splendeurs d'un nouvel
Éden. Et qu'on ne prétende pas que nous sommes ici en présence
d'un mal nécessaire, inhérent à la nature des choses. Il ne saurait
admettre, quant à lui, qu'un Dieu tout sage et tout bon ait voulu,
préparé de loin et fait entrer dans ses plans ce contraste entre
l'opulence superbe des uns et la misère repoussante des autres.
Tout cela est à ses yeux l'œuvre mal laite de l'homme, et il la faut
corriger. Mais comment ?
Rien de plus simple, répond le jeune publiciste. Nous allons tout
d'abord imposer la terre, toute la terre, jusqu'à concurrence de
son revenu. Il n'en faut pas davantage pour porter le coup de mort
650 REVUE DES DEUX MONDES,
à la grande propriété foncière. Nous citons textuellement : « Si vous
taxez les grands domaines jusqu'à absorption de leur rendement,
il deviendra impossible aux grands propriétaires de retenir plus
longtemps tous leurs biens ; ils se verront obligés de vendre. »
Ce premier pas fait, il en restera un second à accomplir. La loi
devra interdire, pour l'avenir, la formation de propriétés dune
étendue trop considérable. Il faudra empêcher le retour du fâcheux
état de choses auquel on aura mis fin, au moins pour un temps.
Le sol ne sera plus vendu que par lots de AO ou de 80 acres (16
ou 32 hectares). C'est là une limite qui ne pourra être dépassée.
Nous connaissons maintenant, dans ce qu'il a d'essentiel, le caté-
chisme économique de M. George; sa brochure de 1871 en ren-
ferme les élémens fondamentaux. Il renoncera, il est vrai, dans la
suite, en présence surtout de difficultés d'application qui lui paraî-
tront insurmontables, à limiter l'étendue de terre qne chacun aura
le droit de posséder; mais l'imposition du sol pour une somme
égale à ce qu'il rapporte, autrement dit la confiscation du sol par
l'état, qui en deviendra le seul maître et qui l'alfermera ensuite
dans les conditions les meilleures pour les divers intéressés, cette
doctrine-là n'a pas été modifiée, et c'est aujourd'hui encore la clé
de voûte du système social qui nous arrive des profondeurs du
Far-West.
On a dit que le prophète de Californie (pour nous servir d'une
périphrase fréquemment employée en Amérique et en Angleterre
en parlant de M. George) était redevable à l'éminent penseur John
Stuart Mill de l'idée de la suppression des pro[)riétaires terriens,
qui est à la base de tous ses plans de réforme. Il y a pourtant assez
loin de l'économiste anglais au novateur américain. Reprenant une
idée énoncée par son père dans un traité d'économie politique
paru en 1821, Mill avait cherché à montrer que, si la terre est une
propriété comme une autre, elle a pourtant ceci de particulier
qu'elle acquiert, par le simple fait de l'accroissement de la prospé-
rité générale, une plus-value souvent très importante. Cette hausse
dans le prix des terres, à qui profite-t-elle? A ceux qui tu pos-
sèdent, et à eux seuls. Et pourtant elle n'est due à aucune initia-
tive individuelle, mais à un ensemble de circonstances que tout
le monde a contribué à amener, telles que l'accroissement de la
population ou la proximité d'ui>e ville. La plus-value dont nous
parlons pourrait par conséquent être réclamée pour la collectivité,
c'est-à-dire pour l'état. Mill aurait désiré que le gouvernement fît
{>rocèder, à un moment donné, à une estimation de toute la pro-
priété foncière, et que la dilTérenco entre le j)rix des terres au
moment de rex|)ertise ollicielle et celui qu'elles atteindraient dans
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 631
la suite, fût déclarée appartenir au trésor public. M. George ne
s'accommode pas de ce demi-socialisme, qui a le tort grave, selon
lui, d'être trop compliqué et de manquer de netteté. Il ne s'en sert
que pour s'élever plus haut; il le développe, et il arrive à la dé-
couverte qui lui est propre et que nous connaissons déjà en gros.
La doctrine fondamentale sur laquelle il assied son système
de réorganisation sociale est communément désignée, de l'autre
côté de la Manche et de l'Atlantique, sous les noms de théorie de
la suppression de la rente foncière {iio rent theory) et de retour
de la terre à la nation, ou « nationalisation » de la terre [natiomi-
lisaiion of land)\ elle a été exposée, avec une grande puissance
de talent, dans un ouvrage paru huit ans après la brochure sur
les afl'aires californiennes. Ce livre est intitulé : Progrès et Pau-
vreté {Progress and Porerty).
Si nous n'avions affaire qu'à un écrit composé d'une manière
superficielle, sans connaissance des questions abordées, sans
force d'observation, et n'offrant qu'une suite de brillantes dé-
clamations rhétoriciennes, ce ne serait pas assez de la hardiesse
des thèses socialistes qui y sont énoncées pour nous décider à
nous y arrêter. Mais tel n'est pas le cas. Nous l'avons déjà dit,
M. George a fait sensation; il a été l'auteur d'un mouvement
d'opinion plus étendu peut-être que profond, mais incontestable-
ment considérable. Or, Progrès et Pauvreté est son ouvrage capi-
tal, celui qui résume le mieux l'ensemble de ses vues, et la vogue
qu'il a obtenue au milieu des populaiions de langue anglaise, tant
dans le nouveau que dans l'Ancien-Monde, ne permet pas de l'igno-
rer et de le tenir pour nul et non avenu. 11 y a quelque temps déjà
que l'on parlait de plus de cent éditions de tout format et de tout
prix écoulées aux États-Unis, et de la moitié environ de cette vente
pour l'Angleterre seule. Il a été traduit dans la plupart des langues
modernes de première importance (pas en français cependant).
M. Emile de Laveleye faisait, dans un ouvrage récent, cette
remarque fort juste, que ce qui distingue les principaux avocats
de la révolution sociale, à notre époque, de leurs aînés, c'est qu'ils
se servent, pour combattre les théories des grands économistes,
d'armes qu'ils ont été prendre dans l'arsenal même de leurs puis-
sans adversaires. Ils savent d'avance les objections qu'on pourra
leur faire, ils disent pourquoi ils se séparent de penseurs dont l'au-
torité a été généralement reconnue et avec lesquels c'est à peine si
l'on a osé jusqu'ici discuter : un Adam Smith, un Jean-Baptiste Say,
un Frédéric Bastiat; ils ont tout prévu et ils ont réponse à tout.
Sous ce rapport. Progrès et Pauvreté donne une idée particulière-
ment avantageuse de la nouvelle littérature socialiste.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Les années qui s'intercalent entre le premier opuscule de M. George
et son ouvrage capital n'avaient pas été pour lui du temps perdu. Il
les avait mises à profit pour revoir les maîtres de la science écono-
mique, ceux de l'école anglaise surtout, dont il fait de fréquentes
citations. Il avait tenu aussi à soumettre ses théories à un nouveau
contrôle en les plaçant en regard des faits, et à noter avec soin
les phénomènes sociaux dont il pouvait être témoin. Pour entre-
prendre une enquête de cette nature, le moment était bien choisi.
La période qui précéda la publication de Progtrs et Pauvreté, et
pendant laquelle fut exécutée la plus grande partie du travail de
composition de ce livre, était en effet d'un intérêt tout particulier
pour un homme plutôt disposé à dire du mal de son siècle qu'à en
rechercher les beaux côtés. Jamais, peut-être, les affaires n'avaient
été plus languissantes, le travail plus rare, le prix des salaires plus
bas. Nombre d'émigrans avaient repris le chemin de leur pays
d'origine; des grèves effroyables s'étaient déclarées. La situation
était sombre. C'est de tout cela, de ces études, de ces médita-
tions personnelles, du spectacle de tant de souffrances accumu-
lées et pesant surtout sur la classe ouvrière, qu'est sorti le caté-
chisme de la nouvelle foi socialiste.
Le titre de l'ouvrage annonce déjà la thèse qui s'y déroule. Nous
avons plein la bouche du mot de progrès : ce n'est pas sans rai-
son. Notre époque est fertile en prodiges. Nous ne restons pas
longtemps à la même place. Le monde marche, marche même très
vite et dans toutes les directions. Mais, hélas ! fait observer triste-
ment M. George, la pauvreté marche de conserve avec le progrès.
Ils ne vont pas l'un sans l'autre, ils avancent d'une même vitesse;
la civilisation, dont nous sommes si fiers, se paie d'un accroisse-
ment de souffrances pour une partie de l'humanité. Et il en ira de
même, — car il ne s'agit pas ici d'un accident, mais d'un fait
général et permanent, — aussi longtemps que l'on n'aura pas
consenti à ouvrir les yeux sur les causes profondes du mal. Or, la
raison de cette anomalie doit être cherchée dans le fait que la terre
a été accaparée par un petit nombre de privilégiés. Mais n'antici-
pons pas sur le contenu du livre; donnons-en plutôt une analyse
qui permette de s'en lormer une idée exacte. Pour aider à la clarté
de cette exposition, nous résumerons Progrh et Pauvreté comme
si nous en étions l'auteur. Nous donnerons donc, en quelque sorte,
la parole à M. Henri George, et nous serons attentif à ne rien lui
faire dire qui ne soit conforme à son enseignement.
L'essor j)rodigieux que l'industrie a pris à notre époque, sous la
double impulsion du mouvement scientifique et de l'union de capi-
taux considérables, a-t-il contribué à améliorer le sort dos classes
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 633
laborieuses? Nous savons que non, et que, bien au contraire, c'est
au sein des sociétés qui, sous le rapport de la production indus-
trielle, tiennent le premier rang, que la situation de Tourner laisse
le plus à désirer. Dans les pays nouvellement colonisés, dont la
population n'a qu'une faible densité, la distance qui, plus tard,
séparera les divers degrés de fortune est encore peu marquée. Là,
les riches sont moins riches, les pauvres moins pauvres; tout
le monde travaille; à peine sait-on ce que c'est que men-
dier. Mais que la locomotive arrive, que l'industrie emploie ses
ressources, que la machine se substitue au travail des bras : c'en
est fait de cet âge d'or. Aussitôt la misère apparaît. Au milieu des
élégans magasins et des églises monumentales, on voit sortir de
terre les établissemens d'assistance et les prisons. On ne saurait
nier, en présence de ces témoins accusateurs, ^ue la misère qui
règne au bas de l'échelle soit imputable à la marche même du pro-
grès et non à des circonstances locales.
Il est vrai pourtant que la richesse générale s'accroît à mesure
que le flot de la civilisation s'étend. Mais à qui profite cette trans-
formation? A coup sûr, ce n'est pas à ceux dont l'existence est le
plus dépouillée. L'eau va à la rivière et le bien-être à ceux qui le
connaissent déjà. Le progrès peut être comparé à « un coin im-
mense qui pénètre dans la société, non pas perpendiculairement,
mais horizontalement et la divise en deux couches. Ceux qui se
trouvent au-dessus de la ligne de démarcation sont élevés, ceux qui
se trouvent au-dessous, écrasés. »
Pour expliquer ce douloureux phénomène, les économistes ont
invoqué ce qu'ils appellent la loi du salaire. D'après eux, le nombre
des travailleurs et le prix de la main-d'œuvre sont en raison inverse
l'un de l'autre, car, à ce qu'ils assurent, le salaire se tire du capital
et, dans tout partage, augmenter le nombre des ayants droit, c'est
aussi diminuer ce qui leur revient.
Erreur! Le salaire ne provient pas du capital, mais du travail.
Gomme le chasseur trouve son profit dans le gibier qu'il abat,
ainsi l'ouvrier crée lui-même la richesse qui lui fournira la ré-
munération de ses peines. Nous ne nions point l'utilité du capital,
mais nous soutenons qu'il n'a pas la fonction que l'on a prétendu.
Sa mission est essentiellement de procurer les instrumens de travail
à l'artisan et à l'ouvrier, les semences à l'agriculteur, les avances né-
cessaires au commerçant. Quand on s'adresse à lui pour lui de-
mander le prix de la main-d'œuvre, c'est qu'alors nous n'avons plus
affaire seulement à un producteur, mais à un négociant qui attend
le moment favorable pour écouler ses produits.
Sur cette première erreur, la loi du salaire, les économistes en
634 RETDE DES DEUX MONDES.
ont greffé une seconde : nous voulons parler de la célèbre théorie
de Malthus relative à l'accroissement de la population. D'après le
savant anglais, le mouvement de la population, partout où il n'est
pas limité par l'exiguïté du territoire ou l'insuffisance des pro-
duits, suit la progression géométrique et double tous les vingt-
cinq ans, en sorte que, au bout d'un siècle, en s'en tenant aux
moyennes, les étapes franchies sont représentées par les chiffres
1, 2, à, 8. La production s'accroît bien aussi de son côté, mais
beaucoup plus lentement, car au lieu de suivre la progression géo-
métrique, elle obéit à la progression arithmétique : 1, 2, 3, 4. Dans
l'espace d'un siècle, la population grandit jusqu'à former huit fois
ce qu'elle était au point de départ, pendant que les subsistances ne
font que quadrupler. L'équilibre est ainsi rompu. Mais c'est uni-
quement la faute de l'homme, qui, méconnaissant le vœu de la
nature et manquant à toute prév oyance, croît et multiplie avec une
rapidité absolument anormale, surtout au sein des classes pauvres,
qui se chargent de familles qu'elles sont souvent incapables d'élever.
Ainsi raisonnait Malthus, aux grands applaudissemens des classes
aisées, tout heureuses de pouvoir jouir de leur bien-être en bonne
conscience et sans avoir trop de reproches à se faire. Mais Malthus
ne voyait pas juste, car la production s'accroît plus vite qu'il ne le
pensait. Un homme qui arrive dans le monde est, en effet, un
producteur, plus encore qu'un consommateur. Pour une bouche à
nourrir, n'apporte-t-il pas deux bras pour travailler?
Voici quelle est notre explication du problème. L'ensemble de la
production dépend de trois facteurs : la terre, le travail et le ca-
pital. Au premier va la rente foncière, au second le salaire, au
troisième l'intérêt. Que l'un de ces associés élève ses prétentions
et réussisse à augmenter ses avantages, ce ne peut être qu'au dé-
triment des deux autres. Or, que se passe-t-il à mesure qu'une con-
trée entre dans le mouvement de la civilisation? Au début, l'argent
porte un gros intérêt, et le travail obtient un fort salaire. Puis,
insensiblement, l'intérêt et le salaire baissent, mais, en revanche,
la terre renchérit à mesure que son rendement s'élève.
Le progrès a donc pour résultat final de faire monter le prix du
sol. C'est-là la vraie explication du problème. L'antagonisme n'est
pas entre le travail et le capital, ainsi qu'on l'a cru souvent, mais
entre le travail et la terre.
Mais à cela que faire? Nous répondons sans hésiter : détruire
l'obhtacle qui s'opjmse à une juste répartition de la richesse. Le
moyen est héroïque, il faut bien le reconnaître; il change toutes
nos habitudes et bouleverse toutes nos idées : ce n'est rien moins
qu'une révolution à accomplir. Aussi, avant d'en venir là. nous
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 635
avons dû naturellement nous demander si l'on ne pourrait pas,
par une autre voie, arriver au résultat désiré : mais nous avons
reconnu que non. Simplifier notre ménage politique qui est trop
coûteux ; élever le niveau général des esprits ; montrer aux ou-
vriers le parti qu'ils peuvent tirer de l'association pour mieux sou-
tenir le taux des salaires ; organiser le travail dans le sens de la
coo}:>ération ; invoquer l'aide de l'état pour la délense des faibles
et des petits ; favoriser, par des lois intelligentes, le morcellement
de la propriété,., autant d'idées qui se présentent naturellement à
l'esprit, qu'il ne faut pas négliger, mais dont on ne peut attendre
l'impossible.
La seule manière efficace de détruire le mal, c'est d'aller droit à sa
cause, c'est de l'atteindre à sa racine même. De ce que la terre,
au sein de notre civilisation du xix^ siècle, est accaparée par un
petit nombre de privilégiés, il s'ensuit que la masse souffre. Eh
bien ! que l'on s'arme de courage et que l'on supprime la propriété
foncière individuelle pour lui substituer la propriété foncière col-
lective. En dehors de cette grande mesure il n'existe que des pal-
liatifs.
Mais quoi? On dépouillerait les détenteurs actuels du sol? En
a-t-on le droit? N'y aurait-il pas injustice à le faire? — Pour
dissiper ces scrupules, il suffit de montrer, ce qui n'est pas
malaisé, que le seul bien qui appartienne à l'homme, c'est ce qu'il
gagne par son travail. Or, la terre n'est pas une conquête de ce
genre : c'est un don de la nature au même titre que l'air ou que
l'eau. Il est vrai que l'appropriation du sol s'appuie sur des titres, sur
des lois et des traditions. Mais qu'est-ce que cela prouve? Rien ne
saurait légitimer ce qui est contraire à l'équité, ni consacrer une
spoliation manifeste. Lorsque l'on voit, par exemple, à l'heure qu'il
est, en Angleterre, le peuple des campagnes payer des sommes
énormes à une poignée de propriétaires qui dépensent loin de leurs
fermes l'argent gagné pour eux au prix de tant de sueurs, que dire
d'un tel spectacle, et ne froisse-t-il pas bien autrement le sentiment
de la justice que ne pourrait le faire la prise de possession de la terre
par l'état?
Ce n'est pas une institution défendable que celle qui a pour ré-
sultat de transformer les cultivateurs du sol en un troupeau d'es-
claves dépendans, écrasés, avilis, courbés devant le maître qui les
fait vi\Te, et les classes laborieuses en général en des martyrs. Les
travailleurs sont aujourd'hui dans la situation de gens qui seraient
broyés entre deux meules, dont l'une s'appelle progrès matériel et
l'autre propriété individuelle du sol.
?^ous avons donc le droit de reprendre la terre à ses détenteurs
636 REVUE DES DEUX MONDES.
actuels, et nous ajoutons, nous séparant ici d'un certain nombre
de penseurs qui ont médité sur ces sujets, sans qu'il y ait lieu de
leur oflrir en retour un dédommagement quelconque. On nous fera
observer que, si la terre a été usurpée à l'origine, ceux qui aujour-
d'hui possèdent un champ ou un domaine ne sont pas nécessaire-
ment les héritiers des premiers voleurs. Mais que l'on ne perde
pas de vue la nature du délit qui a été commis. Ce n'est pas un
fait ancien seulement, c'est encore un fait présent, dont les effets
sont sensibles à toute heure. Aujourd'hui même, est-ce que le pro-
})riétaire du sol ne prive pas l'enfant du pauvre qui vient de naître
de son droit à posséder un morceau de cette terre qui est le patri-
moine de tous? Plutôt que de lui offrir une compensation, on aurait
donc le droit de lui en demander une pour le tort causé à la société.
Lorsqu'il commença à être question aux États-Unis d'affranchir
les esclaves, on parla d'abord de les racheter aux frais du trésor
public. Quelques années plus tard, l'émancipation des noirs était
consommée et personne n'avait été indemnisé de la perte de ces
hommes, de ces femmes, de ces enfans, qui étaient hier encore une
marchandise vénale.
Ce qui effraie, c'est la pensée de toucher à un état de choses con-
sacré déjà par une longue suite de siècles. Ce qui est ancien impose
le respect. Mais on aurait tort de supposer que ce qui existe a tou-
jours existé : le sol cultivable, la matière terrestre d'où l'homme
tire sa subsistance et qui lui a été donnée à cet effet, a commencé
par appartenir à tous : Vallmend suisse, le mark danois, le 7nir
russe, restent comme des témoins de cette ère malheureusement
close.
Quel livre on écrirait si l'on voulait raconter tout le mal qui est
résulté de l'accaparement du sol par quelques individus ! Cette
spoliation a été la cause de guerres sans nombre dans le passé; elle
produit des souffrances de toute sorte dans le présont, il est vrai
que, dans certains pays, comme les États-Unis, les inconvéniens de
ce système ont été jusqu'ici moins sensibles que dans d'autres, à
raison de l'immense étendue de leur territoire eu égard à la popu-
lation qui s'y trouve. Et })ourtant, même aux États-Unis, la situa-
tion est telle qu'il y a urgence à revenir le plus tôt possible aux
premiers principes et à ôter la terre à quelques-uns pour la rendre
à tous.
Mais, se demandera-t-on peut-être, est-ce que la destruction de
la propriété individuelle, en ce qui concerne la terre, ne portera pas
un coup fatal à l'exploitation agricole, à l'esprit de travail, aux ha-
bitudes d'ordre, à la civilisation en un mot? Nous n'en croyons
rien ; car pour conjurer une pareille calamité, il n'est besoin que
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 637
d'une chose : assurer celui qui se livre au travail des champs qu'il
continuera à recueillir le fruit de ses peines, de son initiative, de
son intelligence, de son économie. Or, ce résultat sera aisément et
sûrement atteint si, au lieu de confisquer la terre elle-même, on
se contente d'en saisir la rente, ce qui reviendra, en pratique, à
absorber la rente par l'impôt.
Voici comment les choses se passeront. Il sera édicté une loi
portant suppression de tous les impôts existans et décrétant à leur
place un impôt unique. Cet impôt pèsera sur la terre, qui se trou-
vera ainsi supporter à elle seule la totalité des charges publiques.
Il ne sera pas calculé de manière à balancer les dépenses, il sera
l'équivalent pur et simple de la rente du sol. La rente foncière,
c'est ce qui reste disponible du rendement de la terre lorsque celui
qui l'exploite a prélevé sur les récoltes la rémunération de ses
peines, et qu'il s'est défrayé des sacrifices divers exigés par sa
culture. C'est la somme qu'un propriétaire obtient aujourd'hui de
son fermier. Il n'y aura plus qu'un seul propriétaire foncier, l'état,
dont tous ceux qui travailleront le sol seront les concessionnaires.
Il ne faut pas longtemps pour se rendre compte des avantages
considérables d'une telle transformation.
Avantages économiques d'abord. L'impôt unique sur la terre se
traduira par un accroissement de la production agricole et indus-
trielle. La terre, en effet, ne sera plus détenue que par des per-
sonnes désireuses de se livrer à la culture ; et, de son côté, le
capital, dégagé de ses anciennes entraves, n'ayant plus rien à dé-
mêler avec le fisc, se portera spontanément au-devant de toutes les
entreprises, prêt à seconder toute idée heureuse, qu'il s'agisse
de commerce, d'industrie ou d'agriculture.
Avantages administratifs ensuite. Au point de vue de sa percep-
tion, un impôt unique sur la terre présente une supériorité qui
se discerne au premier coup d'oeil. Il est facile à établir et à
lever. Un système d'une telle simplicité ne favorise guère non plus
les desseins coupables et des employés de la recette qui voudraient
pratiquer des détom'nemens et des contribuables qui voudraient
tromper l'état, — deux petites opérations qui ne sont pas rares
aujourd'hui. Et, en fin de compte, on ne saurait concevoir un im-
pôt portant d'une manière plus égale sur l'ensemble de la popu-
lation. Du reste, les avantages que nous signalons en ce moment
ont été entrevus depuis longtemps. Le père da grand Mirabeau
parlait avec un tel enthousiasme de l'idée émise par Quesnay d'un
impôt unique sur la rente, qu'il regardait cette découverte comme
égale en importance à l'invention de l'écriture, et à l'introduction
de la monnaie comme moyen d'échange.
6S8 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos constatations.
L'impôt unique sur la terre, disions-nons tout à l'heure, c'est la
richesse multipliée. Ce sera aussi la richesse plus également distri-
buée. En effet, de la richesse créée il sera formé deux parts, dont
l'une ira au travail et au capital, tandis que l'autre arrivera à
l'état, qui s'en servira dans l'intérêt de tout le monde. On verra
ainsi disparaître, avec les trop grandes inégalités de fortune, la
misère qui en est la triste et inévitable conséquence. Et qu'on ré-
fléchisse aussi à ce point que ce ne sont pas seulement les victimes
de l'ordre de choses actuel qui seront avantagées par la nouvelle
organisation sociale : il n'est personne à qui ce changement ne doive
profiter. Même les propriétaires fonciers actuels, bien loin d'en
pâtir, seront les premiers à y gagner. Oui, même dépouillés de la
propriété de la terre qu'ils ont jusqu'ici cultivée, ou fait cultiver par
d'autres, ils resteront, s'ils le désirent, au lendemain de la grande
révolution économique, dans une situation éminemment enviable.
Ils ne seront pas expropriés. Il ne sera touché ni à leurs bâtimens,
ni à leur chédal, ni à leur cheptel, ni à leur mobilier; tout cela est
à eux au même titre que leur capital argent, tout cela leur restera,
à moins qu'ils ne préfèrent s'en défaire et quitter la place. S'ils le
veulent, ils continueront donc à travailler leur ancien fonds, et ils
se contrôleront bien vite d'en avoir éié dépossédés lorsqu'ils se ver-
ront dans un milieu social renouvelé, paisible, prospère, embelli
de toute manière et devenant pour eux la source de jouissances
encore inconnues.
Aux avantages économiques il faut joindre encore les avantages
politiques et sociaux. On parle beaucoup de diminuer les compé-
tences du gouvernement et de le ramener, si possible, à n'être plus
qu'une sorte de comité directeur à la tète d'une vaste société coopé-
rative. C'est la thèse soutenue par les individualistes et à laquelle
M. Herbert Spencer a donné un éclat nouveau. Mais comment, sous
le régime agraire actuel, opérer les réformes dont on parle? La
mission de l'état est aujourd'hui illimitée. Rien que pour rendre la
justice, rien que pour assurer la sécurité des biens et des per-
sonnes, que de mal il doit se doimer ! Sous le nouveau régime,
les innombrables querelles auxquelles donnent lieu le partage du
sol, les contestations de limites, d'achat et de vente cesseront de
se j)roduire. Les classes déshéritées, qui fournissent à cette heure
le gros contingent des malfaiteurs, ayant retrouvé leur place au
généreux banquet préparé par la nature, ne songeront plus à violer
le code, l'artout l'homme, alVranchi des soucis cnvalussans de la
vie matérielle, cessant d'être hanté j)ar le cauchemar de la misère
ou oppressé j)ar le besoin, se portera avec calme vers les objets
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 639
l^plus dignes d'occuper sa pensée ! Quel ennoblissement de toutes
ses facultés et de toute son activité! Que de tentations qui aujour-
d'hui l'assiègent et qu'il ne connaîtra plus ! Que de forces acquises
qui pourront être appliquées à la poursuite des buts les plus élevés !
C'est une ère nouvelle qui commencera pour l'humanité.
Pour tout dire, le transfert de la propriété foncière des mains
de ceux qui l'ont usurpée à ses possesseurs naturels, c'est le pro-
grès, le vrai, celui qui est conforme à la loi morale, rendu possible;
c'est la ruine du progrès factice, fondé sur la ruse, la violence,
l'égoïsme, dépouillant les uns pour enrichir les autres, renouvelant
avec une constance désespérante la clientèle des pénitenciers et
des bagnes. C'est la vraie civilisation, succédant à la civilisation
mensongère et trompeuse des temps passés, qui sème d'une main
cruelle le désappointement et la souffrance sur ses pas et qui
menace de nous ramener à une nouvelle barbarie. C'est le règne
de l'égalité, si conforme à nos instincts les plus profonds, procla-
mée dans nos constitutions et dans nos lois, et dont nous parlons
si souvent tout en la connaissant si mal.
Ici s'arrête le livre de M. George ; — encore une fois, que l'on
nous comprenne bien, c'est lui qui a parlé et non pas nous. Nous
avons cherché à résumer à grands traits le programme de réforme
sociale qui y est développé et dont l'exposition ne tient pas moins
de quatre cents fortes pages. Nous regrettons seulement de n'avoir
pu en reproduire que les idées, car Progrès et Pauvreté fait im-
pression par la beauté du langage, par le souffle qui y circule et
qui en anime toutes les pages autant pour le moins que par la
hardiesse des doctrines.
Ce n'est pas aux romanciers seulement qu'il arrive de refaire
plusieurs fois, sous différons noms, le livre qui leur a le mieux
réussi. Quiconque travaille à répandre des idées, quiconque veut
agir sur les esprits se répète, et, nous dirons plus, doit se répéter.
M. George n'a pas échappé à ce genre de nécessité. Il est revenu
dernièrement sur les idées consignées dans Progrès et Pauvreté et
il a écrit un nouveau livre appelé : Problèmes sociaux, dont une
traduction en allemand nous a appris l'existence avant que l'origi-
nal anglais nous fût connu. C'est dire que ce volume n'a pas passé
inaperçu et qu'on s'en est occupé en certains milieux, dans le pays
où il a paru et plus loin. Les seules modifications que M. George,
dans ses Problèmes sociaux^ apporte aux doctrines contenues dans
le grand ouvrage qui l'avait précédé et qui reste son manifeste prin-
cipal, ne touchent guère au fond de sa pensée. Elles consistent dans
l'introduction de développemens encore inédits et dans une exten-
sion plus grande donnée à sa thèse fondamentale. C'est ainsi qu'après
6â0 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir supprimé la propriété foncière individuelle, sans tenir compte
des droits que les possesseurs du sol pourraient faire valoir à ren-
contre de cette mesure, il en vient à préconiser aussi la répudia-
tion des dettes publiques, en se fondant toujours sur ce même prin-
cipe que ce qui lie une génération n'enchaîne pas celles qui la suivent,
et que les titres les plus sacrés peuvent être déchirés à un moment
donné, lorsque le vent de l'opinion a tourné, que les idées se sont
transformées et que des besoins nouveaux se sont fait sentir.
Nous trouvons aussi dans les Problèmes sociaux un vigoureux et
brillant plaidoyer, — car en prenant des années, l'auteur de Pro-
grès et Pauvreté n'a rien perdu de sa virtuosité d'écrivain, — en
faveur de la reconnaissance des droits politiques de la femme. Il
voit dans celte moitié de l'humanité qu'on a appelée le sexe faible
et qui, jusqu'ici, a été tenue en tutelle et gouvernée par l'autre
moitié, une armée de futurs électeurs qui ne manqueraient pas de
jeter leurs suffrages du bon côté dans la lutte entreprise pour la
réorganisation de ce vieux monde chancelant et caduc. Mais ce qui
n'est pas moins intéressant, et ce qui, selon nous, est plus important
encore que ces diverses adjonctions aux théories précédemment
énoncées dans Progrès et Pauvreté, ce sont les critiques, parfois
très fondées , que l'auteur des Problèmes sociaux fait de certains
abus, tels que la monopolisation des chemins de fer par un petit
groupe de princes de la finance , dont il a vu de près , dans son
pays, surtout les graves inconvéniens (1).
Après avoir entendu le chef du nouveau socialisme anglo-saxon
et fait suffisamment connaissance avec ses doctrines, voyons main-
tenant quel accueil lui était réservé, quelle influence il a exercée,
de quel crédit il jouit au milieu des populations qu'il avait spéciale-
ment en vue en prenant la plume.
II.
Nous sommes ici en présence d'une manifestation qu'on peut har-
diment qualifier d'exceptionnelle, — nous l'avons déjà dit. — Tn
publiciste bien renseigné en parlait en ces termes dans un écrit ré-
cent : « L'ouvrage de M. George : Progrès et Pauvreté a vu le jour
en 1879. En 1885, à six ans de distance, on peut aflirmer sans hési-
ter que l'apparition de ce livre forme à elle seule une date impor-
(1) Cet article était écrit lorsque VExamintr do San-Francisco nous a apporté les
premières pages d'un nouveau livre do M. George qui ost à la veille de paraître et
que ce Journal réimprime sur les bonDCM rcuillcs, au prix, nous dit-il, de grands sacri-
fices et avec privilège exclusif pour toute la côte du Paciflquo. Cet ouvrage a pour
litre : Vroleclion ou Libre- Échange? {Protecttun or Fret Trade?)
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 6^1
tante dans l'histoire de la pensée économique tant en Angleterre
qu'en Amérique (1). » Mais il importe d'entrer dans quelques dé-
tails. Nous commencerons notre enquête par les États-Unis.
M. George ne pouvait espérer de la bourgeoisie de son pays un
accueil empressé. Ce n'est pas dans ses rangs qu'il avait chance
d'être reçu à bras ouverts et d'opérer bien des conversions. Un
de ses biographes signale , il est vrai, le cas d'un homme possé-
dant de grandes terres et qui fut si enchanté de la manière dont
Progrès et Pauvreté disait leur fait aux propriétaires fonciers, qu'il
s'empressa d'acheter vingt exemplaires de cet ou^Tage pour les dis-
tribuer à ses domestiques et à ses employés. Mais de tels succès
ont dû être rares.
Le réformateur californien a pu toutefois s'estimer heureux de
l'attention qui lui a été accordée par ses adversaires. Il n'a pas
eu à souffrir de la conspiration du silence. Ses doctrines ont été
discutées dans d'innombrables articles de journaux et de revues,
dans des études spéciales, dans des conférences. On a même vu un
important périodique qui se publie à New-York, XeHarpers Weekly^
donner en primeur à ses abonnés, au risque de s'attirer bien des
réclamations, qui, en effet, ne lui ont pas manqué, un des li\Tes de
M. George, le& Problèmes sociaux, du premier au dernier chapitre.
Mais voici, entre tous les encouragemens que le fondateur du
nouveau socialisme agraire a rencontrés dans le camp de ses oppo-
sans, celui qui l'aura , croyons-nous , le plus touché. S'il n'a pas
opéré, à proprement parler, de révolution au sein de la classe
aisée et cultivée , c'est pourtant un fait indéniable que son in-
fluence est sensible dans un petit nombre de publications qui ont
vu le jour pendant ces dernières années et qui sortent de ce mi-
lieu-là. Sans remonter bien haut, nous citerons un livre paru il y a
quelques moiss seulement de l'autre côté de l'Atlantique. 11 a
pour auteur M. Charles-A. Washburn, frère de l'ancien ministre
des États-Unis à Paris et qui a lui-même représenté son gou-
vernement dans le Paraguay, d'où il a rapporté un volume de
voyages et de souvenirs auquel on accorde du mérite. M. Wash-
burn, qui vit en ce moment dans une jolie campagne, située dans
le New-Jersey, à quelques heures de New-York, a voulu étudier ce
qu'il appelle l'évolution politique (2) : c'est le titre de son livre. Or,
en fait d'évolution, voici la théorie qu'il préconise : un impôt unique
sur la terre , fortement progressif, presque nominal pour les très
petites propriétés, mais s'accroissant, passé une certaine limite, avec
(1) Recmt American Socialîsm, by Richard F. Ely ; Baltimore, april 1885, p. 16.
(2} Political Evolution, by Charles A. Washburn j Philadelphia, Lippiacott.
loitt LXiiv. — 1886. 41
6à2 REVUE DES DEUX MONDES.
une telle rapidité que force serait aux grands propriétaires ruraux
de se dessaisir le plus tôt possible d'une partie de leurs biens pour
ne pas succomber sous les charges du fisc. C'est là, d'après lui, le
seul moyen d'arriver à replacer entre toutes les mains le sol' qui
a fini par se concentrer dans quelques-unes, par devenir l'apanage
d'une caste de privilégiés, et de le faire servir, selon le vœu de la
nature, à « l'entretien du genre humain. » Nous n'avons pas, pour
le moment, à apprécier ces doctrines. Nous ferons seulement re-
marquer combien elles se rapprochent de celles dont M. George
s'est constitué l'avocat.
Si, comme on vient de le voir, le prophète de San-Francisco n'a
pas eu trop à se plaindre de la bourgeoisie des États-Unis, cepen-
dant son vrai triomphe ne pouvait être là et il l'a trouvé au milieu
des ouvriers. Il ne s'était malheureusement pas trompé en afTîrmant
qu'il se cache de grandes et sombres infortunes dans les brillantes
métropoles du Nouveau-Monde, ainsi que dans les agglomérations
industrielles, si nombreuses, si entassées et si exposées à des crises
redoutables. On en savait certes quelque chose au moment où Pro-
grès et Pauvreté fit son apparition.
On n'a pas oublié les mémorables grèves des employés de che-
mins de fer, qui, au mois de juillet 1877, éclatèrent dans la région
la plus riche et la plus populeuse des États-Unis et répandirent
l'émeute comme une traînée de poudre à Baltimore, à Pittsbnrg.
dans rOhio, à Chicago, à New-York. On sait que le sang coula, que
des dégâts qui se chiffrent par des sommes énormes furent com-
mis, que le trafic demeura interrompu pendant plusieurs jours sur
l'es principaux réseaux de voies ferrées. C'est alors que le général
Sherman, mandé à Washington par le chef du pouvoir, crut devoir
recommander une augmentation considérable de l'efiectif de l'ar-
mée, comme le seul moyen de conjurer le retour de semblables
calamités. La grande masse des ouvriers avait été entraînée à
prendre parti dans cette guerre d'intérêts qui se termina, on s'en
souvient peut-être, au profit des patrons. Gr, c'est à deux ans d« là
que M. George fit entendre sa voix et lança le catéchisme du nou-
veau socialisme agraire.
Un tel livre, venant à un tel moment, était de nature à produire
une vive commotion dans des esprits qui n'avaient pas tout oublié
et qui n'étaient qu'à moitié rassurés sur l'avenir. Il ne faudrait pas
cependant exagérer les choses. Les ouvriers américains éprouvaient
sans doute une satisfiiction marquée en voyant un écrivain en \uc
prendre leur défense et dresser contre les riches, les heureux de
ce monde, les hommes qui leur commandent et qui bénéficient de
leur travail, un vigoureux et saisisHant réquisitoire. Mais quant à
accepter sa solution du problème de la misère, (juant à croire qut>
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 6A3
tout le mal venait du rôle que la terre distribuée entre les parti-
culiers a jusqu'ici joué et qu'on allait bouleverser toutes les doc-
trines courantes sur la propriété pour redresser leurs griefs, c'était
une autre alîaire. Le travailleur ne se passionne que médiocrement,
au pays de Washington et de Franklin, pour les idées théoriques ; il
ne fait pas beaucoup de politique intransigeante ; il est peu porté à
admettre que la société puisse se renouveler à coups de décrets et
qu'on la modèle à volonté comme le sculpteur qui donne à la glaise
qu'il pétrit dans ses mains toutes les formes que lui suggère sa
fantaisie. Son éducation en a fait un homme pratique plutôt qu'un
idéologue. Son ambition ne va guère au-delà du désir d'améliorer
sa situation sans tenter l'impossible et. tout simplement en tirant
parti des cartes qu'il a.
On a donc beaucoup applaudi M. George dans le camp ouvrier ;
on l'a lu avec le plus vif intérêt; on a relevé dans son livre une
quantité d'observations prises sur le vif, de critiques pleinement
justifiées. Et pourtant l'apôtre du nouveau socialisme n'a pas été
jusqu'à entraîner dans son orbite la masse proprement dite de ceux
pour qui la vie est dure, et qui est plus prudente, plus conserva-
trice d'instinct que l'on ne serait porté à le supposer.
Mais il est, au milieu de ces hommes, des groupes plus avancés et
aussi plus inflammables que le gros monceau ; c'est là que l'in-
fluence de M. George devait surtout se faire sentir. Elle a été pen-
dant quelque temps prépondérante au sein des associations que
riiiternationale avait précédemment enrôlées sous son drapeau, et
auxquelles les idées de révolution ne sont point étrangères.
On sait que l'accord ne règne pas toujours dans cette avant-garde
de l'armée des travailleurs. On put croire un moment que Progrès
et Pauvreté allait sceller entre ses différentes fractions un traité de
paix perpétuelle et offrir le terrain commun sur lequel elles uni-
raient dorénavant leurs efforts. Un rapprochement se produisit,
mais il ne dura pas. L'arrivée du célèbre Most aux États-Unis, en
1882, vint tout gâter. Les élémens disparates qui avaient cherché à
fusionner se sont de nouveau désassociés, et l'on a -vu se reformer
deux camps distincts, avec lesquels il y a pour nous quelque intérêt
à faire au moins une rapide connaissance. Nous y serons aidés par
une récente étude, — déjà citée, — faite sur les lieux et publiée à
Baltimore (1).
Les deux écoles qui se trouvent aujourd'hui en présence sont :
d'un côté, les socialistes révolutionnaires purs, les internationalistes
ou les rouges, comme on les désigne communément; de l'autre
les socialistes modérés et pacifiques, les bleus.
(1) Htcent American Socialism, by Richard F. Ely.
6Û4 EEVDE DES DEUX MONDES.
Chaque groupe a son organisation particulière, sa méthode de
propagande, ses journaux, — en tout quatre cents environ (nous
disons bien : quatre cents), — dont plusieurs et d'entre les plus
importans se publient en allemand. C'est le cas, en particulier, pour
la Freihcit, qui a Most pour rédacteur et dont nous entendons quel-
quefois parler.
Le programme des rouges se résume dans ces deux articles : au
point de vue politique, l'anarchie, et pour atteindre ce but : la ré-
volution. Au point de vue économique : l'organisation du travail
d'après le principe de la coopération, et l'échange direct des pro-
duits, de manière à supprimer à la fois et le capital et le commerce,
— le capital qui demande sa rémunération aux sueurs des ouvriers
et qui prélève son lourd intérêt sur leur salaire ; le commerce, qui
joue entre le producteur et le consommateur le rôle d'un intermé-
diaire inutile et coûteux.
Quant aux bleus, ils combattent à outrance, sur le terrain poli-
tique, les doctrines de l'anarchie, mais ils ne se montrent pas moins
hostiles à l'individualisme des sociétés actuelles, au sein desquelles,
selon eux, chacun peut s'enfermer dans la recherche de son intérêt
personnel et laisser mourir son prochain, s'il lui en coûte de se dé-
ranger pour lui. Sur le terrain économique, ils tendent aussi, comme
les rouges, à la coopération tant des forces productives que des
forces distributrices, et, pour en arriver là, ils font appel aux mêmes
moyens que l'association rivale. Voici, du reste, comment ils se
sont expliqués à ce sujet dans une de leurs assemblées générales
tenue à Baltimore en décembre 1883 : « Le sol, les instrumens de
production, de transport et d'échange redeviendront aussitôt que
faire se pourra la propriété de tous. »
Telle est la situation, qui peut se résumer de la manière sui-
vante : si on laisse de côté le point de vue politique, sur lequel elles
diffèrent assez profondément, pour ne considérer que le côté éco-
nomique, les deux écoles se donnent la main. Un des organes de
la fraction internationaliste, le Triith de Chicago, publiait, il n'y a
pas bien longtemps, dans ses colonnes, celte prophétie commina-
toire : « Gare à vous propriétaires, attention! Il y a des brisans au
large. C'est la nouvelle loi qui régit le prix de la terre, h la ville
comme à la campagne. Le prix de la terre est déterminé par la vente
de Progrh cl Pauvreté d'IIenry George ; il baisse quand la vente
do cet ouvrage monte, il monte quand elle baisse. Ce livre vient de
dépasser sa centième édition, et il marche d'un pas plus rapide que
jamais. Dans dix ans d'ici, les lots de terrain aux abords des villes
ne vaudront plus que les impôts dont ils seront frappés. » Les
socialistes modérés vont peut-être moins vite en besogne; ils ne se
croient pas si près de toucher le but, mais ils se nourrissent des
LE SOCIALISME AXGLO-SAXON. 645
mêmes doctrines et se bercent des mêmes espérances. M. Henry
George est resté leur prophète, et c'est là un fait dont la portée
n'échappera à personne.
Encore un coup, nous savons et nous n'avons garde d'oublier que
la grande masse des ouvriers américains n'est pas gagnée au socia-
lisme agraire. Mais la minorité qui est dans ces idées est un état-
major et lorsque, d'après les estimations de la North American
Bevi'ew, un organe digne de toute confiance, cet état-major s'élève,
pour les rouges à quelque 50,000 hommes, et pour les bleus à en-
viron la moitié de ce chiffre, il faut décidément en tenir compte.
Nous ne sommes pas en présence d'un facteur négligeable, mais
d'une force. Qu'arriverait-il le jour oîi viendrait à se produire une
crise industrielle intense, pendant laquelle l'ouvrage manquerait et
le pain aussi? Le désespoir et les privations ont toujours pour effet
de porter ceux qui souffrent aux résolutions extrêmes. Pans ces
momens-là, ce sont les violens qui entraînent les autres; eux du
moins ont un programme d'action, et ceux qui jusqu'alors s'étaient
montrés indécis suivent leur impulsion. Les timides mêmes sont
jetés dans le courant, parce qu'ils ne trouvent pas en eux la volonté
nécessaire pour résister aux conseils qu'on leur donne, leur pa-
russent-ils mauvais, et pour se dégager de la pression qu'on exerce
sur eux. Dans l'hypothèse que nous venons d'émettre, si une crise
devait éclater et arrêter un grand nombre de bras, il est assez na-
turel de penser que la doctrine de la « nationalisation » du sol,
commune aux deux écoles qui aspirent à prendre la direction du
mouvement ouvrier, servirait de centre de ralliement à la plupart
des mécontens, qui viendraient alors se jeter dans des organisations
toutes prêtes à les recevoir. Il n'y a pas lieu de se montrer pessi-
miste, mais on ne saurait disconvenir qu'il y ait, dans l'éventualité
que nous signalons, une menace pour l'ordre de choses actuel.
Laissons maintenant l'Amérique et passons en Angleterre. Voici
en quels termes la Quarterly Review rendait compte de l'action
exercée dans les Iles-Britanniques par les idées écloses sur les bords
de l'Océan-Pacifique : « Les éditeurs londoniens de M. George, écri-
vait la grave revue que nous citons, viennent de republier son livre
[Progrès et Pauvreté) en un volume ultra-populaire. En ce moment-ci,
il s'écoule par milliers d'exemplaires dans les ruelles et dans les
quartiers les plus reculés des villes d'Angleterre, où on l'accueille
comme le glorieux évangile de la justice. Cela seul suffirait à lui
donner une importance considérable, mais nous n'avons pas encore
tout dit. Ce ne sont pas seulement les pau\Tes et les violens qui
ont été influencés par les doctrines de M. George. Elles ont reçu
un accueil qui est encore plus étrange au sein de certains groupes
appartenant aux classes réellement cultivées. Elles ont été l'objet
646 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un sérieux examen de la part d'un conclave de clergymen anglais.
En Ecosse, des pasteurs et des professeurs de l'église libre ont fait
plus que de les examiner : ils les ont ostensiblement approuvées ;
ils ont même tenu des meetings et fait des conférences pour les
propager. Enfin, des économistes, des penseurs, — ou des hommes
à qui l'on a fait cette réputation dans l'une au moins de nos uni-
versités, — ont soutenu, à ce que l'on assure, qu'ils ne voyaient
pas comment il serait possible de les réfuter, et qu'elles marquaient,
selon toute apparence, l'aurore d'une nouvelle ère économique. »
Ce mouvement, déjà très décisif, en faveur des tendances et
des doctrines qui se révèlent dans Progrès ei Pauvreté, M. George
devait l'accentuer encore par son influence personnelle et par son
éloquence pendant une tournée qu'il fit dans les différentes parties
de l'Angleterre, au commencement de l'année 1884. Il y vint sur
l'invitation d'une société pour la réforme agraire {Lmtd Befonn
Union) qui s'était constituée quelques mois auparavant en vue de
créer une agitation dans le sens de la restitution de la terre au peuple.
M. George fut présenté au public anglais dans un grand meeting
tenu à Saint- James Hall, le 9 janvier 1884, sous la présidence de
M. Labouchère, membre du parlement. Dès cette première entrevue,
il put se convaincre que, s'il comptait en Angleterre, — et comment
en aurait-il été autrement? — de nombreux et puissans adversaires,
il y possédait aussi de chauds amis.
•On voit que le missionnaire venu de si loin trouvait une terre
bien préparée et que les classes qui ont en partage l'aisance et la
culture se montraient relativement accessibles à son enseignement.
11 n'avait pas trouvé en Amérique un chemin si facile aujjrès de la
bourgeoisie, ce qui prouve, une fois de plus, la vérité de cette
observation déjà ancienne que nul n'est prophète chez soi. Cette
sympathie, non pas générale, — car il ne s'agissait de rien moins
que d'un enthousiasme universel, — mais très réelle chez un petit
norabre de personnes, ce qui était déjà beaucoup, il n'avflit pas
été seul à l'éveiller. L'influence exercée par ses propres écrits
avait été secondée par celle de quelques penseui's plus ou moins
avancés.
Arrêtons-nous au plus marquant d'entre eux. Coïncidence pi-
quante! presque au moment où paraissait Progrès et Pauvreté ^
un peu après cependant, un savant anglais, bien connu comme
naturaliste et explorateur, M. Alfred Hussell Wallace, j)ul)liait wn
livre roulant sur les mômes questions et qu'il intitulait : I.and i\a-
tionalisation, — its necessity ami its aims {La terre rendue /> la
nation ou, si l'on nous passu encore une fois ce néologisme : /m
nationalisât ion de la terre : néressité et but de eette réforme) ^
daiiB lequel, par un travail de réflexion absolument indépendant, il
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 647
arrivait à peu près aux mêmes conclusions pratiques que M. George.
L'auteur y considérait successivement la grande propriété terrienne
en Angleterre, en Irlande et en Ecosse, puis la petite propriété
telle qu'elle existe dans la plupart des autres contrées de l'Europe,
et il montrait que le morcellement du sol ne résout pas la question
sociale, n'empêche pas la persistance de la misère ; après quoi il
écrivait deux longs chapitres sous les rubriques suivantes assez
claires par elles-mêmes pour que nous n'ayons pas à entrer dans
plus de détails : « Baisse des salaires et paupérisme, conséquence
directe de l'appropriation du sol. » — (c Restitution de la terre à la
nation, seule manière de résoudi'e complètement la question
agraire. »
On le voit, sans s'être concerté avec le publiciste américain, le
savant anglais se rencontrait avec lui; avant de terminer son
livre, il put encore prendre connaissance de Progrès et Pauvreté
et saluer son auteur comme son chef de file. Toutefois M. Wallace se
séparait de M. George sur un point important. Il n'admettait pas
qu'on pût confisquer le sol sans en indemniser convenablement
les propriétaires, et il leur assurait une compensation raisonnable
pour l'abandon de leurs droits, au moyen d'une rente annuelle sur
l'état, réversible à leurs héritiers pendant un certain nombre de gé-
nérations, qui devrait être fixée par une loi. Il ne pourrait selon
lui être question d'une rente perpétuelle, car ce serait alors recon-
naître implicitement que l'appropriation de la terre est légitime.
Les (( tenans » qui cultivent aujourd'hui la terre des autres devien-
draient ainsi les fermiers de l'état, et n'auraient plus à craindre
« d'éviction; » personne ne pourrait affermer de la terre que pour
la travailler, et sans possibilité de la sous-louer à d'autres.
Mais revenons à M. George et à sa tournée de propagande en An-
gleterre. Disons en passant qu'il n'y était pas connu seulement par
ses ouvrages, mais que deux ans auparavant il avait pris en Irlande
une part directe à la campagne entreprise en vue d'amener une
réforme de la législation agraire, et fait à cette occasion plusieurs
conférences qui avaient eu un certain retentissement. C'en était
assez pour que tous les Irlandais lancés dans ce mouvement l'ac-
clamassent et acclamassent avec lui ses doctrines. C'était déjà un
noyau. Nous avons dit qu'une invitation à franchir une deuxième
fois l'Océan Atlantique lui avait été adressée par l'Union pour la ré-
forme agraire. Ce n'était pas, en Angleterre, la seule association
qui poursuivît un but analogue au sien; il en rencontra encore
d'autres, et en particulier la ligue écossaise pour la restitution du
sol {Scotch Lufid Restauration League). Il y trouva aussi des jour-
naux voués à la défense d'un socialisme qui n'était pourtant pas tou-
648 RETUE DES DEUX MONDES.
jours le sien, entre autres le Socialiste chrétien {Christian Socia-
list) qui aspire à diriger les forces souvent aveugles des masses
poussées par le désir bien compréhensible d'améliorer leur condi-
tion (1). Le Socialiste chrétien donna un compte rendu détaillé du
premier meeting tenu à Londres pour souhaiter la bienvenue au
conférencier américain.
M. George ne fit, dans les nombreux discours qu'il fut appelé à
prononcer, que reprendre et expliquer ses doctrines bien connues,
mais dans plusieurs occasions il termina ses conférences en invitant
ses auditeurs à acclamer le principe de la confiscation pure et
simple du sol, sans indemnisation. Il s'occupa aussi d'étendre par-
tout où il y avait quelque chose à faire sous ce rapport le réseau
des associations pour la réforme agraire. Il se fit entendre, entre
autres villes, à Plymouth, à Gardiff, à Birmingham, à Liverpool ; en-
suite, passant la frontière de l'Ecosse, à Glasgow, à Edimbourg, à
Aberdeen; après quoi rentrant de nouveau en Angleterre, à Cam-
bridge, la célèbre ville universitaire, où son éloquence fut plus goû-
tée que ses idées, à Hull, la patrie de William Wilberforce, le grand
philanthrope, le grand avocat de l'affranchissement des esclaves,
dont la statue excita fort son admiration, car c'était, dit-il, le pre-
mier monument à lui connu dans le Royaume-L'ni qui n'ait pas été
élevé à un tueur d'hommes. Londres eut encore une seconde fois sa
visite. En repartant pour sa patrie, M. George fit une dernière
conférence à Dublin.
Cette campagne fut fructueuse pour le recrutement des associa-
tions socialistes. C'est ainsi qu'à Glasgow, dix-huit cents personnes,
au dire des amis de M. George (2) s'enrôlèrent, à son passage et
sous son influence, dans la ligue écossaise pour la restitution du
sol. Partout l'orateur défendit sa thèse avec une incontestable ha-
bileté, mais, comme il pouvait bien s'y attendre, ses adversaires ne
restèrent pas inactifs. Si, dans certains endroits, on lui faisait une
véritable ovation qui se continuait après ses conférences dans des
agapes fraternelles organisées en son honneur, dans d'autres, au con-
traire, on l'attendait pour ainsi dire l'arme au bras. Parfois les
opposans avaient la salle pour eux, et, en plusieurs occasions, on
(1) LcB rédacteurs de ce Jou/nal bo rattachent à ud mouvement auquel ont donné le
branle deux ecclûbiustiqucs d'une haute valeur intellectuelle et morale : Kingsloy et
Maurice, morts depuis quelques aunécs. En se considérant comme des socialistes, ces
deux nobles esprits désiraient protester contre les tendances d'un individualisme me-
nant tout droit à l'isolement, et qui leur paraissait peu d'accord avec l'esprit humani-
taire de la religion chrétienne. D'ailleurs, l'adjectif cAn'fien, ajouté au terme de socia-
liste, indiquait nettement la position qu'ils prônaient.
(•2) Voir, on particulier, sur ce point et pour d'autres détails, Henry Gtorgt^ a 6io-
yraphicalf anecdotal and critical Sketch, hy Henry RoiOj London, William Reevos.
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 649
les vit même soumettre aux assistans une série de résolutions con-
damnant le système de réforme sociale qui venait d'être exposé par
le nouveau Gracchus, et qu'ils faisaient ratifier par la fraction de
l'assemblée hostile à ses vues. L'orateur ne trouvait pas toujours
des locaux pour tenir ses réunions, et, quand il ne réussissait pas
à s'en assurer, il en était réduit à parler en plein air, ce qui
du reste n'est pas en pays anglais une chose bien extraordinaire.
Enfin, il y a socialiste et socialiste, et bien des hommes qui, d'une
manière générale, sympathisaient avec lui, ne pouvaient cependant
le suivre jusqu'au bout de ses déductions, les regardant ou comme
trop radicales ou comme peu propres à conduire au résultat désiré.
C'est ainsi que M. Wallace, dont nous parlions il y a un moment,
s'est séparé de M. George, parce qu'il ne pouvait pour sa part con-
seiller la spoliation des propriétaires fonciers actuels, et a même
déclaré qu'en rejetant toute combinaison tendant à indemniser les
détenteurs du sol de la perte de leurs biens, l'auteur de Progrès et
Pauvreté avait indiscutablement retardé, et peut-être pour plusieurs
générations, l'avènement du socialisme agraire.
Nous aurions un certain intérêt à savoir quel est, à l'heure où
nous écrivons, l'effectif de l'armée de mécontens qui, dans le
royaume- uni, ont suivi jusqu'aux dernières conséquences de son
système le novateur californien, mais il est assez malaisé d'arriver
sur ce point à une appréciation précise. Nous ne sommes pas en
présence d'un parti unique. Un grand nombre de personnes, sans
aucun doute, appellent de leurs vœux des changemens dans la ma-
nière dont la propriété agraire est aujourd'hui répartie, mais outre
qu'elles sont divisées entre elles quant à l'objet de leurs désirs,
elles ne s'entendent pas non plus sur le choix des moyens. Le dé-
bat se complique encore par le fait de la diversité des intérêts ré-
gionaux et des antagonismes politiques qui s'y rattachent. Un socia-
liste irlandais, par exemple, nourrit des espérances concernant le
degré d'autonomie qu'il conviendrait selon lui d'accorder à son pays,
auxquelles des hommes qui lui tendraient sans arrière-pensée la
main sur le terrain purement économique ne peuvent s'associer.
Mais tout au moins pouvons-nous affirmer ceci : c'est que l'in-
fluence de M. George a certainement contribué à accroître au milieu
des trois royaumes réunis sous la couronne de la reine Victoria les
partisans du socialisme agraire, et à fortifier dans leurs esprits cette
opinion qu'il y a une immense révolution à accomplir, en dehors de
laquelle tout progrès sérieux est impossible. Un membre du parle-
ment, le professeur Thorold Rogers, écrivait il y a quelques mois
dans un article publié par la Contemporary Bevieiv que les per-
sonnes qui, dans son pays, regardent la possession individuelle du
650 REVUE DES DEUX MONDES.
sol comme la source de tous ou presque tous les maux dont souffre
la civilisation moderne commencent à compter et sont manifeste-
ment en croissance.
Parmi ces mécontens se rencontrent des modérés et des intran-
sigeans. Les modérés comprennent des groupes qui répondent en
gros à ce qu'on appelle en Allemagne les socialistes de la chaire et
les socialistes chrétiens. Les tendances de l'extrême gauche ont leur
centre et leur foyer dans un certain nombre de sociétés ouvrières,
plus ou moins activement mêlées à la politique et chez lesquelles
l'action exercée par M. George se discerne à première vue.
L'une des plus importantes de ces organisations de travailleurs
est la Fédération démocratique. Un publiciste, M. W.-H. Mallock,
qui s'est appliqué à réfuter les vues de M. George dans un livre
qu'il a appelé Propriété et Progrès, nous appi'end qu'elle embrasse
dans ses cadres des dizaines de milliers d'adhérens. Or, voici un pas-
sage tiré de l'un de ses récens manifestes qui montre clairement à
quelle école elle a fait son éducation : a Toute richesse est due au
travail ; par conséquent, toute richesse est due au travailleur. Mais
nous sommes des étrangers dans notre propre patrie. Trente mille
personnes possèdent la terre de la Grande-Bretagne, en présence
de trente millions d'individus auxquels on veut bien permettre d'y
vivre. Une série de vols et de confiscations nous a privés du sol qui
devrait nous appartenir. La force brutale organisée de quelques-uns a
depuis des générations dépouillé et tyrannisé la force brutale inor-
ganisée de la masse. A présent, nous réclamons la a nationalisa-
tion » du sol. Nous demandons que la terre dans les campagnes
et la terre dans les villes, les mines, avec les parcs, les montagnes,
les landes, revienne au peuple, qu'elle serve au peuple, qu'elle soit
occupée, employée, bâtie, cultivée aux conditions que le peuple
lui-même voudra spécifier. La poignée de maraudeurs qui la pos-
sède en ce moment n'a sur elle aucun droit; ce n'est que par la
force brutale qu'elle tient en échec des dizaines de millions de
lésés. »
Sur les bords de la Tamise, les forces du socialisme agraire sont
donc conduites par des états-majors analogues à ceux qu'elles pos-
sèdent dans la grande république d'outre-mer. A la vérité, ici en-
core, nous avons une armée et plusieurs drapeaux, mais tous les
adhérons de cette grande ligue reconnaissent un ennemi commun :
la propriété foncière sous sa forme actuelle. Or, même avec des élé-
mens disparates, c'est assez d'un Delcnda est Carllingo sortant de
toutes les bouches pour constituer, au moins pour un temps, un parti
qui a son importance.
Dans cette rapide revue du mouvement socialiste, dont les idées
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 661
représentées et patronnées surtout par M. George ont été le point
de départ , nous n'avons guère envisagé encore qu'un côté de la
question. Nous nous sommes presque exclusivement borné jusqu'ici
à enregistrer les sympathies, les adhésions au principe du collecti-
visme agraire, les enrôlemens dans des sociétés décidées à en pour-
suivre l'application. Il nous reste à parler des résistances que cette
propagande a rencontrées, de l'opposition qu'elle a provoquée.
Dans la masse du public, si l'on excepte toutefois les groupes d'ou-
vriers avancés, le nouvel évangile n'a été reçu qu'avec incrédulité.
Dans la plupart des cas, on s'est contenté de hausser les épaules.
L'idée que l'état pourrait dépouiller les propriétaires fonciers, grands
et petits, sans avoir à les indemniser ni même à s'excuser de la liberté
décidément bien grande dont il userait à leur égard, n'entrait pas
dans les esprits. On ne discutait pas : on tenait une pareille inspira-
tion pour un rêve insensé ou criminel.
Il y a eu pourtant, au milieu de cette résistance sommaire, une
autre sorte de réponse à M. George et à ses amis. On leur a fait
l'honneur de les combattre avec les armes de la discussion, et l'on
ne pouvait faire moins. Laisser dire sans répliquer autrement que
par un dédain transcendant ne réuss't pas toujours. Il y a des per-
sonnes intéressées à interpréter ce silence dans le sens d'un aveu
d'impuissance. II convenait donc de disséquer l'argumentation des
socialistes agraires et, pour diminuer la prise qu'elle peut avoir sur
certains esprits, d'en montrer la valeur exacte. Elle a des points fai-
bles et qui ne supportent pas l'examen, soit; mais quels sont-ils? Et-,
d'autre part, dans ce tissu d'exagérations et d'utopies, ne trouve-
rait-on pas peut-être quelques idées justes, l'indication de quelques
abus réels qu'il faut combattre, de quelques réformes pratiques
qu'il faut effectuer? Voilà ce qu'il y avait lieu de rechercher.
C'est ce qui a été fait par toute une armée de conférenciers et de
publicistes,et souvent d'une manière extrêmement complète et dans
le meilleur esprit.
Nous avons devant nous quelques-unes des études critiques dont
les doctrines préconisées par M. George et son école ont été l'objet.
Nous aimerions nous y arrêter un peu longuement, car elles consrti-
tuent une lecture des plus instructives, mais on comprendra que
nous ne puissions songer à en donner une idée détaillée. Ce serait
un livre à écrire sur la matière. Qu'il nous suffise d'indiquer les
points qui, dans cette discussion, ont été le mieux mis en lumière.
Ils se ramènent à six.
Premier point. — Le problème a été mal posé. Il n'y avait pas
lieu de se demander pourquoi la pauvreté s'aggrave à mesure que le
progrès poursuit ses conquêtes, parce que cela n'est pas. On n'est
652 REVUE DES DEUX MONDES.
pas en droit de dire que la civilisation dessine surtout sa marche
par les malheureux qu'elle laisse sur son chemin. Le parallélisme
que l'on cherche à établir est absolument contraire aux faits. Quand
on compare la situation des classes laborieuses d'aujourd'hui avec
celle des ouvriers d'il y a deux cents, cent ou seulement cinquante
ans, il est impossible de ne pas reconnaître qu'elle s'est améliorée.
Elles possèdent plus de bien-être. Elles fournissent à la charité pu-
blique et particulière un nombre d'assistés qui va en diminuant. La
moyenne de la durée de la vie humaine s'est élevée dans leurs rangs
aussi bien que dans le reste de la population.
Deuxième point. — Proposer de dépouiller les propriétaires fon-
ciers de la terre qu'il possèdent d'une manière régulière et légale,
c'est tout simplement conseiller la violation du huitième comman-
dement de la loi de Moïse : « Tu ne déroberas point, » dont jamais
les honnêtes gens ne se sont avisés de discuter un instant la con-
formité avec la loi morale. Les biens immobiliers sont des richesses
tout aussi légitimes que les biens mobiliers. Ils représentent, en
thèse générale, du travail, de l'économie, de l'ordre, de l'intelli-
gence , capitalisés pendant une ou plusieurs générations. Le sol a
été jusqu'ici acquis et conservé dans la certitude que c'était un
titre des plus sûrs, et s'en emparer sans en rembourser la valeur
ne serait pas seulement une spoliation, ce serait encore un ébran-
lement profond donné à cette base même de l'ordre social, la sé-
curité, hors de laquelle l'effort sérieux et l'épargne deviennent im-
possibles.
Troisième point. ^ Si l'appropriation du sol est un fait relativement
récent dans l'histoire des sociétés, cependant il est démontré que
la substitution de la propriété foncière individuelle à la posses-
sion collective marque une étape importante dans la voie du pro-
grès.
Quatrième point. — La terre est mieux cultivée dans l'état actuel
qu'elle ne le serait après une confiscation générale, car, pour se
livrer à un travail persévérant et intelligent, il faut être stimulé
par l'assurance que l'on profilera directement des sacrifices accom-
plis, et détruire le ressort de l'intérêt personnel, c'est du même
coup diminuer considérablement la i)roduction.
Cinquième point. — On nous dit qu'il faut simplifier les ionctions
du gouvernement et les réduire à leur minimum. Nous l'admet-
tons volontiers, mais c'est pour cela précisément que nous n'ajou-
terons pas aux charges de nos hommes d'état le soin de gérer toute
la propriété foncière aujourd'hui entre les mains des particuliers.
Nous nous plaignons que la politique ne distingue pas toujours suf-
fisamment entre l'intérêt public et l'intérêt privé, qu'elle excite
LE SOCIALISME AJXGLO-SAXOX. 653
des convoitises et des ambitions qui n'ont rien de commun avec
le bien général. Que serait-ce si nos magistrats avaient encore des
campagnes à louer, à surveiller, à faire exploiter? Quelles tenta-
tions ne verraient-ils pas se dresser devant euxl C'est bien alors
qu'ils devTaient s'écrier : 0 ciel î préserve-moi de mes amis ! car
les amis voudraient avoir les meilleures terres et au meilleur prk.
Autant vaudrait décréter tout de suite que l'état sera chargé de gé-
rer la fortune entière des citoyens.
Sixième point. — Sans aller jusqu'à confisquer la terre, les pou-
voirs publics peuvent de plusieurs manières, par une sage initia-
tive, diminuer les obstacles qui s'opposent au morcellement des
grandes propriétés actuelles. Ils peuvent et doivent s'occuper avec
sollicitude des faibles et des petits et leur procurer le moyen de
s'élever intellectuellement, moralement, socialement. Ils perfec-
tionneront les écoles. Ils diminueront les charges qui pèsent sur
les classes laborieuses auxquelles on a trop souvent demandé, —
comme dans le service militaire, — des sacrifices de temps et d'ar-
gent absolument excessifs. Ils chercheront à réagir par les moyens
qui s'offriront à eux, non pas certes contrôla civilisation elle-même,
mais contre, l'agglomération qu'elle produit de populations consi-
dérables qui vont s'entasser dans les villes et les centres ouvriers,
car c'est bien là qu'est le danger, — et, dans tous ces eûorts,
bien loin de décourager le zèle des particuliers, ils seront heureux,
au contraire, d'obtenir leur concours, et ils y feront appel.
Septième et dernier point. — L'initiative privée n'a pas montré
encore tout ce dont elle est capable: L'association et la coopération,
sous leurs formes variées, sont des forces encore mal connues et
dont la mission, au milieu de ceux pour qui la lutte pour l'exis-
tence est le plus rude, est fort loin d'avoir été remplie.
Telles sont les principales considérations qui ont été développées
par les adversaires de la propriété foncière collective. Mais encore
ici, comme tout à l'heure en exposant les théories de M. Georo-e,
nous ne pouvons qu'indiquer les grandes lignes du débat.
IH.
Lorsque dans l'été de 1864 le célèbre apôtre du socialisme, Fer-
dinand Lassalle, arrivait à Genève pour y rencontrer sur le terrain
un rival d'amour, et que, deux jours après, il succombait aux suites
du coup de feu essuyé dans ce lugubre rendez-vous, on s'émut
au-delà du Rhin. La presse allemande, qui avait eu si souvent à
s'occuper du jeune pubUciste et orateur, assiégeait les bureaux de
rédaction de la presse genevoise pour obtenir des renseignemens
65 A REVUE DES DEUX MONDES.
sur cette affaire. Lassalle ? Qui pouvait bien être ce monsieur? Un
Français, à en juger par son nom ; mais d'où venait que l'on s'oc-
cupait ainsi de lui en Allemagne ? Les habitans des bords du lac
Léman étaient pris par surprise, et l'on peut dire qu'au moment
où Lassalle expirait, presque tout le monde, parmi ceux qui assis-
taient à ce drame, sans excepter même les journalistes qui pour-
tant sont censés tout savoir, ignorait l'histoire de cet étranger.
Le nom de M. Henri George était-il plus connu de nos lecteurs
que celui de Ferdinand Lassalle ne l'était des témoins de son duel
et de son agonie? C'est possible, mais pour la plupart d'entre eux
cependant nous n'oserions le jurer.
De telles ignorances s'expliquent, et nous en avons montré la
raison au début de cette étude. Un réformateur social est, par excel-
lence, le produit d'un certain milieu et d'une époque particulière.
Très populaire, très discuté dans le petit coin de terre qu'il a spé-
cialement en vue et auquel il s'adresse, il pourra demeurer long-
temps un inconnu pour le reste du monde, à moins toutefois qu'il
ne se trouve mêlé à des événemens considérables qui tiennent
quelque place dans les colonnes des journaux.
ISous estimons pourtant que c'est une chose bonne d'être ren-
seigné sur les manifestations économiques qui se produisent au-delà
de \d, frontière. Et voici pourquoi. C'est que, malgré les diversités
de race, de latitude, de nationalité, de situation, de langue, les
hommes se ressemblent. Les expériences que ceux-ci font aujour-
d'hui,, ceux-là ont toute chance de les répéter un jour ou l'autre.
N'ont-ils pas partout les mêmes besoins, les mêmes désirs, les
mêmes intérêts, et ne tendent-ils p;is par mille chemins à un même
but : l'accroissement de leur bonheur? Comment dès lors ne se ren-
contreraient-ils pas quelquefois dans le choix des moyens qu'ils
emploient pour augmenter leur somme do bien-être?
Gela étant, il ne peut nous être que profitable d'étudier ce qui
se passe autour de nous. A suivre l'évolution des idées, les mou-
vemens de l'opinion chez nos voisins, à entendre leurs novateurs,
à voir la manière dont ils sont accueillis, à nous mêler à la lutte
qui se livre autour de leurs doctrines, nous faisons notre éducation
économique. Nous nous préj)arons à affronter les problèmes de
l'avenir. Nous réfléchissons d'avance aux questions qui pourront,
un peu plus tôt ou un peu i)lus tard, se j)oser dans notre pays. Et
quand une idée fait son apparition, ce n'est plus alors à l'injpro-
visie; nous l'avons vue venir, nous l'avons déjà passée au crible
de l'examen, réduite à sa juste valeur. Si l'on recommande les
voyages comme propres à former reKi)rit et à en étendre horizon,
à plu.*» forte raison doit-on conseiller des explorations dans le champ
LE SOCIiXISME ANGLO-SAXON. 655
de la pensée contemporaine, car ce que nous avons le plus d'in-
térêt à connaître, ce sont les hommes.
Vovez plutôt. Nous venons de nous occuper du système de
}L Henri George. Il ne s'agissait que de nous renseigner. C'était
un phénomène dont nous désirions nous rendre compte, une pure
satisfaction donnée à notre besoin de connaître et de savoir, à la
légitime curiosité qui est un des traits de notre nature. Mais comme
tout cela nous semblait éloigné, étranger à nos circonstances par-
ticulières et d'un intérêt purement spéculatif!
Eh bien! non. Voilà qu'à nos portes mêmes, tout près de nous,
chez nos voisins les plus proches, le socialisme agraire a des avo-
cats, des admirateurs, un petit parti qui travaille à l'implanter, et
qu'en France même il a fait son apparition.
Pour nous en tenir aux noms les plus marquans de notre temps,
nous voyons qu'en Allemagne ce n'est pas seulement Ferdinand
Lassalle, dont nous parlions plus haut, et M. Karl Marx, le promo-
teur et l'àme de l'Internationale, qui font le procès de la propriété .
foncière individuelle, puisqu'ils veulent, comme on sait, res-
tituer la terre à la collectivité, en même temps que le capital et
les autres richesses. C'est encore à cette heure même un homme
considérable, un penseur, que la sociologie, le jour où elle sera
parv«tt«e à se constituer, réclamera conmie l'mi de ses préciur-
seurs, un politique, un ancien ministre du cabinet autrichien, dans
lequel il a tenu le portefeuille de l'agriculture et du commerce,
M. A.-E. Schaeffle. Le public français peut lire de lui une substan-
tielle tirochure: la Quintessence du socialisme, tirée d'un de ses
grands ouvrages et traduite par M. B. Malon, un ancien membre
de la Commune, pour la Bibliothèque socialiste qui se publie à
Paris.
La Belgique a été, de son côté, un des berceaux du socialisme
agraire. C'est elle qui a envoyé à la France le baron Colins, qui,
malgré ses titres de noblesse, a montré, dans la collectivité du sol,
le grand remède aux misères de notre temps. Voici encore Huet,
qui déclarait que la qualité d'homme entraîne un droit à la terre,
et son éminent disciple, M. Emile de Laveleye, qui, tout en criti-
quant avec une grande pénétration les systèmes socialistes, a fait
pourtant des concessions très importantes aux opinions sur les-
quelles ils se fondent, témom ces deiLx passages empruntés à son
livre : De la propriété et de ses formes primitives, paru en 1877.
« La propriété, considérée comme un droit naturel appartenant à
tous, est seule conforme aux sentimens d'égalité et de charité que
le christianisme fait naître dans les âmes et aux réformes des lois
civiles que le développement de l'organisation industrielle paraît
commander.
656 REYCE DES DEUX MONDES.
« La connaissance des formes primitives de la propriété peut
présenter un intérêt immédiat aux colonies nouvelles qui dispo-
sent d'immenses territoires, comme l'Australie et les Etats-Unis,
car elle pourrait y être introduite de préférence à la propriété qui-
ritaire... Citoyens de l'Amérique et de l'Australie, n'adoptez pas le
droit étroit et dur que nous avons emprunté à Rome et qui nous
conduit à la guerre sociale. »
Mais le socialisme agraire n'est pas seulement autour de la place ;
il est dans la place même, il a en France des représentans, peu
nombreux il est vrai, mais très authentiques et convaincus, dans
le monde des savans comme dans les rangs du peuple.
L'autre jour, l'Académie des sciences morales et politiques avait
à examiner, dans un de ses concours, un livre d'un professeur de
l'Université que son talent recommandait à l'attention, mais dont
elle s'est refusée à (( encourager les doctrines en les couvrant de
l'autorité qui s'attache au titre de lauréat. » Et qu'y avait-il donc
de répréhensible dans cet ouvrage? « On ne suit pas assurément
la meilleure voie, écrivait M. Levasseur, chargé du rapport sur le
concours, en signalant la propriété foncière comme « un véritable
privilège, » et on n'inculque pas dans les esprits une juste notion
d'économie politique lorsqu'on laisse penser que la suppression de
la propriété immobilière pourrait, dans les sociétés modernes,
constituer un progrès social (1). »
C'est l'autre jour aussi qu'un philosophe et publiciste bien connu,
M. Alfred Fouillée, cherchait, fidèle à sa tendance ordinaire, à con-
cilier dans une synthèse supérieure les économistes de la vieille
école et les socialistes. 11 suffirait pour cela, d'après lui, de consti-
tuer à côté de la propriété privée, à laquelle il ne serait pas tou-
ché, une propriété collective que le temps se chargerait d'aug-
menter, et qui aurait pour effet de contre-balancer les effets fâcheux
du régime individualiste sous lequel nous vivons, en diminuant les
inégalités sociales (2).
Si M. George occupe une place à part à côté des divers réfor-
mateurs socialistes que nous venons de nommer, cependant il a avec
eux plus d'un point de contact. M. Paul Leroy-Beaulieu a déjà signalé
ses ressemblances avec Colins, et n'a vu dans son système qu'une
variété américaine du collectivisme franco-belge.
Voilà pour les théoriciens de cabinet. Mais, à côté d'eux, il y a les
théoriciens des réunions populaires, des vurtinga ouvriers, parmi
lesquels le socialisme agraire trouve plus d'un partisan. C'est ce
(1) Séances et travaux de l'Académie det scitncet tnoralt$ et politiques, 1885, 10* li-
vniiton, p. &.M.
('.'} Voir la l*ropriété sociale et la Dimocrati*. Ptrii, 1885; Hachette.
ï
LE SOCIALISME ANGLO-SAXON. 657
dont on a pu se rendre compte en suivant de près les manifesta-
tions des groupes socialistes avancés qui se sont produites ces der-
nières années à Paris, et Paris n'est plus aujourd'hui seulement une
capitale politique, c'est encore la capitale du parti des travailleurs
en France. Nous avons vu souvent au cœur même de la nation fran-
çaise la thèse de la confiscation du sol au profit de la collectivité
inscrite en tête des programmes de réforme sociale. Tout le monde
n'entend pas, il est vrai, effectuer de la même manière cette révo-
lution que l'on annonce. A qui serait remise la terre? A l'état!
répondent les collectivistes. Non, pas à l'état! s'écrient de leur côté
les anarchistes, mais à la commune agricole (1). Mais ces diver-
gences ont peu d'importance en regard de l'entente qui règne sur
le but à atteindre.
Voilà où nous en sommes. S'il y a de bonnes raisons de croire
que la question de la propriété foncière ne tiendra jamais de ce
côté-ci de la Manche et de l'Atlantique la place qu'elle occupe dans
le mouvement socialiste en Angleterre et aux États-Unis, on ne
pourrait cependant se flatter qu'elle n'y jouera pas aussi son petit
rôle.
En présence des éventualités de ravenir,Ia science économique nous
paraît avoir sa mission et une haute mission à remplir. Peut-être s'est-
elle trop renfermée jusqu'ici dans son rôle pédagogique, et canton-
née dans la forteresse des doctrines classiques pour en défendre les
abords. Qu'elle ne craigne pas, chaque fois qu'il en vaut la peine, de se
porter au-devant des idées nouvelles et de les étudier (2). A elle de
rechercher la part de vérité qui peut s'y trouver mêlée à l'erreur,
de séparer l'or pur du plomb vil, ce qui est solide de ce qui n'est
que clinquant, et, cela fait, mais en toute bonne foi, avec l'impar-
tialité d'un juge intègre, de dissiper aussi les rêves mauvais, mal-
sains, décevans qui détournent des réformes utiles. A elle d'éclai-
rer l'opinion, de la diriger, de montrer où est le progrès véritable,
et de se mettre au travers de ces entreprises stériles qui coûtent
cher à tout le monde sans que l'on puisse dire à qui elles profitent
réellement.
LODIS WUARDf.
(1) Voir, en particulier, le Journal des Économistes, 11, p. 405.
(2) Dans son beau livre sur le Collectivisme, M. Paul Leroy-Beaulieu entrait der-
nièrement dans cette voie.
TOME LXXIV. — 1886. 42
LE
PLAISIR ET LA DOULEUR
AU POINT DE VUE DE LA SÉLECTION NATURELLE
I. G. -II. Schneider: Freud und Leid des Mcnscliengesclilechts. Stuttgart, 1883. —
II. Rolph : Binlogische Problème, Leipzig, i884. — III. Léon Dumoni : Théorie
scientifique de la sensibilité (nouvelle édition). — IV. Delbœuf : Théorie de la sin-
sibilité. — V. Nicolas Grote : Psychologie de la seusibiltté. Saint-'Pétersbourp,
1880. — VI. Fr. liouillier: le Plaisir et la Douleur (3' édition.)
Gomme l'ont dit Platon et Aristote, il n'y a probablement chez
l'homme ni plaisir ni déplaisir absolument pur : les deux sentirnens
se trouvent mélangés à doses inégales par l'art subtil de la nature,
et l'impression définitive dans notre conscience est «ne 'résultante
où l'emporte un des élémens. Cette complexité de toute émotion
pourrait se déduire des deux conceptions dominantes de la physio-
logie moderne. La première de ces conceptions, c'est que noti-e
corps est en réalité une société de cellules qui ont chacune leur
aciivité propre et luttent entre elles pour la vie. Chez les aninnux
inférieurs, chaque partie de l'organisme semble encore jouir ou
souffrir pour son propre compte, comme dans le ver coupé en
deux; chez les aniuiaux supérieurs, il se produit une sélection et
une fusion fuiale des impressions élémentaires (}ui aboutissent au
cerveau. 11 est probable que des rudimons d'émotions agréables ou
désagréables émergent de toutes les |)arties et viennent retentir
dans la consci'uice générale, de manière à lui connnuniquer le
timbre du plaisir ou celui de la peine, selon les élénicns auxquels
reste la victoire. Nos peines et nos plaisirs seraient ainsi lo résumé
des peines ou plaisirs élémentaires d'une myriade de cellules : un
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 659
peuple souffre ou jouit en nous, notre moi est légion, notre bon-
heur individuel est en même temps un bonheur collectif et social.
Ce n'est pas tout. Une autre conception de la psychologie physiolo-
gique vient confirmer encore ce caractère collectif de notre sensi-
bilité : c'est la doctrine de l'évolution et des effets de l'hérédité
accumulés dans l'individu. Ce n'est pas seulement le présent qui
résonne en nous, mais encore le passé : nos émotions en appa-
rence les plus nouvelles renferment le ressouvenir et l'écho in-
conscient des expériences de toute une série d'ancêtres. Quoi de
plus neuf, semble-t-il, et de plus frais que la première émotion
d'amour éprouvée par la jeune fille? Et cependant, c'est tout un
passé qui se prolonge et retentit en elle : le battement de son cœur
est la continuation du battement de cœur universel; la rougeur de
ses joues est le signe visible d'une infinité d'émotions intérieures
où se résument les émotions de toute une race; ce n'est pas elle
seulement qui aime, c'est l'humanité et même la nature entière
qui aime en elle.
Selon M. Spencer, on le sait, la vue d'un paysage réveille en
nous simultanément des milliers d'émotions profondes, maintenant
vagues, qui existaient dans la race humaine aux temps barbares,
quand toute son activité se déployait surtout au milieu des eaux et
des bois (1). De même, selon M. Schneider, pourquoi la contemplar-
tion d'un coucher de soleil nousdonne-t-elle une impression de calme
et de paix? ull n'y a qu'une réponse : c'est que, depuis d'innom-
brab'es générations, la vue du soleil couchant est associée au senti-
ment de la fin du travail, du repos, de la satisfaction (2). » C'est trop
dire, sans doute; les teintes mêmes du soir et sa iraîcheur ont un
effet physiologique et psychologique qui entre comme élément dans
notre émoti'tn ; nos souvenirs personnels y sont aussi associés et non
pas seulement les réminiscences ancestrales ; pourtant il est plau-
sible d'admettre que le calme des heures de repos goûtées par le
genre humain depuis des siècles descend en nous avec les ombres
du. soir. Les sentimens esthétiques, aujourd'hui désintéressés, en-
veloppent ainsi une foule d'éiémens sensitifs et de tenfiancesà l'ac-
tion renaissantes, qui se rapportaient originairement à la conserva-
tion de l'individu et de l'espèce.
Il résulte de là que l'étude du plaisir et de la doul^^ur est ana-
logue, comme complication et comme difficulté, à la science sociale,
où les actions et réactions mutuelles semblent, par leur variété et
leur multiplicité, échapper aux prises du calcul. Ne nous étonnons
donc pas de la contradiction qui paraît exister entre les philosophes
(1) Psychologie, ch. viii.
(2) Page 29. ,
660 REVUE DES DEUX MONDES.
relativement à la nature du plaisir et de la douleur. « 11 serait à
souhaiter, disait Leibniz, que la science des plaisirs fût achevée (1).»
Elle est encore bien loin de l'être. Aujourd'hui que le problème du
pessimisme et de l'optimisme a repris, avec un aspect nouveau,
une nouvelle importance morale et métaphysique; il n'est guère de
question plus intéressante pour le philosophe que celle qui con-
cerne l'origine du p'aisir ou de la douleur et leur rôle comme mo-
teurs de l'universelle évolution. Nous nous proposons ici d'exposer
ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a aussi d'incomplet dans les expli-
cations empruntées à la doctrine de la sélection naturelle : nous
rechercherons d'abord la portée et les limites de ces explications;
puis nous montrerons les conséquences morales ou métaphysiques
auxquelles aboutit l'étude des rapports du plaisir et de la douleur
avec la vie.
I.
On ne pouvait manquer d'appliquer la doctrine biologique de
la sélection au plaisir et à la douleur. C'est à cette théorie que
M. Schneider, comme M. Spencer dont il est le zélé disciple en
Allemagne, demande le dernier secret de nos joies ou de nos
peines. Non-seulement il y a un lien entre le plaisir et l'accroisse-
ment de la vitalité, mais ce lien ne pouvait pas ne pas s'établir par
une nécessité de l'évolution.
Qu'est-ce, en effet, que le plaisir? « Une manière d'être que
nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir, » ré-
pond M. Spencer. — Qu'est-ce que la douleur? « Une manière d'être
que nous cherchons à faire sortir de la conscience ou à en tenir
éloignée {'l). » Ces principes posés, on voit immédiatement la consé-
quence que doivent tirer MM. Spencer et Schneider. Imaginez des
individus chez qui le plaisir soit lié aux actions nuisibles, la dou-
leur aux actions utiles. Il a dû se produire à l'origine des êtres de
ce genre, grâce aux jeux de la nature, car, comme disait le vieil
Heraclite, « Jupiter s'amuse et le monde se fait. » Mais les êtres
ayant accidentellement un tel vice de constitution ont dû vite dispa-
raître, puisqu'ils persistaient dans ce qui est nuisible et fuyaient ce qui
est utile. Ainsi, d'après les principes de Darwin, qu'avait entrevus
un autre philosophe grec, Empédocle, la condition essentielle du
développement de la vie à travers les âges, c'est que les actes
agréables soient aussi, en général, les actes favorables à ce déve-
loppement. C'est là une nécessilô toute mécanique.
(1) Lettre au pèro Mcalse.
(2) Ptychologit, ch. viu. ^
LE PLAISIR ET LA DODLElR. 661
— Mais, dira-t-on, il y a des exceptions à cette loi. Toute dou-
leur particulière n'est pas nuisible à la vie, tout plaisir particulier
n'est pas utile. L'ivresse, par exemple, quoique nuisible, est pour
beaucoup de personnes agréable. — Les partisans de la sélection na-
turelle ne seront pas embarrassés pour répondre. Gomme le re-
marque le physiologiste Fick, si toutes les sources et rivières lais-
saient couler naturellement de l'alcool au lieu d'eau, il serait arrivé
de deux choses l'une : ou bien, dans ce milieu ainsi modifié, tous
les hommes auraient fini par détester l'alcool et par le fuir instinc-
tivement, comme les animaux fuient les poisons; ou bien nos nerfs
se seraient organisés par sélection de manière à supporter l'alcool
impunément.
On a objecté aussi la vive douleur du mal de dents, qui ne semble
pas pourtant mettre notre conservation en grand danger. Mais
les dents avaient une grande importance pour nos ancêtres an-
thropoïdes; ils ne s'en servaient pas seulement pour la mastication,
mais pour une foule d'usages. Sans la douleur, l'être vorace serait
exposé à mâcher des objets trop durs et à briser un organe utile.
Enfin et surtout les dents sont un organe soumis à la volonté, et
c'est une loi générale que tous les organes sur lesquels la volonté
a un pouvoir de direction soient sensibles. Les avertissemens de la
sensibilité ne sont demeurés inutiles que pour les organes qui fonc-
tionnent automatiquement.
M. Schneider a une telle confiance dans la sûreté du mécanisme
naturel, au moins pour la généralité des cas, qu'il en viendrait
volontiers à croire, avec Rousseau et Fourier, que la nature ne se
trompe pas quand on l'abandonne à elle-même. « A l'état normal,
dit-il, les sentimens vont toujours à leur vrai but; les erreurs ne
viennent que de l'état maladif, surajouté à la nature par la civilisa-
tion. Chez l'homme naturel et sain, les sentimens sont sains, en
sorte qu'à chaque idée est lié un sentiment d'une intensité corres-
pondante et convenable. » Les rapports anormaux se rencontrent
surtout chez les hommes cultivés, principalement chez ceux qui
sont malades par leur faute ou par celle de leurs ancêtres. « Les
passions sont bien moins répandues dans la population saine et
simple des campagnes que chez les habitans très ci\"iUsés des
grandes villes. La conduite pratique, droite, bonne, dépend bien
plutôt de la santé du corps que de la santé de l'intelligence. »
Aussi M. Schneider se montre-t-il, comme M. Spencer, assez dédai-
gneux de l'instruction intellectuelle et de la force des idées.
Ici commencent, à notre a-vis, les exagérations de la théorie dar-
winiste. Sans doute, une fois produit un mécanisme de plaisirs utiles
à la vie, il s'est transmis par hérédité et est devenu presque in-
66^ REVUE DES DEDX MONDES.
faillible dans les espèces inférieures ; mais chez les animaux supé-
rieurs, même chez ceux qui ont la 7nens sana in rorpore snno, on
ne peut plus trouver aucune infaillibilité. C'est que, plus les orga-
nismes se compliquent, plus leur sélection pureinent mécanique
devient difficile ; un homme paresseux ou inintelligent, par exemple,
est-il condamné à mort par la justice de la mécanique universelle,
armée de sa balance toujours en équilibre? — Non, il peut se sauver
par quelque autre endroit. Si telle faculté est en souffrance, une
autre peut venir au secours de la première. Aussi l'adaptation mé-
canique au milieu se fait-elle avec plus de peine à mesure qu'on
s'élève dans l'échelle des êtres : de là bien des anomalies. Les indi-
vidus gardent certains plaisirs autrefois favorables, maintenant inu-
tiles ou nuisibles. La passion de la chasse et celle de la guerre chez
les hommes d'aujourd'hui semblent, selon Spencer, un reste des
instincts du sauvage.
Les anomalies ont également lieu en vertu d'une autre consé-
quence de la sélection naturelle, sur laquelle M. Schneider n'a pas
assez insisté : l'antagonisme de l'individu et de l'espèce. Les ani-
maux inférieurs, pour se propager, doivent se détruire eux-mêmes:
le corps se séparant en deux ou plusieurs, l'individualité du parent
se perd dans celles des descendans. L'antagonisme est donc ici
évident; mais, même chez beaucoup de races déjà plus élevées,
l'animal est condamné à périr lui-même aussitôt qu'il a engendré :
tels sont la plupart des insectes. Plus tard, quand l'espèce s'élève
encore, la race et l'individu se réconcilient en une certaine mesure.
L'enfant ne subsiste que si la mère, le père, une foule d'individus
subsistent autour de lui. L'individu vit par la société, la société vit
par l'individu. Pourtant, dans ce passage graduel des races infé-
rieures aux races supérieures, il se produit encore une foule' d'a-
nomalies; aussi chez les hommes, mêmes saim^ le plaisir es(>-il
souvent contraire à l'intérêt. En tout cas, le plaisir de l'individu est
très souvent contraire à l'intérêt de l'espèce humaine. Pas plus
que M. Spencer, M. Schneider n'a trouvé le moyen de réroncilier
l'égoïsmeet « l'altruisme. » Si la relation générale du plaisir et de
la douleur avec la vie demeure certaine, la nécessité d'une intelli-
gence régulatrice ne l'est pas moins. Nous accordons que l'idée
même doit se faire sentiment j)our devenir force elficace, mais ici
le sentiment n'est plus un simple résultat dos lois de la sélection :
il est lié au développement de la pensée, qni, étant elle-même la
fonction supérieure de la vie, ne mérite pas celte sorte de défiance
qms M. Schneider professe à son égard.
Nous venona dn voir (jae lu sélection toute mécanique et biolo-
gique so montre insufiisanto, chez les espèces supérieures, pour
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 663
produire l'harmoiiie constante du plaisir ou de la peine avec la
conservation de l'espèce. Allons plus loin : la sélection mécanique
n'est-elle pas également insuffisante à expliquer ia première origine
du plaisir et de la douleur, même chez les espèces les plus infimes?
Le darwinisme porte exclusivement sur le mécanisme extérieur des
choses déjà exist^ntes, sur les rapports d'élémens une fois donnés.
On comprend fort bien que le hasard amène dans la structure des
organismes tels et tels accidens heureux, telles variations favorables
à l'espèce ; mais peut-on se figurer la sensibilité au plaisir ou à la
douleur comme un accident de ce genre, comme une nouveauté due
à une combinaison fortuite d'élémens insensibles? N'y a-t-il là des
élé:i;ens qui se rencontrent comme les atomes de Démocrite et se
combinent pour produire les plaisirs ou les peines, étincelles fugi-
tives jadlies de leur choc?
Non-seulement l'existence même du plaisir et de la douleur,
comme faits d'ordre mental, reste inexplicable au darwinisme,
mais leur relation primitive avec la vie n'est pas elle-même com-
plètement expliquée. Est-ce seulement par hasard que le plaisir
s'est trouvé lié aux actions utiles et en quelque sorte vitales ?
Faut-il pousser le darwinisme jusqu'à concevoir une sorte de jeu
de dés où les circonstances fortuites et extérieures détermineraient
seules la liaison du plaisir avec la vie? Ou ne doit-il pas exister entre
les deux un lien plus profond et plus intime, indépendant de la
sélection qui le diversifie et le perfectionne, mais ne le crée pas?
— Nous allons voir que ce lien existe en effet, et qu'il existe avant
l'influence extérieure de la sélection naturelle. C'est donc à la phy-
siologie et à la psychologie qu'il faut demander la raison primitive
d'où résulte la connexion du sentiment avec la vie. Voyons d'abord
ce que la physiologie nous apprendra sur ce sujet et quelle est la
limite de ses explications.
II.
Les interminables discussions sur les causes physiologiques du
plaisir et de la douleur proviennent de ce qu'on raisonne trop sur
des organismes déjà développés, sortes d'états centralisés et com-
plexes. Ce qu'il faudrait savoir, — mais ce qu'il est le plus difficile de
savoir au juste, — c'est ce qui, dans une cellule ou un nerf, cause
le rudiment du plaisir ou de la peine, pour s'étendre ensuite à
l'ensemble du corps vivant.
Les élémens nerveux, — tubes ou cellules, — sont constam-
ment le théâtre d'un double travail chimique : un « travail né-
gatif » de réparation, qui consiste dans la formation de composés
albuminoïdes très complexes, et im « travail positif » de dépense,
664 REVUE DES DEUX MONDES.
qui consiste dans leur réduction en combinaisons plus simples. Dans
l'état de repos, ces deux travaux moléculaires, accompagnés de
courans électriques inverses, existent simultanément et se font à
peu près équilibre. En ce cas, il n'y a rien, dans la conscience même,
qu'un état d'équilibre et de calme vital, auquel est attaché un vague
sentiment de repos et de bien-être. Un agent extérieur, son, lumière,
choc, vient-il exciter un nerf, l'équilibre rompu produit un mouve-
ment de dépense nerveuse, qui excite un mouvement de réparation
simultanée comme l'eau qui sort d'un siphon appelle à sa place
l'eau qui y monte.
Maintenant, quelle est la relation des deux espèces de travail ner-
veux avec la peine et la douleur? — C'est ici que la divergence se
produit entre les physiologistes. Essayons d'éclaircir la question en
nous reportant aux nécessités de la vie même, qui n'ont pu man-
quer d'agir dans la sélection naturelle.
Les deux travaux de réparation et de dépense sont également
nécessaires à la vie ; de plus, ils doivent être proportionnés l'un à
l'autre pour que la vie subsiste. La réparation nerveuse, qui accu-
mule la force, a toujours pour résultat et pour objet Vexercice, qui
dépense la force. Dans la sélection naturelle, l'animal ne peut pas
se contenter de réparer son système nerveux ; il faut qu'il le mette
en usage pour chercher sa nourriture et se défendre, il faut qu'il
se dépense pour se conserver. S'il en est ainsi, peut-on admettre
avec Léon Dumont que l'accumulation de la force, son « emmaga-
sinement dans le nerf » soit ce qui seul cause le plaisir? Tout fonc-
tionnement nerveux, dit Léon Dumont, est une dépense de force ;
« comment la dépense, qui est une perte, pourrait-elle produire le
plaisir? » Ce dernier doit avoir pour cause, au contraire, une aug-
mentation de force, u une réception de mouvement (1). » Cette
théorie vient de ce que Léon Dumont conçoit mal le rapport des deux
travaux moléculaires. Le travail visible de dépense, — marcher,
parler, regarder, écouter, etc., — est sans doute, sur le moment
même, une perte de force motrice; mais d'abord, nous venons de
voir que, dans l'organisme suffisamment nourri, il y a réparation
du nerf par la nourriture à mesure qu'il s'use par l'exercice; le
simple repos suffit aussi à le réparer : il n'y a donc point ici perte
sèche et définitive. De plus, l'exercice môme produit l'hubitudu en
diminuant les résistances et les obstacles : le musicien s'habitue
aux mouvemons nécessaires pour l'exécution. Enfin, (juand l'exer-
cice est modéré et agréable, il accroît et nourrit l'organe au lieu
de l'afliiiblir. Faute d'usage, au contraire, un organe s'atrophie,
comme l'œil de la taujKî, celui do certains rats des cavernes («•(?-
(I) Thioru scientifique de la sensibilité, cli. iv.
LE PLAISIR ET LA DODLEUR. 665
iama), celui des crabes qui vivent dans les antres profonds de la
Carnioleet du Kentucky : chez cqs crabes, le support de l'œil subsiste,
mais Toeil a disparu; le pied du télescope est encore là, mais le
télescope lui-même avec ses verres n'y est plus. Plusieurs rats de
cavernes capturés à un demi-mille de distance de l'ouverture, et
qui n'habitaient pas les plus grandes profondeurs, furent exposés
un mois par Sillman à une lumière graduée et finirent par recou-
vrer, grâce à l'exercice, une vue trouble des objets (1). Le lapin
domestique n'ayant plus besoin de dresser l'oreille à la menace du
danger, les muscles redresseurs ont fini par s'atrophier dans cer-
taines espèces et par laisser les oreilles tombantes. Ainsi l'exer-
cice normal, la dépense proportionnée à la force, est une con-
dition nécessaire de réparation, de conservation, de progrès. La
sélection naturelle est donc une loi de travail, de dépense inces-
sante. — Travaille ou meurs. Mais l'action même fortifie, la dépense
enrichit.
C'est que la vie suppose une recomposition et ime décomposition
incessantes, par conséquent des mouvemens de « désintégration »
aussi bien que « d'intégration. » Suspendez la décomposition vitale,
par exemple au moyen de certaines substances toxiques : loin de
conserver la vie, vous l'arrêterez. Se sentir vi\Te, c'est/ avoir la
perception obscure de tous ces mouvemens vitaux ; jouir ou souf-
frir, c'est se sentir vivre ])lus ou \ivre moins. Plus la décomposi-
tion est intense avec une recomposition également intense, plus le
mouvement vital est précipité et plus nous sentons. C'est comme
un tourbillon qui nous donne l'ivresse d'une vie intense et rapide.
Ce n'est donc point, pour parler le langage de la mécanique, la
« force potentielle, » mais sa transformation en force vive et en
mouvement qui cause le plaisir, pourv u que cette dépense n'excède
pas la réparation nécessaire à la « survivance de l'individu ou de
l'espèce. »
L'expérience confirme les déductions qu'on peut tirer des lois
mêmes de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie. En fait,
toute action normale et proportionnée d'un nerf suffisamment nourri
cause de la jouissance. De plus, le plaisir s'accroît avec la force
même du stimulant, jusqu'au point où la stimulation et la dépense
qu'elle entraîne excède le travail compensateur de réparation. Dans
le silence de la nuit un son lointain s'élève, il va crescendo, et en
même temps s'accroît votre plaisir à l'entendre. Si le son devient
trop violent, le plaisir se change en gêne. La première lueur du
soleil excite notre œil et, à mesure que le soleil levant monte à
l'horizon, il semble que le plaisir se lève aussi et monte à l'horizon
(1) Darwin, Origine des espèces, p. 110.
666 REVUE DES DEUX MOXDES.
de votre conscience; mais quand la lumière est devenue trop vive,
votre œil est blessé, aveuglé. La peine est due, soit à l'épuisement,
soit à la destruction ou à la rupture du tissu sensible ; désavantages
qui, en se prolongeant, entraîneraient la mort de l'individu ou de
sa descendance. L'exercice proportionné ou disproportionné d'un
nerî jjnrtiadier étend ensuite son effet, par diffusion et sympathie,
de manière à se faire sentir pour la totalité du système nerveux et,
par conséquent, de l'organisme.
Il résulte de là que, dans la lutte pour l'existence, quatre situa-
tions sont possibles si on considère le rapport de l'énergie dépensée
à l'énergie accumulée, du travail produit à la nutrition : 1° un excé-
dent d'acquisition avec dépense insuffisante produit la peine néga-
tive du besoin : l'enfant bien, nourri souffre de l'immobilité ; 2° un
surcroît de dépense succédant à un surcroît d'acquisition produit,
le plaisir positif de l'exercice : l'enfant est heureux de courir, de
sauter, de jouer ; 3° un surcroît de dépense avec insnff:sance de ré-
paration produit la fatigue et la douleur positive : une course trop
rapide ou trop prolongée amène la lassitude ; li° l'absence de dé-
pense après l'épuisement produit le plaisir négatif du repos.
M. N. Grote a bien vu ces proportions diverses des deux travaiLX.
de dépense et d'acquisition; mais il ne s'est pas demandé si les
quatre lois qui précèdent ne pourraient se réduire à une loi supé-
rieure et vraiment primitive. C'est cependant, à notre avis, ce qui
a lieu, si on interprète psychologiquement les faits physiologiques.
Les physiologistes eux-mêmes se seraient épargné bien des discus-
sions s'ils avaient ramené systématiquement les lois secondaires à.
une loi essentielle. Ainsi, quel est le vrai sens de lu loi de pro-
portion qui veut que le travail positif d'exercice soit en rapport avec
le travail négatif de réparation? On a voulu conclure de cette loi
que la raison du plaisir est dans la memre, dans le juste mi-
lieu entre les extrêmes oii Arisiote plaçait la vertu, dans une sorte
d'aurea mediocritas : la loi fondamentale de la sensibilité serait
ainsi l'équilibre, non l'action pure et simple. M. Spencer lui-même
finit par placer le plaisir dans l'activité « moyenne. » C'est con-
fondre la borne d'une chose avec son essence. La modération, comme
telle, n'est ])a6 le plaisir même ni la loi primitive de la vie; elle est
une nécessité que la vie rencontre et subit en raison des nécessités
mêmes de l'organisme. La vraie loi première, c'est que le plaisir
est lié à l'activité la plus intense possible, qui est, d'ailleurs, la
vraie condition de supériorité dans la lutte pour l'existence. C'est
pour cette raison que, si l'accroissement de l'activité ou do la fonc-
tion exercée no dépasse pas la réserve de forces et n'use pas l'or-
gane, le plaisir croît comme l'activité même, sans se préoccuper le
moins du monde de la modération. Par exemple, le plaisir intellec-
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 667
tuel et artistique, pris en soi et indépendamment des organes qui
se fatiguent à la longue, croît en raison directe de l'activité exercée.
Qui ne connaît le passage classique de Bossuet : « Les yeux fixés
sur le soleil y souffrent beaucoup et à la fin s'y aveugleraient ; mais
le parfait intelligible récrée l'entendement et le fortifie; la recherche
en peut être laborieuse, mais la contemplation en est toujours
douce. » Toutefois, ces plaisirs absolument purs dé l'intelligence
ne sont qu'un idéal irréalisable, la contemplation même dont parle
Bossuet ne demeure douce que le temps pendant lequel l'attention
n'est point fatiguée ; la plus haute extase ne va point sans une tension
des muscles qui se manifeste dans l'attitude même, et sans un épui-
sement consécutif de la substance nerveuse. La mesu7'edàns l'activité
devient donc un moyen d'en assurer le développementie plus intense.
Si l'excès de mouvement musculaire, comme le manque, produit
de la douleur, c'est qu'en ne proportionnant pas notre réaction à la
force.de nos organes, nous les usons. Le prétendu accroissement
d'activité est alors une diminution. C'est ce qui produit le danger
des stimulans comme les alcooliques, ou des énervans comme les
narcotiques et le tabac: plus, en ce cas, on répète la sensation avec
l'espoir de l'augmenter, plus on l'affaiblit. Cette apparente excep-
tion à la loi de l'intensité ne fait donc que la confirmer. La sélec-
tion naturelle se fait en faveur des races qui savent accumuler leurs
forces par la modération même.
Autre problème. Pourquoi le changement dans ractiou est-dl. né-
cessaire? C'est là encore une loi dérivée que les psychologues con-
temporains, par exemple, MM. Bain et James Sully, ont nommée
loi de contraste, pour l'opposer aux lois de stimulation et de
modération. Mais, en réalité, c'est toujours du même principe
que se tirent ces diverses conséquences. Le changement dans l'ac-
tion n'est encore qu'un moyen d'assurer l'intensité de l'action : il
fait tra^ ailler d'autres nerfs pendant que les premiers se reposent ;
il ^permet donc aux nerfs de se séparer et accroît la puissance
lâtale.
Jouir, c'est toujours agir, agir le plus possible, avec la plus
grande intensité, avec la plus grande indépendance, avec la plus
grande Uberté possible. L'activité, par elle-même, va à l'infini :
elle ne se modère que par nécessité et par contrainte, elle ne se
modère que pour pouvoir ensuite se modérer moins, que pour se
déployer au-delà de toutes les limites successivement dressées de-
vant elle. Elle pourrait dire avec Faust : « — Si jamais je goûte la
plénitude du repos, que ce soit fait de moi ; si jamais je dis à l'heure
présente : attarde-toi, tu es assez belle! alors la cloche des morts
peut sonner ; que le cadran s'arrête, que l'aiguille tombe et que le
temps soit accompli pour moi, » L'actiNÏté ne change aussi que pour
668 REVUE DES DEUX MONDES.
se maintenir, pour s'adapter progressivement à un milieu qui change
lui-même, pour accroître enfin ses conquêtes sans perdre ses acqui-
sitions. Dans l'évolution des espèces, cette expansion de Tactivité
fut toujours une condition de survivance et de supériorité sur les
autres espèces.
Maintenant, l'intensité finale de l'action et sa victoire dans la
lutte pour l'existence est-elle liée à la quantité brute de l'excitation
nerveuse, indépendamment de la qualité? Léon Dumont l'a soutenu;
M. Wundt lui même, dans son échelle des intensités de plaisir com-
parées aux intensités d'excitation, a trop exclusivement considéré
la quantité du stimulant et de la réaction nerveuse qu'il provoque.
Il en résulte des difficultés sérieuses. Par exemple, comment expli-
quer que certains sons, certaines odeurs soient désagréables à tous
les degrés? M. Wundt, qui d'ailleurs a trop négligé le point de vue
de la sélection naturelle, s'efforce d'échapper à la difficulté en di-
sant que, dans ce cas, « le point d'indifférence » est situé tellement
bas pour la sensation qu'il ne se dislingue plus du point même où
elle atteint a le seuil de la conscience ; » si bien que, quand l'exal-
tation commence dans la conscience, elle est déjà désagréable (1).
Cette façon de rejeter dans les bas-fonds de l'inconscient la partie
du phénomène auquel on ne peut appliquer sa théorie est un moyen
trop expéditif. Une dissonance musicale de seconde mineure
semble désagréable en elle-même à tous les degrés, faut-il croire
qu'elle commence par nous donner un plaisir inconscient (2)?
Fixez votre regard sur une surface blanche modérément éclairée,
vous ne sentez ni fatigue ni déplaisir, mais aussi vous n'éprouvez
qu'un faible plaisir positif. Maintenant, substituez une surface bleue
à la surface blanche : le bleu, dont le rayon était déjà présent dans
la lumière blanche comme un de ses élémens constitutifs, se trouve
maintenant présenté séparément à votre œil par l'élimination des
autres élémens lumineux ; or, votre plaisir est instantanément accru.
Cet accroissement de plaisir est-il dû à un simple accroissement du
« stimulus? » — Non, semble-t-il, car le stimulus physique est,
au contraire, diminué de tout le total de lumière éliminée. Votre
plaisir n'est pas dû non plus à une diminution de fatigue, car le
blanc n'avait rien de fatigant. L'agrément du bleu doit donc tenir
plutôt au mode qu'au degré de l'action nerveuse. De j)lus, il doit
y avoir ici un effet de l'hérédité et de la sélection : depuis des siècles
innombrables, les êtres animés reçoivent les rayons bleus du ciel
sous lequel ils vivent : ils en ont l'accoutumance héréditaire, ils se
sont adaptés à ce milieu lumineux des jours sereins comme au\
(1) Psychologie physiologique, t. t.
(2) Voir lur co sujet M. Gurnoy, The Power of Sound.
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 669
rayons verts des champs et des bois. II est d'ailleurs impossible de
se rendre compte, jusque dans les détails, de nos plaisirs sensitifs,
pas plus que de nos plaisirs esthétiques. Tout ce qu'on peut dire,
d'une manière générale, c'est que la forme ou la qualité de l'exci-
tation doit être mise en ligne de compte, non pas seulement sa
quantité pure, car l'action doit toujours se trouver en rapport avec
la forme même des organes, produit de la sélection naturelle, ^'otre
activité n'est ni solitaire, ni indépendante et absolue. jN'ous ne pou-
vons agir et lutter pour la vie que dans un milieu qui est lui-même
actif et en lutte incessante ; nous ne pouvons agir qu'en harmonie
ou en conflit avec les forces extérieures, qui sont nos auxiliaires
ou nos ennemis ; s'il y a concours, « synergie, » il y a plaisir, puis-
que notre force s'augmente alors par le concours même des autres
forces. S'il y a conflit, manque d'adaptation aux conditions d'exis-
tence, il y a pour nous conscience d'une diminution de notre éner-
gie, employée à vaincre les résistances, comme une machine
imparfaite qui perd sa force dans des frottemens. L'ordre et l'har-
monie sont donc encore des moyens de conserver et d'augmenter
la force.
Si nous examinons le sens vers lequel se dirigent, en dernière
analyse, les mouvemens continuels dont l'organisme est le siège,
nous voyons que les uns tendent à la conservation de la substance,
les autres à sa destruction ; par conséquent, les uns tendent à la
vie, les autres à la mort. La vie, a-t-on dit, est l'ensemble des
forces qui résistent à la mort : la lutte pour vivre est continuelle.
Le plaisir est la victoire, la douleur est la défaite ; le plaisir est la
\ie, la douleur est la mort. Toute soulTrance est une mort par-
tielle qui s'accomplit dans quelque organe, dans quelque fonction.
Pourquoi les ténèbres sont-elles liées à un sentiment de tristesse?
C'est qu'elles sont pour nous un aveuglement momentané, une sup-
pression de la vue avec la lumière même, une mort de la vue. Dans
les sons dissonans, la perception même des sons tend à être dé-
truite, car, par suite des battemens et des interférences, les tons
se supplantent, se repoussent, s'arrêtent ; le sentiment de supplan-
tation et d'arrêt se traduit, ici encore, en déplaisir, comme la sup-
plantation des rayons lumineux dans le noir. En un mot, tout ce
qui tend à arrêter et à anéantir une fonction des sens produit gêne
ou peine. II en est de même pour les fonctions de la pensée, fût-ce
la simple attention et « aperception » : ce que nous pouvons diffici-
lement apercevoir, ce qui est trop grand ou trop petit, trop confus
ou trop indistinct, ce qui arrête le regard de la pensée et tend à
supprimer la pensée même, produit un commencement de déplai-
sir. Pourquoi le sentiment du sublime est-il, conome l'a montré
Kant, un mélange de joie et de tristesse? C'est que, devant l'im-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
raensité du ciel, de la mer ou dek montagne, la possibilité d'aper-
cevoir l'ensemble, d'embrasser tout du regard ou même de l'imagi-
nation nous est enlevée ; mais, par un effort supérieur de la pensée,
nous concevons l'infini et anéantissons l'obstacle matériel devant
l'idée intellectuelle. Nous avons ainsi à la fois le sentiment d'une
infériorité physique qui nous affaisse et le sentiment d'une supério-
rité morale qui nous relève ; nous mourons dans le monde sensible
et renaissons aussitôt dans le monde intelligible , c'est comme le
sentiment d'une résurrection sous forme d'éternité : mb spede
œterni.
III.
La lutte des êtres, au milieu de laquelle se produit la sélection
naturelle, est-elle simplement une lutte pour l'existence, sans rien
de plus? Darwin semble l'admettre; car son principe est « le com-
bat universel pour la préservation de la vie. » Spinoza avait dit
de même que c'est l'effort de l'être pour se conserver qui est le
fond du désir, la source du mouvement universel. On a tiré de
là de graves conclusions pour la morale et pour la science sociale.
Si l'unique ressort de toute activité, de toute vie, de toute volonté,
est la conservation de soi, il en résulte que l'égoïsme radical est
l'essence même du vouloir, et que tout plaisir est au fond égoïste :
l'égoïsme ne peut manquer d'être transformé à la fin en uniqu
loi de la morale. Il en résulte aussi que la lutte pour la préserva-
tion de l'existence est la seule loi des individus au sein de la nation,
des nations diverses au sein de l'humanité. Or, c'est là une loi do
guerre et de conquête, oii le droit supérieur est le droit du plus
fort, du plus apte à préserver et à imposer son existence.
Les théories de Darwin ont été trop influencées par la loi de Mal-
thus sur la population. La concurrence pour la nourrilurc entrr '
organismes de même espèce, qui est la vraie lutte pour la pi-
■vation^le la vie, est, en réalité, un phénomène secondaire; elle n'est
pas un fait qui accompagne la vie essentiellement et partout. I.'
do la pression exercée par la population n'est pas même tonj'
l'avancement Ae l'individu ou de l'espèce ; il est souvent la dégé-
néresœnce : on végète au lieu de vivre, on s'use, on décroît par la
misère et la faim. Les progrès dans l'organisation ont plutôt leur
source dans un état de pro8j)crité et de surcroît, dans un état où il
y a abondance de nourriture, non pas seulement adaptation au mi-
liou, maisavance de l'être sur le milieu. C'est pour celaquo les progrès
dans l'art et .dûins la science ont exigé un certain luxe, au moins pour
certaines classes, une délivrance dos soucis de la nourriture et tic
la préservation. Toute nouvelle position gagnée par un organisme
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 671
dans son progrès est une limite qu'il s'efforce de dépasser à son
tour : nous trouvons partout non pas seulement la tendance à con-
server la vie, mais la tendance à améliorer les conditions de la vie,
en intensité et en qualité. Il y a donc entre les organismes une con-
currence active pour un surplus, une sorte d'ambition pour la con-
quête du mieux et non une guerre purement défensive. Le com-
mandement primitif de la morale naturelle, chez l'animal, n'est pas
seulement ce que Darwin et M. Spencer appellent « la vie normale,
le maintien de soi, » live uormally, self-maintenanre; c'est le pas-
sage au-delà de la limite même qui, jusqu'alors, avait été normale,
pour développer ainsi de nouveaux besoins et les satisfaire. Les êtres
sont une armée en marche, et l'universel mot d'ordre n'est pas seu-
lement conservation, mais évolution.
Aussi les diverses formes de la vie sont-elles déjà capables &évOr-
hier et d'avancer leur organisation en dehors de l'influence, d'ail-
leurs considérable, qu'exerce la sélection naturelle. Celle-ci est un
procédé de triage mécanique qui n'aurait point de matériaux où
s'exercer s'il n'existait déjà une organisation antérieure , suscep-
tible de r^rm/Zons plus ou moins /«roraZ^/é's à l'avancement de la vie.
Ces variations, selon Darwin, seraient toutes accidentelles, toutes
de hasard, et c'est, nous l'avons vu, cette part exagérée faite aux
accidens extérieurs qui est le défaut du darwinisme : Darwin n'a pas
assez considéré les nécessités intérieures, soit physiologiques, soit
psychologiques, qui agissent avant toute sélection et rendent toute
sélection même possible. D'ailleurs, avec son admirable sincérité,
il a reconnu lui-même qu'il avait, par un grave oubli, fait une part
trop faible à la corrélation intime des organes et à leurs variations
symétriques, qui se produisent indépendamment de Vutilitc , par
une nécessité toute physiologique. « L'homme et tous- les animaux,
dit-il, présentent des organes qui, à notre connaissance, ne leur
sont d'aucune utilité maintenant, pas plus qu'à une autre période
antérieure de leur existence, soit sous le rapport des conditions gé-
nérales de leur \-ie, soit sous le rapport des relations d'un sexe à
l'autre. Des organes de ce genre ne se peuvent expliquer par au-
cune forme de sélection, non plus que par les actions héréditaires
de l'habitude ou du manque d'usage. Dans la majeure pai'tie des
cas, la cause de chaque modification ou de chaque monstruosité ré-
side plutôt dans la nature ou la constitution de l'organisme que
dans le milieu (1). » Pareillement, Darwin a négligé le point
de vue psychologique : les êtres a luttent pour la vie, » mais com-
ment d'abord vivent-ils? et pourquoi veulent-ils vi\Te? et pourquoi
luttent-ils? Comment y a-t-il des variations agréables et utiles, que
I
(1) La Sélection sexuelle.
672 RETUE DES DEUX MONDES.
l'être ^'efforce de conserver? Où est, dans tout cela, le moteur pri-
mitif, \e primum movens? La sélection extérieure présuppose évi-
demment un ressort interne, nécessité ou spontanéité, qui produit,
avec la vie, l'élan vers une vie supérieure, l'élan de l'évolution.
Un biologiste allemand, mort trop jeune, M. Rolph, a essayé de
déterminer le ressort concret et même mécanique de l'évolution
universelle pour compléter lathéorie de Darwin. Toute matière orga-
nisée croît par diffusion, c'est-à-dire en absorbant et en appropriant,
pour sa croissance, les matériaux nécessaires à la vie. La diffusion
est une série de mouvemens où l'endosmose, qui absorbe les élé-
mens favorables, l'emporte sur l'exosmose, et cette diffusion est un
effet mécanique. Ces divers modes de fonctionnement mécanique,
dans la substance organisée, expliquent en premier lieu tous les phé-
nomènes de nutrition : se nourrir, c'est évidemment absorber et
s'assimiler. Ils expliquent, en second lieu, tous les phénomènes de
division et de multiplication des cellules, par conséquent Vaccrois-
sement de l'être au-delà des limites de la cellule individuelle et pri-
mordiale. Enfin ils expliquent les phénomènes de la reproduction,
car la reproduction n'est, en définitive, qu'un mode, soit de divi-
sion des cellules, soit de nutrition. Maintenant, selon M. Rolph, il
n'y a point de limites au mouvement d'assimilation par endosmose.
Chaque cellule, et par conséquent chaque organisme, a la propriété
de Vinsatiabilité. Nous pouvons donc parler d'une « faim méca-
nique » comme cause de toutes les actions des organismes vivans.
En correspondance avec cette faim mécanique se montre, à un cer-
tain stade de l'évolution (1), ce que M. Rolph appelle la « faim
psychique, » qui se fait d'abord sentir essentiellement comme
peine. Le plaisir n'est « qu'un phénomène secondaire et dérivé. »
De là il résulte que la peine est le ressort de l'univers.
Dans cette intéressante tentative d'explication, on reconnaît la
doctrine qui fait le fond de la morale pessimiste et de la morale
égoïste, du système de la « désespérance » et du système de
« l'apathie. » En effet, si l'unique moteur de l'activité est la peine,
il faut ou se résoudre à ne plus agir et à ne plus vivre, ou se
résoudre à agir et à vivre uniquement avec la moindre peine pos-
sible : la première solution est le nirvdna des esprits mystiques, la
seconde est l'épicurisme égoïste des esprits « pratiques. »
La théorie de la peine comme moteur unique de la volonté est
intimement liée à la doctrine qui admet que le plaisir a pour es-
sence, ou tout au moins pour condition nécessaire, la suppression
de la peine. Déjà Leibniz avait parlé de ces « petites douleurs »
imperceptibles et infinitésimales qui, par leur suppression, nous
(1} Pourquoi pa« dès le début?
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 673
donnent « quantité de demi-plaisirs. » La continuation et l'amas de
ces demi-plaisirs, « comme dans la continuation de l'impulsion
d'un corps pesant qui descend et acquiert de l'impétuosité, » de-
vient enfin un plaisir entier et véritable. « Et dans le fond, ajoute
Leibniz, sans ces demi-douleurs il n'y aurait point de plaisir, et il
n'y aurait pas moyen de s'apercevoir que quelque chose nous aide
et nous soulage en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de
nous mettre à notre aise (1).» Un philosophe italien du xvm^ siècle,
Verri, développant la pensée de Leibniz, arrive à cette conclu-
sion : // dolore précède ogni piacere. Kant lui emprunte sa théorie.
Pour lui, la vie est un effort continuel, et la conscience de cet effort
est, à un degré plus ou moins intense, douleur. Il solo principio
motore deW uomo, avait dit encore Verri, ^«7 dolore (2). La douleur,
répète Kant, est l'aiguillon de l'activité, et c'est surtout dans l'ac-
tivité que nous avons conscience de la vie; sans la douleur il y au-
rait donc extmction de la vie (3). Schopenhauer n'a pas eu à faire de
grands efforts d'invention pour imaginer sa théorie sur le caractère
négatif du plaisir, qui, selon lui, ne serait senti qu'mdirectement
par l'intermédiaire de la douleur, et sur le caractère positif de la
peine, seule sentie directement en elle-même. « L'effort vital, » tou-
toujours « pénible, » dont parlait Kant, est devenu chez Schopen-
hauer le « vouloir \ivre, » dont le perpétuel travail est un perpétuel
échec et une perpétuelle souffrance.
Pour résoudre l'important problème soulevé par les pessimistes,
il faut examiner s'il y a des plaisirs qui se fassent sentir directe-
ment, sans l'intermédiaire d'une douleur préalable; puis si ces
plaisirs peuvent être, sans le secours de la peine, les moteurs de
notre activité.
Il nous semble que les exemples classiques de Platon et d'Aris-
tote, tirés des sens supérieurs, comme la vue, l'ouïe, l'odorat
même, et des plaisirs intellectuels, comme ceux de la science ou
de l'art, rentrent dans cette dernière catégorie. Un enfant qui voit
pour la première fois une étoffe écarlate reçoit une excitation du
sens de la vue qui n'est nullement la suppression d'une peine préa-
lable. Invoquer ici des malaises sous-entendus, des besoins imper-
ceptibles et latens une tension des nerfs optiques aspirant à leiu*
décharge, une sorte de « faim de la vue, » c'est faire une hypo-
thèse qui a sa part de vérité, mais qui n'explique pas entièrement
le phénomène. Le plaisir ici (et c'est là le point essentiel, trop né-
(1) Nouveaux Essais sur V entendement, livre ii.
(2) SulV indole del piacere e del dolore (1781).
(3) Anthropologie, § 59.
TOME LXXIV. — 1886. , 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
gligé par les psychologues et physiologistes) n'est pas le simple
remplissement exact d'un vide, la satisfaction adéquate d'un be-
soin préexistant : il est un surplus, un surcroît. Considérez
l'échelle des intensités dans la sensation : il y a un point voisin de
l'indifférence, et c'est à partir de ce point neutre que certains plai-
sirs peuvent naître par un accroissement d'intensité ; tout plaisir
ne suppose pas une descente préalable au-dessous du point idéai
d'indifférence, dans la région inférieure de la peine. Le plaisir est
alors senti directement comme tel, non indirectement par une
douleur qu'il remplacerait : la vue jouit sans avoir souffert.
La théorie de Platon etd'Aristote(l)nous semble éclairée et confir-
mée par la physiologie moderne. Celle-ci nous montre que la sensibilité
supérieure est liée à des organes spéciaux, comme l'œil, l'oreille, le
nez, la bouche; la sensibilité inférieure est répandue dans le corps,
diffuse, sans connexion avec des organes bien différenciés. Or, la sen-
sibilité inférieure nous avertit des conditions absolument nécessaires
à notre existence, température, choc, faim, soif, etc.; aussi la sé-
lection naturelle l'a-t-elle organisée de manière à ce qu'elle s'alarme
dès que ces conditions sont menacées. D'où il suit que la sensibi-
lité inférieure est plutôt disposée pour la souffrance que pour la
jouissance. Les sens supérieurs, au contraire, surtout la vue et
l'ouïe, répondent moins, aujourd'hui, aux nécessités de la vie qu'au
superflu, à la conservation qu'au progrès : aussi sont-ils plutôt faits
pour le plaisir que pour la peine.
11 en résulte que la relation mutuelle de la jouissance et
de la souffrance est inverse pour les sens supérieurs et les
sens inférieurs. Ainsi, pour la sensibilité générale et interne, pour
la température, pour le toucher même, le plaisir distinct présup-
pose quelque malaise antécédent ou quelque besoin. 11 est agréable
de manger ou de boire quand on a faim ou soif, de se plonger dans
l'eau fraîche quand la -peau est brûlante ; mais buvez ou mangez
sans soif et sans faim préalable : si vous éprouvez encore du plaisir,
ce sera seulement par l'effet particulier des alimens sur le sens
spécialisé du goût. De même, si le corps est à la température nor-
male et neutre, le chaud ou le froid ne lui causera qu'un très léger
agrément. Le contraste de la peine antécédente semble, ici, néces-
saire au plaisir actuel. C'est que, dans cette région peu spécialisée,
les écarts à partir de l'état neutre dans la direction du plaish sont
trop légers pour produire une véritable jouissance : il iaut, pour y
obtenir un agrément positif, une divergence marquée à partir de la
ligne neutre. Seule, dans cette sphère inférieure do la sensibilité
générale, la souffrance peut être déjà très vive à partir du point d'é-
(1) On CD trouvera* l'ozposition complète dans le beau livre de M« Fr. Bouillior.
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 675
quilibre, parce que l'équilibre y est strictement nécessaire à la con-
servation : un coup, une brûlure, une colique, peuvent immédia-
tement causer une violente douleur.
Une loi opposée se manifeste dans les sens supérieurs et partout
où il y a des organes très spécialisés : là, c'est le plaisir qui peut
naître immédiatement et acquérir un degré de distinction notable
à partir du point d'indifférence. C'est ce qui a lieu pour les excita-
tions de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût. En revanche, les
sens supérieurs connaissent moins la souffrance que la simple gêne :
une dissonance, un coup de sifflet aigu, des couleurs discordantes,
une lumière éblouissante, une odeur désagréable, ne sauraient pro-
duire une douleur de l'audition ou de la vision comparable en in-
tensité à celle d'une blessure ou d'une brûlure; la douleur même des
yeux ou des oreilles n'est dans ce cas qu'une espèce de coup et de
blessure superficielle. Telles sont, croyons-nous, les vraies raisons
scientifiques pour lesquelles la sensibilité supérieure est libre du
besoin et de la (( faim, » tandis que la sensibilité inférieure en est
esclave.
Maintenant, comparons les sens supérieui's aux sens inférieurs
dans leur rapport avec l'activité; nous trouverons qu'avec leur plus
grande spécialisation coïncide une passivité moindre, une plus
grande part de l'activité centrale et de la volonté. Vous pouvez
peu de chose sur vos organes intérieurs; vous ne pouvez, par
exemple, placer votre estomac ou votre cœur dans l'attitude active
de l'attention, tandis que vous pouvez volontairement regarder,
écouter, flairer, savourer, palper. Or, c'est précisément avec cette
activité supérieiu*e que coïncide le plaisir. Au contraire, l'état passif
de la sensibilité interne la rend plus propre à la douleur qu'au
plaisir.
Au reste, entre les sens supérieurs et les inférieurs, il y a une
sorte d'intermédiaire, dont la haute importance n'a pas été ici assez
remarquée : nous voulons parler des sensations musculaires ou tout
au moins des sensations de résistance, que beaucoup de philosophes
considèrent comme la base de toutes les autres sensations. Or, dans le
mouvement de nos muscles, où notre activité est continuellement
appliquée à vaincre une résistance, où, par conséquent, nous sommes
perpétuellement actifs et passifs, nous voyons le plaisir de l'exer-
cice et la peine de la fatigue se dessiner aussi nettement l'un que
l'autre, selon le rapport exact qui existe entre notre force muscu-
laire et la résistance extérieure. Ici donc le plaisir se révèle dii'ec-
tement et uniquement comme action, la peine comme résistance
et passion. Ce fait essentiel éclaire le reste : il nous montre l'in-
time et primitive connexion du plaisir avec l'activité, de la peine
avec la passivité.
^76 REVDE DES DEUX MONDES.
L'indépendance possible de la sensibilité par rapport au besoin
et à la douleur, déjà manifeste pour les sens les plus élevés, est
plus remarquable encore pour les plaisirs intellectuels, esthétiques
et moraux dont parlent Platon et Aristote. De tels plaisirs peuvent
venir même sans avoir été cherchés. Veut-on un cas typique? Nous
citerons le plaisir de l'imprévu, qui d'ailleurs n'est pas propre à la
seule intelligence. La première étoile filante qui passe devant les
yeux de l'enfant le charme sans s'être fait prévoir ni désirer ; un jeu
de lumière dans le ciel est comme un sourire gratuit de la nature.
Une découverte faite sans avoir été cherchée est une chance heu-
reuse, un pur gain, une richesse inattendue, un héritage sur lequel
on ne comptait pas.
Pour toutes ces raisons, nous admettons qu'il existe des plaisirs
de surcroit, qui tiennent à un excédent d'activité ou de stimula-
tion. Dans ce cas, la même cause excite l'activité et la satisHiit, sans
l'intercalation d'un besoin, d'une « faim mécanique ou mentale, »
d'une volonté non rassasiée. Kant s'est lui-môme réfuté par les con-
séquences outrées qu'il tire de sa doctrine. Selon lui, un plaisir ne
peut succéder immédiatement à un autre plaisir sans l'interposition
d'un besoin, d'une peine. Cette conséquence n'est-elle pas contre-
dite par les faits ? Si, au moment où je goûte des mets savoureux,
j'entends tout à coup une belle musique, si mes yeux sont charmés
par le spectacle inattendu de danses gracieuses, il y a là un mrcroit
qui ajoute un plaisir à d'autres plaisirs, sans que j'aie besoin de passer
parla porte de la souffrance. Bien plus, la théorie kantienne aboutit à
une autre impossibilité : le plaisir ne pourrait se prolonger pendant
deux instans sans intercaler une douleur entre le premier instant et
le second. Dès lors, l'accroissement progressif du plaisir serait iriî-
possible : je ne pourrais jamais que combler le vide produit par la
peine, emplir le tonneau des Danaïdes de l'éternelle souffrance. S'il
y a réel accroissement de plaisir, c'est qu'il y a excédent véritable,
à moins d'admettre que je ne sois forcé de faire croître aussi la
peine pour augmenter la jouissance consécutive. La méthode de
Cardan, qui se procurait volontairement toutes sortes de peines pour
jouir du plaisir d'en être délivré, est manifestement contraire à
l'expérience. Donc, ici encore, le plaisir est lié à un surplus et non
à la simple suppression d'un manque.
On se rappelle la fable de Platon sur le plaisir et la douleur sen-
sibles, liés l'un à l'autre par Jupiter, si bien que l'un ne peut arriver
sans être suivi de son compagnon. Gomme Spinoza, Kant etSchopen-
hauer, M. Schneider a étendu cette loi platonicienne d'essentielle et
mutuelle relativité à tous les sentimens, môme aux sentimens sup('>
rieurs. Selon lui, nous n'avons conscience d'un sentiment agréable
que s'il y a un changement en mieux perçu par nous, ce que Spinoza
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 677
appelait <( le passage à une perfection plus grande ; » nous n'avons
conscience de la peine que si nous percevons un changement
en pire, un passage à une perfection moindre : a C'est pour-
quoi, dit M. Schneider, le plaisir n'arrive à la conscience qu'à
travers le manque de plaisir, à travers la souffrance, et celle-ci,
à son tour, n'arrive à la conscience qu'à travers le manque de souf-
france, à travers le plaisir. » M. Schneider identifie de cette ma-
nière, sans aucune preuve et contre toute preuve, l'absence déplai-
sir avec la douleur, l'absence de douleur avec le plaisir. De plus,
il oublie, avec Kant, qu'un changement en mieux peut avoir lieu
d'un plaisir moindre à un plaisir plus grand, — de l'allégro d'une
symphonie de Beethoven à l'adagio, — et ainsi de suite. Enfin il
s'enferme avec Kant dans ce cercle vicieux : — Il faut souffrir pour
pouvoir jouir et jouir pour pouvoir souffrir; comment alors arri-
vera-t-on soit au plaisir, soit à la souffrance?
La théorie de Schopenhauer s'enferme aussi dans ce cercle et de
même la théorie de M. de Hartmann. Ce dernier, corrigeant en par-
tie Schopenhauer, reconnaît qu'il y a des plaisirs directement sen-
tis, non subordonnés à la suppression de la peine; mais, par une
étrange contradiction et pour nous démontrer en dépit de tout
notre misère, il soutient que la douleur tombe seule directement
sous la conscience, tandis que le plaisir n'y peut tomber qu'indirec-
tement : le plaisir est donc directement senti d'une manière incon-
sciente, mais il n'est qu'indirectement conscient. C'est que , à en
croire M. de Hartmann, la conscience est « l'étonnement de la vo-
lonté » devant une chose qu'elle n'a pas voulue et qui lui révèle
tout d'un coup sa dépendance. Il en résulte que ce qui contrarie
la volonté, et par cela même l'étonné, ne saurait jamais échapper
à la conscience : tel est le privilège de la douleur, cette violence
faite au vouloir ; c'est ce qui lui assure la supériorité dans la ba-
lance des biens et des maux. Au contraire, a la satisfaction de la
volonté échappe par elle-même à la conscience, » parce qu'elle ne
produit aucun étonnement ; la volonté ne ressent que les satisfac-
tions qui provoquent, par le contraste même, le souvenir d'expé-
riences tout opposées : la comparaison, le souvenir, le raisonne-
ment. Voilà, d'après cette doctrine, bien des cérémonies nécessaires
pour jouir ! Il en résulte que les êtres inférieurs sentent la souf-
france avec une impitoyable nécessité , tandis que les êtres supé-
rieurs peuvent seuls accomplir les formalités intellectuelles néces-
saires pour participer au plaisir. Cette théorie fantastique imagine
arbitrairement des plaisirs sentis d'une manière inconsciente, comme
si on pouvait jouir sans avoir au moins la conscience spontanée de
jouir. En admettant même qu'un contraste soit nécessaire pour une
conscience relevée et réfléchie de plaisirs, n'y a-t-il pas un contraste
678 REVUE DES DEUX MONDES.
bien suffisant entre l'état neutre et l'état agréable qui le suit, entre
l'équilibre antérieur et le surcroît d'excitation ou d'action qui lui
succède? Est-il nécessaire d'aller chercher dans les douleurs pas-
sées un point de comparaison pour sentir la volupté présente?
Autre chose est de jouir, autre chose de juger et d'apprécier sa
jouissance en la mesurant avec d'autres. On n'a pas besoin de sa-
voir le chiffre de sa fortune pour en jouir.
Nous venons de montrer qu'il existe des plaisirs directs, dus
à un surplus d'activité sans douleur préalable, qui n'ont pas pour
simple objet la préservation de l'organisme dans la lutte pour la
vie. Allons plus loin et plus avant dans le problème. Demandons-
nous si tous les plaisirs, même ceux qui paraissent nés d'un be-
soin, même ceux qui semblent les plus grossiers, ne sont pas en-
core de même nature pour celui qui regarde au fond des choses.
L'entière satisfaction d'un besoin, même physique, ne consiste-
t-elle qu'à remphr, sans rien de plus, un vide préexistant et à
rétablir ainsi l'équilibre dont parle Platon dans le Philèbe? — S'il
en était de la sorte, l'équilibre même produirait un état neutre
de la sensibilité et de la conscience, une immobilité : l'évolution
n'aurait pas lieu. Ce qui fait qu'on jouit en satisfaisant un besoin,
comme celui de la nourriture ou de l'exercice, c'est que, par
rapport à l'état précédent, il y a un surplus ; de là un mouvement
de progression où se produit un continuel excès par rapport à
ce qu'on venait d'acquérir; on s'enrichit relativement à sa juuvreté
antérieure. Ce n'est pas la simple suppression de la peine qui con-
stitue alors la jouissance sensuelle; car il y aurait simple neutralisa-
tion de l'état antérieur par l'état postérieur; la jouissance est con-
stituée par la suppression de la peine, plm un excédent, qui
produit un progrès et non un repos de l'activité. L'état pénible de
la faim, pris par M. Rolph pour type, est un composé d'une infuiité
de peines rudimentaires ; le plaisir qu'on éprouve à restaurer ses
forces est une continuelle victoire sur ces rudimens de la peine, et,
selon la remarque de Leibniz, il produit quelque chose d'analogue
au mouvement accéléré d'un mobile. Mais une victoire continuelle,
c'est un continuel surplus, et c'est ce surplus même qui lait le plai-
sir. Dès lors, non-seulement le plaisir n'a pas besoin d'un manque
préalable pour exister, mais, lors même (ju'il succède à un manque
réel, comme dans beaucoup de plaisirs des sens, il n'en est })as
moins y)ar soi indépendant do cette négation, essentiellement po-
sitif. En vain les cyniques de l'antiquité, en vain Kant et Schopen-
haucr veulent n'y voir qu'une négation : il est la conscience d'une
force acquise et agissante, il vaut par lui-même et a un prix intrin-
sèque dans la vie.
Nous ne saurions donc admettre la doctrine de MM. Loslie et
LE PLAISIR ET LA DOULEUR. 679
Delbœuf, qui placent le plaisir dans le simple sentiment d'un équi-
libre normal (1). Même dans l'acte de manger, le plaisir ressenti
aiguillonne la dépense d'énergie, et l'équilibre n'est atteint que
quand la satiété fait cesser l'action. Le sentiment d'équilibre ne
constitue qu'un bien-être général et fondamental, assez voisin de
lindifiërence, où Epiciu-e plaçait à tort la suprême félicité. Nous
ne saurions même nous contenter de dire, avec M. Spencer, que le
plaisir est l'accompagnement de l'action normale ; selon nous, le
plaisir, comme émotion distincte, apparaît précisément lorsque la
limite de l'action normale a été iranchie, puisqu'il suppose, sur
quelque point, une richesse.
Nous irons donc jusqu'au bout de la voie ouverte par les grands
philosophes en définissant le plaisir le sentiment d' un surcroit d'ac-
tivité. Aussi la dépendance du plaisir par rapport à la peine ne
marque-t-elle que les débuts de l'évolution et de la sélection, non
la fin ; elle est primitive, mais non définitive ; elle est accidentelle,
mais non essentielle.
IV.
Nous pouvons maintenant aborder la question dernière et fonda-
mentale : le seul mobile de l'activité, conséquemment le vrai et
unique moteur de l'évolution universelle, est-ce la douleur ?
Cette doctrine de découragement ne se retrouve pas seulement
chez les disciples de Schopenhauer et chez M. Rolph, mais aussi
chez MM. Grote, Schneider, Stephen Leslie, chez bien d'autres
psychologues qui n'en ont pas toujours tiré les conséquences mo-
rales, métaphysiques ou religieuses. Le plaisir, pour M. Leslie,
étant un état d'équilibre, il est par cela même « un état de satisfac-
tion dans lequel il y a une tendance k persister. » — (t Le plaisir,
dit à son tour M. Rolph, est un état que nous cherchons à prolon-
ger; il ne peut donc jamais être la cause d'un changement d'état. »
Objecte-t-on à M. Rolph que l'homme, par exemple sous l'influence
de l'amour, peut chercher un plus grand plaisir à la place de celui
qui est présent et qu'alors la fin de l'action, consciente ou incon-
sciente, est bien le plaisir? — Oui, répond M. Rolph, mais le mobile
actuel est un sentiment de non-satisfaction, c'est-à-dire de peine.
Et il en doit toujours être ainsi : « Le plaisir peut bien être la ^n,
mais la peine seule peut être le mobile de l'action. »
Cette théorie touche aux problèmes les plus obscurs, mais aussi
les plus importans de la psychologie et de la morale. Selon nous.
k
(1) Voir M.Stephen Leslie, Science ofEthics, et M. Delbœuf, Théorie de la sensibilité.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
la doctrine de la peine comme moteur de l'action ne serait \Taie
que si toute activité était uniquement appliquée au changement
vers un autre état : tel est l'effort, le besoin, le désir; telles sont la
faim, la soif, l'espérance, la colère. Mais est-il certain que toute
activité consiste ainsi exclusivement à se mouvoir vers un autre état,
comme le mobile matériel se meut vers un autre point de l'espace ?
Le changement, V inquiétude, comme disaient les anciens, est-elle
l'essence même de l'action ou seulement le résultat des limites de
l'action, de son défaut, de la résistance extérieure qu'elle rencontre?
La jouissance actuelle, comme celle de beaux sons ou de belles
couleurs, en tant que complète et considérée en elle-même, ne
provoque pas le désir d'autre chose, elle est satisfaite de soi;
est-ce à dire qu'elle soit alors passive et liée à l'inertie ? Aristote a
pu soutenir avec plus de vraisemblance que le plaisir est au con-
traire le complément d'une action assez intense pour produire tout
son effet et a actualiser toute sa puissance. » Idéal plus que réa-
lité, sans doute ; car l'action de l'être vivant, n'étant jamais solitaire,
s'exerce toujours sur un point d'application qui lui-même réagit,
elle fait toujours levier ; et de là vient que le changement s'attache
à l'activité, comme une nécessité venue des résistances du milieu,
sinon de son essence même. Au moment précis et dans la mesure
où nous jouissons de notre action, — par exemple, dans la contem-
plation d'une scène de la nature, — nous cessons de désirer le chan-
gement, comme le soutiennent M. Rolph et M. Leslie ; mais aucune
jouissance et aucune action ne peut demeurer longtemps au même
niveau d'intensité. La prolongation même de l'exercice des nerfs
et de leur stimulation agréable tend à en diminuer l'effet, par cette
loi d'itsure dont nous avons déjà parlé. C'est le sentiment de cette
diminution, de cette perpétuelle déchéance, où la volupté se trahit
elle-même, qui est l'excitant réel du désir toujours renaissant, de la
« faim » toujours renaissante. Mais la faim ici renaît de ce que le
bien-être antérieur, qui existait indépendamment d'elle, se sent
menacé, amoindri, épuisé, et s'échappe ainsi à lui-môme. La peine
est le cri d'alarme du plaisir, mais le plaisir n'implique pas essen-
tiellement la peine.
Nous voyons donc de nouveau que ce qui est vraiment primitif,
c'est l'action identique à Vf'tre et au bien-être^ d'où naissent, avec
la résisiance extérieure, la peine distincte, et avec la victoire sur la
résistance, le plaisir distinct. Le changement, le mouvement, le pro-
grès a sa raison dans la perfection même de l'activité, mais la jouis-
sance est, comme l'ont cru Descartes, Leibniz, Spinoza, le sontimont
de quelque perfection actuelle, de quoique puissance parvenue à se
réaliser.
LE PLAISIR ET LA. DOULEUR. 681
En absorbant l'activité tout entière dans l'inquiétude, dans le be-
soin, dans la « faim, » M. Rolph n'a vu que la moitié de la vérité.
Il n'a pas assez insisté sur la contre-partie de la faim et de la nutri-
tion, qui est le dégagement de la force et le mouvement. Comme
Darwin, dont il voulait cependant perfectionner la doctrine, il a con-
sidéré surtout l'entretien et le développement des organes, non leur
exercice et le développement de leurs fonctions. La faim, considérée
par lui comme le sentiment primitif et universel, a pour objet l'ap-
propriation de matériaux venant du dehors : elle est une force de
concentration et d'absorption en soi; mais, nous l'avons \ii, la nutri-
tion et la restauration des organes, qui ne font qu'emmagasiner des
forces de tension par un travail a négatif, » ne sont pas la vraie source
des plaisirs positifs ni des douleurs positives. C'est en dépensant
l'énergie des matériaux déjà appropriés que nous éprouvons plaisirs
et douleurs: alors aussi se produit le développement de l'être, l'évo-
lution vers des conditions de vie nouvelles; alors l'être vivant réagit
sur le milieu, et le milieu même se modifie par le pouvoir croissant
de l'être. Il y a donc dans la nature animée un développement du
dedans au dehors, non pas seulement une sorte d'enveloppement et
d'absorption du dehors par le dedans. L'acquisition même et la res-
tauration des tissus, auxquelles M. Rolph accorde une importance
trop exclusive, supposent déjà une certaine acti^^té, un élan anté-
rieur de la vie manifestée par le mouvement : il est plausible d'ad-
mettre sous ce mouvement vital, avant la peine rudimentaire causée
par la résistance extérieure, le rudiment de plaisir attaché à l'ac-
tion intérieure.
L'étude qui précède nous paraît aboutir à des conséquences non
moins importantes pour la théorie des mœurs que pour la théorie
de l'homme et celle du monde; résumons-les en formules succinctes.
La première conséquence, c'est que la sélection naturelle, procédé
tout mécanique et extérieur, présuppose un principe interne d'évo-
lution, trop négligé par Darwin. Ce principe est une activité capable
Pde jouir et de souffrir. La seconde conséquence, c'est que le plaisir
est immédiatement lié à l'action, le bien-être à l'être et au déploie-
ment de la vie; la douleur, au contraire, n'est liée qu'à la résis-
tance venue du dehors. D'où il suit qu'en nous la douleur n'est pas,
comme l'ont cru certains pessimistes, le principe même de l'action
intérieure et du vouloir, mais seulement celui de la réaction sur le
monde extérieur.
Ces résultats de la science psychologique, étendons-les à la théo-
rie générale du monde : nous pourrons en induire que le moteur
unique de l'évolution universelle n'est pas la peine. C'est seulement
à l'origine de l'évolution chez les êtres vivans que le malaise, la
682 REVUE DES DEUX MONDES.
douleur, la faim est le principal aiguillon dont se sert la nature.
Nous avons sans doute retrouvé ce même ressort de la peine,
presque seul, dans la sensibilité inférieure de l'homme, dans les
émotions venues des organes internes, de la température, de la pres-
sion, etc. Mais, à un degré plus haut de l'échelle des êtres, le plai-
sir devient, par l'intermédiaire de la pensée qui Vanticipe, le
sûr aiguillon de l'activité. C'est pourquoi nous avons vu les sens
supérieurs , principalement la vue et l'ouïe , condenser en un mo-
ment rapide une infinité de plaisirs délicats et subtils, plutôt objets
de luxe que de nécessité pour la vie matérielle. L'évolution, l'uni-
versel « devenir, » que les anciens appelaient l'universel « déi^ir, »
est donc, selon la doctrine profonde de Platon dans le Banquet,
a l'enfant de la Richesse » et non pas seulement delà « Pauvreté.»
C'est pour cette raison même que l'évolution ne nous a pas semblé
être uniquement « préservation de soi, » selon le terme de Darwin,
ou « maintien de l'équilibre normal » : l'évolution est ou peut de-
venir un progrès. La douleur n'est donc point, comme le soutien-
nent Schopenhauer et M. de Hartmann, l'éternelle et irrémédiable
condition des êtres, sorte de damnation, enfer d'où le monde ne
pourrait sortir que par l'anéantissement de soi.
Enfin, d'autres conséquences encore plus importantes se dévelop-
pent dans la morale. Si la faim et la nutrition intérieure n'est pas
l'unique loi de l'être, si la dépense de soi au dehors est une loi aussi
fondamentale et aussi .essentielle, il en résulte que l'égoïsme n'est
pas « radical » et que l'activité peut vraiment devenir aimante.
L'être ne tend plus seulement à tout ramener vers soi, comme par
une gravitation dont il serait le seul centre; il tend aussi à se ré-
pandre, à se donner, à s'unir. L'utilitarisme, le darwinisme, le spi-
nozisrae même, sont dépassés. La jouissance « pure et véritable, »
qui n'est pas seulement un « remède à la douleur, » a|)paraît ainsi
comme l'activité débordante, qui se sent libre enfin des obstacles,
supérieure à ce qui était strictement nécessaire pour la satisfaction du
besoin ; elle n'est plus une simple balance, mais un profit et, comme
nous croyons l'avoir montré, un surcroît. Klle est donc, dans le do-
maine de la sensibilité, quelque chose d'analogue h. ce qui, dans
l'art, cause le plaisir par excellence et réalise le charme suprême:
la grâce. La grâce est produite par une surabondance qui a pour
résultat l'afiranchissement du rude « combat pour l'existence, » la
liberté et l'aisance des mouvemens, le jeu facile do la pensée, l'ex-
pansion du cœur et la générosité du vouloir : le vrai plaisir est la
grâce de la vie.
Alfred Fouilléf..
HENRI HEINE
ET
SES DERNIERS BIOGRAPHES ALLEMANDS
Après l'avoir quelque temps délaissé, la critique allemande s'est
souvent occupée de Henri Heine dans ces dernières années. On le réé-
dite, on le commente, on l'explique, et son histoire s'est enrichie de
nouveaux documens, puisés pour la plupart dans des correspondances
plus instructives que les maigres fragmens tronqués de ses mémoires.
Il semblait que M. Strodtmaun, dont le livre restera, eût épuisé la. ma-
tière; de nouvelles biographies du grand 'poète ont paru tout récem-
ment et méritent d'être lues (1). Cependant, le meilleur moyen de con-
naître à fond l'auteur des Reisebilder et dJAtta Troll sera, toujours de lire
sa prose et ses vers, où il s'est mis tout entier. 11 n'était pas du
nombre de ces poètes qui cherchent le mystère, qui se cachent dans
leurs œuvres. Il a passé sa vie à raconter et à chanter Henri Heine,
ses joies, ses chagrins, ses amours, ses haines, sans que personne
a'avisât de se plaindre qu'il parlât trop de lui. Le seul moi vraiment
ieux est celui des fats et des indifférens. L'homme dont on a dit que
Français qui a eu le plus d'esprit après Voltaire était un Allemand
rait beaucoup de petites vanités, et il ne craignait pas la vanterie, —
(i) Heine's Lebm und Werke, von Adolf Strodtmann, 3* Auflage. Hamburg, 1884.
Weinrich Heine, seia Lebensgang und seine Schriften nach den neuesten Quellea
rgestellt, von Robert Proelss. Stuttgart, 1886. — Heinrich Heine's Biographie, von
Karpeles. Hamburg, 1885. — Heinrich Heine's Memoiren, heransgegeben von
Inard Engel. Hamburg, 188 i.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
mais son exquis naturel le préservait de la fatuité, il n'essayait pas
des poses devant son miroir, il se donnait pour ce qu'il était, et son
vin fut toujours franc. Il ne ressemblait pas non plus à ces fakirs de
la littérature, qui, absorbés dans la contemplation d'eux-mêmes, voient
la lumière du Thabor resplendir sur leur nombril. Dès sa jeunesse et
jusqu'à sa mort, il s'intéressa vivement à tout ce qui se passait dans
le monde, il avait toutes les curiosités, et il mêlait les grandes pen-
sées aux petites, les élans généreux aux misères. 11 pouvait dire, lui
aussi : « Quand je serai indifférent, je serai mort. »
Il faut convenir pourtant que, grâce à ses fragmens de mémoires,
à ses lettres et à ses nouveaux biographes, nous connaissons mieux les
premières années de ce poète rhénan de race juive, que ses origines
et les préférences héréditaires de sa famille semblaient vouer au né-
goce ou à la banque. Nous savons quelle éducation il reçut dans sa
ville natale, Dusseldorf, capitale du grand-duché de Berg, que n'habi-
taient plus les Ubiens et que Napoléon avait donné d'abord à son beau-
frère Murât, puis à l'un de ses neveux. Né en 1797 ou le 13 décembre
1799, car ce point reste obscur, Heine a pu dire : « Je suis venu au
monde à la fin d'un siècle très sceptique et dans une ville où régnait
non-seulement la France, mais l'esprit français. » Goethe avait hérité
de son père l'esprit d'ordre et de classement, de sa mère l'imagination
et le goût des contes, die Lust zu fahuliren. Il en alla tout autrement
pour Heine. Sa mère nous apparaît dans ses mémoires comme une
femme d'humeur grave, fort raisonnable, pure déiste de profession,
disciple de Rousseau et nourrie de son Emile. « La raison de ma mère
et sa façon de sentir, a dit le poète, était la santé même et ce ne fut
pas elle qui m'inspira l'amour du fantastique et du romantisme. Elle
avait une sainte horreur pour la poésie, elle m'arrachait tous les ro-
mans qu'elle trouvait dans mes mains, elle me défendait d'aller au
théâtre, de prendre part aux réjouissances populaires, elle surveillait
mes relations, grondait les servantes qui racontaient en ma présence
des histoires de revenans, faisait son possible pour éloigner de moi
la superstition et la poésie. »
Cependant elle avait aussi ses chimères. Les grandeurs de la
cour impériale l'avaient éblouie, elle rêvait pour son fils « les
èpaulettes les plus dorées. » Après la chute de l'ompiro, les éton-
nantes prospérités de la maison Rothschild frappèrent son imagi-
nation; elle voulait faire de son Harry un riche banquier, elle
voyait déjà en lui « un apprenti millionnaire. » Klle finit par se ra-
battre sur le barreau ; elle avait vu des avocats faire une grande fortune.
Mais les étoiles avaient décidé qu'ilarry ne serait ni un avocat, ni un
banquier, ni un fonctionnaire ù èpaulettes, qu'il serait tout simple^
ment un poète, qu'il ferait des vers dès sa jeunesse, qu'il en écrirait
Ji
i
HENRI HEINE. 685
encore dans les angoisses et les langueurs d'une longue et féroce ago-
nie. Quand les étoiles se sont prononcées, les mères n'y peuvent
rien.
Heine n'avait pas attendu d'écrire ses Mémoires pour faire le por-
trait de son père : « C'était la meilleure àme du monde, lit-on dans
un passage des Reisebilder, et il fut longtemps un homme superbe;
tête poudrée, petite queue élégamment tressée, qui ne pendait pas,
mais était relevée au-dessus de la nuque par un petit peigne d'écaillé.
Ses mains étaient d'une blancheur éclatante et je les baisais souvent.
Il me semble que je respire encore leur doux parfum et qu'il me pé-
nètre d'une manière piquante dans les yeux. J'ai beaucoup aimé mon
père, car je n'ai jamais pensé qu'il pût mourir. » Samson Heine, qu'on
a représenté trop souvent comme un petit bourgeois fort insignifiant,
était un homme d'humeur légère et de gaîté facile, prompt à l'oubli,
insouciant du lendemain, jouissant de ses espérances autant que de
ses bonheurs : « Heureux de ^'ivre, il régnait dans son cœur une per-
pétuelle kermesse ; les violons étaient toujours accordés. »
Il avait suivi jadis dans les Flandres le prince Ernest de Cumber-
land en qualité d'oflQcier de bouche; il rapporta de ce qu'il appelait
ses campagnes le goût des beaux uniformes, l'admiration de tout ce
qui brille, la passion du luxe, du faste, du jeu et des aventures de
coulisses. Ce marchand d'étoffes posséda jusqu'à douze chevaux, qui
ne lui servaient à rien qu'à manger beaucoup d'avoine ; il ne consentit
à s'en défaire que sur les pressantes sollicitations de sa femme. Il
tournait tout en amusement, même ses affaires, qui allaient mal. Peu
lui importait de revendre avec peu de profit ou même à perte les ve-
lours de coton qu'il faisait venir de Liverpool; il avait eu le plaisir de
les déballer, u C'était un grand enfant, » a dit son fils, et comme lui,
son fils le poète eut toujours des entraînemens irrésistibles, des yeux
pleins de désirs, la soif de voir et d'avoir, accompagnée de candeurs,
de vanités et de joies d'enfant. Ses ennemis accusaient ce terrible mo-
queur, dont les flèches empoisonnées n'épargnaient ni les rois ni les
dieux, d'avoir fait un pacte avec le diable. Mais le diable qui le possé-
dait eut, jusqu'à la fin, le visage et la barbe jeunes et sut rire à gorge
déployée, en montrant ses canines, comme on rit à douze ans.
Celui qu'on a défini fort justement un romantique défroqué était à
la fois le plus sceptique et le plus Imaginatif des hommes. A l'âge où
l'on croit tout, il doutait déjà de beaucoup de choses. Il s'en est pris
plus tard à l'un des prêtres catholiques qui avaient été ses premiers
maîtres, au bon vieux recteur Schallmeyer, qui, pendant l'occupation
française, dirigeait le lycée de Dusseldorf et faisait un cours de philo-
sophie pour les élèves de la première classe : a Dans ce cours, il expo-
sait crûment les systèmes de philosophie grecque les plus libres, les
plus hasardés, dont le scepticisme était effroyablement contraire aux
686 REVUE DES DEUX MONDES.
dogmes orthodoxes de la religion catholique... J'ose espérer qu'un
jour, devant les assises du jugement dernier, dans la vallée de Josa-
phat, on me comptera comme une circonstance atténuante d'avoir été
admis, par une faveur pernicieuse, à suivre dès mon âge le plus tendre
les leçons philosophiques du recteur Schallmeyer. » En revanche, il
attribuait à l'un de ses oncles maternels, Simon de Geldern, le déve-
loppement précoce de son imagination. La maison de ce petit homme,
au visage pâle et sérieux, était un magasin de curiosités, une arche de
Noé, et il autorisait son neveu à passer de longues heures dans un
grenier plein de vieilles caisses, oii l'enfant découvrait des trésors. Sa
tête se prenait, se montait, et la vieille chatte qui lui tenait compa-
gnie dans ce mystérieux réduit lui faisait l'effet d'une princesse en-
chantée.
Il trouva dans les caisses des traités de magie noire et de magie
blanche, les œuvres de Paracelse, de van Helmont, d'Agrippa, et le
journal manuscrit d'un grand-oncle, surnommé le Chevalier ou l'Orien-
tal, lequel avait couru de grandes aventures en Orient, où il avait fait
tour à tour le métier de chef de brigands, de chevalier d'industrie, de
mystique, de visionnaire, d'utopiste. « Ce mystique était quelque peu
charlatan, lisons-nous dans les ^Mémoires de son très irrévérent ne-
veu; le bon Dieu lui-même n'a-t-il pas son charlatanisme? Lors-
qu'il promulgua sa loi sur le mont Sinaï, il ne dédaigna pas à cette
occasion de fulgurer et de tonner, quoique sa loi fût si excellente, si
divinement bonne qu'elle aurait pu se passer de ce grand déploiement
de mise en scène. Mais le Seigneur connaissait son public. » A force
de méditer les aventures merveilleuses du charlatan mystique, l'en-
fant prédestiné finit par les prendre à son compte. 11 se persuada qu'il
avait, lui aussi, couru l'Egypte, la Turquie et la Perse, étonnant les
califes, tournant la tête aux sultanes; comme par un coup de baguette,
il était devenu son grand-oncle. 11 a prétendu plus d'une fois que plu-
sieurs de ses actions et de ses erreurs de conduite dont ses amis se
scandalisaient ne lui étaient point imputables, qu'il fallait les attri-
buer à son double, dont l'influence occulte se fit sentir dans toute sa
vie. 11 citait à ce propos la Bible, qu'il aima toujours à citer : a Les
aïeux ont mangé des raisins verts, et les fils ont eu les dents aga-
cées. »
Sa mère lui avait donné son bon sens, sou père l'amour de ce qui
brille et la vivacité des sensations; il devait au bon recteur Schall-
meyer SCS premiers doutes, à son oncle Simon de Geldern ses premiers
rêves. 11 n'eut pas besoin de sortir de sa famille pour trouver l'occa-
sion qui fait les poètes, pour ressentir le choc douloureux de la réalité
et des songes, pour connaître ces ennuis du cœur qu'il faut charmer
par des contes, endormir par des chants. Nous savons maintenant qu'il
nourrit longtemps une passion malheureuse pour sa cousine Amélie,
HENRI HEINE.
687
troisième fille de son oncle Salomon Heine, le riche banquier de^ Ham-
bourg. Le petit cousin pauvre pouvait-il trouver grâce aux yeux de
cette opulente héritière ? Il pleura la femme, il pleura la dot. La bles-
sure était profonde et toujours prête à saigner. Quand il apprit
cpi'Amélie épousait John Friedlânder, il sentit se rouvrir dans son
cœur la source des larmes et des chants, car ce bel oiseau à l'étince-
lant plumage ne pouvait pleurer sans avoir envie de chanter.
Il passa bien des années sans rencontrer l'ingrate ; lorsqu'il la revit,
la blessure s'était fermée et ne saigna plus; mais il déclara « que le
monde lui semblait fade et insipide, que la terre avait une odeur de
violette séchée, » Au reste, ce n'était pas seulement en faisant des
vers qu'il se soulageait de ses peines de cœur. Il avait une autre mé-
thode plus efficace encore, qu'il pratiqua toute sa vie. II avait reconnu
dès sa petite jeunesse qu'on ne se guérit des femmes que par les
femmes, qu'il faut conjurer Satan par Belzébut. Avait-il à se plaindre
de la Vénus de Médicis, il se consolait de ses rigueurs auprès d'une
autre divinité qu'il appelait la Vénus aux camélias. Jamais il nMsa de
rien sans abus, et il l'a payé. Il était encore dans la force de l'âge lors-
qu'il fit connaissance avec la femme noire, qui le tourmenta longtemps
avant de le prendre et de l'emporter. Il a eu le courage de la chanter,
elle aussi, « jusqu'au moment où elle lui ferma la bouche avec une
poignée de terre. » — « La femme noire avait pressé ma tête sur son
cœur ; où ses larmes avaient coulé, mes cheveux devinrent gris. Elle
m'embrassa, et je perdis mes forces; elle me baisa les yeux, et je de-
vins aveugle; de ses lèvres sauvages elle suça la moelle de mes
reins. »
Salomon Heine ne s'était pas soucié d'avoir un poète pour gendre ;
on ne peut lui en faire un crime. Il avait assez d'esprit pour goûter
celui de son neveu et pour deviner à peu près ce que valait ce gaillard
pèlerin; mais il savait encore mieux ce que valait un groschen. Parti
de petits commencemens, il lui semblait fort naturel que chacun s'in-
dustriât, s'évertuât comme lui, et il n'admettait pas qu'on fît danser
ses écus. Son neveu l'accusait de ladrerie, le mettait au rang « de ces
oncles chagrins qui calculent douloureusement ce que coûtera la par-
tie de campagne. » Comme l'a remarqué Maximilien Heine, le plus
jeune frère du poète, il y avait entre l'oncle et le neveu uq procès tou-
jours pendant et une incompatibiUté mutuelle de caractères et de prin-
cipes. L'un disait : « Je suis la gloire de ma famille , que j'ai réconci-
liée avec les muses, et on me doit des remercîmens.|Le meilleur emploi
que mon oncle puisse faire de son énorme fortune est de pourvoir non-
seulement à mes besoins, mais à mes plaisirs, qui sont pour moi des
besoins d'imagination. » L'autre ripostait : u Mon neveu a du talent
et tourne bien les vers ; mais c'est un bourreau d'argent, et je n'ai
aucune envie de gaspiller à son profit une fortune péniblement amas-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
sée. Je consens à l'entretenir pendant tout le temps de ses études,
jusqu'à ce qu'il ait un gagne-pain, mais je ne lui fournirai que le né-
cessaire, je n'entends pas faire les frais du culte qu'il lui plaît de
rendre à la Vénus aux camélias. Cette divinité très coûteuse et très
rapace ne saura jamais de quelle couleur sont mes écus. » On ne
pouvait s'entendre; si les reproches étaient fondés, les refus ne
l'étaient pas moins.
Pendant un séjour de quelques mois qu'il fit à Londres, Heine se
permit de jouer au banquier cinquante fois millionnaire un tour qui
faillit les brouiller. Il était parti le gousset bien garni ; mais pour la
forme et par surcroît de précaution, il obtint que son oncle lui donnât
pour la maison Rothschild une lettre de crédit de 400 livres sterling,
qui devaient servir à le bien poser et qu'il s'engageait à ne point en-
caisser. Vingt-quatre heures après son arrivée, elles avaient déjà passé
dans sa poche. A quelques jours de là, le baron Nathan de Rothschild
écrivait à Salomon Heine pour le remercier du plaisir qu'il avait eu à
faire la connaissance d'un jeune et célèbre poète, à qui sa maison avait
eu l'honneur de payer 400 livres sterling. Le vieillard entra dans une
violente colère : « Que le diable emporte Rothschild ! s'écriait-il, et ses
plaisirs et ses honneurs et les gens qui jettent. mon argent par les
fenêtres 1 » Quand le jeune dissipateur fut de retour, il eut des comptes
à rendre, et l'explication fut vive, orageuse. Au cours de ce débat, il
prononça cette parole mémorable : « Tu devrais savoir, mon cher
oncle, que ce qu'il y a de mieux dans ton affaire, c'est le droit que
tu as de porter mon nom. — Ma parole ! disait de son côté l'oncle
chagrin, ce garçon se fait un mérite et une vertu de ne pas exiger de
moi des honoraires pour chaque ligne des lettres qu'il daigne m'écrire. »
Toutefois, il le reçut à merci, et, jusqu'à sa mort, il lui servit une pen-
sion. Le payeur la trouvait trop grasse, le pensionné la trouvait trop
maigre, tant leurs opinions étaient inconciliables. Chacun faisait son
métier, chacun enrageait d'avoir raison.
Ce sont les impressions de leur jeunesse qui décident de la desti-
née des poètes ; Heine en est la preuve. Sa cousine Amélie lui avait
inspiré ses premiers chants d'amour; le malheur d'être né juif dans
un pays où le juif était regardé comme une race inférieure lui
inspira ses premiers cris de guerre, éveilla en lui l'esprit de rébel-
lion, la haine des bigots, des hypocrites, des teutomanes, et fit de
ce lyrique un poète militant, toujours prêt à quitter sa mandoline
ou sa harpe pour emboucher la trompette des combats. Ses derniers
biographes ont raison d'insister sur les souffrances que causèrent à
son orgueil l'insolence du chrétien et l'attitude trop soumise des en-
fans d'Israël, qui s'abandonnaient à leur sort et consacraient l'injus-
tice par le silence de leur résignation. Il lui en coûtait d'apparte-
nir à un peuple honni, traqué par la police, méprisé des grands de
HENRI HEINE. 689
ce monde et des cafards. Il était né sous le régime de la loi française,
et la France avait émancipé les juifs de Dusseldorf. Après la guerre
d'indépendance, on les fît rentrer dans leur antique servitude. A Franc-
fort, on les parquait dans leur ghetto comme un vil bétail ; en Prusse,
on les excluait de toutes les fonctions, de toutes les charges ; sauf la
médecine, on leur interdisait l'exercice de toute profession libérale. Il
a raconté lui-même ce qui se passa dans son âme d'enfant un jour
qu'il baisa sur la bouche la fille d'un bourreau, Josepha ou Sefchen,
qui lui avait pris le cœur par ses grâces un peu sauvages : « Je l'em-
brassai, dit-il, non-seulement pour obéir à un tendre penchant, mais
pour jeter un déû à la vieille société et à ses sombres préjugés, et,
dans ce moment s'allumèrent en moi les premières flammes des deux
passions auxquelles j'ai consacré toute ma vie, l'amour pour les belles
femmes et l'amour pour la révolution française, pour le moderne faror
francese, dont je fus saisi, moi aussi, en combattant les lansquenets du
moyen âge, »
Ce poète militant ne se piquait pas d'être un héros, il en convenait
lui-même; si peu modeste qu'il fût, il eut toujours cette sincérité qui
est le sel des grands talens. « C'est une chose fatale, écrivait-il à son
ami Moser, que chez moi l'homme soit régi par le budget. La disette
ou l'abondance des espèces n'a pas la moindre influence sur mes prin-
cipes, elle n'en a que trop sur mes actions. Oui, grand Moser, Henri
Heine est très petit. Ne me mesure pas à l'aune de ta grande âme,
la mienne est en gomme élastique, et tantôt elle s'allonge jusqu'à l'in-
fini, tantôt elle se ratatine, se réduit à rien, verschnimpft oft iri's
Winzige. » Quand il eut reconnu que, pour arriver à quelque chose
dans le royaume de Prusse, il devait abjurer la religion de ses pères,
il se fit petit, il plia les épaules. Le 28 juin 1825, peu de jours avant
de soutenir ses thèses pour passer docteur en droit à l'université de
Goettingue, il reçut le baptême et entra dans la communion de l'église
évangélique. D'autres juifs l'avaient fait avant lui; il enveloppait Henri
Heine et tous ces renégats dans la même réprobation. « Cohn, écri-
vait-il de Hambourg, le 14 décembre de la même année, m'assure que
Gans prêche le christianisme et travaille à convertir les enfans
d'Israël. S'il le fait par conviction, c'est un fou; s'il le fait par hypo-
crisie, c'est un drôle. J'aimerais mieux, en vérité, avoir appris qu'il a
volé des cuillers d'argent... Je te jure que si les lois autorisaient le vol
des cuillers d'argent, je ne me serais pas fait chrétien. »
Il avait avalé ce calice d'un trait et jusqu'à la lie; l'amertume lui
en resta longtsmps aux lèvres, longtemps il en eut le déboire. Mais il
était dans sa nature de s'en prendre aux autres plus qu'à lui-même des
défaillances qu'il se reprochait ; il se vengea de son humiliation et sur
Jéhovah, le Dieu méprisé qui ne savait pas se faire respecter, et sur
TOME LXXIV. — 1886. 44
690 REVUE DES DEUX MONDE
le Dieu superbe des chrétiens, qui lui avait imposé le sacrifice de son
honneur et ne lui en tenait aucun compte. Les portes ne s'étaient pas
ouvertes; il avait beau s'enquérir, solliciter, il parlait à des sourds.
Que lui restait-il à faire ? Il n'hésita pas, il partit pour la France, il
s'en alla respirer cet air de liberté qu'il avait humé dans son enfance.
Il résolut de vivre et de mourir dans un pays où la tolérance a si bien
passé dans les mœurs qu'elle n'est plus une vertu, mais une habitude
commode, dans une ville où personne ne s'avise de demander au
talent des billets de confession, ni de s'informer s'il est circoncis
ou incirconcis et qui a béni l'eau dont on l'a baptisé. Il arrivait à
Paris le 3 mai 1831, et un an plus tard, en remettant une lettre de
recommandation à son ami Ferdinand Hiller, qui partait pour l'Alle-
magne, il y glissait ces mots : « Si quelqu'un vous demande comment
je me porte ici, répondez : comme un poisson dans l'eau, ou plutôt
dites à tout le monde que toutes les fois que dans les profondeurs de
la mer un poisson demande de ses nouvelles à un autre poisson, celui-
ci répond: « le me porte comme Henri Heine à Paris.» Vingt ans après,
il écrivait : « Au lendemain de la révolution de juillet, je rompis mon
ban et je vins m'établir en France, où j'ai vécu depuis, tranquille et
content, en Prussien libéré. »
L'Allemagne a souvent varié dans ses sentimens pour le Prussien
libéré, dans sa façon de juger l'homme et ses livres. Lorsque les éditeurs,
longtemps méfians, se décidèrent enfin à publier ses premiers recueils
devers,ce fut un enchantement. Jamais musique n'avait été plus douce
aux oreilles allemandes ; on se rappelait Goethe et ses débuts, à cela près
que le nouveau musicien mêlait à ses mélodies les plus délicieuses,
les plus caressantes, un ragoût de malice et d'ironie, des tintemens de
grelots moqueurs, des dissonances hardiment cherchées, qu'il ne se
mettait pas toujours en peine de sauver. Malice et sentiment, tout cou-
lait de source; l'homme étaitainsi fait, et sa poésie, c'était lui. La
sensation fut grande; le jeune vainqueur eut du premier coup des ad-
mirateurs idolâtres, tout le monde voulait le connaître, et ses agrè-
mens, ses séductions, le charme de son esprit et de ses manières, lui
firent beaucoup d'amis ; mais il ne s'entendait pas ù conserver ses
amitiés. Cet homme charmant était un paquet de nerfs, et les nerfs
ne sont pas des compagnons sûrs. Il appartenait à la famille des grands
félins. Petits ou grands, les félins ont l'humeur irritable et mobile.
Dans leurs bons jours, tout leur plaît, tout leur va; dans les mauvais,
les existences les gênent et les offusquent; qu'une ombre vienne à
passer entre eux et le sohiil, ils s'itiquiùtent, ils s'agacent, et leur ma-
jesté fourrée allonge des coups de griffe à la seule tin de se faire les
ongles. Heine était d'un naturel généreux, il aimait h donner presque
autant qu'à recevoir, et ce n'est pas peu dire, mais il avait le génie de
J
HENRI HEINE. 691
l'ingratitude, et il n'est aucun de ses amis qu'un jour ou l'autre il n'ait
égratigné ou mordu jusqu'au sang.
L'indépendance et les audaces de son esprit lui valurent plus d'enne-
mis encore que la versatilité de son humeur. Quand on se reporte au
temps où parurent les Reisebilder, au régime de compression et de tu-
telle policière que M.de Metternich fit peser sur l'Allemagne entre 1820
et 1830, il est aisé de comprendre que ce livre ait fait époque. On chan-
tait alors aux peuples, pour les endormir, ce que Heine appelait « la
\ieille chanson des renoncemens.» Un coq à demi gaulois, battant l'aile,
dressant sa crête, poussa tout à coup ce cri perçant qui chasse la nuit;
tous les paillers d'alentour le répétèrent, et l'on vit les peuples alle-
mands, mal endormis, remuer dans leurs grands berceaux. De ce jour,
Heine fut suspect à tous les gouvernemens de son pays comme à la
diète de Francfort; prose ou vers, la censure s'acharna sur ses livres,
elle y trouvait partout quelque chose à rogner ou à tailler. Cela n'em-
pêcha pas le coq de chanter et de se faire entendre ; il s'était réfugié
en lieu sûr, on ne pouvait l'étrangler.
Mais les libéraux, qui l'avaient acclamé comme l'apôtre des idées
nouvelles et d'un évangile de liberté, ne l'admirèrent pas longtemps
sans réserve. On se prit à douter de sa vocation apostolique et de la so-
lidité de ses convictions; il avait trop de gaîté pour un prêcheur, trop
d'esprit pour un tribun. Les teutomanes lui reprochaient d'aimer pas-
sionnément la France et le grand empereur. Wolfgang Menzel, « qui
croquait tous les jours au moins une demi-douzaine de Français, et
finissait ses repas en avalant un juif pour se rincer la bouche, » le
dénonçait comme un patriote douteux, comme un impie détrac-
teur des vieilles vertus germaniques. La jeune Allemagne, après
l'avoir proclamé son chef, ne tarda pas à se brouiller avec lui. La dé-
mocratie lui plaisait, il goûtait peu les démocrates, et il exigeait
que l'athéisme fût de bonne compagnie. Il éprouvait une invincible
aversion « pour le règne des justes et des sots en littérature, pour les
inepties vertueuses, pour les grandes convictions qui bredouillent,
pour les poètes qui font des muses les vivandières de la liberté et qpii
n'ont eux-mêmes aucune liberté d'esprit, pour les philistins de la
démagogie, dont la vieille queue est mal cachée sous leur bonnet
rouge, pour toute la race des insectes enragés, bourdonnant avec co-
lère et distillant sur le nez des despotes leur petite fiente de mouche. »
Il ne voulait et ne pouvait être d'aucun parti, il ne consentait pas à se
laisser encadrer. Au génie de l'ingratitude et de l'irrévérence il joi-
gnait la fureur de l'indiscipline, et son merveilleux bon sens autant
que son imagination fantasque l'empêchaient de se donner à per-
sonne.
Longtemps l'Allemagne a renié ou boudé son poète ; elle affectait
b
692 REVUE DES DEUX MONDES.
de le considérer comme un déserteur, comme un demi-étranger. Mais
aujourd'hui qu'elle est pauvre en poésie et qu'à ses grands dieux ont
succédé des dii minores, suivis eux-mêmes de dieux minuscules, elle
cherche à réparer ses pertes en exerçant partout ses reprises et elle
revendique comme son bien le plus cher la brebis infidèle qui refusa
toujours de rentrer au bercail. On s'applique à démontrer qu'en dépit
des apparences Henri Heine était un bon et chaud patriote, que ses
épigrammes ne tiraient pas à conséquence, que ses colères étaient
des dépits amoureux. Un illustre homme d'état disait d'un tribun très
célèbre : « Nous devrons l'avaler, il faut le nettoyer. » Les nouveaux
biographes du romantique défroqué le nettoient beaucoup avant de
l'avaler. Ils lui prêtent gracieusement des vertus auxquelles il atta-
chait peu de prix, une fermeté de principes et une droiture d'inten-
tions qu'il se souciait peu d'avoir, et, au risque d'attenter à sa gloire
de poète, ils en font un brave homme, qui, à vrai dire, fut quelquefois
un grand pécheur. Que Dieu lui fasse grâce! Il vivait dans un temps
où tout le monde péchait. Il n'a pas connu les temps nouveaux, le
royaume de gloire, séjour des bienheureux ; il n'a pas pu dire :
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clartés?
L'un de ces biographes, M. Robert Proelss, aflirmeque, si Heine avait
pu contempler l'Allemagne telle qu'elle est aujourd'hui, il aurait ap-
prouvé tout ce qui s'y passe et que ses épigrammes se seraient changées
en hosannas. Avec quelle joie n'aurait-il pas vu ses anciens coreligion-
naires aiTranchis de toute servitude et devenus les égaux des chré-
tiens! 11 nous semble pourtant que les vieux préjugés ne sont pas
morts, que les juifs allemands ont été naguère fort molestés, fort tra-
cassés. Un prédicateur de la cour de Prusse avait découvert qu'ils
étaient trop nombreux, et ou a longuement disputé sur la meilleure
méthode à suivre pour les empêcher de multiplier, pour rabattre leur
orgueil et les faire rentrer dans leur néant. M. Proelss prétend aussi
que, si Heine revenait au monde, il compterait parmi les admirateurs
les plus enthousiastes du chancelier de l'empire. C'est possible, mais ce
n'est pas certain. 11 n'admirait pas seulement le grand empereur parce
que le grand empereur gagnait lui-môme ses batailles, il l'aimait pour
sa folie et pour ses malheurs. Ou peut être un très grand homme d'état
et n'avoir rien de ce qui enchante et séduit des yeux de poôie. Les poli-
tiques, les historiens ont rendu un juste lionimage au puissant gônie
de M. de Bismarck; les muses, ces solitaires divines, n'ont rien trouvé
à lui dire. Aucun rossignol n'a chanté sa gloire; elle n'a été célébrée
HENRI HEINE. 693
jusqu'ici que par des moineaux, par d'obscurs serins, dont son oreille
difficile et superbe a méprisé l'insipide ramage.
M. Karpeles, plus hardi que M. Proelss, ne craint pas d'avancer que
Heine a trahi son génie et sa renommée en venant s'établir en France,
« que la Babylone des bords de la Seine exerça une influence funeste
sur son caractère comme sur son talent. » Apparemment c'est chez
nous qu'il perdit sa virginale innocence ; en ce qui concerne son ta-
lent, on pensait jusqu'à ce jour qu'il avait composé à Paris quelques-
unes de ses œuvres les plus importantes et les plus accomphes, sou
livre sur ÏAllemagne, ses Dieux en exil, Atta Troll, le Conte d'hiver, le
Romancero. S'il en faut croire M. Karpeles, il a donné beaucoup à la
France et il en a reçu peu de chose. 11 convient pourtant qu'elle lui a
donné sa femme et qu'à tort et à travers il a aimé tendrement sa Ma-
thilde jusqu'à la fin, qu'il l'appelait son ange : « Seigneur, laisse-moi
près d'elle. Quand je l'entends babiller, mon âme boit avec délices la
musique de celte voix charmante. » La France a procuré aussi à cet
exilé volontaire, qu'elle traita en fils adoptif, le repos, les douceurs de
la vie, une pension, des amitiés dont il faisait gloire, tout un public
d'admirateurs passionnés, sans parler des fêtes que la Revue où nous
écrivons prépara plus d'une fois à son amour-propre exigeant, qui voulut
bien se déclarer satisfait. Selon M. Karpeles, il employa tout le temps de
son exil à soupirer après l'Allemagne. Sans doute il lui arriva souvent
de la regretter. Comment ne l'eût-il pas aimée? C'était là qu'on par-
lait sa langue et c'était là que vivaient tous ses ennemis, et ses enne-
mis étaient la chair de sa chair. Mais, après tout, il quitta l'Alle-
magne, qui ne le chassait point; il passa vingt-cinq ans chez nous;
la France ne l'avait point appelé et rien ne l'empêchait d'en sortir.
La nièce du poète. M""* Maria Embden-Heine, devenue princesse
délia Rocca, est allée plus loin que M. Karpeles. Cette aimable personne,
qui se sait tant de gré à elle-même d'avoir passé quelques heures au
chevet de son oncle mourant et qui parle avec tant de hauteur de la
femme qui le soigna huit ans, voudrait nous faire croire qu'il eût vécu
longtemps encore s'il avait pu respirer un peu d'air allemand, pres-
ser un cœur allemand sur son cœur. En vérité, les cœurs allemands
ne manquaient pas à Paris; mais Heine les tenait à distance, et
quelquefois leur défendait sa porte. Il accusait ses compatriotes de
venir l'espionner en France pour le diffamer ensuite en Allemagne.
La critique allemande a détruit plus d'une légende, elle en a créé
quelques-unes. Dans un siècle d'ici, un autre Proelss ou un autre Kar-
peles racontera que Henri Heine était un grand poète et un chaud
patriote, nourri de toutes les vertus germaniques, que pour son mal-
heur il vint s'établir à Paris, où il contracta le goût des plaisirs dé-
fendus et de la plaisanterie profane, mais que, rongé d'un secret re-
pentir, il avait résolu d'aller se retremper, se purifier dans l'air natal,
694 REVUE DES DEUX MONDES.
que les Français imaginèrent toute sorte de rases pour le retenir chez
eux, et qu'il mourut du mal du pays, abandonné par sa femme et sans
avoir eu d'autre joie que celle de contempler pendant quelques heures
le cher visage de sa nièce, princesse délia Rocca. A l'appui de cette
légende, on publiera une édition très expurgée de ses œuvres. On
conservera, par exemple, le commencement du petit poème intitulé :
Insomnie: « La nuit, quand je pense à l'Allemagne, j'ai bientôt perdu
le sommeil. Depuis que je n'ai vu ma mère, douze ans se sont écou-
lés. » Mais on supprimera soigneusement la dernière stance : « Dieu
soit loué ! par ma fenêtre entre un clair rayon du soleil de France. Ma
femme accourt, belle comme l'aurore, et dissipe avec son sourire les
noirs soucis allemands. »
Il faut que nos voisins en prennent à jamais leur parti, Henri Heine
fut un poète allemand qui ne pouvait vivre qu'en France. Il occupera
toujours dans leur littérature une place à part, sa gloire" y fleurira
comme une plante exotique, et ils n'auront le droit de le revendiquer
comme leur bien que le jour où ils se décideront à tenir leurs juifs
pour de vrais Allemands. Caractère et génie, Heine était juif jusque
dans la moelle des os. Il a renié la foi de ses pères, il n'a pu désa-
vouer sa race. On retrouve dans la substance infinie du mécréant Spi-
noza quelque chose du Dieu d'Israël, de l'Éternel des armées, en qui
les créatures s'évanouissent comme une fumée chassée par le vent ou
se fondent comme la cire dans le feu. Ainsi que Spinoza, Heine n'a
jamais perdu la marque qu'il avait en venant au monde. Il était
né en Allemagne, il n'était pas né Allemand. On trouve dans ses vers
et dans sa prose le perpétuel souvenir de ses origines, le cosmopoli-
tisme railleur d'un peuple qui, des siècles durant, a promené d'un bout
de la terre à l'autre ses malheurs et son orgueil et qui ne pouvait avoir
que des patries d'occasion. Ce peuple a produit des musiciens, des
savans, des philosophes; il a produit aussi un grand poète, doublé
d'un incomparable moqueur, qu'il a chargé d'exercer sur les rois, sur
les peuples, sur les dieux étrangers ses justes représailles et ses
vengeances.
Ce poète des rancunes cruelles et des amours douloureuses, à qui
Hegel avait enseigné la théorie des contradictions et qui la voyait par-
tout dans l'histoire comme dans la vie, avait le rire juif et l'imagina-
lion sémite: « Avec le breuvage d'Arabie, la chaleur de l'Orient courut
dans mes veines, ses parfums m'enveloppèrent, les doux chants de
Bulbul retentirent, les étudians se métamorphosèrent en chameaux,
h^s servantes du Brocken, avec leurs regards à la Congrôve, devinrent
des houris, le nez dos philistins dus minarets.» Il se vantait quelque-
fois d'ôtre un gréco-païen ; il n'a jamais eu avec la muse grecque que
des liaisons très passagères, et le peu de vers classiques qu'il a com-
posés ressemblent à ces enfanu trouvés dont il avait admiré dans le
HENRI HEINE. 695
Harz « les jolies petites figures illégitimes. » Le propre des poètes
sémites est d'unir une sensualité brûlante à beaucoup de fantaisie et
de bon sens, et de joindre à l'exubérance, au désordre des images
l'art d'exprimer très simplement des sentimens très raffinés. Mais
c'est la Bible, plus que tout autre livre, qui a façonné le génie poétique
de Heine, en lui donnant sa forme et sa couleur. Une lumière éclatante
et des paysages pleins de soleil, que la mort noircit tout à coup de
son ombre, des joies d'autant plus délicieuses qu'on les sent plus fra-
giles, plus périssables et plus inquiètes, les sens maîtres de la raison
et troublés dans leurs plaisirs par de sinistres avertissemens, des cœurs
durs où l'on voit èclore des pitiés imprévues, comme fleurit une rose
dans la crevasse d'un rocher de granit, les ivresses du désir et de
l'amour alternant avec les sombres voluptés d'une haine qui ne par-
donne jamais, des attendrissemens suaves et la crudité cynique des
anathèmes, le goCit du symbole, une étonnante précision dans le rêve,
des yeux de visionnaire accoutumés de bonne heure à apercevoir l'in-
visible caché sous le voile des apparences, partout présent dans ce
monde de mystères et d'énigmes, une sagesse industrieuse à décou-
vrir ses bornes, mettant sa gloire à maudire sa vanité, un sentiment
profond de l'ironie des choses, la petite morale impitoyablement sa-
crifiée à la grande, qui consiste pour tout élu à remplir sa destinée
en adorant sa passion comme un dieu, voilà l'Ancien-Testament, et
voilà Heine et sa poésie.
« Je suis revenu à l'Ancien-Testament, écrivait-il en 1830. Quel
grand livre ! Plus remarquable que son contenu est pour moi sa forme,
ce langage, qui est pour ainsi dire un produit de la nature, comme un
arbre, comme une fleur, comme la mer, comme les étoiles, comme
l'homme lui-même... C'est le style d'un agenda où le Saint-Esprit
écrit avec la même simplicité qu'une bonne ménagère en met à mar-
quer les dépenses du jour. » il ajoutait : « Le mot s'y présente dans
une sainte nudité qui donne le frisson. » Quand il a respecté sa
muse, avec laquelle ilcoqueiait trop souvent, Heine a su trouver le se-
cret du parfait naturel, et sa poésie est pleine de ces beautés nues
qui font frissonner. Goethe, Schlegel, lui avaient appris son métier;
mais ses véritables maîtres, ses vrais inspirateurs sont les glorieux
inconnus qui ont écrit l'Écclésiaste et les Proverbes, le Cantique des
cantiques, le livre de Job et ce chef-d'œuvre d'ironie discrète inti-
tulé : le livre du prophète Jonas. Celui qui s'appelait un rossignol
allemand niché dans la perruque de Voltaire fut à la fois le moins
évangélique des hommes et le plus vraiment biblique des poètes mo-
dernes.
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
LA JEUNESSE DE CONDÈ.
Histoire des princes de Condé pendant les XV I' et XV II* siècles, t. m et iv,
par M. le duc d'Aumale. Paris, 1886; Calmann Lévy.
Qui ne connaît le brillant, l'étincelant et d'ailleurs très dangereux pa-
radoxe que ce triste sire de Paul- Louis Courier s'est complu à développer
dans la Conversation chez la comtesse d'Albany? « Or, voici ce que je veux
dire : Dans^ce grand art de commander les hommes à la guerre, la*science
ne vient pas comme cela peu à peu, mais tout à la fois. Dès qu'on s'y
met, on sait d'abord tout ce qu'il y a à savoir. Un jeune prince, à dix-
huit ans, arrive de la cour en poste, donne une bataille, la gagne, et
le voilà grand capitaine pour sa vie, et le plus grand capitaine du
monde. — Qui donc, demanda la comtesse, a fait ce que vous dites là?
— Le Grand Condé. — Oh ! celui-là, c'était un génie. — Sans doute. Et
Gaston de Foix? L'histoire est pleine de pareils exemples. Mais ces
choses-là ne se voient point dans les autres arts. Un prince, quelque
génie qu'il ait reçu du ciel, ne fait point, tout botté, on descendant de
cheval, le Stabat de Pergolôse ou la Sainte Famille de Kaphaël. » Cette
opinion est celle de quelques militaires eux-mêmes sur leur art, et de
ceux-là notamment qui, n'ayant pas goût au métier, n'y ont pas plus
réussi que Courier. C'est l'opinion de quelques « civils » aussi, que
gêne, qu'importune, que fâche le retentissement de la gloire militaire,
et qui soutiendraient volontiers, toujours comme le même Courier, que
REVUE LITTÉRAffiE. 697
d'avoir découvert un nouveau manuscrit de Longus ou savamment
élucidé un passage obscur d'Hérodote, cela vaut Rocroy, Fribourg et
iNorlingue. Mais ce n'est pas l'opinion de l'illustre auteur de VHistoire
des princes de Condé pendant les XVI' et XYW siècles, — et ce n'est pas
non plus la nôtre.
A la vérité, il n'y a pas beaucoup d'apparence qu'en écrivant ces
deux volumes, presque tout entiers consacrés à la mémoire de celui
que l'on continuera longtemps encore, nous l'espérons, d'appeler le
Grand Condé, M. le duc d'Aumale ait eu l'esprit très occupé du para-
doxe de Courier, ni qu'il se soit aucunement soucié d'en débrouiller
l'artifice. M. le duc d'Aumale a fait œuvre d'historien, d'historien ha-
bile, d'historien savant, d'historien éloquent ; et rien que d'histo-
rien. Mais il n'en a pas moins fait voir qu'un générai d'armée ne s'im-
provise pas, que le génie lui-même ne saurait se passer ni ne se
passe effectivement d'une longue, d'une lente préparation, et que le
hasard enfin ou la fortune, quoi qu'en aient pu dire de petits phi-
losophes, n'est pas le seul Dieu des batailles. D'autres loueront,
ont déjà loué les mérites particuliers de cette Histoire des princes de
Condé : — l'évidente et très grande supériorité de ces deux volumes
sur les deux précédens, où l'on eût voulu plus d'aisance et de faci-
lité; l'abondance et le prix des nombreux documens sur lesquels
l'historien a fondé son récit; la brièveté militaire, la clarté, la
simplicité du style ; — nous n'en voulons retenir ici que ce qu'ils
nous apprennent de nouveau sur la jeunesse et l'éducation de Condé.
Beaucoup de renseignemens, en effet, jusqu'à ce jour épars un peu
partout dans les Mémoires du temps, et souvent, pour diverses raisons,
assez peu dignes de foi, ce li\Te non-seulement les juge ou les com-
plète, mais encore il les remplace et y substitue définitivement son
autorité. Quiconque se méprendra désormais sur Condé, son carac-
tère, la nature de son génie, le détail de ses premières campagnes,
c'est qu'il le voudra bien ; M. le duc d'Aumale a tout dit; et c'est pour-
quoi nous ne saurions saisir une plus naturelle et plus favorable
occasion de revenir au vainqueur de Rocroy.
Lorsque Louis de Bourbon fut né, le 8 septembre 1621, le premier
soin de son père, Henri, troisième prince de Condé, fut de soustraire
l'enfant à l'influence de Madame la Princesse, la belle, élégante et fri-
vole Charlotte de Montmorency, la dernière passion, comme l'on sait,
d'Henri IV, mais non pas la moins bruyante, ni surtout la moins folle.
Loin de Paris, en bon air, h en pleine campagne, en face d'un horizon
monotone, mais large et bien ouvert,» il établit donc son fils à Mont-
rond, sous la tutelle éclairée de demoiselle Luisible et de dame Per-
pétue Lebégue, femme d'un conseiller au présidial de Bourges.
Montrond était une forteresse ou au moins un château fort que Sully
698 REVUE DES DEUX MONDES.
avait dû céder au prince de Condé. Le jeune duc d'Anguien n'en sortit
qu'une fois, pour la cérémonie de son baptême, qui se fit en grande
pompe, le 2 mai 1626, et ne quitta délinitivement ce sévère séjour qu'en
1629 pour venir commencer ses études au collège Sainte-Marie de
Bourges, dirigé par les jésuites. M. le duc d'Aumale, à ce propos, rap-
pelle, et avec raison, que les jésuites, en ce temps-là, passaient pour
de vrais novateurs en matière d'enseignement, et l'étaient. Ennemis
nés de la scolastique, et moins curieux d'érudition que d'humanités,
ils essayaient alors d'étendre, d'élargir les bases de l'éducation. Le
jeune duc d'Anguien, confié aux soins particuliers du père Pelletier,
comme précepteur, et d'un M. de La Buffetière,qui devait remplir, sans
en porter le nom, les fonctions de gouverneur, suivit pendant six ans
les cours du collège Sainte-Marie. « En classe, il éiait séparé des autres
élèves, par une petite balustrade dorée, » mais il faisait les mêmes
exercices, écoutait les mêmes leçons, prenait part aux mêmes compo-
sitions, et son temps était dès lors si rigoureusement réglé que sa
mère, quand elle venait à Bourges, n'était admise à le voir qu'à des
heures déterminées.
Un manuscrit de Chantilly contient tout un recueil de poésies latines
du duc d'Anguien, et puisque nos historiens, toutes les fois qu'ils ont
à parler d'un homme d'état anglais, ne manquent pas de nous rappe-
ler les vers grecs qu'il faisait à l'université, nous avons bien le droit
de louer les vers latins d'un prince du sang de France. Mais ce qui
sera pour les curieux d'un intérêt plus vif, et plus considérable
aussi pour les historiens, ce sont les quelques lettres latines du
jeune prince à son père, que M. le duc d'Aumale a tirées, pour
nous les donner, de la collection des archives de Condé. Non pas
sans doute qu'il y ait aucun lieu d'admirer la latinité de ce rhéto-
ricien de douze ou quinze ans; mais ces lettres elles seules sutu-
raient à prouver la qualité de l'éducation que reçut le jeune duc
d'Anguien chez les pères de Bourges, et en même temps à justifier
les éloges que Bossuet devait faire un jour de ce génie cjui embras-
sait tout: « l'antique comme le moderne, l'histoire, la philosophie,
la théologie la plus sublime et les arts avec les sciences. » Si d'ail-
leurs on estimait que c'est peut-être voir beaucoup de choses daus
quelques lettres latines, il convient d'ajouter qu'au sortir do sa rhéto-
rique le duc d'Anguien consacra deux années entières à l'otude de la
philosophie et des mathématiques, telles qu'alors on les comprenait :
logique, éthique, métaphysique, géométrie, trigonométrie et physique.
Enfin, un(i année d'étude de l'histoiro et du droit, sous la direction
d'un maître qui occupait à Bourges la chaire jadis illustrée par Cujas,
compléta cette éducation. Le duc d'Auguien rédigea lui>-uiêrae uo
petit traité des substitutions. Ainsi que lo fait observer justement l'his-
RE VIE LITTERAIRE. 699
torien, on eût à peine pris plus de soins pour former un futur évêque,
et pour préparer à l'église une lumière de la théologie. Il est probable
seulement qu'en ce cas on eût moins exercé le corps du jeune homme,
et que la paume, la danse, l'équitation, la chasse eussent été rem-
placées par des distractions moins violentes.
La véritable éducation est celle qu'on reçoit de la vie : après l'enfant,
il restait à former Je prince, compléter « Thonnète homme, » comme
on disait alors, et, pour ainsi parler, commencer l'apprentissage du
capitaine. Au mois de janvier 1636, le duc d'Anguien ayant terminé ses
études, vint à Paris faire au roi « sa première révérence, » n'y passa
que quelques jours, et rejoignit son père à Dijon, où se préparait l'in-
vasion de la Franche-Comté. Mais les affaires tournèrent assez mal :
l'invasion manquée de la Franche-Comté provoqua celle de la Bour-
gogne ; la peste ou le typhus y entrèrent à la suite des envahisseurs ;
sur les instances de sa mère et celles des ministres, — qui craignaient
qu'un parti ennemi ne s'emparât de sa personne, — le duc d'Anguien
quitta Dijon pour Âvallon, puis pour Auxerre. C'eût donc été une année
perdue si, dans l'âge de seize ans qu'avait alors le prince, la vue, le
contact du monde, l'approche des gens en place et le voisinage enfin
du danger n'avaient évidemment dû mûrir son caractère. Son ardeur
commence à poindre dans ses lettres de cette année : « Je lis avec
contantement les actions héroïques de nos Roys dans l'histoire, pen-
dant que vous en faites de très dignes pour la grossir, écrit-il à son
père, en me laissant un bel example et une sainte ambition de les
imiter et ensuivre, qu,aud l'aage et la capacité m'auront rendu tel que
vous me désirés. »
On ne sera sans doute pas étonné que de cette sévère discipline, et
la part ayant été si petite aux divertissemens, il fût resté au jeune
prince un peu de gaucherie et de timidité. Aussi, lorsqu'en 1637
il revint à Paris pour y suivre les exercices de VAcadémie royale
pour la jeune noblesse, sa mère. M"* la Princesse, le dispensa-t-elle
tout d'abord de la venir voir trop souvent, attendu, disait-elle,
u qu'il ne faisait pas d'assez bonne grâce son compliment aux
dames. » L'hôtel de Coodé rivalisait alors de galanterie, à cette
heure du siècle, avec l'hôtel de Rambouillet. Quant à VAcadémie loyale
pour la jeune noblesse, placée sous la protection de Louis XllI, nous
pourrions l'appeler de nos jours une école de guerre. On y apprenait
l'escrime, l'équitation, mais surtout la géographie, le levé des plans,
la fortification. « J'ay commencé à tracer sur le papier des fortifica-
tions, » écrivait le jeune prince à son père; et il ajoutait ce rensei-
gnement, qui vaut bien son prix : « J'écris tous les jours sous le père
Pelletier, qui me dicte un deuxième entretien de la prudance d'un
prince, avec les examples de ceux qui ont estes grans et prudans capi-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
taines, afain que j'apprenne de leur conduite à me randre tel que
vous me désirés. » C'est un bel avantage que la qualité, dira plus tard
l'auteur des Caractères; oui bien, mais surtout parce qu'elle met, parce
qu'elle mettait alors un prince en passe d'avoir à seize ans l'instruc-
tion, la culture, l'expérience même et presque l'acquis d'un homme du
commun à vingt-cinq ou trente ans. N'est-il pas permis d'ajouter aussi
que la « qualité, » c'est la race, et que, quand un enfant royal naît
avec du génie, il faut du moins qu'il tombe en bien mauvaises mains
pour que son génie même ne tienne pas de son hérédité quelque
chose de plus précoce? Le mérite chez eux devance l'âge, dit encore
La Bruyère; et ils ne sortent pas pour cela de l'ordinaire, encore moins
de la nature, mais au contraire ils y rentrent, puisque les unions dont
ils viennent, en maintenant la pureté de la race, ont pour objet préci-
sément de fixer le mérite.
Ainsi préparé au grand rôle que lui destinait l'avenir, le duc d'An-
guien fut désigné, dans les premiers jours de 1638, pour exercer, en
l'absence de son père, qui cette année-là commandait l'armée de
Guyenne, le gouvernement de la Bourgogne. Son apprentissage militaire
y devait être cette fois plus effectif qu'en 1636. S'il ne fut encore présent
de sa personne à aucune action de guerre de quelque importance, ce
qu'il put du moins étudier de près, chargé comme il était de pourvoir
aux mouvemens, à « l'entretènement, » aux quartiers d'une armée con-
sidérable, ce fut le maniement des troupes, et • tous ces calculs de mar-
ches et de subsistances qu'un chef d'armée doit pouvoir résoudre sans
efforts, » qui ne sont pas la moindre partie de l'art complexe de la
guerre, qui sont parfois la guerre même et toute la guerre, eu tant
qu'elle consiste à s'assurer, pour un moment donné et sur un point
donné, l'avantage et la supériorité de la situation et du nombre. Il ne
dut pas tirer un moindre profit du contact et de la conversation de tant
d'hommes de guerre, avec lesquels, dans cette capitale d'une province
frontière, il se trouva, pendant dix-huit mois, en rapports constans :
on cite effectivement parmi eux plusieurs de ses futurs conseil-
lers ou lieutenans. Mais le plus utile exercice qu'il y fit, ce fut peut-
être encore celui de la responsabilité. Tenu jusqu'alors en bride, et
d'assez court, par un père dont la sollicitude éclairée, mais tyran-
nique, s'étendait jusqu'aux moindres détails, réglait jusqu'à son linge
et jusqu'à sa vaisselle, le duc d'Anguien apprit dans son gouvernement
de Bourgogne sinon encore l'art de commander, au moins celui de se
décider et de courir les chances de ses résolutions. La préparation
allait être complète, quand à tant d'expériences déjà si diverses il au-
rait joint la seule qui lui manquât encore : celle dos champs de ba-
taille.
C'est en 16/jO, comme « volontaire, » sous les ordres de La Meille-
raie, dont les maréchaux de camp, cette année-là, s'appelaient La
REVUi: LITTÉRAIRE. 701
Ferté, Gesvres, Gassion, que le duc d'Anguien fit ses premières armes,
et en quelque sorte sur le terrain même que devait deux ans plus tard
illustrer sa première victoire. M. le duc d'Aumale nous a donné les
lettres du jeune prince à son père, pendant cette première campagne :
elles respirent toute l'ardeur militaire de sa race, mais tempérée par
un sang-fruid qui fit l'étonnement de l'armée. Rien de « romanesque, »
ou « d'héroïque, » et encore moins de « fou ; » rien qui rappelle ici
l'emphatique bravoure de Rodrigue ;
Paraissez, Kavarrais, Maures et Castillans,
Et tout ce qae l'Espagne a nourri de vaillans ;
mais un observateur attentif, qui achève de s'instruire, qui ne
laisse rien échapper, et qui garde pour lui le secret de ses obser-
vations. Richelieu même en fut frappé : « Je prie M""* d'Aiguillon,
écrivait-il à sa nièce confidente, le 28 mai 16/tO, de dire à M"* la
Princesse que M. d'Anguien se conduit dans l'armée avec tout le té-
moignage d'esprit, de jugement et de courage qu''elle sçauroit désirer. »
Ce n'est pas sous cet aspect que nous avons accoutumé de voir le
grand Condé; et, en effet, au fond, sous cette apparente froi-
deur se dissimule une violence passionnée dont il donnera plus tard
plus d'une preuve, au grand dommage de sa gloire ; mais on dirait
qu'au lieu de l'exciter, le voisinage du danger le calme, apaise en
quelque sorte les bouillonnemens de sa fougue, et lui donne enfin
cette lucidité de coup d'œil qu'au contraire il enlève à tant d'autres.
Ce jeune homme de vingt ans est mûr pour le commandement, et,
« de la cour » ou d'ailleurs, — car la cour, pour le moment, est sans
doute ce qu'il connaît le moins, — on peut l'envoyer « en poste, » ou
autrement, à la frontière : ce n'est plus un prince du sang, mais un
général d'armée qui y arrivera.
Nous ne commettrons pas l'imprudence de refaire, après M. le duc
d'Aumale, un nouveau récit de cette grande journée de Rocroy, n'ayant
pour l'oser aucune compétence, et rien n'étant d'ailleurs plus facile
à nos lecteurs que de se reporter eux-mêmes à ces belles pages (1).
Mais nous ferons observer, à ce propos, que ce n'est pas tout,
comme on le croit, ou comme on a l'air de le .croire, que de
gagner une bataille, deux batailles, trois batailles; et encore est-il
question de savoir comment le vainqueur les a gagnées. Les vic-
toires, en effet, ne sufiBsent pas, quoi que l'on en dise, pour
faire un capitaine, et, réciproquement, on connaît d'habiles généraux
à qui la fortune a toujours disputé la gloire d'en emporter une
seule. C'est donc à bon droit que M. le duc d'Aumale, dans son récit
(1) Voyez la Revue du 15 avril 1883.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
de la bataille de Rocroy, s'est visiblement proposé de mettre en lu-
mière la part propre du vainqueur, celle qui continuerait d'être sienne
et de lui mériter toute notre admiration quand bien même il eût été
vaincu. Notez qu'en fait il s'en fallut de peu, de presque aussi peu
qu'à Marengo, cent cinquante ans plus tard. Si le vaillant soldat qui
commandait ce jour-là les réserves, Claude de Létouf, baron de Sirot,
à un moment critique, en maintenant le centre de l'armée française,
n'eût pas permis à Anguien de renouveler en pleine acliG>n la face du
combat, la victoire si bien commencée s'achevait sans doute en dé-
route. Mais en serait-il moins vrai pour cela que, dans la préparation
de la campagne, comme dans la disposition de la journée, comme
dans l'intelligence des ressources du champ de bataille, le jeune gé-
néral aurait fait preuve de toutes les plus rares qualités d'un com-
mandant en chef? C'est là le point qu'il faut maintenir, afin que l'on
apprenne à ne pas rendre un chef responsable de l'insuffisance ou de
la médiocrité des insirumens qui viennent à lui manquer dans la
main, mais ausbi et surtout à ne pas faire du succès la mesure des
jugemens de l'histoire. Battu à Marengo, Bonaparte n'en serait pas
moins, et pour cette seule bataille, un autre homme que M. de Mêlas,
et Condé, vainqueur à Rocroy, ne doit pas tant à sa victoire qu'à la
manière dont il l'a remportée. On le pouvait soupçonner sans doute,
et pour notre part nous l'euss-ions cru volontiers sais preuve; mais, en
décomposant la bataille, en en marquant les ditïérens temps avec une
précision unique, et en faisant ressortir enfin comme on ne l'avait
pas assez fait avant lui, la valeur des combinaisons, c'est ce que M. le
duc d'Aumale aura désormais démontré.
Plus ingrates peut-être à raconter, mais non pas certes moins glo-
rieuses, les campagnes de 16/j4etl645 lui offraient l'occasion de nous
montrer dans son héros, jointes à tant de qualités déjà, d'autres qualités
encore, moins apparentes, et à coup sûr moins souvent signalées: l'es-
prit de suite dans les entreprises, une singulière fertilité d'expédieus
et une perspicacité politique supérieure. En effet, devant Fribourg comme
à Rocroy, et à Norlingue comme devant Fribourg, si l'audace et la
témérité môme demeurent toujours les traits éminens du génie de
Condé, cependant on peut dire que la témérité procède chez lui du
calcul et delà réflexion presque autant que de l'illumination soudaine,
ou, si l'on veut encore, que l'illumination semble jaillir en lui de la
rencontre et comme du choc du calcul avec l'occasion. C'est qu'aussi
bien ce que l'on appelle du nom de fougue et d'impétuosité n'est pas
toujours en nous ce que l'on croit : un effet naturel du tempérament;
mais quelquefois aussi le résultat d'une réflexion longuement et pa-
tiemment mûrie. Et si la fortune, comme dit le proverbe, a souvent,
dans l'histoire et ailleurs, favorisé les audacieux, c'est peut-être qu'ils
REVUE LITTÉRAIRE. 703
sont au fond moins audacieux qu'ils n'en ont l'air, de sens plus rassis
qu'on ne pense, et plus prudens en leur témérité que les timides en
leurs hésitations. Le duc d'Auguien m'en paraît un exemple. On l'a
souvent mis, depuis Bossuet, en parallèle avec Turenne, et, comme
Bossuet lui-même, pour les mieux représenter l'un et l'autre dans l'op-
position de leurs qualités et la diversité de leur génie, on a donné
trop exclusivement la sagesse, la prudence, le calcul à Turenne, et l'in-
spiration, la fougue et l'audace à Condé. Mais, pour Condé du moins,
cela n'est vrai qu*en gros, si je puis ainsi dire, et seulement par com-
paraison. En réalité, il ose beaucoup, mais sur le champ de bataille,
quand on en est aux mains, et que, faute d'oser, il va perdre la partie ;
ou encore quand des considérations politiques supérieures, où le
prince du sang se retrouve, lui paraissent demander plus de promp-
titude que de conseil. Hors ces cas urgens et critiques, parce que le
sort de toute une campagne y dépend de la rapidité d'une seule réso-
lution, la prétendue témérité des combinaisons de Condé n'a d'égale
que son attention vigilante aux détails qui en doivent assurer le suc-
cès. Et Turenne n'est pas plus prévoyant, mais il l'est d'une autre ma-
nière, dont nous sommes plus avertis et qu'ainsi nous apprécions
mieux. C'est du moins ce qui me semble résulter de ce beau récit des
campagnes de Fribourg et de Norlingue, sur lequel, comme sur celui
de la bataille de Rocroy, la connaissance que le lecteur en voudra
prendre dans le livre même du duc d'Aumale nous dispense d'insister
davantage.
ici s'arrête, pour le moment, VHistoire des princes de Condé. On voit
que, si jamais vainqueur ne s'improvisa point, c'est assurément le
vainqueur de Rocroy. « L'on n'avait point encore vu de prince du
sang élevé de cette manière vulgaire, dit son conseiller Leuet; aussi
n'en a-t-on point vu qui aient en si peu de temps, et dans une si grande
jeunesse, acquis lant de savoir, tant de lumières et tant d'adresse en
toute sorte d'exercices. » 11 a raison : grâce aux soins ambitieux de son
père , l'éducation du jeune duc d'Anguien avait certainement, et de beau-
coup dépassé la moyenne de l'éducation que l'on donnait alors à un
jeune gentilhomme, à un prince du sang, au roi même; et lorsque ce
général de vingt-deux ans, le 17 avril 1643, vint prendre le comman-
dement de l'armée de Picardie, on peut dire qu'il avait plus d'expé-
rience que son âge. 11 avait lui-même fait la guerre, donné des preuves
publiques de sa valeur, de son sang-froid, et, indépendamment de
l'hérédité militaire qu'il tenait de sa race, toutes ses études avaient
été tournées, depuis cinq ou six ans, aux choses de la guerre. Gou-
verneur intérimaire, pendant près de deux ans, d'une grande pro-
vince, d'une province frontière, il y avait appris à connaître les
hommes, et commencé sous d'excellens maîtres l'apprentissage du
704 REVUE DES DEUX MONDES.
commandement. Enfin, de son éducation première, il avait reçu cette
culture générale d'esprit, ce goût des lettres et des sciences qu'il ne
perdit jamais, cette aptitude universelle à comprendre, ceite ouverture
d'intelligence qui le distinguent si particulièrement entre les hommes
de guerre, et que je ne sache pas que l'on ait revue depuis, si ce n'est
dans le seul Frédéric. Aussi l'éclat de ses débuts n'étonna-t-il per-
sonne de ceux qui le connaissaient ou qui l'avaient seulement approché ;
je ne crois pas qu'il ait étonné son père; je ne crois pas qu'il eût da-
vantage étonné Richelieu, si Richelieu eût assez vécu; et il ne doit
étonner parmi nous que ceux qui n'auront pas appris dans le livre
du duc d'Aumale comment se passent « l'enfance et la jeunesse d'un
héros. »
11 convient d'ajouter, pour les épilogueurs, que l'un des privilèges
du génie en tout genre, — et non pas le moins assuré, s'il est un des
plus extraordinaires, — l'un des signes les plus certains où l'on le puisse
reconnaître, est justement de pouvoir anticiper, en quelque sorte, l'ex-
périence, et atteindre du premier coup où le commun des hommes ne
se hausse, quand encore il y réussit, qu'à force de patience et
de longueur de temps. Courier se moque lorsqu'il nous dit qu'un
prince, « quelque génie qu'il ait reçu du ciel, » ne fait point à vingt-deux
ans, au débotté, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Famille de Raphaël;
puisque enfin ce Raphaël avait à peine l'âge de vingt ans quand
il peignit son Sposalizio, par exemple, et que Mozart n'était pas entré
dans sa seizième année quand il donnait son premier opéra. Ce sont
là pourtant de ces sottises que Ton s'en va répétant parce qu'un homme
d'esprit les a dites une fois; et j'en connais plus d'une, malheureuse-
ment, de cette force. Mais, si de grands capitaines ont été précoces,
et s'ils ont remporté des victoires au sortir du collège, il ne manque
pas aussi de peintres et de musiciens qui n'ont pas attendu d'avoir
des cheveux blancs pour nous donner des chefs-d'œuvre. Les exemples
en abonderaient, et j'aurais plaisir à les énumérer, s'ils n'étaient dans
toutes les mémoires. Le génie lui-même n'improvise rien ; et la na-
ture, pas plus que l'art, « ne fait tout à coup tous ses grands ou-
vrages; n mais il a, si je puis ainsi dire, une avance sur le talent, et
le propre de cette avance est de suppléer l'expérience, et tout le monde
voit bien qu'autrement ce ne serait plus une avance.
Si je crois devoir insister sur ce point, c'est que le paradoxe dont
j'essaie de débrouiller l'artilice, plus accepté qu'on ne se l'imagine,
D'est pas seulement injurieux aux grands hommes ; il peut encore
avoir de graves conséquences. Tous ces noms de fortune, de hasard,
de fatalité, s'ils nous servent en effet quelquefois à couvrir notre igno-
rance, nous servent peut-être plus souvent encore à déguiser les mou-
vemens d'une basse envie. D'imputer une victoire à la faveur des
REVUE LITTÉRAIRE. 705
circonstances, cela ne rabaisse-t-il pas du coup le vainqueur à notre
niveau? Les Napoléon, les Frédéric, les Condé, ont remporté des vic-
toires! Mais quoi! nous en eussions fait autant si les dieux l'eussent
voulu; et, quand deux armées en viennent aux mains, puisqu'il faut
bien, si l'une d'elles est vaincue, que l'autre soit victorieuse, qu'y a-t-il
donc de si digue d'être loué, d'être admiré, d'être célébré dans un
simple jeu de la nécessité ? C'est si peu de chose qu'une volonté d'homme !
l'ironie de la fatahté se complaît si visiblement à déjouer nos plus 4
savans calculs ! un vainqueur est si près d'un vaincu ! et, pour tout
dire d'un mot, ce que nous appelons pompeusement génie ressemble
tant, pour peu qu'on y regarde, à son contraire ! C'est le thème que
développait naguère un grand romancier, le comte Tolstoï, dans la
Guerre et la Paix; et je ne sais si ce que ce thème a de consolant et
même de flatteur pour la médiocrité n'a pas autant contribué au
succès de l'œuvre que tout ce que l'auteur y a mis de talent. C'est
le thème qu'avec beaucoup moins de talent, dans son Histoire de
Napoléon, développait vers le même temps ce naïf, mais partial d'ail-
leurs et fanatique Lanfrey. C'est le thème qu'avant eux, dans les
derniers volumes de son Histoire de France, avait si complaisamment
développé Michelet. Sous la tyrannie des petites causes, c'est tout un
que d'avoir ou de n'avoir pas de génie ; un homme en vaut un autre,
Koutousof vaut Napoléon ; si la fortune l'eût permis, Villeroy serait
un Eugène ; et tout dépend ici-bas d'une conjonction d'effets ou d'une
rencontre de hasards. Condé est un grand capitaine pour avoir gagné
la bataille de Rocroy, mais si don Francisco de Melo l'eût gagnée, c'est
lui qui serait le grand capitaine ; ou encore , s'il était écrit que nous
la gagnerions, tout autre l'eût gagnée aussi bien que Condé ; et voilà
ce que c'est que la gloire. Où donc lisais-je tout récemment qu'à dé-
faut de Bonaparte, un autre eût aussi bien remporté les victoires
d'Austerlitz et d'Iéna? J'aimerais autant que l'on dît qu'à défaut de
Raphaël ou de Michel-Ange, tout autre qu'eux eût aussi bien peint
VÉcole d'Athènes ou le Jugement dernier, puisque les papes, en effet, sur
les murs de leur chapelle et de leurs appartemeus, voulaient de la
peinture.
Mais, au contraire, et fort heureusement pour l'humanité, il n'est
pas vrai que tout ce qui arrive dût nécessairement arriver, il n'est pas
vrai qu'un homme en vaille un autre, et encore moins vrai qu'il im-
porte peu quel général nous mettons à la tête de nos armées, Anguieu
ou La Feuillade, et quel homme d'état à la direction de nos affaires, Cha-
millart ou Richelieu. L'effort individuel a plus de part au gouvernement
des choses de ce monde qu'on ne le veut bien dire, et le mérite pe'-
sonnel, comme on l'appelait jadis, n'est pas précisément une quantité
négligeable. Ne pourrait-on pas même prétendre que c'est la seule
TOUS iA.iiv. — 1886. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
force ici -bas qui soit capable de contrarier et, au besoin, de rompre
l'enchaînement des effets et des causes? Et nous le savons bien, nous
qui, dans la vie réelle et quand nous descendons des hauteurs de l'abs-
traction, n'allons pas sans doute, entre deux instrumens à choisir,
prendre l'un, prendre l'autre, indifféremment et les yeux fermés. Et
nous avons bien raison, puisque l'expérience nous prouve que le ré-
sultat ne dépend pas moins du choix de l'instrument que des préten-
dus décrets de la fortune ! Mais où nous le voyons peut-être plus claire-
ment, plus évidemment que nulle part ailleurs, je n'hésite pas à croire
que c'est dans l'histoire des grands capitaines. Un Bonaparte, un Fré-
déric, un Eugène, un Condé de plus ou de moins, toute l'histoire en
est changée, la nôtre, celle de nos voisins. Cependant, battus à Rosbach
ou vainqueurs à Rocroy, tout n'y a dépendu que de la présence d'un
homme dans un camp, de son absence dans l'autre. Et ainsi, nous ne
mesurons jamais mieux ce que peut une seule « tête » que dans ces
grandes occasions, dont on prétend que le hasard disposerait souve-
rainement. Que d'ailleurs il ne soit donné qu'à quelques-uns de maî-
triser la fortune et de fixer la chance, j'y consens volontiers, mais c'est
ce petit nombre qui fait, ou qui est l'histoire, et le reste,., le reste n'a
qu'à les demander aux dieux lorsqu'il ne les a pas, s'en servir s'il les
a, et ne pas leur disputer, quand il ne les a plus, l'hommage de sa re-
connaissance et de son admiration.
Nous ne saurions terminer sans dire qu'en nous attachant au seul
Condé, nous sommes loin d'avoir indiqué tout ce que ces deux volumes
contiennent de nouveau. Les Pièces justificatives, par exemple, mérite-
raient elles seules toute une étude, pour leur nombre et pour leur im-
portance. Lettres de Richelieu, lettres de Mazarin, lettres de Condé,
lettres de Turenne, il paraît difficile que leur publication en si grande
abondance ne modifie pas en effet, sur plus d'un point, les opi-
nions que l'on avait formées sans elles. Je ne parlerais pas des
notes si la précision n'en était extrêmement instructive. Mais pas un
personnage n'apparaît dans ces deux volumes, surtout un militaire,
dont l'historien ne nous donne l'état civil et n'établisse l'identité. C'est
dire à tous ceux qui s'occupent de l'histoire du xvn* siècle ce qu'ils
trouveront, dans cette Histoire des princes de Condé, de secours pour
leurs propres travaux. Et à ceux qui s'en occupent moins, ce serait
dire la confiance qu'ils doivent au récit de l'auteur, — si le récit lui-
même et tout seul ne s'imposait assez par sa simplicité, sa clarté,
sa limpidité.
K. OhUMiTilàUB.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars.
Jamais peut-être il ne fut plus nécessaire à un pays comme la France
de mettre dans sa politique, dans toutes ses affaires de l'ordre et de
la mesure, de l'esprit de suite, une raison attentive et vigilante. Cette
nécessité, elle n'est pas seulement la conséquence invincible d'une
série d'événemens dont le poids se fait toujours sentir, qui nous ont
laissé un laborieux et accablant héritage ; elle résulte aussi d'un cer-
tain état du monde où tout, en vérité, est obscur, où aux diflTicultés
extérieures se mêlent les crises sociales, économiques, industrielles,
et où une nation sérieuse, qui tient à ne point abdiquer, ne peut gar-
der sa position et son influence qu'en sachant concentrer ses forces,
ménager ses ressources. Quand on a subi de dures épreuves, savoir
se conduire, savoir éviter tout ce qui peut fatiguer, épuiser ou diviser
le pays, c'est tout le secret de la politique : avec cela, on est toujours
sûr de jouer son rôle. Malheureusement, c'est un secret que n'ont plus
les grands politiques qui gouvernent la France depuis longtemps déjà,
et pourvu qu'ils puissent satisfaire leurs passions ou suivre leurs fan-
taisies, ils ne s'inquiètent ni du passé, dont le souvenir devrait être
un frein, ni de l'état du monde, qui serait de nature à leur imposer
quelque prudence. Depuis qu'ils sont arrivés au pouvoir, on dirait
qu'ils n'ont plus d'autre préoccupation que de s'y maintenir, de se
créer une France pour eux et pour leurs amis, pour tous les républi-
cains,— et avec leurs systèmes, avec leurs procédés, ils ont si bien fait
qu'ils ont fini par mettre la faiblesse dans le gouvernement, le désordre
dans les finances, la confusion dans les affaires industrielles comme
dans les affaires morales, lis ne sont pas toujours d'accord, il est vrai;
entre opportunistes et radicaux, il y a assez souvent des querelles de
famille, même des querelles assez vives, assez amères. Le ministère,
708 REVUE DES DEUX MONDES.
placé entre ces frères ennemis, ne sait pas toujours de quel côté il
doit se tourner, comment il doit parler et agir pour rester en équi-
libre. N'importe, ministères opportunistes, radicaux, républicains de
toutes nuances se retrouvent et se réconcilient au besoin dans quelque
vote de passion ou de menace. Ils vont devant eux, tout pleins de l'es-
prit de parti, sans tenir compte des intérêts ou des vœux du pays, des
plus anciennes garanties libérales, des droits les plus simples, et ils
ne s'aperçoivent pas que cette triste politique est exactement l'opposé
de la politique d'une nation qui a la généreuse et légitime ambition
de se relever de ses désastres, de reprendre sa place et son rôle dans
le monde.
Que cette politique des dernières années, qui n'a été qu'une dévia-
tion incessante, obstinée de la vraie politique de la France, n'ait point
réussi, le fait est assez éclatant. Au premier abord, la conséquence
semblerait être qu'il y aurait tout au moins à réfléchir. Bien au con-
traire : au lieu de s'avouer leurs mécomptes et d'en chercher les
causes, au lieu de s'éclairer d'une expérience évidemment malheu-
reuse et de se modérer, les républicains n'ont imaginé rien de mieux
que d'accentuer ce qu'il y a de plus exclusif dans leurs passions, à
rester plus que jamais une domination, une exploitation organisée de
parti. C'est l'histoire de tous les jours : qu'ils s'occupent de finances
ou d'industrie, des grèves ou des chemins de fer, de l'enseignement
ou de l'armée, ils n'ont qu'une idée fixe, qu'ils laissent percer dans
leurs discussions, qu'ils traduisent dans leurs votes. Ils ne se préoc-
cupent guère des intérêts généraux du pays, qu'ils sacrifient le plus
souvent pour le plaisir de mettre leurs fantaisies dans un ordre du
jour. Ils songent avant tout à régner sans partage, par l'exclusion et
l'élimination de tout ce qui les gêne. Les républicains ont peut-être
beaucoup oublié depuis qu'ils sont arrivés au pouvoir, ils n'ont à coup
sûr rien appris. Ils ont surtout oublié ou renié les traditions libérales,
qui sont l'honneur et la garantie d'une société éclairée ; ils n'ont pas
appris que les majorités n'étaientque strictement justes et prévoyantes
en sachant respecter les minorités, en leur laissant leurs droits et leur
place dans la direction des affaires publiques. Ils l'ont montré plus
d'une fois dans des circonstances toutes récentes, — et à Foccasion du
choix des membres de la commission du budget, et à propos de cette
loi sur l'enseignement qui occupe encore le sénat, dont l'importance
et le caractère se dévoilent de plus en plus à mesure que le débat so
prolonge.
Certes, on en conviendra, s'il y avait une question devant laquelle
l'esprit de parti et d'exclusion dût pour un instant s'eiTacer, c'était
bien cette question des finances et du budget qui intéresse si vive*
mont le pays tout entier. Les circonstances sont, en effet, assez excep-
tioouelles. Le budget que le gouvernement vient de porter aux cUam*
BEVUE. — CHRONIQUE. 709
bres n*est pas un budget ordinaire; il propose des mesures qui peuvent
être nécessaires et qui n'ont pas moins une gravité particulière. Il y a
un emprunt de quinze cents millions qui doit servir à éteindre une
dette démesurément grossie. Il y a un remaniement de l'impôt sur
les eaux- de-vie qui doit se résoudre en définitive dans une augmen-
tation de taxe et qui est destiné à assurer au trésor une ressource
nouvelle. Il y a une suppression du budget extraordinaire et une
suppression d'amortissement. Ainsi, des dettes à contracter, des im-
pôts à créer, de nouvelles conditions budgétaires à étudier et à sanc-
tionner, c'est la question complexe, épineuse, singulièrement délicate,
soumise en ce moment aux chambres. Tout cela, on le remarquera,
représente une sorte de liquidation devenue nécessaire ; c'est la suite
d'une situation que les fautes accumulées, les dépenses imprévoyantes
ont préparée, et qui a provoqué en partie le mouvement d'opinion
dont les élections dernières ont été l'expression. C'était assurément
le cas de procéder libéralement, d'appeler dans la commission du
budget des hommes de tous les partis, des conservateurs, ceux-là mêmes
dont l'élection a été au mois d'octobre une protestation contre les
erreurs financières qu'il s'agit aujourd'hui de réparer; c'était de la
plus simple équité, c'était de plus habile. Les républicains, avec leur
étroit et vulgaire esprit d'exclusion, ne l'entendent pas ainsi; ils se
sont au contraire mis d'accord pour eXv^lure tous les représentans de
la droite, pour rester seuls maîtres dans la .-ommission du budget; ils
prétendent traiter les finances de la France comme une affaire de mé-
nage ! Ce qu'il y a de curieux, c'est que le lendemain, les radicaux,
qui auraient voulu sans doute une plus large part dans la commission,
se sont plaints vivement d'avoir été les dupes des opportunistes, et
la querelle est certainement risible de leur part, après la manœuvre
à laquelle ils venaient de s'associer. Les républicains, en dépit de
leurs querelles pour le partage du butin, ont réussi, c'est possible :
ils ont joué un bon tour parlementaire en excluant tous les représen-
tans de la droite de la commission du budget; mais ils ont peut-être
oublié que, derrière ces représentans, il y a trois millions cinq cent mille
électeurs qui les ont nommés, qui sont une partie du pays, qui paient
leurs impôts, et dont les intérêts, les vœux, les sentimens mérite-
raient de n'être pas traités avec cette légèreté superbe, a Faut-il donc,
disait l'autre jour un républicain au sénat, faut-il que les minorités
gouvernent? » Non, ce n'est pas le droit des minorités de gouverner
dans un régime parlementaire ; mais les majorités à leur tour n'ont
pas le droit d'exclure, d'opprimer les minorités, et, quand l'exclusion
va frapper indirectement trois millions cinq cent mille Français atteints
dans leurs représentans, elle équivaut à une sorte d'interdiction d'une
partie du pays pour cause d'opinion. Cest tout ce qu'il y a de plus
inique, de plus imprévoyant, de moins libéral, et ce mépris des mino-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
rites, c'est-à-dire de la liberté, qui a son importance dans une ques-
tion de représentation parlementaire, devient bien plus grave encore
dans une affaire comme la loi de l'enseignement primaire.
Qu'est-ce en effet que cette loi dont la discussion se ravive sans cesse
à chaque délibération nouvelle et semble n'être jamais épuisée? C'est
certainement la plus audacieuse mainmise de l'état sur la jeunesse
du pays par un enseignement officiel, né d'une inspiration de parti ou
de secte. Elle n'a rien de nouveau, si l'on veut, elle n'est que la suite
ou le complément d'une loi qui a été votée, il y a quelques années, et
qui prétendait organiser ce qu'on appelle l'instruction laïque avec des
instituteurs laïques, c'est-à-dire à l'exclusion de tout ce qui est con-
gréganiste. L'ancienne loi, cependant, laissait encore une certaine la-
titude ; elle mettait des degrés et des tempéramens dans l'application
du principe. La loi nouvelle a précisément pour objet de ne plus ad-
mettre aucun tempérament, d'organiser l'enseignement obligatoire et
laïque au nom de l'état, sans restriction, sans concession, sans tenir
compte ni des sentimens des familles, ni même de l'intervention des
communes. L'enseignement primaire, avec son esprit nouveau, avec
ses méthodes et son armée d'instituteurs laïques, c'est le grand instru-
ment de règne pour l'état républicain! M. le ministre de l'instruction
publique croit avoir tout dit et pallié le despotisme qu'il organise avec
ce simple mot de neutralité des écoles, qu'il répète sans cesse, qui joue
un grand rôle dans la discussion. Mais cette neutralité, comment l'en-
tend-il lui-même? Il n'explique rien et ne pallie rien. Ce n'est pas sé-
rieusement, sans doute, qu'il accuse de pauvres maîtres d'école por-
tant l'habit religieux d'enseigner à leurs élèves que la vie est une
expiation et que le travail est une peine ! La vérité est qu'on est pressé
de chasser les congréganistes parce qu'ils sont congréganistes, qu'on
tient à bannir toute influence religieuse des écoles, qu'on veut opposer
le palais scolaire à l'église, l'instituteur au curé, les manuels civiques
et la morale indépendante au simple catéchisme. Et c'est là ce qu'on
appelle la neutralité ! C'est là la garantie offerte aux pères de famille à
qui on inflige l'obligation d'envoyer leurs enfans à l'école primaire I
De quoi se plaint-on? la loi ne laisse-t-elle pas toute liberté à l'en-
seignement privé si on ne veut pas de l'enseignement de l'état? Oh!
sans doute, M. le ministre de l'instruction publique est un grand libé-
ral; il a sa manière d'entendre la liberté aussi bien que la neutralité.
Que des républicains sérieux et éclairés comme M. Bardoux, M. Bar-
bey, M. Emile Labiche présentent des amendemens qui n'ont, après
tout, d'autre objet que d'adoucir une loi rigoureuse, de laisser tout au
moins au gouvernement la faculté de s'inspirer des sentimens locaux,
de consulter les municipalités, M. le ministre de l'instruction publique
s'emporte; il combat avec une sorte d'àpreté toutes ces propositions
comme autant d'attentats contre renseignement laïque, contre l'état.
REVUE. — CHRONIQUE. 711
Il refuse aux municipalités le droit d'avoir désormais une opinion sur
leurs écoles, sur ce qui conviendrait aux populations ; il leur reconnaît
par exemple le droit de s'imposer et de payer, si on les y oblige : tout
le reste est de l'anarchie, il a dit le mot. Et c'est ainsi qu'en vrai libé-
ral de la nouvelle école républicaine, il comprend la liberté des com-
munes! S'agit-il de l'enseignement privé, le système est complet. Non,
sans doute, M. le ministre de l'instruction publique ne tue pas l'ensei-
gnement privé, comme le lui a dit avec une spirituelle ironie M. Jules
Simon dans un éloquent discours; il ne le tue pas, il le réduit seule-
ment à un état maladif où il aura de la chance s'il peut vivre. D'abord
l'instituteur privé aura d'assez grandes difficultés pour s'établir; puis,
à peine établi, il sera pris par le service militaire ; il n'a plus l'exemp-
tion qu'on réserve aux instituteurs publics. S'il parvient à rester dans
son école, il relèvera d'un conseil départemental composé de fonction-
naires, où il sera représenté par grâce, et, pour plus de garantie, sans
doute aussi par respect pour l'égalité , ses délégués seront désignés
par le ministre, tandis que les instituteurs publics choisiront eux-
mêmes leurs représentans. 11 restera naturellement aussi sous l'œil
vigilant de tous les inspecteurs possibles. Bref, moyennant qu'il se
tire de tout cela, qu'il échappe au service militaire, aux surveillances,
aux inspections, aux délations, aux juges administratifs, le représen-
tant de l'enseignement privé pourra vivre; il aura tout juste les liber-
tés dont parle Figaro. M. le ministre de l'instru^^tion publique ne s'est
pas dou^é qu'il réalisait dans la loi ce plaisant idéal 1
Voilà donc où l'on peut arriver quand on subit cette implacable ob-
session de l'esprit de secte ! On dirait que ce ministre et cette majorité,
également impatiens de précipiter les autres dans la servitude, ont
oublié toutes les traditions des libertés françaises. Et si on fait obser-
ver à M. le ministre de l'instruction publique qu'il peut rencontrer des
résistances, qu'il est pourtant étrange de s'exposer, en pleine répu-
blique, à voir des instituteurs établis par la force, malgré les popula-
tions, il a une dernière réponse : C'est la loi, tout le monde doit res-
pecter la loi ! Comme si l'oppression cessait d'être l'oppression parce
qu'elle prend un masque de légalité, ainsi que le lui a dit M. Labiche
dans un discours aussi vif que sensé. M. le ministre de l'instruction
publique a réussi sans doute ou paraît avoir réussi. Il aura sa majo-
rité, il a dans tous les cas le bruyant cortège des radicaux, dont
il satisfait les passions. Et après cela le gouvernement en a-t-il
plus d'autorité et de force ? 11 n'est qu3 plus faible devant tous ceux
qui n'ont pas précisément l'habitude de respecter la loi. Il a au-
près de lui la plus vaine, la plus turbulente des assemblées muni-
cipales, qui a la passion de l'illégalité et à laquelle il n'ose même
pas toucher. Le conseil municipal de Paris ne cesse de dépasser ses
712 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoirs dans ses votes, dans ses motions, dans ses ordres du jour, et
on détourne les yeux. 11 demande un emprunt sans garanties défi-
nies, sans justification de dépenses, sans aucune des formalités exi-<
gées par la loi, et on se hâte de porter l'emprunt aux chambres. Il
veut avoir son indépendance financière, son indépendance adminis-
trative, il tient maintenant à être un petit parlement, à avoir ses
séances publiques : on le laisse faire. Nos ministres trouvent, sans
doute, que tout est bien. Singulier gouvernement, qui passe sa vie à
froisser dans tous leurs sentimens ceux dont l'appui lui serait plus
utile, et à s'abaisser devant ceux qui ne sont occupés qu'à l'embar-
rasser de leur alliance, à lui imposer leurs fanatismes, à le désarmer
devant les agitations intérieures comme dans son rôle extérieur! Et
cependant, encore une fois, ce ne serait pas pour la France le moment
de mettre toute sa politique dans ces misérables jeux des partis !
Qui peut dire par quelles phases auront encore à passer ces affaires
d'Orient, que l'Europe s'épuise à débrouiller sans pouvoir y réussir, qui
semblent s'être compliquées de nouveau au moment où l'on croyait en
avoir fini pour quelque temps? Tout récemment encore, cette crise des
Balkans, qui dure depuis six mois déjà, paraissait toucher à un dénoû-
mcnt. Entre les Serbes et les Bulgares, ces ennemis de la veille, la
paix venait d'être signée et elle a été ratifiée depuis. Entre Bulgares et
Turcs, il y avait un traité ou arrangement qui, sauf des modifications
réclamées par certaines puissances jalouses de maintenir l'œuvre du
congrès de Berlin, laissait au prince de Bulgarie le gouvernement de
la Roumélie. La Grèce seule persistait dans ses revendications, dans ses
velléités guerrières, et les Hellènes seuls ne pouvaient résister long-
temps aux conseils, à la pression de l'Europe. Aujourd'hui toutest changé.
La Grèce en est plus que jamais à ses revendications, à ses armemens,
et le prince Alexandre, à son tour, est rentré en scène comme pour ra-
viver une crise à demi éteinte. Il n'accepte plus les modifications faites
par la Russie à l'arrangement turco-bulgare. 11 ne veut pas être un
simple gouverneur de la Roumélie vaguement désigné sous le titre de
prince de Bulgarie ou n'ayant ses pouvoirs que pour cinq ans. 11 ré-
clame une délégation nominative et viagère. Il proteste contre la dimi-
nution d'autorité et de dignité qu'on veut lui infliger. Bref, rien n'est
fait, rien n'est aussi avancé qu'on le croyait, qu'on se plaisait à l'espé-
rer. La résistance du prince Alexandre, si elle se prolongeait, si elle
allait jusqu'à un refus de soumission, peut ranimer les ardeurs bel-
liqueuses des Grecs, et, tant qu'on n'en a pas fini de ces dinicultés,
l'Europe en est toujours à vivre avec cette menace d'explosions nou-
velles qui n'ont rien de rassurant pour la tranquillité universelle. C'est
un perpétuel danger; mais, si cette paix extérieure, qui dépenddes in-
cidens lointains, reste précaire, singulièrement exposée, il y a aujour-
REVUE. — CHRONIOrE. 713
d'hui une autre paix tout autant en péril, c'est cette paix sociale qui
est visiblement ébranlée un peu partout, qui, en ce moment même,
vient d'être si cruellement, si tragiquement troublée en Belgique.
11 n'y a point évidemment à s'y tromper, ce serait même un danger
de plus de chercher à se faire illusion. La plupart des pays sont envahis
par l'esprit d'anarchie qui se répand en propagandes, qui s'efforce de
gagner les multitudes, qui prend à tâche de fanatiser, d'égarer les po-
pulations ouvrières en les poussant contre ce qu'il appelle le capital,
contre le patronat, contre le bourgeois industrieux et arrivé à la for-
tune. — La Hollande, la paisible Hollande elle-même, avait récemment
ses réunions socialistes, où l'on s'excitait aux manifestations violentes,
où l'on vantait, comme un exemple à suivre, les pillages des magasins
de Londres. L'Angleterre, précisément, parce qu'elle est la grande na-
tion industrielle, a depuis longtemps ses associations organisées pour
la lutte, et elle est exposée de temps à autre à de redoutables secousses.
La France a eu et a encore ses grèves, — elle pourra en avoir de plus
sérieuses à la faveur des moyens qu'on a mis à la disposition des agita-
teurs. L'Allemagne a ses socialistes, ses anarchistes qui arrivent jus-
qu'au parlement, que M. de Bismarck se flatte de combattre et d'an-
nihiler par son socialisme d'état. Là où fermentent les passions
échauffées par les propagandes démoralisatrices, tout est possible.
Tous les pays peuvent avoir leurs crises; mais nulle part jusqu'ici, il
faut l'avouer, il n'y avait eu, depuis longtemps du moins, une explosion
comme celle qui ravage et désole en ce moment la Belgique. Ce n'est
plus une question de salaires ou de travail, une contestation entre pa-
trons et ouvriers; c'est la guerre sociale dans toute sa crudité sinistre,
l'insurrection famélique et brutale, à laquelle le gouvernement n'a
d'autre ressource que d'opposer la force. C'est tout le caractère de la
lutte qui vient de s'engager en Belgique, elle n'en a pas d'autre. Les
grèves qui ont éclaté sur certains points, le plus souvent sans raison
sérieuse, et qui se sont propagées aussitôt, ne sont manifestement
qu'un incident. Les grévistes ne sont que des instrumens, des soldats
ramassés un peu partout par des meneurs anarchistes et révolution-
naires qui les conduisent purement et simplement à la destruction.
Le mouvement a commencé dans le bassin de Liège, où, dès les pre-
miers jours, il s'est manifesté par des actes de vandalisme; mais il ne
s'est vraiment déchaîné dans toute son intensité, dans toute sa vio-
lence qu'autour de Charleroi. Là des bandes se sont répandues de
toutes parts dans les campagnes, incendiant les usines, les manufac-
tures, les châteaux, les couvens, complétant l'incendie par le pillage,
rançonnant et violentant les habitans paisibles, renouvelant sur leur
passage les vieilles jacqueries. Auprès de ces scènes lugubres, les que-
relles parlementaires des libéraux et des catholiques, on en convien-
dra, paraissent assez vaines. L'insurrection menace sûrement les libé-
714 REVUE DES DEUX MONDES.
raux autant que les catholiques. Elle est dirigée contre la constitution
libérale de la société, contre tout ce qui possède, contre le travail lui-
même ; elle ne respecte pas plus la maison d'industrie que la maison
de plaisance, et c'est ce qui fait de cette étrange sédition un événe-
ment qui, en éprouvant, en remuant profondément la Belgique, doit
aussi retentir en Europe. On ne s'y attendait pas, cela est bien clair.
Le gouvernement de Bruxelles paraît avoir été lui-même un peu sur-
pris et par la multiplicité des échauffourées et par la rapidité, par la
violence de cette explosion de barbarie. Il n'avait pas de forces suffi-
santes pour être partout à la fois. Il a été cependant bientôt en me-
sure d'envoyer, sous les ordres du général Van der Smissen, une petite
armée de 8à 10,000 hommes sur ce qu'il faut bien appeler le théâtre
de la guerre. C'est bien la guerre en effet puisque, depuis quelques
jours, il y a eu une série d'engagemens et que les victimes sont né-
cessairement assez nombreuses. Le mouvement sera réprimé sans
nul doute. La loi restera victorieuse, rien n'est plus désirable, dans
l'intérêt de la Belgique d'abord, puis pour d'autres raisons qui condui-
raient bientôt peut-être aux complications les plus graves.
Et après? à quoi aura servi cette coupable tentative? Les meneurs
d'anarchie qui ont poussé au crime des populations égarées, et il y a,
dit-on, beaucoup d'étrangers, auront sûrement l'habileté de se déro-
ber et de disparaître. Les ruines qu'ils ont accumulées dans le pays
sont déjà incalculables. Des industries sont perdues pour longtemps.
Des usines qui employaient jusqu'à 2,000 ouvriers ont été incendiées
et ceux qu'elles occupaient demeurent nécessairement sans travail.
Après la grève et l'émeute, la misère, c'est la douloureuse et inévi-
table moralité ! En Belgique comme ailleurs, les ouvriers qu'on abuse
ne veulent pas voir que, fussent-ils même victorieux comme on le leur
promet, ils ne seraient pas beaucoup plus avancés le lendemain ; ils
n'auraient changé ni la nature des choses, ni les conditions essen-
tielles du travail; ils auraient tout au plus fait les affaires de ceux qui
les exploitent. Par la grève et l'émeute, ils ne servent ni leurs inté-
rêts, ni l'industrie qui les fait vivre, ni une cause politique ou sociale,
ni leur pays; ils sont les éternelles dupes des malfaiteurs ambitieux
qui vont chercher auprès d'eux, à leurs dépens, une grossière popula-
rité.
Les affaires de l'Angleterre, comme toutes les affaires du monde au-
jourd'hui, semblent se compliquer sans cesse au lieu de se simplifier.
L'Angleterre a sans doute, comme d'autres pays, ses épreuves inté-
rieures, ses agitations industrielles, ses grèves; elle a eu même, elle
aussi, il y a quelques jours, ses émeutes en pleine ville do Londres.
Elle a de plus en perspective devant elle une vraie révolution, il faut
bien l'appeler de ce nom, puisque tout ce qui se prépare pour l'Irlande
peut assurément être une révolution. La difficulté seulement, ou le
REVTE. — CHRONIQUE. 715
sent bien, est d'aborder cette grande et douloureuse question qui pas-
sionne et trouble l'opinion, qui divise les partis, le gouvernement lui-
même. M. Gladstone, malgré toute sa hardiesse, malgré l'impétuosité
avec laquelle il s'est chargé de résoudre cet étrange problème irlan-
dais, est le premier maintenant à temporiser, à calculer tous ses
mouvenienset même toutes ses paroles. En quoi consistent réellement
ses projets? Comment entend-il arriver à désintéresser les anciens
propriétaires, les landlords, sans trop surcharger la dette de l'Angle-
terre, et à donner une sorte d'indépendance nationale à l'Irlande sans
ébranler l'intégrité du royaume-uni? C'est encore son secret. 11 ajourne
de semaine en semaine; maintenant c'est le 8 avril qui reste fixé
comme le grand jour des explications. Jusque-là il ne dit rien, il se
bornait tout récemment à mettre l'opinion en garde contre les divul-
gations indiscrètes par lesquelles on cherchait à l'abuser. M. Glad-
stone, pour garder ce prudent silence, a eu sans doute ses raisons, et
la première, c'est qu'avant de s'engager dans la série d'épreuves qu'il
aura à subir devant la chambre des communes, devant la chambre
des lords, il s'est trouvé tout d'abord réduit à se demander s'il arri-
verait au jour décisif avec son ministère intact. C'est là, en effet, ce
qui est venu tout compliquer presque à l'improviste. Le fait est qu'à la
première communication de la réforme irlandaise au conseil, les dis-
sentimens ont éclaté, qu'il y a eu, dès ce moment, une crise minis-
térielle et, chose curieuse, c'est parmi les radicaux du cabinet que les
projets de M. Gladstone ont rencontré l'opposition la plus vive.
M. Chamberlain, M. Trevelyan particulièrement, ont refusé de suivre
le grand chef libéral dans sa politique irlandaise ; ils étaient surtout
opposés, dit-on, aux mesures agraires imaginées pour désintéresser
les landlords aux frais de l'Angleterre.
Un instant on a pu croire que M. Chamberlain, M. Trevelyan, ajour-
neraient tout au moins leur démission, ne fût-ce que pour ne pas
embarrasser M. Gladstone par les explications prématurées que pour-
rait provoquer leur retraite. Ils n'ont pas voulu, à ce qu'il paraît,
attendre plus longtemps, et le chef du cabinet vient de les remplacer
par deux hommes mieux disposés à suivre sa politique : M. Stansfeld,
un vieux radical connu autrefois pour ses relations avec Mazzini, et lord
Dalhousie, qui s'est fait une réputation d'ardent libéral, allant jusqu'au
radicalisme dans les affaires d'Irlande. En apparence, rien n'est changé,
si l'on veut, ce n'est qu'un incident à la veille des grandes batailles
qui se préparent; en réalité, la situation ne laisse pas d'être bizarre
et peut d'un instant à l'autre devenir difficile. Il en résulte que M. Glad-
stone, après avoir été abandonné il y a quelque temps par les vieux
whigs comme lord Hartington, M. Goschen, M. Forster, lord Derby,
perd maintenant l'appui des radicaux comme M. Chamberlain, M. Tre-
velyan, qui SQ fépareat de lui. M. Gladstone reste toujours sans doute
716 REVUE DES DEUX MONDES.
le grand chef libéral, le tacticien habile, l'orateur à la parole puissante
et entraînante qui exerce une sorte de dictature. Jusqu'au dernier mo-
ment, il peut modifier ses projets de façon à déconcerter ses adver-
saires, et il garde assez d'ascendant pour vaincre bien des résistances.
Au fond, cependant, il ne faut pas s'y tromper, le ministre qui entre-
prend cette révolution en Irlande, qui l'a promise à son arrivée au
pouvoir, se trouve dans des conditions singulièrement critiques. Il va
avoir affaire à des oppositions redoutables, d'autant plus redoutables
qu'elles s'appuient sur une opinion visiblement agitée et inquiète. La
partie financière des projets de M. Gladstone, qui peut mettre 2 mil-
liards à la charge de l'Angleterre pour libérer la propriété irlandaise,
ne rassure pas plus les Anglais que la partie politique, qui semble de-
voir promettre à l'île sœur une sorte d'indépendance nationale;
Plus on va, plus l'opinion se défie et craint de voir s'engager défini-
tivement cette campagne qui peut devenir la crise la plus périlleuse
pour la puissance britannique ; c'est ce qu'il y a de plus clair. M. Glad-
stone peut certainement triompher, si, par ses projets comme par ses
discours, il réussit à rassurer l'opinion, à montrer ce qu'il y a de juste,
de moral, de réellement conservateur dans une mesure qui garantit
les propriétaires en rachetant une vieille iniquité. Il peut sûrement
aussi échouer dès les premiers pas devant la coalition de ceux qui lui
reprochent d'engager démesurément les finances anglaises dans une
opération hasardeuse, et de ceux qui l'accusent de mettre en péril
par son parlement ou son grand conseil irlandais l'unité de l'empire
britannique. Dans tous les cas, il y aune chose certaine, c'est qu'après
cette grande tentative, si elle échoue, on ne voit pas bien quel gou-
vernement, conservateur ou radical, aura assez d'autorité et de force
pour contenir l'Irlande brusquement rejetée dans les agitations se-
crètes et les conspirations qu'on n'a jamais pu vaincre.
Non, assurément, ce n'est pas facile de gouverner un grand pays.
M. Gladstone en fait l'expérience avec ses réformes, qu'il ne fera pas
aisément accepter, et qui contiennent en effet un assez redoutable
inconnu pour l'Angleterre. M. de Bismarck lui-même, malgré son om-
nipotence, a quelque peine à faire marcher l'Allemagne, comme il le
disait autrefois, et à mener de front tous les projets auxquels il attache
la fortune de sa politique. Il est vrai que, depuis quelque temps, il
multiplie singulièrement ces projets et qu'il donne de l'occupation à
toutes ses assemblées, aux chambres prussiennes comme au parle-
ment de l'empire. Ici, au Landtag, il s'agit de cette étrange et chimé-
rique entreprise de la germanisation des provinces orientales par la
suppression de l'élément polonais. Là, à la chambre des seigneurs de
Prusse, s'agite la question des nouvelles lois religieuses destinées à
en finir avec l'éternel « Cullurkampf; » au parlement do l'empire, au
Reichstag, on discute sur le renouvellement des mesures de défense
REVUE. — CIIRUMOLE. 717
contre les socialistes et sur le monopole de l'alcool. Tout marche à la
fois, et tout ne marche pas, on le sent bien, au gré du chancelier.
Qu'en sera-t-il de tous ces projets? Un des plus caractéristiques, assu-
rément, est celui qui a pour objet ce qu'on peut appeler la paix reli-
gieuse, par l'abrogation des lois de mai. iM. de Bismarck a depuis
longtemps pris son parti. Ce n'est pas d'hier qu'il négocie avec le
pape Léon XIII, à qui il rendait il y a quelques mois Fhommage de le
choisir pour arbitre. M. de Bismarck, qui est un politique sérieux, en
a assez de la guerre contre les catholiques, contre l'église ; il ne veut
pourtant pas tout céder, il entend bien réserver certains droits de
l'état, et c'est là précisément la question qui s'agite aujourd'hui à la
chambre des seigneurs à propos d'un amendement de l'évêque de
Fulda, M. Kopp, qui a été mêlé aux dernières négociations avec le
saint-siége. Il peut y avoir encore quelques difficultés; en réalité,
M. de Bismarck est allé trop loin pour reculer, et à ceux qui lui repro-
chaient, il y a quelques jours, de se contredire, « d'aller à Canossa, »
il répondait lestement qu'on lui faisait suivre un chemin beaucoup
plus rude que celui de Canossa.
Il parlait ainsi récemment au Reichstag dans la discussion sur le
monopole de l'eau-de-vie, auquel il attache tant de prix, et le dis-
cours qu'il a prononcé est certes aussi curieux que significatif. M. de
Bismarck n'est pas visiblement sans préoccupation pour l'avenir de
l'empire; il y a dans son langage un mélange d'irritation contre ses
adversaires et de virile inquiétude. Parle-t-il sérieusement lorsqu'il
laisse entrevoir des guerres, des invasions renouvelées de 1793 avec
les idées socialistes et des armées marchant sous le drapeau rouge ?
M. le ministre de la guerre de France pourrait, dans tous les cas,
faire son profit de la hautaine ironie avec laquelle le chancelier de
Berlin a fait allusion à son récent langage sur le rôle de l'armée dans
les grèves et les agitations françaises.
CH. DE liAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La commission du budget a été nommée, elle a choisi pour prési-
dent M. Bouvier, entendu les explications du gouvernement, et décidé
d'autoriser l'émission d'un emprunt de 900 millions. Pourquoi ce chiffre
de 900 millions substitué à celui del,ù66 millions proposé par le gou-
718 REVDE DES DEDX MONDES.
vernement ? La commission serait sans doute bien embarrassée pour
expliquer son vote. Elle venait de repousser successivement les chiffres
de 1,466 millions, de 1 milliard, de 500 millions, de 700 millions. Elle
a voté 900 millions comme elle en aurait voté 800 ou 850, sans autre
motif que la nécessité de s'arrêter à un chiffre quelconque, dût le
système financier et budgétaire du gouvernement en être complète-
ment bouleversé. H est d'ailleurs entendu que le gouvernement ac-
cepte le vote de la commission, et il est probable que la chambre le
ratifiera. La place se trouve donc en face d'un emprunt de 900 mil-
lions et non de 1,466 millions, comme il avait été dit d'abord. C'est,
de toute façon, une fort grosse opération, et qu'il faut souhaiter de
voir s'effectuer dans le plus bref délai possible.
Les nouvelles extérieures ont eu peu d'influence sur les allures de la
Bourse. On ne peut que s'en féhciter, ces nouvelles ayant été très peu
satisfaisantes. Les troubles de Belgique, l'animosité croissante entre la
Russie et le prince Alexandre, l'attitude agressive de la Grèce, la dé-
tresse financière de la Turquie, auraient été, en d'autres circonstances,
autant de motifs de prudence et de réserve pour la spéculation.
Il est arrivé sur le marché des rentes, jusqu'à présent, peu d'in-
scriptions. La baisse générale a été plutôt le résultat du ralentisse-
ment causé dans le courant régulier des achats de l'épargne, par le
désir de réserver les ressources nécessaires pour la souscription au
nouvel emprunt. C'est à cette diminution, on pourrait dire à cette in-
terruption subite des achats, qu'est due la réaction, très marquée pen-
dant cette dernière quinzaine, des obligations de toute nature.
Les titres de la ville de Paris ont fléchi de 2 à 5 francs ; l'obliga-
tion 1865 perdant jusqu'à 11 francs.
Les obligations foncières 4 pour 100 anciennes ont reculé de 521 à
516 ; les 3 pour 100 de 1879 sont à 457, après 459. La communale
3 pour 100 1860 a perdu 15 francs, à 470; l'obligation du même type,
émise en 1879, n'a reculé que de 2 fr. 50. C'est un moment d'arrêt
forcé dans le mouvement d'amélioration que l'on voit se poursuivre
depuis plusieurs mois sur tout cet ensemble de titres comme sur les
obligations de chemins de fer, à mesure que progresse le classement.
Le petit capitaliste a cessé depuis trois semaines de se présenter
devant les guichets des compagnies pour y acheter des obligations.
Après l'emprunt, le courant reprendra sans peine son ancienne direc-
tion. La réaction, sur toute la ligne, a été de 3 à 5 francs. L'obligation
Nord est à 388, après 392.
En ce qui concerne les rentes, où l'élément spéculatif intervient
trop puissamment pour que l'action des capitaux de placement soit
directement sensible sur les cours, il s'est livré pendant toute la se-
maine une série de combats pour la défense des cours, déjà quelque
peu dépréciés par la première annonce de l'emprunt. Le 3 puur 100,
REVTE. — CHRONIQUE. 719
jm nédiatement après le détachement du coupon, effectué le 16 du
mois, a baissé jusqu'à 80.30. Un effort vigoureux l'a relevé à 81 ; mais
de nouvelles ventes se sont produites, et la dispute s'est établie au-
tour de 80.50. Un moment, on s'est approché de 80, pour se relever
mardi à 80.55. Une dépêche annonçant que la grève se généralisait à
Decazeville a fait coter de nouveau 80.25.
L'amortissable a réagi de G fr. 37 ; le Zj 1/2, de 0 fr. 47 ; le 3 pour 100,
de 0 fr. ho. En fait, la baisse est très modérée; on aurait pu s'attendre
à des mouvemens beaucoup plus accentués à la veille d'un emprunt
d'un milliard.
Les actions de nos grandes compagnies ont beaucoup plus souffert
que nos fonds publics de la prédominance des dispositions peu favo-
rables aux achats de l'épargne. Les attaques dont les conventions
de 1883 ont été l'objet, dans la chambre des députés, pendant le long
débat sur les tarifs récemment homologués, ont inquiété quelques
porteurs de titres; la constatation de l'affaiblissement constant des
recettes a fait le reste; les demandes ont cessé et des réalisations
n'ont pu s'effectuer qu'au moyen d'un sacrifice sur les prix. Le Lyon a
reculé de 30 francs (1,217); le Nord, de 10 francs (1,517); l'Orléans,
de 11 francs (1,3/jO); le Midi, de 22 francs (1,135) ; l'Est, de 8 francs
(798) ; l'Ouest, de 13 francs (860).
Le rendement actuel de nos grandes lignes jette le plus triste jour
sur l'intensité croissante de la crise commerciale et industrielle. La
diminution pendant la dernière semaine a atteint 630,000 francs pour
le Lyon, 235,000 pour l'Orléans, 313,000 pour le Midi. Depuis le 1" jan-
vier, le total des moins-values est déjà de près de 3 millions sur la
première de ces compagnies, de 2 millions 1/2 sur la seconde, de
2 millions sur la troisième. Il dépasse 9 millions pour l'ensemble des
six grands réseaux, et pour les dix premières semaines de l'exercice.
Le dividende du Nord a été fixé à 62 francs pour 1885. Il avait été de
64 pour 188/j. Les chemins étrangers ne sont pas mieux partagés.
Les Autrichiens ont déjà 2,200,000 francs de diminution, les Lom-
bards 585,000, le Nord de l'Espagne 930,000. Il est vrai que cette der-
nière compagnie voit le trafic se relever sur le réseau des Asturies,
dont elle a assumé l'exploitation. Quant au Saragosse, il conserve en-
core une plus-value de recettes, depuis le commencement de l'année,
de 604,000 francs. Au point de vue des cours, la baisse s'est arrêtée à
513 sur les Autrichiens, mais non sur le Nord de l'Espagne, qui perd
26 francs à 346, ni sur le Saragosse, qui a reculé de 327 à 308, ni
même sur les Lombards, qui restent à 263 après 270. Les Chemins
méridionaux ont fléchi de 3 francs.
La quinzaine n'a été bonne ni pour les titres des établissemens de
crédit, ni pour ceux des entreprises industrielles. Le Crédit Foncier a
reculé de 22 francs à 1,337, le Crédit industriel de 20 francs à 630, la
720 REVUE DES DEDX MONDES,
Banque de Paris de 18 francs à 628, la Banque franco -égyptienne de
15 francs à k^d, la Banque d'escompte, le Crédit lyonnais (ex-coupon
de 6 fr. 25); le Crédit mobilier, le Comptoir d'escompte, ont réagi de
5 à 6 francs. La Banque de France s'est maintenue à 4,230, ne per-
dant que 15 francs, malgré la diminution persistante du portefeuille et
l'amoindrissement des bénéfices, amoindrissement qui se chiffre déjà
par 3 millions pour les deux premières semaines de l'exercice.
Le Suez a perdu 17 francs à 2,097, le Panama 8 francs à 460. Le
retour de M. de Lesseps n'a pas été salué par le mouvement de reprise
auquel s'attendaient quelques spéculateurs. Il est vrai qu'il ne saurait
être question d'aucune émission pour le Panama tant que le trésor
n'aura pas effectué lui-même son emprunt. La Compagnie transatlan-
tique a fléchi de 7 francs à 472. Les Messageries, les Voitures, les
Omnibus, les Magasins généraux se sont assez bien tenus. Le Gaz a
reculé de 1,530 à 1,510. L'assemblée générale s'est réunie le 26 et a
voté la fixation du dividende de 1885 à 75 francs. Le Rio-Tinto a baissé
de 20 francs à 297.
La baisse a été bien plus sensible depuis le 15 mars sur tout l'en-
semble des fonds et titres étrangers que sur nos propres rentes et
valeurs. Le réveil des préoccupations concernant le maintien de la
paix dans l'Europe orientale a dissipé l'optimisme dominant jusqu'a-
lors à Berlin et à Vienne et déterminé un brusque revirement sur ces
deux places.
Les diverses catégories de fonds russes ont baissé de 1 à 2 unités.
L'Autriche 5 pour 100 papier est à 68 1/2 et non plus à 70. Le k pour
100 or a reculé de 93.75 à 92.75. Le k pour 100 hongrois s'était tenu
longtemps au-dessus de 84. Une seule Bourse l'a ramené à 83. L'Italien
de 97.80 est revenu à 97.27.
L'Unifiée avait été portée à 352. Il s'était fait d'importans achats de
cette valeur en Allemagne. Les réalisations sont survenues. On a dû
reculer à 343. L'Extérieure a été de même refoulée de 58 1/2 à 57 1/4.
Les valeurs ottomanes devaient être atteintes plus que toutes au-
tres. Le Consolidé 4 pour 100 a perdu plus d'une unité à 14.25. Les
Obligations privilégiées ne sont plus qu'à 347 après 372, les Actions
des Tabacs sont invendables à 392, la Banque ottomane est soutenue
dllficilement à 523. La Porte a dû se résoudre, pour payer des arrié-
rés de solde à ses troupes, à faire un emprunt forcé. C'est un expé-
dient financier auquel môme un état besogneux ne recourt qu'à la
dernière extrémité. Les Obligations helléniques sont eu pleine déroute.
Les trois catégories ont fléchi de 25 à 30 francs.
U direcUui 'gérant : C. Buloz.
HÉLÈNE
TROISIBMH PARTIE (1).
XII.
En janvier 1873, Hélène, devenue depuis plus de deux ans déjà
M™® de La Roche-Élie, commença seulement à recevoir dans le 'sieil
hôtel de la rue Racine. — Jusque-là les circonstances avaient mis
obstacle à la réalisation des projets ambitieux et mondains qu'elle
avait formés en épousant Sosthène de La Roche-Élie.
D'abord, à peine mariée, elle dut prendre le deuil de son grand-
père î^ogueras ; puis la chute de l'empire et l'invasion allemande
en 1870 traversèrent brusquement la carrière politique du jeune
magistrat, qui comptait sur la candidature officielle pour se pousser
à la députation et qui fut mis en congé, d'office, par le gouverne-
ment de la Défense. Pendant toute la durée de la guerre et de la
commune, les nouveaux mariés voyagèrent dans le midi. Ils furent
rappelés à Tours par une maladie grave de M™® des Réaux. Cette
dernière, dont la santé, très altérée depuis deux ans, déclinait rapi-
dement, s'éteignit à la fin de l'automne, épuisée par une sorte de
ûèvre consomptive, et ce nouveau deuil cloîtra Hélène chez elle
durant une année. — Cependant l'horizon s'était éclairci, le pays
reprenait possession de lui-même, les esprits se rassérénaient ;
(1) Voyez la Revue du 15 mars et du 1" avril.
TOIIB LXXIV. — 15 AVRIL 1886. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aristocratie tourangelle, confiante dans l'habileté de l'assemblée
élue en 1871 et espérant un retour prochain du gouvernement mo-
narchique, renonçait à bouder et à tenir ses portes closes. Vers la
fin de 1872, M. de La Roche-Élie fut nommé président du tribunal
en remplacement de M. Tiffeneau, qui venait de prendre sa retraite.
Il profita de cet heureux événement pour ouvrir son salon et y
réunir ses amis tous les samedis.
L'hôtel de La Roche-Élie s'élève à l'angle de la solitaire rue Ra-
cine et d'une ruelle qui va rejoindre la rue des Ursulines. C'est un
austère et somnolent logis construit à la fm du xvii'' siècle. Situé
entre cour et jardin, il est séparé de la rue par un haut mur où des
pariétaires poussent dans les pierres noircies, et que coupe un
porche cintré aux portes massives, bardées de gros clous en losange.
La cour aux pavés sertis d'herbe est comme encaissée entre cette ré-
barbative clôture et les toits d'ardoise du corps de logis en équerre.
Dans un angle, un puits profond, à la margelle brodée de capillaires,
dresse son armature compliquée à l'abri d'un robuste tilleul, dont
les feuillées dépassent le faîte du mur. Le rez-de-chaussée, élevé
au-dessus d'un sous-sol et auquel on accède par un double perron,
comprend les appartemens de réception et l'appartement particu-
lier des jeunes mariés, qui donne en partie sur la rue. Le premier
étage, disposé de même façon, a été réservé à M'^* Hortense de La
Roche-Élie, qui, ne pouvant l'occuper tout entier, en a transformé
les salons en un vaste oratoire ayant presque l'importance d'une
chapelle. La façade postérieure, exposée au midi, est un peu moins
noire et maussade que celle de la cour. Des glycines et des lierres
encadrent les fenêtres qui ont vue sur les charmilles rectangulaires,
les ifs en pyramide, les buis en boule et les carrés de fleurs d'un
jardin à la française. A droite et à gauche, cet enclos mélancolique
est enserré dans les hautes murailles claustrales de deux commu-
nautés religieuses. La cathédrale Saint-Gatien, qui est proche,
semble étendre sa grande ombre sur celte demeure où l'on entend
tout le jour les sonneries des cloches, mêlées aux cris rauques des
corneilles qui nichent au sommet des tours de l'église.
— Mais ce n'est pas une maison, c'est un monastère ! s'était
écriée Hélène, la première fois qu'elle visita l'hôtel.
— Plût à Dieu ! répliqua M"^ Hortense de La Roche-Élie, en re-
dressant sa poitrine plate et sa maigre tête de vierge quinquagé-
naire ; — c'est le plus bel éloge que vous puissiez faire do la mai-
son de mon frère, mademoiselle.
Hélène avait froncé le sourcil et sotuit bien promis que le vieil
hôtel ne mériterait plus cet éloge quand elle en serait la maîtresse;
mais les événemens l'avaient empêchée de mettre ses projets d'em-
HÉLÈNE. 723
bellissemens à exécution, et en 1873, la maison conservait encore
sa physionomie monastique.
Le vestibule carrelé en larges briques blanches de Châteaure-
nault montrait toujours ses parois nues, peintes à la détrempe, dans
lesquelles s'ouvrait la cage de l'escalier de pierre, à rampe de fer
forgé, conduisant au premier étage. Des portemanteaux, deux ou
trois portraits de famille qui s'écaillaient, et une grande horloge en
marqueterie décoraient seuls ce spacieux et sonore couloir, à l'ex-
trémité duquel une double porte vitrée laissait apercevoir les ifs
du jardin. — Le salon avait conservé ses lambris blancs et or en
bois peint, son lustre en cristal taillé revêtu d'une gaze, son par-
quet en point de Hongrie recouvert d'un vieux tapis d'Aubusson, et
son meuble Louis XIV, tendu en gros de Tours, avec les rideaux
de même étoffe, drapant classiquement les larges fenêtres à petits
carreaux, où passait le jour froid et verdâtre de la cour. Quatre
portraits en pied, représentant des La Roche-ÉIie en robes de con-
seillers au parlement, occupaient quatre panneaux. L'ensemble avait
une physionomie morose et glaciale, même quand d'énormes bûches
de hêtre flambaient dans la monumentale cheminée de marbre
rouge. — La salle à manger éiait pavée en carreaux blancs et noirs
et lambrissée de noyer ciré. De chaque côté de la niche du poêle,
régnaient de massives armoires en poirier sculpté, étalant derrière
leurs vantaux vitrés des services de vieux chine et de lourdes pièces
d'argenterie empire : réchauds à trépied, cafetières en forme d'am-
phores, soupières et légumiers pareils à des vases funéraires. —
En face, se détachant du fond brun des boiseries, deux tableaux
religieux, peints par un élève de Restout, représentant la Mort de
sainte Scolastique et le Massacre des Innocens, avaient le don de
couper l'appétit au président Tiffeneau, chaque fois qu'il était con-
vié aux dîners hebdomadaires de son jeune successeur.
Les convives de M. de La Roche-Élie étaient du reste, pour la
plupart, des personnages sérieux et mûrs en harmonie avec la dé-
coration de cette solennelle salle à manger. Au premier rang figu-
raient les trois grands-vicaires, le président Tiffeneau , l'abbé Poulie,
directeur de M"° Hortense, et cette dernière enfin lançant des re-
gards aigres du côté d'Hélène, comme pour lui reprocher d'occu-
per la place où elle avait trôné pendant des années ; — puis venaient
à la file des conseillers généraux bien pensans, les membres du
parquet, les juges et leurs femmes. — Tout ce monde, servi par
deux domestiques en habit et en gants de coton blanc, mangeait
congrûment, cérémonieusement, en s'entretenant de choses poli-
tiques et religieuses, tandis que M"'^ de La Roche-Élie étouffait d'ir-
résistibles bàillemens sous sa serviette. Après dîner, on retournait
72A REVUE DES DEUX MONDES.
processionnellement prendre le café au salon, où les invités de la
précédente série venaient à neuf heures faire un whist et rendre
leur visite de digestion.
Le samedi 6 janvier, la réception de M°*® de La Roche-Élie fut
particulièrement animée. D'abord c'était le jour des Rois et on avait
fêté cette solennité par un dîner plus succulent et plantureux que
de coutume ; puis, le soir, les familiers et les amis politiques du
président avaient profité de cette circonstance pour présenter en
personne leurs souhaits de bonne année au maître et aux maîtresses
de la maison. — Le lustre du salon était allumé, et cette illumi-
nation exceptionnelle ne faisait que mieux ressortir la correcte froi-
deur de la vaste pièce, avec ses tables de whist éclairées par des
bougies à abat-jour verts, et ses jardinières ornées de plantes aux
feuillages métalliques et durs. — Les fleurs étaient bannies, à
cause de M"® Hortense, à qui les odeurs donnaient la migraine. —
Les habits noirs, mêlés de quelques soutanes, étaient en majorité.
Tous ces Tourangeaux aux figures rasées, aux façons coites et po-
lies, à l'œil fin sous un masque de bonhomie, avaient l'air endormi
et la plaisanterie lourde. Quelques dames médiocrement attrayantes
étalaient dans des fauteuils les plis raides et les couleurs neutres
de leurs robes montantes. Hélène seule, au milieu de ces fruits déjà
passés, épanouissait l'éclatante fraîcheur de ses vingt-deux ans.
Blanche, élégante, éblouissante, elle rappelait cette autre Hélène
dont Eschyle célébrait la beauté : — « Calme comme la mer tran-
quille,., attrait charmant des yeux, fleur du désir troublant le
cœur. » — Elle étrennait une robe neuve au corsage décolleté en
pointe sur le dos et la poitrine, ce qui lui attirait les regards sour-
noisement admiratifs des hommes, et scandalisait gravement sa dé-
vote belle-sœur.
Celle-ci, mince, émaciée et fluette, sous son corsage plat, faisait
penser à une antique fleur desséchée entre les pages d'un album.
En dépit de ses joues fanées, de ses frisons de boucles grises, de
son cou maigre, où les tendons saillaient comme des cordes, elle
avait consei-vé de sa jeunesse enfuie et inutilisée une gracilité
d'adolescente, des rougeurs d'ingénue, des pudeurs de petite fille.
Elle était coiffée à l'enfant, et ses yeux clairs, d'un bleu de glacier,
donnaient à sa physionomie une apparence de douceur angélique,
malheureusement démentie par un nez pointu, un menton fuyant
et des lèvres minces aux coins tombans. Son front étroit et têtu, sa
voix acide, achevaient de mettre les gens en garde contre la trom-
peuse candeur de cette virginité conservée dans du veijus. Le pré-
sident Tiffeneau, qui était caustique, l'avait baptisée « la vierge
aux orties, » et le mot avait fait fortune. — Lorsque M'* Hortense
HÉLÈNE. 725
était contrariée, l'azur de son regard se troublait; il devenait gris,
dur et acéré comme une pointe d'acier, son nez s'amincissait, sa
bouche grimaçait pour lancer des paroles dangereuses comme des
flèches empoisonnées. Alors on comprenait combien il s'était amassé
de déboires, de désirs avortés, de mesquines jalousies, de moisissures
acres dans ce cœur de vierge, dont un célibat forcé avait changé
le miel en vinaigre.
La beauté et la triomphante jeunesse d'Hélène remuaient à tout
instant la lie déposée au fond de cette âme et la ramenaient à la
surface. M"° de La Roche-Élie ne pardonnait pas à la jeune femme
de lui avoir dérobé la meilleure part de l'airection de son frère et
surtout de l'avoir déçue dans ses calculs. Elle avait cru que cette fille
épousée presque sans dot reconnaîtrait humblement sa souveraineté
de sœur aînée ; elle s'était promis de la manier comme une cire molle
et de la régenter comme elle avait régenté Sosthène. Mais, dès les
premiers jours de la vie commune. M™® de La Roche-Élie, tout en
montrant de la déférence pour sa belle-sœur, avait manifesté net-
tement l'intention de rester indépendante. Elle avait d'abord essayé
cependant de séduire W^ Hortense à force d'entrain et de bonne
grâce ; à son arrivée dans la maison de la rue Racine, elle avait dit
à la vieille fille en l'embrassant gentiment :
— N'est-ce pas? vous me réserverez un peu de l'amitié que vous
avez pour M. de La Roche-Élie? Moi, de mon côté, je m'efforcerai
de ne point trop donner à votre frère le regret du passé.
Mais M"" Hortense n'avait pas le don des paroles aimables. D'ail-
leurs, le compliment de sa jeune belle-sœur lui rappelait sa situa-
tion de reine détrônée. Aussi ne lui vint-il aux lèvres qu'une aigre
réponse :
— En le rendant heureux vous ne ferez que votre devoir.
— Je comprends, insista Hélène, qui voulait se montrer conci-
liante, que l'arrivée d'une étrangère dans votre maison vous soit
pénible dans les commencemens ; mais je suis facile à vivre, vous
verrez, et j'espère que vous vous habituerez à me traiter comme
une sœur cadette.
— Je tâcherai, répliqua Hortense avec un soupir résigné ; enfin,
j'espère, comme vous, que nous y réussirons avec l'aide de Dieu.
— Amen ! grommela entre ses dents M"^^ de La Roche-Élie en
regagnant sa chambre.
L'accueil malveillant d'Hortense la froissa. Elle n'était pas femme
à renouveler des avances qu'on avait accueillies d'une façon si
revêche. A partir de ce moment, elle traita la vierge aux orties avec
une hauteur cérémonieuse. L'absence des jeunes époux, en 1870
et 1871, apporta forcément une trêve à cette sourde animosité;
726 REVUE DES DEUX MONDES.
mais, à leur rentrée dans l'hôtel de la rue Racine, les hostilités
recommencèrent. L'attitude d'Hortense n'était pas ouvertement et
hardiment agressive; elle procédait par menues attaques perfides.
€e fut une guerre de coups d'épingle : remarques désobligeantes,
blessantes réticences, petites traîtrises masquées sous des airs de
victime, toutes choses qui exaspéraient Hélène et la poussaient à
bout. Quand elle se plaignait k son mari, celui-ci commençait par
s'indigner avec elle, l'exhortait à la patience et promettait de ser-
monner sa sœur ; mais, dès qu'il se trouvait en présence de M"* de
La Roche-LIie, toutes ses belles résolutions faiblissaient. Il avait
été trop longtemps traité par elle en petit garçon pour oser parler
en maître. Il biaisait devant son aînée, cherchait des faux-fuyans
et finissait par baisser pavillon. Hortense lui imposait et il n'osait
lui tenir tète.
Chaque fois qu'il s'agissait du gouvernement intérieur de la
maison, Hélène s'apercevait qu'il fallait compter avec cette fille
rétive et que rien ne s'exécutait sans sa permission. Elle avait ma-
nifesté le désir de renouveler une partie du mobilier de l'hôtel et
de mettre dans l'appartement de réception un peu du confort et du
luxe modernes. Sosthène avait d'abord dit oui; mais, quand il dis-
cuta ces projets de restauration devant M'^ Hortense, cette der-
nière trouva de si ingénieux argumens pour lui prouver qu'il avait
tort, que tout fut indéfiniment ajourné. Les mômes résistances se
reproduisirent quand on parla de recevoir et qu'Hélène voulut étendre
les invitations de façon h introduire chez elle un élément plus jeune
et plus mondain. De nouveau, la volonté de M. de La Roche-Elie s'effaça
devant l'entêtement et les insinuations peu charitables de sa sœur.
M"* de La Roche-Élie trouva que décidément son mari montrait une
faiblesse qui confinait à la lâcheté; son estime pour le ciractère de
Sosthène baissa raiâdement. Elle lui croyait, h défaut d'autres qua-
lités sympathiques, une certaine force morale, et la pusillanimité
dont il faisait preuve venait de détruire cette dernière illusion.
Son cœur était toujours resté fermé à M. de La Rocho-Élie ; mais
maintenant le mépris s'y infiltrait goutte à goutte, et, s'ajoutant à
d'autres dissolvans mystérieux, corrodait lentement les liens con-
jugaux que le devoir, à défaut de tendresse, avait jusque-là main-
tenus solides et résistans.
A partir de ce moment, la jeune femme avait pris une attitude
indifférente et s'était désintéressée de ce qui se passîiit dans sa
maison. — Ce soir môme, dans ce aaJon qui était le sien, au mi-
lieu des hôtes de son mari, elle av;ut l'air d'une étrangère en visite.
Tous ces invités, d'une gravité in»sauto ou d'une vulgarité préten-
tieuse, dont la lumière des lampes éclairait les tètes chauves ou
HÉLÈNE. 727
coiffées de cheveux ternes, grisonnans, mal plantés; — ces conver-
sations terre à terre, dont la politique locale faisait tous les frais ;
ces discussions minutieuses à propos d'un atout jeté trop tôt ou trop
tard, l'ennuyaient et l'assoupissaient comme le bruit menu d'une pluie
d'automne. Enfoncée dans un grand fauteuil au coin de la cheminée,
elle laissait insoucieusementM''*Hortense trôner au milieu du cercle
des soutanes et des robes montantes, et jouer à la maîtresse de
maison. Elle écoutait sans les entendre les propos édiûans qu'on
échangeait sur le dernier sermon de monseigneur ou sor les titres
du chanoine de Gironcourt à la prochaine vacance épiscopale. De
temps en temps elle promenait un regard vague sur un autre groupe,
où Sosthène de La Roche-Élie ergotait avec solennité sur l'étendue
des pouvoirs constituans de l'assemblé»- nationale. Au milieu de
ces politiciens de province, Sosthène, qu'elle ne voyait que de dos,
paraissait plus vieillot, plus empesé et plus pédant encore que de
coutume. Ses épaules s'arrondissaient; ses cheveux plats, ramenés
derrière l'oreille, avaient quelque chose d'ecclésiastique ; Hélène le
trouvait ridicule et ses yeux revenaient en hâte se fixer sur les
bûches du brasier, dont le pétillement la berçait et dont les flam-
mèches bleuâtres lui suggéraient des visions rétrospectives.
Elle repassait avec mélancolie la liste déjà longue de ses désen-
chantemens : depuis l'amère désillusion de la nuit des Aiguës, au
pied du balcon de Delphine, jus:ju'à son réveil navrant dans la
chambre nuptiale, au lendemain de son mariage. Elle avait rêvé
l'amour glorieux, jeune, triomphant ; elle n'en avait eu que la pa-
rodie brutale et maladroite dans l'alcôve glaciale de son maussade
hôtel. Elle avait souhaité de se marier richement pour être à la tète
de la société, recevoir chez elle des hôtes aux noms retentissans,
éblouir le monde et y régner; — et voilà qu'elle était confinée
dans un cercle monotone d'abbés, de magistrats et de dévotes, oîi
l'enuui la prenait à la gorge ; où, pour ne pas devenir stupide, elle
en était réduite à abdiquer le pouvoir entre les maigies mains de
M^* Hortense, préférant encore cet effacement mortifiant à la cor\ée
de distraire cette collection de bourgeois assommans. « Tu seras
adulée, admirée, enviée! » lui avait dit sa mère. — Enviée? et par
qui, grand Dieu ! Elle se prenait elle-même en pitié. — Elle était
tentée de s'écrier, comme ÂI'^'' d'Houdetot : « Je me mariai pour aller
dans le monde, voir le bal, la promenade, l'opéra, la comédie, et
je n'allai jx)int dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour
mes frais. » Alors son esprit se reportait aux fêtes du château des
Aiguës; à travers les rouges écroulemens du brasier elle revoyait,
devant la façade blanche et brodée de sculptures, les jeunes gens
et les jeunes feomies qui jouaient au croquet le jour où elle avait
728 RE^UE DES DEUX MONDES.
répondu oui à la demande de M. de La Roche-Élie; — le bruit sec
des maillets montait dans l'air avec les éclats de rire de miss Wal-
ford, les intonations enfantines de M""^ de Boiscoudray. — Tous
ces compagnons de plaisir de sa première jeunesse, où étaient-ils
maintenant? La guerre et la chute de l'empire avaient transformé
la société tourangelle. Delphine de Boiscoudray avait vendu les
Aiguës et s'était fixée à Paris. La colonie anglaise s'était dispersée
au premier coup de canon et n'était plus revenue. Elle seule restait
ensevelie dans ce morne hôtel monastique de la rue Racine...
Tout à coup, au milieu de ces ressouvenirs mélancoliques, quel-
ques mots, prononcés par un des personnages qui discutaient avec
M. de La Roche-Élie, la réveillèrent brusquement et elle prêta
l'oreille :
— Vous savez, disait un juge, que M. de Préfaille est devenu
républicain?
— Allons donc !
— Parfaitement ; c'est Gambetta qui l'a converti pendant que le
gouvernement de la Défense siégeait à l'archevêché.
— Pourtant on assure qu'il est du dernier bien avec certaine
comtesse qui ne passe pas pour républicaine.
— C'est de l'histoire ancienne... Femme varie, et la comtesse
en question est très femme sous ce rapport.
— La fortune aussi est femme, insinua le président Tifleneau, et
il paraît qu'elle a maltraité le beau Philippe... Il est ruiné aux trois
quarts.
— Gela explique tout... Quand on est mal dans ses affaires, on
éprouve le besoin de pêcher en eau trouble... Il y aura bientôt un
député à remplacer dans Indre-et-Loire, et M. de Préfaille se fera
porter sur la liste radicale.
— Ce sera un spectacle édifiant... Un descendant des croisés
marchant la main dans la main avec les révolutionnaires !
— Quelle époque que la nôtre, messieurs 1 soupira l'abbé Poulie.
Il est temps que les honnêtes gens s'unissent pour opposer une
digue à la marée montante du radicalisme... Monsieur de La Roche-
Élie, vous devriez vous laisser porter sur la liste conservatrice.
— Je ne serais pas soutenu par la préfecture, répondit grave-
ment le jeune président en scandant ses phrases. — Non, je me
réserve... pour un avenir qui n'est pas éloigné... Quand le mo-
ment sera venu, messieurs,., la cause de l'ordre n'aura pas,
croyez-le bien,., de soutien plus ferme et plus dévoué que moi.
Les mains appuyées sur les bras du fauteuil, la tête immobile,
Hélène ne perdait plus un mot de cette conversation. Le nom de
Philippe de Prélaille lui tintait dans les oreilles. Il y avait longtemps
HÉLÈXE. 729
qu'elle n'avait éprouvé une émotion aussi forte. Gela la tirait de sa
monotonie somnolente. Depuis son mariage, c'était à peine si elle
avait entendu parler de M. de Prefaille ; parfois elle repensait à lui,
comme à quelqu'un qu'on ne doit plus revoir et dont le souvenir
s'enfonce déjà dans une brume assourdie... Et voilà que brusque-
ment elle apprenait qu'il vivait à Tours. Il habitait à quelques pas
d'elle, et, à cette heure même, il longeait peut-être indolemment
le trottoir de la rue Royale. — Elle était tout étonnée de ne plus
retrouver au fond de son cœur cette rancune rageuse qui l'animait
lorsqu'elle s'était séparée de lui sur la pelouse des Aiguës... Comme
contraste à son entourage actuel d'hommes mûrs et ennuyeux, elle
le revoyait tel qu'il lui était apparu un soir à l'hôtel de Boiscou-
dray : — jeune, pimpant, avec son aplomb d'homme à la mode,
avec ce nonchalant sourire de \iveur déjà blasé par les bonnes for-
tunes. — Elle s'était de nouveau si profondément replongée dans
ses méditations, qu'elle ne s'aperçut pas que le domestique avait
apporté le thé, et que M"* Hortense était déjà occupée à remplir les
tasses.
— Ma chère Hélène, s'écria tout à coup la vieille fille avec son
acide filet de voix, je vous demande pardon de vous déranger, mais
le thé refroidit... Voudriez-vous avoir l'obligeance de m'aider à le
servir ?
La jeune femme se leva et obéit machinalentent, mais elle s'ac-
quittait très distraitement de ses fonctions, versant du rhum aux
gens qui lui demandaient de la crème, et réciproquement. Legrand-
\icaire Raveneau, qui aimait le thé très sucré, fit la grimace en
portant la tasse à ses lèvres et alla réclamer du sucre à M"® Hor-
tense. Celle-ci, tout en réparant l'oubli de sa belle-sœur, haussa
silencieusement les épaules et leva les yeux au ciel d'un air de
consternation résignée. — Les joueurs de whist avaient terminé
leur partie. Peu à peu les invités \inrent s'incliner devant les maî-
tres du logis et disparurent successivement. Vers onze heures et
demie, M'^* Hortense, Sosthène et sa femme se retrouvèrent seuls
dans le salon.
— Madame, dit alors avec une aigreur mielleuse >F'* Hortense
vous doNTiez bien perdre l'habitude de vous abstraire dans vos pen-
sées quand vous avez du monde chez vous... Le thé a été servi
d'une si étrange façon que M. le grand-vicaire a failli boire le sien
sans sucre.
— Le pauvre homme! murmura ironiquement Hélène; que ne
le serviez-vous, mademoiselle, vous qui connaissez si bien ses pe-
tites habitudes?
M. de La Roche-Élie, prévoyant un orage, allait et venait, affairé
ramassant les cartes, serrant les jetons, souillant les bougies...
730 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est pourtant votre devoir, répliqua plus acrimoiiieusement
M"" de La Roche-Élie, c'est à vous de tenir dignement la maison
démon frère... Vous le lui aviez promis, si j'ai bonne mémoire,
mais maintenant que vous vous êtes... fait épouser...
— Permettez! interrompit Hélène avec hauteur, vos souvenirs
vous trompent, mademoiselle, je n'étais pas encore assez vieille pour
en être réduite à me f;iire épouser, comme vous dites charitable-
ment... Votre frère m'a choisie de son plein gré et même avec un
certain plaisir... J'en appelle à sa bonne foi !..
A mesure qu'elle parlait, la jeune femme sentait la colère lui
monter à la tête. Pendant ce temps, M. de La Roche-Élie, agenouillé
devant la cheminée, tisonnait avec acharnement.
— Jlais répondez donc, monsieur ! s'exclama-t-elle en s'avançant
impérieusement vers lui.
— Ma chère Hélène, hasarda le magistrat en se décidant à s'in-
terposer, je vous en prie, soyez plus calme !
— Rappelez donc à mademoiselle, continua-t-elle avec un trem-
blement dans la voix, que je ne me suis pas jetée à votre cou, et
que c'est vous, au contraire, qui m'avez suppliée d'accepter votre
nom... J'y ai consenti, mais je ne prévoyais pas qu'en épousant le
frère, j'aurais à subir les insultes de la sœur I
— Hélène, ma sœur n'a pas eu l'intention...
— Soslhène, s'exclama plaintivement Hortense, inutile de cher-
cher à me défendre, j'ai ma conscience pour moi... Je ne me sens
pas atteinte par des colères d'enfant mal élevée...
— Pas plus que moi par des rancunes de vieille fille... Je vous
cède la place, mademoiselle, riposta Hélène... Bonsoir! dormez
bien.
Et lentement, d'un air très calme en apparence, mais avec une
violente irritation intérieure, elle sortit du salon.
XIII.
Bal à la préfecture. Le nouveau préfet envoyé par M. Thiers aux
Tourangeaux est arrivé avec un programme de concorde et de con-
ciliation. Marié récemment, riche, spirituel, libéral, ayant brillé jadis
à cette conférence La Bruyère, qui fut sous le second empire une
pépinière de lettrés et d'hommes politiques, il a réussi à faire de
son hôtel un terrain neutre où se rencontrent les hommes de tous
les partis. La vieille aristocratie royaliste boude seule et se tient sur
la réserve ; mais les banquiers, les gros bonnets du commerce et
de l'industrie, les riches' propriétaires terrions, ue dédaignent f)as
de s'y rencontrer avec les fonctionnaires du nouveau gouveinement.
HÉLÈNE. 731
L'élément militaire et l'élément bourgeois y fraternisent ; les con-
servateurs et les républicains s'y coudoient.
Splendidement illuminés, tapissés de plantes fleuries sur lesquelles
les vibrations sonores de l'orchestre et le tournoiement des valseurs
font courir un léger ii'isson, les salons du premier étage sont rem-
plis d'uniformes et d'habits noirs qu'égaient les couleurs vives des
toilettes féminines. Les chairs nues des bras et des épaules épa-
nouissent leur blancheur nacrée dans des corsages soyeux largement
ouverts ; les nuques sveltes et déhcates dressent fièrement leur
casque de cheveux noirs ou bioads, bruns ou fauves, où des dia-
mans ti^emblent comme des gouttes d'eau. Dans le chassé-croisé des
quadrilles, les moires à plis di-oits, les lampas lamés d'argent, les
mousselines transparentes mêlent l'ondoiement de leurs traînes.
Les yeux avivés par le désir de plaii-e jettent au passage de ma-
gnétiques rayonnemens. La joie du plaisir retrouvé, de la vie mon-
daine renaissante, donne à tous ces praiiis de femmes une expres-
sion de grâce provocante et comme un renouveau de beauté.
Parmi les danseuses, l'une des plus séduisantes est sans con-
tredit M™® de La Roche-Élie. Dans sa robe de satin blanc tout unie,
que relève seule une parure de turquoises, avec ses cheveux roux
plaqués sur les tempes et relevés au sommet de la tête p)ar un
peigne garni également de turquoises, portant autour de ses poi-
gnets des bracelets de vieil argent, Hélène a l'air d'mie vierge by-
zantine. C'est le premier bal auquel elle assiste depuis son mariage,
et elle semble en savourer longuement tout l'atuait voluptueux.
Aux sons de la musique, les souvenirs d'autrefois lui reviennent
comme des parfums lointains et elle les respire avec la joie qu'on
éprouve à revoir d'anciens amis longtemps absens. Son entrée a
fait sensation, et bientôt elle est assailhed'un lourbillon de jeunes
gens qui tous réclament l'honneur d'être inscrits sur les lames de
son éventail. Le démon du bal la ressaisit et elle promet à tous,
au risque de s'embrouiller dans sa comptabilité. Elle s'abandonne
tout entière au plaisir de danser, tandis que M. de La Roche-Élie
distribue des poignées de main à des hommes influens et cause po-
litique dans des embrasures de portes.
Entre deux contredanses, Hélène se laisse conduire au buffet pour
respirer un peu, et tout à coup, dans une glace qui reflète les tables
chargées de fleurs, de rafraîchissemens et d'argenterie, elle aper-
çoit, comme une apparition d'autrefois, une image inoubliable qui
se dégage de la foule des hibits noirs et se détache seule pour elle
dans le champ du mfroir. Son cœur bat soudain plus vite, car cette
image est celle de Philippe de Préfaille.
Involontairement elle se retourne. — C'est bien lui, là, debout
732 REVUE DES DEUX MONDES.
contre une colonne, changé seulement par sa barbe, qu'il porte en-
tière maintenant, — pour metire sans doute sa figure en harmonie
avec ses opinions fraîchement démocratiques. — Du reste, cette
barbe châtaine, frisée, peignée et taillée en éventail lui sied à mer-
veille et donne une pointe de sérieux à sa physionomie toujours
jeune et finement souriante.
Pour Philippe de Préfaille tout n'a pas été rose depuis la chute de
l'empire. Il s'est bien conduit pendant la guerre ; capitaine d'une
compagnie de mobiles, il s'est crânement battu à Beaune-la-Rolande ;
même il y a gagné ce bout de ruban qui rougit discrètement sa
boutonnière. Mais sa fortune, déjà fortement ébréchée sous l'empire,
a reçu le coup de grâce pendant la crise de 1870. Après la guerre,
il est rentré dans son pigeonnier, ruiné à plat. Ses propriétés sont
grevées de lourdes hypothèques, ses valeurs mobilières ont fondu
comme neige au soleil de mars, et, en réglant ses comptes, il a re-
connu qu'après liquidation faite, il lui resterait à peine dix mille francs
de rente. 11 a fallu dételer, et c'est alors qu'il s'est tourné vers la
politique, — ce port aux eaux troubles et douteuses où se réfu-
gient tous les navires désemparés. — Avec son entregent, sa fa-
conde, son activité et son audace aventureuse, Philippe s'est dit
qu'il trouverait là mieux que partout ailleurs les moyens de se re-
mettre à flot ; il ne s'agissait seulement que de bien choisir le pa-
villon dont il arborerait les couleurs. Sous ses apparences étourdies
et frivoles, il ne manque ni de flair ni d'esprit pratique. Il a com-
pris que le vent souille du côté de la démocratie, et que le suffrage
universel devenu libre va inévitablement arracher la direction des
affaires aux classes dites supérieures. 11 a observé curieusement ses
anciens amis; il les a vus incertains, divisés, hésitans, n'osant plus
vouloir, tandis que, dans les masses profondes et houleuses des nou-
velles couches, il a pressenti des forces obscures et inconscientes,
dont un habile homme pouvait tirer parti pour se hisser au pouvoir,
et résolument, en joueur hardi, il a mis son dernier enjeu sur cette
hasardeuse combinaison. Avec son aplomb de viveur qui n'a plus
rien à perdre, son scepticisme d'homme blasé et son mépris de ce
qu'il appelle le préjugé, il a exécuté cette volte-face avec beaucoup
d'entrain et de bonne humeur. Il a déposé sans le moindre scrupule
sa baronnie et l'écusson de ses pères dans son pigeonnier^ et, dé-
pouillant le vieil homme, il a rej)aru dans la peau d'un républicain.
Grâce à ses qualités de beau diseur et à sa culture d'esprit, il s'est
vite assimilé le jargon politique.'lla trouvé de belles phrases sonores
l)0ur parler « des j)assions étroites et égoïstes des factions monarchi-
ques» et do l'adhésion « des hommes de bonne volonté à la foi répu-
blicaine; » il a écrit des brochures, présidé des banquets, harangué
HÉLÈNE. 733
les cultivateurs dans des réunions publiques où il leur a éloquem-
ment parlé des besoins de l'agriculture et du relèvement des droits
protecteurs sur les céréales ; — bref il est devenu le seul candidat
sérieux du parti avancé ; un siège va devenir vacant dans le dépar-
tement et on regarde son élection comme très probable.
Seulement, il y a le revers de la médaille ; l'aristocratie touran-
gelle, qui le traite de renégat, lui a fermé ses portes ; ses anciens
amis lui ont tourné le dos. La comtesse de Boiscoudray, qui seule
aurait eu le courage de l'accueillir et de le défendre, a quitté la
Touraine. Il se trouve maintenant fort esseulé dans cette ville, où il
faisait jadis la pluie et le beau temps; ses nouveaux coreligionnaires
lui semblent parfois un peu lourds et ennuyeux; ils ont des exi-
gences de mauvais goût et des importunités fâcheuses. Le beau
Philippe se sent, par intervalles, dépaysé dans ce monde démocra-
tique, où il vit de pair à compagnon avec des journalistes sans talent
et des courtiers électoraux sans vergogne. Lui qui est venu au
monde avec des gants, il s'avoue tout bas que le populaire a la
poigne un peu rude. Aussi n'est-il point fâché de changer d'air quel-
quefois et de se retremper dans un milieu dont les élégances lui
rappellent le temps où il faisait la fête.
Il est allé au bal du préfet dans ces dispositions d'esprit. Il se
promène nonchalamment dans les salons pleins de fleurs et réson-
nans de musique, et il respire plus à l'aise. Les épaules nues, les
chevelures déjà défrisées parla chaude atmosphère du bal, les frou-
frous des toilettes frissonnantes, exhalent une odor di femina qui
lui monte doucement à la tête et réveille ses appétits de plaisir. Sa
jeunesse semble reverdir; il est repris du désir de flirter avec quel-
qu'une de ces jolies danseuses; il se dit qu'après tout, ses farouches
électeurs ne sont pas là, et qu'un futur député radical peut bien se
passer la fantaisie d'une valse sans manquer au mandat impératif.
— C'est à ce moment qu'Hélène l'aperçoit dans la glace et toum3
la tête vers lui. La jeune femme ne paraît point, d'ailleurs, très sur-
prise de le retrouver là. ku fond de la voiture qui la conduisait au
bal, elle avait pensé qu'elle pourrait l'y rencontrer, et, tandis que
M. de La Roche-Élie enfonçait ses doigts dans des gants blancs trop
larges, le vague espoir de cette rencontre lui faisait déjà battre le
cœur.
Philippe, de son côté, l'a facilement reconnue, car le mariage ne
l'a point changée ; cependant, avant de s'approcher d'elle, il reste un
moment indécis, se souvenant de la façon peu aunable dont elle l'a
quitté aux Aiguës et incertain de l'accueil qu'il recevra. — Après
tout, que risque-t-il? D'être congédié par une parole dédaigneuse
ou une repartie mordante dans le genre de celle qu'Hélène lui a lan-
734 REVUE DES DEUX MONDES.
cée en réponse à son compliment, le jour des fiançailles? Bah! il
a le don de la réplique et il n'est pas de ceux à qui une femme
fait peur. Il s'avance, la lèvre souriante, et s'incline devant M'"^ de
La Roche-Élie :
— Bonsoir, madame, dit-il, voilà un bon quart d'heure que je
désire vous présenter mes hommages et mes félicitations, mais je
n'osais vous aborder.
— Pourquoi donc, monsieur? répond-elle en froissant un peu
nerveusement les branches de son éventail.
— Dame ! parce que dans le monde où nous nous sommes ren-
contrés, je passe maintenant pour un espèce de lépreux, et, comme
la plupart de vos amis n'ont pas l'air de me reconnaître quand je les
coudoie dans la rue, j'avais peur que vous ne me missiez, vous
aussi, en quarantaine à cause de mes opinions subversives.
— Moi, monsieur, je ne m'occupe pas de politique, Dieu merci I
— Et vous avez bien raison!.. C'est une vulgaire et ennuyeuse
cuisine dont il faut laisser la besogne au sexe laid... Pourtant, per-
mettez-moi de vous affirmer que je ne suis pas si noir que j'en ai
l'air.
Elle lui lance un regard oblique, demi-sérieux et demi-moqueur.
— Mais vous n'en avez pas l'air î repli que-t-elle en riant.
— Je n'ai pas brûlé ce que j'adorais , comme on m'en accuse,
continue-t-il gaîment, j'ai seulement obéi à la loi qui entraîne les
hommes jeunes vers les idées jeunes... J'ai horreur de ce qui est
vieux, décrépit et agonisant... C'est pourquoi je me suis tourné
vers un monde nouveau et plus vivant...
— Vous me prenez pour un de vos électeurs ? dit-elle ironique-
ment... N'avez-vous pas honte de me répéter des phrases de journal,
quand l'orchestre joue de si jolies valses?
— Pardonnez -moi, répond-il en se raillant à son tour, c'est le
métier qui veut ça, et, même en dormant, je me surprends à mur-
murer des lambeaux de discours... Pour me prouver que vous ne
me gardez pas rancune, voulez-vous m'accorder cette valse?
Ule fait un signe d'assentiment et il l'enlève juste au moment oîi
le danseur avec lequel elle s'était engagée vient réclamer la danse
promise, et regarde, ébaubi, le couple s'éloigner en tournoyant.
Les musiciens jouent le lîcdu ihnmbc bleu. La tendresse des
phrases mélodiques les entraîne tous deux vers les ressouvenirs
de la fête des Aiguës. — D'abord, chaque note éclftt comme un long
soupir, comme une caresse d'amour achevée dans un sanglot; puis
l'orchestre entier fait explosion, le rythme court, orageux, violent
comme un torrent passionné. Autour d'eux, tout chatoie cl tourne
^1 doriie • lo vortiire : les éiolU's bruissantes, les pierreries, les fleurs»
HÉLÈNE. 735
les tètes aux lè\Tes entr'ouvertes et aux yeux noyés. — Le vol circu-
laire, toujours plus rapide, leur ôte la sensation de la réalité et les
isole comme au centre d'un cercle enchanté. La joie amoureuse de
la valse les berce, pareille à un chant du temps passé. Hélène s'ap-
puie avec plus d'abandon au bras de Philippe ; son cœur bat plus
vite dans sa blanche poitrine soulevée et une rougeur lui monte aux
joues... Comme une rosée délicieuse, la mélodie chantante lui amol-
lit le cœur, et elle sent vaguement se fondre les dernières rancunes
qu'elle gardait contre M. de Préfaille... S'il a aimé Delphine de Bois-
coudray, il l'a aimée comme tant d'autres, à la surface, et, d'ail-
leurs, ne dit-on pas que cette liaison est finie?.. Pourquoi lui tien-
drait-elle rigueur d'un caprice que l'oubli a déjà fané?.. Tout en
tournoyant, demi-grisée, elle le regarde et le retrouve comme elle
l'a toujours vu dans ses admirations de jeune fille. . . Sans se par-
ler, sans s'arrêter, ils valsent toujours plus vite. Sur les lèvres
d'Hélène un sourire passe comme un rayon de soleil mouillé ; une
tendresse muette semble monter de sa bouche mi-close à ses yeux
baignés d'une moite lueur de plaisir...
Ils s'arrêtent essoufflés. Cette valse bienheureuse va finir, hélas!..
L'orchestre presse la mesure avec plus de hâte, comme un cheval
dont le trot se précipite à mesure que s'approche le terme du voyage.
— La jeune femme songe que Philippe va la quitter sans presque
lui avoir parlé, et qu'elle aura ainsi laissé passer l'occasion de re-
nouer connaissance avec celui qu'elle aime toujours. Cette ren-
contre , due au hasard , sera-t-elle donc unique , et , au sortir de
ce bal, deviendront-ils de nouveau étrangers l'un à l'autre?.. La
raison lui insinue que ce serait là le plus sage des dénoùmens ;
mais, en même temps, le besoin de mettre une rare émotion dans
la sèche monotonie de sa vie quotidienne la pousse à chercher un
moyen de revoir AL de Préfaille. Il lui semble qu'après avoir subi
patiemment les ennuyeux amis de son mari et l'aigre despotisme de
sa belle-sœur, elle a bien droit à quelque agréable compensation,
— et comme elle a coutume de se déterminer d'après les impul-
sions de son cœur et non d'après les conseils de sa raison, elle lève
à demi les yeux vers Philippe, et, tout en agitant son éventail, elle
lui pose de brèves questions d'une voix encore palpitante :
— Vous êtes depuis longtemps à Tours?
— Depuis un mois.
— Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir ?
— Je ne le pouvais guère... M. de La Roche-Élie et moi, nous
sommes devenus des ennemis politiques, et je ne sais jusqu'à quel
point il serait enchanté de ma visite.
— Il ne s'agit pas de lui, mais de moi qui ne me mêle pas de
toutes ces questions politiques.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avez-vous un jour?
— Oui, le samedi, mais je reçois beaucoup de personnages en-
nuyeux, sans compter ma belle-sœur.
— La perspective est engageante ! . .
— Aussi je ne vous conseille pas trop de choisir le samedi.
Les autres jours, on me trouve de trois à cinq.
— Mais M. de La Roche-Élie ?. .
— Quoi ? dit-elle en relevant impérieusement la tête.
— Ne pourrait-il pas s'offusquer de me voir chez vous?
— Mon mari ne m'empêche pas de recevoir mes amis... D'ail-
leurs, à ces heures-là, il est toujours au palais.
— Et M"* de La Roche-Élie,.. est-elle aussi au palais?
— Non, elle est à Téglise... Oh! c'est une créature angélique!
La valse est finie. Il lui offre le bras et la ramène au buffet ; puis,
quand il lui a apporté une coupe de Champagne, il s'incline en sou-
riant et se dispose à prendre congé.
Elle boit rapidement le contenu de la coupe, et, lui tendant la
main gaîment :
— Alors, sans adieu!., à bientôt!
— A bientôt !
Leurs yeux se rencontrent dans un long regard ; leurs mains se
serrent, il salue et se perd dans la foule.
XIV.
Dès le commencement de la semaine qui suivit le bal du pré-
fet, Philippe de Préfaille songea à tenir la promesse qu'il avait
faite à M™^ de La Roche-Élie. II manquait trop de distractions à
Tours pour ne pas profiter de cette aubaine qui se présentait à lui
avec tous les signes avant-coureurs d'une bonne fortune possible.
En sortant du bal, il s'était agréablement remémoré les brèves ques-
tions d'Hélène et l'adroite façon avec laquelle elle lui avait indi-
qué les heures où on avait chance de la trouver seule. Cela avait
tout à fait l'air d'un rendez-vous. Chemin faisant, il rapprochait de
cette brusque invitation la riposte malicieuse que la jeune femme
lui avait lancée lorsqu'il était venu la complimenter ironiquement
de son mariage avec M. de La Roche-Élie. Cette singulière ré-
ponse contenait une allusion à certaines confidences qu'il avait
échangées avec la comtesse de Boiscoudray sur le balcon du bou-
doir des Aiguës. Comment les paroles murmurées, pendant ce tête-
à-tête nocturne, étaient-elles arrivées aux oreilles de M"" des Réaux?
Elle l'avait donc épié, cotte nuit-là? elle était donc jalouse de Del-
phine?.. Alors il se rappelait la valse pendant laquelle Hélène lui
HÉLÈNE. 737
avait raconté les premières déclarations de M. de La Roche-Élie,
l'incident des roses attachées à sa boutonnière, le toast porté pen-
dant le souper... Et soudain tout ce passé s'éclairait, illuminé par
une douce et amoureuse clarté. — Idiot que j'étais! s'écriait-il in-
térieurement, mais j'avais, sans m'en douter, conquis le cœur de
cette jolie fille!.. Comment ne m'en suis-je pas aperçu?.. Enfin,
tout est pour le mieux et il n'y a rien de perdu... La pauvre en-
fant! je conçois que ce pédant de La Roche-Élie doit l'ennuyer con-
sidérablement, et c'est vraiment une charité que de la distraire un
peu de la vie qu'elle mène entre le frère et la sœur...
Une après-midi, vers quatre heures, par un ciel pluvieux et un
brouillard gris, il s'achemina vers l'hôtel de La Roche-Élie. Il se
perdit d'abord dans le dédale de petites rues qui serpentent der-
rière les cloîtres et fut obligé de demander son chemin à un sacris-
tain qui sortait de la cathédrale. Enfin, tout transi, il tira discrète-
ment la chaîne de fer qui pendait sous le porche rébarbatif de
l'hôtel. A son coup de sonnette, le lourd battant fut ouvert par
une accorte et jolie soubrette, à la toilette élégante, à la figure
éveillée. — Cette jeune fille, originaire de Saint-Symphorien, avait
été amenée dans l'hôtel par Hélène, qui l'avait attachée à son ser-
vice particulier. — Au sourire intelligent qui accueillit sa demande,
lorsqu'il s'informa si M™® de La Roche-Élie était chez elle, Philippe
devina qu'il était attendu et que la femme de chambre avait reçu
Tordre de guetter sa venue.
Elle lui fit signe de la suivre, et trottinant sur la pointe des pieds,
traversa la cour lestement.
— Brr! se dit M. de Préfaille, en examinant le cailloutis her-
beux, la façade noire et la nudité du vestibule, cette maison me
donne froid dans le dos... Il me semble que je suis dans le château
de Barbe-Bleue, et que je viens délivrer la princesse qui y languit^
enchantée par une fée Grognon quelconque...
La vue de ce maussade intérieur lui enleva ses derniers scru-
pules et il suivit d'un pas léger la soubrette dans l'ombre d'un
second couloir. Tout à coup la jeune fille poussa une porte et in-
troduisit Philippe dans une pièce donnant sur le jardin et chaude-
ment égayée par un feu clair qui flambait dans la cheminée. x\ l'un
des angles, M°^' de La Roche-Élie, enfoncée dans une chauffeuse,
rêvait à la lueur du brasier. — A l'arrivée du jeune homme, elle
se leva avec vivacité et lui tendit la main.
— Vous êtes bien aimable d'avoir tenu votre promesse, lui dit-
elle en lui désignant un siège en face d'elle.
La femme de chambre, après avoir apporté une lampe et fait
tomber les rideaux de la fenêtre, s'était retirée silencieusement.
TOME LIXIT. — 188*. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
Philippe examinait la pièce haute de plafond, tendue de satin bleu
foncé, qui servait de petit salon à Hélène. Un tapis épais, des fleurs
sur la cheminée et dans des jardinières, un piano drapé d'une
vieille étoffe à ramages, quelques livres épars, donnaient à celte
partie de l'appartement du rez-de-chaussée un aspect plus hospita-
lier et plus moderne, qui rassérénait l'esprit au sortir de la cour
claustrale et du vestibule imprégné d'humidité glacée. M™' de La
Roche-Élie, en robe de cachemire loutre, garnie de dentelles au-
tour du col et le long du corsage, mettait une floraison de jeunesse
dans la chambre assombrie et bien close où montait un suave par-
fum de violettes de Parme.
— Gomment trouvez-vous mon nid? poursuivit Hélène en sur-
prenant le coup d'oeil curieux jeté par Philippe autour de lui.
— On s'y sent un peu ragaillardi, répondit-il, le vestibule, je vous
l'avoue, m'avait donné le frisson... Mais ici on est chez vous, et
on respire plus à Taise.
— C'est le seul coin de la maison que j'aie encore pu arranger
à mon idée... Dame ! cela ne vaut pas les splendeurs des Aiguës.
— Ces pauvres Aiguës I ajouta-t-elle avec un soupir qui en disait
long.
Puis ils restèrent un moment silencieux en face l'un de l'autre,
étonnés tous deux, après avoir désiré cette visite, de se trouver si
à court de sujets de conversation. Philippe ne se souciait pas de
parler de M. de La Roche-Élie; elle-même mettait une certaine
iierté à ne pas lui laisser deviner les petites misères de son inté-
rieur. Ils revinrent d'un commun accord aux seuls événemens qui
pussent servir de thème à leur causerie, et ils évoquèrent les sou-
venirs du séjour aux Aiguës.
— Vous nous avez bien manqué après votre départ du château,
affirma M. de Préfaille.
— je n'en crois rien, vous savez!., répondit-elle avec un sourire
incrédule; à qui aurais-je bien pu manquer?
— Mais à tout le monde en général et à moi en particulier.
— A vous?.. Allons donc, vous étiez trop occupé de M"* de Bois-
coudray pour avoir le temps de penser à moi.
— Qui a pu vous conter de pareilles histoires? se récria-t-il avec
une hypocrite affectation de discrétion.
— On ne m'a rien conté, j'ai vu, répliqua-t-elle, en rougissant
et en baissant les yeux... Allons, reprit-elle avec un rire un peu
forcé, nous pouvons en parler, maintenant que nous sommes plus
vieux de quatre ans... Avouez que vous étiez éperdument amoureux
de Delphine?
— iUiisque vous êtes si bien instruite, j'avoue, murraura-t-il d'un
HÉLEXE. 739
air contrit, j'ajouterai même humblement que j'ai été congédié...
Tout cela est vieux conmie les vieilles lunes.
— C'est fini?.. Tout à fait fini?..
— Oh! depuis longtemps, et sans espoir de retour... C'était une
<ie ces passions de jeunesse qui se consument vite, mais auxquelles
on reste fidèle, même après le feu éteint, par une sorte de point
d'honneur... Ah! soupira-t-il avec un accent de regret qui semblait
sincère, pendant ce temps-là je passais auprès du bonheur sans
oser le saisir... Si j'avais été moins aveugle ou moins sot, je n'en
serais pas réduit maintenant à me mordre les doigts de ce que je
n'ai pas su empêcher... Bien des choses peut-être ne seraient pas
arrivées.
— Oui, soupira-t-elle en secouant la tête et en maniant nerveuse-
ment les franges qui retombaient autour du dessus de cheminée, et
elle répéta comme une écho navré :
— Bien des choses !
— Du moins, continua-t-il en tournant vers elle ses yeux clairs et
caressans, puisqu'un heureux hasard nous a réunis de nouveau, lais-
sez-moi espérer comme compensation que nous deviendrons bons
amis.
— Volontiers ! s'écria-t-elle, obéissant à cette impulsion du pre-
mier mouvement , qui , chez elle , déterminait toujours ses actes
les plus graves; soyez pour moi un bon ami... J'en ai besoin!
Elle s'était levée; il l'avait imitée et ils se trouvaient, face à face,
dans la haute pièce obscurément éclairée, où les violettes de Parme
exhalaient leur parfum printanier. Brusquement, leurs deux mains
tombèrent l'une dans l'autre et se serrèrent étroitement.
— Un ami vrai et dévoué, sans arrière-pensée? demanda-t-elle en
l'interrogeant du regard.
— Un ami tendrement soumis et fidèle! répondit-il, tandis que,
déjà troublé par les yeux profonds d'Hélène, irrésistiblement attiré
par celte blanche figure aux lèvres spirituelles, il penchait sa tête de
façon à presque effleurer les cheveux de la jeune lemme.
Elle se recula en arrière et, se retournant vers la pendule :
— Il va être cinq heures, dit-elle rapidement, il faut que vous
partiez... à moins que vous ne désiriez que je vous présente à M. de
La Roche-Élie?
— Grand merci ! s'exclama-t-il en saisissant son chapeau.
Elle lui tendit de nouveau la main :
— Au revoir, n'est-ce pas?
— Quand pourrai-je revenir?
— Lundi, à la même heure, si cela ne vous gêne pas.
Elle sonna, et la femme de chambre, sans mot dire , le guida à
travers les couloirs assombris jusqu'à la porte de la cour.
7A0 REVUE DES DEUX MONDES,
Le lundi suivant, il fut scrupuleusement exact et il trouva Hé-
lène, qui l'attendait dans le petit salon bleu; elle vint au-devant de
lui, les mains tendues.
Ils étaient déjà plus à l'aise l'un et l'autre. 11 s'assit en face d'elle
et la conversation commença sur un ton enjoué de bonne camarade-
rie intime.
Philippe était trop expert en matière de galanterie pour risquer
d'effaroucher la jeune femme en démasquant brusquement ses
batteries ; il la connaissait assez pour savoir qu'elle était de celles
dont il faut adroitement ménager la délicatesse et la fierté. D'ail-
leurs, en homme blasé sur le chapitre du plaisir, il goûtait une
jouissance toute neuve à savourer en détail l'éclosion de cet amour
sincère, à en savourer le parfum discrètement, sans froisser mala-
droitement la fleur exquise qui l'exhalait. Aussi se montra-t-il par-
fait de réserve et d'affectueuse courtoisie ; son esprit léger et capi-
teux , ses câlineries charmantes et adroitement mesurées tinrent
pendant longtemps Hélène sous le charme.
Mais il était écrit que cette heure charmante serait désagréable-
ment gâtée.
Tandis qu'ils causaient gaîment, Simonne, la femme de chambre,
frappa à la porte et demanda à parler un instant à sa maîtresse. Hé-
lène l'emmena dans sa chambre à coucher.
— Qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle avec impatience.
— Je demande pardon à madame de me mêler de ses affaires,
commença Simonne d'un air confidentiel; mais peut-être madame
ne tient-elle pas à ce que les domestiques de monsieur s'occupent
des personnes qu'elle reçoit... Alors, j'ai pris la liberté de l'informer
de ce qui se passe.
— Quoi? que se passe-t-il?
— Jean, cette espèce de valet de chambre à mine de sacristain,
s'est étonné tout à l'heure devant moi que madame reçoive deux
fois en huit jours une personne qui n'est pas de la connaissance de
son maître, et il a eu ra|)lomb de me demander le nom de ce mon-
sieur... Je l'ai fait causer, sans lui rien dire naturellement, et il m'a
avoué qu'il était chargé par M"* de La Roche-Élie de lui rendre
compte de tout ce qui se passe chez madame... J'ai pensé à in-
struire tout de suite madame, afin qu'elle se méfie...
— Il suffit... Merci, Simonne!
Elle rassembla rapidement des écheveaux de laine épars sur sa
table à ouvrage, les roula dans un journal et les tendit à Simonne.
— Tenez, dit-elle, envoyez Jean porter ces échantillons à ras-
sortir au magasin de la rue Royale, et arrangez-vous pour qu'il parte
sur-le-champ... Allez!
Elle était p&le do stupéfaction et de colère. Ainsi , on la faisait
HÉLÈNE. 741
espionner ! elle était à la merci de ses domestiques !.. Sa figure
était tellement altérée, quand elle rentra dans le petit salon, que Phi-
lippe en fut frappé.
— Chère madame, qu'avez-vous ? lui demanda-t-il.
— Rien, rien... — Mais elle ne savait pas se contraindre, des
larmes de honte lui montaient aux yeux et elle éclata : — Je ne suis
même pas libre de recevoir mes amis chez moi !.. Oh ! cette mai-
son... je la hais! je la hais!..
De colère, elle meurtrissait son poing sur la tablette de la che-
minée et ses larmes coulaient. Elles roulaient lentement le long de
ses joues blanches, s'arrêtaient au coin des lèvres, qui s'entr'ou-
^Taient et frémissaient légèrement. Philippe n'y put tenir et, lui pre-
nant la main :
— Comme je vous plains ! dit-il d'une voix émue.
Il l'attira vers lui , puis doucement lui passa son bras sous la
taille et la serra sur sa poitrine ; elle s'abandonnait comme un en-
fant qui a un gros chagrin et se laisse câliner. Sa jolie tête rousse
s'inclina un instant sur Tépaule de Philippe ; cela dura l'espace de
quelques secondes, mais assez pour que les lèvres du jeune homme
eussent le temps de baiser ses cheveux.
Elle comprit le danger et chercha à se dégager.
— Je vous aime ! murmurait-il en la retenant; restez près de moi,
laissez-vous aimer !
— Non ! non ! s'écria-t-elle, il faut que vous partiez... Je suis sur-
veillée, épiée... Vous ne vous doutez pas de la vie que je mène ici !..
Il va me falloir renoncer à vous y recevoir...
— Eh quoi ! ne vous aurai-je retrouvée que pour vous perdre,
protesta-t-il, et cela au moment où vous avez le plus besoin d'un
ami !.. Ne pouvons-nous nous voir ailleurs?
Elle était poussée à bout, jetée hors d'elle-même autant par la
passion que par la colère. Il y avait en elle comme un démon qui
lui soufflait des idées de bravade et de révolte.
— Nous voir?.. Où?.. Comment?., balbutia-t-elle d'une voix
sourde.
— Dehors... Toutes ces rues qui s'enchevêtrent derrière votre
hôtel sont solitaires; elles aboutissent à une partie du mail qui est
plus déserte encore et d'où l'on peut facilement gagner la cam-
pagne.
— Oui, peut-être, répliqua-t-elle étourdiment, mais venez, je
vais vous faire passer par le jardin. Dans la cour, vous pourriez
vous rencontrer avec M, de La Roche-ÉIie ou avec ma méchante
gale de belle-sœur.
Elle lui prit la main, le guida à travers le couloir obscur, ou-
vrit une porte-fenêtre et ils se trouvèrent dans le jardin déjà enté-
742 REVUE DES DEUX MONDES.
nébré par la nuit tombante. Ils s'enfoncèrent sous l'une des chai--
milles qui longeaient les murs. A l'extrémité de cette voûte touffue,
une porte communiquait avec une sorte de pâtis très peu fréquenté,
situé derrière l'ancienne enceinte gallo-romiiine. Elle poussa les
verrous, et lui désignant la rue du Général Meusnier qui s'ouvrait
devant eux : — Voici votre chemin, murmura-t-elle ; adieu !
— Mais quand vous reverrai-je? insista-t-il.
Elle hésita un moment, puis avec précipitation :
— Eh bien! lui dit-elle, après demain, à quatre heures, atten-
dez-moi ici ; je tâcherai d'y être.
Le surlendemain, il attendait ponctuellement à la place indiquée ;
il vit Hélène venir à lui, couverte d'un voile épais et cachée dans
un long manteau sombre qui l'enveloppait tout entière. Elle lui prit
le bras avec une hâte cramtive et ils s'éloignèrent dans la direc-
tion du mail Heurteloup. Comme il l'avait prévu, le quartier était
désert et ils purent gagner les champs sans encombre.
Dans les commencemens, ces promenades, qui se renouvelèrent
assez souvent, leui* parurent charmantes. Le plaisir de cheminer
ensemble dans la campagne encore nue et solitaire, pendant ces
tombées de jour si propices aux entretiens tendres ; le péril bravé,
les petites terreurs du départ et du retour, donnaient un assaison-
nement romanesque à leurs rendez-vous. Hélène s'abandonnait
avec une sécurité entière à cet amour qui avait rempli toute sa
jeunesse. Philippe n'avait-il pas été sa constante préoccupation?
sa première admiration de petite fille ? son unique passion depuis
sa dix -huitième année? Elle l'aimait franchement, orgueilleuse-
ment, sans le moindre remords. — Depuis que M. de La Koche-
Elie l'avait sottement et lâchement exposée à subir les avanies et
l'insultant espionnage d'Hortense, elle se croyait quitte envers lui.
— D'ailleurs ne l'avait-elle pas prévenu dès avant le mariage qu'elle
ne l'aimerait jamais? Il s'était aliéné de gaîté de cœur l'estime
qu'elle lui conservait; tant pis pour lui !.. Maintenant elle n'avait
plus qu'un seul maître : Philippe.
Quant à Préfaille, qui avait aimé plus d'une fois, cette adoration
platonique, bien qu'elle llattàt sa vanité, ne lui paraissait pas devoir
être la lin deriiière d'une semblable liaison. Gomme la plupart des
hommes, son désir impatient allait d'un bond jusqu'au but auquel,
selon lui, devait aboutir une aventure amoureuse, jusqu'au déaoû-
ment logique et inévitable de toute passion humaii^o, — la posses-
sion. Ces promenades, qu'il avait trouvées d'abord amusantes, lui
semblaient peu à peu un enfantillage compromettant, où il dépen-
sait en pure perte beaucoup de temj)s et beaucoup du fluide amou-
reux, il s'en plaignait parfois doucenient à Hélène, en termes déli-
catement voilés, mais sullisammenl traiisparens , — et elle le
HÉLÈXE. 743
comprenait. Elle n'était plus une petite fille. Dès avant son mariage,
les stupéfiantes révélations de la nuit passée en face du boudoir de
M""^ de Boiscoudray avaient dévelouté son àme et crûment éclairé
son esprit. Elle savait bien vers quelles pentes l'entraînait la pas-
sion qui lui maîtrisait le corps et la pensée. Mais elle cherchait à
retarder le plus possible ce moment délicieux et redoutable où elle
se donnerait tout entière, parce qu'ensuite n'ayant plus rien à don-
ner, elle craignait d'être dans un état d'infériorité au r^ard de
Philippe et d'être moins aimée. — D'ailleurs, il y avait des obsta-
cles qui lui paraissaient insurmontables. Elle ne pouvait plus s'aven-
turer à le recevoir chez elle, et Philippe logeait à l'hôtel. Fran-
chir le seuil de ce logis banal, même sous le masque d'un triple
voile, questionner un garçon, s'exposer à l'offensante et périlleuse
curiosité de gens rencontrés dans l'escalier ; — rien qu'à cette idée
tout son orgueil se révoltait, toutes ses répugnances se soulevaient.
— Non, jamais elle ne serait à lui dans un de ces endroits-là ! — Et
alors avec des càlineries exquises, des trouvailles de mots tendres
partant du fond du cœur, elle l'exhortait à être indulgemment pa-
tient, à se contenter faute de mieux de la chaude étreinte de sa
main ou d'un baiser savouré furtivement en pleins champs, à l'abri
d'un buisson.
En attendant, ils continuaient au moins deux ou trois fois la se-
maine leurs promenades dans la plaine de Saint-Pierre-des-Gorps.
Tant que les jours furent courts, ces échappées dans la campagne
ne présentèrent que peu de dangers. Ils revenaient à la brune et
ne rencontraient personne dans la solitude du quartier des Ursulines;
mais, avec février, la nuit arriva moins vite, ils durent redoubler de
prudence et se quitter dès le milieu de la rue du Petit-Pré.
Un soir, W'^Hortense de La Roche-Élie, après avoir fait sa station
quotidienne à Saint-Gatien, avait été prise d'une velléité de prome-
nade. Le temps était doux, et, au lieu de s'en revenir chez elle par
le cloître, elle avait longé la façade de l'archevêché et suivi dans
toute sa longueur la rue des Ursulines. Au moment où elle attei-
gnait le carrefour du Petit-Pré, elle vit cheminer devant elle un
couple jeune et élégant. Aiguillonnée par un triple désir de vieille
fille, de dévote et de curieuse, elle flaira des amoureux et se tint à
l'écart pour observer leur manège. A dix pas d'elle, le couple s'ar-
rêta, il y eut un long serrement de main, un dernier chuchote-
ment, puis le jeune homme s'esquiva dans la direction du cloître,
sans que M'^^ Hortense pût voir son visage. Mais, en revanche, elle
reçut comme un choc en pleine poitrine, en croyant reconnaître le
profil et la démarche de sa belle-sœur.
Était-ce Dieu possible? — Elle resta collée dans l'angle du jam-
744 REVUE DES DEUX MONDES.
bage d'un mur du couvent, attendit l'œil au guet, et pour la pre-
mière fois depuis longtemps, son cœur palpita.
La dame au long manteau brun traversa le pâtis en biais, s'ar-
rêta devant la petite porte du jardin de l'hôtel La Roche-Élie, la
poussa et disparut à l'intérieur,
— C'était elle!.. La femme de son frère!.. M""® de La Roche-
Élie avait un amant et lui donnait des rendez-vous clandestins !..
— Voilà pourquoi depuis quelques semaines elle était devenue si
conciliante, si douce et d'une humeur si égale!.. La malheureuse
avait sans doute beaucoup à se faire pardonner!.. — M'"* Ilortense
en bondissait presque d'indignation et de pudeur outragée; en même
temps, elle sentait au fond d'elle-même une suavité singulière. Elle
allait donc pouvoir enfin prendre sa revanche et jeter à terre cette
orgueilleuse qui refusait de se laisser dominer !
Elle courut à travers le cloître et gagna rapidement le porche de
l'hôtel. Jamais elle ne s'était sentie aussi légère. Elle ne prit pas le
temps de monter chez elle, suspendit son chapeau et son châle au por-
temanteau du vestibule, puis d'un pas velouté de chatte qui médite un
mauvais coup, elle entra chez sa belle -sœur sans se faire annoncer,
comptant la surprendre encore dans son costume de promenade.
Elle eut d'abord une déception. Hélène avait pu déjà se décoiffer
et se déchausser. Les pieds dans des pantoufles de velours, tête
nue, elle était assise dans sa chauffeuse, comme quelqu'un qui rêve
au coin du feu.
— Ma chère Hélène, dit la vierge aux orties d'un ton de chat-
temite, n'aurais-je point par hasard oublié mon tricot chez vous?
— Je ne crois pas, mademoiselle, répondit la jeune femme de
son air le plus calme.
Elle se leva, fureta distraitement à travers la pièce : — Je ne
trouve rien, murmura-t-elle.
— Merci! soupira Hortense. Quel temps doux, n'est-ce pas?..
Je n'ai pu résister à la tentation de faire un bout de promenade en
sortant de Saint-Gatien. Et vous, êtes-vous sortie?
— Oui, je suis allée jusqu'à la rue de l'Intendance pour quel-
ques emplettes... Voilà tout.
— Ah ! dit Hortense avec un de ses plus innocens sourires d'in-
génue. — Et intérieurement elle ajouta: — Quel aplomb!.. Elle
ment, elle est coupable et je la tiens I
XV.
Dans son cabinet de travail, tendu de reps vert et dont les murs
disparaissaient derrière des rayons chargés de livres, U. do La
HELENE.
7A5
Roche-Élie étudiait un dossier. On gratta à la porte, il cria d'en-
trer d'une Yoix perçante, et la figure de chatte malade de sa sœur
parut sous les plis de la portière soulevée. La tête de M"* Hortense
était emmitouflée dans une vieille guipiu-e blanche, à l'abri de la-
quelle des papillotes non défaites plaquaient sur le front étroit leurs
taches noires. Un peu au-dessous, ses petits yeux clignotans mon-
traient leurs froides prunelles bleues entre des paupières rougies :
— Je vous dérange, Sosthène? demanda-t-elle pour la forme.
— Un peu, répondit le président, sans oser cependant trop ma-
nifester sa contrariété.
Elle ne sembla pas l'avoir entendu, et, approchant un fauteuil,
s'assit sans façon en face de son frère :
— Je viens vous entretenir de choses graves! comme nça-t-elle.
M. de La Roche-Élie se douta probablement de ce qui allait sui\Te,.
car sa lèvre inférieure s'allongea en une moue peu encourageante :
— Ma chère, balbutia-t-il, ne vous serait-il pas possible de
remettre cet entretien à tantôt?.. Je suis très occupé, j'étudie une
affaire importante...
— L'affaire qui m'amène, répliqua sèchement la vieille fille, a
aussi son importance, et elle réclame votre attention immédiate...
J'ai à vous parler de M™® de La Roche-Élie.
— Encore ! s'exclama le président avec un geste d'impatience ;
encore une querelle, n'est-ce pas?.. Ma chère Hortense, puisque
nous revoici sur ce chapitre, permettez-moi de vous faire obser-
ver respectueusement que vous manquez peut-être parfois d'indul-
gence dans vos rapports avec Hélène.
— Vraiment!
— Je sais bien que votre qualité de sœur aînée vous donne des
droits antérieurs aux siens dans la maison, mais Hélène est jeune,
elle n'a pas été élevée comme vous dans des habitudes d'austérité,
elle n'a ni votre âge, ni vos goûts, et je souhaiterais que vous fus-
siez plus tolérante à son égard... En un mot, vous devriez la ména-
ger un peu plus et surtout moins empiéter sur son indépendance.
— Si je vous comprends bien , insinua sarcastiquement M"'' Hor-
tense, à vos yeux, la jeunesse excuse tout.
— Non pas, mais la jeunesse comporte un genre de vie qui, tout
en étant très correct, peut ne pas ressembler à celui de l'âge mûr.
— Certes ! Et mon âge mûr se félicite de n'avoir rien de com-
mun avec ce genre-là... Croyez-vous que je n'aie jamais été jeune?..
J'ai eu vingt ans et certains agrémens, comme les autres, mais je ne
me targuais pas de ma jeunesse pour sortir du droit chemin... Votre
raisonnement, mon cher ami, manque de logique, comme du reste
toute votre conduite depuis ce funeste mariage... Cette femme vous
a ensorcelé, vous ne voyez plus que par ses yeux ; elle a usurpé ma
746 REVUE DES DEDX MONDES.
place ici, elle m'a enlevé votre affection et vous a ôté votre bon sens
en attendant qu'elle fasse pis encore !
— Vous exagérez avec une passion regrettable, Hortense.
— J'exagère?.. Plût à Dieu! s'exclama M"^ de La Roche-É!ie en
haussant les épaules et en levant des yeux blancs au plafond... Si
encore elle tenait votre maison convenablement, dignement ! si elle
se conduisait en femme d'intérieur et en honnête femme !
M. de La Roche-Élie s'agitait péniblement sur son fauteuil ; ses
yeux ronds regardaient Hortense avec inquiétude, et, de la main, il
cherchait à lui imposer silence :
— Ma sœur ! s'écria-t-il enfin sévèrement, vous êtes folle !
— Folle! riposta-t-elle vexée; non, je ne le suis pas, mais vous,
vous êtes aveugle, puisque vous ne vous doutez pas de ce qui se
passe chez vous!.. Sosthène, votre femme vous trompe... M'°* de
La Roche-Élie a un amant!
— Hortense!..
La voix de fausset du président s'arrêta dans son gosier comme
une note aiguë de petite flûte dans un instrument qui se serait sou-
dainement fêlé. Maintenant, il ne remuait plus. Ses traits contrac-
tés, ses lèvres rentrées, sa pâleur subite disaient si éloquemment
sa douloureuse stupeur qu' Hortense en éprouva un redoublement
de jalousie. — H l'aimait donc bien fort pour être bouleversé de la
sorte rien qu'au premier mot !
— Quand on profère une pareille accusation, grommela-t-ii sour-
dement, il faut autre chose que des allégations malveillantes, il faut
des preuves.
— Je n'ai pas l'habitude de porter des jugemens téméraires,
repartit l'impitoyable vieille fille , et j'ai des preuves... Il y a six
semaines, M""* de la Roche-Élie a reçu deux fois en huit jours la
visite d'un jeune homme... Cet étranger a éiè introduit chez elle,
en notie absence, par Simonne, une peste que vous avez tolérée
ici, malgré moi! — Il a été aperçu par Jean, qui f)eut en témoi-
gner et qui m'a déclaré que le jeune homme lui était absolument
inconnu... Or, votre femme n'a jamais parlé de celte double visite...
Pourquoi nous l'aurait-elle cachée s'il ne se lût agi de quelque in-
trigue clandestine?
— Est-ce tout? demanda avec dédain M. de La Roche-Elie, dont
la figure s'éclaircit.
— Non, ce n'est pas tout, malheureusement !..
AJors, avec une cruelle abondance de détails précis et de com-
mentaires perfides, Hortense raconta la rencontre de la rue du Pe-
tit-Pré et comment elle avait vu Hélène se séparer de l'inconnu avec
de tendres serremeils do main, puis rentrer à l'hôtel par la petite
porte du jardin.
HÉLÈNE. 747
Le président l'écoutait, consterné. Sa face, d'une pâlenr verdâtre,
où chaque mot articulé par sa sœur déterminait une contraction ner-
veuse, eût fait pitié à toute autre qu'à cette fille vindicative et dure.
Les paupières de Sosthène battaient comme celles d'un homme qui
va pleurer; ses doigts tremblans déchiraient machinalement en minces
lanières une feuille de papier qui s'était trouvée à leur portée.
Quand elle eut asséné ce dernier coup, M"® Hortense demeura un
moment silencieuse, guettant d'un regard oblique son frère, qui cris-
pait ses lèvres tout en continuant de lacérer son papier :
— Eh bien! reprit-elle d'un ton d'h\'pocrite commisération, êtes-
vous convaincu?
Il la regarda d'un air hébété : — Je souffre! gémit-il, voilà ce
qui est certain... — Des larmes roulaient dans ses yeux. — Je vois
trouble! continua-t-il avec angoisse, mais je ne suis pas convaincu...
Est-ce que je sais, moi?.. Qui m'assure que votre rancune ne vous
pousse pas à dénaturer les faits?.. Vous haïssez tellement Hélène que
je doute aussi de vous...
— C'est moi qui vous trompe, n'est-ce pas?. . C'est moi qui mens?. .
Vous aimez mieux supposer votre sœur menteuse que de croire votre
femme coupable !. . 0 Seigneur! s' écria-t-elle indignée et joignant
les mains, devais-je m'attendre à cela de la part d'un frère que j'ai
tant aimé !
— Je souffre ! répétait La Roche-Élie en se serrant la tête entre
les doigts ; c'est à devenir fou !
— Je vous plains ! continua >F® Hortense: je vous plains de tout mon
cœur!.. Mais puisque vous n'ajoutez pas foi à mes paroles et puisque
vous voulez voir,., il y a un moyen bien simple de vous convaincre
que je ne mens pas... 11 est vieux, mais il est sûr... Feignez une
absence. Ayez l'air de partir pour huit jours et revenez le lende-
main. Je mettrais ma main au feu qu'elle profitera de votre départ
pour recevoir son amant ici, et qu'un soir, vous surprendrez les deux
coupables dans votre propre maison...
M. de La Roche-Élie s'était levé violemment : — Assez! s'écria-
t-il; laissez-moi, je vous en prie! J'ai besoin d'être seul!..
Elle recula prudemment jusqu'à la porte ; mais, avant de dispa-
raître : — Réfléchissez ! chuchota-t-elle ; réfléchissez !.. Et quand vous
aurez mûrement réfléchi, vous reconnaîtrez que j'ai raison...
Resté seul, Sosthène alla remplir un v^rre d'eau et l'avala avi-
dement. Il avait la gorge sèche et la tête en feu. Pendant une heure,
il se promena pensivement à travers son cabinet, puis brusquement
il monta chez sa sœur :
— Vous avez raison ! dit -il d'une voix brève , je ne puis vivre
dans cet état d'angoisse... Coûte que coûte, il faut que je sache la
748 REVUE DES DEUX MONDES.
vérité... Pas un mot de tout ceci à personne, et surtout que rien
dans votre air ni dans vos paroles ne puisse faire supposer à Hélène
qu'elle est soupçonnée... Si, comme j'essaie encore de l'espérer,
vous vous êtes trompée, elle ne nous le pardonnerait jamais.
M'"' de La Roche-Élie leva de nouveau ses yeux au plafond avec
un haussement d'épaules. Une pareille ténacité dans la confiance la
scandalisait.
— Soyez tranquille! elle ne se doutera de rien, affirma-t-elle en
se retirant ; vous pouvez vous fier à moi !
Le soir, à table, M. de La Roche-Élie, d'un ton très calme, an-
nonça qu'il était obligé d'aller passer une semaine à Beaumont,
afin de surveiller des travaux d'irrigation dans ses prairies de la
Vienne. Tout en causant de son voyage, il étudiait à la dérobée la
figure de sa femme, afin de surprendre un éclair de joie dans ses
yeux, à la perspective de huit jours de liberté. Mais Hélène ne sour-
cilla pas. Sa blanche figure resta impassible et ses yeux voilés par
ses longs cils ne trahirent rien des mouvemens de son cœur. Alors
M. de La Roche-Élie eut une minute de soulagement, et, d'une
voix qu'il s'efibrçait de rendre enjouée, il proposa à sa femme de
l'accompagner à Beaumont :
— Si seulement elle pouvait accepter ! se disait-il avec un vague
renouveau d'espérance dans l'âme.
Mais elle n'accepta pas. Elle allégua que le temps était encore
trop incertain et qu'à la fin de février une promenade à la cam-
pagne n'avait rien d'engageant.
— Hélène a raison ! ajouta mielleusement Hortense ; je ne vous
comprends point, Sosthène, de vouloir emmener votre femme, par
ce temps pluvieux, à Beaumont, où l'on ne peut mettre les pieds
dehors sans les enfoncer dans la boue.
M. de La Roche-Élie n'insista pas, mais sa figure redevint sou-
cieuse.
Le lendemain, à midi, ayant prévenu ses collègues du tribunal,
il prépara sa valise et chargea Jean de la porter à la gare ; puis il
prit congé de sa femme et de sa sœur. En quittant cette dernière
dans le vestibule, il l'emmena à l'écart :
— Je n'irai probablement pas jusqu'à Beaumont, murmura-t-il,
et je serai de retour demain vers cinq heures... Trouvez-vous à
Saint-Gatien, j'irai m'y concerter avec vous sur le moment où je
devrai reparaître à la maison...
En amour, les femmes ont un code d'honnêteté tout spécial.
Un homme qui aime reste accessible à certains scrupules de con-
science ; il plaint le mari, s'il y en a un, et ne le trompe pas sans
quelque remords. — Une femme n'a aucune de ces délicatesses,
HÉLÈNE. 749
aucun de ces ménagemens. Elle est toute à son amour et sa per-
sonnalité entière s'y absorbe sans arrière-pensée. Le mensonge
perd à ses yeux son odieux caractère et la fourberie lui paraît
presque une arme légitime; ses meilleures qualités, sa loyauté,
sa bonté, sa pitié, sont accaparées au profit de sa passion.
Pour elle tout est là ; le reste du monde semble n'avoir été créé
que pour le service de son amour.
Dès qu'Hélène fut certaine du départ de Sosthène, elle s'enferma
chez elle et écrivit à M. de Préfaille le billet suivant :
(( Je suis seule ; il est parti pour huit jours. Comme le temps
est trop mauvais pour que nous puissions nous voir dehors, soyez
demain soir à neuf heures près de la porte du jardin. Simonne ira
ouvrir. Mon angélique belle-sœur rentre dans son appartement à
huit heures, et n'en descend plus... Je pourrai vous recevoir sans
inconvénient. Un mot à l'adresse de Simonne, dans le cas où vous
seriez empêché... »
Pour plus de sécurité, elle alla elle-même porter sa lettre à la
poste, sans se douter que M"^ Hortense était aux aguets et la faisait
suivre.
M. de La Roche-Élie avait d'abord eu l'intention d'aller tout sim-
plement coucher à Amboise et d'y ronger son frein jusqu'à l'heure
où il pourrait, le lendemain, regagner Tours par un des. trains de
l'après-midi ; mais les réflexions d'une nuit sans sommeil l'avaient
déterminé à modifier son programme. Une fois à la gare, il con-
gédia son domestique et prit un billet pour Bléré. Là il loua une
voiture et se fit conduire à Montrésor.
Il occupa toute la durée de la route à égrener comme un doulou-
reux rosaire la succession des hypothèses na\Tantes et des péni-
bles associations d'idées qu'avaient suscitées les révélations de sa
sœur.
Bien qu'il fût de complexion jalouse, il avait néanmoins vécu jus-
que-là dans une quiétude presque absolue. Hélène l'avait, à la vérité,
traité depuis le premier jour avec beaucoup de froideur, mais il espé-
rait toujours que la tendresse viendrait plus tard ; d'ailleurs il la
croyait naturellement froide et plus orgueilleuse que passionnée. Pen-
dant tout le temps qu'ils avaient voyagé, et depuis qu'ils étaient réin-
stallés à Tours, elle avait mené une existence très correcte. Elle
sortait peu et le plus souvent avec lui ; ils allaient rarement dans le
monde, et le petit groupe d'amis qu'on recevait rue Racine était
composé d'hommes respectables, rassis et peu capables d'inspù*er
une passion. — Cependant, si Hortense avait dit vrai, si Hélène le
trompait, quel pouvait être son amant? Assurément, il n'appartenait
pas à l'intimité de M. de La Roche-Élie. Tous les personnages qui
750 REVUE DES DEUX MONDES.
fréquentaient l'hôtel étaient âgés, sauf le substitut, marié et fort
laid, et Hortense affirmait avoir vu un jeune homme; de plus, elle
déclarait que ce jeune homme lui était inconnu... Sosthène se met-
tait le cerveau à l'envers et fouillait minutieusement ses souvenirs.
Tout à coup il tressaillit; le nom et la figure de Raymond Descombes
venaient de surgir dans sa mémoire. Alors, peu à peu, une lumière
cruelle pénétrait son esprit, à mesure qu'il se remémorait les dé-
tails des soirées où il avait rencontré Hélène, chez M"^® de Boiscou-
dray. Il se souvenait d'avoir déjà ressenti, à cette époque, de brus-
ques mouveraens de jalousie en remarquant les assiduités du jeune
musicien près de M"® des Réaux. 11 se rappelait que, lors de la fête
de nuit aux Aiguës, les deux jeunes gens ne s'étaient guère quittés,
et qu'après le souper, ils s'étaient longuement promenés en tête-à-
tête. Il rapprochait cet incident de la conversation, — si étrange
pour une jeune fille, — qu'Hélène avait eue avec lui, autour de la
pelouse, le jour de leurs fiançailles. Il était vrai qu'un autre jour
elle lui avait avoué qu'elle trouvait Raymond trop jeune... Trop
jeune pour l'épouser, peut-être, mais non pas pour l'aimer!..
iM. Descombes, disait-on, habitait Paris, où il travaillait pour les
théâtres de musique ; — mais sa mère vivait toujours à Saint-Sym-
phorien, Hélène avait conservé des relations avec elle, et peut-être
était-ce là qu'ils s'étaient revus?.. H était jeune, aimable, agréa-
blement doué... Oui, s'il y avait un amant, ce devait être celui-là !..
A cet endroit de ses déductions, M. de La Roche-Élie s'arrêtait
haletant. Sa figure se contractait comme s'il eût été en proie à une
lancinante douleur interne. Toute sa jalousie se rallumait ; les bat-
temens de son cœur cessaient subitement, puis repartaient avec une
violence extrême. Il se sentait malheureux jusqu'au fond et au tré-
fond. (lette femme, il l'avait aimée aussi tendrement qu'il en était
capable ; — c'était même la seule tendresse qu'il eût jamais éprouvée;
— il l'aimait encore, et à la pensée d'une trahison, d'un désastre
de son honneur conjugal, ses yeux devenaient humides et il faisait
de pénibles efforts j)0ur ravaler ses larmes^ En même temps, à
cette douleur toute sentimentale, s'ajoutait une cuisante souffrance
d'amour-|»ropre. M. de La Roche-lilie avait, au plus haut point, l'or-
gueil de ses fonctions et cet esprit de caste qui caractérise \â ma-
gistrature. INô dans une famille de magistrats, |)éMétré dès l'enfance
du respect qui s'attache aux prérogatives de la robe et de l'épitoge
d'hermine, il lui semblait que sa mésaventiu'e conjugale, si elle
était réelle, devait c>om promettre piteusement sa dignité et son im-
peccabilité de jnge. Lui, président d'un tribunal de première classe,
destiné un jour à siéger en robe rouge dans une cour ; lui, le petit-
fils de notables conseillers au parlement, être exposé comme lo pre-
HÉLÈ.VE. 751
mier venu à devenir un mari ridicule, cela l'emplissait de confu-
sion et de colère. . . Ala peine causée par son amour bafoué succédaient
Tamertume de voir sa respectabilité professionnelle compromise, la
peur d'être classé parmi ces magistrats infortunés qui jettent un
discrédit sur l'ordre tout entier. — Si elle est coupable, s'écriait-il
alors intérieurement avec rage, je serai sans merci, je la chasserai
comme une lépreuse!..
Cependant la voiture roulait entre les ormeaux effeuillés et con-
tournés qui bordaient la route ; les lieues s'ajoutaient aux lieues et
il arrivait à Montrésor au tomber de la nuit. Il demanda une chambre,
soupa et se coucha brisé, fiévreux, mais trop tourmenté pour pou-
voir dormir. Dès le matin, il se dirigea vers La Châtaigneraie.
La \ieille gentilhommière était restée dans l'état où elle se trou-
vait à la mort de M°^^ des Réaux. On n'avait pas pu la vendre, et
M. de La Roche-Élie, chargé de gérer la fortune de sa femme, avait
laissé carte blanche au notaire de Montrésor. Celui-ci s'était décidé
à louer les terres et une partie des bâtimens à un jeune fermier qui
avait précisément épousé la Perrine, cette ancienne gouvernante de
Jean-Jacques. — En songeant qu'il avait vingt-quatre mortelles
heures à dépenser hors de Tours, le président s'était imaginé de
les utiliser en allant voir La Châtaigneraie. II sa\ ait qu'Hélène y
avait vécu jadis pendant plusieurs mois, et pris d'une âpre curio-
sité rétrospective, obéissant peut-être aussi à des habitudes déjà in-
vétérées de magistrat instructeur, il avait résolu de visiter le do-
maine et d'interroger la Perrine sur cette période de la jeunesse de
W'^ des Réaux.
Les années n'avaient pas amélioré La Châtaigneraie. Elle était en-
core plus maussade et délabrée que du temps de Jean-Jacques. En
entrant dans la cour encombrée de fumier et mal nivelée, en voyant
la façade dont le crépi, rongé par l'humidité, était tombé et montrait
par places la blocaille noircie, Sosthène ne put s'empêcher de penser
que, s'il se séparait violemment d'Hélène, celte ruine serait peut-
être le seul refuge où la jeune femme pourrait s'abriter momenta-
nément. Cette réflexion l'amollit de nouveau, et il pénétra avec une
sorte d'attendrissement dans la salle du rez-de-chaussée, qui avait
servi autrefois de réfectoire à Jean-Jacques des Réaux.
M. Sylvain Métivier, le clôsier actuel de La Châtaigneraie, était
aux champs, mais la Perrine, qu'on nommait maintenant la Méti-
vière, était accroupie devant la cheminée, occupée à surveiller la
cuisson d'un chaudron de pommes de terre. Rien qu'elle eût trente-
neuf ans sonnés, elle avait conservé un reste de beauté qui justi-
fiait encore les prédilections de M. des Réaux. Sosthène se donna
comme un ami de la famille et dit que M°*^ de La Roche-Élie, sa-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
chant qu'il passerait par Montrésor, l'avait chargé de constater les
réparations dont limmeuble avait besoin.
L'ancienne gouvernante le reçut avec l'obséquiosité papelarde
sous laquelle elle déguisait son naturel hargneux et dominateur, et
elle saisit immédiatement l'occasion de lui faire visiter les bâtimens
de la cave au grenier. Tout en la suivant de chambre en chambre
et en écoutant ses doléances, M. de La Roche-Élie brûlait de la
questionner sur le séjour d'Hélène à La Châtaigneraie, mais il était
encore retenu par une sorte de pudeur craintive.
— Vous étiez déjà ici du vivant de M. des Réaux? lui demanda-t-il
enfin.
— Oui, monsieur, c'est moi qui l'ai soigné pendant sa dernière
maladie... Ah 1 ce n'est pas pour dire, mais il n'a pas eu la vie heu-
reuse; il est mort abandonné comme un pauvre chien, sauf votre
respect.
— Mais sa fille... M""* de La Roche-Élie, venait le voir? elle était là,
si je ne me trompe, lorsqu'il est mort?
— Oui, elle se trouvait là... Mais, vous savez, elle était jeune et
la jeunesse est toujours la jeunesse... M"® Hélène passait presque
toutes ses journées dehors avec un de ses camarades d'enfance, un
M. Descombes... Vous l'avez peut-être bien connu?
Elle parlait de cela comme par hasard, mais en soulignant ses
paroles avec des intentions peu bienveillantes, car elle avait toujours
gardé rancune à Hélène de son attitude dédaigneuse.
M. de La Roche-Elie avait secoué la tête en fronçant ses gros
sourcils. Elle continua sur le même ton :
— C'est même pendant une de leurs promenades que feu M. des
Réaux a attrapé le coup de la mort... Tenez, ajouta-t-elle en l'intro-
duisant dans une des pièces du premier étage, c'est ici que le pau-
vre cher homme a rendu le dernier soupir, et c'est ici que je l'ai
veillé toute une nuit avec sa fille et le jeune M. Descombes ; seule-
ment, pendant que je gardais le défunt, les deux jeunes gens cau-
saient là, à cette fenêtre, et ils s'y sont, ma foi 1 bel et bien en-
dormis côte à côte... Que voulez-vous, monsieur? quand on est
jeune, on est jeune, et on ne sait pas les égards qu'on doit aux
morts...
Elle s'arrêta en s'apercovant de l'expression tragique de la figure
du magistrat.
— Si vous voulez, i)Oursuivit-elle, je vous montrerai aussi le
grenier, dont la toiture est dans un chiHit délabrement ?
— C'est inutile, répliqua sèchement Sosthène; dites à votre mari
de dresser un état des réparations urgentes et de l'envoyer au pré-
sident de La Roche-Élie... Bonjour 1
HÉLÈNE. 753
Il la planta là brusquement, redescendit et regagna Montrésor à
grandes enjambées. Une heure après, il reprenait le chemin de
Tours.
— Plus de doute, grommelait-il intérieurement, tandis que la
voiture roulait sur la route ferrée, j'ai été joué, et ce misérable mu-
sicien est son amant !..
XVI.
Après le départ de M. de La Roche-Élie, Hélène, bien qu'elle ne
fût ni penerse ni dépravée, n'éprouva aucun de ces tourmens de
l'âme qui, selon certains moralistes, accompagnent inévitablement
tout acte coupable. Elle n'était préoccupée que de la pensée de re-
voir Philippe. Elle disposait tout pour lui faire accueil, voulant que
pour lui le petit salon bleu prit un air de fête. Elle renouvelait les
fleurs, elle disposait harmonieusement les meubles et les bibelots;
jusque dans les moindres plis des draperies elle mettait comme un
caressant sourire de bienvenue. En même temps, elle soignait sa
toilette, tordant et lissant ses cheveux avec plus de coquetterie,
choisissant sa robe la plus seyante, celle qui drapait avec le plus
de charme ses formes pures et impeccables. Toute son après-midi
lut prise par ces préparatifs, qui n'échappèrent pas au regard fure-
teur de >r^^ de La Roche-Élie.
La vieille fille vint la visiter dans la journée, et l'air de fête du
petit salon la frappa.
— Que de fleurs ! dit-elle ; ne craignez-vous pas, ma chère, de
vous énerver avec toutes ces odeurs ? — En même temps, elle pen-
sait : « J'avais bien calculé! elle lui a écrit et elle l'attend aujour-
d'hui... Mais à quelle heure?.. » Elle continua avec ses mines dou-
cereuses : — Vous savez que nous devons une visite à la femme du
substitut; j'avais pensé à vous prier de m'v accompagner aujour-
d'hui... * '
— Volontiers , interrompit Hélène, que l'attente d'un bonheur
pour le soir prédisposait à se montrer conciliante, voulez-vous que
nous y allions à quatre heures ?
— Bon ! ce n'est pas pour cette après-midi, se dit Hortense, puis
elle reprit tout haut: — Merci!.. Nous remettrons la \-isite à un
autre jour, car il paraît que cette dame a un enfant malade et ne
recevra pas... C'est précisément pour vous épargner un dérange-
ment que je suis venue vous en prévenir.
A cinq heures, comme d'habitude, W^ de La Roche-Élie se ren-
dit à Saint-Gatien. Assise sur sa chaise capitonnée, elle égrenait
machinalement son chapelet et semblait absorbée par cette pratique
TOME LXXIT. — 1886. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
pieuse, quand un bruit de pas lui fit relever la tête. Elle aperçut
Sosthène, encore tout poudreux de son voyage, qui se glissait avec
précaution dans l'ombre des bas-côtés. Elle se leva et le rejoignit
dans le chœur, près du tombeau des enfans de Charles YIII.
Le président était très pâle et frissonnait.
— Hé bien ? demanda-t-il à sa sœur.
— Tout ce que je sais confirme mes soupçons, murmura Hor-
tense... Hier, après votre départ, elle a écrit un billet qu'elle est
allée porter elle-même à la poste, et aujourd'hui elle a fleuri son
petit salon avec une profusion indécente. Je crois qu'elle compte
voir son amant aujourd'hui.
— Pendant que nous perdons notre temps ici, il est peut-être
déjà chez elle ? gronda le président.
— Non, soyez calme... Je me suis assurée qu'elle n'attend per-
sonne avant ce soir.
— D'ici là que vais-je devenir? gémit Sosthène en boutonnant
nerveusement son paletot. — H grelottait ; l'humidité des hautes
voûtes lui tombait sur les épaules et redoublait son malaise.
— Où voulez-vous que j'aille? Je ne puis me montrer nulle part
et je ne puis rester en place... J'ai la fièvre 1
— Vous me faites pitié!.. On croirait que vous allez défaillir...
Restez ici jusqu'à la nuit, dans un coin, et priez... Gela vous don-
nera des forces ! . . Dès qu'il fera sombre , vous pourrez sortir ,
marcher et le temps vous paraîtra moins long. Soyez à neuf heures
et demie en face de l'hôtel ; quand vous me verrez à la fenêtre de
ma chambre, ce sera signe que vous pouvez entrer. Vous avez un
passe-partout ?
— Oui !
— Vous ouvrirez avec précaution et vous courrez droit à l'ap-
partement de votre femme.
— Oui!..
Ils se séparèrent; mais, avant de s'éloigner, Hortense se retourna
pour l'encourager d'un signe. Appuyé contre une balustrade, M. cl
La Roche-Élie avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine; unobimpo
allumée derrière lui à l'entrée d'une chapelle, l'éclairait oblique-
ment et découpait sur les piliers blancs son profil d'homme alTaiss
sous l'écrasement d'une violente souITrance physique et morale.
Hortense le trouva si abattu qu'elle craignit qu'il ne se dérobât au
dernier moment ; elle revint hâtivement sur ses pas, et mettant sa
main gantée de noir sur le bras de son frère :
— Allons, ferme I chuchota-t-elle , montrez que vous avez du
sang des La Roche-Élie dans les veines!..
— Hortense, lui dit-il d'une voix suppliante, si j'allais la >uir
HÉLÈXE. 755
sur-le-champ, si j'avais une franche explication avec elle?.. Ce se-
rait plus sage.
Mais cette proposition ne faisait point l'affaire de la vierge aux
orties ; elle se rebifia, et, d'une vok sarcastique :
— Elle vous prouverait que vous avez rêvé, que tout cela n'existe
que dans votre imagination, et le lendemain elle se rirait de votre
crédulité avec son amant... Vous ne remédieriez à rien et vous
seriez plus bafoué que jamais... A ce soir!
Cette fois, elle partit pour tout de bon. Le bruit de son pas trotte-
menu s'éteignit peu à peu au fond de l'église sonore, puis Sosthène
entendit la double porte matelassée retomber sur elle, et il se trouva
lugubrement seul dans l'abside déserte, où les vitraux des hautes
ogives noyaient dans l'ombre leur riche floraison de couleurs
mystiques : les bleus de saphir, les violets foncés, les verts d'éme-
raude, s'éteignaient à mesure et se fondaient en une teinte triste et
sourde: seuls, çà et là, les rouges saignaient encore comme des
blessures... Et Sosthène, frissonnant, détournait les yeux de ces
taches de pourpre qui le pénétraient d'une horreur tragique.
Hortense rentra, de son pied léger, à l'hôtel, et retrouva sa belle-
sceur occupée à lire au coin du feu. On dînait à six heiu-es et de-
mie. Les deux femmes mangèrent en tète-à-tête; puis, dès que le
dessert fut enlevé, M"^ de La Roche-Élie prétexta une névralgie et
annonça qu'elle remontait immédiatement chez elle.
Dès huit heures, l'hôtel fut plongé dans le silence. Dans le sous-
sol, les domestiques achevaient leur dîner. Après avoir dépêché le
sien, Simonne était allée rejoindre sa maîtresse. Au premier étage,
immédiatement au-dessus du boudoir, on entendait le trottinement
de souris de iF* de La Roche-Élie, qui vaquait sans doute aux dé-
tails de sa virginale toilette de nuit. Quand la pendule marqua neuf
heures moins un quart, la femme de chambre se hasarda jusqu'au
pied de l'escalier et prêta l'oreille... Plus aucun bruit, les domes-
tiques étaient allés se coucher ; alors elle se glissa sous les char-
milles du jardin afin d'épier l'arrivée de M. de Préfaille, tandis
que, dans le salon bleu, Hélène se promenait nerveusement en
tressaillant aux moindres rumeurs du dehors.
A neuf heures, Philippe, d'un pied léger, arrivait à la porte du
jardin. Sa vanité était agréablement chatouillée, et il éprouvait
cette intime satisfaction d'un voluptueiLx qui voit approcher le mo-
ment où la femme qu'il a ardemment désirée tombera dans ses
bras ; mais, en même temps, il ne pouvait se défendre d'un certain
ennui en songeant qu'en pleine lutte électorale, au moment où la
moindre fausse manœuvre pouvait compromettre son avenir poli-
tique, il se jetait de gaîté de cœur dans les complications d'une
756 REVUE DES DEUX MONDES.
intrigue amoureuse qui pouvait devenir gênante. — Ne parvien-
dras-tu donc jamais à dépouiller le vieil homme? se disait-il tout
en longeant les ruelles désertes. — Qu'avais-tu besoin de courir
cette aventure, précisément à l'heure où tu dois concentrer toutes
tes forces pour combattre tes adversaires et faire sortir ton nom
de l'urne?,. Oui, mais Hélène est si adorablement charmante! On
ne rencontre pas souvent sur son chemin une femme comme elle,
jeune, toute neuve aux émotions de l'amour, ayant les plus rares
séductions de l'esprit et de la beauté ! Je m'en voudrais plus tard
d'avoir laissé bêtement échapper une occasion que je ne retrou-
verai peut-être plus... Bah! ce sera ma dernière folie de jeunesse;
après, j'endosserai le grave costume de l'homme politique... A de-
main les affaires sérieuses !
Il frappa à la petite porte, d'abord trois coups discrets, puis
trois coups plus brusques, et Simonne ouvrit. Silencieusement,
à travers les ténèbres des charmilles humides, elle le condui-
sit jusqu'au couloir qui communiquait avec l'appartement du
rez-de-chaussée, l'introduisit dans le petit salon, puis se retira.
Au sortir du froid de la rue et de l'obscurité du jardin, il
resta un moment ébloui par la blonde lumière de cette pièce bien
close, où le feu pétillait gaîment, où des violettes et des mimosas
exhalaient leurs suaves et pénétrantes odeurs et où Hélène, de-
bout, près de la cheminée, le regardait en souriant.
— Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle, on dirait que vous regret-
tez d'être venu.
— Je sens, au contraire, trop vivement mon bonheur, répondit-
il, en lui baisant les mains, et c'est ce qui me coupe la parole...
Que vous êtes adorable d'avoir tout de suite songé à me prévenir et
que je vous en suis reconnaissant!
— Ne me remerciez pas, je suis aussi heureuse que vous... Ainsi
mon petit billet vous a fait plaisir?
— Pouvez-vous le demander?
— 11 ne vous a pas dérangé dans vos préoccupations électo-
rales ?
— Je n'ai qu'une préoccupation, celle de vous aimer.
— Bien vrai?.. Si vous saviez comme je suis jalouse de votre
vilaine politique!., je sens que vous ne m'appartenez pas tout en-
tier et que vous réservez une partie de votre affection pour vos
élocleurs...
— Vous leur faites bien de l'honneur!.. Ce sont eux qui au-
raient le droit d'être jaloux... S'ils me savaient chez vous, ce serait
fini de mon élection et de mes rêves ambitieux.
— Vous le regretteriez?
HÉLÈNE. 757
— Franchement, oui, un peu... La politique est ma seule planche
de salut, et si je n'étais plus rien, vous m'aimeriez peut-être
moins.
— C'est méchant ce que vous dites là... Alors, moi, si j'étais
sans fortune et sans position dans le monde, si je n'étais plus rien
qu'Hélène des Réaux, vous m'aimeriez moins?
— Certes, non!..
Il souriait de son nonchalant sourire, comme pour masquer une
laide crainte égoïste qui venait de lui traverser le cerveau... 11 lui
prit de nouveau les mains et les baisa longuement.
— Vous avez raison, murmura-t-il, qu'importent les affaires et
le monde et l'avenir, quand nous avons devant nous de bonnes
heures de tendresse?.. x\imons-nous bien, tout est là !..
Ils étaient allés s'asseoir sur une bergère profonde, dont les bras
capitonnés enfermaient juste assez d'espace pour que deux per-
sonnes pussent s'y placer, et là, ils continuaient à voix basse ce
dialogue, toujours le même et toujours délicieux, qui consiste en
interrogations tendrement inquiètes, en affirmations tendrement
excessiv.es, ayant un objet unique : l'amour...
— Moi, je suis prête à tout sacrifier pour vous, soupirait Hélène.
— Et moi je suis à vous corps et âme, répondait-il.
Et à ce moment il était sincère : il la trouvait si admirablement
belle! Les grands yeux verts d'Hélène fixés sur les siens le gri-
saient. Cette peau fraîche et blanche comme la neige, ces cheveux
épais qu'effleuraient ses lèvres, cette taille souple autour de laquelle
il avait passé son bras, le plongeaient dans une félicité qui
lui semblait ne devoir jamais finir. Autour d'eux tout faisait silence;
seul, le brasier jetait son pétillement sourd et sa tiédeur dans le
petit salon embaumé d'odeurs de printemps. Hélène s'abandon-
nait : elle sentait approcher l'heure où elle ne s'appartiendrait
plus, où elle serait toute à lui ; et elle se laissait aller, sans appré-
hension, à ce courant de tendresse, comme quelqu'un qui est cou-
ché au fond d'une barque filant à la dérive, et qui glisse sous le
ciel, entre les verdures mouvantes des berges, sans autre sensa-
tion que celle d'un alanguissement toujours plus doux.
Des coups frappés à la porte les réveillèrent brutalement de leur
extase...
— Madame, disait précipitamment Simonne d'une voix épeurée,
voici monsieur!..
Effectivement on entendait des pas au dehors et le bruit sourd
de la porte cochère violemment refermée. En un clin d'oeil, ils
furent sur leurs pieds et se regardèrent effarés. Dans de pareils
momens on pense ^ite :
758 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le maril se disait Philippe, il va y avoir un esclandre... Pas
moyen de regagner le jardin par le couloir... D'ailleurs je ne puis
laisser cette pauvre femme en butte à la colère de La Roche-Élie...
Allons, mon élection est flambée!...
Toutes ces réflexions se succédaient dans son cerveau avec une
rapidité électrique. Hélène, qui ne le quittait pas des yeux, sembla
les deviner, car elle l'entraîna vivement vers la pièce voisine :
— La fenêtre de ma chambre donne sur la rue, murmura-t-elle;
sauvez-vous par là !
— Et vous? objecta-t-il.
— Je saurai me défendre... Partez I ajouta-t-elle, en refermant
sur lui la porte de communication et en poussant un canapé contre
la portière.
Il était temps : M. de La Roche-Élie, un moment retenu dans le
vestibule par Simonne, se précipita impétueusement dans le petit
salon. Il était pâle, ses gros yeux sortaient de l'orbite et ses lèvres
tremblaient. — A la vue d'Hélène, seule, debout, immobile comme
une statue devant la draperie qui masquait l'entrée de sa chambre,
il demeura un instant interdit.
— Madame, gronda-t-il sourdement, il y a un homme chez
vous !..
Elle ne répondit pas et resta figée à sa place.
— Il y a un homme ici, répéta- t-il, et je saurai le trouver!..
Mais, je l'entends, il est là! s'écria-t-il exaspéré en marchant vers
la chambre à coucher, où un bruit de meubles heurtés venait de
parvenir à ses oreilles... Malheureuse, laissez-moi passer!
— Non ! fit-elle en se raidissant pour lui résister.
Il lui avait saisi les deux bras et s'eflbrçait rageusement de vaincre
sa résistance, quand cette lutte silencieuse et opiniâtre fut inter-
rompue par la brusque intrusion d'Hortense.
— Sosthène, s'exclama-t-elle en s'élancant dans le petit salon,
halet^mte et les yeux étincelans, vous êtes arrivé trop tard... Ma-
dame a fait évader son amant par la fenêtre de sa chambre... Je
l'ai vu de la mienne sauter dans la rue... Un jeune homme grand»
mince et portant toute sa barbe... C'est bien le même que j'avais
aperçu avec elle!..
Jetant violemment Hélène de côté, M. de La Roche-Élie ccaita le
canapé et bondit dans la chambre à coucher. — Elle était vide,
mais la fenêtre ouverte confirmait la déclaration d'Hortense... Le
président revint avec une hâte furi')onde vers sa femme et lui meur-
trissant le lM*as à force de le serrer :
— C'était vrai I balbutia-t-il sufl'oqué ; c'était vrail.. Son nom? Je
veux son nom, entendez- vous !
HÉLÈNE. 759
— Effrontée ! glapit à son tour la vieille fille, autrefois les créa-
tures comme vous étaient fouettées en place publique... A genoux
devant mon frère!... A genoux, et nommez votre complice!
Hélène lui lança un regard de dédain et resta muette.
— Vous ne voulez pas parler? vociféra le président, eh bien! je
vais vous le nommer, moi!.. L'homme qui s'est enfui d'ici est ce
musicien avec lequel vous aviez déjà une intrigue avant votre ma-
riage ; il s'appelle Raymond Descombes !
Elle fronça imperceptiblement les sourcils et reprit son impassi-
bilité hautaine.
— Et, poursuivit Sosthène, maintenant que je vous ai jeté votre
honte à la face, il me reste à me faire justice...
Il prit une bougie, pria sa sœur de le suivre et retourna dans la
chambre à coucher, où ils furetèrent ensemble pendant quelques
minutes, puis il reparut, portant un chapeau et un manteau qu'il
jeta sur le canapé à côté d'Hélène.
— Habillez-vous et partez, lui cria-t-il ; je vous chasse !
— Entendez-vous? ajouta comme un écho vengeur la vierge aux
orties : mon frère vous chasse !
Hélène tressaillit faiblement, ajusta le chapeau sur sa tête, s'enve-
loppa dans son manteau et, sans même regarder le frère et la sœur,
se dirigea vers le couloir.
Ils la suivaient, abasourdis de son impassibilité, outrés de son
mutisme, et ainsi l'étrange cortège passa dans le vestibule endormi,
traversa la cour et arriva sous le portail, où Hortense ou\Tit elle-
même l'un des battans de la porte cochère.
— Allez retrouver votre amant ! dit-elle furieuse en poussant la
jeune femme dehors.
Puis le lourd battant retomba derrière Hélène, qui resta seule
dans la rue enténébrée.
Elle marcha rapidement jusqu'à l'endroit où la rue Racine dé-
bouche sur la place Grégoire-de-Tours, La masse sombre de la ca-
thédrale, avec son chevet où s'appuyaient çà et là de gigantesques
arcs-boutans, noyait encore dans une obscurité plus profonde ce
carrefour solitaire. Seuls, de loin en loin, à des angles de maisons,
de rares becs de gaz agitaient leur vacillante flamme bleuâtre. Le
vent de mars s'engouffrait à travers les arcades des contreforts
qui découpaient sur le ciel pluvieux leur noire et bizaiTe architec-
ture. Ces rafales, qui secouaient les verrières de l'abside et redou-
blaient le grincement des girojiettes, coupaient de leurs profonds
soupirs le silence de la place déserte, tandis que, par intervalles, du
fond de quelque cour du voisinage montait un plaintif miaulement
de chat.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
Hélène s'arrêta contre le chevet de l'église et essaya de ras-
sembler ses idées. Tout ce qui venait de lui arriver avait été si
prompt que ses pensées étaient encore en désarroi. Elle pouvait
à peine croire que c'était bien elle, Hélène des Réaux, qui se trou-
vait là, en pleine nuit, jetée à la rue comme une mendiante!..
Elle, si orgueilleuse et qui avait rêvé de monter si haut?.. Dans
cette chute lamentable, au milieu de cet abreuvement de honte et
d'humiliation , une seule chose la relevait à ses propres yeux :
elle n'avait pas plié lâchement devant les La Roche-Ëlie et ils igno-
raient le nom de celui qu'elle aimait... Elle s'était sacrifiée pour
Philippe et elle en était heureuse; Préfaille ne subirait pas le contre-
coup de son désastre et son élection ne serait pas compromise. —
A ce moment, dix heures sonnèrent lentement à Saint- Gatien et la
succession grave des sons, s'égrenant tristement dans la nuit,
donna plus lugubrement encore à la jeune femme la conscience de
sa détresse et de son isolement.
Philippe était sauvé; mais elle, qu'allait-elle devenir dans cette
ville où elle n'avait ni parens ni amis, où elle ne savait plus à quelle
porte frapper? Demander aide et protection à M. de Préfaille, c'était
impossible et, rien qu'à cette pensée, toute sa fierté se soulevait.
Pourtant elle ne pouvait passer la nuit dans la rue ; elle ne pouvait
non plus se réfugier dans un hôtel, car demain, au grand jour, son
aventure serait sans doute déjà connue, et les gens la montreraient au
doigt. — Il fallait partir, quitter la Touraine, aller se cacher au loin.
— Mais où et comment?.. Dans son effarement, lorsque les La Roche-
Élie l'avaient ignominieusement poussée dehors, elle n'avait même pas
pu prendre d'argent et elle se trouvait littéralement sans un sou...
Jamais elle n'avait passé par de pareilles angoisses ; à mesure
qu'elle comprenait toute la gravité de sa situation, une peur la pre-
nait, une peur pleine d'affolemens, comme elle n'en avîiit plus
éprouvé depuis sa petite enfance, et des larmes de désespoir lui
emplissaient les yeux.
Elle s'était décidée à marcher et se dirigeait machinalement vers
l'une des rues qui longeaient la cathédrale, quand un loger bruit de
pas résonna derrière elle, et elle fut rejointe par Simonne, qui ac-
courait tout essoufflée.
— Madame! madame! s'écriait la jeune fille. Dieu merci, vous
voilà!.. J'avais peur de ne plus pouvoir vous rattraper... Us ont
d'abord voulu me retenir là-bas pour me faire jaser, mais ils en ont
été pour leurs frais... Alors ils m'ont renvoyée à mon tour; seule-
ment, moi, j'ai pu prendre mon argent et je vous l'apporte, car j'ui
bien pensé que vous étiez partie sans rien... Voici deux cents francs,
ça vous donnera toujours le temps de vous retourner.
HÉLÈNE, 761
— Ma bonne petite, murmura Hélène, à la fois contente et mor-
tifiée, je ne peux pourtant pas vous prendre votre argent...
— Laissez donc, je n'en suis pas en peine... D'ailleurs, ajoutâ-
t-elle avec une vivacité qui montrait qu'en Tourangelle pratique
et avisée, elle avait réfléchi à tout, il faudra bien que M. de La
Roche-Élie vous restitue votre dot et vos affaires, et alors vous me
rendrez cela... Pauvre madame, quelle aventure!.. Enfin, le mal
est fait, et quand on se lamentera, ça. n'avancera à rien... Si j'ai
un conseil à vous donner, madame, c'est de quitter Tours, où vous
ne pouvez plus rester... Il y a un train pour Paris à onze heures...
Si vous voulez, je vais vous conduire à la gare.
— Oui, oui, je veux m'en aller bien loin ! balbutia Hélène.
Simonne lui prit le bras et l'emmena vers la gare, tout en lui
prodiguant de tri\iales consolations qui faisaient monter le rouge
au fi^ont de la malheureuse femme. — Elle éprouvait une vive re-
connaissance pour la jeune fille qui venait de la tirer d'un si mau-
vais pas, mais en même temps son orgueil recevait une dernière et
cuisante blessure... Protégée et secourue par une servante, voilà
donc où elle en était réduite !..
A la gare, Simonne lui prit son billet et l'accompagna dans un
coin obscur de la salle d'attente.
— Dès que vous serez installée à l'hôtel, lui recommanda-t-elle,
envoyez-moi un télégramme à l'adresse de mes parens... Moi, ma-
dame, je vous tiendrai au courant de ce qui se passera ici, et, dès
que je le pourrai, j'irai vous rejoindre à Paris... Bon courage!...
Après tout, il y a bien d'autres dames, avant vous, à qui de pareils
désagrémens sont arrivés, et qui n'en sont pas mortes!..
Dès que le train fut en gare, la jeune femme embrassa Simonne
et se jeta précipitamment dans un wagon. Cinq minutes après, un
long sifflement déch'irait l'air et le convoi partait, emportant Hélène
vers l'inconnu...
AjSDBÉ Theuriet.
(La dtrnière partie au prochain n°.)
LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870
L'ITALIE EN 1867. — LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ITALIE. — LA COUR DE
ROME ET LA CONVENTION DU 15 SEPTEMBRE.— MAZZINI ET GARIBALDI.
I. — l'italie en 1867,
Par la cession de la Vénétie, l'Italie avait constitué son unité ter-
ritoriale; le quadrilatère n'était plus une menace pour sa sécurité,
mais un boulevard pour sa défense. La foi aveugle qu'elle avait en
son étoile s'était justifiée ; tout lui avait réussi ; jamais les desti-
nées d'un peuple ne s'étaient si rapidement accomplies. Du rêve
elle avait, sans transition appréciable, passé à une glorieuse réalité.
Tout avait conspiré en sa faveur, ses défaites l'avaient servie à l'égal
d'éclatantes victoires. Il ne manquait à une aussi prodigieuse for-
tune, pour être à l'abri des retours, que la consécration du temps.
Les œuvres hâtives souvent portent en elles les germes d'une iné-
vitable décomposition, L'Italie, en 18(57, inquiétait ses amis; elle
souffrait d'une trop rapide croissance, elle avait des emportemens,
(1) Voyet la Revue du 15 mars.
LA FRANCE £1 LA FRLSSE DE 1 8t)7 A 1870. 763
des nervosités qui témoignaient de la fragilité de sa constitution.
La transformation s'était accomplie sans être préparée par l'assi-
milation des idées, des intérêts et des coutumes. L'unité, au lieu de
sui\Te l'union, l'avait précédée (1). L'Italie en subissait les consé-
quences ; elle traversait une crise périlleuse, des symptômes de
désagrégation éclataient de toutes parts : l'anarchie régnait dans les
provinces, la sécurité y était précaire, les transactions chômaient,
l'indiscipline pénétrait dans l'armée, la banqueroute semblait inévi-
table, les rivalités s'accentuaient entre les capitales dépossédées,
le roi était atteint dans sa popularité et le parti révolutionnaire re-
doublait d'audace, Garibaldi bravait le gouvernement publiquement,
tandis que Mazzini le minait sourdement. La translation de la capi-
tale à Florence et la cession de la Yénétie, qui devaient tout conci-
lier, n'avaient rien résolu. uRome capitale » était devenue, en 1867,
avec plus ou moins d'intensité, le cri de ralHement de tous les
partis ; on y voyait le salut de l'Italie, un dérivatif à tous les maux,
la dernière étape pour arriver au couronnement de l'unité.
L'empereur apprenait tardivement ce qu'il en coûte de se con-
sacrer à la délivrance des peuples. Il avait rêvé une alliance fra-
ternelle indissoluble avec l'Italie et, sans le vouloir, il froissait son
amour-propre et se mettait en conflit avec ses aspirations dès qu'il
affirmait l'intérêt français. La convention du 15 septembre, qui, dans
sa pensée, devait prémunir la péninsule contre les entraînemens ré-
volutionnaires et sauver la papauté, loin de réconcilier le saint-siège
avec les Italiens, avait fait éclater entre eux ime irrémédiable dis-
sidence. En consacrant le principe de la non-intervention et en pro-
clamant la nécessité d'une entente entre l'état et l'église libres, elle
livrait, en réalité, Rome à l'Italie. Personne dans la péninsule n'avait
accepté Florence comme capitale défmitive ; ce n'était, disait-on,
qu'une étape qui conduirait plus vite et plus sûrement à Rome.
Le roi en était le premier convaincu. « Si nous allons à Florence,
disait-il lorsque dans ses conseils on discutait le choix de la capi-
tale, il nous sera aisé de plier bagage et de fausser compagnie aux
Florentins, mais si nous nous installons à Naples, les Napolitains
ne nous permettront plus de lever le pied. » 11 était manifeste
pour tout le monde que l'arrangement international du 15 sep-
(1) « Je considère Tunité comme une xhimère, disait Gioberti au parlement pié-
montais; nous devons nous contenter de l'union. > Il semblait impossible à tous les
esprits sages de faire d'un coap de baguette table rase des préjugés, de» traditions
séculaires, « de changer en un jour la tête et le cœar de vingt-quatre millions d'ha-
bitans. » Le roi et le comte de Cavour n'avaient entrevu qu'une fédération délais,
dominée par l'Italie centrale. Le parti républicain seul avait en une claire perception
Ae l'avenir de la Péninsule. (A. BooUier, Victor-Emmanuel et MaszinL Paris} Pion.)
76Û REVUE DES DEDX MONDES.
tembre 1864 amènerait plus ou moins rapidement la chute du pou-
voir temporel. On comptait sur la propagande des comités se-
crets pour soulever les populations romaines ; on ne doutait
pas que, l'armée française partie, le mécontentement ne provo-
quât contre le régime pontifical une révolution qui fournirait au
cabinet de Florence un prétexte pour intervenir et pénétrer dans
Rome. Ce n'était plus qu'une question d'opportunité. Les ardens
s'appliquaient à précipiter le mouvement, les politiques le laissaient
se produire, bien décidés à en profiter. Ils spéculaient sur un con-
flit éventuel entre la France et la Prusse, surtout sur la faiblesse de
l'emporeur; ils comptaient aussi sur l'assistance mwale du cabinet
de Berlin. Le langage des agens prussiens, secrets ou officiels, n'était
pas de nature à les décourager : le comte d'Usedom affichait ses
sympathies pour Garibaldi, il pactisait ouvertement avec ses amis.
On savait aussi qu'un officier détaché de l'armée prussienne, M. Ber-
nardi, que nous devions retrouver en 1870 à Madrid, mêlé à l'inci-
dent espagnol, avait de secrètes connivences avec la presse radicale
et le parti révolutionnaire.
La politique et les sentimens de l'Italie s'étaient transformés
depuis 1866 ; elle ne se retournait plus vers la France, elle
cherchait son point d'appui à Berlin. Pour colorer son évolu-
tion, elle s'en prenait à nos procédés ; elle se disait humiliée, elle
nous reprochait de l'avoir empêchée de conquérir la Vénétie à
la pointe de son épée pour nous réserver la mince satisfaction
d'amour-propre de la lui rétrocéder; elle nous rendait respon-
sables de la convention du 15 septembre, qu'elle considérait comme
un obstacle à ses revendications nationales. Ses griefs étaient ima-
ginaires, mal fondés. L'empereur ne méritait pas les reproches dont
l'Italie l'abreuvait. S'il avait péché, c'était par excès de sollicitude
pour ses destinées ; il ne s'était préoccupé que d'elle à la veille de
la guerre de Bohême, il lui avait subordonné l'intérêt de la France.
Il avait obtenu de l'Autriche, en échange de notre neutralité, qu'en
tout état de cause, quelle que fût l'issue de la lutte, elle lui aban-
donnerait la Vénétie pour la rétrocéder à l'Italie. Aucune arrière-
pensée humiliante pour l'amour-propre italien n'avait inspiré la
convention du 12 juin 1866, signée avec l'empereur François-
Joseph; et le cabinet de Florence, certes, eût accepté Venise de
nos mains avec reconnaissance si, aux défaites de l'Italie, s'étaient
ajoutées celles de la Prusse. Quant à la convention du 15 sep-
tembre, elle était moins notre œuvre que celle du cabinet de
Turin. Le marquis de Pepoli était venu la proposer à l'empereur;
elle devait apaiser la question romaine et donner de la force au roi
pour réagir contre les menées révolutionnaires. Elle devait aussi,
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 765
en plaçant le siège du gouvernement au centre du royaume, au
pied des Apennins, protéger l'Italie contre une agression éventuelle
de l'Autriche et conjurer un second Aspromonte. « Changer de ca-
pitale, disait le négociateur italien, est une entreprise coûteuse,
périlleuse; la recommencer serait une résolution mortelle. »
^'apoléon III croyait aux moyens moraux; il ne se doutait pas, en
cédant aux instances de son cousin, que l'acte auquel il adhé-
rait provoquerait, à peine conclu, de funestes déchiremens entre
les deux pays. S'il avait daigné consulter sa diplomatie officielle,
elle l'eût dissuadé de se lier les mains sans urgence, de se
prêter à un traité équivoque qui, sous prétexte de garantir au
pape ce qui restait de son pouvoir temporel, consacrait implicite-
ment les droits de l'Italie sur Rome. Elle l'eût renseigné sur le vé-
ritable état des esprits dans la péninsule, dont le marquis de Pepoli
lui traçait un tableau si alarmant ; elle lui eût appris que l'arrange-
ment qu'on lui soumettait était un expédient, et que le ministère
aux abois espérait, en remettant la question romaine à l'ordre du
jour, y trouver, à la veille des élections, un dérivatif à ses embarras
financiers et administratifs. Mais on ne consultait personne : on
attachait plus de prix au dire des diplomates étrangers qu'aux
renseignemens et aux appréciations des agens français. La politique
cesse d'être une science lorsqu'elle ne fonde pas ses actes sur des
données sévèrement contrôlées, et que, pour complaire à tout le
monde et se dispenser de vouloir, elle soumet ses principes et ses
intérêts à de fâcheuses compromissions.
« Il est des questions latentes, il en est qui sont pendantes, d'au-
tres sont ouvertes, » disait en 1863 le comte de Sartiges, le pré-
décesseur de M. de Malaret à Turin, lorsqu'on lui parlait de « Rome
capitale ; » il n'admettait pas que déjà la question romaine fût « ou-
verte ; » elle s'imposait assurément aux méditations des o-ouver-
nemens, mais* elle ne comportait pas un arrangement contractuel
portant en germe les plus graves complications, et dont la consé-
quence immédiate était de mécontenter la France, d'irriter les
Italiens, d'exaspérer les catholiques de tous les pays, et de nous
aliéner le Vatican.
Notre diplomatie, en Italie, avait peu d'autorité; on savait qu'elle
n'était ni écoutée ni renseignée par son gouvernement. Les affaires
italiennes étaient le luxe trompeur de la politique impériale ; l'em-
pereur les traitait directement dans l'ombre et le mystère, souvent
avec d'étranges intermédiaires. Une lettre du comte de Cavour, pu-
bliée dans le temps par un journal de Rome, montrait que ce mi-
nistre, pour faire prévaloir ses idées à la cour des Tuileries, ne
reculait devant aucun genre de séduction. L'histoire réserve 'des
surprises; elle pénètre jusque dans les alcôves pour saisir les causes
766 REVUE DES DEUX MONDES.
et les mobiles qui ont présidé aux événemens. Un écrivain de race
nous a fait connaître « le secret du roi; » une plume autorisée nous
révélera peut-être un jour « le secret de l'empereur. »
L'empereur avait vivement ressenti la mort du comte de Ga-
vour; il déplorait sa disparition, plus que jamais, depuis que l'Italie
méconnaissait ses intentions et le payait d'ingratitude. Il se plai-
sait à croire que ce grand esprit eût compati à ses embarras, qu'il
eût contenu les passions et trouvé une solution au problème romain
si intempestivement soulevé par sa politique. Napoléon III mêlait le
sentiment à la diplomatie et se préparait ainsi de pénibles désen-
chantemens. Yictor-Emmanuel , si rond d'allures, si démonstratif, si
prodigue d'assurances, lui inspirait une égale confiance. Il se per-
suadait qu'il resterait fidèle aux souvenirs de Solférioo et que jamais
il ne démentirait sa parole ; il lui prêchait la modération et s'adres-
sait à sa sagesse. Il s'exagérait son autorité en s'imaginant qu'il
pouvait, comme lui, décider de tout sans contrôle. Il oubliait qu'en
sa qualité de souverain constitutionnel il ne lui était pas permis
d'engager l'état sans l'assentiment de ses ministres et de son par-
lement.
Le roi avait d'ailleurs perdu de son prestige; on rendait
toujours hommage à sa vaillance, sa bravoure était légendaire,
mais on discutait ses actes, sa conduite, on se plaignait de
sa condescendance envers la France, on lui reprochait de trop se
désintéresser des affaires, de subordonner la politique à la chasse
et à des distractions équivoques. On ne le connaissait guèi'e; son
effacement n'était qu'apparent. Il disparaissait et rentrait en scène
toujours à propos, lorsqu'il s'agissait de faire prévaloir les intérêts
de sa couronne. Il avait peu de culture, mais de l'esprit naturel. Il
variait ses plaisirs u et les choisissait assez bas pour qu'ils n'eus-
sent pas d'empire sur son âme. » Volontiers il faisait passer pour
siennes les conceptions de ses ministres. Il savait ce qu'il voulait,
et, lorsque ses résolutions étaient prises, il n'éprouvait ni les indéci-
sions ni les regrets qui les aflaiblissent. Sa poHtique était celle de
sa maison, u Je me rappelle l'histoire de mes ancêtres, » disait-il
au général Pepe, qui lui recommandait do prendre exemple sur
Léopold I", le roi des Belges. Or ses ancêtres tiraient parti de
tout, des revers et des succès; leur fidélité était intermittente,
<?lle ne s'attardait pas dans les alliances incommodes. « La cour de
Turin, disait le chevalier de Walpole dans son Testument^ ne fait
d'alliance qu'avec le plus oflVaiil; sa j)olitique a In subtilité do l'air
qu'elle respire (1). » Marcher d'accord avec l'ophiion; tenir liardi-
(\) Tostamoni poliiiquo du chevalier Wiilpolc, romio d'Oxford, I7fi7. —Si lo prince
montre Uo tomp» eu teiiip» do l'ardouf iKiur b'ugraudir, co n'est Jamala qu'on prcten-
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 767
ment levé le drapeau des espérances nationales ; accueillir, gi'ouper
autour de son gouvernement les libéraux bannis qui se réfugiaient
en Piémont; attendre, chercher patiemment les occasions pour
recommencer la lutte contre l'Autriche, s'y préparer par des
alliances, par la réorganisation de l'armée et des finances, tel était
le programme qu'avec l'aide et sous l'inspiration du comte de Ga-
vour il s'était tracé.
Victor-Emmanuel ne s'est interdit aucun des moyens qui de-
vaient faire triompher ce programme : ni les subterfuges diploma-
tiques, ni l'achat des consciences, ni les compromissions avec la
révolution, ni la spoliation de l'église, malgré le respect qu'il affec-
tait pour la personne de son chef. « Son habileté a été de persua-
der aux Italiens que leurs intérêts se confondaient avec ceux du
Piémont et de lier la cause de la monarchie de Savoie à la cause
italienne (1). » Il a eu aussi, comme le roi de Prusse, l'habileté de
donner le change, sur la portée de sa politique, à un souverain dont
le cœur était sensible et l'esprit chimérique.
Victor-Emmanuel se trouvait, en 1867 (2), à une heure critique de
dant se défendre. Entre deux puissances également fortes et inquiètes, il est tantôt
ami et tantôt ennemi de l'une et de l'autre; il ne se range d'un parti qu'après avoir
fait ses conditions... D'après ce système, point d'allié qui lui soit onéreux... Chez une
puissance ainsi constituée, il n'est point de lien du sang que le tranchant de i'intérêt
ne coupe. Aussi les égards qu'elle a pour les alliances qu'elle forme par les mariages
sont-ils toujours subordonnés aux intérêts présens de l'état. Dans la situation où
se trouvent présentement les puissances de l'Italie, elles peuvent se considérer comme
l'huître disputée pjir la maison d'Autriche et par la maison de Bourbon ; ne se poar-
rail-il pas que le roi de Sardaigne devînt juge et partie, et laissât les écailles à ces
deux puissances rivales?
(1) A. BouUier, Victor-Emmanuel et Massini.
(2) Dépêche du baron de Malaret, Florence, juillet 1867. — « La situation générale
de l'Italie laisse à désirer : elle s'aggrave chaque jour. Il y a • le mal apparent, qui
tient à l'état des finances ; il y a le mal latent, qui tient à l'esprit et au caractère
de la nation. Il y a aussi le mal qui vient d'en haut, l'attitude de la cour, l'exemple
qu'elle donne et la déconsidération qui en rejaillit sur le principe d'autorité. On se
plaint du peu d'intérêt que le roi semble prendre aux affaires du royaume, on lui
reproche de lâcher la bride à ses ministres et d'en médire lorsqu'ils ne sont plus au
pouvoir; on attribue bien à tort à son indifférence, plus apparente que réelle, la crise
que traverse l'Italie et les matix dont elle souffre.
« La question romaine est agitée dans la presse et au parlement. Lorsqu'elle est
abordée à la tribune, elle est traitée à un point de vue qui ne se concilie ni avec nos
doctrines ni avec l'interprétation que nous donnons à la convention du io sep-
tembre. Autrefois, on évitait de se prononcer sur la solution de ce redoutable pro-
blème; on admettait volontiers qu'il était difficile de subordonner les intérêts de la
catholicité à ceux de l'Italie. Les politiques exempts de passions convenaient dans le
tête-à-tête, lorsqu'ils croyaient n'être pas entendus du dehors, que la devise de Cavour :
« Rome capitale, » était, dans le domaine pratique, une absurdité, une utopie. Ils
n'admettaient la translation du siège du gouvernement à Rome qu'avec l'assenti-
ment de la France et des puissances catholiques. Leur langage s'est bien modifié de-
768 REVOE DES DEUX MONDES,
ce règne qui marque aujourd'hui si glorieusement dans les annales
de l'Italie. Il s'était aliéné l'affection du Piémont et n'avait pas conquis
l'attachement de ses nouvelles provinces. Il s'était arraché du sol où
sa dynastie avait de profondes racines, et il n'était encore pour les
Lombards, les Toscans et les Napolitains qu'un étranger,' bien qu'il
personnifiât leurs aspirations. Les liens du passé, formés par de
longues et de communes épreuves, n'existaient pas entre eux. Le
Piémont, au contraire, qui depuis des siècles avait soutenu la mai-
son de Savoie dans la bonne et la mauvaise fortune, cédait aux
ressentimens. Il ne pouvait oublier qu'on avait répondu aux mani-
festations de ses plaintes, de sa stupeur, par des coups de fusil, le
jour où le gouvernement, par un simple entrefilet de lOpimone,
notifiait brutalement à la ville de Turin qu'elle avait cessé d'être la
capitale du royaume. Les Piémontais n'avaient jamais marchandé
les sacrifices à la dynastie ; ils se seraient soumis sans murmurer
à leur dépossession, si le roi, au lieu de se retirer à la iMandria,
dans une de ses maisons de plaisance, avait fait un généreux appel
à leur dévoûment. Ils avaient été à la peine, ils méritaient qu'on
rendît du moins un éclatant hommage à leur abnégation, à leur
vaillant dévoûment à la cause italienne, lorsqu'on les frappait dans
leurs intérêts et leur amour-propre.
L'étrange attitude du roi et les sanglans procédés de ses mi-
nistres avaient ulcéré les cœurs et les esprits (1). La convention du
15 septembre était, aux yeux des Piémontais, un acte odieux; sans
faire le serment d'Annibal, ils s'étaient promis de la combattre en
toute rencontre, de ne pas pardonner à ceux qui l'avaient conclue
et de s'opposer, par tous les moyens, à une installation définitive
à Florence. Ils n'admettaient pas que Florence pût supplanter Tu-
rin; ils réclamaient Rome comme capitale, résolus à ne désarmer
que lorsque la formule du comte de Gavour serait une vérité.
L'avenir de la maison de Savoie apparaissait précaire. Il lui fal-
puis. Les plus modérés parlent d'aller à Rome comme de la chose la plus simple.
Non-seulement ils ne se préoccupent plus d'un accord avec le saint-siège, mais ils se
défendent d'en avoir jamais eu la pensée. Ils n'admettent plus, à un titre quel-
conque, le maintien de la souveraineté temporelle du pape. »
(I) «Sire, écrivait Carlo Bogffio au roi, on vous a écarté du droit chemin qui con-
duisait à l'unificatioa en vous faisant répondre par la fusillade à ceux qui s'impatien-
taient de cruels retards; on vous a représenté comme un témoi(?na^e do municipa-
lisme étroit l'émotion de Turin, qui, à tort ou à raison, croyait l'avenir compromis
par la convention franco-italienne. Sire, vos conseillers tous trompent. »
M. A. Uuullicr, Victor-Emmanuel tt Maszhti: « La noblesse bouda et sn plaignit
du roi, non sans aigreur. Dans la bourgeoisie, on t'exprima plus librement, plus
acrimouieuBcment. Le sentiment mouarchiquo parut s'affaiblir, et beaucoup de per-
sonnes semblaient prèles à sacritler la forme du gouvernomcnt k l'achèvement do
l'uoité nationale. »
LA FRAXCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 769
lait son bonheur et son habileté pour se tirer des fautes qu'on avait
laissées s'accumuler.
La péninsule était profondément troublée au printemps de 1867.
Rome était le mot d'ordre des révolutionnaires, ils annonçaient que
le drapeau national ne tarderait pas à flotter sur les sept collines.
Le roi était perplexe, il ne savait quel parti prendre, à quels con-
seils s'arrêter devant les manifestations patriotiques qui éclataient
sur tous les points du royaume. Il était partagé entre son ambition
et la crainte de se brouiller avec la France. L'opinion le poussait à
Rome ; il lui était diflicile de lutter, sans engager son prestige,
contre le courant qui entraînait tous les partis, et cependant il
n'ignorait pas que jamais l'empereur ne lui permettrait de toucher
au pape. Le gouvernement français témoignait, par l'active sur-
veillance qu'il exerçait dans la péninsule, que sa résolution de pro-
téger le saint-siège contre toute agression était inébranlablement
arrêtée. Sa diplomatie signalait, avec une infatigable sollicitude, au
cabinet de Florence, toutes les menées du parti révolutionnaire ;
elle le rappelait, sans se lasser, à l'exécution de ses engagemens.
Après la chute du général de La Marmora, le partisan le plus
loyal et le plus résolu de l'alliance française, le roi avait appelé le
comte de San-Martino. C'était un patriote peu fait aux mœurs des
cours : il disait ce qu'il pensait. Il conseilla à son souverain de faire
une part à la gauche dans la composition du cabinet ; son pro-
gramme écartait les solutions violentes, il comportait une étroite
entente avec la France, une alliance offensive et défensive en échange
de l'occupation des états pontificaux : Rome seule pouvait réconci-
lier le Piémont et conserver Naples à l'Italie. Il recommandait aussi
un changement radical dans la façon de gouverner et d'adminis-
trer le pays. M. de San-Martino poussa le franc-parler jusqu'à faire
comprendre à sa majesté la nécessité d'apporter des modifications
à ses habitudes. Le roi le remercia de sa franchise, il l'embrassa
même, mais il ne lui confia pas la mission de former un minis-
tère. Le lendemain, il s'adressait à M. Rattazzi, qui, loin de se
préoccuper de sa manière de voir et d'agir, se servait de ses fai-
blesses pour maintenir et fortifier son crédit. Sans principes et sans
préjugés, il cherchait ses points d'appui là où il les trouvait. La
France a connu de ces ministres; Bernis, autrefois, n'a dû son élé-
vation qu'à des influences qui s'exerçaient sur les passions de son
maître.
M. Rattazzi était souple, insinuant, habile à flairer le vent;
il était « ondoyant et divers. » 11 avait poursuivi autrefois une
indissoluble union avec la France, et il nous avait donné des gages
manifestes de sa sincérité en frappant Garibaldi à Aspromonte. Sa
rom» Lxxjtv. — 1886. 49
770 REVUE DES DEDX MONDES.
rentrée au pouvoir semblait être une garantie pour notre poli-
tique. Le gouvernement de l'empereur ne pouvait pas se douter
que le ministre qui naguère combattait si énergiquement la révo-
lution, entrerait cette fois dans de secrètes compromissions avec
le parti qui affichait la prétention de déchirer la convention de sep-
tembre et d'entraîner le gouvernement du roi à Rome.
II. — LA DIPLOMATIE FRANÇAISE EN ITALIE.
Lorsqu'au mois de novembre 1864, les troupes françaises quit-
tèrent, pour la seconde fois, les états pontificaux, tout autorisait à
croire qu'elles ne reviendraient jamais. La sécurité du saint-siège
paraissait pleinement et définitivement assurée. M'était-elle pas pla-
cée sous la solennelle garantie d'un acte international sollicité et
sanctionné par le cabinet de Turin? Le gouvernement du roi, heu-
reux de ne plus voir le drapeau français llolter sur le sol italien,
nous prodiguait les témoignages de son contentement ; il les rehaus-
sait par les déclarations les plus rassurantes pour le sort futur de la
papauté; si le problème romain n'était pas résolu, sa solution pa-
raissait du moins pour longtemps écartée. Le gouvernement impé-
rial se flattait de s'être prêté à un acte de haute sagesse. C'était un
mirage : les peuples brisent, dès qu'ils le peuvent, les liens qui com-
priment leurs sentimens et entravent leur expansion. La question
romaine devait reparaître menaçante aux heures les plus inoppor-
tunes pour la politique de l'empire au moment où la fortune, lasse
de ses erreurs et de ses faiblesses, la trahissait de tous côtés.
(( Depuis que nos troupes se sont embarquées, écrivait le baron
de Malaret, l'idée de Rome capitale a repris un singulier ascendant.
Ce n'est pas qu'on veuille aller à Rome, mais cela prouve qu'on se
persuade qu'il n'y a plus de danger d'en parler et qu'on ne man-
querait pas d'y aller si on était certain qu'il n'y eût pas de danger
à le faire. Ces affirmations publiques et presque universelles de
doctrines et de principes si contraires aux nôtres sont bien regret-
tables. Elles persuadent aux Italiens qu'il lejir est j>ermis de ne
tenir aucun compte des intérêts et des exigences de notre poli-
tique, elles donnent du crédit à ceux qui accusent l'empereur
d'avoir été ou dupe ou complice des ambitions italiennes en signant
la convention du 15 septembre.
« En Italie, ajoutait notre envoyé, à titre de moralité, dans toutes
les questions, les opinions dépendent du plus ou moins de sécu-
rité qu'il peut y avoir à les manifester. On peut presque toujoiu^
expliquer telle ou telle évolution des chefs parlementaires et des
partis par la pour de quelqu'un ou de quehjue chose. Depuis que
nous avons évacué les états pontilicaux, l'Italie n'a plus peur de
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 771
nous à Rome ; le jour où elle se verra en face d'un danger réel, le
parti de la conciliation, de la prudence l'emportera. Jusque-là, nos
conseils seront écoutés avec déférence, mais je doute qu'ils soient
suivis. »
L'Italie agissait et parlait comme si déjà elle était maîtresse de
Rome. Le gouvernement s'associait plus ou moins ouvertement aux
manifestations du sentiment public. On était convaincu que la France
ne reviendrait plus dans les états romains et qu'après deux occu-
pations qui ne lui avaient valu que des ennuis, elle se garderait bien
d'en risquer ime troisième. Elle s'était interdit, d'ailleurs, tout re-
tour en consacrant le principe de la non-intervention, et les événe-
mens de 1866 la mettaient sur le Rhin en présence de la Prusse.
Aussi les affirmations nationales à la tribune du parlement ne
soulevaient-elles aucune objection sur les bancs des ministres. Le
ministre de l'instruction publique trouvait naturel et légitime de
s'attaquer, dans les discussions sur les biens ecclésiastiques, à la
souveraineté temporelle du saint-siège et de répudier toute idée
de transaction ; à ses yeux comme aux yeux de tous, Florence n'était
qu'une halte. Notre envoyé protestait contre des théories aussi op-
posées aux arrangemens intervenus avec la France et que formu-
laient publiquement les membres du cabinet. 11 n'obtenait d'autre
satisfaction du président du conseil que des explications banales et
la suppression dans le compte-rendu officiel des paroles d'un im-
prudent collègue.
Les beaux jours de notre diplomatie dans la péninsule étaient
passés : elle n'était plus ni consultée , ni sollicitée, elle voyait son
influence décroître, elle en était réduite à la tâche ingrate de rele-
ver des propos malsonnans, de gourmander les hommes politiques
et, ce qu'on ne pardonne pas, de leur rappeler leurs engagemens et
les services rendus. Sans le vouloir, elle froissait les susceptibili-
tés d'un peuple impatient de secouer une tutelle gênante et de fran-
chir le dernier obstacle qui s'opposait à la réalisation de son rêve.
Elle voyait tristement s'accomplir ce qu'elle avait prévu et ce qu'elle
n'avait pas craint d'écrire. Lorsque notre ministre à Florence disait,
dans une de ses correspondances, « qu'on accusait l'empereur d'avoir
été dupe ou complice des ambitions italiennes en signant la con-
vention du 15 septembre, » il allait jusqu'à la dernière limite de
la franchise autorisée vis-à-vis d'un souverain.
L'empereur ne pouvait plus se faire d'illusions : la pensée
qu'il avait poursuivie obstinément se retournait contre lui. 11 en
ressentait un amer chagrin. Pouvait- il s'attendre à voir son
dévoûment constant à la cause italienne méconnu à ce point"? Il
n'était pas préparé à un changement si rapide, si profond dans
les sentimens d'un pays qu'il avait soutenu dans les mauvais jours
772 REVUE DES DEUX MONDES.
et relevé d'un humiliant destin. Il s'imaginait qu'il n'avait que des
amis reconnaissans au-delà des Alpes, et il s'apercevait qu'on dis-
cutait ses actes et se méprenait sur sa pensée. Machiavel enseignait
que ce qui fait le salut des princes, c'est d'avoir de bons amis et
une bonne armée, et il ajoutait qu'un prince qui a une bonne armée
n'a pas de peine à avoir de bons amis. Notre armée avait périclité
et les amitiés que son prestige nous avait values cherchaient ailleurs
leur point d'appui.
Cependant le passé, malgré notre déclin militaire, ne s'était pas
effacé en Italie de tous les cœurs. Bien des sympathies, — et c'étaient
celles des hommes les plus considérables par leur talent et leur ca-
ractère, — nous restaient fidèles. Il y avait deux Italies : l'une de
convention, celle des journaux et de la tribune, surexcitée à froid, qui
abusait de nos sympathies et faisait du patriotisme à nos dépens ;
l'autre, sensée, pratique, reconnaissante, qui tenait compte, dans la
bonne mesure, des nécessités de notre politique. Nos partisans s'ap-
pliquaient, au parlement et dans la presse, à conjurer les malenten-
dus, à concilier les intérêts des deux pays. Ils affirmaient le main-
tien d'une étroite et indissoluble alliance avec la France. Mais que
peuvent les sages lorsque les masses sont entraînées, subjuguées
par une idée dominante?
Garibaldi rentrait en scène au mois d'avril. Après une assez
longue éclipse à Caprera, il se préparait à ressaisir la popularité
qu'il avait laissée sur les champs de bataille de la Vénétie ; il an-
nonçait urbi et orbi que les temps étaient proches, que Rome allait
appartenir aux Italiens; l'occasion lui semblait propice, la France
était mal engagée dans l'affaire du Luxembourg, la guerre pouvait
éclater d'un instant à l'autre ; il escomptait nos défaites.
Garibaldi avait le privilège de tout dire et de tout faire : il per-
sonnifiait les aspirations nationales. Il se plaçait au-dessus de la
loi commune , il était une menace constante pour la sécurité pu-
blique et l'autorité royale. Sa puissance tenait en échec celle du
gouvernement. Le sentiment qu'il avait de son pouvoir se tradui-
sait par des actes d'une folle impertinence. Dans des notes adres-
sées aux représentans de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie,
il protestait contre la souveraineté temporelle ; il rappelait qu'une
élection populaire lui avait confié la dictature à Rome et (jue cette
dictature ne pouvait lui être enlevée que par un nouveau plébiscite.
Il j)rétendait être la seule autorité légale dans les états romains.
Dans d'autres pays, ces manifestations eussent été réprimées comme
des actes de rébellion, mais en Italie, où tout le monde a le génie
du compromis, on ne s'en offusquait pas. Elles servaient à popu-
lariser la grande idée et à la faire prévaloir dans les j)rovinces sur
les sentimens catholiques des masses; elles facilitaient le jeu de la
LA FRA>CE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 773
politique italienne, elles lui permettaient de préparer l'Europe à la
dépossession du pouvoir temporel. Le gouvernement ne pouvait
s'emparer de Rome sans violer ses engagemens, mais en y péné-
trant à la suite des bandes garibaldiennes, il avait un prétexte : il
se constituait le déienseur des intérêts de l'église, il sauvait le pape
et s'assurait la reconnaissance des puissances catholiques.
Le baron de Malaret n'était pas dupe de ces calculs, il s'en alar-
mait et s'en plaignait; il voyait avec chagrin s'altérer les sou-
venirs de 1859 ; il suppliait le cabinet de Florence de combattre
les tendances révolutionnaires et de ne pas aggraver la tâche de
l'empereur. Mais, quand tout un pays conspire, il est bien difficile
à un gouvernement de se désintéresser du complot. On s'étonnait,
dans le monde officiel, de nous voir prendre au sérieux les mani-
festations d'un obsédé, d'un personnage « moquable » qu'on ramè-
nerait à la raison le jour où ses provocations dépendraient un dan-
ger réel pour la paix et l'ordi'e public. Et, cependant, on enrôlait
des volontaires ouvertement et les rassemblemens grossissaient
tout le long des frontières pontificales. Les projets du parti révo-
lutionnaire ne pouvaient échapper qu'à ceux qui avaient intérêt à
ne pas voir et à laisser faire. Ils n'échappaient pas à notre envoyé,
il les signalait avec persistance.
« Garibaldi, écrivait M. de Malaret, à la date du 23 avril, à notre
ministre des afTaû'es étrangères, à l'heure où l'affaire du Luxem-
bourg était dans sa phase la plus aiguë, se proposerait de prendre le
commandement d'une expédition qui, organisée à Gênes, irait débar-
quer sur le littoral romaiu, tandis qu'à la première nouvelle d'im
mouvement insurrectionnel à Rome, des bandes d'émigrés se tien-
draient prêtes à franchir la frontière méridionale. Il n'est pas dou-
teux que le parti révolutionnaire redouble d'efforts, qu'il compte
profiter des événemens pour provoquer un conûit avec le gouverne-
ment pontifical, àl'insu ou de connivence avec le gouvernement ita-
lien. »
La révolution n'attendait, en effet, que le premier coup de canon
tiré sur le Rhin pour pénétrer sur le territoire du saint-siège et sou-
lever les populations romaines. Elle voulait faire au mois d'avril
1867 ce qu'elle fit au mois de septembre 1870. Le parti militaire
prussien et le parti révolutionnaire italien poursuivaient le même
but : consommer par la force l'unité de leur pays, l'un en Taffu*-
mant victorieusement à Paris, le second en s'emparant subreptice-
ment de Rome.
La France, attirée dans un piège, avait eu au printemps, au mo-
ment où s'ouvrait l'exposition universelle, la sensation frissonnante
de la guerre. Sans l'énergique intervention de l'Autriche et de l'An-
77/i REVLE DES DEUX MOiNDES.
gleterre,sansle sang-froid de son ministre des affaires étrangères et
la clairvoyance de sa diplomatie, elle n'eût pas échappé à l'invasion.
Dans ces jours d'angoisses, l'Italie, sauf quelques démarches pla-
toniques tentées à Berlin, avait fait la morte. Elle s'était dite l'amie
de tout le monde en invoquant à la fois les souvenirs de 1859 et de
1866. Elle s'était dérobée en soutenant qu'il lui était difficile de
s'engager soit d'un côté, soit de l'autre; car si, avec l'aide de la
France, elle avait commencé sa délivrance, c'était avec le concours
de la Prusse qu'elle l'avait assurée. Le cabinet de Florence avait su-
bordonné le sentiment à la raison d'état. « J'ai pu constater, écrivait
le baron de Malaret à la date du 21 avril, chez les membres du gou-
vernement du roi, une sympathie que je crois réelle, mais qui est
visiblement contenue par le désir de ne pas se compromettre. Tout
en reconnaissant la modération de nos prétentions et tout en blâ-
mant l'ambition excessive de la Prusse, on répète volontiers qu'en
cas de conflit les intérêts de l'Italie ne se trouveraient pas direc-
tement menacés. 11 n'est pas besoin d'une grande clairvoyance
pour comprendre que le gouvernement italien, laissé à ses propres
inspirations, ne songe pas à nous témoigner ses sympathies autre-
ment que par des vœux. »
Ces appréciations étaient confirmées par une de nos correspon-
dances d'Allemagne.
« Le cabinet de Berlin, écrivait-on, d'après ce qui me revient de
bonne source, aurait tout lieu d'être satisfait du gouvernement ita-
lien. Il résulterait, en effet, de la correspondance du comte d'Use-
dom, toujours très influent à Florence, que, dans ses entretiens
intimes avec le baron Ricasoli, ainsi qu'avec M. Rattazzi, il aurait pu
se convaincre que, par reconnaissance pour la Prusse aussi bien
que par intérêt, l'Italie ne sortirait pas, quelle que soit la marche
des événemens, de la plus stricte neutralité. La cour de Prusse se
montrerait fort rassurée par ces déclarations; elle se plaît à les
considérer comme un véritable succès pour sa politique. »
Les sympathies de l'Italie, cela n'était pas douteux, se reportaient
de préférence vers la France, mais ses intérêts lui faisaient un de-
voir de ménager la Prusse. Son attitude ne pouvait surprendre que
ceux qui ne se rendaient pas compte des nécessités impérieuses
de sa poUtique. Elle s'irritait, non sans raison, des reproches
d'ingratitude dont elle était l'objet; elle n'admettait pas que la
recuimaissance pût servir d'argument en puliti({ue.
La foi de l'empereur aurait dû être ébranlée par cette décevante
épreuve : il n'en tira aucune moralité, il persista à servir de mar-
chepied à la grandeur de l'Italie. Il consjicra tous son efforts à la
faire admettre, malgré les observations du comte de Bismarck, à la
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 775
conférence de Londres, bien qu'elle n'eût aucun titre pour reviser
les actes de 1839, relatifs à la Belgique, intervenus à une époque
où elle n'était qu'une expression géographique. Il tenait à lui assurer,
par sa participation à rœu\Te de la paix, la consécration de grande
puissance et la sanction implicite des faits accomplis dans la pénin-
sule. Peut-être aussi ne voulait-il pas, par une politique de ressen-
timent, révéler ses désenchantemens et reconnaître l'irréparable
faute qu'il avait commise en présidant à l'alliance de 1866 qui rivait
l'Italie à la Prusse. Il espérait sans doute, en redoublant de préve-
nances, dissiper les préventions que la France soulevait au-delà des
Alpes, donner de la force à ses partisans et empêcher la politique
italienne de servir d'instrument au cabinet de Berlin. Au point où en
étaient les choses, c'était le parti le plus sage; ce n'est pas par de
mauvais procédés qu'on ramène les amis infidèles. Mais Rome, mal-
gré toutes les protestations de bonne entente, n'en restait pas moins
l'insurmontable obstacle à tout rapprochement sincère.
Si iS'apoléon III, au lieu de se prêter à la violation du traité de
Zurich et de laisser péricliter son ai*mée, avait eu cinq cent mille
hommes sous la main, la question romaine ne se serait pas
« ouverte, » elle serait restée « latente, » à l'état de rêve. Frédéric II
répondait à son envoyé à Londres, qui lui demandait une voiture et
des chevaux pour représenter dignement son souverain : u Allez à
pied ou en voiture, cela ne fait rien à la chose; je n'ai pas d'argent
à voos envoyer pour acheter un carrosse. Mais rappelez-vous bien
que vous devez toujours tenir le langage d'un agent qui a derrière
lui deux cent mille hoounes et Frédéric II à leur tête. »
ni. — LA COCR DE aOME ET LA CONVENTION DU <5 SEPTEMBRE 486Zj.
La convention du 15 septembre avait eu à la cour de Rome le
plus douloureux retentissement. La curie l'avait interprétée comme
une œuvre de damnation inspirée par la plus noire perfidie. Elle
n'avait tenu aucun compte des nécessités qui avaient présidé à sa
signature ; elle avait méconnu la loyauté des sentimens de l'empe-
reur; elle l'accusait de livrer Rome à la révolution. Pour le Vatican,
Napoléon III, c était V ennemi.
Pie IX, cependant, à son avènement au trône pontifical, n'avait
pas craint de caresser la fibre nationale et de donner le branle aux
passions qui couvaient au fond des cœurs. Il avait laissé entrevoir
une papauté libérale et italienne ; il avait appelé Rossi dans ses con-
seils; comme Jules II, il s'était écrié : Fuori i barbari! S'il avait
eu l'esprit poUiique de son successeur, qui sait si la convention de
Paris n'eût pas été entre ses mains une arme de défense et de salut?
Léon XIII a montré ce que peut une haute raison consacrée à une
776 REVUE DES DEUX MONDES.
grande cause. Il a fait revivre le souvenir des temps héroïques de
la papauté ; l'Europe surprise et l'Italie mortifiée ont vu un puis-
sant de la terre, qui partout impose sa volonté, partir pour Ganossa
et en revenir paré de l'ordre du Christ.
Mais, mal conseillé par des entours passionnés qui ne songeaient
qu'à faire pièce à l'empire, Pie IX se refusait à toute transaction. Le
Non possumus était le dernier mot de sa sagesse pontificale. Il ré-
pondit à la notification de la convention par l'encyclique du 8 dé-
cembre; elle flétrissait les idées modernes et faisait l'apologie de
l'ancien régime.
C'était le réquisitoire le plus véhément contre nos institutions,
contre la souveraineté nationale et la liberté de conscience. Le
protégé bafouait le protecteur. L'Italie était encore moins ménagée ;
l'encyclique lui appliquait d'outrageantes épithètes. Devant une
agression aussi passionnée la France aurait pu, à la rigueur, se con-
sidérer dégagée de sa sollicitude envers le saint-siège. C'était l'avis
du prince Napoléon et des adversaires de l'église dans les conseils
du souverain. Ils soutenaient qu'il n'y avait que deux moyens de
sortir d'une situation aussi ingrate : laisser le pape et l'Italie s'ar-
ranger au mieux de leurs intérêts, ou maintenir la puissance tempo-
relle, la soutenir résolument envers et contre tous, en la restaurant
telle qu'elle était avant 1859. Laisser le pape exposé aux surprises,
et se condamner soi-même à des interventions intermittentes était
à leurs yeux le moyen de ne satisfaire personne et de méconten-
ter tout le monde. Mais les solutions extrêmes répugnaient à l'em-
pereur, il se borna à de stériles protestations, il était pris dans un
engrenage dont il ne pouvait plus sortir, il subissait la peine de
ses fautes.
Pie IX, en lançant ses foudres, oubliait les espérances qu'il avait
éveillées en 1847, l'impulsion qu'il avait donnée au mouvement na-
tional. Se croyant menacé et sous de tyranniques influences, il im-
posait silence à l'amour ardent que secrètement il portait à l'Italie
et que souvent il avait peine à contenir (1). Il se rappelait que
(1) Pie IX, en apprenant ina présence à Rome que je traversais à la fin du mois
d'avril 1871, après mon départ du Florence, me fit savoir par M. Lerebvre de Béhaine,
sans que j'eusse sollicité d'audience, qu'il tenuit à me remercier pour le zèle que
j'avais consacré à la défense des intérêts de l'église pendant la mission que Je
venais de remplir auprès du (,'ouvernement italien. 11 me reçut à sept heures du soir
dans son cabinet et me demanda do prendre place à sus eûtes. Il daigna causer lon-
g^uemeut avec moi des événemens de la guerre, de la politique européenne et de
l'avenir du la France. La convursation étant tombée sur les atteintes portées au pou-
voir temporel, je me permis d'appeler l'attention de sa sainteté sur les avantages que
trouverait le gouvernement pontifical à reprendre le mot d'ordre donné au clergé de
su désintérusser d'une façon absolue du mouvement électoral. Ce serait le moyen,
disais-Je, do s'assurer des défenseurs au parlement et de permettre au roi, animé de
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 777
sa pensée avait été payée d'ingratitude, que la révolution avait pé-
nétré au Quirinal et qu'il n'avait dû son salut qu'à une fuite pré-
cipitée. En opposant le dédain aux exhortations de l'empereur, il
rompait les ponts, et livrait ce qui restait du domaine de Saint-
Pierre aux hasards des événemens. Ses vertus étaient grandes, sa
foi ardente, il inspirait le respect et la vénération, il subjuguait les
âmes. Il a étendu et fortifié le pouvoir spirituel de l'église, mais
ses visions mystiques lui enlevaient la claire perception des réalités.
Ses prédécesseurs avaient gagné et perdu des provinces, ils avaient
subi les vicissitudes des souverainetés temporelles ; Pie IX se refu-
sait à tenir compte des enseignemens de l'histoire, il aimait mieux
tout perdre que de rien concéder.
La cour de Rome assurément ne pouvait applaudir à un arrange-
ment qui, tout en interdisant à l'Italie les entreprises violentes contre
le saint-siège, l'autorisait à poursuivre la conciliation de ses intérêts
avec ceux du pape sur le principe de la séparation de l'église et de
l'état. La convention enlevait au Vatican sa quiétude, elle permettait
la discussion de ses dogmes et l'exposait à la polémique irritante de
la presse antireligieuse. Mais, en retour, elle lui assurait une garan-
tie internationale que la France s'engageait solennellement à faire
respecter. Les faiblesses de Napoléon III à l'égard de l'Italie étaient
parfois excessives, mais jamais, à aucune heure de son règne, il
n'avait eu la pensée sacrilège de lui sacrifier le chef de l'église. Ne
refusait-il pas à Metz, au mois d'août 1870, à la veille de ses dé-
faites, le traité que lui apportait le comte Yimercati, parce qu'il ne
conciliait pas ses devoirs envers la papauté avec les exigences ita-
liennes ? Il avait déclaré d'ailleurs dans les termes les plus explicites
en reconnaissant le nouveau royaume, au lendemain de la mort du
comte de Gavour, dans une lettre à Victor-Emmanuel, que jamais il
ne permettrait la dépossession temporelle du pape.
H J'ai été heureux, écrivait-il au roi, de reconnaître le royaume
d'Italie au moment où Votre Majesté perdait l'homme qui avait con-
tribué à la régénération de son pays. Par là j'ai voulu donner une
sentimens de déférence pour le pape, de réagir contre les ennemis du saint-siège.
« Je connais Victor-Emmanuel, me répondit Pie IX, il n'est pas homme à subordonner
son ambition à sa foi religieuse. D'ailleurs, ajouta Sa Sainteté, si je suis Italien et si
S'aime l'Italie, je ne suis pas un pape italien ; j'appartiens à l'église universelle et je
froisserais à juste titre les sentimens du monde catholique en cédant à des préoccu-
patioDS eiclusires. » L'heure de la prière s'annonçait. Le pape se leva. II me congédia
en ajoutant à sa bénédiction des paroles qui restent gravées dans mon cœur. C'était
la seconde fois que les hasards de ma carrière m'avaient mis en présence de Pie IX,
sans que j'eusse recherché un si grand honneur, et chaque fois, j'avais constaté que,
malgré de cruelles épreuves, sa pensée n'était pas dégagée des souvenirs patriotiques
de 1847. (Voir mon voyage à la suite du roi Victor-Emmanuel à travers l'Italie, en
novembre 1863. — V Allemagne et l'Italie en 1870, t. u, page 403.)
778 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle preuve de sympathie à une cause pour laquelle nous avons
combattu ensemble. Mais, en réponse à nos rapports officiels, je
suis obligé de faire mes réserves pour l'avenir. Un gouvernement
est toujours lié par ses antécédens. Voilà onze ans que je soutiens à
Rome le pouvoir du saint-père, malgré mon désir de ne pas occu-
per militairement une partie du sol italien.
« Les circonstances ont toujours été telles qu'il m'a été impossible
d'évacuer Rome. En le faisant sans garanties sérieuses, j'aurais
manqué à la confiance que le chef de la religion avait mise dans la
protection de la France. La position est toujours la môme. Je dois
donc déclarer franchement à Votre Majesté que, tout en reconnais-
sant le nouveau royaume, je laisserai mes troupes à Rome tant
qu'elle ne sera pas réconciliée avec le pape et que le saint-père
sera menacé de voir les états qui lui restent envahis par une force
régulière ou irrégulière. Dans cette circonstance, que Votre Ma-
jesté en soit persuadée, je suis mû uniquement par le sentiment
du devoir. Je puis avoir des opinions opposées à celles de Votre
Majesté, croire que les transformations politiques sont l'œuvre du
temps, qu'une union complète ne peut être durable qu'autant qu'elle
aura été préparée par l'assimilation des intérêts, des idées et des
coutumes. En un mot, je pense que l'unité aurait dû suivre et non
précéder l'union. Mais cette conviction n'influe en rien sur ma
conduite. Les Italiens sont les meilleurs juges de ce qui leur con-
vient et ce n'est pas à moi, issu de l'élection populaire, à prétendre
peser sur les décisions d'un peuple libre. J'espère donc que Votre
Majesté unira ses eflorts aux miens pour que, dans l'avenir, rien ne
vienne troubler la bonne harmonie si heureusement rétablie entre
les deux gouvernemens. »
Les droits du saint-père étaient, on le voit, l'objet de la réserve
la plus formelle, et la reconnaissance de l'Italie par la France ne mo-
difiait en rien le point de vue auquel le gouvernement de l'empe-
reur s'était placé. Cette décision ne constituait ni une approbation
du passé, c'est-à-dire de l'envahissement de la Romagne, des Mar-
ches et de l'Ombrie, ni une garantie pour l'avenir.
M. Thouvenel, notre ministre des affaires étrangères, écrivait de
son côté aux ambassadeurs d'Espagne et d'Autriche, le 6 juin 1861 :
« Les plus hautes convenances, je me hâte de le proclamer, s'ac-
cordent avec les plus grands intérêts sociaux pour exiger que le
chef de l'église puisse se maintenir sur le trône occupé par ses pré-
décesseurs depuis tant de siècles. »
Plus tard, dans une dépêche du 12 mai 1862, il disait au mar-
quis de La Valette, notre ambassadeur à Rome: « Jamais l'empe-
reur n'a prononcé une seule parole qui fût de nature à laisser es-
pérer au cabinet de Turin que la capitale de la catholicité pût en
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 779
même temps devenir du consentement de la France la capitale du
royaume d'Italie. Tous nos actes, toutes nos déclarations s'accor-
dent, au contraire, pour constater notre ferme et constante volonté
de maintenir le pape en possession de la partie de ses états que la
présence de notre drapeau lui a conservée. »
La première pensée de M. Drouyn de Lhuys, en succédant à
M. Thouvenel, fut de se référer à ses déclarations. Répondant à la
revendication faite par le général Durando, le ministre des affaires
étrangères, au sujet de Rome, il prévint toute illusion dans
une dépêche du 26 octobre 1862 : « Je le constate avec regret,
disait-il, le gouvernement italien s'est placé par ses déclarations
sur un terrain où les intérêts permanens de la France, non moins
que les exigences de sa politique actuelle, nous interdisent de le
suivre. »
Il ne fut pas moins explicite lorsqu'il signa la convention du
15 septembre. « Elle reconnaît, disait-il, deux souverainetés en Ita-
lie et, en attendant qu'un accord plus intime ait pu s'établir, elle
assure leur coexistence. Voilà toute la convention ; au-delà il n'y a
que spéculations vaines. »
11 ajoutait, dans une dépêche adressée à M. de Malaret, qu'on a
appelée la dépêche des sept points : « La translation de la capitale est
un gage sérieux donné à la France. Ce n'est ni un expédient provi-
soire, ni une étape vers Rome. C'est un acte international libre-
ment discuté et adopté par les deux parties, solennellement ratifié
par les deux souverains des deux pays. Nul ne peut dire aujour-
d'hui avec assurance quel sera, dans sa forme diplomatique, l'ave-
nir de l'Italie. Mais ce qui est évident, c'est que l'Italie a tout inté-
rêt à préparer un rapprochement entre elle et la papauté et à ne pas
exciter les résistances du monde catholique. »
II est permis d'affirmer, après la lecture impartiale de ces docu-
mens, que l'empereur n'a jamais voulu sacrifier le pape. Il espérait
le ramener à une saine appréciation des choses, lui faire com-
prendre la nécessité d'accepter tout ce qui pouvait le rattacher à
l'Italie. Il se flattait que l'Italie, de son côté, ne se refuserait pas d'as-
surer au pape les garanties nécessaires à l'indépendance du souve-
rain-pontife et au libre exercice de son pouvoir. II croyait atteindre
ce double but par une combinaison qui, laissant le pape maître chez
lui, abaisserait les barrières qui séparaient ses états du reste de
l'Italie. Il s'imaginait qu'un accord interviendrait entre le Vatican et
le cabinet de Florence qui arrêterait la délimitation du domaine de
Saint-Pierre et consacrerait les privilèges des municipalités et des
provinces, de manière qu'elles s'administrassent pour ainsi dire
d'elles-mêmes.
Tel était le rêve de Napoléon ÎII. S'il ne l'a pas réalisé, il faut l'at-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
tribuer moins encore au mauvais vouloir de l'Italie qu'aux résis-
tances passionnées du Vatican. Tous nos ambassadeurs s'usaient en
vains efforts pour faire entrer la cour de Rome dans la voie des ré-
formes et des transactions. Pie IX se bornait à leur montrer le
Christ lorsqu'ils devenaient trop pressans et lui demandaient sur
quelle force il s'appuierait si l'appui de la France venait à lui man-
quer. Toute leur éloquence restait impuissante devant une volonté
sereine, immuable.
L'empereur était à plaindre. Pour se maintenir en équilibre entre
des intérêts si discordans, et à plus forte raison pour les concilier, il
épuisait inutilement les ressources de sa diplomatie. Au Vatican, on
lui reprochait ses compromissions avec l'Italie, au palazzo Vecchio, ses
tendances cléricales. INos actes étaient commentés, souvent dénaturés,
et dès que nous cédions à une parole ou à une démarche irréfléchie,
nous étions pris à partie. C'est ainsi que la mission du général Diimont
fournit matière au gouvernement italien à de vives récriminations.
Le général avait été envoyé à Rome pour inspecter la légion d'An-
tibes, qui, au lendemain d'Aspromonte, avait été formée par des sol-
dats français libérés, à la solde et sous le commandement du saint-
siège. Ces soldats ne pouvaient se sentir liés par la religion du
patriotisme, sous les ordres et au service d'un souverain étranger.
On leur avait parlé de sainte croisade et ils 3e trouvaient chargés de
iaire l'office de gendarmes, de réprimer des aspirations généreuses.
Ils n'étaient pas, comme les zouaves pontificaux, inspirés par la
foi céleste, ils représentaient les idées de 1789. De nombreuses
désertions menaçaient l'existence de la légion, et le maréchal
Niel avait jugé utile l'envoi d'un officier général pour remonter
son moral et lui rendre la discipline (1). La vue de l'uniforme fran-
çais devait du même coup rassurer le Vatican et servir d'aver-
tissement à l'Italie après les troubles qui avaient éclaté dans la pé-
ninsule. « Dites bien, écrivait le maréchal au colonel de la légion,
que nous avons les yeux sur elle, que je souffre profondément de
tout ce qui est une injure à son drapeau. » Le ministre de la guerre
révélait par cette lettre la solidarité qui existait entre la légion
d'Antibes et l'armée françai.se. Il ne cachait pas l'intervention du
gouvernement français entre le pape et ses sujets, entre Rome et
l'Italie.
(1) Dépêche da comte Armand, chargé d'afTaires de Franco à Rome. — « Lea >oI-
data étaient poussés à l'iudisci|))iuc par les agons du parti d'action. Keaucoup se sen-
taient troublés par le bruit dos discussions politiques et religieuses qui, du met$
de leurs ofliciers arrivaient Jusque dans les casernes. Ils étaient dans des conditions
d'cxiittcnco différentes qu'on France, ils n'étaient plus régis par le mémo code de
Justice; ils ne pactisaient avec personne, on les considérait comme dos étrangers; ils
•'ennuyaient et la nostalgie s'emparait de leur esprit. ■
LA FR.\>CE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 781
Pour tranquilliser la cour de Rome, qui se plaignait d'être
menacée, on froissait le sentiment italien. Il était difficile de rem-
plir une tâche plus ingrate. La convention, qui devait tout conci-
lier, devenait une source de récriminations. Elle troublait nos rap-
ports avec l'Italie sans nous assurer l'appui et la reconnaissance
du pape. Mieux eût valu évacuer les états pontificaux spontané-
ment en nous résen ant notre liberté d'action, que de nous exposer
à d'acrimonieuses controverses. L'empereur s'était de gaîté de
cœur engagé dans un cercle vicieux : il affirmait qu'il ne laisserait
pas prendre Rome, et en même temps il discréditait le pouvoir tem-
porel en le proclamant à la fois indispensable et détestable. Tout
craindre, tout espérer, ménager tout le monde sans s'engager for-
mellement avec personne, manquer toutes les occasions et se per-
suader qu'on est habile parce qu'on réserve l'avenir, telle était notre
politique.
L'apparition d'un général français à Rome, inspectant les troupes
du saint-siège et leur adressant des allocutions à double entente,
n'était pas, il faut le reconnaître, un acte de sagesse. Le gouverne-
ment italien ne manqua pas de relever l'incident et de faire ressor-
tir ce qu'il avait d'équivoque, de blessant. Il le considérait comme
une infraction à l'esprit et au texte de la convention de septembre;
il soutenait que parmi les volontaires enrôlés se trouvaient quantité
de soldats et d'officiers appartenant encore à l'armée française. Il
prétendait que le gouvernement impérial %'iolait nos lois militaires,
qui ne lui permettaient pas de détourner nos effectifs au profit de
l'étranger. Il se prévalait du mandement de l'évêque d'Avranches,
qui disait à son clergé : « Nous sommes autorisés à vous demander
cette propagande religieuse et patriotique, » pour prouver que nous
avions transformé nos curés en recruteurs de l'armée pontificale.
Pour le gouvernement italien, il n'était pas douteux que les soldats
du pape étaient des soldats français déguisés, et que nous cher-
chions à perpétuer l'occupation.
Des notes et des explications déplaisantes furent échangées. Les
ministres n'ont jamais de collaborateurs lorsque le succès cou-
ronne leurs efforts ; ils en ont toujours pour pallier leurs erreurs.
M. Ratazzi s'en prenait à M. Nigra de ses mauvais rapports avec la
France; il lui reprochait la mollesse de son attitude, il trouvait que
la familiarite.de ses relations avec les Tuileries et le Palais-Royal
nuisait à son autorité diplomatique. C'était méconnaître son habi-
leté et son patriotisme. Son poste était l'objet d'ardentes convoitises
et sa rapide fortune servait d'argument à ses détracteurs. Il
était question de son rappel, on parlait aussi de celui de M. de
Malaret. Le président du conseil se plaignait de l'intimité de
notre envoyé avec les consortistes, les membres de l'ancien cabinet;
782 REVUE DES DEUX MONDES.
il le soupçonnait de comploter avec eux sa chute, il était con-
vaincu que son attitude si nette n'interprétait pas les sentimens de
son souverain. 11 espérait qu'en rappelant M. Mgra on le rappelle-
rait. Mais à la cour des Tuileries on tenait à M. Nigra; il était l'ami
du prince Napoléon, et l'empereur le considérait comme un legs de
M. de Gavour. La diplomatie occulte sauva cette fois la diploma-
tie officielle. L'empereur fit plaider la cause de l'envoyé italien au-
près du roi. M. ÎNigra fut maintenu à son poste, tandis que M. de
Malaret fut pour longtemps, en vertu d'un congé, éloigné du sien;
il est vrai que Victor-Emmanuel s'était bien gardé de plaider la
cause de l'envoyé français auprès de l'empereur. Comme toujours,
le dernier mot restait au gouvernement italien. Ce ne fut pas la
seule concession. M. de Moustier promit qu'il veillerait pour que
dorénavant il n'y eût plus dans la légion romaine que des soldats
libérés de tout engagement envers la France, et que le général Dû-
ment serait rappelé. 11 ne se borna pas à cette satisfaction. Une
note justificative insérée dans le Moniteur montrait combien en toute
occasion nous nous plaisions à pousser jusqu'aux dernières limites
la condescendance envers notre alliée de 1859. Mais, malgré nos
regrets et nos promesses, le ministère italien ne se tint pas pour
satisfait ; il était poussé par la chambre qui, dans des ordres du
jour motivés, réclamait de plus amples explications; il se sentait
d'ailleurs sur un bon terrain, il cherchait à prendre une revanche
contre nos ingérences et à nous mettre au pied du mur ; il fallut que
l'empereur, injpatienté de cette persistance, fit de sérieuses observa-
tions au chargé d'alïaires d'Italie pour couper court à de nouvelles
obsessions. M. Rattazzi faisait de la popularité à nos dépens. 11 s'ap-
puyait sur un parti foncièrement hostile à notre politique : il allait
bientôt nous soumettre à de pénibles épreuves et nous imposer de
douloureuses résolutions.
La conférence de Londres, en neutralisant le Luxembourg, avait
conjuré la guerre. Toute l'Europe s'en était réjouie, le parti militaire
prussien et le parti révolutionnaire italien seuls avaient maudit la
diplomatie, quis'étaitmalencontreusement jetéeà la traverse de leurs
sinistres projets. La France, grâce à une évolution savante, faite sous
le coup du danger, était sortie, sans y laisser sa dignité, de l'imi-
passe où une politique perfide l'avait acculée. L'Italie s'était sincè-
rement associée à l'allégresse générale, son souverain, ses princes
et ses hommes d'état étaient venus à Paris admirer les œuvres de
la paix et protester de leurs sympathies; ses journaux avaient rais
une sourdine à leurs polémiques ; les bandes garibaldiennes ne rô-
daient plus autour des frontières romaines. Mais les comités révolu-
tionnaires ne désarmaient {)as, ils conspiraient dans l'ombre. Cepen«-
•duntles nouvelles de lioine n'étaient pas de nature aies encourager;
LA FRANCE ET LA PRDSSE DE 1867 A 1870. 7S3
la population restait sourde à leurs appels, elle ne se souciait pas de
s'associer aux mouvemens insurrectionnels du dehors (1).
Garibaldi était de mauvaise humeur, il maugréait contre son parti.
M. Rattazzi parlait avec désinvolture du « héros des deux mondes, »
il prétendait que ses amis s'étaient donné le mot pour le paralyser
dans l'exécution de ses projets, que Mazzini le malmenait dans ses
manifestes, qu'il le traitait de naïf, d'aventurier, que l'argent et
les armes lui manquaient. M. de Malaret était mieux renseigné. Il
savait que Garibaldi négociait avec la compagnie Rubattino la cession
de bateaux, qu'il persistait dans l'intention de tenter une attaque
sur les frontières romaines, qu'il entrait dans sa tactique d'édter
toute rencontre, tout engagement avec les troupes italiennes, et
qu'il avait prescrit à ses volontaires de pénétrer isolément sur le
territoire pontifical pour se réunir au premier signal sur des points
déterminés. Il savait aussi que son fils Menotti parcourait le Midi
pour y recruter des partisans.
Ces renseignemens, malgré leur précision, n'avaient pas le don
d'émouvoir le président du conseil. M. Rattazzi persistait à dire
que si le solitaire de Gaprera excitait encore quelque curiosité, il
avait perdu toute influence. Il cherchait à nous donner le change en
le présentant comme un personnage démodé, perdu dans la faveur
populaire. Garibaldi n'était pas pour l'Italie, comme il le prétendait,
un révolutionnaire, un chef de bandes : il était la patrie italienne.
Le gouvernement de l'empereur était aussi surpris qu'inquiet de la
sécurité qu'affectait le président du conseil. Nos renseignemens ne
s'accordaient pas avec son optimisme. Gomment pouvait-il ignorer les
dépôts d'armes, les bureaux d'enrôlemens que notre diplomatie lui
signalait ! Son attitude donnait à réfléchir.
IV. — MAZZI>'I ET GARIB/LDI.
La révolution italienne avait deux chefs : Garibaldi et Mazzini ;
l'un personnifiait l'Italie bruyante , théâtrale ; le second , l'Italie
souterraine, celle qu'on ne voit pas. Ils tenaient les ressorts qui
pouvaient à tout instant surprendre l'Europe par un coup de théâtre.
Unis dans la défense de Rome, en 1849, ils avaient depuis suivi des
marches différentes, ils étaient devenus rivaux. Leurs rôles ne pou-
(1) Dépèche du comte Armand, chargé d'affaires de France à Rome. — « Toutes les
nouvelles s'accordent à considérer une agression comme imminente. Malgré cette
unanimité, on ne constate ni à Rome ni dans les provinces le plus léger symptôme
d'effervescence. Garibaldi n'a d'adhérens ni dans les basses classes, ni dans les
classes moyennes. La balle d'Aspromonte l'a fait choir de son piédestal. Un émissaire
de M. Rattazzi, arrivé à Rome pour observer l'esprit public, a été frappé de l'indiffé-
rence et du découragement des Romains. »
78A REVUE DES DEDX MONDES.
vaient se concilier. Mazzini était prêt à céder la dictature militaire
au général, mais il entendait tracer le programme du mouvement
et le diriger. Leurs noms s'imposaient à l'opinion dans l'état où se
trouvaient les esprits. La mort du comte de Gavour avait laissé un
vide immense; les ministres qui s'étaient partagé son héritage
avaient perdu leur influence éphémère. L'Italie rompait avec la
sagesse et se retournait vers la révolution : elle suivait ceux qui
personnifiaient l'unité et prêchaient la croisade contre le pouvoir
temporel.
Garibaldi, qu'on a appelé « le dernier des condottieri, » flattait les
passions populaires par ses bravades, ses défis au pape et à la
France. Il était brutalement hostile au clergé, il était possédé de
l'idée de délivrer Rome à main armée, le Vatican était pour lui
a une tanière de renards. » Il était prêt à faire l'Italie, même avec
le diable, anche col diavolo. On ne parlait que de ses exploits ; il
était toujours en scène. Mazzini, au contraire, apôtre et martyr de
la grande idée, vivait insaisissable, dans d'obscures retraites. Ré-
pudié par le gouvernement, méconnu des masses, il était souvent
proscrit; il se réfugiait dans le Tessin ou en Angleterre lorsque
la police, sur les réclamations de l'étranger, le serrait de trop près. Ses
plans n'étaient pas ceux de Garibaldi ; il mêlait le mysticisme à la
politique. Il voulait détruire le pouvoir temporel, non par haine
de la religion, mais dans l'intérêt même du développement reli-
gieux de l'humanité ; il croyait, comme les catholiques, aune su-
prématie fatidique universelle de Rome. « Le nom de Rome, disait-
il, en 18^9, à la constituante romaine, a toujours été pour moi un
talisman. Alors que toutes les nations grandissent et disparais-
sent, une seule ville a reçu de Dieu le privilège de pouvoir, après
une mort apparente, ressusciter plus grande qu'avant pour remplir
une mission supérieure. Il est impossible, ajoutait-il, qu'une ville
qui seule a eu dans le monde deux grandes vies, la seconde plus
glorieuse que la première, n'en ait pas encore une troisième. Après
la Rome des empereurs et la Rome des papes viendra la Rome du
peuple. »
Mazzini n'était pas un sectaire vulgaire, c'était un philosophe ;
« il avait le sentiment du devoir, stoïque, austère, sombre,
inexorable; il voyait, au-delà du tombeau, l'avenir qu'il pré-
parait. » Nul n'a plus souffert que lui pour la régénération de son
pays. Il s'était, dès sa jeunesse, à l'époque où l'Italie gémissait sous
le joug étranger, voué au rôle ingrat, périlleux de conspirateur. Il
avait poursuivi à travers mille tentatives avortées, sans jamais céder
au découragement, la pensée transmise depuis Dante, de siècle en
siècle, par des générations de patriotes illustres.
II avait recruté, avec l'attraction du mystère, des affidés dans
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 785
tous les rangs et sur tous les points de la péninsule. Il avait formé
tout un réseau de sociétés secrètes, savamment reliées entre elles,
qui, sous son impulsion, entretenaient la haine de l'Autriche et
minaient sourdement les princes italiens ses protégés (1). On disait
qu'il avait la iolie des insurrections patriotiques ; il les encourage-
rait par tous les moyens, certain que la répression se retournerait
contre les gouvernemens en soulevant la colère et l'esprit de ré-
bellion.
Dans son système, l'unité était la condition de l'indépendance, et
la république la condition de l'unité. Il ne croyait pas la monar-
chie capable de se sacrifier à une grande idée, mais, plus politique
que Garibaldi, il ajournait la réalisation de son rêve dans l'espoir de
s'assurer le concours de Victor-Emmanuel. Il ne craignait pas de lui
offrir ses services, il lui soumettait ses plans par des intermédiaires.
C'est ainsi qu'après la guerre de 1859 il lui conseillait de délivrer
Venise et s'engageait à fournir des prétextes à sa politique, qui
lui permettraient de dire à l'Europe, comme Charles-Albert en
18â8 : « II faut que je marche. » Il lui offrait de soulever la Vénétie
et de mettre l'Autriche aux prises avec toutes les nationalités sou-
mises à sa domination. Le roi écoutait ces ouvertures sans les dé-
courager ; en traînant les pourparlers, il gagnait du temps et en-
dormait la révolution. Il ne lui déplaisait pas de savoir Mazzini et
Garibaldi occupés à fomenter des soulèvemens en Hongrie, en Po-
logne, en Serbie, jusqu'au jour où il se serait assuré des alliés. Il
ne croyait pas comme les révolutionnaires au triomphe des idées
sur les baïonnettes ; il tenait à se prémunir contre toutes les mau-
vaises chances par l'alliance militaire de la Prusse et la garantie
morale de la France ; il tâtait le pouls à M. de Bismarck et sondait
l'empereur.
Le comte de Cavour et le comte de Bismarck se servaient de leurs
souverains, mais leurs procédés étaient différons. M. de Bismarck
se chargeait lui-même des entreprises douteuses, il était censé agir
à l'insu de son roi, auquel il réservait les suprêmes décisions. M. de
Cavour, au contraire, laissait au roi la tâche de négocier secrète-
ment avec la révolution, il était censé tout ignorer, ce qui lui per-
mettait de se prévaloir auprès de la diplomatie de la correction
de sa politique (2).
Mazzini déconseillait l'alliance française; il avait la haine de
l'empereur, il ne lui pardonnait pas le siège de Rome et le coup
qu'il avait porté à la république. — « Si le roi a du cœur, disait-il,
(t) Voir il. A. Boullier : Victor -Emmanuel et Mazzini.
(2) Valbert, Hommes et choses du temps; Hachette.
TOMB LXXIV. — 1886. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
il se passera de la France. » Il se refusait à croire à la sincérité de
Napoléon III ; il n'admettait pas que, souverain français, il pût se
prêter à l'unité de l'Italie. « Personne ne croira, écrrvait-il le 15 dé-
cembre 1858, à moins d'avoir perdu le bon sens, que Louis-Napo-
léon veuille ou puisse créer avec l'unité italienne une puissance ri-
vale de la France, puisse ou veuille, par une longue guerre et par
la dissolution de l'Autriche, laisser le champ libre aux nationalités
révolutionnaires. » Il ne se doutait pas de l'accord intervenu à
Plombières au mois de septembre, il ne pressentait pas « le com-
pliment du jour de l'an » que méditait l'empereur et qui der\'ait
nous coûter si cher. Il n'était pas seul à conspirer!
L'Angleterre avait, en revanche, toutes les prédilections de Mazzini.
Il était certain de ses sympathies, il ne doutait pas qu'elle ne vhit
en aide à l'Italie le jour où la France, éconduite, cesserait d'être
prépondérante dans la péninsule. Ses exigences dépassaient sou-
vent la mesure ; dans son orgueil, il se considérait comme une puis-
sance; il avait la prétention de traiter d'égal à égal avec le roi, il
lui demandait de changer ses ministres et de donner des gages
écrits à la révolution.
Si Victor-Emmanuel se prêtait à d'obscurs pourparlers, c'était pour
conjurer les mouvemens prématurés dans la péninsule et n'être pas
entraîné, par des coups de tête, dans de périlleuses entreprises. Il
était prudent, dissimulé ; il poursuivait son but avec l'égoïsme natio-
nal qui est le devoir et le patriotisme des princes. Tenu, vis-à-vis
de l'Europe, au respect du statu quo, il ne pouvait lui convenir de
céder à des entraînemens révolutionnaires avant d'être prêt diplo-
matiquement et militairement. Il ne se souciait pas de jouer un
jeu à tout perdre.
Mazzini avait promis à Victor-Emmanuel de subordonner son idéal
politique à l'unité. Lorsqu'il s'aperçut que ses conseils restaient
sans effet, il lui notifia qu'il reprendrait son programme : « La
maison de Sa>ioie, écrivait- il avec humeur, n'a jamais pu renoncer
aux intrigues diplomatiques, signe manifeste du sentinient qu'elle
a de sa faiblesse. Transformée en maison d'Italie, j'espérais qu'elle
changerait sa tacti(|ue; si elle n'en est pas capable, il est impos-
sible que nous marchions d'accord ! »
Après cet incident, Mazzini revint à ses idées premières : fonder
l'unité par la république; il fit de» avances à M. de Hismarck au
nom du parti d'action pour ren\erscr, au besoin, Victor-Emmanuel.
Des révélations récentes le montrent en pourparlers avec le comte
d'Lsedom et des officiers prussiens (1).
(1) Mauini : Scrittiediti $ inediti.— Politica segrela. — Mâatari : La vita $ il regno
di Vittorio EmanutU II. — Do Mazade : k Comte de Cavour. — BiânchI : Storia
LA FRANCE ET LA PRCSSE DE 1867 A 1870. 787
« Je ne partage en rien, disait Mazzini le 17 novembre 1867 dans
une des notes passées au comte d'Dsedom, les vues politiques du
comte de Bismarck, sa méthode d'imification n'a pas mes sympa-
thies, mais j'admire sa ténacité, son énergie et son esprit d'indépen-
dance en face de l'étranger. Je crois à l'unité de l'Allemagne et je la
désire comme je désire celle de ma patrie. Je déteste l'empire et la
suprématie que la France s'arroge sur l'Europe. Je crois que l'al-
liance de l'Italie avec la France contre la Prusse, dont les victoires
nous ont donné la Yénétie , serait un crime qui imprimerait une
tache ineffaçable à notre jeune drapeau. Tout en conservant notre
indépendance réciproque pour l'avenir, je pense donc qu'il y a lieu
à une alliance stratégique contre l'ennemi conamun entre le gouver-
nement prussien et notre parti d'action, La Prusse fournirait un mil-
lion de francs et deux mille fusils à aiguille. Je m'engagerais, en re-
tour, sur l'honneur, à rendre impossible toute alliance entre l'Italie et
la France, et à renverser, s'il persistait dans ses desseins, le gouver-
nement du roi. »
Mazzini alarmait le cabinet de Berlin pour le gagner à ses pro-
jets ; il exagérait à plaisir l'entente entre la cour de Florence et celle
des Tuileries. Il surprenait la bonne foi de la diplomatie prussienne
en lui exposant dans des notes les projets qui, d'après lui, se tra-
maient entre les alliés de 1850. II troublait son sommeil en affir-
mant que dans une des armoires du ministère des affaires étran-
gères se trouvait « un rouleau de huit pages de papier anglais, et
que ce rouleau, recouvert de velours bleu, contenait un protocole
secret joint à la convention du 15 septembre i86A. » 11 prétendait
que la guerre contre la Prusse était résolue, que les troupes fran-
çaises seraient retirées de Rome et qu'en échange de cette concession,
l'Italie mettrait une armée au service de notre politique. Le rou-
leau fatidique n'existait malheureusement que dans l'imagination
fiévreuse du conspirateur italien. Mazzini connaissait mal les
hommes. Il se trompait en accusant Victor-Emmanuel de s'être lié
per fus et nefas à Napoléon III, comme il s'était mépris en 1858 en
affirmant que jamais un souverain français ne se prêterait à l'unité
italienne.
Le cabinet de Berlin n'était pas éloigné de croire aux projets
qu'on lui dénonçait, mais il n'en avait pas la preuve, et c'est
cette preuve qu'il désirait avoir. Le comte d'Usedom demandait
à Mazzini de la lui fournir ; il aurait voulu qu'il lui procurât une
copie authentique du mystérieux protocole contenu dans « le
^oeummtale dêUa diplomazia europaa in Itaka. Toriso. — A. Boullier : Vtciûr-
Emmanuel et Mazzini.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
rouleau bleu. » — « Ce n'est qu'à cette condition, disait-il, que son
gouvernement traiterait avec lui pour faire échec à la politique
des Tuileries. » Pour lui faciliter la constatation de la vérité, il
lui ouATait une piste ; il lui apprenait que le général Cialdini et le
général Durando prétendaient avoir lu des lettres échangées entre
les deux souverains en vue d'une guerre contre la Prusse (1).
Mazzini,mis au pied du mur, disparut dans les brouillards de Lon-
dres. Il n'avait pas de preuves à fournir. « Je suis malade, disait-il,
il m'est impossible d'écrire longuement. » II proposait au comte d'Use-
dom de s'entendre de vive voix. Les pourparlers lurent suspendus,
mais non pas rompus.
Du reste, tous les cabinets et tous les souverains conspiraient
dans les années troublées qui ont précédé la catastrophe de 1870.
Jamais les gouvernemens ne donnèrent par leurs actes de plus
éclatans démentis à leurs déclarations officielles. Des agens secrets
de toutes qualités et de toutes nationalités parcouraient l'Europe en
tous sens ; ils servaient d'interprètes à d'inavouables desseins ; sous
le prétexte de concilier des intérêts divergens, ils disaient ce qui
honnêtement ne pouvait s'écrire. Ils apparaissaient dans les capi-
tales comme les précurseurs de la tempête. Ils pénétraient par des
portes cachées chez les princes et les ministres ; ils s'appliquaient,
souvent inconsciemment, à leur donner le change sur la pensée et
les dispositions des gouvernemens dont ils étaient les organes équi-
voques. Napoléon III croyait tenir dans sa main les fils de ce réseau
d'intrigues et les diriger au gré de sa politique changeante; il se
flattait d'en être l'âme, il n'en était que le jouet, et la France, hélas !
la victime.
G. ROTHAN.
(1) Réponse du comte d'Uaedom, transmise à Mazzini, qui se trouvait à Lugano. —
« Le gouvernement de Berlin craint qu'il n'y ait accord entre le roi Victor-Emmanuel
et l'empereur Napoléon, accord qui serait contraire à ce que le roi do Prusse devait
attendre du roi d'Italie. Mais il n'en a pas la preuve, et c'est cette preuve qu'il dési-
rerait avoir. S'il l'avait, il consentirait immédiatement à traiter avec l'homme qui
seul aujourd'hui peut faire échec & la politique des Tuileries. L'autour de la note est
donc intéressé à se procurer la preuve désirée et à donner tous lus éclairclNsemons
nécessaires à l'officier prussien, afln qu'on puisse ensuite directement s'aboucher
a.rec lui-mémo. Pour faciliter la voie à l'auteur do la note, on lui fait savoir que les
généraux Cialdini et Durando ont dit avoir lu les dépêches échangées entre Victor
Emmanuel et Napoléon III dans lesquelles le roi s'cngago à ne pas aller à Rome, dé-
pêches qui auraient servi do préliminaires à l'accord italo-français contre la Prusse.»
(Voir M. A. Boullior : Victor-Emmanuel it Maazini, page 249; Négociations secrètes
entré M. de Bismarck et Mazxini, et la Politica srgreta italiana. Turin ; Roux et
Favalo.)
LES VICISSITUDES
D UNE
RÉGION FRANÇAISE
LA PROVENGE PRIMITIVE.
La connaissance des événemens auxquels un pays doit sa confi-
guration, des êtres qu'il a possédés, des aspects qu'il a présentés
d'époque en époque; cet ensemble de variations, pour tout dire,
dont une région donnée a été jadis le théâtre, c'est à la géologie
et au cortège de sciences groupées autour d'elle que nous sommes
redevables de les avoir saisies et de pouvoir les exposer. C'est d'elle
que relève ce merveilleux instinct qui nous entraîne au fond des
âges et nous fait assister en spectateur désintéressé à des révolu-
tions dont le sens nous ferait défaut si la géologie n'était là, prête
à le découvrir. Ce mot de révolution, si facilement employé, ne
saurait pourtant faire illusion outre mesure, ni être pris dans une
acception par trop humaine. Nous l'appliquons, ne l'oublions pas,
à des changemens que le mirage du passé fait seul paraître brus-
ques et saccadés. Il en est d'eux comme de- ces plans qui se tou-
chent et semblent se confondre à l'horizon, tandis qu'en réalité ils
se trouvent séparés par de larges espaces intermédiaires. Les se-
cousses et les dislocations auxquelles nous rapportons les modifi-
790 REVDE DES DEUX MONDES.
cations de niveau ou de relief dont l'écorce terrestre a été affec-
tée nous paraissent brusques surtout à laison de i'éloignement.
Accomplis le plus souvent avec lenteur et à l'aide d'une impulsion
intermittente, amortis, en un mot, par le fait de la durée, durée
auprès de laquelle notre courte existence n'est rien, les mouve-
mens du sol ont dû se pro'onger, se répéter, se compléter et abou-
tir peu à peu aux résultats décisifs que nous constatons. Ils ne nous
semblent tels que parce qu'ils résument une longue série d'actions
partielles, tantôt concordantes, tantôt dirigées dans un sens opposé
à celui des précédentes, de manière à provoquer des effets absolu-
ment invei-ses.
Totite contrée n'est, «n dernière ^analyse, qu'une résultante des
divers facteurs dont elle a subi successivement ou simultanément
l'impulsion. Elle est telle, sous nos yeux, que le passé l'a faite, et
le stratigraphe, ainsi que le paléontologue, ont toujours quelque
chose à apprendre sur l'ordre et la nature des terrains explorés par
eux et des êtres dont ces terrains i,'ardent les traces. A ce point de
vue, aucun sol n'est complètement ingrat et tout observateur peut
utilement l'interroger pour en rédiger les annales. Ces annales, il
est vrai, sont très loin d'offrir partout !e même intérêt : il est ies
régions essentiellement monotones et stériles, c'est-à-dire réduites
à un très petit nombre d'accidens de terrain. On peut les comparer
à ces peuples obscurs, à ces races vivant à l'écart, dont le passé ne
saurait rien nous révéler. C'est le cas, en géologie, des grandes
plaines d'alluvion, des contrées plates, sans fractures ni massifs
montagneux, dont une seule formation horizontale ou faiblement
inclinée occupe à elle seule l'étendue. La Russie offre des exemples
et, parfois, sur une très grande échelle, de cette disposition géo-
gnostiqiie. C'est elle qui a valu le nom de « permien » au terrain
ainsi désigné, parce \u\\ couvre exclusivement le gouvernement
de Perm et s'avance jusqu'à l'Oural. Tn des géologues français les
plus actifs de la première moitié du siècle, M. de Verneuil, aimait
à dire comment, en face de cette uniformité persistante, il s'y était
pris , de concert avec le célèbre Murchison , pour tracer la carte
géologique de la Russie intérieure : suivant chacun, à la distance
d'une vingtaine de lieues, deux routes parallèles, ils notaient au
passfige la continuation du même terrain et bien plus rarement l'ap-
parition d'un terrain nouveau. Ils n'avaient ensuite qu'à coordon-
ner leurs relevés respectifs, et la carte des terrains parcourus se
trouvait dressée d'une façon très exacte au fond, bien qu'à l'aide
d'une méthode tout a])proximativc en apparence.
1/analyse des changemens survenus dans de semblables régions.
par l'effet du temps, se résumerait le plus souvent en quelques
lignes : d'abord recouvertes par la mer, puis délaissées par elle,
LA' PROVEKGE PRIUITITE*
701
ces régions n'ont cessé depuis de rester terre ferme, et les mou-
vemens du sol, s'il y en a en, n'ont pas été de nature à favoriser
le retour offensif des flots. — Ou bien encore, comme en Scandi-
navie, ce sont des régions en grande partie constituées par des
roches cristallines très anciennement émergées et que les mers pri-
nràtives ont abandonnées de très bonne heure pour ne plus jamais
les envahir. — Mais s'il est des régions dénuées d'histoire, faute de
notions sufiSsantes et par suite de l'extrême simplicité des élémens
qui entrent dans la composition de leur sol, il en est en revauche
dont les bouleversemens répétés rendent l'interprétation des plus
difliciles. C'est ce qui arrive dans le voisinage des grandes chaînes.
Les plisseraens et les fractures, les failles, les poussées latérales,
les redresseraens jusqu'à la verticale et même les renversemens de
couches, tous ces phénomènes qui tiennent à l'activité des forces
intérieures une fois mises en jeu, se manifestent à chaque pas que
l'on fait lorsqu'on remonte les vallées et les pentes alpines. Le slra-
tigraphe, à force de perspicacité, trouve la clé et restitue le vrai
sens de chacun de ces problèmes; il en poiu^uit l'explication de
localité en locahté et rejoint parfois les fils égarés de la trame des
événeraens d'autrefois. Mais la puissance même, nous dirions volon-
tiers l'énormité de pareils événeraens, capables d'avoir fait surgir
des masses ^anitiques des profondeurs du sol éventré, au travers
des assises rompues ou triturées, devient un obstacle à la juste
appréciation de l'état de choses antérieur, et, par suite, à la recon-
stitution méthodique de celui-ci. — Il n'en est pas ainsi de cer-
taines régions moins tourmentées que les Alpes et plus accidentées
que la Russie, qui se sont formées graduellement à laide de mou-
vemens partiels et successifs. Émergées peu à peu, elles se soiut
accrues en ajoutant de nouveaux espaces à l'étendue primitive,
d'abord restreinte à d'étroites limites, puis agrandie et transfor-
mée d'une période à l'autre. Là se rencontrent encore apparens
les indices des anciennes \icissitudes. Les retraits de la mer élar-
gissant par zones concentriques l'espace continental, de même que
ses retours à certains momens ou encore l'action intermittente des
eaux douces, remplaçant les eaux salées par des lacs ou des bas-
sins fluviatiles, tous ces accidens si divers se laissent analyser sans
trop de peine, et l'histoire du passé, embrassant les révolutions
matérielles et les êtres vivans de chaque période, se trouve remise
en pleine lumière avec ses traits propres et sa physionomie carac-
téristique.
C'est en suivant cette voie et en s'attachant à l'une des contrées
les mieux disposées pour faire ressortir un ordre pareil de phéno-
mènes qu'Oswald Heer, dont nous avons ici même analysé l'œuvre,
a écrit son livre de la Suisse primitive. Mais d'autres pays (et
792 REVUE DES DEUX MONDES,
particulièrement la France) présentent les élémens du même genre
de tableaux, plus éclatans ou plus effacés, selon les lieux que l'on
choisit et l'abondance relative des documens à interpréter, comme
s'il était question de choisir entre des drames ou des féeries dont
les décors et la mise en scène seraient plus ou moins éblouissans.
Deux contrées françaises, par-dessus toutes, paraissent privilé-
giées à cet égard, par la raison bien simple que leur autonomie
acquise de très bonne heure s'est longtemps conservée intacte
dans le cours des âges. Toutes deux, d'abord insulaires, puis gra-
duellement accrues , finalement soudées à la masse principale du
continent européen, ont éprouvé d'âge en âge des changemens de
toute nature dont leur sol recèle fidèlement le secret. La mer ou
les lacs, l'action des eaux thermales ou celle des feux souterrains,
les lagunes plates encombrées de verdure, les steppes desséchées
et sableuses, les forêts profondes couvrant les plaines et remontant
la jCroupe des montagnes ont tour à tour pris possession de ces
deux terres, exercé sur elles leur influence, et leur ont imprimé les
aspects les plus divers, les contrastes les plus frappans, sans qu'il
soit besoin , pour constater la succession de tant de phénomènes,
de s'écarter du périmètre étroit que mesurent quatre ou cinq de
nos départemens réunis. La Provence et l'Auvergne ou n île cen-
trale » sont ces deux terres également curieuses à observer. Sépa-
rées maintenant l'une de l'autre par la vallée du Rhône, jadis par
un bras de mer, marquées de traits communs, mais ayant eu des
destinées différentes et des événemens qui leur sont propres, elles
méritent, par cela même, d'être l'objet chacune d'une étude spé-
ciale, et leurs annales comportent une double histoire. Nous com-
mencerons par celle de la Provence.
I.
En jetant les yeux sur une carte de Provence, on voit, à partir
du cap Sicié, la côte s'infléchir, se creuser, devenir sinueuse et
capricieusement découpée. Non-seulement elle donne lieu aux rades
de Toulon et d'Hyères, aux plages dentelées de Borraes et de Cava-
laire, au golfe de Grimaud ; mais elle projette au sud un archipel,
celui des îles d'Hyères , au moyen duquel la Provence atteint et
dépasse quelque peu le A3^ degré de latitude. Au-delà, c'est-à-dire
à la hauteur de l'embouchure do l'Argent, la côte se replie et re-
monte vers le nord. Le périmètre dont'nous venons do suivre les
limites littorales est borné à l'intérieur des terres par la |)etite chaîne
dos Maures, qui court de la Garde-Kreynet à Pignans ; le long de la
plage, la région ainsi déterminée est le plus souvent abrupte, se-
mée d'anfractuosités, d'accidens anguleux ou môme coupée à pic.
LA PROVENCE PRIMITIVE. 793
comme si la continuité des terrains qu'elle comprend eût été brus-
quement rompue à un moment donné, sans qu'il soit possible de
présumer leur étendue antérieurement à cette fracture. C'est là,
en Provence, en y joignant quelques lambeaux vers l'Estérel, au-
dessus de Cannes et du golfe Juan, la « région primitive, » émergée
de toute ancienneté, en même temps la région siliceuse et cristalline
dont les roches, granitiques et gneissiques par places , sont plus
ordinairement schisteuses et pailletées de mica. — Un aspect à
part, une végétation spéciale caractérisent cette région, peuplée
de chênes-liège et de pins maritimes, associés au châtaignier
et aux grandes bruyères. La flore de cette partie du Var emprunte
à ces espèces et à une foule d'autres sa physionomie aussi connue
des touristes qu'appréciée des botai^stes en quête des plantes rares
qui foisonnent sur un sol sillonné de ravins profonds et découpé en
vallées sinueuses.
Entre cette région et la partie septentrionale, montagneuse et cal-
caire du département du Var, qui constitue une sorte de terrasse
mouvementée, s'interpose une vallée d'érosion, creusée tout entière
dans les grès multicolores du trias, qui se prolonge sans disconti-
nuité des abords de Toulon jusqu'au-delà de Fréjus et que la voie
ferrée a naturellement choisie pour contourner les Maures, se rap-
procher ensuite de Draguignan et gagner l'embouchure de l'Argent,
avant de s'engager à travers les masses porphyriques de l'Estérel.
Les grès triasiques, d'abord fracturés , puis redressés et s' enfon-
çant au nord sous des assises calcaires plus récentes, ont offert aux
eaux courantes des âges postérieurs des matériaux faciles à atta-
quer et à désagréger. On les retrouve à l'état remanié dans les lits
détritiques d'origine fluvio- lacustre qui abondent principalement
aux environs d'Aix, oîi ils constituent les grès ferrugineux et les
argiles vivement colorées de l'étage garumnien , entre Saint-Maxi-
min et Rognac. Revenons à la région primitive : émergée, et, par
conséquent , terre ferme bien avant l'âge où se déposèrent les
houilles, elle représente réellement la Provence originaire ; mais
cette terre des temps les plus reculés, au lieu d'êtie tourmentée
et ravinée , au lieu d'offrir, comme maintenant , trois chaînes ou
chaînons parallèles, courant de l'est à l'ouest, reliés par des contre-
forts et séparés par des vallées étroites et sinueuses, devait être ou
tout à fait plate ou faiblement ondulée. A raison justement de ce
reUef peu accusé, elle devait s'étendre beaucoup plus loin que dans
l'âge suivant, alors que les eaux du permien et celles du trias vin-
rent circonscrire définitivement ses limites. Jusqu'où pouvait s'avan-
cer l'île des premiers temps, celle dont les dépressions servirent
de cuvette aux lagunes carbonifères, où s'entassèrent, par consé-
quent, lits par lits, les résidus macérés et décomposés des forêts
794 REVUE DES DEUX MONDES.
houill(^res? On ne le saura jamais. Ce qui est certain, c'est que, sur
l'extrême lisière de la région des Maures, vers Fréjus et au-delà de
l'Estcrel, on a réussi à rencontrer des traces incontestables de lits
carbonifères, que des couches plus récentes, permiennes ou tria-
siques dérobent en grande partie à nos explorations. Il a suflTi pour-
tant d'un petit nombre d'échantillons recueillis, lors de la dernière
réunion de la Société géologique, pour faire voir que les fougères,
les sigillaires, les corduïtées, là comme plus loin, dans les bassins
d'AJais et de Saint-Etienne, peuplaient le bord des eaux et les plages
inondées de la contrée qui devait être la Provence.
L'aspect seul des sédimens variés et puissans, qui vinrent en-
suite recou\Tir le sol envahi de la région, dénote que, dans l'âge
qui succède au carbonifère, des phénomènes grandioses se manifes-
tèrent. Essayons de les analyser en quelques mots : l'épaisseur
même de ces dépôts atteste la profondeur du bassin qui ceignit
alors la partie centrale, et soustraite à l'immersion, de l'île primi-
tive ; elle nous enseigne encore que ce bassin maritime n'avait rien
de local, et que du fond du Yar il remontait sans obstacle jusqu'au
centre du continent européen. Le permien rouge et le grès bigarré
ou division inférieure du trias, se retrouvent en effet sans change-
ment dans l'Hérault, l'Aveyron et la Lozère, de l'autre côté de la
vallée du Rhône, plus loin dans les Vosges et jusqu'en Allemagne.
Sur tous ces points, ces terrains se montrent avec une tt*l!e con-
formité de caractères pétrologiques qu'un savant français de Stras-
bourg, le professeur Schimper, à la vue du grès bigarré des envi-
rons d'ilyères, s'écriait naguère : « Si l'on m'avait mené ici les
yeux bandés, sans me dire où j'étais, j'aurais reconnu les Vosges. »
Qu'on ôte par la pensée le manteau des formations postérieures,
et l'ancienne continuité reparaîtra, la mer « vosgienne » se mani-
festera libre, allant sans obstacle de la vallée du Rhône à celle du
Rhin, et le permien rouge de l'Estérel, de l'Hérault et de l'Avey-
ron, se rejoindra au Rotlicliegetide des Allemands. — Ltait-ce
là pourtant une mer au sens propre du mot, et quels étaient les
végétaux de cette île provençale, perdue au sein de son immen-
sité? 11 est plus aisé de répondre à la seconde de ces questions
qu'à la première. Effectivement, la flore permienne nous e.st connue
par celle des schistes ardoisicrs de Lodèvc et, par analogie, on au-
rait j)u déjà présumer que les plantes contemporaines de Provence
ressemblaient à celles du gisement de l'Hérault. Divers indices sont
venus fonlirmer cette donnée conjecturale : l'arbre forestier le plus
répandu do l'époque permienne, celui qui devait peupler et ombra-
ger toutes les pentes, a reçu le nom de walcfiiu; c'étuit une
conifère, voisine par le port, la forme et l'agencement des feuilles,
des araucarias actuels, surtout de l'espèce de l'Ile de Norfolk en
LA PROVENCE PRIMITIVE. 7&5
Australie [araucaria excelm)y sauvent plaatée, presque naturalisée
à Cannes, et à laquelle la disposition de ses branches régulière-
ment étagées imprime un caractère ornemental tout particulier. A
l'exemple de ce qui existe chez l'araucaria, le walcbia produisait,
le long de ses branches, des rameaux sans cesse renouvelés; de
plus jeunes, sortis récemment de bourgeons adventife, prenaient la
place des plus anciens qui tombaient de vétusté ; ceux-ci, naturelle-
ment caducs, ont parsemé de leurs dél»is les ardoises de Lodève,
alors en voie de dépôt. Or, des ramules épars de ces mêmes wal-
chias ont été recueillis daos le permieu rouge, soit aux abords de
l'Estérel, soit aux environs de Fréjus. Bien plus, tout récemment,
des enfans inlelligens et chercheurs, ceux d'un ancien ministre plé-
nipotentiaire que le souvenir des services rendus à la France pro-
tège contre l'oubli (1), ont ramassé, en explorant lepermien roi^B,
non loin du Muy, le tronçon d'une tige de fougère arborescente
[protoptcru) , reconnaissable aux cicatrices normalement distri-
buées des pétioles de ses feuilles. Le moale de ce tronçon, demeuré
vide après la disparition de la substance végétale décomposée,
a dû former une cavité comblée ensuite par remplissage, à l'aide
d'un limon ferrugineux très fm et promptement consolidé. Ainsi,
nous pouvons l'affirmer, l'île de médiocre étendue, à laquelle se
réduisait alors toute la Provence, était boisée de wulchias et, à l'ombre
de ceux-ci, s'élevaient de grandes fougères, assimilables par le port
et l'aspect, sinon absolunaent pareilles à celles qui peuplent à Cannes
le gracieux vallon de la \illa Saint-Jean. D'une grâce incomparable,
celles-ci forment une décoration assurément digne du prince qui en
a conçu l'idée; il aura heureusement réussi à faire renaître, dans
un étroit espace, mais sur les mêmes lieux et dans des conditions
exceptionnellement favorables, l'image rendue à la vie d'un passé
qu'on aurait pu croire à jamais évanoui.
Que pouvait être la mer contemporaine du trias? — Les strates
puissantes qui représentent la partie ancienne de ce terrain et qui
se lient inférieurt-ment au permien rouge vers l'Estérel, méritent
en Provence comme ailleurs, et particulièrement dans les Vosges, le
nom de « grès bigarré » qui leur a été appliqué. Ce sont des lits
de grès purement siliceux, de grès marneux ei dargiles ferrugi-
neuses, bleuâtres, grisâtres, rougeàtres, versicolores, alternans et
entremêlés. Leur composition purement détritique dénote des éro -
sions exercées sur une très grande échelle et dont les élémens
furent visiblement empruntés aux terrains primiths, alors les seuls
(1) Nous voulons parler de M. de Geoffroy, ministre plénipotentiaire en Chine et
au Japon;, soas le gooTememeat du maréchal de Mac-3Iabon.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
exondés, surtout à la partie friable, désagrégeable, des gneiss, des
micaschistes et des granités, dont le feldspath a dû se convertir en
particules argileuses, tandis que le quartz trituré donnait la matière
du grès, le fer, la soude et la potasse étant également entraînés ou
dissous. 11 semblerait donc qu'un phénomène de dénudation eût
alors raviné le sol, attaquant tous les reliefs et déposant au fond
des eaux, dans des conditions variables, les matériaux entraînés,
tantôt à l'état de sable, tantôt à celui de hmon plus ou moins fine-
ment tamisé, en tenant compte aussi des actions chimiques que
des eaux chargées de silice, ou de fer, ou d'autres substances préa-
lablement dissoutes pouvaient exercer pour cimenter les dépôts en
voie de stratification. Ces résultats mécaniques de l'activité des
eaux courantes, drainant le sol et charriant les débris balayés au
fond des bassins de l'époque sont tellement apparens et si facile-
ment appréciables qu'il n'est pas nécessaire d'y insister ; mais,
comme ils accusent dans la cause qui les aurait gouvernés une sorte
d'universalité, dont la plupart des géologues ont été frappés en
considérant le trias, on est en droit de se demander d'abord quelle
a été cette cause et quels auraient été la nature et le caractère des
mers de l'époque ou plus simplement de l'eau de ces mers.
D'une laçon générale, le trias, à partir même du permien rouge,
apparaît comme une ère de transition, intermédiaire entre l'ère
paléozoïque qui n'existe plus et l'ère jurassique qui n'est pas encore
inaugurée. Il y a là, pour notre globe, la présomption d'une crise cos-
mique qui a dû se traduire par des déversemens de pluie dont les
traditions relatives au déluge représentent une sorte d'écho affaibli.
Ces crises, à de grands intervalles, semblent avoir précédé et ac-
compagné les changemens dont notre terre a offert successivement
le tableau. En ce qui concerne en particulier les eaux de la mer
triasique, il est bien certain que les sédimens étages lits par lits,
qui constituent les grès bigarrés ne comprennent aucun vestige de
la vie marine, telle que nous la connaissons et telle encore que les
formations des divers âges nous la font voir en géologie, à l'aide
des fossiles. On dirait un océan désert ; et les rares fragmens de
végétaux entraînés de la plage sont les seuls restes qui trahissent
la présence de la vie. Étaient-ce là des eaux d'une salure imparfaite
ou au contraire sursaturées ? On peut tout supposera cet égard; dif-
ficilement on obtiendra la solution d'un problème qui tient à des
causes si complexes, à des phénomènes si éloignés, par cela même
d'un ordre tellement étranger à ceux de nos jours que l'esprit le
plus subtil se perdrait en essayant de deviner. Un autour allemand,
dans un livre récent et fort curieux, a été jusqu'à prétendre doser,
pour ainsi dire, la salure d'abord nulle ou insensible, longtemps
LA PROVENCE PRIMITIYE. 797
faible, puis croissante et graduellement prononcée des anciennes
mers. Selon lui, les mers paléozoïques auraient été hantées, le long
des plages, par les plantes de ce premier âge. La flore, d'abord
aquatique et sortie des eaux de la mer, aurait ensuite émigré sur
le sol humide et les espaces émergés, à mesure que la différence
entre les eaux salées et lacustres allait en s'accentuant. Il peut y
avoir du M'ai dans cette théorie, trop radicale pour être adoptée eu
bloc. Les élémens basiques des chlorures auxquels est due la sa-
lure de l'Océan ont sans doute varié d'âge en âge et se sont prêtés
à des combinaisons diverses selon les époques. En effet, le magné-
sium, le sodium, le potassium, le calcium entrent sous forme de
silicates dans la composition des roches primitives, et leur abon-
dance relative au sein des mers a pu dépendre des érosions suc-
cessivement exercées par les eaux de pluie et les eaux courantes et
de l'amplitude du pouvoir dissolvant de ces eaux, alors probable-
ment plus prononcé qu'aujourd'hui. Qui sait même si, avant d'être
universelle, la salure des mers n'aurait pas été localisée, concen-
trée dans certains bassins, absente ou à peine sensible dans d'au-
tres ? Sommes-nous certains que d'autres chlorures n'aient pas do-
miné avant l'époque où le chlorure de sodium et ceux de potassium
et de magnésium sont devenus prépondérans? Enfin, des actions
thermiques ou des émissions géogéniques n'ont-elles pas pu venir
se combiner avec les résultats de l'érosion, de façon à modifier à
un moment donné la composition chimique et la nature de l'eau de
mer ? — Si le chlorure de sodium ou sel marin actuel s'est accu-
mulé au sein de certaines eaux, dans des proportions auparavant
inconnues et dans un âge déterminé, il serait permis de soupçon-
ner que cet âge eût été le trias et plus spécialement la fin de cette
période ; elle se termine par le keuper ou « saliférien, » étage ca-
ractérisé, là par des amas de sel, ici et spécialement en Provence,
par des masses de gypse, ailleurs par des calcaires magnésiens ou
dolomies. Quelle que soit la cause génératrice de cet ensemble de
phénomènes, les mers d'alors en furent le théâtre, et c'est dans
des eaux parvenues à un degré de saturation déterminé et particu-
lier pour chacune de ces diverses substances préalablement dis-
soutes, qu'elles se précipitèrent respectivement, non pas associées
ni confondues, mais constituant des dépôts massifs et localisés. On
sait effectivement par expérience et par l'observation de ce qui se
passe dans les marais salans, que l'eau de mer, à mesure qu'elle se
concentre, ou, si l'on aime mieux, à mesure que la proportion de
l'eau diminue par rapport aux substances dissoutes, précipite celles-ci
dans un ordre fixe et déterminé une fois pour toutes : le gypse avant
le sel ordinaire ou chlorure de sodium et les autres chlorures seu-
lement après celui-ci. La même chose dut se passer à la fin du trias,
798 REVUE DES DEUX MONDES.
mais sur une très grande échelle, non par évaporation, mais sans-
doute par suite de l'abondance des substances dont les eaux mai-
rines se trouvèrent alors saturées sur une foule de points de l'éten-
due qu'elles recouvraient. En Provence même, au-dessus du grès
bigarré, c'est-à-dire, après le dépôt de celui-ci, on voit l'étage du
muscheikalk ou conchylien revêtir l'apparence d'une vraie mer,
peuplée d'êtres vivans, coquilles et poissons. Après le conchylien
vient le keuper, nommé aussi l'étage des marnes irisées. Les
phénomènes dont nous avons parlé se manifestent alors ; les amas
de gypses abondent, ainsi que le calcaire magnésien, et la transi-
tion s'opère vers le lias inférieur, premier terme de la série
jurassique. Avec lui, une ère nouvelle est inaugurée pour la Pro-
vence, qui demeure une région insulaire, primitive au centre, cer-
née d'une bande littorale triasique, décidément émergée. Autour de
cette île, s'étend une vaste mer, la mer jurassique dont nous allons
rechercher et définir le caractère.
II.
La mer jurassique persiste en Provence d'un bout à l'autre de la.
période, avec des variations de profondeur, de sédimentation, d'éloi-
gnement ou de rapprochement des anciens rivages, mis en lumière
par l'étude des géologues, mais sans indice de discontinuité, sans
que des retraits partiels aient fait surgir au milieu d'elle de vérita-
bles îlots.
Dans les mers profondes, les dépôts, ainsi que les faunes dont
on observe les vestiges, affectent un faciès pélagique. Les mollus-
ques, surtout les gastéropodes, deviennent de plus en plus rares;
les seuls animaux qui fréquentaient la haute mer ont laissé des
traces répétées. Les roches sont dures, compactes, en assises su-
perposées et sans alternances de lits schisteux et marneux ou marno-
sableux. Ce temps et ces conditions ont été favorables aux ammo-
nites, cpii, à l'exemple des argonautes actuels, naviguaient au loin,
])ortées sur une coquille flottante, mince et transparente, divisée à
l'intérieur par de nombreuses cloisons. C'est encore le temps des
grands rei)tiles nageurs, ichtyosaures et plésiosaures, qui sem-
blent avoir joué le rôle dévolu plus tard aux cétacés. Dans le midi
de la France, les géologues s'accordent à croire que les mers, d'abord
basses et |)lutôt vaseuses, peuplées d'algues et de mollusques litto-
raux, auraient ensuite gagné progressivement en étendue et en
profondmir. Les puissantes assises de calcaire néocoraien, pauvres
en fossiles, amis do la plage, qui couronnent rcnsorable, favorisent
cette o[)inioii, qui est ici formulée d'une façon générale, abstraction
laite d'une Ibulé d'accidcna et dopnrlicularii s locales dont Us slra-
LA. PROYEXCE PRIMITIVE. 799
tigraplies ont eu soin de relever la signification, en traçant l'histoire
minutieuse des étages successifs.
Sur terre, le spectacle n'aurait pas été moins curieux à saisir, s'il
avait été donné de l'analyser. Le sol émergé de la Provence, con-
temporain des mers dont il vient d'être question, ne nous a, par
malheur, rien laissé en fait de vestiges propres à nous guider. Il
faut bien recourir à d'autres régions, si l'on tient à s'en rendre
compte. On sait qu'il existait alors déjà quelques petits mammifères
terrestres, d'autant plus faibles et subordonnés que le règne vé-
gétal, réduit à des élémens plus appauvris, ne leur fournissait^ncore
(ju'une nourriture des moins abondantes : point d'herbages, ni de
fleurs, peu de fruits succulens ou charnus, à peine quelques amandes
comparables à celles de nos pins d'Itilie. Les deux règnes ont dû
avancer en s'appuyant l'un sur l'autre. La flore, en se dédoublant
et se diversiCant, a produit à la fin des substances nouvelles, plus
riches, plus variées, mieux appropriées au régime des animaux
phytophages et frugivores. C'est ainsi que les mammifères terrestres,
id'abord si débiles, ont pu graduellement s'élever et se multiplier.
Les quadrupèdes, les oiseaux et les insectes ont suivi également
une marche ascendante après avoir traversé un état de faiblesse et
d'imperfection relatives, longtemps proloi^é, et finalement les pro-
grès seuls de la flore terrestre ont amené ces catégories au degré
de perfectionnement qu'elles ont atteint à partir du début des temps
tertiaires.
La flore terrestre, recueillie récemment par M. Changarnier-
Moissenet, aux environs de Beaune, sur un horizon jurassique moyen
(étage corallien), s'écarte peu assurément de celle qui cou^Tait à la
même époque les rivages de Provence. La frappante monotonie de
<»tte flore, confirmée par sa comparaison avec les empreintes de
plantes provenant d'autres gisemens du même âge, nous autorise à
penser qu'en s'avançant plus au sud on aurait rencontré à peu près
partout un ensemble de formes végétales à peu près semblables. —
Rien de plus grêle, de plus menu, de moins luxuriant que les vé-
gétaux recueillis par M. Changarnier, dans la Côte-d'Or, et qui crois-
sait nt à portée d'une baie abritée contre les couraos. Ces végétaux
furent entraînés par les ruisseaux de l'époque et enfouis dans un
sable très fin promptement consolidé, où l'empreinte des parties
les plus délicates a pu se mouler. L'imagination à demi éclairée des
gens du monde, celle même des savans étrangers aux études spé-
ciales, croient apercevoir sans trêve des palmiers, des bananiers,
des arbres à feuillage opulent, des fougères géantes, au sein de ces
lointains paysages de T Europe d'autrefois ; il n'en est rien cepen-
dant, ou du moins il est loin d'en être toujours ainsi. Dans le cours
800 REVUE BES DEUX MONDES.
entier de la période jurassique, du lias au néocomien et encore au-
delà, la végétation européenne ne cesse de reproduire, à peu de
variations près, le spectacle que le gisement de Beaune laisse entre-
voir pour le corallien, que le gisement d'Etrochey, non loin du pre-
mier, fait toucher au doigt, en ce qui concerne le bathonien, et
Cirin, Orbagnoux ou Armaille, auprès de Lyon, en ce qui touche le
kimméridien, c'est-à-dire la partie récente du jurassique. A Beaune,
il est vrai, cette réduction de la taille des plantes, cet aspect grêle,
cette consistance dure et maigre semblent poussés au dernier degré,
et nulle part les caractères inhérens à la flore terrestre jurassique
ne se trouvent plus accentués. Les fougères ont des feuilles décou-
pées en lobes multifides, à la fois menus et coriaces. Ces fougères
tapissaient le sol ; c'était les seules herbes de l'époque ; au-dessus
d'elles, s'élevaient à peine des cycadées naines dont les frondes
n'atteignaient pas au quart de celles des types actuels, si répandus
dans nos serres, et dont la taille pourtant est déjà des plus médio-
cres. Quelques conifères associées aux fougères et aux cycadées
formaient les seuls arbres dignes de ce nom, arbres aux tiges ri-
gides, aux rameaux nus hérissés de feuilles en crochets ou recou-
verts de plaques juxtaposées, sans grâce ni souplesse, incapables
de dispenser aucune ombre ni de communiquer aux massifs fores-
tiers aucune fraîcheur.
Cette Provence insulaire allait pourtant disparaître. Séparée jus-
qu'alors du pâté alpin dont le relief se prononcera peu à peu, elle
était destinée à se souder à lui et, une fois cette soudure accom-
plie, à ne plus en être isolée. En un mot, dans le cours de la pé-
riode à laquelle nous touchons, l'ébauche du continent européen,
encore bien éloigné de sa forme définitive, tendait pourtant à des-
siner ses premiers contours, puis à s'étendre et à rejoindre enfin
les XX- libres d'abord épars de la grande terre qui le constitue sous
nos yeux.^r^-g^ avant d'atteindre le but, que de changemens par-
tiels et même . ^^ ^^^ arrière, comme il arrive à l'esquisse qu'un
peintre eilace i -^gieurs reprises, avant d'en arrêter tous les
traits !
Au-dessus e ^^.jéocomienetàmesure que se déroule la craie,
en avançan vers ^^^ ^^^^^ grande période, on voit la mer, qui
jusqu'alors avait occupe ' p^.^^^^^^^ tendre à se retirer par étapes.
A chacun des étages q"^ ^c ^^^^^^^^^ ^^^^ ^^^^ ^^ ^^^^^^^^ ^^^^^^^
en profondeur. Un J«""^ «' ,gue, observateur des plus conscien-
cieux, après avoir ^"f /^^^ oiformité, sur de grandes surfaces,
des dépôts jurassiques supérU ^^ ^^^^^^^^^ ^^b,^^^^^^ ^^ ^^^^
caractère aux P'-^^^.^^^'Jf P^Sétacés, note cependant ce fait que
le calcaire blanc neocomien a^^^^^.^ J^ diminution dans
LA PROVENCE PRIMITIVE. 801
l'épaisseur de la nappe océanique, puisque les coraux dont on con-
state la présence s'accommodent mal des profondeurs excessives (1).
Le mouvement de hausse des fonds sous-marins, une fois inaugm'é,
ne cesse de se prononcer à mesure que l'on s'élève dans la série.
a Les faunes, dit encore M. Gollot, sont de moins en moins péla-
giques et la mer est de plus en plus circonscrite dans des bassins
déterminés ; les environs d'Aix en particulier paraissent avoir été
mis à nu, sur la fin du néocomien, par le fait du mouvement ascen-
dant qui vient d'être signalé. » De là, d'après le même auteur, la
première ébauche du relief de Sainte-Victoire, cette masse rocheuse
dont la croupe hardie borne au nord la vallée du Lar et domine le
champ de bataille où Marins extermina les Teutons.
Un autre savant, dont l'amitié nous interdit de faire l'éloge et
qui médite de tracer l'histoire détaillée des événemens que nous
résumons ici, M. le professeur Marion, a délimité les rivages de la
mer sénonienne en Provence (2). C'était une mer en voie de retrait,
c'est-à-dire que, plus circonscrite que celle des étages antérieurs,
elle tendait elle-même à disparaître, réduite graduellement à une
profondeur décroissante, insensiblement convertie en lagunes sau-
mâtres, jusqu'au jour où elle devait faire place à des eaux douces,
encombrées de plantes palustres, d'où sont finalement provenus
les lits de combustibles connus sous le nom de lignites du bassin
de Fuveau.
Suivons cette marche des anciennes eaux, en prenant pour guides
non-seulement les savans déjà cités, mais un autre géologue, leur
doyen, M. Philippe Matheron, qui, le premier, sut porter la lumière
sur les points obscurs ou mal interprétés de la série entière des
phénomènes dont la Provence fut alors le théâtre. La Provence
« sénonienne » n'était plus une région insulaire, séparée par la mer
de la région des Alpes. Soudée maintenant à celle-ci, elle faisait
partie d'une étendue continentale, déjà assez imposante, quoique
très éloignée de ressembler à ce qu'est l'Europe moderne. Quant à
la mer de la craie moyenne, qui remplissait la vallée du Rhône, elle
échancrait le sol provençal sur deux points, dessinant deux golfes
étroits et sinueux, l'un plus large et plus profond, partant de l'étang
de Berre pour s'étendre au-delà d'Auriol et de Saint-Zacharie jus-
qu'au Plan-d'Aups et au pied même de la Sainte-Baume ; l'autre plus
étroit, plus petit et plus capricieusement dessiné le long de ses
bords, s'avançant vers La Ciotat et le golfe des Lèques pour aller
atteindre et dépasser le Beausset, au nord-ouest de Toulon. Les
(1) CoUot, Description géologique des environs d'Aix-en-Provence, p. 157. Montp«l-
lier, 1880.
(S) Revae scientifique, n° 25, 1872.
TOMB LXXIT. — 1886. 51
802 REVDE DES DEUX MONDES.
plantes terrestres, contemporaines de cette mer dont elles peu-
plaient les rivages, sont maintenant bien connues et elles attestent
une grande originalité de formes. De même qu'en Bohême à la
même épo(|ue, des araucarias et des cyprès de types inconnus s'y
marient aux premiers magnolias, à des ménispermées, à des su-
macs, à de savonniers, à des arbres feuillus dont il est difficile de
préciser l'affinité véritable. Mais cette mer était elle-même destinée
à s'éloigner peu à peu. On la voit rétrospectivement faire place à
des eaux saumâtres, puis à des lagunes d'estuaire, finalement à
des nappes dormantes, peut-être alimentées par les crues périodiques
d'un courant fluviatile et à niveau variable selon les saisons et les
années, aux allures rappelant celles du Nil et du Niger africains.
Ici, les documens abondent; presque tous sont dus à la saga-
cité de M. Matheron, dont nous avons signalé plus haut les pi"6-
cieuses découvertes. Les lits de charbon, objet d'une vaste exploi-
tation à Fuveau, à Gréasque, àTrets et à Gardanne, sont le produit
visible d'une accumulation de végétaux décomposés, dont les débris
s'entassaient au fond d'une eau pure et calme, exempte de limon
et d'élémens détritiques. Le limon mêlé à des particules végétales
et celles-ci associées à des mollusques fluviatiles se retrouvent dans
les feuillets de charbon impur et les lits de calcaire argileux qui
séparent les assises de combustibles : cette abondance de coquilles
amies des eaux vaseuses marque bien la faible profondeur de ces
eaux. — Quelles étaient les plantes qui peuplaient à ce moment la
contrée? La rareté des empreintes de végétaux terrestres par rap-
port à ceux des stations marécageuses engage à croire que les plages
étaient alors basses et situées à l'écart, fréquemment inondées et
probablement dépourvues d'autres plantes que celles, comme cer-
taines fougères, qui croissent naturellement sur le bord des eaux.
Un seul palmier, dont les feuilles reproduisent le type d'une espèce
des Seychelles, et des fruits à tégument filamenteux, comparables à
ceux qu'entraîne le Gange, sont jusqu'ici les uniques indices révéla-
teurs de la végétation des parties littorales. En revanche, les plantes
aquatiques, celles qui peuplaient les eaux tranquilles, ont laissé
d'elles des traces assez multipliées, assez nettement caractérisées
pour nous dévoiler à coup sûr l'aspect de l'aucieiuie lagune, sans
doute cachée à perte de vue par un rideau pressé de végétaux A
demi submergés. Nous avons nommé tthizoranUes ceux de ces
végétaux dont les traces rej)araissent le plus souvent. Us n'ont avec
les plantes actuelles les plus voisines qu'une iJarenté assez loint&iiie :
leurs tiges érigées, aux tissus lâches et parsctnés de vides intérieurs,
•uraient bientôt fléchi, si elles n'avaient eu la faculté d'émettre à
diverses hauteurs des radicules qui, après avoir percé le fourreau
des anciennes feuilles, descendaient au fond de l'eau et servaient
LA PROVL.XCi; PRLMIUVE. 803
ainsi de soutien à cette curieuse espèce aujourd'hui perdue. Elle
rappelle de loin et en plus petit les Pandanées tropicales et consti-
tuait au sein des eaux crétacées de Fuveau des colonies d'indi-
vidus pressés et indéfiniment multipliés. Les Rhizocaulées ne do-
minaient pas exclusivement : un ingénieur civil, M. Darodes, a
extrait de la mine de Trets des feuilles de lotus, fossilisées sm-
place, à la superficie d'un lit charbonneux. Quelques-unes sont éta-
lées et presque entières, d'autres repliées en cornet, telles qu'un
faible mouvement a dû les disposer en les entraînant au fond. Le
lotus, on le sait, élève au-dessus des eaux tranquilles ses larges
feuilles conformées en bouclier. Il fait l'ornement des anses retirées
des grands fleuves de l'Asie intérieure et méridionale. Le lotus re-
paraît en Amérique. Au lieu de tenir ses fleurs couchées au niveau
de la nappe dormante qu'il habite, à l'exemple du nénuphar, c'est
au sommet de longs pédoncules dressés qu'il porte ses fleurs, pa-
reilles à des lis roses ou dorés, selon les espèces, et si belles que la
religion, d'accord avec la poésie, leur réserve une place dans toutes
les mythologies de l'exti'ême Orient. On rencontre encore le lotus
dans l'ancienne Egypte, où la plante semblerait avoir été introduite
primitivement et naturalisée sur les bords du. Nil, qu'elle a depuis
abandonnés.
Au milieu de ces plantes nageaient des tortues et se blottissaient
de véritables crocodiles (1), voisins de ceux du Nil, mais notable-
ment plus grands. Les coquilles, soit celles qui rampaient sur le
sol {lyrhnus), soit celles qui vivaient au sein des eâux. {physes),
par leur dimension inusitée, leur beauté, leur singularité même,
reportent l'esprit vers les régions équatoriales, les îles de la Sonde,
les Carolines et les Salomon, dont on a tant parlé dernièrement,
où fourmillent tant d'êtres privilégiés inconnus à nos latitudes et
qui seuls pourtant oflrent des termes de comparaison avec la Pro-
vence de l'âge des charbons de Fuveau et des temps immédiate
ment postérieurs. A cette dernière époque efl'ectivement, la nappe
palustre de la vallée du Lar, si longtemps envahie par des plantes
marécageuses, gagna en profondeur, et, peut-être par suite du
percement de quelque bassin supérieur, se convertit en un lac ali-
menté par un puissant cours d'eau et comblé ensuite, peu à peu,
par le transport et le dépôt d'élémens détritiques empruntés princi-
palement au trias. A cette dernière période de la craie prise dans
son ensemble, à ce voisinage d'un fleuve baignant les rives d'une
contrée d'où la mer était exclue, arrosant sans doute l'intérieur
d'un grand continent, se rattachent des reptiles gigantesques, re-
(1) CrocoiUus^ Blavieré, de Guvier.
80A RE7BE DES DEUX MONDES.
constitués par M. Matheron, et sur lesquels nous tenons de lui des
notions que nous ne saurions passer sous silence.
L'un d'eux, le « rhabdodon, » appartenait à l'ordre des dino-
sauriens, qui se distinguent par le mode d'implantation de leurs
dents, fixées latéralement dans une rainure de l'os maxillaire, qui
présente un seul alvéole pour toutes les dents. Celles-ci sont
rayées verticalement, avec des stries saillantes aboutissant à des
dentelures marginales. Ces dents trituraient sans doute les coques
dures des fruits de cycadées et les parties nutritives du bois et des
écorces. Le mieux connu des dinosauriens est « l'iguanodon » de
Cuvier, qui vivait, au début de la période crétacée, dans l'âge
wéaldien, et dont l'anatomie a été dernièrement déterminée à la
suite d'une découverte exceptionnelle. Des squelettes entiers d'igua-
nodons ont été retirés, en Belgique, d'une fosse marécageuse où
ces animaux étaient restés embourbés dans une vase noirâtre, par-
semée de débris de végétaux décomposés. Grâce aux soins intelli-
gens de M. Dupont, le musée de Bruxelles possède maintenant des
iguanodons de 10 à 12 mètres de longueur, dressés sur leurs
énormes pieds de derrière, appuyés sur une large queue qui leur
servait de support et leur permettait de se tenir debout sur la vase
molle, tandis qu'avec leurs membres supérieurs, beaucoup plus
courts, ils embrassaient les troncs des arbres dont ils recherchaient
les amandes comestibles. La taille du rhabdodon de Fuveau était
à peu près la moitié de celle de l'iguanodon. — Dans un autre
gisement de la même époque, M. Matheron a rencontré les restes
d'un saurien gigantesque, d'un crocodilien ayant tous les carac-
tères des animaux de ce groupe. Il différait pourtant des crocodiles
actuels par la dimension réduite, dans le sens longitudinal, des
vertèbres caudales par rapport à leur diamètre transverse, ainsi
que par l'absence, à ces vertèbres, d'apophyse supérieure épineuse
bien caractérisée. C'est là une structure qui dénote une queue rela-
tivement courte, déprimée dans le sens vertical, et des proportions
générales plus ou moins trapues. L'examen des ossemens du corps
et des membres prouve que l'animal fossile était plus haut et plus
affermi sur ses pattes que les crocodiles vivans ; j)ar conséquent,
que ses allures étaient plus assurées sur le sol et plus redoutables
vis-à-vis do sa proie. Il était pourtant aquatique, ainsi que le dé-
montre la charpente de ses os, dépourvus de canal médullaire; sa
taille atteignait au moins 10 à 12 mètres de longueur. Il a recju le
nom â'hypselomurus, et l'on est en droit de lui attribuer les
fragmens d'un œuf énorme dont il existe, chez le savant qui l'a dé-
couvert, de notables portions et surtout les deux calottes, en forme
de coupole surbaissée, qui mesurent chacune environ 0",20 de dia-
LA PROVENCE PRIMITIVE. 805
mètre. Il est aisé de restituer intégralement cet œuf et de définir
les caractères d'un organe dont il n'est pas besoin de faire ressortir
l'excessive rareté à l'état fossile. Effectivement, les œufs de rep-
tiles ont ceci de particulier qu'ils n'ont pas un gros et un petit
bout, comme ceux des oiseaux ; ils affectent plutôt la forme régu-
lièrement ellipsoïde d'un cocon, les extrémités étant symétrique-
ment arrondies et le milieu presque cylindrique. Les fragmens en
question, par leur rapprochement, donnent un œuf qui ne pouvait
avoir moins de 0™,35 à 0™,àO de long, et dont la* capacité équiva-
lait à huit ou dix fois le volume d'un œuf d'autruche. Mais une
dernière circonstance enlève toute incertitude à sa détermination,
c'est l'existence de rugosités fines et labyrinthoïdes, décrivant un
réseau superficiel des mieux caractérisés, et que M. Matheron a
observé absolument pareil à la surface des œufs des caïmans ac-
tuels du fleuve Parana, qu'il avait réussi à se procurer.
Des êtres conçus aussi en dehors de ceux qui nous sont familiers
étaient adaptés trop étroitement à un genre de \ie déterminé pour
ne pas se trouver exposés à disparaître aussitôt que la nature au-
rait achevé de se renouveler autour d'eux, par l'extension des arbres
feuillus et l'élimination des cycadées et des conifères de l'âge anté-
rieur; enfin, par la multiplication des mammifères et des oiseaux,
achevant de se répandre et de se transformer. Cette dernière évo-
lution n'est accomplie qu'à la fin de la craie. Les dépôts crétacés,
dit AL de Lapparent (1), n'ont pas encore fourni de mammifères,
et, quant aux oiseaux primitifs signalés par M. Marsh dans la craie
du Kansas, ils s'écartaient tellement des nôtres, que plusieurs
{odontornift , hesperornis) avaient des dents et présentent des
particularités de structure propres à atténuer notablement la dis-
tance qui sépare aujourd'hui la classe des oiseaux de celle des
reptiles.
Il convient de noter la lenteur excessive de ces évolutions, qui,
loin d'obéir à un mouvement d'ensemble, de suivre une marche
uniforme et simultanée, s'attardent ou se précipitent, au contraire,
selon les catégories que l'on considère. Il en résulte des contrastes
trop marqués, au point de vue biologique, pour ne pas attirer l'at-
tention. Tandis que les mollusques terrestres ou d'eau douce, par
exemple, diffèrent fort peu, par l'aspect morphologique et le rôle
qui leur est attribué, de ceux qui rampent sur le sol actuellement,
le long des fleuves ou au bord des lacs, dans les régions atte-
nantes au tropique; que l'on recueille, en un mot, dans les lits
crétacés, des hélices, des auricules et des bulimes, des physes,
des limnées, des mélanies et des moules d'eau douce ; tandis que,
(I) Traité de géologie, V' édition, p. 944.
806 REVUE DES DEUX MOxNDES.
d'autre part, les palmiers et les pandanées dominent déjà les plages
humides et qu'à leur pied, comme de nos jours, s'étalent des
osmondes, tandis que les lagunes elles-mêmes se couvrent de
roseaux et disparaissent sous les lotus en fleurs ; pour tout résu-
mer, tandis que le paysage du dernier âge de la craie est déjà celui
que nous offrirait le Gange, le Nil supérieur ou même le Volga près
de son embouchure, les animaux terrestres diffèrent encore totale-
ment. — Les mammifères sont rares ou même inconnus; ils ne
sont pas absens tout à fait ; mais, subordonnés et craintifs, ils se
cachent; leur règne est proche, mais non encore établi, et les
oiseaux, imparfaitement transformés, loin d'avoir atteint le terme
de leur adaptation à la vie aérienne, affectent ces caractères étranges
dont la singularité résulte surtout de l'ignorance où nous sommes
des échelons partiels qu'ils ont dû gravir à travers les âges avant
de devenir ce qu'ils sont et ce qu'on a cru longtemps, à tort, qu'ils
avaient toujours été.
Nous ignorons dans quelle mesure les révolutions physiques ont
contribué à précipiter le déclin et à entraîner la chute d'un ordre
de choses, déjà altéré dans ses élémens constitutifs, et qui tendait
à faire place à un ordre nouveau. Nous entendons par révolutions
physiques celles qui tiennent aux mouvemens de l'écorce ter-
restre, à son relèvement ou à son abaissement alternatifs, à ses
plissemens et à ses fractures, d'où résultent, en dernière analyse,
les chaînes de montagnes, d'une part, et, de l'autre, par suite des
affaissemens, les invasions de la mer ou la formation des nappes
lacustres là où précédemment le sol était à sec; enfin, l'action con-
comitante des cours d'eau balayant les pentes et charriant vers
les dépressions les élémens détritiques situés à leur portée. — Ce
qui est certain, c'est qu'en Provence, aux oscillations qui avaient
amené le retrait de la mer sénonienne, puis l'établissement des
lagunes du bassin de Fuveau, à ces premières oscillations succé-
dèrent des secousses, des fractures et des exhaussemeus dont les:
effets sont encore visibles dans la vallée du Lar. Leur importance
se mesure à la puissance même des matériaux de tout genre : brè-
ches, poudingues, argiles rutilantes, marnes et grès accumulés par
les eaux dans l'étroit espace qui, de Fourrière et de Trets, s'éieud
jusqu'au-delà de Roguac, périmètre qui dut origiuaii'ement consti-
tuer un bassin lacustre ou un estuaire d'une grande profondeur.
Sur le flauc môme do Sainte-Victoire, les brèches anciennement
arrachées aux escarpemens de la montagne et cimentées par un
limon ferrugineux ont donné lieu au marbre connu sous le nom de
« brèche d'Alep. » C'est là une sorte de na^^elflube semblable à
celui qui, dans les Alpes centrales, représente les débris produits
pai* leur soulèvement. En proportionnant les effets aux causes, ne
I.A PRO'^EÎSCE PRIMITIVE. 807
?emble-t-il pas que, vers la fin de la craie, le rocher hardi de
Sainte- Victoire, maintenant renversé sur sa base retournée, ait dû
surgir, et, en même temps que lui, d'autres chaînes, telles que la
Sainte- Baume et le mont Ventoux, aujourd'hui médiocres, alors
peut-être émules de nos Alpes, dominant toute la région proven-
çale, dont leur redressement vint modifier lancienne économie?
Chacune d'elles, nous allons le voir, une fois érigée en massif,
admettait à ses pieds et sur l'un de ses flancs, conformément à ce
que montrent en Suisse le Jura, le Mont-Blanc et les Alpes cen-
trales, une ou plusieurs cuvettes lacustres, véritables crevasses
servant de compensation aux cimes qui s'élèvent au-dessus, et d'au-
tant plus profondes que les escarpemens voisins sont eux-mêmes
plus abrupts.
III.
il reste bien des étapes à parcourir et des changemens géognos-
tiques et organiques à passer en re^ue avant d'apercevoir la Pro-
vence actuelle, avec ses limites et son relief, avec la végétation
clairsemée de ses collines trop souvent déchirées, malgré tout gra-
cieuses, et dont la silhouette se détache si délicatement sur l'azur
intense des horizons. En touchant au tertiaire, en nous avançant
au sein de cette période, qui précède immédiatement la nôtre, nous
sommes effectivement bien éloignés encore du terme final. Les
étages, c'est-à-dire les dépôts partiels, et par conséquent les sub-
divisions enchaînées l'une à l'autre de tout l'ensemble, représen-
tent sans doute un espace chronologique des plus considérables.
Sous nos yeux, la nature physique et la nature organique changent
.peu ou par degrés insensibles; elles se dégradent, il est vrai, sous
l'influence personnelle de l'homme qui fait le vide autour de lui et
remplace la végétation spontanée et la faune des animaux sauvages
par la culture des plantes alimentaires ou usuelles et l'élève des
animaux dont il se nourrit ou dont il se sert. Avant l'homme, l'in-
telligence active d'aucune créature ne remplissait le rôle qu'il s'est
attribué. Le monde vivant était livré aux seules forces qui tiennent
à la concurrence vitale naturellement exercée. La balance générale
s'établissait d'elle-même entre tous les êtres et les maintenait les
uns par les autres, par le fait de la sélection et de l'adaptation. En
un mot, l'avantage se trouvait invinciblement acquis aux mieux
armés, à ceux que leurs aptitudes mettaient en harmonie plus
«directe, plus intime et plus complète avec les circonstances de
milieu.
Lorsque les cù'constances ont changé, les êtres, par une consé-
quence nécessaire, ont également changé; mais l'expérience qui
808 REVUE DES DEUX MONDES.
ressort de toutes les observations fait bien voir que ces change-
mens, au lieu d'être brusques et universels, se sont opérés con-
stamment avec lenteur, qu'ils ont été partiels, en un mot, avant de
devenir définitifs. Mais puisque les mutations biologiques se sont
réalisées par nuances successives, avant de se généraliser elles ont
dû nécessairement mettre un temps très long à s'accomplir entière-
ment. Certaines épaves du passé, il est facile de le constater sous
nos yeux, persistent au sein d'un ordre de choses entièrement
renouvelé. Chaque fois, en effet, qu'une catégorie d'êtres, aupara-
vant obscure ou subordonnée, a tendu, par voie de migration ou
autrement, à s'introduire et à prédominer sur d'autres frappés de
déclin et destinés à disparaître plus ou moins vite, une lutte s'est
établie entre les nouveaux arrivés, plus jeunes et plus favorisés, et
ceux qui, jusqu'alors, avaient été en possession du sol ; mais cette
lutte, dont l'issue était cependant inévitable, a dû chaque fois être
très longue, la force de résistance répondant à celle de l'attaque,
et les vaincus, dans ce combat de la vie, ne cédant que tard et
reculant pied à pied devant l'invasion victorieuse. La durée pro-
bable du temps employé à ces évolutions, dont les straiigraphes
déterminent les échelons, a souvent étonné. On a essayé même de
la révoquer en doute, et pourtant l'esprit, après réflexion et à la
suite d'expériences réitérées, s'y trouve ramené invinciblement.
Lorsque, dans certains dépôts, des feuillets schisteux, aussi minces
que les pages d'un livre, accusent l'ancienne présence d'eaux calmes
et pures et présentent des insectes ou des plantes intercalés entre
ces feuillets, trahissant même par leur juxtaposition une saison dé-
terminée, comment ne pas se dire qu'à peine deux ou trois d'entre
eux ont pu se former chaque année, à l'aide d'un limon subtil
consolidé par voie chimique; et lorsque c'est par centaines que
chaque lit compte de pareils feuillets et que ces lits se répètent
par centaines aussi, de la base au sommet d'une seule assise, com-
ment ne pas admettre d'énormes durées, comment ne pas multi-
plier les siècles, sans être à même pourtant de rien aflirmer d'ab-
solument précis, en dépit des tentatives de certains auteurs, plus
enclins à l'esprit de système que réellement éclairés?
Tant qu'une région déterminée garde ses limites et son orogra-
phie, que le calme règne autour d'elle et que les conditions d'où ré-
sultent la distribution des accidens du sol et l'économie du climat
ne sont pas sensiblement altérées, elle conservera aussi les animaux
et les plantes qui lui sont propres , associés dans des proportions
qui, une fois fixées, n'éprouveront, même k la longue, que des os-
cillations renfermées dans d'étroites limites. Mais, si cette région
vient à subir des phénomènes perturbateurs, ceux-ci pourront être
de deux sortes, intrinsèques ou extrinsèques, c'est-à-dire intérieurs
LA PROVENCE PRIMITIVE. 809
et locaux ou extérieurs et généraux, et les êtres eux-mêmes, ainsi
influencés, le seront dans la mesure de l'intensité et de la puissance
de ces causes de trouble, les plus générales et les plus actives étant
aussi les seules auxquelles il soit légitime de rapporter les révolu-
tions organiques; nous voulons parler de celles qui, une fois ac-
complies, aboutissent au renouvellement de la nature vivante, soit
dans sa physionomie, soit dans la nature des types et des formes
qu'elle comprend à chaque période de son existence.
Ces réflexions s'appliquent à la Provence tertiaire; non-seulement
cette région a varié dès l'origine de la période et ensuite d'âge en
âge ; mais elle a subi le contre-coup des changemens qui se produi-
saient en dehors d'elle , soit en Europe , soit en affectant le globe
tout entier. Il faut bien tenir compte de la marche encore mysté-
rieuse de celui-ci, passant d'un état d'uniformité calorique vers un
état d'inégalité croissante et de refroidissement toujours plus accen-
tué des régions polaires comparées à celles de l'équateur. Le con-
traste entre les deux zones est allé effectivement en se prononçant
toujours davantage. Mais laissons ces causes générales, demeurées
obscures ou même inconnues dans leur principe , pour nous tenir
aux conséquences qui résultent de leur combinaison avec les évé-
nemens particuliers à la seule Provence.
Ces événemens se rattachent, il est utile de le rappeler, à deux
ordres de particularités, les unes purement physiques, les autres
biologiques. La stratigraphie, dont les enseignemens ne font jamais
défaut, puisque dans tous les âges les eaux n'ont jamais cessé de
charrier des matériaux et d'accumuler des dépôts, la stratigraphie
nous instruit des changemens du sol; elle nous découvre à la fois
l'action des eaux , leur nature et le périmètre occupé par elles à
chaque moment des périodes passées en revue. Nous n'avons, pour
nous assimiler ces notions, qu'à examiner la structure des lits ex-
plorés, à saisir leur ancienneté relative et à définir leurs caractères
dans deux ou plusieurs localités distinctes, comparées entre elles à
ce point de vue. Nous retrouvons ainsi les élémens d'une véritable
chronologie.
Il n'en est pas de même des particularités organiques. Nous ne
les connaissons que par les fossiles et en examinant l'ordre dans
lequel ceux-ci se trouvent distribués à travers les lits ou couches
successives, ou bien associés entre eux dans un lit déterminé, ou
bien encore dans des lits distincts, mais appartenant à un même
horizon géognostique et, par conséquent, contemporains. Mais les
fossiles, à l'opposé de ce qui a lieu pour les dépôts, qui, d'une fa-
çon ou d'une autre, ne font jamais défaut, ou, s'ils font défaut, at-
testent du moins l'émersion totale du sol sur les lieux et pour les
temps qui coïncident avec leur absence, les fossiles ne sont pas tou-
810 REVUE DES DEUX. MONDES.
joui*s ppésens, ni surtout également multipliés. A leur égard, il faut
tenir compte d'une différence très notable, selon qa il s'agit d'ani-
maux aojuatiques ou d'animaux et de plantes terrestres. Les pre-
miers se trouvent favorisés par la nature même de leur habitat;
leurs dépouilles se mêlent forcément aox dépôts qui se forment au.
sein des eaux,ttmdis que les seconds n'ont dû presque toujoui-s leur
présence qu'à des circonstances exceptionnelles. En dehors des traces
purement accidentelles, les gisemens qui réunissen:t un nombre as<-
sez considérable de fossiles terrestres pour donner une juste idée
du spectacle que présentait la nature vivante sur les plages limi-
trophes de pareils gisemens, sont toujours rares ; ils oM acquis, de*
la célébrité avant même que la paléontologie moderne soit venue^
inventorier leurs richesses. 11 en est ainsi particulièrement de So-
lenhofen en Bavière, de Monte-Bolca en Italie, dOEningen en Suissej
enfin des gypses d'Aix en Provence, dont nous allons parler. Ces
localités étaient depuis longtemps connues des curieux; mais, de
nos jours seulement, on est parvenu à déterminer le vrai sens et
les caractères des êtres dont elles renferment de si nombreux ves^
tiges.
Ce sont là des principes qu'il était bon de rappeler au lecteur,
peut-être disposé à croire qu'en paléontologie il suffit de se bais-
ser pour recueillir et que cette science fournit à qui linterroge
uns suite complète d'indices révélateurs sur chaque période ou sec^
tion de période. Ces lumières, on ne les obtient vives et pénétrantes
qu'à de trop longs intervalles et, dés lors, lorsque nous nous renfer-
mons dans les limites d'une seule région, nous sommes bien forcés
de laisser dans la pénombre, sinon dans une obscurité totale, cer-
tains âges qui deviennent pour nous ce que sont, en histoire, cer-
taines époques sur lesquelles glissent les chroniqueurs, faute de do-
cumens assez explicites pour les instruire de ce qui a pu s'y passer.
D'une façon générale et au point de vue stratigraphique, d'accord
cette fois avec les annales biologiques, la Provence tertiaire accuse
trois phases ou périodes distinctes, pendant lesquelles sa configiwra-
lion j)hysique, aussi bien que ses animaux et sa végétation, ont offert
successivement des as])ects très divers et, soos plusieurs rappoits,
entièrement opposés. Dans la plus ancienne de ces trois période»»
la mer n'emj)iète nulle part sur le sol actuel de la région; mais;ie8
eau.x douces sont distribuées en un certain nombre de bassins d'iné-
gale grandeur, qui persistent dans des limites à peu près invarial)le9^
d'un bont à l'autre de la période. De là le nom de |>ériode des lacs
justement appliqué à la Provence contemporaine de cette première
é()Oque. La deuxième période est marquée, au contraire, par un retour
oUénsJf de la mer, qui, auparavant et depuis longtemps exclue du
périmètre de la région, s'y établit du nouveau, comble de ses eaux
LA PROVE.NCE PRIMITIVE. 811
une partie des dépressions lacustres et découpe de ses fiords capri-
cieux le sol provençal tout entier : c'est la période miocène ou « mo-
lassique, » parce qu'effectivement cette mer est celle de la molasse.
Enfin, dans une dernière période, la mer se retire et abandonne en-
tièrement le pays. De nouveaux lacs, alimentés par des cours d'eaux
qui ne correspondent encore qu'imparfaitement aux rivières ac-
tuelles, mais qui en représentent comme une première ébauche,
occupent l'intérieur de la contrée, qui se rapproche graduellement
de celle qui est maintenant sous nos yeux. Celte troisième période
est celle du tertiaire récent, ou pliocène. Chacune d'elles mérite
de fixer l'attention, soit par ses traits généraux caractéristiques, soit
par la nature des èires fixés dans la région dont nous cherchons à
tracer une esquisse historique.
IV.
Pendant la période des lacs, c'est-à-dire lors de l'éocène et jus-
qu'après l'oligocène, du paléocène à l'aquitanien inclusivement, la
Provence avait à peu près la situation géographique de la Lombar-
die artuelle. Comme celle-ci, elle était placée vers le hsut d'une pé-
ninsule dont la ('orse et la Sardaigne semblent jalonner l'ancienne
direction, au point de jonction de cette péninsule avec une grande
terre continentale qui comprenait, outre la France, diminuée du bas-
sin inférieur de la Seine, l'Allemagne du Nord jointe aux pays bal-
tiques et à la Russie septentrionale. La mer qui baignait les flancs de
la péninsule en question profitait sur ses côtés deux golfes sinueux,
Tun à droite sur la ligne des Alpes, encore abaissées, l'autre à gauche ,
inclinant à l'ouest vers les Pyrénées et dans l'axe de cette chaîne, en-
core absente ou dessinant à peine un faible relief. Entre ces deux
Adriatiques , plus étroites et moins étendues que celle de Venise,
assimilables plutôt par leurs proportions à la mer d'Azof ou au goife
de Corinthe, s'étalait une région continue au nord avec le reste de
la France, parsemée de lacs et hérissée de montagnes, dont il est
dffîcile, à la distance où nous sommes placés, d'évaluer l'impor-
tance. Nous savons seulement par la stratigraphie qu'au commence-
ment de la période, le sol de la Provence changea d'aspect et qu'à
la suite d'un surexhaussement des points dont le relief tendait à s'ac-
centuer, un mouvement de bascule fit refluer les eaux, auparav'ant
contenues dans une cuvette lacustre au fond de la vallée du Lar,
pour les ramener au nord, et leur faire occuper l'espace maintenant
compris entre la ville d'Aix au sud et la Durance dans la direction
opposée. Dans cet espace et sur une largeur de 6 à 8 kilomètres,
une crevasse nouvellement ouverte offrit aux eaux une cuvette
destinée à les recevoir, située sur les flancs et au pied du versant
812 REVUE DES DEUX MONDES.
occideDtal du rocher de Sainte-Victoire, dont la cinae dut atteindre
la hauteur d'une montagne de premier ordre. Bien des particula-
rités que nous allons signaler rendent vraisemblable cette der-
nière supposition ; mais ce qui atteste la puissance du phénomène
qui vint alors redresser une partie des assises, tandis que l'autre
en s'affaissant ouvrait une vaste cavité, c'est la masse détritique
qui combla celle-ci aussitôt que les eaux courantes s'y furent ras-
semblées pour former un lac. Sur deux points de ce lac, tous deux
à portée de la montagne, auprès d'Aix et non loin de Meyrargues,
des brèches, des poudingues, des argiles ferrugineuses mêlées de
débris furent charriés, accumulés dans les dépressions, et la direc-
tion des eaux qui les entraînèrent, en ravivant sur leur passage les
divers élémens mis à leur portée, peut être aisément suivie de l'est
à l'ouest, en tenant compte de l'atténuation graduelle des matériaux.
Les plus gros et les plus lourds, en effet, se déposaient naturelle-
ment les premiers, tandis que les plus légers et les plus fins allèrent
plus loin et s'avancèrent jusqu'au milieu du lac, dont ils nivelèrent
le fond. Au-dessus de cette première assise, des sédimens plus sub-
tils, formés d'un limon plastique dont les particules étaient cimen-
tées par le calcaire ou la silice tenus en dissolution dans les eaux,
constituent des strates d'une épaisseur variable qui alternent avec de
minces feuillets. Une teinte générale d'un blanc grisâtre caractérise
ce dernier ensemble et dénote le calme parfait du mode de sédi-
mentation.
Ce lac n'était pas le seul. Nous l'avons déjà' dit, chaque mon-
tagne principale avait le sien, au bas de son versant abrupt, et ces
montagnes, depuis amoindries ou bouleversées, demeurent pour-
tant comme des témoins de l'état de choses que nous signalons,
tandis qu'à leur pied les couches lacustres disloquées, redressées
parfois jusqu'à la verticale, attestent à la fois la violence des mou-
vemens postérieurs et la faible élévation originaire des anciennes
plages au-dessus des ondes qui se brisaient contre elles, sur un
talus littoral à peine incliné.
Dans la vallée supérieure de l'Huveaune, fleuve minuscule dont
l'embouchure coïncide à Marseille avec le Prado, un petit lac s'éten-
dait entre Saint- Zacharie et Auriol. Les eaux qui l'alimentaient se
déversaient, à l'ouest, dans un plus grand lac aux bords sinueux, qui
avait une île vers sonmilieu. Ce dernier lac, dont les rives sont encore
parfaitement reconnaissables, s'étalait de l'est à l'ouest, allant de
Roquevaire et Gémenos jusqu'à la rade de Marseille ; il mesurait
de 12 à 15 kilomètres do long sur une largeur maximum de 6 à 8.
D'autres lacs existaient encore, les uns très petits, comme celui
du quartier Saint-Pierre, non loin de Martigues, celui de la vallée
de Sault, au pied du Venteux, celui de Vaucluse, près de la loca-
LA PROVENCE PRIMITIVE. 813
lité de ce nom ; mais la cuvette lacustre la plus considérable était
celle qui, d'Âpt à Peyruis, sur la Durance, de Bonnieux à Manosque
et de La-Tour-d' Aiguës, au-delà de Forcalquier, se trouvait alors
encadrée ou échancrée çà et là, au nord, par les contreforts du
Venteux et de Lure, à l'est, par le cours actuel de la Durance, au
sud-ouest, par le Léberon, dont la saillie commençait à peine à se
prononcer. Ce lac, auquel la petite ville de Manosque doit donner son
nom et dont la configuration n'était pas sans analogie avec celle du
lac de Constance, mesurait, du sud-ouest au nord-est, entre Bon-
nieux et Peyruis, plus de 60 kilomètres, sur une largeur variable
de 15 à 20. De même qu'auprès d'Aix, des amas détritiques, con-
fusément stratifiés, avaient tout d'abord occupé le fond de la dé-
pression, et l'épaisseur totale des sédimens accumulés atteint ou ex-
cède 1,200 à 1,500 mètres. Il fallut une masse pareille pour achever
de combler une profondeur comparable à celle des plus grands
lacs de la Suisse. Les couches de lignites, exploitées près de Ma-
nosque, témoignent qu'à la longue les eaux de la partie orientale
devinrent assez basses, surtout vers les bords, pour disparaître
sous un épais rideau de plantes marécageuses.
Non-seulement les assises lacustres renferment des lignites aux
environs de Manosque et aussi à Saint-Zacharie ; non-seulement,
sur une foule de points, elles sont riches en fossiles : soit plantes,
soit animaux ; mais elles se distinguent encore par la présence de
g\'pses sédimentaires, c'est-à-dire disposés par lits alternant avec
des lits purement calcaires ou marneux. Ces gypses ne s'étendent
jamais à la totalité d'un niveau déterminé ; ils sont, au contraire,
localisés, chaque gisement étant circonscrit et continu latéralement
avec les assises dénuées de gypse ou en offrant à peine quelques
traces.
En résumé, les dépôts des lacs tertiaires de Provence présentent
à l'observateur une réunion de phénomènes des plus variés, et ces
phénomènes, même en considérant à part chacune des catégories
qu'ils comprennent, au lieu de se produire simultanément et d'avoir
été strictement contemporains, ont dépendu de circonstances et
d'accidens qui, loin d'avoir été partout les mêmes, diffèrent selon
les lieux et les bassins explorés. 11 était donc indispensable de re-
chercher avant tout les élémens d'un parallélisme rigoureux entre
les couches des diverses formations locales, comparées au point de
vue des gisemens qu'elles renferment. Cette marche était la seule
qui permît de constater le niveau relatif et de fixer la concordance
des horizons partiels sur lesquels se placent les gisemens. Pour
être accomplie avec succès, une tâche semblable exige un coup
d'œil exercé et la double connaissance des détails strati graphiques
et des fossiles caractéristiques propres aux sous-étages dont la
81 A REVUE DES DEUX MONDES.
position demande à être définie. Ici même elle comportait des dif-
ficultés d'un ordre spécial, tenant à l'origine lacustre des lits à
interpréter, puisque les mollusques d'eau douce, vivans ou fos-
siles, offrent cette particularité de ne se distinguer les uns des au-
tres que par des nuances trop délicates pour être aisément perçues.
Jusqu'alors, on peut le dire, les fossiles de cet ordre avaient été
l'objet d'une étude superficielle qu'il s'agissait de reprendre et de
compléter. C'est encore à M. Matheron que revient le mérite d'avoir
collalionné ces archives : après avoir démontré que, dans les dé-
pôts lacustres du sud-estde la France, ni les gypses, ni les lignites,
ni les gisemens de plantes ne se correspondaient nécessairement ;
que, plus anciens ou plus récens, selon les cas, plus rarement pa-
rallèles et contemporains, leur distribution ne présentait rien de
constant, il arrêta le premier les termes d'une chronologie raison-
née des événemens physiques et des mutations organiques dont la
Provence des lacs avait été le théâtre, d'un bout à l'autre de la pé-
riode et jusqu'au moment de l'invasion de la mer miocène.
L'examen comparé des animaux et des plantes de chaque assise
a fourni les élémens de cette évocation du passé, qui ne saurait
être trompeuse, tellement les données en sont sérieuses et attenti-
vement combinées. — Un ossement authentique de paléolhérium,
remis aux mains de M. Matheron, est venu un jour, par exemple,
lui révéler l'ancienneté relative des lignites de Saint-Zacharie, vis-
à-vis de ceux de Manosque dont la flore, nettement aquitanienne,
est par conséquent plus récente. Les gypses de Manosque, de beau-
coup inférieurs aux lignites de cette localité, inférieurs également ;i
des lits à coquilles oligocènes, viennent très naturellement se ran-
ger au niveau des lignites de Saint-Zacharie mentionnés ci-dessus,
au niveau aussi des marnes de Gargas, avec ossemens de paléo-
thérium ; mais il existe, au-dessus de ces marnes de Gargas, des lits
à cyrènes « très caractéristiques, » et ces mêmes lits surmontent
ou couronnent le groupe entier des gypses d'Aix, tandis que les
gypses de Gargas reposent sur les cyrènes et sont par conséquent
-sensiblement plus modernes. Les plantes contenues dans} ces der-
niers gypses confirment pleinement l«8 données tirées de leur
situation stratigraphique, et leurs aflinités botaniques viennent à
l'appui de leur attribution oligocène, présumée d'après la seule
situation des couches. On voit j>ar là le secours mutuel que se prê-
tent les deux branches do la science géologique, tour à tour invo-
quées, alliance si bien exprimée par le terme de « paléontologie F.tra-
tigraphique, » qui s'applique justement aux résultats des deux
méthodes d'exploration, heureusement combinées.
Laissons maintenant les procédés techniques jwiir nous en tenir
aux seules généralitéB; pénétrons à la suite dos auteurs au sein do
LA PROVENCE PRIMITIVE. 815
cette nature à la fois riche et variée, originale et pleine de sève
qui s'étalait au bord des lacs tertiaires, s'agitait non loin de leurs
plages ou peuplait le fond de leurs eaux. — D'abord l'absence à
peu près complète de fossiles à la base des dépôts, généralement
détritiques, impropres par cela même à en favoriser la transmission,
nous enlève forcément la connaissance des êtres de ce premier
âge. Tout ce qu'il est possible d'en saisir se rattache à l'action si-
dérolithique qui s'exerça alors sur une grande échelle et à laquelle
sont dus spécialement les minerais de fer du Jura. Ceux-ci, extrê-
mement abondans par place, se présentent sous l'apparence de
grains concrétionnés, distribués en amas : ils remplissent certaines
poches ou bien ils colorent en rouge des amas d'argile. En Pro-
vence, surtout au nord de la vallée d'Apt, ce sont aussi des ar-
giles ferrugineuses, ou des grès lustrés, ou, enfin, des minerais
exploitables. Le phénomène sidérolithique est attribué à des sources
thermales ferrugineuses, dont l'âge est d'ailleurs fixé par les osse-
mens de mammifères éocènes qu'ils contiennent. Selon M. Greppin,
il aurait dépendu d'éruptions boueuses et chaudes (1) ; mais les
deux explications se touchent et se confondent, et, pendant la du-
rée entière de la période des lacs, les eaux thermales, amenant des
profondeurs à la surface des substances minérales dissoutes, pour
les déjîoser, n'ont cessé de jouer un rôle important cpie l'examen
des couches , alors en voie de formation , nous révèle et qui
n'est pas sans relation avec les émissions de gaz méphitique et les
épanchemens basaltiques dont la présence se trouve également
constatée.
En s' élevant dans la série, on voit constamment les assises la-
custres se régulariser et les élémens détritiques faire place à des
lits calcaires dont la blancheur, la finesse, souvent la ténuité, déno-
tent des eaux pures, chargées d'une faible proportion de carbo-
nate de chaux et le déposant par quantités limitées, tandis que les
sources thermales, à l'exemple de ce qui a lieu maintenant en Is-
lande, au pied de l'Hékla, amenaient de la silice à l'état gélatineux.
La multitude de petites coquilles agglomérées que les gâteaux con-
solidés de cette substance ont retenues atteste l'attrait de ces êtres
pour le voisinage des eaux chaudes. La multiplication des mollus-
ques paludéens au contact des sources thermales a été observé de
nos jours par les voyageurs, le long des rives de la Mer-Morte,
dans des conditions analogues à celles qui prévalaient en Provence,
à l'époque de la formation des gypses tertiaires. L'origine des
gj'pses eiu-mêmes a été l'objet de bien des conjectures, parfois
hasardées ou singulières. Le fait très connu que l'eau de mer con-
(1) Lappareot, Traité de géologie, p. 1021.
816 REVDE DES DEUX MONDES.
tient une certaine proportion de gypse dissous et le précipite, aus-
sitôt parvenue à un degré de concentration déterminé, ce fait a
servi de base à la supposition que les gypses tertiaires auraient
tous une provenance marine. A ce compte, les gypses d'Aix eux-
mêmes seraient marins. Pour tenter de le faire admettre, on négli-
geait les cyclades et les limnées, coquilles exclusivement d'eau
douce, pour s'en tenir aux potamides associées aux premières
dans les lits intercalés à ceux qui comprennent les gypses. On a été
jusqu'à signaler un muge [mugil prmreps), en laissant de côté
des cyprins [Smerdis, Lehias) nombreux et significatifs. On n'a pas
tenu plus de compte des nénuphars, des massettes, des potamots
et vallisnéries, toutes plantes palustres et par trop gênantes. En
réalité, la circonstance que les gypses dont il est question appar-
tiennent à des formations purement lacustres, distribuées en plu-
sieurs bassins, exclut à elle seule l'idée que les eaux de la mer aient
pu intervenir, même accidentellement, dans un phénomène répété
sur beaucoup de points et dans des conditions parfaitement iden-
tiques. Enfin, les gypses lacustres de Provence, nous l'avons déjà
affirmé, sont localisés, c'est-à-dire qu'ils constituent des amas stra-
tifiés dont la puissance s'affaiblit graduellement^ à mesure que
l'on s'écarte du point où le phénomène se réalisait. En un mot, les
gypses tertiaires, latéralement reliés aux sédimens ordinaires, n'ont
jamais donné lieu à une assise uniforme, se prolongeant dans l'é-
tendue entière de l'ancien lac. Comment dès lors ne pas admettre
une cause endogène, c'est-à-dire venue de l'intérieur et tenant
soit à des émissions gazeuses, soit à des sources thermales, de
nature à combiner leur action avec celle de la sédimentation nor-
male ? L'esprit se reporte vers les calderas des îles Açores : ce sont
des eaux thermales très chaudes, accompagnées de mouvemens
éruptifs : elles déposent de la silice et du soufre, et celui-ci se trans-
forme le plus souvent en acide sulfhydrique, puis sulfurique, d'où
sortent des productions de gypse.
On a dit en faveur de l'origine exclusivement marine des gypses
que ceux des anciens lacs auraient été empruntés par les eaux
qui les déposaient à des formations marines antérieures, particu-
lièrement au trias; mais, dans cette hypothèse, il faudrait encore
expliquer la fréquence inusitée de tant de sources, se donnant
le mot, pour ainsi dire; traversant simultanément le trias et venant
ensuite déboucher au sein des lacs tertiaires, disséminés sur tant
de points, leur apportant à tous des gypses entraînés d'un seul et
même niveau géognostique. Ces difficultés et d'autres disparaissent
d'elles-mêmes, si l'on veut bien prendre en considération l'en-
semble des phénomèmes thermiques et thermo-dynamiques spéciaux
à la période que nous avons en vue. Ces eaux chaudes, chargées
LA PROVENCE PRIMITIVE. 817
de substances minérales dissoutes, ne sont pas assurément sans
relation avec les émanations gazeuses, les accidens éruptifs, les
épanchemens de basaltes en fusion qui se produisirent à la même
époque et dont les traces incontestables se retrouvent, auprès
d'Aix, dans ce que l'on nomme le volcan de Beaulieu, connu des
plus anciens naturalistes. — Pour ce qui est de la mer, en quoi la
présence du gypse en dissolution dans ses eaux iraplique-t-elle
l'origine constamment marine de cette substance ? La mer, dans
son vaste sein, renferme les résidus d'une foule de matières : toutes
celles que les eaux courantes peuvent atteindre et délayer ou dis-
soudre s'y rendent nécessairement ; la mer ne les a pas créées pour
cela ; elle les garde simplement, sauf à les rejeter, c'est-à-dii'e à les
précipiter dans des conditions déterminées. On recule donc la diffi-
culté en attribuant à la mer l'origine des corps qu'elle possède
accidentellement, et les gypses du trias auraient été uniquement
le fait d'un dépôt marin qu'il serait encore légitime de rechercher
comment cette substance a pu se constituer à la surface du globe,
avant d'être comprise, à titre d'élément partiel, dans ce qu'on est
convenu de nommer les « eaux mères. » Au contraire, si l'on ad-
met que les gypses lacustres tertiaires aient été le produit d'une
action hydro-thermique ou géogénique, rien de plus naturel, comme
on l'a souvent pensé, que de rattacher au même ordre de phéno-
mènes la mort violente de cette foule de poissons et d'insectes qui
jonchent certains Hts intercalés dans les gypses. Ces animaux doi-
vent avoir été surpris par des émanations délétères, les uns dans
les eaux, les autres au sein de l'air, et entraînés ensuite au fond du
lac, où un faible lit de sédiment est venu les recouvrir et les pré-
server.
C'est dans le cadre ainsi disposé que vient se placer une des
végétations les plus curieuses, les mieux reconstituées dans ses
traits essentiels, dont on ait eu connaissance à l'état fossile. La flore
des gypses d'Aix compte à l'heure actuelle plus de quatre cents
espèces déterminées d'après leurs feuilles, leurs fleurs ou leurs
fruits, quelquefois d'après ces divers organes réunis. — L'examen
patient de tous ces débris, en mettant au jour le caractère et les
aptitudes des végétaux recueillis, leur fréquence relative et leur
mode d'association, a révélé approximativement l'aspect de l'an-
cienne contrée, la nature du climat et l'ordre même des saisons qui
présidaient alors au développement des plantes, et influaient par
elles sur les animaux. A certains indices tirés des sédimens, tantôt
vaseux ou calcaires, tantôt minces ou feuilletés, on reconnaît l'exis-
tence d'alternatives répétées dans le régime des eaux de l'ancien
lac, soumis à des crues périodiques, à des délaissemens et à des
TOMB LXXIV. — 1886. 52
818 REVDE DES DEUX MONDES.
retours, selon les temps et les parties de l'année. Les sources qui
surgissaient le long des plages et alimentaient des flaques dormantes
favorisaient la croissance des nénuphars el d'autres plantes aqua-
tiques ou fluviales, telles que les potamots et les vallisnéries, dont
une espèce n'a plus son analogue vivant que dans une forme aus-
tralienne. Les nénuphars sont remarquables par la faible dimension
de leurs feuilles, et cette petitesse reparaît dans beaucoup d'autres
plantes de la flore d'Aix ; elle constitue un de ses caractères distinc-
tifs les plus saillans. Au-dessus des rives du lac et dans la direction
de Test, s'élevaient alors des escarpemens en gradins dont le ro-
cher de Sainte-Victoire représente comme un dernier reste. Ils
étaient peuplés de pins variés mêlés à des thuyas africains {Callitris
et Widdringioma), qui abondent dans le gisement et annoncent la
présence de véritables forêts résineuses, dont les cours d'eaux, sil-
lonnant les pentes boisées, entraînaient au fond du lac les résidus,
feuilles, cônes et rameaux, tandis que le vent balayait au loin les-
semences légères pour en parsemer les lits en voie de dépôt. On
constate encore la présence, surtout dans les assises marneuses,
d'autres débris plus clairsemés, charriés de plus loin et par acci-
dent ; ils dénotent l'existence d'arbres situés plus haut que les pre-
miers, s'élevant sur les croupes d'une région montagneuse, à une
altitude suffisante pour admettre des végétaux difl'érens de ceux de
la plaine et des pentes inférieures. C'est effectivement ce que l'on
observe maintenant à Java et à Sumatra, où les essences euro-
péennes reparaissent au-dessus de 1,200 à 1,500 mètres d'éléva-
tion, à l'exclusion de celles du tropique. Du temps des gypses
d'Aix, après avoir traversé, en gravissant les hauteurs, des forêts
de pins et de thuyas, on aurait rencontré des chênes, des aunes,
des bouleaux, des charmes et des ormes, des saules et des érables,
plusieurs d'entre eux, il est vrai, ayant des feuilles persistantes ;
l'action des eaux et celle du vent ont seules réussi à nous faire con-
naître ces arbres, en sauvegardant un petit nombre de leure ves-
tiges.
Les végétaux qui croissaient dans le voisinage du lac sont natu-
rellement ceux dont les empreintes abondent le plus : ce sont des
palmiers, dont un, dédié au naturaliste Lamanonpar Ad. Brongniart,
ressemble au palmier de Chusan, actuellement cultivé dans les
jardins du midi de la France; comme celui-ci, il n'atteignait
qu'à de faibles dimensions. Go sont encore, outre un petit bana-
nier, des aralius qui rappellent ceux do l'Afrique du sud ou de la
Chine méridionale, des lauriers et des camphriers, des ailantes
et des sumacs, des savonniers, un gainier, des sophoras, enfin de
nombreux acacias ou gommiers; les arbustes étaient des andro-
rnèdes, des myrtils, des amélanchiers ; on a recueilli jusqu'à des
LA PROVENCE PRIMITIVE. 819
fleurs de bombax, jusqu'à des folioles éparses de sensitive. Des
épillets de graininées, de frêles corolles d'une sorte de bourrache,
de petites graines surmontées d'un panache sont venues se perdre
en flottant siu*. l'eau pêle-mêle avec des ailes de fourmis mâles, dé-
Uchées d'elles-mêmes dans le cours de l'été, avec des araignées,
des insectes surpris dans le vol et même un papillon demeuré cé-
lèbre {Cyllo sepulta) parce qu'il a gardé un reflet de ses couleurs.
M. Scudder, de Boston, a démontré récemment les affinités de ce
papillon avec un type vivant sud-africain ; c'est le plus ancien lépi-
doptère authentique dont on ait encore connaissance.
Cette rapide énumération ne donne qu'une légère esquisse de
l'ensemble; mais un tableau moins incomplet demanderait des
pages pour peu qu'on voulût en accentuer les traits. Les mammi-
fères terrestres, hôtes assidus de ces plages lacustres, ont laissé dans
le gisement contemporain de Gargas, près d'Apt, un ossuaire d'où
l'on n'a cessé, depuis un demi-siècle, d'extraire et de dégager des
.portions de leurs squelettes, accumulés par milliers dans une gangue
marno-charbonneuse, qui accuse l'existence d'une tourbière ou d'une
fondrière marécageuse, au sein de laquelle auraient été enlouis les
restes des animaux perdus, que la mort de ceux-ci ait été naturelle
ou due à des accidens, à des inondations répétées, noyant les pâ-
turages où ils vivaient en troupes nombreuses. Les paléothé-
riuras, anoplothériums, xiphodons, etc., reconstitués originairement
par le génie de Guvier et qui se montrent à Gargas similaires de ceux
des carrières de Montmartre, ne sont, à proprement parler, ni des
pachydermes ou des équidés définis, ni de vériiables ruminans : com-
parables, mais de loin seulement, d'une part, à nos rhinocéros et à
nos chevaux, de l'autre, à nos cervidés et surtout à nos chevrotains,
ils n'offrent encore qu'une structure et un régime ambigus. Ils pa-
raissent avoir recherché les rameaux tendres et les bourgeons, avoir
été friands de racines succulentes, de rhizomes de nénuphars en
particulier ; certains d'entre eux rongeaient les cônes de pins à la
façon des loirs et des écureuils. Enfin, la rencontre d'une chauve-
souris a fait voir qu'il existait des insectivores.
L'étude des euchaînemens que révèle l'anatomie comparée dé-
montre clairement, il est vrai, que les paléothériums conduisent
auxjumentés, de même que les anoplothériums et xiphodons repré-
sentent la souche des ruminans actuels, mais ces groupes, déter-
minés dans ce que leurs caractères ont de décisif, n'apparaîtront
que beaucoup plus tard, tellement l'ensemble des mammifères ter-
restres est encore éloigné du terme et la voie qu'ils devront par-
courir à peine inaugurée. Les frontières des principales sec-
tions tendent pourtant à se dessiner et la distance entre les types
tridactyles et tétradactyles ira en s'élargissant, séparant de plus en
820 REVUE DES DEUX MONDES.
plus àes groupes alors assez peu écartés. Cette évolution, la der-
nière de celles que la nature vivante a dû accomplir, il a été donné
à la paléontologie d'en suivre la marche, échelon par échelon, et d'en
retrouver les termes partiels. Les modifications anatomiques que le
savant observe sont tellement graduelles qu'elles donnent lieu à
d'étroits enchaînemens et ces enchaînemens à des séries qui mènent
du point de départ, plus ou moins reculé dans le passé, au point
d'arrivée toujours variable selon les groupes que l'on considère.
C'est ainsi que se constituent des catégories, ordres ou familles, et
que chacune d'elles, subdivisée à son tour, aboutit plus tôt ou plus
tard à l'un de ces plans de structure spéciaux qui répondent à ce
que nous nommons des genres. Ceux-ci se trouvent limités à une
durée plus ou moins longue, soit qu'ils aient acquis un degré de
fixité désormais invariable, soit que l'avenir les réserve à de nou-
veaux changemens.
Le monde végétal, plus avancé que celui des mammifères, avait
accompli, bien avant ce dernier, le cycle de son évolution. Les com-
binaisons organiques d'où sont sortis la plupart des groupes qu'il
comprend et, dans l'intérieur de ces groupes, les genres principaux,
présentaient déjà les caractères qui les distinguent et qui, depuis,
n'ont varié que d'une façon tout à fait secondaire. Le monde végétai
a cependant changé d'âge en âge et, dans une région déterminée,
telle que l'ancienne Provence, il n'a cessé, à partir du temps au-
quel nous nous plaçons, de se modifier graduellement. Les couches
lacustres, explorées à ce point de vue à divers niveaux successifs,
offrent le tableau complet de ces changemens et l'on peut dire
qu'aucune période ne s'est trouvée plus riche en empreintes végé-
tales que celle qui sépare le dépôt des gypses d'Aix de l'invasion de
la mer molassique. Mais les changemens éprouvés par la végéta-
tion, dans cet intervalle, de même que ceux qui suivirent, consis-
tèrent presque uniquement dans des éliminations et des substitu-
tions. Les formes d'abord en possession du sol déclinent et font
place à d'autres d'un caractère différent, et celles-ci, au début peu
nombreuses, se multij)lient peu à peu et finissent par exclure les
précédentes, en réalisant à la longue le renouvellement entier de
l'ensemble. — En résumé, la flore provençale, sous l'impu'sion qui
l'entraîne, tend à perdre son caractère tropical et avec lui le faciès
grêle, la consistance coriace, indices de l'adaptation primitive de
ses plantes à un climat chaud et à saisons extrêmes. Elle acquiert,
au contraire, de nouvelles formes, auparavant inconnues ou très
rares, plus amies de la fraîcheur, plus amples de feuillage, plus
rapprochées de celles qui habitent sous nos yeux les parties boréales
de notre hémisphère. Enfin, les essences h feuilles caduqiK s qui
trahissent l'influence d'une saison froide au moins relative, obtien-
LA PROVENCE PRmiTI\'E. 821
nent un rôle de moins en moins effacé, avant qu'il devienne pré-
pondérant. Quelques exemples feront saisir cette marche curieuse
due évidemment à l'extension progressive des plantes venues du
nord ou descendues des montagnes, tandis que celles qui peuplaient
jusque-là l'Europe disparaissaient pour jamais ou se retiraient par
étapes dans la direction du sud.
La flore des gypses d'ALx, si riche et si bien explorée, présente
au premier rang de ses espèces plusieurs palmiers dontun au moins
[Flubfllaria Lamanonis) reparaît assez fréquemment pour donner
à croire que sa présence imprimait au paysage d'alors le trait le
plus saillant de sa physionomie. Au contraire, dans cette même
flore, si l'on a rencontré un aune et un bouleau, un charme {Ostrya)
et un orme, un érable et un frêne, c'est seulement à l'état d'échan-
tillon isolé et grâce à la légèreté de leurs divers organes que ces
arbres ont réussi à arriver jusqu'à nous. Nous avons conclu de cette
extrême rareté qu'à l'époque des gj'^pses d'Aix ils croissaient à
l'écart et, selon toute probabilité, à une élévation suffisante pour
comporter une végétation différente de celle des plaines ou des val-
lées inférieures.
La flore de Saint -Zacharie, celles de Gémenos et de Saint-Jean-
de-Garguier, plus récentes d'un degré, c'est-à-dire franchement
oligocènes, montrent à quelques lieues d'Aix le mouvement orga-
nique, signalé plus haut, en voie d'accomplissement, mais encore
loin de sa terminaison. Les palmiers sont déjà plus rares, bien qu'il
y en ait plusieurs exemples avérés. Mais en regard de cet effa-
cement graduel, les aunes et bouleaux, les ormes et charmes,
les saules, érables et frênes ne sont plus exceptionnels ; les charmes
et les érables surtout ont laissé des empreintes relativement nom-
breuses. On voit qu'ils tiennent une place qui n'est pas sans impor-
tance dans cette flore, qui pourtant continue à ne pas différer beau-
coup, dans son ensemble, de celle des gypses d'Aix. C'est donc au
total un pas de fait et le premier résultat d'un mouvement qui se
dessine et que l'avenir se chargera de développer.
Franchissons un degré de plus et interrogeons la flore aquita-
nienne de Manosque : ici, la végétation a décidément changé d'as-
pect, et la substitution des formes nouvelles à celles qui occupaient
auparavant le sol est en grande partie réalisée. Les palmiers se
retirent décidément ; il a fallu de longues recherches avant d'en
rencontrer à Manosque quelques vestiges. Les conifères, amis de
la fraîcheur, cyprès chauves et séquoias, ont relégué au second
plan les thuyas africains, dont les débris deviennent rares. Les
aunes, les" charmes, les érables abondent; enfin, il se joint à eux
un hêtre et un peuplier véritables. Pourtant les lauriers et les cam-
phriers forment encore, comme dans les temps antérieurs, la masse
822 REVUE DES DEUX MONDES.
principale et le fond du paysage. Telle est la marche suivie par la
végétation provençale ; lentement déplacée, elle n'a subi qu'à la
longue, par l'effet d'introductions et d'éliminations partielles, sou-
vent répétées, les changemens qui l'amenèrent enfin à l'état actuel
et lui imprimèrent les caractères qu'elle possède aujourd'hui.
A l'époque où le lac aquitanien de Manosque réfléchissait dans
ses eaux transparentes tout un rideau pressé d'arbres forestiers,
de lauriers au feuillage lustré, d'aunes, de charmes, de hêtres et
de peupliers aux rameaux touffus, à la verdure fraîche et délica-
tement nuancée, au-dessus desquels les séquoïas dressaient leur
riche et puissante pyramide, la végétation européenne comprenait
encore des palmiers, dont un au moins luttait d'élégance avec le
palmier-parasol des Antilles; seulement cet élément nécessaire
des flores éocènes et oligocènes, cantonné désormais sur quelques
points et restreint à certaines stations privilégiées, tendait à dispa-
raître peu à peu de notre continent. L'exclusion défmitive des pal-
miers est du reste de beaucoup postérieure à l'aquitanien, posté-
rieure même à la molasse, au moins si l'on s'attache à la Provence,
et les travertins pliocènes de Roquevaire ont offert à M. Marion
les frondes en éventail d'un dernier palmier, peut-être identique
au palmier-nain d'Algérie {Chamœrops humilîs). On voit que la
nature végétale défend pied à pied son domaine, et qu'à l'exemple
des races humaines qui n'abandonnent le sol natal qu'après une
lutte acharnée, les plantes aussi résistent longtemps à l'invasion et
ne succombent qu'à la longue devant l'inexorable fatalité.
V.
Si l'homme conscient eût existé lors de la période des lacs, il
aurait pu croire à la stabilité et au maintien définitif de l'état de
choses dont la Provence lui aurait oflert le spectacle. Ces cuvettes
aux rives sinueuses et parfois escarpées, les hautes montagnes dont
elles reflétaient les cimes, la charpente même d'une région parse-
mée d'accidens, comparable, par ses traits principaux, à la Suisse
ou à la Haute-Italie, tout ce qu'il aurait vu aurait fait naître en lui
l'idée d'un pays à l'abri de commotions physiques assez étendues et
assez fortes pour en bouleverser l'économie. C'est pourtant ce qui
eut lieu lorsque la mer de la molasse vint occuper la Provence et
profiler ses fiords capricieusement étalés au travers des cavités
jusqu'alore remplies par les eaux douces. Quel fut le caractère
de cette nouvelle révolution aussi complète qu'inattendue? Elle ne
fut pas instantanée, ni même subite; elle s'opéra plutôt graduel-
lement et par soubresauts. Les eaux marines arri\èront de 1 ouest
et, après avoir envahi la vallée du Uhone, elles s'étendirent vers
LA PROVE^CE PRIMITIVE. 823
l'est, par conséquent vers l'emplacement des Alpes, qu'elles n'attei-
gnirent qu'à peine, à l'aide du plus avancé des golfes qui se for-
mèreui. II existe des jalons encore visibles de cette marche; elle
fut facilitée incontestablement par des mouvemens du sol, par des
changemens de relief, puisque de notables portions du domaine la-
custre échappèrent à l'invasion et furent alors mises à sec, tandis
que d'autres, par un contre-coup de ce relèvement, s'affaissèrent
et reçurent les eaux de la nouvelle mer. Celle-ci vint accumuler
ses couches en recouvrement des dépôts antérieurs d'origine la-
custre ; elle alla même submerger, au-delà, des espaces auparavant
terre ferme. Mais ce qui prouve qu'il n'y eut rien d'absolument
rapide dans ces phénomènes de sédimentation trausgressive, c'est
que le plus souvent la transition, entre les deux régimes, s'opère
en « stratification concordante, » la série d'eau douce gardant son
horizontalité au moment où les premiers lits marins, généralement
détritiques, vinrent la recoumr en donnant lieu à une liaison in-
time entre les deux systèmes, à leur point de contact.
A Bonnieuï, près d'Apt, non loin de l'extrémité austro-occiden-
tale du lac de Manosque, les derniers lits du système lacustre ren-
ferment, dans leurs minces feuillets, des empreintes de poissons
d'eau douce et de plantes littorales oligocènes, c'est-à-dire plus
anciennes d'un degré que celles de l'acpiitanien. Immédiatement
au-dessus de ces lits, la sédimentation change ; de calcaire qu'elle
était, elle devient marno-sableuse ; les strates, toujours schisteuses,
mais non plus feuilletées, prennent l'aspect de plaques, puis d'as-
sises, et passent enfin supérieurement à la molasse marine. Rien
de plus ménagé que cette transition, qui démontre l'introduction
paisible de la mer, se substituant sans trouble aux eaiLX de l'an-
cien lac, devenues insensiblement saumâtres, puis entraînant du
sable au lieu du limon subtil et moins abondant auquel les schistes
feuilletés avaient dû leur existence. — Dans les eaux douces crois-
sait une plante palustre, une rhizocaulée, dont on retrouve les
feuilles percillées de perforations radiculaires, et, le long du rivage
s'élevait une cycadée [zamites.), dernière survivante de celles des
temps jurassiques ; mais, sur les plaques marines, les premières
qui accusent la nature du changement opéré, ce sont des algues
d'une extrême délicatesse rejetées par la vague le long des rives et
dont les frondes ont moulé sur un fond de vase leurs frêles ru-
bans aiLX ramifications élégantes et multipliées.
Ainsi, la mer qui envahissait la Provence et s'avançait, de l'ouest
à l'est, était déjà parvenue aux environs d'Apt dès la fin de l'oligo-
cène. A l'est, au contraire, l'ancien lac persistait dans les mêmes
limites. En efïet, à Ceyreste, non loin de Manosque, on observe le
prolongement latéral des schistes de Bonnieiix. à la fois lacustres et
824 REVUE DES DEUX M0NDE3.
riches en empreintes de poissons, d'insectes et de plantes, et ces
schistes, au lieu d'être surmontés immédiatement par les assises
marines, vont s'enfoncer sous le système, qui comprend les ligniles
exploités entre Manosque et Dauphin, ainsi que les lits avec plantes
aquitaniennes dont nous avons parlé, supérieurs eux-mêmes à ces
lignites. II est donc visible que la mer, déjà présente à Bonnieux,
avait pris possession de la partie occidentale de l'ancien lac, alors
que la partie orientale, encore soustraite à l'invasion, était le théâtre
des phénomènes de sédimentation végétale auxquels les combus-
tibles charbonneux doivent leur existence. C'est postérieurement,
et après le dépôt d'une dernière zone riche en limnées et par con-
séquent encore lacustre, que la mer de molasse vint finalement
envahir le milieu de la cuvette, dont les sédiraens affaissés consti-
tuèrent une sorte de chenal profond, situé entre Dauphin et For-
calquier, et s'étendant jusqu'à Peyruis dans une direction nord-est.
Au-delà, cette mer submergea la vallée moyenne de la Durance et
forma un bassin intérieur dont Moustiers et Digne marquent les
limites orientales. Riez le bord méridional, Manosque et Peyruis la
terminaison du côté de l'ouest, tandis qu'au nord ce bassin dépas-
sait à peine la latitude de Sisteron, pénétrant un peu au-delà et à
l'est de cette ville. Entre ces points, le bassin, que nous nom-
merions « mer de Digne, » s'il existait maintenant, offrait, de
Manosque à Moustiers, une largeur est-ouest de hO kilomètres
environ, sur une longueur maximum sud-nord d'une soixantaine
au plus. De Forcalquier, situé un peu en dedans de l'entrée du
chenal, c'est encore une distance de 40 kilomètres que l'on aurait
parcourue avant d'atteindre à la rive opposée. Entre Peyruis, à
l'ouest, et Digne, à l'est, cette petite mer allait en se rétrécissant,
laissant à gauche Sisteron, qu'elle ne touchait pas, et prolongeant
vers l'est et au nord de Digne une baie étroite sur un espace d'une
douzaine de kilomètres. A quoi pourrions-nous assimiler cet océan
en miniature qu'évoque la pensée du géologue lorsqu'un train ra-
pide l'entraîne sur la ligne des Alpes et lui en fait franchir l'empla-
cement en une couple d'heures? Pour en avoir une exacte repro-
dHCtion, il faudrait doubler au moins l'étang de Berre, en Provence,
ou diminuer de moitié le Wetter, qui n'est cependant pas le plus
grand des lacs Scandinaves. Le Léman lui-même excède les dimen-
sions de la cuvette marine dont nous venons d'esquisser les con-
tours. Il est vrai que, non-seulement elle communiquait avec l'océan
d'alors, mais qu'au sud de Riez et à l'est de Corbières, vers Sa-
lerne daris une direction, jusqu'à Rians dans l'autre, elle allongeait
encore des bras étroits et sinueux dont il est difficile au géologue
de reconstituer les méandres au sein des vallées et sur les pla-
teaux tourmentés qui gardent les vestiges de son séjour.
LA PRoVii.NCl:; PKlMHlVli. 825
Ce n'est pas seulement au nord du Léberon actuel que l'on
constate la marche envahissante de la mer molassique. On retrouve
encore celle-ci au sud de cette terre, qui formait alors, de Cavaillon
jusqu'au-delà de Gorbières et au nord-est de Manosque, une île
basse, effilée à l'ouest, élargie et échancrée le long de sa partie
orientale. Sur le flanc méridional de cette région, la mer molas-
sique s'étendait d'Orgon à Gucuron, plus loin encore de Pertuis à
Rians et au-delà. Elle remplissait ainsi toute la vallée inférieure de
la Durance. Après Rians , il existait même un fiord étroitement
sinueux, qui semble avoir contourné et renfermé une sorte d'îlot
compris entre Saint-Maximin, Cottignac et Brignoles. — Pour ne
pas rester incomplet, il nous faut maintenant retourner à l'ouest,
en laissant au nord une grande île qui répondait à la petite chaîne
des Alpines et occupait l'espace qui sépare Arles d'Orgon ; on
constate alors qu'à partir de Salon et à l'aide d'un étroit goulet, la
mer molassique, après s'être introduite par Lambesc et Rognes,
épancha ses eaux sur le plateau actuel de la Trevarèse. Elle passa
à travers le lac gypseux, dont les couches se relevèrent légère-
ment au nord comme au sud, tandis qu'elles s'affaissaient dans le
milieu pour admettre les flots marins. Celles-ci, constituant un fiord
contourné, pénétrèrent jusqu'au pied de Sainte -Victoire et de là
vinrent occuper l'emplacement où s'élève la ville d'Aix, ainsi que
la vallée moyenne du Lar en amont du défilé de Roquefavour. Il est
probable que plusieurs afïluens, les uns coulant de lest, les autres
de l'occident, charrièrent dans ce petit bassin, dont l'étendue en-
tière n'excédait pas un myriamètre dans sa plus grande largeur,
une foule de matériaux : argiles, cailloux, fragmens anguleux de
roches très diverses. Auprès d'Aix même, il y eut, à un moment
donné, un estuaire véritable, au fond vaseux, avec des coquilles
d'eau saumàtre. Puis, des bancs d'huîtres s'établirent, tandis qu'ail-
leurs les eaux courantes, balayant la plage, entraînaient pêle-mêle
dans les sables, changés plus tard en grès, des coquilles terrestres
associées ainsi fortuitement à celles des eaux salées dans la même
roche. On reste surpris, en réunissant tous ces traits, en obser-
vant la richesse de certaines assises en fossiles variés : huîtres,
peignes, cônes, vestiges même de grands cétacés, qu'un golfe aussi
étroit, une baie aussi peu étendue (1), comparable à ce que serait
le Bosphore si, au lieu d'aboutir à la Mer-Noire, il se terminait en
(1) Il est vrai qu'un auteur déjà cité, M. CoUot, a supposé Texistence d'une seule
nappe marine couvrant l'espace qui s'étend du sud de la ville d'Aix au pied du Lé-
beron. Cette nappe unique n'aurait laissé des sédimens que dans les dépressions du
fond et n'aurait marqué son séjour sur les plateaux sous-marins que par des érosions
et des trous de phollades : mais c'est là uue interprétation des faits moins vraisem-
blable, selon nous, que celle que nous adoptons ici.
826 KEVUE DES DEUX AlOiNDES.
cul-de-sac, ait nourri et favorisé un tel ensemble de mollusques,
de squales, d'animaux de toute taille, sédentaires ou actifs, voraces
et puissans, ou faibles et privés de défense. On voit que la vie
surabondait au sein de ces eaux miocènes.
Aujourd'hui encore, on peut suivre les sinuosités de l'ancien lit-
toral et reconnaître ses détours aux encroûtemens de la plage. Tantôt
escarpée, tantôt basse et sablonneuse, elle étale encore les galets
polis par la vague, les écueils attaqués par les coquilles perforantes,
les sables mêlés de dents de requins. La légende elle-même s'en
est mêlée; elle a voulu reconnaître dans une brèche osseuse les
traces d'un dragon dont la ville des Sextiens aurait été jadis mira-
culeusement délivrée. Une procession annuelle célébrait le souvenir
de cet événement fabuleux. 11 fallut, au siècle dernier, la sagacité
de Lamanon pour déterminer la nature des ossemens et signaler en
eux des restes de poissons. Cet exemple est, du reste, demeuré cé-
lèbre, puisqu'il marque l'intervention de la science positive réussis-
sant, pour la première fois, à dissiper une erreur accréditée sans mo-
tif, pour lui substituer la vérité.
L'événement qui marque le déclin et amène la terminaison de
la période molassique, l'un des plus considérables dont l'Europe, qui
lui doit son relief principal, ait été jamais affectée, c'est le soulève-
ment des Alpes, événement accompagné, comme tous ceux du même
ordre, de mouvemens précurseurs et d'oscillations inaugurales dont
la Provence ressentit l'inévitable contre-coup. Au sud du Léberon,
aussi bien qu'aux environs d'Aix et au nord de cette ville, partout
enfin où la mer molassique avait pénétré, elle tendit à se retirer,
à faire place, selon l'expression de M. Collot, a à des étangs dont
les eaux se dessalèrent lentement et où se multiplièrent des coquilles
lacustres lorsque les eaux furent devenues pures (1). » Alors seule-
ment, les fractures et les accidens, auxquels tient la configuration
actuelle des vallées, commencèrent à se prononcer, mais d'abord fai-
blement ébauchés et débutant par un exhaussement général suffisant
pour exclure graduellement la mer; à la suite de ce retrait, les eaux
douces prenaient possession des parties déprimées mises à leur
portée, tandis que les eaux courantes, sillonnant le sol, se préci-
pitaient sur les déclivités nouvellement établies. Presque partout,
en effet, les sôdimens soit lacustres, soit d'origine ambiguë et de na-
ture variée, calcaires, marneux, argiles, sables ou grès ferrugineux
qui succèdent à la molasse, reposent sur elle en stratification con-
cordante, bien qu'ils se trouvent limités à un moindre périmètre et
distribués en bassins locaux, disjoints et d'une faible étendue. Les
traces d'animaux terrestres, particulièrement de grands mammifères,
(1) Louis Collol, Description géologique des entfirotu d'Aix en Provence, p. 183.
LA PROVENCE PRIMITIVE. 827
abondent parfois dans ces couches. Les dinothériums et les masto-
dontes, les tapirs et les rhinocéros qui fréquentaient les pâturages de
cette époque, dans le voisinage des eaux, y ont laissé de nombreux
vestiges. Mais nulle part on n'observe une réunion plus complète,
un assemblage d'ossemens amoncelés plus considérable que dans le
gisement de Cucuron, sur le revers sud du Léberon, gisement ré-
cemment exploré avec le plus grand succès par un professeur au
Muséum et membre de l'Institut, M. Albert Gaudry. Le résultat de
ses fouilles a contribué à enrichir cette galerie de paléontologie ré-
cemment inaugurée par lui, qui donne le spectacle d'une évocation
des anciens êtres sous la baguette magique de la science. M. Gau-
dry a consacré un très beau livre à la description des animaux du
mont Léberon; il avait auparavant visité et illustré un autre gise-
ment contemporain du premier, celui de Pikermi en Attique; et un
troisième, Eppelsheim, près deWorms, fournit un autre terme de com-
paraison. Il est possible, par le rapprochement de ces trois termes, de
présumer quelle était en Europe, à la fin du miocène, c'est-à-dire
au moment du retrait de la mer molassique, la faune des grands
animaux terrestres. Eu aucun temps, la richesse, la puissance, la
variété de ceux-ci ne furent aussi remarquables ; jamais ils ne se
montrèrent plus nombreux et plus forts, plus harmonieusement dis-
tribués et plus voisins de la perfection que dans cet âge, qui précède
immédiatement celui où l'intelligence humaine, introduisant un élé-
ment supérieur à tout ce qui avait existé jusque-là, vint exercer en
ce monde son autorité souveraine.
On a dit, il est vrai, que l'homme existait déjà à l'époque des
animaux du mont Léberon et même auparavant; mais on ne l'a ja-
mais prouvé, et les indices invoqués pour l'admettre ont paru trop
incertains, nous dirons même trop peu vraisemblables, pour entraî-
ner la conviction. D'ailleurs, eût-il existé comme créature physique,
que son action, encore nulle ou insignifiante pour des myriades d'an-
nées, n'aurait influé ni sur l'ensemble de la nature, ni sur les plantes
ou les animaux en particulier.
Caché et retenu à l'écart, l'homme-enfant n'avait à sa disposition
aucune des inventions dont il s'est servi plus tard pour étendre et
asseoir son égoïste empire. Le jour viendra pourtant où à la force
et à la ruse instinctives, il saura joindre les ressources de l'esprit
et où finalement il réussira à tout s'assujettir ici-bas. Bien plus, il
parviendra à pénétrer au-delà même de ce qui est tangible ou visible,
par la faculté, graduellement développée, d'observer et d'abstraire,
de comparer et de conclure. Mais tout cela est encore loin ; nous
abordons à peine le pliocène : l'Europe n'est pas encore refroidie;
elle est couverte de végétaux opulens et variés, parsemée de lacs,
ombragée de forêts et émaillée de pâturages. Elle est peuplée d'im-
828 REVUE DES DEUX MONDES.
menses troupeaux errant au sein des vertes solitudes, le long des
grèves, sur la lisière des bois, à la surface des grandes prairies.
Auprès du Léberon, les troupeaux se composaient de gazelles élan-
cées et légères, comme celles de l'Afrique intérieure, de cerfs encore
rares, ornés de courtes défenses; puis venaient les hipparions réu-
nis en bande , à la façon des zèbres et des onagres. Ils se distin-
guaient à peine de ceux-ci par la structure de leur pied, dont le
sabot principal était accompagné de deux sabots rudimentaires,
que les solipèdes actuels gardent à l'état de vestige. A côté de ces
ruminans et deces jumentés, précurseurs des véritables chevaux, vi-
vaient un sanglier de grande taille, un rhinocéros, enfin deux géans,
dont l'un, le dinolhérium, précède les éléphans et offre les traits
confondus des morses, des lamantins et des proboscidiens ; tandis
que l'autre, plus étonnant encore {U elladotherium) , répond à une
girafe agrandie. — Tous ces animaux se retrouvent à Pikermi; mais
à force de comparer les ossemens retirés du gisement de l'Attique
avec ceux de Provence, l'esprit ingénieux de M.Gaudry a pu consta-
ter, entre les deux catégories, des différences très faibles et cepen-
dant trop constantes pour ne pas fournir une preuve de l'existence
de races locales que le temps aurait sans doute accentuées si, de
part et d'autre, elles fussent restées parquées dans des régions dis-
tinctes et sous des climats pareils, mais non absolument identiques.
— De plus, à Pikermi, à côté des animaux qui viennent d'être énu-
mérés, on a rencontré des singes dont les caractères mixtes sem-
blent destinés à relier les macaques aux guenons. Les singes ne se
montrent pas en Provence ; mais on y trouve les traces du marhœ-
rodus. ce tigre, plus redoutable qu'aucun de ceux d'aujourd'hui,
dont les canines, conformées en sabre, constituaient une arme ter-
rible. M. Gaudry a pu relever la présence, à Gucuron, de plus de
cinq cents hipparions ; les gazelles sont à peine moins nombreuses
et l'on a dû se demander d'où provenaient tant de restes accumu-
lés dans un limon rougeâtre d'une faible étendue. Une inondation
subite, une secousse du sol aurait-elle surpris tous ces animaux?
Mais l'aspect du gisement oblige à croire que le transport des divers
débris n'aurait eu lieu qu'assez longtemps après la mort des indi-
vidus auxquels ils se rapportent. Les eaux ont charrié et enseveli
dans l'argile du dépôt, non pas des cadavres entiers, mais des por-
tions de squelettes déjà disjointes; et, le plus ordinairement, les
ossemens ont été accumulés dans un désordre tel que le remous
capricieux de la vague a pu seul le réaliser. Peut-être, au lieu d'une
catastroj)he détruisant, comme on le suppose, les animaux de la con-
trée, serait -il plus conforme à la probabilité de faire appel à des
crues périodiques, ou môme apx accidens d'un fleuve sujet à sortir
parfois de ses limites habituelles, et, balayant le sol d'une région
LA PAO\^E.NGE PRIMITIVE. 829
peuplée et fertile; les eaux débordées auraient ainsi entraîné chaque
fois les restes épars d'un certain nombre d'animaux.
Après l'âge des hipparions du Mont-Léberon, nous pénétrons
au cœur du pliocène, et la scène change définitivement. La mer
a encore, il est vrai, des retours partiels ; elle n'abandonne que
par étapes la vallée du Rhône. Un savant prématurément en-
levé à ses amis, M, Raoul Tournouër, et plus récemment M. Fon-
tannes, ont suivi les mouvemens du recul et de retour de cette mer
pliocène qui s'éloigne pas à pas avant de quitter entièrement le bas
Rhône. En Provence même, l'époque pliocène est bien caractérisée
par cette circonstance que les vallées parcourues actuellement par
les eaux courantes et leur servant de cuvettes ne sont pas encore
complètement ouvertes ni percées. En amont de Mirabeau, par
exemple, un grand lac recevait les eaux de la Durance déjà rapide et
tumultueuse, sans que les cailloux alpine y eussent encore accès. Le
déversoir de ce premier lac retombait dans un second, et ce dernier
allait aboutir plus loin à la nappe des poudingues inférieurs de la
Crau. Auprès d'Aix, le petit fleuve du Lar alimentait aussi une cu-
vette lacustre, fermée par le barrage, non encore ouvert, de Roque-
favour.
Nous savons que. durant le cours de ce dernier âge qui s'ache-
mine peu à peu vers celui de l'homme primitif, la région proven-
çale différait encore beaucoup de ce qu'elle est sous nos yeux. Dans
le monde des animaux, les chevaux avaient remplacé les hipparions
et les éléphans, après avoir supplanté les dinothériums, tendaient à
exclure aussi les mastodontes. Des indices certains nous 'appren-
nent qu'alors le platane couvrait de son ombre les abords d'un lac
voisin de Digne, que le gigantesque éléphant « méridional » han-
tait les environs de Marseille. Les observations du professeur Ma-
rion nous ont encore enseigné qu'il existait dans ce même territoire
un palmier et des lauriers semblables à ceux des forêts canariennes,
ainsi que des lauriers-roses. Un pas de plus vers les temps modernes
et nous rencontrerions l'homme s'introduisant au sein de la Pro-
vence, non encore desséchée ni dénudée, mais ayant de fraîches
vallées aux pentes garnies de tilleuls, d'érables, de laricios, asso-
ciés au chêne, à la vigne et au figuier. Dotée alors de sources plus
abondantes et de rivières coulant à pleins bords, depuis singu-
lièrement appauvrie, la Provence ne serait-elle pas en droit d'accu-
ser directement l'homme de l'avoir dévastée, en coupant ses forêts,
et d'avoir altéré son climat, en sacrifiant tout aux exigences de la
culture? Que ce soit la faute de l'homme ou la conséquence obligée
des lois naturelles, l'indigence actuelle n'est que trop visible, et la
Provence a bien des motifs, en jetant un regard sur son passé, de
regretter les splendeurs d'autrefois, de se plaindi'e du vent qui
830 RETDE DES DEUX MONDES,
chasse loin d'elle impitoyablement les nuages, de sa verdure maigre
et des roches dépouillées qui couronnent la crête de ses coteaux :
sur elle pourtant la transparence lumineuse du ciel, dont l'azur se
nuance de teintes mobiles, jette un voile qui dérobe et embellit sa
misère. Les poètes et les artistes contemplent chez elle, sans se
lasser, ces jeux du soleil, qui émaillent tous les reliefs et mettent
en valeur tous les plans. On se demande alors si la Provence a ja-
mais été plus belle, plus resplendissante, et Ton oublie ou l'on re-
grette moins ces trésors perdus, comme on ferait à l'aspect d'une
villageoise, issue d'une noble race, déchue et pauvre maintenant,
et cependant souriante et heureuse de ses charmes.
Revenons à la science ; c'est elle qui nous dira le dernier mot de
cette étude : la Provence, d'abord insulaire, est sortie en tant que
région géographique d'une série de mouvemens du sol, qui l'ont
d'abord agrandie, puis soudée au continent. Cette soudure, bien
que définitive, n'a pas mis obstacle à un retour offensif et partiel de
la mer, demeurée voisine et qui l'est encore à l'heure d'aiijoiuv
d'hui. Le contre-coup du soulèvement des Alpes a communiqué à
l'ensemble de la contrée un relief qui s'oppose à ce retour ou le
rend plus difficile à admettre, sans qu'il soit raisonnable pourtant
d'en affirmer l'impossibilité absolue. Ce qui est certain, c'est que,
sous nos yeux, encore maintenant, les eaux courantes, c'est-à-dire
les rivières petites ou grandes de la Provence occidentale coulent
dans des vallées qui répondent à d'anciennes dépressions, occu-
pées jadis par les eaux des lacs ou celles de la mer, plus tard fa-
çonnées, agrandies ou simplement modifiées.
A côté des révolutions physiques auxquelles le pays doit sa con-
figuration finale, il faut placer les révolutions organiques ou chan-
gemens opérés dans la nature des êtres vivans. Habitée dès l'ori-
gine et n'ayant jamais cessé d'être en partie terre ferme, la Provence
a toujoui*s possédé, à côté des animaux et des plantes de la mer,
des animaux et des i)lantes terrestres. Observée à ce double point
de vue, elle fournit des exemples de tous les changemens biologi-
ques qui se sont autrefois réalisés et de la façon dont ils ont dû
s'accomplir. Elle se prêle par cela même à la constatation de celte
loi séculaire, dans le domaine de la biologie évolutive, que les
êtres, en se diversifiant, ont donné lieu à autant de séries qu'ils
comptent de catégories fondées sur la combinaison du plan de
structure et de l'adaptation à des conditions extérieures détermi-
nées. C'est en tenant compte do ces deux points de vue, réunis et
combinés, que l'on conçoit la nécessité do distinguer entre elles et
de séparer, non-seulement les plantes inférieures des supérieures
et les marines dos terrestres, mais »!Ucore, parmi ces dernières,
celles qui, tout en étant terrestres, sont en môme temps inférieures
LA PROVENCE PRIMITIVE. 831
à d'autres d'un rang plus élevé et d'une origine plus récente : ce
sont là des séries, et chacune d'elles a affecté une marche spéciale.
De même, en ce qui touche les animaux, les aquatiques et les ma-
rins n'ont pas eu les mêmes destinées que ceux d'eau douce, ni
que les terrestres ; et les terrestres supérieurs ne se sont pas com-
portés comme les terrestres inférieurs ou amphibies. Parmi les
vertébrés, plus élevés que les autres animaux, il en est, comme les
poissons, qui sont toujours restés aquatiques, et, parmi les verté-
brés terrestres, il en est, comme les mammifères, qui tiennent
incontestablement le premier rang, qu'ils nagent d'ailleurs ou
marchent sur le sol, en se divisant en séries partielles, chacune
d'elles ayant son histoire et suivant sa marche à part des autres.
D'autres' enfin, tels que les oiseaux, sont voués plus spéciale-
ment au vol et à la vie aérienne. — Eh bien ! il n'est aucune de
ces catégories, prises dans leur ensemble ou dans chacune de
leurs subdivisions, qui n'ait son histoire, qui n'ait évolué à part,
enfin qui n'ait été l'objet d'une élaboration spéciale. Il n'y a ja-
mais eu, on peut le dire, de mouvement impulsif agissant à la
fois sur tous les êtres, pour les faire avancer ou les renouveler ;
mais chaque série, une fois engagée dans les voies qui lui sont
propres, plus ou moins hâtive dans sa marche, s'est transformée
plus ou moins ^ite, avant de se fixer définitivement ; les séries les
plus élevées étant aussi les dernières à revêtir leurs caractères dif-
lérentiels. C'est là ce qui explique les contrastes que présente la
nature vivante à chaque moment du passé où il nous soit donné de
l'interroger. Les êtres « s'attendent, » on peut le dire; les uns tou-
chent au but, tandis qu'il reste aux autres un long chemin à par-
courir avant de l'atteindre. Les fougères en arbre du premier âge
ne diffèrent qu'à peine de celles de nos jours, acclimatées sur les
mêmes rivages que leurs devancières; mais la masse principale du
règne végétal, alors à peine ébauché, ne se complétera que vers la
fm de la craie. Depuis lors, le monde des plantes ne changera guère
et seulement à l'aide de migrations et de substitutions ; naais les
oiseaux et les mammifères ne présentent encore que des séries ru-
dimentaires; il faudra des siècles par milliers avant que la plupart
de ces séries aient achevé de fixer leurs traits, et chacune d'elles
aura sa marche plus ou mc>ins rapide, selon le degré de complexité
qu'il lui sera donné d'acquérir. L'homme lui-même se montrera
fidèle à cette même loi ; il sera le couronnement suprême de l'édi-
fice de la création. Il apportera en ce monde un élément de plus,
celui de l'intelligence raisonnée et consciente.
G. DE Saporta.
ETUDES
POLltlOUES ET RELIGIEUSES
DE LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT.
Qu'entend-on par la séparation de l'église et de l'état? Comment
la conçoit-on chez nous et comment la pratique-t- en au dehors?
Quelles en seraient les conséquences dans notre France de la fin du
xix" siècle? Autant de questions qu'il eût semblé oiseux d'aborder
il y a quelques années. L'heure vient où ce qui paraissait du do-
maine de la théorie, pour ne pas dire de l'utopie, pourrait
bien passer dans les faits. Les événemens marchent, les événe-
mens nous poussent, et, loin d'avoir la prétention de les diriger, nos
gouvernans se laissent humblement mener par eux là où souvent
ils préféreraient ne pas aller. Des mesures que le pays ne réclame
pas, auxquelles le pays, pris dans son ensemble, est manifestement
contraire, sont votées par des majorités qui en réalité ne s'en sou-
cient point, qui parfois même y répugnent, et qui les votent, parce
qu'elles y sont entraînées par leurs votes antérieurs, parce qu'elles
n'osent i)oint revenir sur leurs pas et se séparer de minorités exi-
geantes qu'elles ont suivies trop loin pour ne pas craindre de les
abandonner. C'est là qu'est le péril do la situation actuelle.
Cela semble particulièrement vrai des ail'aires religieuses. Le gou-
\ ernement et ses majorités s'y sont jetés en aveugles, en se promet-
ÉTIDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 833
tant de faciles victoires, et maintenant ils ne savent trop comment en
sortir. La séparation de l'église et de l'état peut ainsi être uq jour
prononcée par des hommes qui, hier encore, s'en proclamaient les
adversaires résolus. Les ministres, dans leurs déclarations, l'agitent
comme un épouvantail contre le clergé. Les commissions du budget,
dans leurs rapports, se vantent de la préparer. De fait, il est \Tai,
ministres et députés lui demeurent en majorité opposés ; mais aujour-
d'iiui nos chambres et notre gouvernement ne font pas- toujours ce
qu'ils veulent, ou ne veulent pas toujours ce qu'ils font. Les ministres
sont souvent étonnés de ce qu'ils proposent, les députés affligés de ce
qu'ils acceptent. Leur politique religieuse peut les entraîner jusqu'à
une extrémité que la plupart redoutent. A la façon dont ils procèdent,
ils risquent de s'y trouver bientôt acculés. Aussi la dénonciation du
concordat est-elle une éventualité qu'il est bon d'envisager pendant
qu'il en est temps encore. La France doit-elle s'y laisser conduire,
que ce soit au moins les yeux ouverts, en voyant où on la mène.
I.
On demande la séparation de l'église et de l'état, mais peut-on
dire qu'en France l'église et l'état soient aujourd'hui réellement
unis? Nos lois ou nos mœurs politiques consacrent-elles encore l'as-
sociation de ce que nos pères appelaient les deux pouvoirs? Qu'on
se rappelle comment le moyen âge concevait l'union « des deux lu-
minaires » destinés à présider de concert aux sociétés humaines.
Trouve-t-on rien de pareil chez nous ? Nos juristes sont-ils les dis-
ciples des scolastiques et enseigne-t-on , dans nos écoles, que la
première condition d'un bon gouvernement est l'alliance et l'intime
coopération de l'état avec l'église? Voit-on dans les chambres de la
république française, comme autrefois dans les palais des républi-
ques italiennes, à Sienne, par exemple, des fresques symboliques,
chargées de rappeler sans cesse à nos législateurs ce principe fon-
damental des sociétés chrétiennes?
De nombreux états catholiques ou hétérodoxes ont, avec plus ou
moins de logique, poursuivi, durant des siècles, ce noble et déce-
vant idéal. Or, nous le demandons de nouveau, que reste-t-il en
France aujourd'hui de cette ancienne tradition des âges de foi? Où
est, encore un coup, l'union entre l'église et l'état? Avant de la briser
il importe de savoir en quoi elle consiste.
Est-ce qu'en France les commandemens de l'église sont lois de
l'état? Est-ce que ses préceptes font autorité vis-à-vis de la législa-
tion ou des tribunaux? Le repos du dimanche est- il consacré par
la loi, comme il l'est encore en tant d'états contemporains? La
TOMB Lxxiv — 1886. 53
83 A REVUE DES DEUX MONDES.
profession du christianisme ou d'une religion quelconque est-elle
obligatoire pour remplir une fonction publique? Impose-t-on à nos
députés oij à nos fonctionnaires un serment religieux qui froisse la
conscience des Bradlaugh français? L'église a-l-elle des tribunaux
particuliers, comme chez nous jadis, comme en Russie encore au-
jourd'hui? Â-t-elle, de même que le saint synode de Pètersbourg,
sa censure pour les livres qu'elle juge pernicieux? Le clergé forme-
t-il encore ijn ordre dans l'état, comme en France autrefois, comme
naguère en Suède et aujourd'hui encore en Finlande? Ses chefs, ses
évêques sont-ils de droit au nombre des législateurs, s'asseyent-ils
dans la chambre haute comme en Angleterre ou en Hongrie ? Les
portes du sénat de la république s'ouvrent-elles spontanément de-
vant la robe rouge des cardinaux ? Est-ce que les congrégations et
les ordres religieux sont en possession de privilèges, et les vœux
monastiques seraient-ils reconnus et sanctionnés par l'état? L'in-
struct)on publique est-elle abandonnée aux mains du clergé et la loi
lui reconnaît-elle un di'oit de tutelle sur les écoles et les établisse-
mens d'enseignement? Est-ce que la liberté de penser serait gênée
par le concordat, ou la philosophie universitaire réduite au rôle de
servante, « d'ancelle » de la théologie? Le mariage religieux est-il
le seul mariage légal et, comme dans une moitié de l'Europe, le
clergé est-il toujours juge de la valeur et de la durée du lien con-
jugal? Les registres de l'état civil ont-ils été rendus aux mains des
prêtres et les maires placés dans la dépendance des curés? Les pas-
teurs de l'église, en un mot, détiennent-ils une part de la puissance
publique? Exercent-ils, au nom de la loi, une influence quelconque
sur les affaires nationales, départementales, communales?
Non, l'église n'a aucun privilège politique; elle ne possède aucun
droit d'ingérence dans l'éiat; elle ne jouit d'aucun pouvoir sur
l'administration, la justice, l'enseignement: sur tous ces points, dans
tous les domaines de la vie publique, il y a, en fait, séparation, et
séparation complète (1). Pour tout cela, l'état est entièrement sé-
cularisé, ou, selon le barbarismedu jour, il est laïcisé. 11 nedemaiide
même plus à l'église ses prières. Loin que l'état ait un caractère
confessionnel, il n'y a môme pas en France de religion d'état. Les
ministres de l'église, et la religion avec eux, ont été relégués dans
le sanctuaire. La société civile et la société religieuse sont entière-
ment distinctes. Gela est si vrai que cela fournit un argument |x)ur
réclamer la rupture des derniers liens entre l'état et ^égli^;e.
On reconnaît implicitement, on proclame avec fierté la sécularisa-
(1; Noos Rommcs beurouxde nous rencontrer, sur ce point, avec M.E.OIlivier dans
•on Nomv$au Manuel de droit «ccUsiaitiquê; voyez notaiument, p. 353 etS75.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 835
tion de la société et l'on dit que, dans une société laïque comme la
nôtre, il ne peut subsister aucune attache, aucune relation officielle
entre l'église et l'état, entre l'église confinée dans sa mission spiri-
tuelle, et l'état laïque devenu neutre ou indifférent en matière
de foi.
Quels sont les liens qui, en dépit d'un siècle de sécularisation,
persistent entre l'église et l'état? Ils sont en somme très simples et
très lâches : ils n'ont rien des chaînes que, à d'autres époques, la puis-
sance ecclésiastique a prétendu imposer à l'autorité temporelle; ils
n'ont rien de ce qui constitue une union effective, telle qu'il en sub-
siste encore en certains pays. En réalité, ce qu'il y a entre l'église
et l'état, ce sont moins des liens proprement dits que des engage-
mens mutuels. L'état et l'église, en rentrant chacun dans sa sphère
propre, se sont entendus pour conclure un modus rirendi, destiné
non à restaurer leur ancienne intimité, mais à faciliter leurs nou-
veaux rapports et à leur permettre de vivre côte à côte, en dehors de
l'union brisée par la révolution. Ce modus vivendi est sorti d'un
traité, conclu dans l'intérêt des deux parties, et où l'état n'a été
guidé que par des considérations d'ordre politique et non d'ordre
religieux. Ce traité, qui n'est autre que le concordat de 1801, a beau-
coup moins été un traité d'alliance qu'un traité de paix ; le rompre
serait une déclaration de guerre.
En quoi se résume, en réalité, l'acte de i80l ? En deux clauses
l'une au profit de l'église, l'autre au profit de l'état; car, de même
que la plupart des traités, le concordat a été conclu sur le principe
du Do ut des. L'église, durant la tourmente révolutionnaire, avait
été dépouillée de ses biens et de ses temples : le concordat lui a
rendu ses temples et, en compensation de ses biens aliénés au profit
de la nation, il a promis aux ministres du culte un traitement.
L'état, en revanche, a reçu de l'église le droit de désigner ses prin-
cipaux pasteurs, droit qui concède au pouvoir laïque une sorte d'au-
torité dans le sanctuaire, car en toute chose, et dans l'administration
de l'église spécialement, le choix des personnes est de haute impor-
tance. A bien regarder les faits, il résulte du- concordat que, s'il y a
ingérence, empiétement d'un pouvoir sur l'autre, ce n'est nulle-
ment de l'église sur l'état, de l'autorité religieuse sur le pouvoir
civil ; c'est bien plutôt du pouvoir civil sur l'autorité religieuse, de
l'état sur l'église. Et cela s'explique par la situation des deux par-
ties au moment où elles ont traité ensemble. L'état, représenté
par le premier consul, était alors à l'apogée de sa force au dedans
comme au dehors, tandis que l'église, ébranlée par la révolution
en Italie non moins qu'en France, était humainement plus faible-
qu'à aucune époque antérieure ou postérieure.
836 REVUE DES DEUX MONDES.
Si, entre l'église et l'état, il subsiste des liens réels, c'est bien
plutôt l'ég'ise qui est liée à l'état que l'état qui est enchaîné à
l'église. Veut-on voir là une servitude, laquelle des deux parties est
asservie? Est-ce la société civile, est-ce l'état qui nomme et qui
paie, comme ses fonctionnaires, les ministres et les dignitaires de
l'église? Évidemment non; si un pareil contrat avait quelque chose
de servile et d'humiliant pour quelqu'un, ce serait bien plutôt pour
l'église et pour ses ministres, choisis et payés par l'état. On sait que
c'est ainsi qu'en jugeaient, vers 1830, nombre de catholiques, et
non les moins illustres, Lamennais et Lacordaire; ils voyaient, dans
le régime inauguré en 1801, une sorte de servage ou de vasse-
lage de l'église. Ils prétendaient l'en affranchir au nom de la liberté,
et comment? Par la séparation. Quelque téméraires que fussent
au point de vue pratique les vues de l Avenir, Lamennais et Lacor-
daire étaient assurément plus logiques, en réclamant la séparation
dans l'intérêt de l'église, que les libres penseurs qui la réclament
dans l'intérêt de l'état.
Juge-t-on trop étroits les liens qui rattachent encore l'état à
l'église, l'état n'a, pour les rompre, qu'à renoncer à la nomination
des évêques et des curés, aussi bien qu'aux droits de police qu'il
s'est arrogés par les articles organiques. Voilà vraiment ce que se-
rait la séparation, et l'on ne voit pas ce qu'y gagnerait l'état. Car,
pour le traitement du clergé, dont Lamennais et Lacordaire faisaient
volontiers fi, pour le budget des cultes, ce n'est là en somme,
nous y reviendrons tout à l'heure, qu'une dette de la nation, dette
reconnue solennellement par ses représentans et que l'état ne pour-
rait répudier sans une mauvaise foi manifeste. En dehors du trai-
tement qu'il reçoit et que l'on peut d'ailleurs justifier par des con-
sidérations d'intérêt public, nous ne voyons pas ce que le clergé
perdrait à la dénonciation du concordat.
Que trouve-t-on, en effet, dans cet acte fameux, en dehors des
points que nous venons de résumer? Rien, si ce n'est la dô:laration
que la religion catholique « est la religion de la grande majorité du
peuple français. » Mais, ce n'est là que la reconnaissance d'un fait,
assurément moinscontestableaujourd'hui qu'au début du siècle. Il y
a bien dans le concordat un article 1", garantissant à la religion 'a-
tholique l'exercice public de son culte ; mais le môme article a soin
d'édicter que le culte ne sera public « qu'en se conformant aux
règlemens de police que le gouvernemeat jugera nécessaires pour
la tranquillité publique. » Et cette réserve, l'on sait comment l'en-
tendent le gouvernement ou les municipalités. Dans une grande
partie du territoire, le culte catholique est moins public qu'en des
pays mahométans comme la Turquie.
EUDES POLITIQUES ET RELIGIELSES. 837
On dira que le clergé retire du système concordataire certains
avantages indirects qui ont leur prix, l'exemption lu service mili-
taire notammeni;. ^'ous n'y contredirons pas ; mais encore pourrait-
on observer que pareille exemption a été accordée au clergé dans
un intérêt public, tout comme aux insiituteurs et à maints fonc-
tionnaires. En dehors même de cette considération, en dehors de
l'obligation morale pour l'état de ne pas entraver le recrutement du
clergé, nous nous permettrons de faire remarquer que, dans les
pays où la séparation de l'église et de l'état est complète, aux
États-Unis, par exemple, on n'a jamai-;, pas même au momeni des
levées en masse, durant la guerre de sécession, prétendu imposer
le service militaire aux ministres des différentes confessions. On eût
vu là une atteinte manifeste à la liberté religieuse et au libre exer-
cice du culte. Pour songer à faire porter le mousquet aux curés ou
aux séminaristes, il faut être en guerre plus ou moins ouverte avec
l'église, comme l'est aujourd'hui la république en France, ou la
monarchie de Savoie en Italie. Et cette exemption du service mi-
litaire, si le régime concordataire l'implique moralement, le con-
cordat ne la garantit pas formellement. Pour se donner la satisfac-
tion de faire passer les jeunes tonsurés du séminaire à la caserne,
la dernière chambre ne s'est nullement crue obligée de dénoncer
l'acte de 1801. D'après nos législateurs, la seule immunité qu'on
ait laissée au clergé peut ainsi être supprimée par une loi, sans
rompre avec la politique « strictement concordataire. » Qu'ont
donc en vue les partisans de la séparation, puisque, pour priver
l'église de la dernière apparence de privilège, ils affirment n'avoir
pas besoin de supprimer le concordat? Ce qu'ils poursuivent, sous
le nom de séparation de l'église et de l'état, c'est tout bonnement
la suppression du budget des cultes, c'est-à-dire la spoliation du
clergé.
II.
Il y a là une confusion due en partie à l'ignorance, en partie à la
mauvaise foi. L'église et le clergé ayant chez nous perdu tout pri-
vilège public ou privé, ce que, par euphémisme, l'on réclame sous
le nom de séparation de l'église et de l'éta^ ce n'est, pour la plu-
part de nos radicaux, que la radiation du budget des cultes. On
confond, pour emprunter le langage de nos voisins d'outre-Manche,
le disestablishment avec le disendowment. On semble croire que,
entre l'église et l'état, OLtre un clergé et une nation, le principal
trait d'union, ce sont les liens matériels et, pour tout dire, pécu-
838 RJiVUE DES DEUX MOiNDES.
niaires. Ce n'est pas là seulement un point de vue grossier, bien
digne de démagogues avant tout préoccupés des intérêts maté-
riels; c'est un préjugé d'ignorans, une erreur historique, une hé-
résie politique. Un budget des cultes n'est nullement le signe ou la
condition de Tunion de l'église et de l'état. Loin de là, cette union
a duré des siècles en des pays où l'état ne servait aucun traite-
ment au clergé, où l'église vivait de ses propres ressources, tout
comme de nos jours aux Etats-Unis, sous le régime de la sépara-
tion. Bien mieux, dans le pays de l'Europe où l'église et l'état sont
aujourd'hui le plus intimement associés, en Russie, l'église ortho-
doxe ne recevait naguère encore presque rien de l'état. C'est tout
récemment qu'a commencé à s'introduire, dans les finances russes,
une sorte de budget des cultes ou mieux du culte dominant. Jus-
que-là le clergé séculier, « le clergé blanc » vivait des libres rede-
vances des fidèles, du casuel et de la vente des cierges. Gela n'em-
pêthait pas l'église orthodoxe d'être légalement revêtue d'une sorte
de monopole religieux ; cela ne l'empêchait pas d'être en posses-
sion de nombreux privilèges, de conserver ses tribunaux et même
sa censure spirituelle ; privilèges qu'elle payait naturellement au
pouvoir en déférence et en dépendance.
Rien donc de plus erroné que de réduire le problème de la sé-
paration de l'église et de l'état à une question de budget, à une
question d'argent. S'il semble en être ainsi en France, c'est qu'ainsi
que nous le constations tout à l'heure, il n'y a plus en France
d'église d'état; c'est que, depuis la révolution, il n'y a pas de véri-
table union entre l'église et le pouvoir civil ; qu'en fait le disesta-
bliahment est accompli, la séparation des deux pouvoirs presque
entièrement effectuée. Puisqu'en France la séparation se borne pra-
tiquement à la suppression du budget des cultes, examnions un
instant la nature de ce budget, les raisons que l'on fait valoir
pour le supprimer, les raisons qu'on leur oppose pour le main-
tenir.
L'état, disent les partisans de la séparation, et c'est là leur ar-
gument le plus fréquent aussi bien que le plus sérieux, l'éUit ne
doit employer les deniers j)ublics que pour des services publics.
Or, l'entretien du culte et de ses ministres n'est pas, à proprement
parler, un service public. La religion relevant de la conscience
individuelle, chaque citoyen étant libre de croire ou de ne pas
croire, c'est à l'individu, c'est au croyant de {)ourvoir aux besoin8
de son église. L'état ayant renoncé à s'immiscer dans Ns querelles
religitnises et se proclamant lui-môme incompétent en matière de
doctrine, l'état n'a p;is à se mêler de l'entretien des temples pas
plus qu'à s'immiscer dans la nomination des dignitaires ecclésiasti-
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 839
ques. Cela e^^t en dehors de sa sphère naturelle ; s'il contmue à
s'occuper de pareils soins, c'est un reste de l'alliance sur-année de
ce qu'on appelait les deux pouvoirs, un reste de l'ancienne confu-
sion du temporel et du spirituel. Dans une société tout entière
sécularisée, chez un peuple qui ne reconnaît d'autre pouvoir et
d'autre souveraineté que létat, un budget des cultes est une ano-
malie choquante. Cent ans après la révolution, cela devient un ana-
chronisme. Il faut bifter du budget le chapitre des cultes, ou recon-
cer à tous les principes de la révolution pour revenir franchement
à une église d'état ; car le régime actuel n'est qu'un compromis
bâtard entre les préjugés ou les traditions de l'ancienne société et
les principes essentiels du droit moderne. Si. comme vous le dites,
la séparation est aux trois quarts efiectuée, c'est une raison de plus
pour l'achever résolument, sous peine de contradiction, sous peine
d'illogisme.
Vulgaire ou savante, telle est en résumé l'objection la plus son-
vent dirigée contre le régime concordatah-e. Il serait puéril d'en
contester la valeur. Elle s'appuie sur des idées dont est pénétrée
toute notre société moderne. Elle a pour elle l'autorité toujours si
grande des théories absolues, avec le prestige de la logique qui im-
pose à la masse des intelligences. Elle aurait, par cela seul, la fa-
veur de la démocratie, partout éprise des idées simples et des
solutions tranchées, parce qu'elle n'a ni assez de lumières ni assez
de réflexion pour saisir la complexité des choses.
Sur les esprits cultivés au contraire, sur les esprits politiques en
particulier, médiocre est la recommandation de la logique. Ils sa-
vent qu'en politique, rien n'est dangereux comme d'aller à l'extré-
mité des principes. Pour les gouvernemens, les maximes spécula-
tives sont loin d'être toujours des guides sûrs ; mieux vaut parfois
l'empirisme. La logique est l'opposé de la politique et l'homme
d'état habite aux antipodes du géomètre. Aussi, l'accusation d'in-
conséquence ne suffit-elle pas en pareille matière à motiver une
condamnation, ou bien il est permis d'appeler de la sentence.
L'inconséquence est-elle cependant aussi manifeste qu'elle le pa-
raît à certains esprits? Est- il interdit de s'inscrire en faux contre
la contradiction ? Nous n'avons pas en vue en ce moment les par-
tisans de l'union intime de l'église et de l'état, les théologiens ou
les philosophes pour lesquels l'alliance du spirituel et du temporel
est la règle, la norme éternelle dont les sociétés ont le devoir de ne
pas s'écarter. A ceux-là nous ne disputerons pas le droit de décla-
rer le régime actuel essentiellement inconséquent et illogique. Nous
parlons ici des hommes qui, avec la plupart des publicistes mo-
dernes, sont convaincus de l'incompétence de l'état en matière de
840 REVUE DES DEUX MONDES.
doctrine. Pour ceux-là, pour ceux qui ne croient pas que l'état ait
charge d'âmes, y a-t-il contradiction à lui laisser le fardeau de
l'entretien du cuite en lui refusant le droit de juger la doctrine?
Est-il vrai que, s'il subventionne les ministres de la religion, l'état
doit s'ériger en juge de la religion ; et que, s'il renonce à imposer
un dogme, il doit renoncer à l'entretien de tout culte ?
Pour résoudre la question, il faudrait d'abord s'entendre sur ce
qui est du domaine naturel de l'état, en d'autres termes, sur les
attributions et sur les limites de la puissance publique. Or, quel
problème plus complexe, plus délicat? Quel problème a jamais reçu
des solutions plus diverses selon les époques, selon les écoles,
selon les intérêts des partis? Quels sont les devoirs et quels sont les
droits de l'état, ce serait là en vérité la première question à tran-
cher, et tout homme de bonne foi confessera que ce n'est point là
une besogne aisée. Nous la laisserons provisoirement à de plus
présomptueux, nous bornant ici à une ou deux remarques.
A d'autres époques, il a pu être facile de raisonner sur ce ter-
rain, tout le monde étant à peu près d'accord en principe. Il n'en
est plus de même aujourd'hui; jamais les hommes n'ont plus dis-
cuté sur la nature et les fonctions de l'éiat, et jamais ils ne se sont
moins entendus. Les uns, fidèles aux traditions politiques ou éco-
nomiques de l'école libérale, redoutent l'extension démesurée des
pouvoirs publics aux dépens de la liberté et de l'initiative indivi-
duelles. Les autres, cédant aux penchans autoritaires et aux impé-
rieuses exigences de la démocratie, tendent à élargir en lous sens
les attributions des pouvoirs publies (1). Or, dans lequel des deux
camps se recrutent la plupart des tenans de la séparation de
l'église et de l'état? Il semble que ce devrait être surtout parmi les
libéraux enclins à resserrer les limites de l'action de l'état. Est-ce
'à ce que nous voyons? Chacun sait que c'est précisément le con-
traire. Si, parmi les libéraux, il se rencontre encore quelques par-
tisans théoriques de la séparation, tels que naguère M. Laboulaye,
ou M. de Pressensé aujourd'hui, c'est là, en France, une exception.
Les plus nombreux comme les plus bruyans avocats de la sépara-
tion appartiennent sans conteste à la démocratie radicale, dont
toutes les doctrines poussent à l'extension de la sphère des pou-
voirs publics. Les hommes qui réclament hautement de iiou\ elles
'^t multiples fonctions pour l'état, ou pour la commune, sont préci-
sément ceux qui dénient le plus catégoriquement à la commune ou
a l'état le droit d'entretenir le culte. Il y a là une logique sut gene-
(\) Voyez, dans U Revue du 15 mai 1885, Pétude intitulée: les Mécompte» du libé-
ralisme.
ÉTDDES POLITIQUES ET RELIGEECSES. 841
ris qu'il a'est pas inutile de signaler, et dont les déviations s'expli-
quent non pas par les principes, mais par les passions.
Quelles facultés, en effet, ne revendique pas pour l'état une cer-
taine démocratie, et quelles charges, en même temps, n'a-t-elle pas
la prétention de lui imposer? A l'état, suivant elle, non seulement
l'administration, la justice, la police, mais l'enseignement sous toutes
ses formes, mais la bienfaisance, mais les assurances, mais le cré-
dit et les monopoles financiers ou industriels, avec la tutelle de tous
les citoyens. A l'état, érigé en Providence terrestre, de veiller au
bien-être de chacun, de satisfaire à tous les besoins physiques et
moraux de l'humanité. Et les démocrates, qui prêchent cette exten-
sion de la vigilance et de l'activité de l'état à toute la vie maté-
rielle et intellectuelle du citoyen, ne songent pas que, pour certains
esprits, le sentiment religieux puisse être au nombre de ces instincts
de l'humanité que l'état a mission de satisfaire.
L'instruction, l'éducation des générations nouvelles est procla-
mée comme une des fonctions essentielles de l'état. Pour la lui
faire mieux remplir, on n'hésite pas à lui faire enseigner dans ses
écoles une morale oCBcielle, dite laïque et scientifique, qui tient la
place de l'ancien catéchisme ; et l'on ne pense point que nombre de
chefs de famille peuvent voir dans la religion un moyen d'éducation
et une maîtresse de morale, un peu plus efficace que les meilleurs
manuels de morale civique. De tous les procédés d'éducation aux-
quels puisse recourir la pédagogie, on oublie que la religion est
encore le plus simple et le mieux adapté à l'enfance, le plus pra-
tique et le plus démocratique, car il est à la portée de tous, et l'on
ne voit pas que, dans l'intérêt même de l'état, il doit rester à la por-
tée de tous. On admet que l'état doit encourager tout ce qui assure
l'ordre public, tout ce qui peut contribuer au progrès des mœurs;
et l'on ne sait pas que, pour nombre d'esprits, les bonnes mœurs
n'ont pas de meilleur garant que les idées religieuses, que l'évan-
gile et le christianisme. Libre à chacun de ne voir dans le prêtre,
selon une expression de la révolution, qu'un officier de morale ;
mais, pour combien de millions de Français de tout âge et de tout
sexe, cet officier de morale ne vaut-il pas le gendarme ou le ser-
gent de ville ? N'est-ce point Montesquieu qui écrivait : « Moins la
religion sera réprimante, plus les lois civiles devront réprhner(l).)>
Pour le véritable homme politique, de même que pour le penseur
uniquement soucieux du bien public, c'est là le point de vue le
plus simple aussi bien que le plus sûr. Quelque opinion qu'on ait de
la valeur intrinsèque des différentes formes religieuses, la religion
(1) Esprit des lois, livre xxrr, chap. juv.
842 REVUE DES DEUX MONDES.
demeure incontestablement aujourd'hui, tout comme à l'enfance
des sociétés, un agent de moralisation, un agent d'éducation. Sur
le roc de l'égoïsme, sur le sable de la frivolité, elle sème gratuite-
ment la vertu et ledévoûment, et, pour les maux de l'existence, elle a
des consolations dont nul autre ne possède le secret. Elle dresse le
pauvre à la patience et à la résignation, le riche à la charité et à
l'humilité. Elle enseigne l'égalité et la fraternité. A. ce titre, l'état et
le gouvernement ont tout profit à l'encourager et à en subventionner
les ministres. La religion reste en somme la plus profonde comme
la plus ancienne base des sociétés humaines. Telle est la vérité, tel
est, pour tout homme sans préjugés, le point de vue pratique, et en^
politique, rien encore une fois ne vaut le point de vue pratique. A
cet égard, il ne saurait, en dehors des fanatiques de la libre pen-
sée, y avoir de doute pour personne. L'intérêt social est évident et
l'état n'a pas le droit de s'en désintéresser. C'est là un tel lieu-com-
mun qu'insister serait faire injure au lecteur; nous nous le per-
mettrons d'autant moins que nous l'avons récemment fait ailleurs (1).
On a le droit de se demander s'il peut y avoir un peuple libre, sans
foi à Dieu et à la liberté morale ; il n'est pas permis d'imaginer que
la société et la morale publique aient à se féliciter du déclin du sen-
timent religieux.
Nous sommes, pour notre part, de ceux qu'effraie l'extension
croissante des fonctions que s'arrOge l'état. Nous sommes aussi de
ceux qui professent l'incompétence de l'état en matière de foi et
refusent au pouvoir le droit d'imposer un dogme religieux ou phi-
losophique. A ce double égard, nous serions résolument opposés à
ce que l'état s'ingérât dans les affaires de la conscience individuelle ;
à ce qu'il prétendît s'ériger en maître et en directeur des âmes.
Si nous dénions à l'autorité publique le droit de violenter les con-
sciences ou de prendre parti dans les querelles théologiques, nous
croyons que, au point de vue du bien de la société et du véritable
patriotisme, l'état a tout avantage au maintien et à la diffusion des
idées religieuses qui, pour nombre de créatures humtûnes, se con-
fondent avec l'idée môme du devoir. Gela seul, à notre sens, l'au-^
toriserait à subvenir aux frais du culte, ce qu'il peut faire, pour son
propre bien et pour sa propre (in, sans devenir le champion d'aucun
dogme, en conservant même la neutralité entre lesdiverees doctrines.
N'est-ce pas ainsi, du reste, que les choses se passent en Franco?
En pareil cas, qu'on veuille bien le remarquer, si l'état prête à la
religion un concours pécuniaire, c'est en vue d'avantages tempo-
(1) Voyei lei Catholiques libéraux, l'Êglite et le Libéralisme de 1850 à nos jours.
Paris, 1885, chap. i.
ÉTUDES POLITIQDES ET RELIGIEUSES. 843
rels et non pour des considérations théologiques, c'est dans l'inté-
rêt moral et matériel de la société et non dans l'intérêt d'une église.
Gela est particulièrement manifeste lorsqu'ainsi qu'en France, l'état,
dans son impartialité, subventionne à la fois différens cultes.
Qu'un théologien blâme cette indilYérence doctrinale, qu'il se scan-
dalise de voir ainsi la vérité et l'erreur mises officiellement sur le
même rang, le théologien peut être dans son rôle ; mais qu'on ose
soutenir qu'une pareille conduite froisse la liberté de conscience ou
blesse les droits individuels, quel homme de bonne foi saurait l'ad-
mettre? Je n'ignore pas qu'en certaine école il est de mode de dire
que c'est aux dévotes qui fréquentent la messe, de payer les curés ;
aux Français qui ont du goût pour le plain-chant ou pour le par-
fum de l'encens, d'entretenir les autels. Ge raisonnement est de-
venu banal et il n'en vaut pas mieux pour cela. Ceux qui le tien-
nent oublient qu'il pourrait s'appliquer à bien d'autres choses qu'à
la religion. £n le prenant à la lettre, ce ne serait pas seulement le
budget des cultes qu'il faudrait supprimer, ce serait bien d'autres bud-
gets, celui de l'instruction publique d'abord, à commencer par l'en-
seignement supérieur, qui, pour la plupart de nos paysans ou de nos
oumers, n'est qu'un luxe inutile. Ge serait ensuite le tour de l'a-
griculture, du conamerce, des travaux publics, puis de la justice et
des tribunaux civils, car, au lieu de fournir des juges aux plaideurs,
l'état ne pourrait-il les laisser s'arranger entre eux ? Avec ce rai-
sonnement on pourrait tout supprimer de proche en proche, et de
préférence tout ce qui fait l'éclat et la fleur de notre civilisation.
On a souvent cité comme exemple les musées, les théâtres, qui
reçoivent des subventions de l'état ou des communes, bien que
tous les citoyens n'en profitent pas, que plusieurs mêjue les con-
damnent par principes. On a souvent demandé pourquoi l'état
s'interdirait d'entretenir des églises alors qu'il entretient des écoles
d'actrices et de danseuses qui, si elles servent aux mœurs, y ser-
vent d'une tout autre manière. Ne pourrait-on pas aussi bien dire,
par ce temps d'instruction obligatoire et de laïcisation à outrance,
que c'est aux partisans de la laïcité de payer les écoles laïques, et
que les familles qui n'y veulent pas envoyer leurs enfans sont en
droit de refuser leur argent ?
C'en est assez de ce grossier argument; il est trop aisé de le
retourner contre les apôtres du laïcisme. En traitant la religion
iîomme un service public, l'état, dès qu'il respecte la liberté des
croyances, ne nous parait ni empiéter sur les droits de l'individu
ni sortir de ses fonctions naturelles; il travaille simplement à l'ac-
<îomplissement de sa un, c'est-à-dire au bon ordre de la société.
U est temps, du reste, de quitter le terrain du droit abstrait, qui de
844 REVUE DES DEUX MONDES.
loin semble uni et facile et qui n'en est souvent que plus glis-
sant et dangereux. Il est des questions dans lesquelles la lointaine
et douteuse lumière des principes spéculatifs ne vaut pas les clar-
tés de l'histoire et du droit positif. En pareille matière, la méthode
historique est encore, croyons-nous, la moins trompeuse. Rappe-
lons-nous l'origine du budget des cultes en France, les circonstances
et les conditions dans lesquelles il a été établi ; c'est la meilleure
façon de juger de son maintien ou de sa suppression.
III.
Où remontent chez nous le. budget des cultes et le salaire du
clergé ? A la révolution et à 1789. Les partisans de la séparation de
l'église et de l'état prétendent s'appuyer sur les principes de la ré-
volution ; ils oublient que le régime qu'ils prétendent détruire a
précisément été imaginé par la révolution. Nous pourrions en tirer
parti pour soutenir que c'est le seul conforme aux principes de
1789. Nous ne le ferons point: les principes sont de leur nature
vastes et vagues ; ils recèlent souvent des conséquences qui n'ap-
paraissent qu'après coup et échappent à ceux qui les proclament.
Ainsi en est-il particulièrement de la révolution et des principes de
1789. Bien présomptueux qui prétendrait en limiter la portée,
bien clairvoyant qui discerne tout ce qui en doit sortir. Pour
notre part, nous nous contenterons de remarquer que, la révolution
ayant elle-même inventé de salarier le clergé, il est malaisé de
persuader que cela soit en contradiction manifeste avec ses prin-
cipes. Il faut à tout le moins distinguer entre la révolution abstraite,
impersonnelle, que chaque génération ou chaque école se repré-
sente à son gré, et les idées, les conceptions des hommes mêmes
de la révolution.
Or, pour ces derniers, aucun doute. Aux yeux des plus grands
ou des plus marquans, de Mirabeau jusqu'à Danton et à Robes-
pierre, l'entretien du culte était essentiellement un service public.
Je ne crois pas que jamais on ait proclamé ce principe plus haut
qu'à l'assemblée constituante. Ses orateurs soutenaient que, l'en-
iretien du culte étant un service public, c'était à l'état, et non aux
particuliers ou aux fondations privées, de s'en charger. Mirabeau
affirme à mainte reprise que « l'état doit à chacun de ses membres
les dépenses du culte ; que le service des autels est une fonction
publique ; que, la religion appartenant à tous, il faut que ses mi-
nistres soient à la solde de la nation, comme le magistrat qui juge
au nom de la loi, comme le soldat qui défend au nom de tous des
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 845
propriétés communes (1). » Et, de fait, l'une des erreurs de la ré-
volution en pareille matière est d'avoir si bien regardé le culte
comme une fonction publique, qu'elle a fini par ne voir dans le
prêtre qu'un fonctionnaire public. De là le vice radical, de là le
fatal malentendu de la constitution civile du clergé, l'une des choses
qui ont le plus contribué à jeter la révolution dans la voie de la
violence et du sang (2).
Aux yeux de Mirabeau et de la constituante, « le service des autels
est une dette de l'état. » Et dans quel sens est-ce une dette ? Au-
jourd'hui, par exemple, les catholiques disent la même chose ;
et ils le disent, comme nous le rappellerons tout à l'heure, dans
le sens propre du mot, l'état étant devenu le débiteur de l'église
en s'emparant de ses biens. Le raisonnement de Mirabeau est tout
autre: il est en quelque sorte inverse, et bien autrement explicite
sur l'obligation de l'état vis-à-vis de la religion. L'orateur de la
constituante s'appuyait sur ce que l'entretien du culte était une
dette de l'état pour revendiquer, au profit de la nation, la propriété
des biens du clergé. Si singulière que nous semble cette argumen-
tation, elle vaut la peine d'être signalée, ne serait-ce que pour
montrer combien, sur ce point, les vues des hommes de 1789
étaient différentes des vues de ceux qui se donnent comme leurs
continuateurs. L'état devant à ses membres les dépenses du culte,
les princes, les corporations, les particuliers qui avaient enrichi le
clergé n'avaient fait, disait-on, que « pourvoir à une dépense pu-
blique. » Par suite, la nation avait, selon Mirabeau, le droit de re-
prendre les biens donnés en son nom, à condition de se charger
elle-même d'une dépense qui lui incombait naturellement. Peu
importe la valeur de ce raisonnement, il a été sanctionné par les
votes de la constituante, et l'on voit qu'il n'a rien de commun avec
le système des laïcisateurs contemporains, pour lesquels la religion
est un objet essentiellement privé que le législateur doit ignorer.
Pour Mirabeau et pour la constituante, l'entretien du culte était
ainsi une obligation de l'état ; mais combien cette obligation n'est-
elle pas devenue plus stricte depuis que l'état s'est approprié les
biens ecclésiastiques et qu'en le faisant l'état s'est engagé solen-
nellement à fournir au clergé et aux églises les ressources qu'ils
tiraient jusque-là de leurs terres? C'est là un fait sur lequel nous ne
pouvons passer légèrement ; car, est-il permis de discuter in abs-
tracto si l'entretien du culte incombe ou non à l'état, il n'est pas
(1) Discours de Mirabeau à l'assemblée constituante, 30 octobre 1789.
(2) L'article 1" de la constitution civile du clergé, décrétée le 12 juillet 1790. était
ainsi libellé : « Les ministres de la religion exercent les premières et les plus impor-
tantes fonctions de la société ;. . ils seront défrayés par la nation. »
SAô REVUE DES DEUX MONDES.
permis d'oublier qu'en France l'état s'en est chargé par un enga-
gement formel, et que cet engagement, qui n'avait rien de gratuit,
rien ne l'autorise à s'en délier.
En mettant les biens du clergé « à la disposition de la nation, »
la constituante, par l'organe de Mirabeau, tenait à se défendre du
reproche d'usurpation de la propriété. Sur ce point, elle était loin
d'être insensible aux objections de l'abbé Maury et de Gazalès. Elle
sentait fort bien que violer une propriété, de quelque ordre qu'elle
fût, c'était menacer toutes les autres. Si Mirabeau et l'assemblée
constituante s'élevaient contre la perpétuité des fondations, c'était,
avaient-ils soin d'assurer, dans la forme où ces fondations avaient
été établies. En en transmettant la gestion à l'état, ils prétendaient ne
pas les détourner de leur objet; ils ne s'en attribuaient même pas le
droit. Que ces fondations provinssent des largesses des princes, des
corporations ou des particuliers, Mirabeau soutenait « qu'en se les
appropriant, sous la condition inviolable d'en recueillir les charges, la
nation ne portait aucune atteinte au droit de propriété ni à la volonté
des fondateurs, » deux choses que la constituante prétendait respec-
ter, sentant bien qu'autrement la sécularisation des biens de l'église
n'eût été qu'une pure et simple confiscation. D'après Mirabeau et
les hommes de 1789, la nation, en mettant la main sur les biens du
clergé, ne faisait en quelque sorte que reprendre l'administration
de ces biens, sans aller contre l'intention de ceux qui les avaient
donnés à l'église « pour la religion, pour les pauvres et le service
des autels* » Selon le grand tribun , les ecclésiastiques n'étaient
réellement pas propriétaires des biens de l'église; ils n'en étaient
même pas, à proprement parler, usufrutiers, comme l'admettait Tal-
leyrand; ils en étaient simplement les dispensateurs, les déposi-
taires, point de vue trop oublié du clergé et plus encore de la
cour et des princes, qui si longtemps avaient distribué les biens
d'église à leurs créatures. Les revenus ecclésiastiques avaient, sous
l'ancienne monarchie, été si souvent détournés de leur destination
première qu'en en rendant la gestion à l'état , en lui donnant le
droit d'en user , pour certaines nécessités publiques, on pouvait se
persuader qu'on en disposait d'une manière plus conforme aux vœux
des fondateurs.
Quels que fussent leurs mobiles secrets, lœ constituans étaient
unanimes à reconnaître le droit du clergé et des édifices religieux
à être entretenus à perpétuité sur le produit des bions de l'église,
devenus biens nationaux. Mirabeau insistait , vis-à-vis de la droite
de l'assemblée, sur ce que son obj(>t n'était point de demander que
le clergé « fût dépouillé pour mettre d'autres citoyens à sa place. »
Il déclarait môme n'avoir nulle intention de soutenir « que les créan-
ÉTCDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 847
ciers de l'état dussent être payés sur les biens du clergé, parce qu'il
n'y a pas de dette plus sacrée que les frais du culte, Tentretien des
temples et les aumônes des pauvres (1). » A l'heure même où elle
s'emparait des terres du clergé, en lui déniant le titre de proprié-
taire, la révolution proclamait le droit de l'église de France à vi\Te
du revenu des biens qu'on lui enlevait (2).
Voilà quels argumens ont décidé l'assemblée constituante à sécu-
lariser la fortune du clergé ; voilà les principes qu'on mettait en
avant en 1789. Est-on curieux de voir en quels termes la consti-
tuante a procédé à la sécularisation des biens de l'église? Voici le
texte de son « décret » du 2 novembre 1789, décret dont presque
tous les termes étaient empruntés à la rédaction de Mirabeau : « L'As-
semblée nationale déclare que tous les biens ecclésiastiques sont à
la disposition de la nation, à la charge de pourvoir d'une manière
convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au sou-
lagement des pauvres (â). » Gela est-il assez net et l'engagement est-ii
assez solennel? Comment, après cela, s'étonner que le clergé ose
prétendre que son traitement n'est qu'une indemnité et que son
maigre salaire constitue une véritable dette? Gomment contester
qu'en bonne justice il ajvis-à-^is de l'état et de la nation, une créance
que le pays ne peut nier qu'en violant la parole donnée en son nom
par la constituante et en se mettant moralement dans l'obligation
de restituer au clergé les biens qui le faisaient vivre ? Est-ce au mo-
ment où la France s'apprête à fêter le centenaire de la révolution
qu'elle ira oublier de pareilles promesses? Ge serait une singulière-
manière de célébrer 1789 que de manquer à tous ses engagemens.
Supprimer le modeste traitement du clergé en gardant tout le revenu
de ses biens sécularisés, ce ne serait pas seulement faire banque-
route à l'église, ce serait faire banqueroute à la révolution.
Car, encore ime fois, c'est la révolution, bien avant Napoléon,
qui a reconnu le droit du clergé à un traitement. Le concordat n'a
fait que reprendre, après la tourmente de la Terreur et le chaos du
Directoire, l'œuvre de la constituante. En traitant avec l'église, en
rétablissant le budget des cultes, tout comme en rédigeant le code
(1) Discoars du 30 octobre 1789.
(2) Dans un second discours, le 2 novembre 1789, Mirabeau était peut-être plus
explicite encore- Il déclarait que les biens ecclésiastiques avaient été ■ irrévocable-
ment donnés, non point au clergé, mais à l'église, mais au service des autels, mais à
l'entretien des temples, mais à la portion indigente de la société. »
(3) Pour montrer ce qu'elle entendait par traitement convenable, l'assemblée consti-
tuante votait en même temps, toujours sur la proposition de Mirabeau, l'article sui-
vant : « Que, dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres
de la religion, il ne puisse être assuré à la dotation d'aucun curé moins de 1,200 livres
par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. •
848 REVUE DES DEUX MONDES.
civil, Napoléon n'a fait qu'exécuter un legs de la révolution, qu'ache-
ver la tâche entreprise par elle (1). Il l'a fait avec plus de sens pra-
tique ou plus de connaissance des choses, éclairé par les erreurs et les
mécomptes des auteurs de la constitution civile du clergé. Il l'a fait
d'accord avec l'église, de façon que ce qui était un engagement de
l'état est devenu un contrat entre l'état et la papauté. Ce n'est qu'à
ce titre, du reste, en échange du traitement promis à ses ministres,
que l'église, dûment représentée par le souverain pontife, s'est dé-
sistée de toute revendication de ses biens confisqués (2j. Le budget
des cultes constitue ainsi, devant l'histoire, une véritable dette, et
cela est si vrai que la révolution l'avait elle-même formellement
considérée comme telle (3).
On se plaît souvent à comparer les rapports actuels de l'église et
de l'état à un mariage mal assorti dont les deux conjoints ont inté-
rêt à rompre les chaînes. Dans ce cas, le concordat est le contrat
de mariage des deux époux. Ils ne peuvent se séparer sans renon-
cer aux avantages qu'ils se sont assurés par ce contrat; et, pour
l'état, l'un de ces avantages est la paisible jouissance des biens
ecclésiastiques. On prétend, pour le bien mutuel des deux intéres-
sés, prononcer le divorce. Très bien ; mais, en cas de divorce, il
est d'usage de rendre à la femme la fortune apportée par elle. Or
ici la dot, ce sont les biens de l'église auxquels l'église n'a renoncé,
par l'organe de Pie VII, qu'en échange d'une indemnité. Renvoyer
la femme et garder la dot sans même lui faire de pension, c'est un
procédé qui, dans tous les pays du monde, passerait pour peu
correct. Veut-on effectuer quand même la séparation : qu'on aban-
donne k l'église ce qui lui revient légitimement, ce que l'état a,
en 1801, comme en 1789, juré de lui conserver ; qu'on capitalise à
son profit le budget des cultes et qu'on lui en remette le montant
en titres de rente, ou bien, si on le préfère, qu'on lui en serve à
perpétuité les intérêts en les inscrivant au chapitre de la dette.
Voilà quelle serait la séparation équitable qui ne violerait aucun
droit. Elle consisterait à rendre à l'église sa liberté en lui laissant
ses revenus. C'est à peu près ce qu'ont fait nos voisins de Bel-
gique; mais ce n'est pas du tout ce qu'on paraît vouloir faire chez
(1) Bonaparte était h\ bion, à ret ('•gard, l'ht^ritier et le continuateur de la consti-
tuante que le concordat, article 14, reproduit les termes marnes du « décret » de
la constituante du 2 novembre 1789, et, comme ce dernier, promet aux ministres
du culte un traitement « convenable. »
(2) Articles 13 et l't du concordat.
(3) « Sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l'acquittement do la dette natio-
nale ne pourront fttre refusés ni suspendus... Le trnitomont des ministres du culte
catholique fait partie de la dette nationale. » (Consiilulion de 1191, titre v, art. 2.)
ÉTDDES POLITIQDES ET RELIGIEUSES. 849
nous. Et, en vérité, nous sommes, pour notre part, trop préoccu-
pés des intérêts de l'état et de la société civile pour conseiller une
pareille solution. Si Ton exige le divorce, c'est pourtant la seule
manière honnête de divorcer. Tout autre procédé, de quelque nom
qu'on le décore, ne serait toujours qu'une spoliation, c'est-à-dire
ce que la révolution elle-même a prétendu enter.
Il a beau être de mode, dans certaine école, de faire fi des droits
historiques les mieux établis, on comprend que l'église n'oublie pas
des titres aussi authentiques et persiste à se considérer comme
créancière de l'état. Pour nier son droit, il faut, avec les courti-
sans du bon plaisir populaire, regarder comme non avenus non pas
les legs obscurs de siècles lointains, mais les engagemens les plus
solennels de la France moderne ; il faut nier toute solidarité entre
les diverses générations et répudier sans façon les dettes des pères
quand elles gênent les fils. Les protestans et les Israélites ne sau-
raient, il est vrai, faire valoir à cet égard les mêmes droits que les
catholiques. Entre eux et l'état, il n'y a ni les mêmes engagemens
ni les mêmes contrats. Est-ce à dire que l'état français, l'état qui a
commis tant de violences sur leurs personnes et d'usurpations sur
leurs biens, n'ait aucune dette vis-à-^^s d'eux? Juifs et protestans
ne pourraient-ils, en un sens, être regardés comme ayant, eux aussi,
sur la France une sorte de créance morale? Pourquoi le modique bud-
get qui leur est alloué ne serait-il pas considéré comme une indem-
nité, comme une mince réparation pour les persécutions et les spolia-
tions dont les uns et les autres ont été si longtemps victimes? Quand
on se remémore les traitemens infligés aux réformés, de la révoca-
tion de l'édit de Nantes à la veille de la révolution, leurs temples
rasés, leurs ministres traqpiés et envoyés aux galères, leurs commu-
nautés dispersées sous peine de mort, leurs propriétés corporatives
ou privées confisquées, il semble de la plus vulgaire équité de les
aider à rouvrir leurs églises, fermées par Louis XIV « en violation
de la foy publique » et de la parole royale, l'édit de Nantes ayant
été déclaré « perpétuel et irrévocable » par le plus moderne de nos
anciens rois. Qu'on lise les éloquentes revendications de Jurieu, de
Du Bosc, de Claude, d'Abbadie, de Saurin (1), et qu'on dise si les
coreligionnaires de ces proscrits, si les héritiers des pasteurs du dé-
sert, si les descendans des huguenots qui, malgré toutes les persé-
cutions, ont assez aimé la France pour ne pas la quitter, n'ont point
autant de droit à une indemnité de la nation que les victimes du
2 décembre? Et ce qui est vrai des protestans l'est non moins des
(1) Voyez, notamment, Claude : les Plaintes des protestans, oavrage réimprimé
en 1885, par les soins de M. F. Puaux.
TOMB LXXIV. — 1886. 54
850 REVCE DES DEUX MONDES.
juifs, eux aussi frappés en dépit des promesses qui les avaient atti-
rés (1), des juifs asservis, rançonnés, pillés, exilés, brûlés, non
plus durant une centaine d'années, mais pendant des siècles en-
tiers. Si la révolution française s'est fait gloire de réparer les erreurs
et les crimes de l'ancien régime, rien n'était plus digne de la
France nouvelle que de ne point oublier les protestans et les juifs;
rien n'était plus d'accord avec ses principes que de subventionner
les cultes de la minorité aussi bien que la religion de la majorité.
Pour tous ceux qui croient à la solidarité des générations dans
une même patrie, le budget des cultes, tel qu'il a fonctionné au
xix^ siècle, est fondé sur l'équité historique non moins que sur
l'intérêt bien entendu de l'état. C'est un devoir de justice autant
qu'un acte de haute politique (2).
Quant à l'inconséquence d'un gouvernement qui subven-
tionne à la fois des doctrines contradictoires, nous laissons aux
partisans des religions d'état le soin de s'en scandaliser. Au point
de vue poHlique, le seul qui puisse trouver place ici, nous ne
voyons là qu'une marque d'impartiale tolérance, une application du
principe d'égalité devant la loi. Gela prouve simplement que, pour
salarier les ministres du culte, l'état ne s'est fait ni le serviteur ni
l'agent d'une doctrine. Gela prouve qu'alors même qu'il pourvoit
aux besoins de la religion, l'état n'est guidé que par des considé-
rations d'ordre temporel, les seules qui soient de sa compétence.
Gela montre que, d'accord avec la notion de l'état moderne, l'état,
en tant qu'état, n'est ni catholique, ni protestant, ni juif; mais cela
montre aussi qu'en dépit des axiomes de certains logiciens, malgré
les prétentions des uns et les préventions des autres, l'état laïque
n'est pas forcément athée ni, encore moins, antireligieux.
IV.
Le traitement du clergé n'est pas seul en cause dans la sépara-
tion des églises et de l'état. L'état, en effet, ne pourvoit pas uni-
quement à l'entretien des ministres de la religion ; l'état, ou, à son
défaut, les communes, pourvoient également à la construction ou à
l'entretien des édifices du culte, des églises, des presbytères, des
séminaires. De là, dans l'hypothèse de la séparation, un second
(1) Voyez, par exemple, M. Th. Ilcinacli : Histoire da israrlilcs, p. 168 oXpassim.
(2) On pourrait appliquer le même raisonnement anx subventions accordées au
culte musulman en Algérie. Le fait m^me do la conquôtc, l'attribution à l'iHat des
biens destinés à l'entretien du culte, sans parler des promossos de la capitulation
d'Alger, nous constituent une dette vi»4t>vts de la religion de dos sujets mahomé-
tans.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 851
problème, en réalité peut-être plus ardu que le premier. En sépa-
rant l'église de l'état, que fera-t-on des cathédrales catholiques,
des temples protestans, des synagogues israélites, des mosquées
musulmanes, aujourd'hui attribués par la loi aux cultes reconnus
par l'état? C'est là une des premières questions à poser aux parti-
sans de la séparation, car elle n'intéresse pas seulement le culte,
mais une chose à nos yeux non moins sacrée que la liberté reli-
gieuse, une chose dont, libre penseur ou athée, aucun Français
n'oserait encore faire fi : l'art, l'histoire, la civilisation nationale.
On sait quelle est en droit la situation des églises. Quelques-
unes, les cathédrales, par exemple, font partie du domaine de
Tétat; la plupart, les églises paroissiales notamment, sont censées
appartenir aux communes. Mais quand l'état, le département ou
la commune auraient légalement la propriété des édifices religieux,
l'église et les ministres des différons cultes en ont légalement la
jouissance. Le propriétaire des édifices consacrés au culte, c'est-à-
dire l'état ou la commune, a-t-il, en bonne conscience, le droit d'en
changer la destination? Est-il libre d'en évincer l'usufruitier? Nous
parlons ici du droit moral et non pas naturellement du droit légal,
créé et modifié à volonté par des législateurs changeans, passion-
nés, qui, dans l'intérêt de leurs haines ou de leurs convoitises,
peuvent aller jusqu'à méconnaître les titres de propriété les plus
authentiques. Pour être votées par la majorité d'une chambre ou
d'un conseil municipal , certaines « désaffectations » n'en consti-
tueraient pas moins une confiscation.
Veut-on procéder en bonne justice, conformément aux notions
de l'équité la plus élémentaire, on ne saurait décider de la pro-
priété et du sort des églises sans se demander par qui et pour
qui les églises ont été construites. La première question est-elle
douteuse, la seconde ne l'est guère.
Par qui ont été édifiées les cathédrales? par qui les églises
paroissiales des villes ou deé villages? Est-ce bien toujours par
l'état et par les communes qui s'en attribuent la propriété? Cela peut
être, mais ce n'est assurément pas là ime règle générale. Beaucoup
d'églises de tout âge et de toutes dimensions ont été construites par
les évêques, beaucoup par les moines, d'autres par des confréries,
d'autres par des particuliers. Un grand nombre d'édifices religieux,
parfois les plus vastes et les plus beaux, ne sont que d'immenses
ex-voto de pierre, érigés au sortir des guerres ou des pestes du
moyen âge. Le plus souvent la cathédrale, l'église a été élevée à la
fois par le clergé et les laïques, par les princes et les communes,
les générations s'en transmettant l'une à l'autre l'achèvement et l'em-
bellissement sans que, dans ces œuvres collectives, si fréquemment
reconstruites et sans cesse remaniées, où l'œil de l'archéologue a
852 REVUE DES DEUX MONDES.
peine à reconnaître l'apport de chaque siècle, on puisse déterminer
la part de chaque main ou de chaque bourse.
Des exemples contemporains peuvent nous donner une idée de
la manière dont se sont bâties les églises, car, jusqu'en notre âge
de scepticisme et d'effacement individuel, beaucoup ont été érigées
ou relevées par l'initiative privée. En dehors des nombreuses églises
de campagne, restaurées ou refaites à neuf par le zèle toujours en-
treprenant des curés ; en dehors des grands sanctuaires de pèleri-
nage, élevés sous nos yeux, d'un bout de la France à l'autre, de
Boulogne-sur-iMer à Lourdes et à Notre-Dame-de-la-Garde, on peut,
à Paris même, trouver des exemples de la façon dont s'est fondée
mainte église du passé. Pour s'en rendre compte, il n'y a, selon le
conseil d'un de nos anciens ambassadeurs auprès du saint-siège (1),
qu'à faire l'ascension de la butte Montmartre et à visiter les travaux
de la basilique du Sacré-Cœur. Regardez ces murailles dressées au-
dessus du Paris incrédule par les offrandes des fidèles. Vous y ver-
rez inscrit le nom des localités, des associations, des particuliers
qui ont contribué de leurs deniers à l'érection de la basilique. Si,
comme le demanderont peut-être bientôt le Palais-Bourbon ou l'Hôtel
de Ville, on voulait exproprier le Sacré-Cœur du mont des Martyrs,
il faudrait, pour rendre aux fondateurs ce qu'ils ont chacun apporté
au nouvel édifice, le démonter pièce à pièce, pierre à pierre.
Ainsi en serait-il de la plupart des monumens sacrés, si, par un
sentiment d'impersonnelle humilité, les donateurs, comme les ar-
tistes eux-mêmes, n'avaient laissé le plus souvent des œuvres ano-
nymes, satisfaits de savoir leur nom connu de Celui qui a dit à la
main gauche d'ignorer ce que donne la main droite. A certaines
époques cependant, à partir de la fin du moyen âge, lorsque l'art fut
devenu plus individuel et plus mondain, au xv" et au xvi® siècles no-
tamment, les princes et les particuliers se sont pUi à faire sculpter
leurs chiffres ou leurs armes, et souvent même à faire représenter
leurs traits périssables sous les voûtes des églises qu'ils enrichis-
saient de leurs dons. Les reliefs trop souvent mutilés, les peintures
pâlies et à demi effacées, les verrières, heureusement plus durables
dans leur fragilité, en fournissent d'innombrables exemples; et clercs
ou séculiers, nobles ou bourgeois, les fidèles dont la piété ou la
vanité ornaient les murs de la maison du Seigneur le faisaient
pour la gloire du Christ , pour Notre-Dame la Vierge et pour les
saints, non pour les communes ou l'état laïque, qui devaient un
jour s'en arroger la propriétf^, et encore moins pour les barbares ca-
prices des fanatiques de la laïcisation.
Ignore-t-on le plus souvent par quelles mains a été posée la pre-
(t) M. le marquii de Gabriac, VÈglhe et l'État, 1880.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 853
mière pierre des églises, on sait d'ordinaire comment elles ont été
entretenues et réparées à travers les âges. Aujourd'hui encore, quels
soins y pourvoient, si ce n'est le zèle fertile en ressources du clergé
et les aumônes des fidèles? On sait surtout pour qui les églises ont
été construites, à qui elles ont été destinées et léguées. Pour le sa-
voir, il n'est besoin ni de charte scellée d'un sceau gothique, ni d'in-
criptions latines ou vulgaires sur les murs de l'édifice. L'intention
des fondateurs est écrite dans le monument lui-même en termes
non moins formels que dans un testament authentique ou dans les
actes enregistrés par les notaires. La volonté des fondateurs, elle
est proclamée par leur œuvre; elle éclate en traits ineffaçables dans
le plan de l'église, dans les bras de la croix du transept, dans les
mystérieuses arcades du chœur, dans les voussures du portail,
dans la cr^-pte sombre qui s'ou^to sous l'autel, dans les nefs hardies
qui montent comme une prière et les tours aériennes qui s'élancent
vers le ciel. On en expulserait les anges ou les saints dont, en dé-
pit des iconoclastes de la révolutioh, l'image peinte ou sculptée en
décore encore les murs, que du porche au chevet et des dalles qui
la pavent aux arceaux de ses voûtes, la destination de Notre-Dame
resterait inscrite dans chacune de ses parties, dans chacun de ses dé-
tails, qui tous ont un sens symbolique. Riche ou pau\Te, jeune ou
vieille, l'église a été vouée au culte du Christ : l'enlever au Christ,
ce serait être infidèle à la volonté de nos pères, soustraire une part
de leur héritage à ceux auxquels il a été légué.
Ogivales ou romanes, renaissance ou pseudo-classiques, la desti-
nation des églises est si claire que, le plus souvent, on n'en saurait
faire autre chose sans les défigurer, sans les mutiler. Églises elles
sont, églises elles resteront. Comme au clergé qui les dessert, on
peut leur appliquer le Sitit ut sunt aut non sint. Pour la plupart,
à commencer par les plus belles , — que tous ceux qui gardent
quelque souci de l'art et de l'histoire y songent, — il n'y a pas
d'autre alternative que de demeurer des églises ou de n'être plus.
L'église répugne à être laïcisée ; on ne se représente pas une cathé-
drale (( désaÛectée. »
Les Turcs de Mahomet II ont pu travestir Sainte-Sophie en
mosquée. Ils ont eu beau en renverser la croix grecque et en badi-
geonner les mosaïques, on sent toujours à Sainte-Sophie que l'is-
lam n'est pas chez lui. Et encore, la basilique de Justinien n'a fait
que passer d'un culte à un autre ; sa vaste coupole d'azur continue
à abriter la prière ; mais nous, le jour de la séparation de l'église et
l'état, quand on aura prononcé la sécularisation des édifices sacrés,
que ferons-nous des centaines, des milliers d'églises, cathédrales,
paroissiales, succursales de toute sorte, byzantines, gothiques, italo-
grecques, qui sont la parure architecturale de la France et, à tous
854 REVUE DES DEUX MONDES.
égards, l'une des gloires du génie français? Qu'en fera-t-on,à moins
qu'on ne substitue une religion à une autre et qu'on ne les érige
en temples de la Raison ou de l'Humanité ? Ira-t-on toutes les con-
vertir en Panthéon ; et chaque ville, chaque bourgade aura-t-elle.
pour ses notables ou ses magistrats municipaux, le temple de ses
gloires ou de ses vanités locales ? Aimera-t-on mieux en faire des
musées; mais de quelles œuvres d'art remplir leurs larges nefs?
Les conservera-t-on désertes et nues, aux frais de l'état ou des com-
munes, pour la curiosité des archéologues ou le plaisir des artistes,
pour laisser l'oisiveté des touristes faire résonner leurs dalles vides
sous leurs voûtes muettes ?
Que proposent d'ordinaire les partisans de la séparation? D'aban-
donner aux départemens et aux communes la disposition des édi-
fices du culte; de leur permettre de les convertir à leur gré en
halles, en magasins, en usine, en manège, en salle de concert ou en
préau de foire. Les plus libéraux autoriseraient les municipalités à
laisser les églises au culte en les louant au clergé, sauf à concéder
le soir la chaire de l'évangile aux orateurs démocratiques ou aux
artistes de passage. Beaucoup, s'inspirant des pittoresques souve-
nirs de la commune de 1871 , aiment à se représenter le club
succédant le soir à la messe du matin, comme si l'église, qui consacre
les murs de ses maisons de prières avec les mêmes onctions que les
membres de ses fidèles , pouvait jamais s'accommoder d'une telle
promiscuité. L'intolérance du clergé ne sachant se résigner au par-
tage, le club resterait le maître du sanctuaire; et, de fait, une fois
«désaffectées,» bien des églises, aujourd'hui comme sous la révolu-
tion ou sous la commune, finiraient en clubs. Selon l'expression de
Cambon en 1794 : après avoir fomenté les superstitions, elles servi-
raient « de lieux de réunion pour former l'esprit public (1). »>
Un orateur populaire, vantant les bienfaits de la séparation et de
la désaffectation des églises, faisait naguère à Reims le calcul des
ménages que le gouvernement de l'avenir pourrait un jour loger
sous les voûtes de la cathédrale où la France de Jeanne d'Arc fai-
sait sacrer ses rois. C'était, pour lui, une manière de trancher la
question des logemens à bon marché. Et, en effet, à prendre leurs
dimensions en largeur et en hauteur, que de milliers ou de millions
de familles un statisticien ne pourrait-il abriter dans les églises de
France! car, avec les ascenseurs et les calorifères, j)ourquoi, dans
ces immenses ruches de pierre, les cellules ouvrières ne monte-
raient-elles point jusqu'aux arceaux des nefs et à la plate-forme des
tours? Si ridiculement puérils que semblent de tels projets, on n'a
qu'à voter la séparation et à laisser aux communes la libre disposi-
(1) Décret de la convention du 17 septembre 1791.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 855
tion des édifices religieux pour voir ce siècle utilitaire enfanter et
.parfois mettre à exécution des projets non moins bizarres et non
moins barbares. Pendant que, à l'instar des juifs de Jérusalem,
pleurant sur les murailles du Temple, les fidèles chassés du lieu
saint pleureraient sur la profanation du sanctuaire, l'artiste et le
poète auraient eux aussi à verser des larmes sur la profanation de
la beauté, de l'art et de l'histoire, immolés, tout comme la vieille
religion, au dieu nouveau, au dieu vulgaire, au dieu jaloux, s'il en
fut, l'utilitarisme.
L'état, dira-t-on, l'état prendra sous sa garde les monumens his-
toriques ; l'état se fera honneur d'entretenir à ses frais les églises
qui méritent de survivre, les cathédrales notamment. En fait, l'état
serait bientôt débordé, il se lasserait promptement d'entretenu' des
centaines d'édifices « qui ne serviraient à rien. » Notre France est
si prodigieusement riche en monumens religieux de tout âge que
l'état ne sutfirait pas à une tâche pareille. Voudrait-il la remplir,
que les futures commissions du budget lui rogneraient bientôt des
dépenses d'autant plus suspectes qu'elles s'applic[ueraient aux mo-
numens de la superstition. Il en serait bientôt de la plupart des
cathédrales comme de nos plus célèbres abbayes. Il n'a pas fallu un
siècle pour que leur beauté ne fût plus qu'un souvenir. Heureuses
encore celles auxquelles on a permis de tomber en ruines et dont
le lierre et les plantes sauvages ont pu envahir librement les cloîtres
déserts ! On sait ce que sont devenues les autres. De Clairvaux à
Fontevrault, qu'a-t-on fait des plus nobles monastères de l'ancienne
France ? Des prisons ou des haras.
Il me revient à la mémoire une gravure du dernier siècle repré-
sentant une église de Paris, « l'église ci-devant Saint- Nicolas » con-
vertie en atelier de menuiserie. Et la légende du temps se félicitait,
en vers dignes du sujet, d'une pareille métamorphose (1). Que de
gens aujourd'hui, tout comme il y a cent ans, applaudiraient à une
semblable transformation et se réjouiraient, en bonne conscience,
d'entendre, au lieu des oremus du prêtre, le rabot du menuisier
ou le marteau du maréchal ferrant! Pour des milliers de nos com-
patriotes, rien ne serait plus digne d'un siècle de lumières. Laissez
ordonner la désaffectation, et, si elles ne deviennent toutes des clubs,
les églises dont on ne fera point des granges seront converties en
(I) Voici, autant qu'il m'en souvient, avec leurs fautes mêmes de prosodie, quel-
ques-uns de ces vers :
Dans le temple où régnait la molle oisiveté
Vous voyez aujourd'hui briller l'activité,
Les arts, la science, le génie
Et l'utile talent de la menuiserie.
856 RE7UE DES DEUX MONDES.
forges, eh filatures, en usines, à la grande édification des philoso-
phes de village et des grands esprits de cabaret, fiers de voir la
vapeur remplacer l'inutile fumée de l'encens. Car ce qui, aux yeux
de maint électeur, condamne ces monumensde lîi religion, ce qui
en fait le crime et leur vaut beaucoup de leurs ennemis, c'est pré-
cisément qu'ils ne servent à rien, qu'on n'y fabrique et n'y produit
rien. N'est-ce pas là, pour des hommes de progrès, un abus dont
il serait temps de faire cesser le scandale? Ils ne sentent pas, ces
apôtres du progrès, qu'en face du culte triomphant des intérêts
matériels, il est bon qu'en chaque village, au milieu des hommes
les plus accablés par les soucis de l'existence; il y ait un monu-
ment en apparence inutile, qui n'abrite qu'un hôte invisible, qui ne
rapporte rien, qui ne serve à rien si ce n'est, chose fort dédaignée
de quelques-uns, à former des hommes honnêtes et des filles chastes.
Or, c'est là précisément ce qui, en dehors de toute considération
religieuse, fait le prix et l'honneur de nos plus humbles églises de
campagne; c'est que leurs clochers d'ardoise ou de tuiles rouges
protestent contre l'envahissement de la vie matérielle et l'abject
utilitarisme du jour; c'est que la voix aérienne de leurs cloches rap-
pelle aux plus grossiers que la destinée de l'homme peut ne pas se
borner à la production et au travail quotidien. Et cela, nos paysans
en gardent eux-mêmes parfois un vague sentiment, et c'est pour
cela qu'indépendamment de toute foi chrétienne, bien des villages
tiennent encore à leur église.
V.
Un des meilleurs moyens d'élucider un problème politique, c'est
de chercher les cas analogues au dehors. Rien ici de plus instruc-
tif que la comparaison. Laissons donc un moment la France et nos
théories, nos préjugés ou nos passions; voyons comment on entend
la séparation de l'église et de l'état là où elle existe; comment on
prétend l'effectuer là où on la prépare. Examinons les modèles,
puisqu'il y a des modèles qu'on propose sans cesse à notre imita-
tion. Que nous apprend l'exemple de l'Angleterre, qui a récemment
opéré la séparation en Irlande et qui songe à l'essayer dans la
Grande-Bretagne? Que nous enseignent les États-Unis, la terre clas-
sique de la liberté religieuse, où l'état et les diverses églises vivent
sans liens et sans querelles, n'ayant jamais fait meilleur ménage
que depuis leur divorce?
La question si intempestivement posée en France ne nous est p&s
particulière; la démocratie contemporaine l'agite en d'autres pays de
l'Europe, chez nos voisins d'outre-Manche notamment. L'Angleterre
nous offro à cet égard un curieux parallèle. Chez elle aussi , un parti , dont
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 857
l'ascendant semble aller croissant, réclame impérieusement la sépa-
ration de l'église et de l'état. Cette question est une de celles qui ont
passionné nos voisins durant les dernières élections. L'on ne saurait
s'en étonner, alors que, sous la conduite de MM. Chamberlain et Morley,
les nouvelles couches électorales semblent avoir pour ambition de
détruire pièce à pièce la vieille Angleterre. Comment des hommes
qui ne craignent pas de porter la main sur les bases de la pro-
priété s'arrêteraient -ils longtemps devant l'antique et gothique
édifice, où tout rappelle le moyen âge ou l'époque, déjà presque
aussi lointaine et aussi démodée, des Tudors et des Stuarts? L'église
établie, à la fois privilégiée et asservie, deux choses qui en pareil
cas vont d'ordinaire ensemble, ne paraît qu'un anachronisme à ces
Anglais, revenus de leur longue superstition nationale pour le
passé. Elle a contre elle sa longévité et sa consen-ation même;
plus elle est demeurée intacte et plus on la trouve surannée. Si l'on
compare les deux pays et les deux églises dominantes, il n'est pas
douteux qu'en Angleterre la séparation semble autrement urgente
et autrement facile qu'en France.
En Angleterre, le parlement, ne se trouve point en face d'une
grande église de deux cents millions d'âmes, dont le chef réside à
l'étranger ; il a devant lui une église nationale, insulaire, qui, loin
d'être antérieure à l'état est, à bien des égards, une création et
une créature de l'état; une église qui, selon le terme anglais, est
un « établissement » essentiellement politique et par bien des côtés
aristocratique, et qui doit à sa situation officielle une bonne part de
son prestige. En Angleterre, l'état n'est point lié à l'église par une
convention bilatérale, par un concordat, puisque l'église a toujours
été soumise à la suprématie royale ; que le parlement a toujours eu
le droit de légiférer sur elle ; que son credo, que sa liturgie ont été
fixés par des lois ; que ses évêques sont à la nomination de la cou-
ronne, sans immixtion d'autorité étrangère, « le congé d'élire »
n'ayant jamais été qu'un vain simulacre ; qu'en somme l'église n'a
d'autre chef que le chef même de l'état, la reine, qui porte encore
officiellement le titre de défenseur de la foi. Dans le Royaume-Uni
enfin, l'église établie ne saurait prétendre avoir pour adhérens la
majorité de la population. En Irlande, la séparation, le disestablish-
ment est déjà effectué. En Ecosse, s'il y a une église établie, ce n'est
pas l'église épiscopale anglicane, c'est une église presbytérienne
sans évêques. Dans le pays de Galles, si l'anglicanisme garde les
privilèges d'une égUse d'état, il a perdu tout ascendant sur la plus
grande partie des habitans, qui désertent la rhurch pour les chapels
des dissidens. Dans l'Angleterre saxonne elle-même, les non-con-
formistes contestent obstinément que l'église officielle compte parmi
858 REVUE DES DEUX MONDES.
ses fidèles la majorité des Anglais (1). Il est oiseux de montrer quels
argumens et quelles facilités cela seul offre aux partisans de la sé-
paration ou de « la libération, » comme disent les non-confor-
mistes, qui, en réclamant le diaestablishmeni, font profession de
réclamer l'affranchissement de l'église dont ils combattent les privi-
lèges. Moins l'église établie compte de membres et moins le dises-
tablishment froisseraitde consciences, moins il blesserait d'intérêts,
moins le gouvernement, en rompant les liens actuels, doit craindre
de former un état dans l'état.
Ce ne sont pas là les seules différences entre les deux pays et les
deux églises de France et d'Angleterre. A l'inverse du catholicisme en
France, l'anglicanisme est une véritable religion d'état, en possession
de privilèges politiques et d'avantages matériels qui fournissent à ses
adversaires une double base d'attaque. Si elle n'a plus, de même que
les communes et les lords, ses assemblées, ses convocations, l'église
a ses représentans au parlement. Ses évêques ont gardé leur
banc à Westminster; ses curés, ses par sons , jouissent de cer-
taines prérogatives honorifiques. L'anglicanisme a, jusqu'en 1880,
régné en maître dans les universités. C'est la main de ses évêques
qui sacre les rois. Ce sont ses ministres qui sont les aumôniers de
l'armée et de la flotte ; ce sont ses prières que l'on récite au parle-
ment devant les représentans de la nation, car les lords et les com-
munes, tout comme naguère nos écoles, ouvrent encore leurs séances
par une prière. Tous ces privilèges, déjà bien amoindris depuis un
demi-siècle, lui seraient peut-être pardonnes si l'église ne possé-
dait des revenus qui lui valent bien des ennemis.
Ce que l'église anglicane a surtout contre elle, ce sont S' s richesses
qui offrent un appât aux convoitises des politiciens ; ses richesses
dont rien sur le continent ne saurait plus donner idée. Elle ne re-
çoit pas, comme l'église de France, de parcimonieuses allocations
(le l'état; elle a ses biens, conservés et grossis à travers les siècles,
de façon qu'au lieu d'un traitement d'une quinzaine de mille francs,
elle sert annuellement à ses évoques, 200,000 ou 300,000 francs
de rente. Et ces biens, compromis par leur énorraitô môme, on peut
lui objecter que, pour une bonne partie, elle n'en a ]>as hérité légi-
timement, beaucoup ayant été légués à la mère contre laquelle l'an-
glicanisme s'est révolté, à l'église catholique, à ses évêques ou à
ses moines, dont Henri VI II et ses successeurs ont partagé les dé-
pouilles entre leur noblesse et leur clergé. En outre de ses biens,
l'église anglicane perçoit encore la dîme, restée, dans la tenace mé-
(1) Il n'y a pas de statistique offleielle dos confessions religieuses, les diseident s'y
^tant toujours opposés.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 859
moire des paysans français, le plus impopulaire de tous les impôts
de l'ancien régime, et ses dimes, elle les fait payer aux non-con-
formistes aussi bien qu'à ses propres fidèles. Que de griefs dans ce
seul fait, alors même qu'il serait toujoursjustifié par des donations et
des chartes authentiques ! En France, il n'en faudrait pas davantage
pour que la séparation, le disesUiblishment et le disendonment fus-
sent votés à une énorme majorité. S'il n'en a pas encore été de
même en Angleterre, cela tient à ce que les Anglais ne se sont pas
encore entièrement défaits de leur ancien respect pour les tradi-
tions historiques. Puis, auxraisonsqui semblent miUter en faveur de
la séparation, s'en opposent d'autres qui plaident contre elle. On sait,
par exemple, que les pauvres et les déshérités de toute sorte ont
leur large part des richesses ce l'église et pleureraient sa ruine.
L'Angleterre, enfin, n'a pas encore perdu le sentiment de ce que sa
grandeur doit à la foi chrétienne. Beaucoup d'Anglais craignent
que, à travers l'église officielle, le di&estublishment n'atteigne le
christianisme et l'idée religieuse même, au profit du grossier maté-
rialisme des foules ou du froid agnosticisme des lettrés, au détri-
ment de la moralité et de l'énergie nationales.
Nous n'avons, du reste, en ce moment, ni à peser les argumens
des deux parties, ni à prévoir l'issue de ce grand procès ; c'est en-
core là une cause qui ne semble pas devoir être prochainement
jugée. Ce que nous tenons à montrer aujourd'hui, c'est combien, à
travers d'apparentes ressemblances, les facteurs du problème sont
différens en Angleterre et en France. L'Angleterre en est encore, à
cet égard, en 1789. La situation de l'église anglicane a plus d'ana-
logie avec la situation de l'église de France, avant la révolution,
qu'avec celle de la même église sous le régime concordataire actuel.
La différence est telle qu'on pourrait foit bien être partisan du
disestablishment en Angleterre et être opposé à la séparation en
France. Cela est si vrai que l'argument favori de nos voisins contre
l'église établie n'aurait aucune valeur de ce côté de la Manche. Quel
est le principe sur lequel s'appuie la libération leugue? C'est
avant tout celui de l'égalité religieuse. Or, loin de violer ce prin-
cipe, le système français en est une scrupuleuse application, puis-
qu'il subventionne concurremment les divers cultes professés en
France et en Algérie. A ce titre, nous l'avons déjà remarqué, notre
budget des cultes est manifestement insph"é des principes de la ré-
volution et du droit moderne. Pourquoi les non-conformistes an-
glais, qui sont au premier rang des liberationisis, ne deman-
dent-ils pas qu'en Angleterre, de même qu'en France, l'état pourvoie
également à l'entretien des différentes confessions? Est-ce unique-
ment que les dissidens sont de longue date habitués à ce que les
860 REVUE DES DEUX MONDES.
Anglais appellent le voliintary System? Ne serait-ce pas que les
différentes sectes, les diverses « dénominations » sont si nombreuses
et si mobiles que, pour l'état, il serait singulièrement compliqué
d'en subventionner tous les ministres et d'en distinguer toutes les
nuances?
Dans les pays tels que l'Angleterre, tels que les États-Unis sur-
tout, où les sectes pullulent, où chaque génération en voit naître
de nouvelles, qui en enfantent d'autres à leur tour, où la religion
est une sorte de prêtée sans cesse en transformation, « le système
volontaire, » la séparation des églises et de l'état peut être ce qu'il
y a de plus simple, de plus rationnel, de plus pratique. Et cela
d'autant que la multiplicité même des formes religieuses rend leur
entière indépendance inoffensive ; qu'elle enlève au moins à la sépa-
ration la plupart de ses inconvéniens vis-à-vis de l'état. A ce double
égard, au point de vue civil comme au point de vue religieux, le
régime de la séparation nous paraît à la fois plus difficile et plus
dangereux dans les pays catholiques, orthodoxes ou même luthériens,
dans les contrées où domine une grande église à forte hiérarchie,
que dans les pays protestans où la réforme de Calvin aboutit à l'émiet-
tement des sectes. Ce qui réussit dans ces derniers peut être pé-
rilleux dans les autres ; car il est fort différent, pour l'état, de se
trouver en présence d'une multitude d'églises et de congrégations
rivales qui, politiquement, se neutralisent les unes les autres, ou
d'être en face d'une grande église unitaire à laquelle rien ne fait
contrepoids. C'est là une distinction essentielle. L'erreur capitale
de nos théoriciens anticoncordataires est de ne point le voir. Leurs
doctrines le leur défendent, le propre des écoles radicales étant
précisément de ne pas reconnaître les distinctions nécessaires. Imbu
de spéculations a priori^ on prétend appliquer la même formule à
des situations absolument différentes ; on confond les époques, les
pays, les religions ; on rêve naïvement de mettre la France catholique
au même régime que les congrégations presbytériennes ou baptistes
des États-Unis.
La situation de l'église anglicane, avons-nous dit, est fort ana-
logue à celle de l'église de France avant 1789, avec cette imporUinte
différence qu'elle a depuis longtemps, en face d'elle, des sectes qui
lui font contrepoids. De quelle manière les Anglais entendent-ils pra-
t iquer le disestablishment et spécialement le disendoivmenty la sé-
cularisation des immenses revenus dont jouit aujourd'hui l'église
établie, ces revenus qu'on capitalise à 3 ou 4 milliards de francs?
De quelles ressources vivra l'église une fois « désétablie?»sous quel
régime légal seront placés son clergé, ses évoques, ses paroisses,
ses écoles? C'est là pour nous le point le plus intéressant, puisqu'à
ÉTUDES POUTIQUES ET RELIGIEUSES. 861
cet égard, la comparaison est parfaite entre les deux côtés de la
Manche, comme entre les deux rivages de l'Atlantique.
A Westminster comme au Palais-Bourbon, il se rencontre bien
quelques radicaux, dignes émules ou élèves des nôtres, qui se pro-
posent d'ôter purement et simplement à l'église tous ses biens
et revenus pour en doter les services publics, les écoles populaires
notamment. De pareils projets ont peu de chance d'être adoptés du
parlement ; ils sentent trop manifestement la spoUation et la vio-
lence. Les partisans du disestablishmenf consentent en général à
laisser à l'église, non-seulement une rente viagère pour tous ses
ministres, mais une sorte de dotation, de fonds de premier établis-
sement qui lui permette de s'adapter à sa nouvelle situation en at-
tendant qu'elle se crée des ressources nouvelles (1).
C'est ainsi qu'on a procédé, en 1869, avec l'éghse d'Irlande. II y a
là un précédent encore récent dont le parlement britannique, tou-
jours respectueux des précédens, ne manquerait point de tenii* grand
compte. A l'église d'Irlande on a laissé ses temples et ses cime-
tières. A ses évoques et à ses ministres, on a garanti, pour leur
vie durant, un traitement égal aux revenus dont ils jouissaient. En
outre, et c'est là le trait capital de la manière dont nos voisins pra-
tiquent la séparation, l'église d'Irlande a reçu une indemnité de
5 millions de livres, soit 125 millions de francs ; et il s'agit, qu'on le
remarque bien, d'une église qui compte moins de six cent mille fi-
dèles. Rien donc d'étonnant si elle a vaillamment supporté le nouveau
régime. On a calculé qu'en suivant les mêmes règles pour l'An-
gleterre, l'église anglicane devrait, en cas de disestablishment,
toucher une indemnité d'en\iron 70 millions de livres, soit 1 mil-
liard 750 millions de francs, somme à elle seule suffisante pour
lui assurer un revenu bien supérieur à tout notre budget des cultes.
Et cela, chose à noter, pour une église qui n'a qu'une douzaine de
millions d'adhérens, soit trois fois moins que l'église catholique en
France.
Ce n'est point tout, les ressources que lui laisserait le disesta-
blishmenty l'église anglicane pourrait les augmenter indéfiniment
grâce aux donations et aux legs qu'elle serait autorisée à recevoir.
Cette faculté, l'église d'Irlande naguère u désétablie » la possède, et
déjà elle en a fait un large usage : si la loi fixe une limite à ses
acquisitions partielles, elle ne fixe pas de maximum à leur en-
semble. Cette faculté d'acquérir et de posséder, personne en An-
(1) Nous pouvons, à cet égard, renvoyer le lecteur à une substantielle étude de
M. L. Ayral : Annales de l'École libre des sciences politiques, janvier 1886. Cf. tht
Quarterly Review, janvier 1886 et la Contemporary Review, décembre 1885.
862 REVUE DES DEDX MONDES.
gleterre ne la conteste à l'église et aux associations religieuses :
serait-on aussi unanime en France ? Nos radicaux sont-ils prêts à
reconnaître la personnalité civile aux diocèses, aux paroisses, aux
consistoires? Nos législateurs auraient-ils dépouillé leur tradi-
tionnelle antipathie pour la mainmorte, et la troisième république
va-t-elle rendre à l'église et au clergé le droit de reconstituer les
biens que leur a enlevés la révolution ? C'est ainsi que se pose la
question, et l'équité, d'accord avec la liberté, n'admet qu'une ma-
nière de la résoudre. Lorsque la révolution a sécularisé les biens
ecclésiastiques, la révolution a garanti au clergé un traitement ; le
jour où l'on supprime ce traitement, on doit rendre aux églises le
droit d'acquérir et de posséder (1).
Voilà comment la séparation a été comprise, voilà comment elle
a été effectuée dans tous les pays où l'église et l'état sont séparés,
dans ceux que l'ignorance de nos démocrates nous donne comme
modèles, les États-Unis notamment. Dans la grande république
américaine, de même qu'en Angleterre, les églises ont le droit d'ac-
quérir, et de fait, les différentes confessions, l'église catholique en
particulier, y possèdent des biens considérables. S'il y a, non sans
raison, une limite à leurs acquisitions d'immeubles, il n'y en a point
à leur fortune mobilière, la richesse mobilière étant de sa nature
indéfinie. Et, non-seulement les églises ont la faculté de posséder ;
mais d'ordinaire les temples et les édifices voués au culte, ou aux
soins des pauvres, jouissent de certaines immunités, de l'exemp-
tion d'impôts spécialement, ce qui, dans l'hypothèse de la sépara-
tion, serait encore un point à considérer. Est-ce là, encore une fois,
le régime que veulent introduire chez nous les hommes qui se sont
plu à inventer des taxes pour les hôpitaux des Petites-Sœurs des
pauvres?
Avec la faculté d'acquérir, de recevoir'des donations et des legs
sous le régime des trustées, les différentes églises, en Amérique,
tout comme en Angleterre, sont en possession de toutes les libertés :
liberté d'enseignement, liberté de la presse, liberté de la parole
dans la chaire comme sur la place publique, droit de réunion, droit
d'association pour les ecclésiastiques comme pour les fidèles, pour
les moines comme pour le clergé séculier. Dans ce système on ne
connaît ni articles organiques, ni décrets de mars, ni restrictions
aux réunions des évoques ou à leurs rapports avec le pape. On ne
connaît qu'une chose, la liberté en tout et pour tout. Tels sont les mo-
dèles, et, puisqu'on prétend les imiter, qu'on les imite assez pour
(1) Cela CHt d'auunt plus manifeste que le. concordat, article 15, garantit déjà «oz
caiboli«iuc» la faculté « de faire on fareur de» éirH«e« des fondation*. »
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 863
leur ressembler. Ce ne sont pas les catholiques qui s'en plaindront.
Mais, est-ce ainsi qu'on entend la liberté au Palais-Bourbon ou
à l'Hôtel de Ville ? Est-ce ainsi que comprennent la séparation les
amis de M. Clemenceau ou les collègues de M. Goblet, qui, pour la
préparer, comptent sur u le rayonnement des idées ? » Quand on
va chercher des exemples ailleurs, en Amérique notamment, on a
l'air de faire la satire des projets mis en avant chez nous. Demandez
aux plus sincères partisans de la séparation comment ils entendent
la liberté" des cultes. Ils vous répondront par des projets de loi
contre le clergé, contre les congrégations et les associations reli-
gieuses, par des lois d'exception contre les ministres du culte, ne
comptant les soumettre au droit commun que pour avoir la satisfac-
tion de les voir porter le képi. Demandez-leur s'ils ne craignent pas
de rendre au clergé la faculté de posséder au risque de recon-
stituer la mainmorte. Ils vous répondront unanimement que telle
n'a jamais été leur pensée; que, si les Américains et les Anglais
trouvent bon de laisser aux églises le droit de posséder et d'ac-
quérir, ce n'est pas ainsi que la république opérerait en France.
En France, on enlèverait au clergé son chétif traitement sans lui
donner en échange ni indemnité ni dotation, sans même lui concé-
der le droit d'acquérir. On ne lui reconnaîtrait qu'une faculté,
celle de vi^Te d'aumônes au jour le jour, et encore aurait-on soin
de l'empêcher de tendre la main et de limiter les largesses dont il
pourrait être l'objet. Des deux côtés de l'Atlantique et de la Manche,
la séparation de Tétat et de l'église a ainsi un sens absolument dif-
férent. Quand on nous cite l'exemple de l'Amérique ou de l'Angle-
terre, c'est avec l'intention de faire tout l'opposé. Il n'y a là qu'une
équivoque grossière.
Une église sans ressources, incapable de recruter son cierge et
hors d'état de l'entretenir; une église enserrée dans l'étroit réseau
de chaînes légales et fiscales de toute sorte ; une église en un mot
mendiante et esclave, tel est, chez nous, l'idéal de la plupart des
hommes qui réclament la séparation. La liberté dans leurs pro-
grammes n'est qu'une menteuse enseigne. En vérité, il ne s'agit
pas, pour eux, de séparation, mais simplement de spoliation et d'op-
pression. Aussi, quelles que soient ses préférences théoriques,
aucun vrai libéral ne saurait accepter une pareille séparation ; car,
pour être vraiment équitable et porter des fruits de liberté, le
divorce de l'église et de l'état doit s'accomplir à une époque de
calme, dans un pays accoutumé au respect de toutes les libertés,
avec une législation sincèrement tutélaire du droit d'association,
respectueuse des fondations et de toutes les formes de propriété
corporative. En dehors de là, comme nous le disions récemment
ailleurs, la séparation n'est pas la liberté,, mais la tyrannie. Ce n'est.
864 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la plupart de ceux qui la réclament, qu'un moyen détourné
d'enlever à l'église toute existence légale, de la priver de ses organes
essentiels, de la frustrer de toutes ses ressources matérielles, de
lui retrancher les alimens qui la sustentent, en un mot, de lui
rendre la vie impossible (1).
V.
La séparation, telle que l'entendent la plupart de ses promoteurs,
ne serait pas une solution. Dans la situation des esprits et des partis,
la dénonciation du concordat serait simplement une déclaration de
guerre à l'église et à la foi chrétienne; et cette guerre, le gouver-
nement qui l'engagera a toute chance d'y succomber.
Les radicaux ont bruyamment et parfois justement reproché aux
opportunistes leur politique d'aventures au loin. Eux, ils sont pour
les aventures au dedans. De toutes celles où ils s'apprêtent à pré-
cipiter la France, la séparation de l'église et de l'état serait peut-
être la plus périlleuse. Les difficultés religieuses sont de leur nature
inextricables; une fois qu'on s'y est enfoncé, on ne sait plus com-
ment en sortir : c'est une sorte d'enlisement. Que la république
proclame la séparation, il y a bien à parier que la république y
périra.
Comment s'y prendrait-on? Le temps nous manque aujourd'hui
pour l'étudier. L'on nous fournira, d'ici à peu d'années, l'occasion
d'y revenir. La plupart de ceux qui réclament la dénonciation du
concordat n'ont, du reste, pas de plan. Tout, pour eux, se réduit
à biffer le budget des cultes. S'ils songent au lendemain, c'est
uniquement pour empêcher l'église de se refaire des revenus. Leur
politique ressemble aux procédés d'un détrousseur de grand che-
min , qui , en dépouillant les voyageurs , les laisserait nus sur
la route, avec injonction de ne plus porter que des haillons de
mendians.
Entre ces plans de séparation ou mieux de spoliation, il en est
un qui mérite un moment d'attention, non qu'il soit plus équitable
que les autres, mais simplement parce qu'il est plus habile ou plus
perfide. C'est celui de M. Yves Guyot, ce qu'on pourrait appeler la
séparation par persuasion et par séduction. Une grande partie de la
France tenant encore au service du culte, M. Yves Guyot reconnaît
\u'\\ serait imprudent d'effectuer la séparation sur tout le terri-
toire à la fois. Au lieu de l'appliquer d'un coup à nos 3t),000 com-
munes, il préfère la rendre facultative au profit des communes ei
fi) Voyez : les Catholiques libéraux, l'Êglite $t It Libéralisme de 1830 d nos jourt,
p. 99, 100, ci iDtroduction, p. xiii.
ÉTUDES POLlTIQrES ET RELIGIEUSES. 865
des contribuables qu'il y croit disposés. Cette idée s'inspire d'un livre
fort ingénieux du reste, qu'on eût pu intituler : De l'art de dis-
soudre une nation et de décomposer les états (1). L'auteur y vante
une méthode de législation empruntée aux procédés des physiolo-
gistes, qui, pour mieux étudier les fonctions des êtres vivans, en
séparent artificiellement les organes. Il propose de traiter la France
comme un lapin ou une grenouille de laboratoire. Alors même qu'ils
n'auraient nulle répugnance pour cette sorte de vivisection natio-
nale, un peuple, un état, sont des êtres divans qui ne sauraient
impunément se prêter aux expériences des physiologistes poli-
tiques. Si M. Yves Guyot préconise cette méthode pour la sépara-
tion de l'église et de l'état, c'est manifestement qu'à ses yeux le
succès de l'expérience est certain ; les sujets qui auront le bon esprit
de s'y soumettre ne sauraient que s'en bien trouver.
Tel n'est pas notre sentiment. Remettre la solution d'un pareil
problème au caprice des municipalités ou des communes, ce serait
introduire la guerre dans chaque conseil municipal et dans chaque
famille. On propose d'allouer aux communes, pour le dégrèvement
de leurs centimes additionnels, les fonds jusqu'ici affectés au bud-
get des cultes. Bien mieux, d'après le projet de M. Guyot, la ques-
tion serait posée par le percepteur à chaque contribuable, de façon
que chacun se sentît personnellement intéressé à refuser le traite-
ment de son curé. N'est-ce pas là un procédé qui ferait honneur à
un pays et à un parti? Donner une prime au paysan qui renonce-
rait à contribuer à l'entretien du culte; mettre « l'émancipation
de la pensée et de la conscience » sous le patronage de la cupi-
dité, voilà vraiment une méthode pratique bien digne de la façon
dont certains radicaux comprennent la démocratie. Que diraient-
ils si les contribuables prétendaient appliquer cet ingénieux sys-
tème à l'enseignement, à la justice, à la police, à l'armée, voire à
l'éclairage ou au balayage des villes?
C'est là, pourtant, ce qu'au fond proposent la plupart des tenans
de la séparation. Ayant presque tous en vue la suppression du bud-
get des cultes, leur tactique commune est de représenter aux élec-
teurs ce que chacun d'eux gagnerait à cette répudiation d'une dette
nationale. Ils sont si flattés d'enlever au clergé son traitement, que,
partisans décidés ou partisans éventuels de la séparation, intransi-
geans ou radicaux de gouvernement, ne voient plus guère dans ce
grave problème que la grossière question d'argent. Leur matéria-
lisme politique ne comprend pas qu'en matière de conscience les
considérations pécuniaires sont fort secondaires. Ils ne sentent
(t) La Politique expérimentale, par M. L. Donnât.
lOMB Lxxiv. — 1886. 55
866 REVDE DES DEUX MONDES.
point que, si l'état peut gagner à la séparation quelques millions
de francs, la république y peut perdre des millions d'adhérens.
C'est pour l'état, c'est pour la société civile qu'on prétend faire
la séparation, et l'on ne veut pas voir qu'elle tournerait presque
infailliblement contre l'état et contre la société civile. On imagine
assurer ainsi le triomphe de la république, et l'on ferme les yeux
sur les avantages qu'en tireraient les ennemis de la république. De
quelque manière qu'on procède à la séparation, tout serait changé
dans le clergé et parmi les catholiques de France, mais changé au
détriment de l'état : et la composition de l'épiscopat, et l'esprit du
clergé, et sa manière de vivre, et ses relations avec les fidèles, et
ses attaches avec les partis.
Loin de corriger les défauts plus ou moins justement reprochés
au régime issu du concordat, la séparation ne ferait que les ou-
trer. On peut adresser deux reproches au régime actuel : le pre-
mier, c'est qu'il a placé la plus grande partie du clergé paroissial
dans l'absolue dépendance des évêques ; qu'il a créé, ce qu'ignorait
l'ancien régime, des desservans révocables ou amovibles à merci ;
qu'il a fait, en un mot, du clergé de chaque diocèse un régiment
marchant au commandement de son colonel. Le second, c'est qu'en
enlevant au clergé tous ses biens, tout son patrimoine séculaire
pour le faire vivre d'un traitement de l'état, on a involontairement
coupé la plupart des liens qui le rattachaient à la société civile, on
l'a pratiquement dépouillé de tout intérêt temporel; le prêtre, dé-
taché du monde et du sol, a été pour ainsi dire spiritualisé, volati-
lisé. Qui ne voit combien ces deux inconvéniens seraient l'un et
l'autre accrus par la séparation de l'église et de l'état?
Le jour où l'état cesserait d'intervenir dans le choix des évêques
et des curés, ces derniers seraient plus que jamais livrés à l'arbi-
traire épiscopal ; les curés inamovibles risqueraient fort de tomber
au rang de simples desservans; le clergé deviendrait plus que
jamais une armée manœuvrant à la voix de ses généraux, sous le
commandement suprême d'un chef étranger. Le jour où l'état
supprimerait le traitement des curés, les prêtres des villes et des
campagnes, isolés de l'administration civile et de la société laïque,
bannis du presbytère qui les abritait, sans moyens d'existence ré-
guliers, se verraient en quelque sorte transformés en moines, et en
moines mendians. L'état, qui de tout temps a montré tant de dé-
fiance pour l'habit monastique, convertirait pratiquement le clergé
séculier en clergé régulier, vivant d'aumônes et obéissant religieuse-
ment à des supérieurs sur lesquels le gouvernement n'aurait aucune
prise. Faire de tout le clergé une vaste congrégation non recon-
nue, voilà le premier résultat de la suppression du budget des
cultes.
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 867
Et quels seraient les chefs de cette milice spirituelle soutenue,
d'un bout de la France à l'autre, par les millions de Français qui
ne veulent pas encore se passer de tout sacrement? Les évêques
sont aujourd'hui nommés par l'état, qui a soin d'appeler à Tépisco-
pat des hommes prudens, modérés, enclins à réprimer les écarts
de zèle de leur clergé. Avec la séparation, il en serait tout autre-
ment. Les mitres seraient distribuées par le saint-siège seul ;
la voix des catholiques risquerait de désigner au choix du Vati-
can les plus ardens, les plus entreprenans, les plus militans des
ecclésiastiques. Il n'y aurait, pour l'épiscopat, d'autre garantie de
modération que le caractère du souverain pontife. Avec un pape
tel que Pie IX, l'ultramontanisme le plus étroit et le plus belli-
queux risquerait fort de dominer tout le clergé et toute l'église de
France. Et à quel moment l'état abandonnerait-il à la curie romaine
la nomination de toute la hiérarchie épiscopale? A l'heure même où
le gouvernement romprait toute relation avec le saint-siège, car je
ne suppose point que, une fois la séparation prononcée, la France
maintienne un ambassadeur près du Vatican, alors que, par le
fait même de la dénonciation du concordat, la république entre-
rait en guerre ouverte avec la papauté.
Certes, ce serait là, en France, une politique toute nouvelle, dé-
gagée de toutes les traditions monarchiques. La démocratie radicale
pourrait se vanter d'avoir rompu avec tous les préjugés de l'an-
cien régiçie. Ce n'est point assurément lorsqu'il subsistait encore
chez nos légistes un vieux levain de gallicanisme, que, pour mieux
résister aux empiétemens du « cléricalisme, » on eût imaginé de
couper tous les liens qui rattachaient l'église au pouvoir civil, et
d'enlever à l'état toute immixtion dans la nomination des digni-
taires ecclésiastiques. On eût cru alors livrer le clergé et la France
catholique à l'ultramontanisme. On eût cru, selon la formule en
vogue, créer, des mains mêmes de l'état, un état dans l'état. Tout
cela, paraît-il, est changé. Ce qu'autrefois on eût appelé trahir les
intérêts de l'état et de la société ci\ile s'appelle aujourd'hui ser-
vir la cause de l'émancipation laiVjue.
En est-on bien sûr? A-t-on bien pesé les forces de l'ennemi inté-
rieur avec lequel on se plairait à mettre la république] aux prises?
Vous oubliez, nous dira-t-on, qu'avant de couper les liens qui
rattachent le clergé à l'état, nous aurons eu soin de le dépouil-
ler, de le laisser sans ressources, de lui refuser le droit d'ac-
quérir ou d'hériter; de plus, en l'astreignant au service mili-
taire, nous aurons pris la précaution d'en rendre le recrutement
de moins en moins aisé. On se flatte, en eiïet, dans le nouveau
monde officiel, de voir le clergé avec l'église périr d'inanition.
868 REVUE DES DEUX MONDES.
L'idéalisme n'est pas le défaut des démocrates du jour; pour eux,
tout se résout en questions d'argent et de force matérielle. Ils ne
voient point que plus les prêtres seront rares, plus ils seront vénérés
et acquerront d'ascendant. Ils ne comprennent point que, pour être
pauvre, le prêtre n'en sera que plus redoutable, car, pour prê-
cher l'évangile, la pauvreté peut être une puissance.
Est-il certain, du reste, que, même privé des droits que lui re-
connaît la libre Amérique, le clergé tombe tout entier dans la mi-
sère? Il est permis d'en douter. En bien des contrées, dans le
nord, dans l'ouest, dans le midi, le paysan, qui n'est pas encore
habitué à se faire enterrer par le garde champêtre, se résignera
difficilement à voir sa commune sans prêtre et ses enfans sans
catéchisme. Presque partout, les classes élevées, les classes riches,
qui sont revenues à l'amour ou au respect de la religion, se feront un
devoir de soutenir le clergé. En mainte paroisse le curé, ne rece-
vant plus de traitement de l'état, tombera dans la dépendance des
grands propriétaires. Il deviendra en quelque façon l'aumônier du
château. On verra se rétablir une sorte de droit de patronat sur
les églises; et ces influences ne s'exerceront point au profit des in-
stitutions actuelles. Les caisses des diocèses et des paroisses étant
principalement alimentées par les adversaires du gouvernement, le
clergé deviendra plus que jamais un instrument politique aux mains
des ennemis de la république. Si les laïques prennent plus d'in-
fluence dans l'église, leur ascendant s'exercera presque partout dans
le sens opposé au pouvoir, contre les hommes qui leur auront mis
dans la main une pareille arme de guerre.
Rassurez-vous, disent les partisans de la séparation. Entre l'église
et l'état nous aurons soin d'élever des fortifications assez hautes
pour mettre la société laïque à l'abri de tout assaut du clergé et
des cléricaux. En rendant à l'état sa liberté, nous n'aurons garde de
rendre à l'église la sienne. Si, pour la réduire à l'impuissance, il ne
suffît pas de la pauvreté, nous forgerons à son usage de bonnes lois
de fer qui en auront raison. — Mais alors, ce que vous offrez à la
France, ce n'est plus la liberté religieuse, c'est tout bonnement la
persécution. Nous n'étions pas sans nous en douter ; mais si nous
en sommes effrayés, c'est encore moins pour la religion et pour la
liberté de conscience que pour l'état et pour la paix sociale; car,
de Dioclétien à Bismarck, l'histoire montre comment tournent les
persécutions, et il faut avoir dans la force matérielle une confiance
bien grossièrement naïve pour ignorer que, devant la conscience,
la force n'est pas toujours la plus forte.
En résumé, sous prétexte d'achever l'œuvre de la révolution, nos
radicaux, ministériels ou non, sont jaloux de recommencer sous une
ÉTUDES POLITIQUES ET RELIGIEUSES. 869
autre forme une des grandes erreurs de la révolution. On a comparé,
non sans raison, le concordat à l'édit de Nantes. La séparation de
l'église et de l'état serait, pour la république, sa révocation de l'édit
de Nantes. Quand Louis XIV abrogeait le plus grand acte du plus
politique de ses prédécesseurs, Louis XIV avait un pouvoir incon-
testé, et, en s'attaquant au protestantisme, il ne s'en prenait qu'à
une minorité déjà affaiblie par de nombreuses défections. On pour-
rait demander si la république a le même pouvoir et le même pres-
tige que le grand roi. Une chose certaine, c'est que le catholicisme
en France est autrement fort et redoutable que ne l'était le protes-
tantisme il y a deux siècles ; cela seul suffirait à faire juger une
pareille politique.
Ainsi, nous aboutissons toujours à la même conclusion. Entendue
comme elle l'est par ceux qui la proposent, la séparation de l'église
et de l'état ne serait qu'une déclaration de guerre ; et c'est parce
qu'ils y voient une mesure de guerre que les radicaux la préconi-
sent et que nos ministres en menacent le clergé. La dénonciation
du concordat serait, pour la France, le signal d'une guerre civile plus
vaste et plus acharnée que celles des camisards et des huguenots
de Coligny ou de Rohan. Or, ceux qui, au nom des principes, veu-
lent ainsi entamer contre l'église une campagne à fond se sont-ils
demandé si la France contemporaine avait le goût de pareilles
guerres civiles? si le paysan, si le bourgeois, si l'ouvrier même ne
s'en lasseraient pas, et, s'ils venaient à s'en lasser, comment fini-
raient les hostilités? aux dépens de qui se ferait la paix?
On n'a qu'à se rappeler le passé pour prévoir quel tour prendrait
cette nouvelle guerre de religion ; il n'est nul besoin du don de pro-
phétie pour en prédire le dénoùment. La séparation de l'église et
de l'état est de ces mesures, qui, dans un pays comme la France,
ne sauraient demeurer isolées. Par le caractère d'acuité qu'elle
donnerait aux luttes politiques , par la force d'impulsion qu'elle
communiquerait au radicalisme, par l'opiniâtreté des résistances
qu'elle susciterait dans certaines classes et certaines contrées, la sé-
paration précipiterait presque fatalement le pays dans une série
de mesures violentes qui s'appelleraient les unes les autres. A cet
égard, les radicaux et les révolutionnaires de toute sorte savent
ce qu'ils font en poursuivant la dénonciation du concordat. C'est
le meilleur moyen de provoquer une révolution, ou mieux, une
série de révolutions politiques, économiques, fiscales, qui feraient
de la fin du xlx* siècle le pendant de la fin du xviii^. Mais, comme
il n'y a plus d'ancien régime à renverser, comme la France travail-
leuse a par-dessus tout besoin de repos, une crise violente ne sau-
rait de nos jours longtemps durer.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
Imaginons la France livrée, entre les mains du radicalisme, à une
série d'expériences ouverte par la séparation de l'église et de l'état.
Supposons le budget des cultes supprimé , le clergé dispersé, les
moines en exil ou en prison, les églises fermées et la messe de
nouveau célébrée dans les granges par des prêtres errans. Après
les violences, sanglantes ou non, d'une convention sans Vergniaud ni
Carnot, après la licence et les coups de force intermittens d'un direc-
toire sans Hoche ni Bonaparte, il viendrait tôt ou tard, sous une
forme ou sous une autre, un pouvoir réparateur auquel le pays ne
demanderait qu'une chose: de l'ordre. Or, l'un des premiers actes
d'un pareil pouvoir, quelle qu'en fût l'origine ou l'étiquette, serait
d'imiter le premier consul, de rendre au clergé ses temples
et à l'église une situation légale, de conclure, lui aussi, un concor-
dat; non point uniquement pour assurer la paix religieuse, sans
laquelle il n'y a pas de paix véritable , mais pour donner à l'état et
au pouvoir nouveau l'appui et le contrôle de la seule force restée
vivante au milieu des ruines accumulées sur la patrie. A une sem-
blable restauration, quelle serait la principale difficulté? Ce ne serait
pas, croyons-nous, l'opinion publique, ni la répugnance du pays
ou de l'armée; là où Bonaparte ne put se faire applaudir, un imi-
tateur sans génie aurait bien des chances de l'être. L'obstacle, ce
serait le budget, ce serait la pénurie d'argent ; car, malgré les éco-
nomies faites sur le clergé, malgré la proverbiale richesse de la
France, il y aurait longtemps que les expériences du radicalisme
auraient détruit ce qui reste de nos finances. Que ferait-on? Quelque
chose d'analogue à ce qu'avait fait le premier consul, en partie pour
les mêmes raisons. Faute d'argent, on commencerait })ar n'attribuer
au budget des cultes qu'une dotation de quelques millions, de
moins peut-être, sauf à l'augmenter peu à peu avec l'accroisse-
ment des ressources.
Qu'on vote la séparation, que la république rompe avec le Vati-
can, et il surgira, de son sein ou de ses ruines, un gouvernement
pour négocier avec le successeur découronné de Pie VU et rouvrir
en grande pompe les nefs de Notre-Dame au surplis des chantres et
à la psalmodie latine. Qu'on dénonce le concordai; quand MM. Go-
blet et Clemenceau feraient supprimer le budget des cultes, ils n'au-
raient pas besoin de vivre les années de La Réveillère-Lepeaux ou
de Cambon, pour le voir rétabli.
Anatole Leboy-Beaulieu.
L'ALCOOL
SON ROLE DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES.
L'alcool est le principe auquel les boissons fermentées doivent la
propriété de déterminer l'ivresse, et c'est cette propriété qui les a
fait rechercher de tout temps et par tous les peuples. Il a sa part
de responsabilité dans les égaremens des sociétés passées, comme
dans la plupart des crimes dont elles nous ont légué le souvenir.
A toutes les époques, à l'état sauvage, comme à l'état de civilisa-
tion avancé, l'homme a senti cette appétence singulière pour les
boissons eni\Tantes. L'histoire de leurs méfaits est trop connue
pour que je sois tenté de la refaire. Je n'en aborderai qu'un. seul
point parce qu'il est d'une importance capitale et d'une actualité
qui frappe tous les yeux. C'est la transformation que l'ivresse a
subie, depuis un demi-siècle environ, par la substitution des liqueurs
distillées aux boissons fermentées. C'est le remplacement de l'ivro-
gnerie par l'alcoolisme. Je vais rechercher les causes et les consé-
quences de cette forme nouvelle d'un vice qui devient chaque jour
plus menaçant, et tâcher d'en indiquer les remèdes, en me tenant à
égale distance des exagérations et des banalités.
L
Un goût aussi universellement répandu, un attrait aussi irrésis-
tible, ne peuvent pas être l'eifet d'un caprice. Il y a, dans le pen-
872 REVDE DES DEUX MONDES.
chant qui porte l'homme à rechercher l'excitation de l'ivresse et
jusqu'à l'abrutissement qui la suit, une impulsion particulière à son
espèce et tout à fait analogue à celle qui lui fait aimer le sommeil
que donne l'opium, les hallucinations du hachich, le léger narco-
tisme, calme et rêveur, que procure le tabac. Les boissons ferraen-
tées, lorsqu'elles sont de bonne qualité, ont, sur les autres modifi-
cateurs du système nerveux , cet avantage qu'el les ne sont redoutables
que par leur abus, qu'elles sont bienfaisantes à doses modérées et
très utiles dans certaines débilités de l'organisme. Elles sont hygié-
niques, en un mot, tandis que les autres ne le sont pas. Ces avan-
tages ont été bien souvent contestés. On s'est appuyé sur ce fait
que l'eau est la boisson naturelle de l'homme et, par conséquent,
la seule qui lui convienne; mais c'est une déplorable erreur que
celle qui consiste à vouloir ramener l'homme à l'état de nature.
Depuis qu'il existe, tous ses efforts ont eu pour but de s'en écarter.
C'est là le trait distinctif de son espèce et le privilège de sa supé-
riorité intellectuelle. Il est aussi déraisonnable de vouloir le con-
traindre à ne boire que de l'eau, que de l'engager à retourner dans
les grottes qui ont abrité les premiers représentans de sa race, que
de lui conseiller de se couvrir comme eux de peaux de bêtes et de
se nourrir, à leur exemple, de la chair des animaux sauvages, des
racines et des fruits vierges encore de toute culture. Assurément il
lui est possible de vivre et de se bien porter en s'abstenant de toute
boisson alcoolique. On peut même devenir centenaire à ce régime-
là, ainsi que va nous le prouver bientôt le savant illustre qui s'inti-
tule modestement le plus vieil écolier de l'Europe et qui fut notre
maître à tous. M. Ghevreul attribue sa longévité et sa vigueur per-
sistante à ce qu'il n'a jamais bu que de l'eau. Je crois que l'émi-
nent chimiste ne tient pas un compte suflisant de sa riche organi-
sation morale et physique, mais tous les hommes ne sont pas de
cette trempe. Les vins généreux sont utiles aux faibles et aux con-
valescens. Ils conviennent aux enfans débiles, lymphatiques, aux
femmes nerveuses, aux gens de cabinet. Enfin, le proverbe en a
fait pour les vieillards im aliment de premier ordre. 11 faut tenir
compte aussi du milieu social, des habitudes transmises de géné-
ration en génération, des conditions de régime et de la vie artifi-
cielle que la civilisation nous a faite.
Je vais plus loin. On est habitué à n'admettre l'ivresse que lors-
qu'elle trouble la raison et rend la marche indécise; mais avant
d'en arriver là, l'homme sobre et qui a conservé toute sa suscep-
tibilité cérébrale, a passé par une foule do degrés dont les premiers
ne sont pas sans charme et ne sont dangereux que parce qu'ils
constituent une pente glissante. La galté expansive et spirituelle
l'alcool. 873
qui anime les convives après un grand dîner n'a rien de dégradant
ni de nuisible. C'est un phénomène physiologique ; c'est un senti-
ment de bien-être que les gens nerveux éprouvent souvent en sor-
tant de table sans que l'alcool y soit pour rien et qui, dans les repas
pris en commun, s'accroît par la vivacité de la conversation et par
l'éclat des lumières. Rien de plus légitime et de moins dangereux.
Il est des gens dont l'imagination a besoin de ce léger stimulant
pour briller de tout son éclat et qui n'ont jamais plus de verve, plus
d'entrain que sous l'influence d'un très léger degré d'ébriété. Il est
enfin des caractères faibles qui ont besoin de ce réconfortant pour
vaincre la timidité qui les prend à la gorge et les paralyse lorsqu'il
s'agit de parler en public ou de paraître sur la scène. Ces gens-là
ne sont pas des alcooliques. Cette forme inconsciente et impercep-
tible de l'ivresse est compatible avec l'accomplissement des fonc-
tions les plus délicates, comme avec la conservation illimitée de
l'intelligence et de la santé. En résumé, c'est la tempérance et non
l'abstinence absolue qu'il faut recommander aux hommes sages : et
j'avais besoin de commencer par là avant de faire le procès de l'al-
cool. Ce n'est pas à lui, du reste, que les considérations précédentes
s'adressent, c'est aux vins généreux et de bonne qualité. En effet,
si c'est l'alcool qui produit l'ivresse, si les boissons fermentées sont
d'autant plus enivrantes qu'elles en contiennent davantage, ses
effets sont atténués ou aggravés par les autres principes avec les-
quels il se trouve mélangé.
De toutes les boissons, la plus répandue et la plus inoffensive.
même quand on en fait abus, c'est le vin. 11 doit cet avantage au
grand nombre d'élémens qui le composent et dont la plupart sont
de nature à tempérer l'action de l'alcoorspécial qu'il renferme et
qui est le plus inoffensif de tous. Le vin en contient en moyenne de
10 à 12 pour 100. Indépendamment de ce principe, il entre dans
sa composition des huiles essentielles et des éthers auxquels il doit
son bouquet, des acides à l'état libre ou à Tétat de sels, du tanin
et des matières colorantes. Tous ces élémens, combinés entre eux
dans d'heureuses proportions, en rendent la digestion plus facile
et l'absorption moins prompte ; ils atténuent les effets de l'alcool sur
l'estomac et tempèrent son action sur le système nerveux. C'est là
ce qui explique l'intervention favorable d'un vin généreux, dans le
régime des gens affaibUs et dans la convalescence des maladies,
ainsi que la gravité moindre des troubles qu'il amène quand on en
fait abus.
A l'époque où les ^ins n'étaient pas falsifiés comme ils le sont
aujourd'hui, la santé des buveurs n'était ni si promptement ni si
profondément altérée. En dehors de leurs excès, ils se li\Taient à
8/4 REVDE DES DEUX MONDES.
•leurs occupations comme d'habitude et pouvaient atteindre un âge
avancé. Leur ivresse était inofFensive et se dissipait à la faveur d'un
sommeil prolongé. Ils en étaient quittes pour un peu d'inappé-
tence le lendemain, et, à la longue, pour de la dyspepsie et des
accès de goutte. Leur vice ne se traduisait à l'extérieur que par
l'expression de leur visage, leur face enluminée, leurs joues rubi-
condes, leur nez bourgeonnant et vermeil. C'était l'ivresse gaie et
bon enfant; l'ivresse gauloise que tous les poètes ont chantée et
qui diffère de l'effrayant alcoolisme d'aujourd'hui, comme les nobles
vins de la Bourgogne et du Bordelais diffèrent du poison qu'on
extrait de la pomme de terre ou de la betterave.
La bière n'a pas les propriétés fortifiantes et analeptiques du vin ;
c'est cependant une boisson hygiénique et salubre quand elle est
bien préparée. Sa saveur ne plaît pas au premier abord, mais on
s'y habitue, et ses excellentes qualités justifient l'usage qu'on en
fait depuis les premiers temps de la civilisation (1). La bière, dont
la fabrication est beaucoup plus compliquée que celle du vin, ne
renferme, en moyenne, que à k Q pour 100 d'alcool, et la quantité
de matières extractives varie de 3 à 4 pour 100 (2). C'est par consé-
quent une boisson très peu enivrante. L'acide carbonique qu'elle
renferme agit aussi sur le système nerveux ; enfin, le principe actif
du houblon l'impressionne également sans causer cependant ni
l'engourdissement de l'opium, ni le délire du hachich, auquel on
a voulu le comparer. La bière favorise la digestion, calme la soif
et fournit à la nutrition deux fois plus de principes assimilables
que le vin (3). C'est pour cela qu'elle a la réputation d'être nour-
rissante et de faire engraisser. Son abus conduit à la goutte et à la
glucosurie.
La bière, à part certaines espèces anglaises qui sont aussi fortes
que le vin, est un liquide si peu alcoolique qu'il faut en boire des
quantités formidables pour s'enivi'er. Aussi les gens qui en font
leur boisson habituelle ont souvent coutume de prendre en même
temps des petits verres d'eau-de-vie. En dehors de celte adjonction,
qui change la nature de l'ivresse, celle que détermine la bière est
lourde et somnolente. L'esprit, calme et comme engourdi, s'aban-
(1) Klle était connue en Ég:ypte du temps des Ploléméos. Aristoto a décria ri?res8c
caasée par la bière. Les Germains et les Gaulois en faisaient usage, sous le nom de
eerooise, avant que \ei Romains leur tissent connaître le vin.
(2) LiîH petites bit-res no contitinnent (juc J ou 3 pour 100 d'alcool; les biôre» forte»,
les bières de garde vont JuKqu'à 8.
(3) Lo meilleur vin no donne en moyenne que 22 grammes de résidu sec par litre,
tandis que la bonne bière l^isHO do 40 à (H) grammes de résidu solide de la meilleure
composition. (Bûiuhurdnt, Traité d'Iiygtèite, p. 3il.)
l'alcool. 875
donne à des rêveries vagues, nébuleuses, fantastiques, aussi dis-
tantes des pensées riantes qu'évoque le bon vin que des halluci-
nations horribles de l'alcool. L'usage habituel de la bière, joint à
l'influence d'un climat triste et froid, explique jusqu'à un certain
point le caractère des habitans du Nord, la tournure de leur esprit,
celle de leurs productions et de leur littérature.
Le cidi-e, la dernière des boissons fermentées dont l'usage soit
très répandu, était connu en Normandie longtemps avant l'occupa-
tion romaine; toutefois, ce n'est qu'au xviii" siècle qu'il s'y est
généralisé. Sa préparation est aussi simple que celle du vin, puis-
qu'elle se borne à écraser les pommes et à laisser fermenter le jus.
La quantité d'alcool qu'il renferme varie de 3 à 9 pour 100, sui-
vant la qualité des pommes employées à sa confection. Il constitue
une boisson agréable et rafraîchissante ; il désaltère comme la bière,
mais nourrit moins qu'elle. Gomme il est fortement acide, il déter-
mine parfois des gastralgies. On a cru remarquer même que, dans
les pays à cidre, les cancers de l'estomac sont plus communs qu'ail-
leurs. Gela peut tenir, il est vrai, à l'alcool qu'on y mêle ou qu'on
boit en même temps. Sans cet appoint, l'ivresse est difficile à obte-
nir avec le cidre, comme avec la bière. 11 faut en ingurgiter de
grandes quantités ; comme il est fortement acide, il porte surtout
son action sur le tube digestif, et les conséquences en sont faciles
à prévoir. L'ivresse qu'il cause est lourde, stupide et humiliante
par ses effets.
En somme, les boissons fermentées dont je viens de passer en
revue les trois principales n'ont pas, au point de vue social et
même alors qu'on en abuse, les conséquences désastreuses que
produisent aujourd'hui les liqueurs distillées. L'usage de ces der-
nières n'est pas de date ancienne. Si l'ivrognerie est aussi vieille
que le genre humain, l'alcoolisme est un fléau moderne. Que l'al-
cool nous vienne des Chinois ou des Arabes, qu'il ait été découvert
par Ai-nauld de Villeneuve, par Raimond Lulle ou par Albucasis, il
ne remonte pas au-delà du xiii^ siècle ; encore est-il demeuré pen-
dant longtemps dans le domaine exclusif de la médecine. Ce sont
les Anglais qui l'en ont fait sortir, en 1581, en distribuant de l'eau-
de-vie à leurs troupes qui guerroyaient alors dans les Pays-Bas (1).
En France, la vente en fut réservée aux apothicaires jusqu'en 1678,
époque à laquelle elle tomba dans le domaine public. L'usage de
cette liqueur se répandit rapidement. L'abus en devint bientôt gé-
(1) Quelques historiens prétendent qu'antérieurement à cette époque, on l'avait fait
entrer dans ralimentation des mineurs en Hongrie. (Ardouin, Conférence sur ral~
coolisme. Paris, 1882, p. 14.)
876 REVUE DES DEUX MONDES.
néral et les buveurs se passionnèrent pour une ivresse si prompte
et si facile à se procurer. L'eau-de-vie qu'on fabriquait alors était
une boisson relativement inoffensive. On la retirait du vin, et la
distillation laissait passer, avec l'alcool, quelques-uns de ses prin-
cipes bienfaisans qui en tempéraient les effets. Son prix était du
reste assez élevé pour en limiter la consommation. On ne consa-
crait à cette industrie que les vins de qualité inférieure ou d'un
transport difficile, et, il y a un siècle, la quantité produite annuel-
lement ne s'élevait pas à /i 00, 000 hectolitres (1).
Jusqu'en 18Ù0, la presque totalité des alcools consommés en
France provint de la distillation des produits de la vigne ; mais, à
partir de cette époque, on commença à en retirer des grains et de
la pomme de terre, et lorsque celle-ci fut frappée par la maladie,
en IShb, on s'adressa à la betterave et à quelques autres végétaux
sucrés ou féculens. Cette industrie nouvelle a pris depuis lors une
effrayante extension. Elle va se développant sans cesse, et aujour-
d'hui la fabrication des alcools, en Europe et aux États-Unis, s'élève
à près de 23 millions d'hectolitres par an; dans les pays du Nord,
la consommation moyenne monte à plus de 10 litres par tête et
par année.
Cet accroissement progressif constitue, pour les sociétés mo-
dernes, un véritable danger sur lequel l'attention des hygiénistes
et des hommes d'état ne saurait être trop vivement appelée. Ces
espriis d'industrie ne sont pas seulement des produits enivrans, ce
sont des poisons.
Tous les alcools du commerce sont toxiques, dit Dujardin-Beau-
metz dans un travail dont les conclusions n'ont pas été infirmées,
et leur action nocive est en rapport avec leur origine et leur degré
de pureté. Le plus inoffensif est l'alcool cthylique, celui qui consti-
tue presque exclusivement les eaux-de-vie de vin, ainsi que celles
de marcs, de cidre et de poiré. Les eaux-de-vie qui viennent de la
betterave et de grains sont plus dangereuses parce qu'elles contien-
nent des alcools propylique, butylique et amylique. Ces deux der-
niers sont les plus toxiques, et c'est pour cela que les eaux-de-vie
de pomme de terre, qui en contiennent parfois près de 5 pour 100,
sont les plus nuisibles de toutes. Ces alcools, dits supérieurs à cause
de leur poids moléculaire, sont intimement liés à l'alcool éthylique,
et on ne peut les en séparer complètement que par des distillations
fractionnées, faites avec le plus grand soin et, par conséquent, dis-
pendieuses. Les rectifications qu'on pratique d'habitude dans l'in-
(1) Lunior fixe approximativoment à 360. 000 hectolitres la production de l'alcool ea
France en 1788.
l'alcool. 877
dustrie se bornent à enlever leur mauvais goût aux esprits pour les
faire accepter par les consommateurs, mais elles ne les dépouillent
pas complètement de leurs principes toxiques. D'ailleurs, les alcools
à 85 degrés, ainsi que les trois-six du commerce, qui contiennent
encore leurs mauvais goûts de tête et de queue, sont employés, sans
autre rectification, au vinage, à la préparation de l'absinthe, ainsi
qu'à la fabrication du kirsch et du rhum artificiel du commerce.
C'est pour cela que ces boissons sont plus nuisibles que l'eau-de-
\\e, qui est constituée en général par 42 à 48 parties d'alcool bien
rectifié, 58 à 52 parties d'eau et une matière colorante.
En résumé, toute liqueur qui renferme en proportion notable
un des alcools supérieurs dont je viens de parler est une boisson
toxique; ce n'est pas seulement l'ivresse qu'elle détermine, c'est un
empoisonnement dont les résultats sont terribles pour les familles
et pour les nations, alors que ceux qui s'abandonnent à cette passion
ne sont plus des individualités* isolées et qu'ils forment légion. Bien
que ces conséquences désastreuses soient généralement connues, il
n'est pas sans intérêt de les faire ressortir encore, et surtout de
mettre en relief certains côtés de la question sur lesquels on ne s'est
pas suffisamment appesanti.
Tout le monde connaît les effets de l'alcoolisme aigu, l'état dégra-
dant dans lequel il plonge celui qui y est en proie, les querelles,
les rixes qu'il amène, les morts subites, les suicides, les crimes
qu'il cause parfois: mais les conséquences de l'alcoolisme chronique
sont moins connues. Cette forme est plus fréquente qu'on ne le croit,
parce qu'on ne la reconnaît pas toujours. Il est une foule d'alcooli-
ques qui ne vont jamais jusqu'à l'ivresse complète et qui parvien-
nent à dissimuler leur vice à ceux qui les entourent. Les médecins
ne s'y trompent pas. Ils les reconnaissent à l'expression du visage
et du regard, qui est étrange et comme hébété, à la coloration un
peu plus marquée du nez et des pommettes et au tremblement tout
particulier des mains. Quand ces phénomènes se manifestent, le ma-
lade a depuis longtemps perdu l'appétit et le sommeil. La dyspepsie
est déjà survenue et les troubles de l'intelligence et de la motilité
ne tardent pas à se produire. Ce sont d'abord des fourmillemens
aux extrémités, des crampes et parfois des douleurs assez vives.
Ces symptômes s'obser\^ent plus spécialement chez les buveurs d'ab-
sinthe. Puis viennent les cauchemars, les rêves effrayans auxquels
succèdent bientôt les affreuses hallucinations du delirium tremens,
que tous ceux qui sont au courant de la littérature moderne connais-
sent parfaitement aujourd'hui. Le malade, s'il appartient aux classes
pauvres, vient alors s'échouer dans un hôpiul ou dans un asile d'alié-
nés. Du reste, que ce soient les troubles de l'intelligence ou les
S78 REVUE DES DEUX MONDES.
désordres organiques qui l'y amènent, c'est là qu'il doit fatalement
finir ses jours. Gela se comprend. Que l'alcool s'introduise dans l'or-
ganisme par un usage quotidien et régulier, ou que le buveur en
prenne de temps en temps des quantités considérables, ses effets
sont les mêmes. Mêlé au sang qui baigne tous les organes, il ne peut
pas manquer de les altérer dans leur texture et d'y produire à la
longue des désordres incompatibles avec leurs fonctions. Cette alté-
ration lente est semblable à celle qu'amènent les années. L'alcoo-
lisme, comme l'a dit M. Lancereaux, n'est, en somme, qu'une vieil-
lesse anticipée; j'ajouterai qu'elle ne se prolonge guère. Tandis que
le buveur de vin peut parcourir une longue carrière, le véritable al-
coolique ne résiste pas au-delà de dix ans.
Son existence n'est pas la seule qu'il abrège. Son vice le poursuit
et le frappe dans ses enfans. Tous portent l'empreinte de l'hérédité.
Chez quelques-uns, elle se traduit seulement par une mobilité ner-
veuse plus grande, une disposition aux convulsions dans le premier
âge, à l'hystérie chez les jeunes filles; mais tout se borne là. Chez
d'autres, ce sont de véritables attaques d'épilepsie qui se montrent
et, à la Salpêtrière, les trois quarts des enfans atteints de cette ma-
ladie proviennent de parens alcooliques. La prédisposition à la mé-
ningite tuberculeuse et, plus tard, à la phtisie pulmonaire, est éga-
lement le lot de ces pauvres déshérités. Enfin , la plupart d'entre
eux sont d'une intelligence bornée. et quelques-uns apportent en
naissant un penchant irrésistible pour les boissons fortes. Les soins
de la famille ne parviennent pas toujours à les sauver du vice dé-
gradant dont ils ont trouvé le germe dans leur berceau. Tous les mé-
decins pourraient en citer des exemples ; et les familles détruites par
l'alcoolisme ne se comptent plus (1). Autant vaut sans doute qu'elles
ne se perpétuent pas; mais, si ce sont des individualités peu regret-
tables, il n'en résulte pas moins une perte pour la population, et
cette considération a sa valeur dans un pays qui se dépeuple d'une
façon aussi déplorable que le nôtre.
Ce que je viens de dire des désordres causés par l'alcool ne s'ap-
plique qu'aux gens qui en font un abus continuel. Pris en petite
(1) Lo British médical Journal cho un fait de ce (:;enre tout à fait concluant. Il
s'agit d'un pure alcoolique dont les sept enfans ont eu la destinée suivante : les deux
premier* sont morts de convulsions dans le premier hgo; le troisième, arrivé à Pado-
iescenct', a été enfermé comme incurable dans une maison de fous; lo quatrième est
parvenu à l'à^e adulte, mais c'était un alcoolique qui fut condamné A ciuq ans de
prison pour vagabondage. Après eux vint une fille qui, s'étant mariée, tua son enfant,
empoisonna son mari et flnit par se suicider; le sixième fut condamné à mort pour
meurtre. I^ dernier né a succombé tout Jeune dans un hospice. Enfin, le père de
cette intéressante famille, devenu idiot ot paralytique, a fini ses jours dans un asile
d'aiiéoôa.
L ALCOOL.
879
quantité, même alors qu'il n'est pas d'une qualité irréprochable, il
n'apporte aucun trouble appréciable dans la santé parce que les élé-
mens toxiques qu'il renferme y sont contenus en très faible propor-
tion. C'est pourtant une boisson nuisible et dangereuse, surtout par
l'attrait qu'elle inspire, par la pente sur laquelle elle entraîne ceux
qui ne s'en méfient pas. Le nombre de ses victimes s'élève chaque
année d'une façon sensible, et l'alcoolisme est devenu un péril so-
cial.
En pareille matière , on n'arrive jamais à porter la conviction
dans les esprits tant qu'on se borne à des assertions vagues et qui
ne sont pas fondées sur des chiffres ; aussi vais-je essayer de serrer
la question de plus près, en ce qui concerne la France, et d'établir
pour notre pays le bilan de l'alcoolisme d'une façon aussi précise et
aussi exacte que possible.
II.
La consommation de l'alcool augmente chaque année, en France,
dans des proportions inquiétantes. Elle a triplé, depuis trente ans,
c'est-à-dire depuis que la fabrication des esprits d'industrie a pris
tant d'importance à la suite de l'invasion du phylloxéra qui a dé-
truit nos vignes. En 1850, on fabriquait, en France, 891,500 hec-
tolitres d'alcool pur, dont 815,000 provenaient des vins, cidres,
marcs, lies et fruits, tandis qu'on n'en retirait que 76,500 de la
pomme de terre, de la mélasse et des betteraves. Aujourd'hui, la
proportion est complètement renversée. En 1881 , on a fabriqué
1,821,287 hectolitres d'alcool pur; les vins, cidres, lies n'en ont
fourni que 61,839 , tout le reste est venu de la betterave, de la
mélasse et de la pomme de terre (1). I,759,ââ8 hectolitres de cet
alcool toxique ont été mis en circulation. Si l'on fait abstraction de
la partie qui est dénaturée pour servir à l'éclairage, si l'on fait la
balance des exportations et des importations, on trouve que la quan-
tité soumise aux droits, et, par conséquent, consommée en France,
a été, en 1881, de 1,4AA,156 hectolitres, ce qui, pour une popu-
lation de 37,672,048 qu'accuse le recensement de cette même an-
née, donne 3 litres 80 centilitres par an et par tête. Ces chiffres
(1) Pommes de terre et substances diverses. . . . 510.562 hectolitres.
Mélasses 685.646 —
Betteraves 563.240 —
Vins, cidres, marcs, lies et fruits 61.839 —
Total 1.821.287 hectolitres.
880 REVDE DES DEUX MONDES.
sont bien inférieurs à ceux que fournit la statistique des contrées
du Nord de l'Europe et de l'Amérique (1), mais ils n'en sont pas
moins dignes de toute l'attention des hygiénistes et des représen-
tans du pays. Je vais calculer maintenant ce que cette boisson coûte
à la France.
Je commence par éliminer de mon calcul toutes les boissons fer-
mentées (vins, bière, cidre, etc.) et même les eaux-de-vie de bon
aloi (eaux-de-vie de vin, de marc, de cidre ou de fruits). Elles sont
assurément la cause de nombreuses ivresses, mais il faut faire la
part de l'hygiène qui les réclame et puis aussi de ce penchant qui
entraîne les hommes vers les liqueurs fermentées et auquel il faut
bien donner satisfaction dans une certaine mesure. Je ne fais le
procès qu'aux esprits d'industrie, à ceux qui causent une ivresse
toxique, et je n'ai d'autre but que de montrer ce qu'ils coûtent à
notre pays, ou, en d'autres termes, ce qu'il économiserait chaque
année si la fabrication et l'introduction de ces produits étaient com-
plètement interdites.
Notre consommation annuelle est de 1,444,156 hectolitres. Le
prix moyen de l'hectolitre a été, depuis dix ans, de 63 francs (2).
Gela fait donc une dépense annuelle de 90,981,828 francs. Voilà un
premier chiffre constant, irréfutable.
Le second, celui qui résulte des dépenses et des pertes causées
par l'ivresse, est plus difficile à établir. On peut, toutefois, y arri-
ver d'une façon approximative en calculant ce que l'alcoolisme
coûte en journées de travail perdues, en frais de traitement et de
chômage, en supputant la part qui lui revient dans les frais de jus-
tice , les pertes occasionnées par les suicides et par l'aliénation
mentale.
Pour calculer le premier de ces élémens, il faut d'abord évaluer
la quantité d'alcool nécessaire pour déterminer chez un adulte une
ivresse capable de l'empêcher de travailler pendant une journée.
(1) En Angleterre, la consommation annuelle est de 1.924.470 hectolitres pour tout
le rojaume-iini, ce qui donne 0 litres 0(5 par tôte. En 1870, elle a été aux États-Unis
de 3.'2«2.000 lieclolilres pour une population do 38.558.371 habitans, soit 8 litres 50
par individu. En Suède, la mùme année, elle s'est élevée à 10 litres 31 par tôle, eu
Russie à 10 litres 0'.), en Danemark ù IG litres 51, en Belgique à 8 litres 56, en Prusse
à 7 litres et en Suisse à 7 litres 50. il est à peine besoin de dire que les alcools con-
sommés dans les pays qui ne produisent pas de vin sont tous des esprits d'industrie
puisqu'en France, pays essentiellement vignoble, les eaux-do-vie de via n'entrent que
pour 1/35* dans la consommation totale.
(2) 11 a diminué depuis quelques années par le fait do la concurrence étrangère.
L'imporUtion a triplé depuis dix ans. En 1K81, elle était déjà do 238.919 hectolitres.
Ce sont surtout les alcools allemands qui nous arrivent. Aujourd'hui le prix de l'hec-
tolitre sur nos marchés varie do 50 à 65 fraocs.
l'alcool. ^Si
Cette quantité, qu'on peut regarder comme une unité dans l'espèce,
je l'évalue en faisant largement les choses, à 20 centilitres, qui
représentent environ un 1/2 litre d'eau-de-vie, puisque, d'après la
dernière enquête faite dans les débits de Paris, le titre moyen des
eaux-de-vie qu'on y vend est de 37° 50.
Supposons maintenant que le tiers de la consommation totale
soit absorbé par des gens nui n'en font pas abus, il restera encore,
au compte de l'ivresse, 962,771 hectolitres d'alcool pur représen-
tant /i81,385,500 journées de travail perdues, soit à 2 francs la
journée, ce qui est un minimum, comme je l'ai prouvé ailleurs,
962,771,000 francs.
Une perte semblable pourrait être supportée sans trop de pré-
judice dans un pays où la population serait exubérante et ie travail
en excès; mais la France se trouve dans des conditions absolument
opposées ; la population ne s'accroît plus que dans des proportions
insignifiantes, et la main-d'œuvre fait défaut partout. Les campagnes
manquent de bras . parce que les populations rurales sont entraî-
nées vers les villes par des attraits de tout genre au milieu des-
quels l'alcool tient sa place. Cette émigration rend la ciilture du
sol difficile et dispendieuse; l'agriculture ne peut ni soutenir la
concurrence étrangère, ni subir les transformations qui lui seraient
nécessaires pour lutter contre elle. Notre sol, mieux cultivé, pour-
rait produire le double de ce qu'il rapporte. Et ce ne sont pas seu-
lement les champs qui manquent de bras; tous les métiers péni-
bles, fatigans, peu rétribués, sont dans le même cas. Ce qui !e
prouve, c'est la quantité de plus en plus considérable d'étrangers
qui viennent travailler chez nous. Dans le Nord, ce sont les Belges
qui labourent nos champs et peuplent nos usines; dans le Midi, ce
sont les Italiens et les Espagnols qui se chargent de la grosse be-
sogne; les Lucquois viennent, tous les ans, en Corse pour y faire
la moisson. Au dernier recensement, le nombre des étrangers vivant
sur notre sol s'élevait à 1,001,100. Cet élément étranger augmente
chez nous treize fois plus vite que la population indigène, et, si cela
continue, dans cinquante ans, la France comptera 10 millions
d'étrangers. Les dangers de cette invasion frappent les yeux de
tout le monde ; mais je ne dois m'en occuper qu'au point de vue
de la quantité de travail que ces immigrans nous fournissent. En
admettant qu'il n'y en ait que les trois quarts d'occupés et que
chacun d'entre eux ne le soit que 300 jours par an, à 2 francs par
jour, cela fait une somme de 450,495,000 francs que nous leur
payons annuellement et dont nous ferions l'économie si nous pou-
vions amener nos alcooliques à travailler un ou deux jours de plus
par semaine, car ceux-là n'en consomment pas moins, eux et leurs
TOMB LXXIY. — 18£6. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
familles, les joure où ils ne produisent pas. C'est donc bien réel-
lement une perte sèche pour le pays que celle qui résulte de leur
vice.
En ce qui concerne les accidens et les maladies, on sait que l'al-
cool en est souvent la cause chez les paysans comme dans la classe
ouvrière. En évaluant le nombre des blessés et des malades par
alcoolisme à un dixième du nombre total, je suis certain, cette fois
encore, de rester au-dessous de la vérité. Or, j'ai prouvé dans mes
recherches sur la valeur économique de la vie humaine, que la
maladie coûtait chaque année à la France, en frais de traitement
et de chômage, 708,^20,585 francs, dont le dixième constitue une
nouvelle somme de 70,842,000 francs à porter au compte de l'al-
coolisme.
Il paie un tribut plus considérable à l'aliénation mentale. Le
nombre des fous que l'ivresse amène dans les asiles a été en
moyenne de près de 14 pour 100 pendant la période de dix ans com-
prise entre 1866 et 1876. Or, abstraction faite des aliénés qui res-
tent dans leurs familles et échappent, par conséquent, au calcul,
ceux qui sont traités dans les établissemens spéciaux coûtent par an
au pays 16,580,703 francs, dont les 14 centièmes, soit 2, 321, 300 fr.
incombent à l'alcoolisme.
La proportion des suicides qui lui sont dus est à peu près la
même, d'après Lunier (13.41 pour 100). Or, il y a en France
6,638 suicides par an, dont 5,184 hommes et 1,454 femmes. Gomme
ce sont presque toujours des personnes dans la force de l'âge,
on peut évaluer la valeur économique de la vie des preaaiers à
4,000 francs et celle des secondes à 2,000, ce qui, à raison de
13.41 pour 100, donne une nouvelle somme de 3,170,000 francs
à porter au compte de l'alcool.
Faisons maintenant la part des frais de justice. Les statisticiens
estiment que près de la moitié des crimes sont dus à l'alcool.
Baër, de Berlin, a trouvé qu'en Allemagne la proportion était de
43.9 pour 400 pour les hommes et de 18.i pour 100 pour les
femmes. En Belgique, la proportion est encore plus forte. En An-
gleterre, en 1877 et 1878, sur 676,000 crimes, 285,000 relevaient
de l'alcoolisme. Supposons qu'en France la proportion soit un peu
plus faible et estimons-la à 40 pour 100; comme le ser\ice des
prisons, les frais de Iransfèrement et les dépenses de la transpor-
tation s'élèvent ensemble à 22,236,304 francs par an, les 40 cen-
tièmes, soit 8,894,500 francs, doivent être portés au compte de
l'ivresse. Je ne parle pas des frais de poursuites, parce qu'on m'ob-
jecterait avec raison que, l'alcoolisme vînt-il à disp;u*altre, il n'y
aurait pas un tribunal ni un juge de moins. C'est j)our In in<'me
L ALCOOL.
8«3
raison que je n'ai pas songé à faire entrer dans mes calculs la répa-
ration pécuniaire des dommages causés par les alcooliques dans leurs
attentats contre les personnes et contre les propriétés.
Je suis maintenant en mesure d'établir le budget des dépenses de
ce vice ruineux et humiliant. Voici comment il se règle :
Prix de l'alcool consommé 90,981,800 francs.
Journées de travail perdues 962,771,000 —
Frais de traitement et de chômage. . . . 70,842,000 —
— poHr aliénation men-
tale 2,321,300 —
Suicides 3,170,000 —
Frais de répression pour les ca-iuiuieia. S,S9A,500 —
Total. 1,138,980,600 francs.
Ainsi donc, indépendamment de la honte et de la dégradation,
comme supplément au désordre, à la ruine, aux douleurs des fa-
milles, comme surcroît à l'atteinte portée à la race, au caractère
et aux forces vives du pays, l'alcool lui coûte encore plus de
1,100 millions par an. Il s'agit de nous soustraire, dans la me-
sure du possible, à ce tribut dégradant. C'est un des problèmes
sociaux dont la solution s'impose aux hommes de notre génération;
c'est une des questions qui sont en ce moment à l'étude. Les repré-
sentans du pays commencent à s'en émouvoir (1) et l'opinion pu-
blique s'en est emparée. La solution n'en est pas facile, mais elle
ne dépasse pas la mesure de nos forces. La France n'est pas un pays
fatalement voué à l'alcoolisme. Sa race et son climat ne Ty condam-
nent pas. Si nos provinces du Nord se ressentent du voisinage des
contrées septentrionales, celles du Midi confinent à l'Espagne et à
l'Italie et s'en rapprochent par le t}=pe physique et les mœurs de
leurs habitans. Or la sobriété des populations méridionales est connue
de tout le monde. Dans les pays aimés du soleil, où croît la vigne
et où l'on récolte le vin, on ne songe pas à boire autre chose et, si
l'ivresse n'y est pas complètement inconnue, on ne l'y observe qu'à
l'état d'exception ; encore s'y présente-t-elle sous une forme moins
(1) M. Claude (des Vosges) a déposé d&vant le sénat un projet de résolution tendant
à la nomination d'une commission d'enquête sur la consommation de l'alcool. Deux
rapports ont été déposés sur cette proposition : le premier par M. Tolain, le 16 fé-
vrier 1886, au nom de la commission d'initiative parlementaire; le second par
M. Dietï-Monin, le 1" mars 1886. Enfin l'impôt sur les boissons figure au nombre des
mesures que le ministre des finances a comprises dans son projet de budget pour 1887.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
rebutante. Un coup d'œil jeté sur les cartes de Lunier (1) montre
que la consommation de Talcool s'élève avec la latitude et qu'elle
atteint son maximum dans les départemens dn Nord, où celle du
vin est presque nulle. Une ligne tirée de l'embouchure de la Loire
au Ballon d'Alsace exprime assez exactement les limites inférieures
de la zone au nord de laquelle l'alcoolisme règne en maître, où la
population en consomme annuellement de 3 à 10 litres par habi-
tant. Cette zone renferme à peine 26 départemens. Ce n'est pas le
tiers de la France. Aussi, tandis qu'en Angleterre et en Russie le
nombre des victimes de l'alcoolisme s'élève environ à 100,000 par
an, chez nous on n'en compte pas plus de 2,000.
Dans notre pays, du reste, et c'est un fait d'une importance capi-
tale, ce vice s'est déplacé en se transformant. L'alcool s'infiltre dans
les sociétés comme l'eau de pluie dans le sol, en suivant les lois de
la pesanteur. II abandonne peu à peu les couches les plus élevées
pour se répandre dans les profondeurs. Chez nous, les classes supé-
rieures s'en sont presque complètement affranchies", tandis qu'il
s'étend parmi les populations ouvrières et chez les paysans. C'est
une vérité d'évidence pour tous les hommes dont les souvenirs re-
montent au commencement du siècle.
Il y a cinquante ans, on trouvait des buveurs dans tous les rangs
de la société, dans la magistrature comme au barreau, chez les mé-
decins comme dans le commerce, et lorsqu'ils rachetaient cette im-
perfection par quelques qualités qui se concilient volontiers avec les
habitudes d'ivresse, on leur pardonnait leur intempérance. On sa-
vait seulement qu'il était imprudent d'aller les trouver après une
certaine heure, et on respectait le recueillement dont ils avaient
besoin de s'entourer. Les grands repas, les dîners de famille étaient
interminables. Ce qui s'y consommait en alimens et en vins épou-
vanterait les estomacs dyspeptiques des hommes et surtout des
femmes d'aujourd'hui; mais alors cela ne déplaisait à pnrsonne et,
quand, après le dessert, chacun avait entonné sa chanson, une
aimable gaîté animait tous les convives. C'était l'heure des épan-
chempns, des confidences, — parfois aussi des querelles, car le vin
exagère toutes les dispositions, les mauvaises comme les bonnes,
mais une longue nuit de sommeil faisait oublier tout cela. Aujour-
d'hui les dîners sont courts, somptueux, les mets sont recherchés,
mais peu copieux. Les vins sont variés, portent des noms retentis-
sans ; mais ils sont versés avec une extrême réserve par des servi-
teurs corrects et qui semblent accomplir un sacerdoce. La conver-
(t) Complee-rondus sténographiques des séance < du congre» international pour
l'étude dcf queations relatires à l'alcoolisme. Paris, 1879, n" IC de la série, carte n« 1.
L ALCOOL.
885
sation est discrète, rarement générale, jamais bruyante. On se lève
au bout d'une heure, et la soirée s'achève au milieu d'entretiens
paisibles relevés par un peu de musique. Chacun se retire avec la
conscience en repos, et bien certain qu'il n'aura pas à se repentir
le lendemain de ce qu'il a pu dire ou faire dans la soirée précé-
dente. Dans le monde, une ébriété, même légère, passe pour une
haut • inconvenance, et Talcoolisme vous met hors la loi. Les esta-
minets ne sont plus fréquentés que par les jeunes gens, et la vie de
café commence à leur déplaire de bonne heure. Je ne parle pas des
sphères gouvernementales. Il y a longtemps déjà que l'alcoolisme
ne les hante plus; et c'est un fait qu'il faut enregistrer à notre
louange, car, en cherchant bien sur la carte de l'Europe, on finirait
certainement par trouver des pays qui n'en sont pas arrivés là, et
où l'alcoolisme règne encore dans les régions les plus élevées.
Le même progrès s'est fait remarquer dune manière bien plus
sensible encore dans l'armée et dans la marine.
D'après une statistiqu-î produite par M. Chassagne au congrès
international de 1878, les décès causés dans l'armée par l'ivresse
alcoolique aiguë et le dcUrîum tremem ont diminué de plus de
moitié en sept ans (l). Cela tient à la durée moindre du service mi-
litaire, à l'absence de vieux soldats sous les drapeaux et à l'oubli
des vieilles traditions. Le même résultat se constate dans la marine
pour des raisons analogues. Les matelots sont plus jeunes, les cam-
pagnes moins longues, le bien-être est plus grand à bord et la dis-
cipline s'est adoucie. Dans ma jeunesse, lorsque la vie des hommes
s'écou'ait presque entière à bord des navires, au milieu des priva-
tions les plus dures et sous une discipline de fer ; dans ce temps où
les équipages n'allaient presque jamais à terre et faisaient parfois
de longues campagnes sans y mettre le pied, quand on arrivait
diins un port de France, que cette consigne sévère venait à cesser,
quand le na\ire, arrivé la veille des mers du Sud ou de l'Océan-
ludien, jetait son monde sur le pavé de Brest ou de Toulon, c'étaient
alors des orgies et des scènes de désordre dont on n'a plus d'idée
aujourd'hui. Les querelles dans les cabarets, les rixes avec les sol-
dats de lu garnison, ne tardaient pas à se généraliser, chacun pre-
nant parti pour les siens, les magasins se fermaient, la ville avait
l'air prise d'assaut, et les autorités militaires et maritimes avaient
toutes les peines du monde à rétablir l'ordre en réunissant leurs
efiFoits. Dans ces journées d'orgie, les équipages oubliaient leurs
(1) En 1865-67, la mortalité annuelle était de 12.90 pour 100,000 hommes d'effectif;
en 1872-74 elle était tombée à 5.60. (D' Chassagne, Compt -rendu sténographique du
congrès et conférences, n<* 16, année 1879, p. 162.)
886 REVUE DES DEUX MONDES.
trois années de privations et dépensaient rarriéré de solde de toute,
leur campagne. Les mœurs maritimes ont complètement changé.
Aujourd'hui le temps de service est court, les matelots sont jeunes
et dociles. Ils se trouvent bien à bord, vont souvent à terre, n'y
font pas de bruit et n'ont plus d'argent à perdre.
On doit attribuer à des causes analogues la sobriété des officiers
dans les armées de terre et de mer. C'est le bien-être, le confor-
table, qui se sont introduits à bord, les traversées plus courtes, les
absences moins longues, la correspondance plus facile avec la mère-
patrie. G'est surtout le niveau de l'éducation qui s'est élevé avec
la distinction des manières et qui a prévalu sur les habitudes de
gaillard d'avant.
Le signe matériel de cette transformation a consisté dans la sub-
titution du vermouth à l'absinthe parmi les jeunes ofTiciers de l'ar-
mée et de la marine. A un âge où l'appétit est si franc, si régulier,
on s'imagine, je ne sais pourquoi, qu'il est indispensable de prendre
un apéritif avant chaque repas. Ce pr^ugé une fois admis, il est
certain qu'il vaut mieux prendre un verre de vin amer que d'absor-
ber ce poison vert fait avec un alcool de mauvaise qualité et une
essence toxique qui cause l'épiiepsie. On ne peut donc que se féli-
citer d'un changement d'habitudes qui est devenu général, car,
même en Algérie, où l'absinthe a fait, dit-on, plus de victimes que
les balles des Arabes, on n'en boit presque plus. En résumé, il n'y
jà qu'à laisser marcher les choses pour voir les habitudes d'ivresse
disparaître peu à peu des classes moyennes. G'est l'affaire de l'in-
struction et de l'opinion publique, qui n'a plus pour ce vice la tolé-
rance des temps passés. Il s'est déjà réfugié dans les très petites
villes, où il a pour complices le désœuvrement, l'ennui et la fré-
quentation forcée des cafés, qui sont le seul lieu de réunion pour les
hommes.
Il en est tout autrement dans les régions inférieures de la so-
ciété. L'alcoolisme y a fait des progrès notables depuis que la fa-
brication des esprits d'industrie s'est accrue, que leur goût s'est
amélioré par une rectification plus soignée et qu'ils ont diminué
de prix pendant que les salaires augmentaient dans la même pro-
portion. C'est parmi les ouvi'iers surtout qu'il exerce ses ravages.
C'est dans leurs rangs qu'il fait le plus de prosélytes, et c'est pour
eux qu'il développe toutes ses séductions. Pour comjwendre l'at-
trait qu'exerce ce mélange d'eau et de trois-six, il faut se mettre à
la place de ceux qui le boivent.
L'ouvrier des grandes villes, lorsqu'il se réveille après un lourd
sommeil, encore fatigué de son travail des jours précédons et
dans l'atmosphère viciée de son logement garni, éprouve une sorte
l'alcool. 887
de prostration, un malaise indéfinissable qui lui rend la reprise de
ses occupations très pénible. Ses vêtemens sont humides, car il a
plu la veille, il les endosse et sort en frissonnant. C'est l'hiver, le
jour commence à poindre, la pluie tombe, fine et drue, sur le pavé
glissant. Il fait sombre, il fait froid. L'ouvrier songe à la rude
journée qui commence et à celles qui la suivront. Le passé sans
joie, le présent misérable, l'avenir menaçant, tout cela flotte dans
sa tête et il va devant lui, triste et découragé. Un cabaret se ren-
contre sur sa route, c'est le refuge. Il y entre, se fait servir un
verre d'eau-de-vie et l'avale d'un trait. Alors tout change. Un sen-
timent de chaleur et de bien-être, une sensation de vigueur accrue
remplacent le malaise de tout à l'heure ; les idées deviennent moins
sombres ; les papillons noirs s'envolent avec les vapeurs de l'alcool ;
le travailleur, un instant consolé, reprend le collier de misère
avec un soupir de soulagement et se rend à l'atelier. Que celui-là
lui jette la première pierre qui, dans sa rude vie de soldat ou de
marin, n'a jamais été forcé de demander à l'alcool un soutien mo-
mentané et la force nécessaire pour continuer sa tâche. Cependant
c'est là qu'est le péril. Cette eau-de-vie, prise à jeun, tombant
dans un estomac vide et reposé, y cause une sensation de brûlure
qui, se reproduisant tous les jours, ne tarde pas à amener la gas-
tralgie, en attendant des désordres plus sérieux. Enfin, cette habi-
tude mène tout droit à l'alcoolisme. L'impression de bien-être et
de réconfort, produite par le premier verre, ne tarde pas à s'épuiser
et il faut revenir à la charge; puis vient le moment où l'ouvrier
quitte son travail. S'il est garçon, il n'a pour perspective que le
garni infect dont nous l'avons vu sortir le matin, et il entre
dans le premier débit venu. S'il est marié et s'il a commencé à
boire, c'est pis encore. Ce qui l'kttend au logis, c'est la mansarde
obscure et froide, la femme maussade parce qu'elle souffre, les
enfans déguenillés, hâves et demandant du pain. A cette pensée,
son cœur se serre et, quoique sachant fort bien que cette misère
est le produit de son vice, il ne se sent pas le courage d'en affron-
ter la vue et il retourne au cabaret. Là tout contraste avec son
triste intérieur. C'est la clarté chaude et joyeuse, le bruit des
verres, les rires et les propos des camarades. Il y trouve, en un
mot, avec le luxe en moins, tout ce que les gens du monde vont
chercher dans les cercles. Dans les cabarets, on boit, on joue, on
fume, on cause, on règle les destinées du pays, et puis on boit en-
core, l'ivresse arrive et, lorsque la nuit est déjà avancée, l'ouvrier
honteux, titubant, farouche, rentre au logis, s'irrite contre les mal-
heureuses victimes de son intempérance et leur apporte une honte
et un mauvais exemple de plus. Bientôt l'habitude s'enracine ; cha-
88S REVUE DES DEUX MONDES.
que jour les séances au cabaret deviennent plus longues, les liba
tions plus copieuses et la misère plus profonde au logis. En même
temps la santé s'altère et les entrées à l'hôpital se multiplient, jus-
qu'au jour où l'alcoolique succombe, en abandonnant sa famille à
la charité publique, en léguant à l'état de jeunes recrues pour l'ar-
mée du vice et souvent du crime.
Le paysan n'a ni les mêmes facilités ni les mêmes tentation^:. Il
ne peut s'enivrer que le jour où il vient à la ville ou au bourg. En
Bretagne, c'est le dimanche. La messe une fois entendue, les
paysans entrent au cabaret, graves, silencieux. Ils boivent jusqu'à
ivresse complète, s'en retournent en titubant jusqu'à la ferme et
se couchent pour cuver leur eau-de-vie, à moins que, pour abré-
ger la distance, ils ne restent en chemin, étendus dans quelque
fossé.
L'eau-de-vie qu'ils boivent est encore plus mauvaise que celle
qu'absorbent les ouvriers, et ces pauvres gens qui, pendant toute
la semaine ont vécu de végétaux et de féculens, n'ont bu que de
l'eau ou parfois un peu de lait, s'enivrent avec la plus grande faci-
lité. Leur détestable régime les rend souvent gastralgiques ; cet
empoisonnement hebdomadaire est suivi d'un ou deux jours de
maladie qui les débilitent encore ; mais i's ont ensuite le reste de
la semaine pour se reposer et, en matière d'alcool, c'est l'usage
quotidien qui est terrible. Aussi les paysans résistent-ils beaucoup
plus longtemps que les ouvriers.
En somme, ce sont là les deux classes de la société sur lesquelles
l'attention doit se concentrer et, comme elles représentent les trois
cinquièmes de la population de la France, elles valent la peine qu'on
s'en occupe. Les soustraire à ce péril n'est pas chose facile; dans
tous les cas, on ne doit pas compter sur un résultat immédiat. On
n'arrivera pas plus à supprimer l'ivrognerie qu'on n'est arrivé à faire
disparaître le vol et le meurtre, ce qui n'empêche pas de les pour-
suivre.
Il ne faut pas se flatter non plus de l'espoir de corriger les gens
qui sont devenus alcooliques. Si ce vice n'est pas absolument incu-
rable, il s'en faut bien peu. Pour ma part, dans le cours de ma
longue carrière, je ne me souviens pas d'avoir observé plus d'une
ou deux guérisons : encore ne répondrais-je pas de leur solidité, si
les malades se trouvaient placés dans un milieu favorable à la réci-
dive. C'est à prévenir cette terrible habitude qu'il faut s'appliquer.
11 faut surtout tâcher d'en préserver les jeunes sujets. C'est pour
cela que nous avons toujours demandé, avec insistance, la suppres-
sion de cette ration d'eau-de-vie qu'on délivre tous les matins, à
bord des navires de l'état, aux matelots et même aux novices. Nous
l'alcool. 889
avons obtenu qu'on la diminuât de moitié. Au lieu de huit centili-
tres, on ne leur en délivre plus que quatre ; mais c'est encore trop,
et nous ne devrions pas faire de nos navires des écoles d'alcoo-
lisme.
Dans les campagnes, les enfans commencent à boire dès l'âge de
onze à douze ans, et j'ai souvent été stupéfait en voyant l'aisance
avec laquelle de petits Bretons de cet âge ingurgitent un verre
d'eau-de-vie d'un seul trait et sans sourciller.
III.
La question de l'alcoolisme et des remèdes à lui opposer est une
de celles qui ont été le plus souvent agitées, tant dans les congrès
d'hygiène que dans les réunions d'économistes, mais, en général,
on s'en est tenu à des vœux platoniques ou à des demi-mesures.
Ce qui fait toujours défaut dans les discussions de ce genre, c'est la
notion bien nette de la subordination réciproque des intérêts et de
la nécessité de laisser de côté les considérations de second ordre,
quand il s'agit de conjurer un péril social. Lorsque ceux qui tien-
nent en main les destinées d'un grand pays ne se sentent pas le
courage ou la force nécessaire pour froisser certaines sympathies,
pour aflronter des résistances et des rancunes faciles à prévoir, eh
bienî alors il faut qu'ils reconnaissent leur impuissance et cèdent
la p'ace à des gens plus résolus.
Aucune nation n'est encore parvenue à résoudre le problème.
Chacune d'elles en a demandé la solution aux moyens qui étaient
le plus en rapport avec son caractère et son tempérament. L'Angle-
terre et l'Amérique, pays de liberté et d'initiative privée, ont eu
recours à la persuasion. Elles ont fondé des sociétés de tempérance,
publié de petits livres et fait de la propagande par tous les moyens.
Les pays autoritaires du Nord de l'Europe se sont armés de loi-^
répressives. Aucun de ces moyens n'a complètement réussi, mais
tous ont eu quelque effet. Il faut convenir toutefois que les mesures
coercitives donnent des résultats plus sûrs et surtout plus prompts
que les autres.
Les prédications et les conférences, les sociétés de tempérance
elles-mêmes n'ont pas produit tout le bien qu'on pouvait en atten-
dre. On sait que l'initiative en est venue de l'Amérique. La première
société a été fondée à Boston en 1813 ; mais cette innovation ne lut
pas prise au sérieux et succomba sous les railleries des buveurs.
Reprise en 1826 sur des bases plus radicales et dans la même ville,
l'idée fut accueillie avec moins de défaveur. Elle fit son chemin
avec l'appui des ministres protestans, qui se livrèrent à la propa-
gande la plus active. Toutes les villes de l'Amérique du nord eurent
890 REVDE DES DEDX MONDES.
leurs sociétés semblables à celle de Boston et comme elles fondées
sur Tabstinence absolue des boissons alcooliques.
L'Angleterre s'empressa de suivre ce mouvement. En 1828, une
première société fut créée à Glascow; en IShh, la ligue de tem-
pérance écossaise se fonda à Falkirk et se mit en devoir d'agiter
l'opinion publique, grâce au zèle et à l'éloquence du révérend Ma-
thew, qui a consacré son existence tout entière à cette régénération
sociale. En 1878, vingt-quatre ligues s'étaient formées de l'autre
côté du dehors et comptaient 4,500,000 adhérons. Leur nombre n'a
fait que s'accroître depuis cette époque. Les uns, les tempcnms, se
bornent à combattre l'abus des boissons fermentées ; les autres, les
néphalistes pratiquent et professent l'abstinence absolue. Les uns et
les autres prêchent souvent dans le désert. Leur propagande n'a
pas produit de grands résultats sur le continent et n'y a jamais pas-
sionné l'opinion au même degré qu'en Angleterre et qu'en Amé-
rique. Il s'est bien formé des sociétés de tempérance en Hollande,
en Suède, en Suisse et en Allemagne, oii l'on en comptait 1,250
en 1846. Il en existe encore dans ces contrées ; mais le mouvement
s'est manifestement ralenti. La Russie n'y a jamais pris part et, en
France, sauf quelques tentatives faites à Amiens et à Versailles, la
seule société qui ait prospéré est celle qui fut fondée à Paris en 1872
et sur l'initiative de laquelle s'est réuni le congrès international de
1878 (1). C'est là que nous avons entendu M. de Colieville exposer
au nom de cinq ligues anglaises qui s'y étaient fait représenter, les
efforts faits de l'autre côté de la Manche et les bienfaits qu'on en
avait retirés. Je ne puis entrer plus avant dans la question des so-
ciétés de tempérance sans sortir de mon programme. Je me borne
à en constater les résultats. H est certain que l'œuvre des ligues
néphaliennes n'a pas été stérile, mais il est incontestable également
que le fléau qu'elles combattent sans relâche sévit toujours avec la
même intensité. Voici dans quels termes le ministre des aflaires
étrangères à Washington, M. Everest, établissait, il y a quelques
années, le bilan de l'alcoolisme aux États-Unis : « Depuis dix ans,
disait-il, l'alcoolisme a coûté à l'Amérique une dépense directe de
3 milliards, et une dépense indirecte de 000 millions. Il y a déU'uit
300,000 individus, envoyé 100,000 enfans aux maisons des pau-
vres, consigné au moins 150,000 personnes dans les prisons et
10,000 dans les asiles d'aliénés. 11 a poussé à la perpétration de
1,500 assassinais, causé 2,000 suicides, incendié ou détruit pour
50 millions de propriétés, fait 200,000 veuves et 1 million d'or-
I)helins. » Ces chiflres ne sembleront pas exagérés si l'on songe
(1) Congrès internaiional pour rétud« dM qaestioa* reUtÏYM à l'&lcoolisoaro, tenu à
Pari* du 13 au 10 août 1878.
l'alcool. 8S1
qu'il s'agit d'un laps de dix années, que l'Amérique compte aujour-
d'hui 50 millions d'habitans et qu'on y consomme en moyenne
8 litres 50 d'alcool par an et par tète.
L'Angleterre, d'après les déclarations faites par M. Thomas-
IrvingVi'hite, représentant de la ligue de tempérance de Londres au
congrès international de 1878, l'Angleterre, dis-je, dépense chaque
année, en liqueurs fortes, 2,922,130,075 Irancs (1), et le nombre
annuel des décès causés par l'alcoolisme y est évalué à 100,000.
On le voit, les sociétés de tempérance n'ont pas sensiblement
atténué le mal dans les pays où elles ont développé le plus d'efforts.
Ce n'est pas une raison pour décourager leur zèle. Leur action ne
peut s'exercer qu'avoc le temps, et elles ont besoin de s'appuyer
sur ces deux élémens de tout perfectionnement social : le progrès
de l'instruction dans les masses et l'augmentation du bien-être qui
en est la conséquence. C'est la même pensée que le président de
la ligue belge a formulée, en 1882, dans des termes diÛérens : a 11
n'y a que deux remèdes contre l'alcoolisme, a-t-il dit, la suppres-
sion de la misère et la suppression de l'ignorance. » Il est certain
que le jour où tout le monde sera bien convaincu que l'alcool est
un poison, que celui qui en use compromet sa santé et abrège sa
vie, que celui qui en abuse a pour perspective un lit d'invalide
dans un hospice ou un cabanon dans un asile d'aliénés, ce jour-là
il y aura bien encore des alcooliques, mais ils seront en petit
nombre, et leur exemple ne sera plus un danger. Il est évident
encore que lorsque l'ouvrier pourra se procurer un logement sa-
lubre, propre et ensoleillé, qu'il y trouvera, en quittant l'atelier,
une femme accorte et souriante, des enfans gais et bien tenus, il
rentrera chez lui sans effort ; il y apportera le fruit de son travail
et il y oubliera le cabaret. 11 est probable même que si les philan-
thropes qui déploient un zèle si louable dans leur propagande
avaient la pensée d'élever autel contre autel, et de créer pour les
ouvriers des étai)lissemens confortables dans lesquels on leur dé-
biterait", à des prix modérés, des boissons salubres et variées, ils en
prendraient peu à peu le chemin. Ce serait une entreprise analogue
à l'œuvre des fourneaux, qui agit exactement dans le même sens;
car, ainsi que l'a montré M. Yves Guyot, l'alcoolisme fait d'autant
moins de ravages parmi les populations qu'elles sont mieux nourries.
Tous ces moyens, fondés sur la persuasion et sur le bon sens, sont
(1) C'est le chiffre' de 1869 pour une population de 30,838,210 habitans que la
Grande-Bretagne avait alors. Cette somme, quelque eiorbitante qu'elle paraisse, s'ei-
plique par les droits très élevés ^477 francs par hectolitre) que l'Angleterre prélève sur
les alcools; la différence qui s'observe entre cette évaluation et celle que j'ai donnée
plus haut pour la France, s'explique à son tour par ce fait que, dans mon calcul je
n'ai pas dû tenir compte des droits.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
des remèdes à longue portée. Avant que l'instruction et le bien-
être aient modifié les goûts et les idées des classes inférieures, il
s'écoulera bien des années, et, pendant ce temps-là, le flot de l'al-
coolisme monte toujours. II serait donc imprudent et déraisonnable
d'attendre plus longtemps pour y mettre obstacle, alors qu'on peut
faire appel aux mesures législatives, dont l'action est plus efficace
et surtout plus prompte. Celles qui ont été mises à l'essai jusqu'ici
sont : le monopole de la fabrication et de la vente de l'alcool, l'élé-
vation des droits et la répression de l'ivresse. Le monopole a déjà
son histoire. Le gouvernement russe en a usé pendant plusieurs
siècles, et ce n'est que de nos jours qu'il y a renoncé. La Suède a
adopté un système qui consiste à laisser aux communes le droit de
concéder l'exploitation des débits à des sociétés privilégiées char-
gées d'organiser la vente sans poussera la consommation. Chacun voit
immédiatement ce qu'une pareille concession produirait chez nous.
EnÂngleterre, M.Chamberlain a proposé d'abandonner entièrement
aux communes le monopole de l'alcool. Ce système me paraît dange-
reux. Il n'est jamais prudent de transformer les communes en sociétés
de commerce, surtout lorsqu'il s'agit d'un produit comme celui-là.
L'Allemagne entre dans la même voie. Le 8 février dernier, une
commission du conseil fédéral a reçu communication d'un projet
de loi attribuant à l'état le monopole et la vente des spiritueux et
lui laissant toute liberté pour fixer le prix de vente dans les débits.
Ceux-ci devaient être établis par l'administration dans toutes les
localités, et les boissons alcooliques y auraient été vendues d'après
un taux officiel. Le gouvernement espérait retirer 375 millions par
an de ce monopole ; mais, dans sa séance du 27 mars dernier, le
parlement allemand a rejeté le projet de loi par 181 voix contre 66.
Le grand chancelier ne se considère pas comme battu ; il espère
trouver le moyen d'atteindre son but en se passant de l'adhésion
du parlement. Il est probable qu'en entrant dans celte voie, il s'est
plutôt préoccupé des intérêts du trésor que de ceux de l'hygiène,
et, comme en France, les nécessités budgétaires ne sont pas moins
impérieuses, la même pensée a dû se produire dans notre pays.
C'est de chez nous, du reste, que l'idée est partie. Elle a été for-
mulée, il y a six ans, par un professeur de la faculté de droit de
Paris, qui est en même temps un hygiéniste distingué. M. Alglave
a exposé, le 2 juin 1880, dans lu lii'' publique frunçuise, un système
dont l'Allemagne semble s'être inspirée, tout en le modifiant. 11 l'a
développé au congrès de Genève en 1882 et l'a reproduit tout ré-
cemment dans le journal le Temps. Ce système, dont on s'est beau-
coup occupé dans ces derniers temps, a surtout pour but d'assurer
la pureté des liqueurs distillées et de diminuer les dangers qu'en-
traîne leur consommation. Pour assurer cette garantie aux buveurs,
l'alcool. b93
l'état se porterait acquéreur de tous les alcools. Il en ferait opérer
l'analvse dans ses laboratoires et les revendrait ensuite aux débi-
tans, ainsi qu'aux particuliers, à prix fke et dans des bouteilles
d'une forme particulière. Dans ce projet, l'état n'exerce qu'un mo-
nopole mitigé; mais c'est encore un monopole, et le meilleur ne
vaut rien. L'intervention de l'état dans les questions économiques
est toujours fâcheuse. Lor-qu'un monopole est établi depuis long-
temps, je comprends qu'on ne se décide pas à y renoncer, parce
qu'on ne saurait où prendre les sommes qu'il rapporte ; mais il ne
faut pas en créer de nouveaux. C'est bien assez qu'en France l'état
soit déjà débitant de tabac et marchand d'allumettes, il ne faut pas
qu'il se lasse cabaretier. Cette nouvelle mesure serait, d'ailleurs,
tout à fait inopportune. Nos embarras financiers ne sont un secret
pour personne, et si l'état prenait en main la vente de l'alcool, on
serait en droit de dire qu'à bout de ressources il veut prélever un
nouvel impôt dont les classes inférieures feront tous les frais. On ne
manquerait pas d'ajouter, avec la même vraisemblance, que c'est
un moyen de se procurer des emplois auquel le gouvernement a
recours pour satisfaire l'avidité de ses créatures.
Il n'en est pas de même de l'élévation des droits. Elle est simple,
d'une exécution facile, n'apporte aucun changement dans la percep-
tion, et, si on en appliquait le produit au dégrèvement des boissons
fermentées dont il faut au contraire encourager la consommai ion,
les classes laborieuses n'auraient qu'à s'en applaudir. 11 n'est pas
d'impôt plus légitime que celui qui pèse sur un vice; il n'en est
pas, en même temps, de plus salutaire. Si la consommation reste
la même, c'est le fisc qui en bénéficie, et si elle diminue, c'est
l'hygiène qui en profite.
C'est à l'aide de leurs surtaxes d'alcool que la plupart des com-
munes de Bretagne font face à toutes 'leurs dépenses, et, comme tout
impôt doit être voté par les chambres, il y a des époques où on ne
peut pas ouvrir l'Officiel sans y trouver deux ou trois lois autori-
sant un certain nombre de communes à s'imposer de ces surtaxes.
La plupart d'entre elles ont profité du bénéfice de la loi pour dé-
passer largement le chiffre normal de ces impositions.
La Société d'économie politique s'est occupée de ce sujet à sa
réunion du ô janvier 1885. Son président, M. Léon Say, avait pro-
posé la question suivante : Y a-t-il lieu, pour parer aux dangers de
l'alcoolisme, de restreindre la liberté du commerce des boissons?
La plupart des membres présens se montra contraire à l'élévation
des droits ; mais ils se plaçaient plutôt sur le terrain de l'écono-
mie politique et de l'administration que sur celui de l'hygiène, et,
dans l'opinion que j'expose, il n'est pas question de grever les
boissons fermentées en général pour enrichir le trésor, il s'agit
894 REVUE DES DEUX MONDES.
d'élever les droits sur l'alcool, qui est une liqueur toxique , pour
abaisser ceux qui pèsent sur le vin, la bière et le cidre, qui sont
des boissons hygiéniques. L'argument qu'on a toujours opposé à
eette mesure est le suivant : l'élévation des di-oits ne diminue pas
la consommation et elle augmente la fraude. Ce n'est là qu'une
assertion, et il s'agit de savoir si elle est fondée. La consommation
de l'alcool n'a pas diminué en France depuis que la loi du 1" sep-
tembre 1871 et celle du 30 décembre 1873 ont porté le droit pri-
mitif de 90 francs par hectolitre à lôO francs d'abord, puis à
156 fr. %b. Klle a même augmenté de 421,156 hectolitres de 1871
à 1881 ; mais il faut se rappeler que, pendant ces dix années, les
ravages du phylloxéra ont réduit de près de moitié le rendement
de nos vignobles. De 56,901,000 hectolitres il est tombé à
34,138,715 hectolitres, ce qui fait 22,762,265 hectolitres de moins
et ceux-ci représentent une quantité d'alcool qui dépasse 2 mil-
lions d'hectolitres et qui est, par conséquent, cinq fois plus forte
que celle des alcools d'industrie qui ont été consommés pour la
remplacer. On a donc, en somme, sous une forme ou sous une
autre, absorbé beaucoup moins d'alcool qu'auparavant. On ne peut,
d'ailleurs, tirer aucune conclusion de hits pareils. Pour juger par
comparaison, il ne faut pas s'adresser à un pays comme la France
où la consommation de l'alcool est complémentaire de celle du vin,
où cette dernière varie dans des proportions si considérables, sui-
vant les provinces et suivant les époques ; il feut s'adresser aux
pays où ces conditions sont invariables comme les contrées du
Nord. Eh bien ! en Russie, l'ôlèvalion des droits sur l'aJ/cool , qui
a doublé de 1863 à 1882 , jointe à la réduction du nombre des
débits, a diminué de près de moitié la consommation des alcools.
Les droits rapportent à la Russie 234 millions de roubles par an et
constituent environ leviers de ses ïessources budgétaires.
En Allemagne, au contraire, les droits sont très faibles et l'alcoo-
lisme fait des progrès elf^ayaiis. Ainsi, en Piiusse, les droits aur
l'alcool sont de 33 fr. 92 par hectolitre et «apportent à l'état
261 millions de marcs par an. On compte, à Berlin, un débit
par 33 adultes mâles ot on a arrêté, en 4880, 7,900 ivrognes.
En Bavière, l'alcool ne supjwrte qu'un droit de 47 fr. 50 par hec-
tolitre, et, on Wurtemberg, il n'est que <le 43 fr. 50. Ces paye
allemands sont la terre promise des alcooliques. La bière y est
excellente «t l'eau-de-vie y 'Ost à bon marché. C'est une res-
source que les gouvorneraens «'étaient réservée pour l'avenir, et
la Prusse, comme nous l'avons dit i>his haut, s'apprête à en faire
son profit.
On ne comjjrendrait pas que ii. ....i<*ii dus droits ne diminiiAt
|vi< l.i ronsominniion. Les gens qui s'enivrent avec ces esprits d'iu-
l'alcool. 895
dastrie en boivent tant qu'ils ont de l'argent. En Bretagne, les ou-
vriers habiles et bien rétribués ne travaillent que le noftibre de
jours sti'ictement nécessaire pour se procurer l'argent qu'il leur
faut et s'eni\Tent le reste de la semaine. Plus le prix de la joui^née
s'élève et plus le nombre de journées diminue.
L'argument tiré de l'augmentation de la fraude ne me touche pas
davantage. Il est plutôt commercial qu'hygiénique, et, du reste, il
n'est pas fondé. On l'a mis en avant en 1871 quand on tripla les
droits sur l'alcool, et l'événement n'a pas justifié ces craintes. L'as-
semblée nationale y mit bon ordre en imitant l'Angleterre et en
donnant à l'élévation des tarife l'appui d'une législation éner-
gique (1). Les amendes de 500 à 5,000 francs devinrent la règle
commune pour les contraventions en matière de spiritueux, et les
emprisonnemens de dix jours à six mœs eurent bientôt découragé
les fraudeurs ainsi qoe leurs complices.
Les administrateurs compétens en pareille matière sont d'avis
que les tarifs actuels sont assez élevés pour donner à la fraude toute
l'activité qu'elle peut avoir et qu'elle n'augmenterait pas d'une ma-
nière sensible quand on viendrait à doubler les droits. L'adminis-
tration des tabacs en a, du reste, fait l'épreuve. La crainte de la
fraude ne l'a pas empêchée d'imposer des droits six fois plus forts
que la valeur de la matière première, et la fraude ne dépasse assu-
rément pas le vingtième de la consommation.
Quant aux talsifications , elles n'ont pas plus d'importance au
point de vue qui nous occupe. On ne peut pas, en effet, substituer
à l'alcool une autre substance jouissant des mêmes propriétés,
attendu qu'il est le seul principe capable de produire l'ivresse
recherchée par le buveur, et, d'ailleurs, son prix est trop minime.
Les falsifications signalées par Chevalier, il y a trente-six ans, ne
sont plus aujourd'hui ni possibles, ni profitables. Personne n'a plus
l'id^ de mêler à l'eau-de-vie du poivre, du gingembre, du py-
rèthre ou de la stramoine pour la rendre plus forte, pas plus que
d'y ajouter de l'acide sulfurique pour lui donner un petit parfum
d'étber. Oh se borne aujourd'hui à additionner les esprits mal
rectifiés de substances susceptibles d'en masquer le mauvais
goût ou de leur communiquer un bouquet artificiel. M. Girard
a dressé, l'an dernier, la liste des substances employées pour trans-
former en cognac et en rhum les mauvais alcools du commerce.
Certaines d'entre elles ne sont pas inolTensives, ainsi que l'ont dé-
montré les expériences récentes de M. Poincaré; mais ces addi-
tions n'ont aucune influence sur le rendement de l'impôt. Elles font
accepter par les consommateurs des alcools de mauvais goût
(1) Lois du 28 février 1872 et du 21 juiu 1873.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils repousseraient sans elles, voilà tout. En somme, les alcools
du commerce sont plus ou moins purs et, par conséquent, plus ou
moins toxiques ; mais les fabricans ont intérêt à les rectifier aussi
bien que possible pour économiser sur les droits et sur les frais de
transport ainsi que pour satisfaire les consommateurs. Si les prix
s'élevaient notablement, les débitans se borneraient à ajouter un
peu plus d'eau, et ce serait tout bénéfice pour eux et pour les
buveurs.
Les adversaires de l'élévation des droits redoutent surtout l'ex-
tension que pourrait prendre la fraude faite par les bouilleurs de
cru. Il y a, ce me semble, une manière bien simple d'y mettre
ordre : c'est de supprimer le privilège dont jouissent ces fabricans.
Il leur avait été enlevé en 1872, et c'est en décembre 1875 seule-
ment, au moment de se séparer, que l'assemblée le leur rendit,
malgré l'expérience favorable des trois années précédentes. Les
bouilleurs de cru ne fabriquent aujourd'hui que des quantités insi-
gnifiantes d'alcool (30,557 hectolitres en 1881); mais lorsque nos
vignobles seront redevenus florissans, on en produira probablement
dix fois davantage. La fraude pourrait prendre alors quelque impor-
tance, s'il n'intervient pas d'ici là une loi portant rét<iblissement de
l'exercice tel qu'il a été pratiqué de 1872 à 187(5. En Amérique, les
bouilleurs de vins et de fruits sont soumis à l'excise, et cependant
cette industrie a tout autant d'importance que chez nous, car il
existait, en 1876, 2,2(34 bouilleurs contre (Mil distillateurs.
En résumé, l'élévation des droits sur l'alcool me paraît une excel-
lente mesure. Ils sont aujourd'hui de 15(5 fr. 25 par hectolitre (1).
Ce chiffre est de beaucoup inférieur à celui que supportent les
esprits chez la plupart des nations de l'Europe. En Angleterre,
depuis 1862, le droit est de Ù77 francs par hectolitre d'alcool pur;
c'est presque le double du nôtre, et, pour assurer la perception de
ce tarif élevé, on n'hésite pas à recourir à des mesures qui nous
sembleraient tyranniques. Cet impôt, en 1870, a rapporté 272 mil-
lions de francs.
En Amérique, les spiritueux ne sont im])osés que depuis 1862 et,
dès 1864, le tarif était porte à 5Û5 francs l'hectolitre. On a reconnu
qu'il y avait là de l'exagération, et on l'a abaissé à 136 francs, puis
il a remonté à IDO francs et, depuis 1865, il est de 2/i5 francs. H
se perçoit à la distillerie môme, ce qui est assurément le procédé
le plus simple et le moins vexatoire. En Russie, le tarif est de
226 francs par hectolitre d'alcool pur, et, comme il porte sur
(1) Co chiffre se compose d'un principal de 125 francs (loi du 1" septembro 1871),
de 2 décimes montanti 12 fr. 50 chacun, établis l'un par la loi du 28 avril 1816, l'autre
par celle du 1'» Juillet 1855, et onflu d'un domi-dôcime do 6 fr. 25 résultant de la loi
du 30 décembre 1879.
l'alcool. 897
3,400,000 hectolitres, il produit par an 760 millions de francs. La
perception, comme en Amérique, est concentrée dans les usines.
Dans les Pays-Bas, le droit est de 239 francs par hectolitre d'alcool
pur et rapporte environ hl millions de francs. Dans les autres pays
du nord de l'Europe, les tarils sont très faibles. En Autriche-Hon-
grie, le droit est de 26 fr. 75 par hectolitre, en Danemark, de
30 francs, en Belgique, de 5ô francs. J'ai fait connaître déjà les
droits très faibles qui sont perçus en Allemagne ; l'impôt y est payé
à la distillerie.
Nous pourrions prendre une moyenne entre les chiffres précé-
dons et porter le droit à 300 francs, en substituant ce taux unique
à celui de 156 Ir. 25, qui se compose d'un principal et de deux dé-
cimes et demi, lesquels compliquent sans nécessité la comptabilité
et la perception. Cet impôt de 300 francs est celui qui fut proposé
en 1871 par M. Laboulaye à l'assemblée nationale, au nom de la
commission nommée pour la répression de l'ivrognerie. L'assem-
blée jugea que c'était assez faire que de le porter de 90 francs à 150
et eut raison, parce qu'en pareille matière il iaut se garder des
exagérations qui conduisent tôt ou tard à la nécessité d'un dégrève-
ment, comme cela est arrivé en Amérique. Le relèvement de
148 fr. 75 par hectolitre procurerait au trésor un bénéfice annuel
de 164,987,296 francs en nous basant sur le budget de 1881, et la
consommation diminuât-elle d'un quart, la plus-value suffirait
encore pour permettre de dégrever le vin, le cidre et la bière (1).
Cette idée a déjà été émise par l'administration. Il existe, dans les
bureaux du ministère des finances, un projet de loi remontant à
cinq ou six ans, émanant de M. Rocou, directeur général des con-
tributions indirectes, et dans lequel la proposition en est faite en
termes précis. Cette mesure tendrait directement au but que \ise
l'hygiène et qui consiste, comme je l'ai dit, à favoriser la consom-
mation des boissons fermentées, au détriment de celle de l'alcool.
Il faut convenir toutefois que l'élévation des droits serait plus pro-
fitable pour le fisc que pour l'hygiène, si elle ne s'appuyait pas sur
une répression énergique de l'alcoolisme.
De tout temps et dans tous les pays, des pénalités ont été insti-
tuées contre l'ivresse, depuis le code de Dracon, qui la punissait de
mort, jusqu'à la loi française du 13 février 1873, qui se contente
d'une amende de 1 à 5 francs. Cette loi suffirait, malgré son indul-
gence, si on voulait s'en ser\Tr. Dans les premières années où elle a
(1) En 1884, les droits de détail, de consommation et d'entrée sur l'alcool, l'ab-
sinthe et les liqueurs, ont rapporté plus de 2i5 millions au trésor. (Léon Say, Journal
des économistes, janvier 1885, p. 113.)
TOMB Lixrv. — 1886. 57
898 REVUE DES DEUX MOiNDES.
été appliquée avec une certaiue vigueur, de 1873 à 1876, on a pro-
noncé en moyenne 70,659 condamnations par an pour ivresse tapa-
geuse sur la voie publique. C'est le scandale qu'on a poursuivi;
mais, quant aux cabaretiere, les articles qui les concernent ont tou-
jours été lettre morte. C'est qu'on ne veut pas se décider, en France,
à considérer l'ivresse comme un délit. Ce n'est pourtant pas une
fiction légale ; c'est bien un délit que commet celui qui se soustrait
volontairement à l'empire de sa raison, perd la faculté de diriger
ses actes, ruine sa famille, compromet l'avenir de ses enfans et les
pervertit par le mauvais exemple. C'est un délit, et celui qui s'en
rend complice est plus coupable que celui qui le commet, parce
qu'il n'a pas l'excuse d'un penchant devenu irrésistible et qu'il n'a
d'autre mobile que son intérét.^ La répression de l'alcoolisine ne pré-
sente pas de difficultés. Le buveur est inconscient; il se Hvre de
lui-même et les cabarets sont d'une surveillance aisée. Quant aux
pénalités, celles de la loi de 1873 suffisent. Cependant, il semble-
rait plus rationnel de se contenter de la prison pour les buveurs, qui
sent le plus souvent insolvables, et de réserver l'amende pour les
débitons, en y joignant la fermeture de leur établissement, après un
certain nombre de condamnations encourues. L'article 6 de la loi de
1873 prononce bien cette peine pour le cas où lesdéliiiqiuans auront
encouru déjà deux condamnations en police correcti(Minelle ; mais
la) fermeture ne peut pas excéder un mois, ce qui est complètement
illusoire. Elle devrait être définitive : une personne qui s'est déjà
fait })unir deux fois ne mérite plus aucune conliance. L'interdiction
définitive de se livrer à cette industi'ie, étant prononcée par un tri-
bunal, n'aurait ]ms le caractère d'arbitraire qu'on était eu droit de
lui reprocher lorsqu'elle dépendait de l'administration et (jue des
considérations étrangères à l'hygiène et à la morale venaient s'en
mêler.
La fermeture définitive à pour conséquence la nécessité de réia-
blir l'autorisation pré^vlable avec les garanties sérieuses de moralité
qiîie le décret du 29 décembre 1850 exigeait des candidats à cette
profession. Ce décret a été abrogé, en dépit des protestiitions una-
nimes des hygiénistes, par la loi du 17 juillet 1880 et, depuis lors,
le nombre des débiisi a augmenté d'un quart dans certains dépar-
temens. Cela se coniprend : c'est un commerce agréable et lucratif.
Au dernier reœnseuient, on en comptait en France, au dire de
M» Léon Say, 320,000, soit 1 \yo\ir 100 habitans et pour '2b con-
sommateurs. Le nombre des cas de folie furieuse, des crimes, des
suicides s'est accru dans les mômes proportions. Ce résuluit étiiit
facile à prévoir. Daus les classes inférieures, les gens qui s'enivrent
à domicile el a\ ec préméditation sont rares. Je l'ai dit plus haut :
c'est le cabaret qui les attire. Plus il y on a, et plus la séduction est
l'alcool. 899
forte. L'homme qui commence à perdre la raison n'a plus la force
de résister à cet attrait. 11 rentrait chez lui par un effort de voI(mté;
il trouve un débit sur sa route, ses bonnes résolutions s'évanouis-
sent, il y entre et s'y achève.
11 faut donc faire en sorte de diminuer ces établissemens dan-
gereux. Je ne serais pas d'avis d'en limiter le nombre par une ré-
glementation qui pourrait être un peu arbitraire. On le fait en
Russie et en Suède, et tout rècemnunent la Suisse vient de s'y
résigner (1), mais je crois qu'en France on atteindrait le même
but avec moins de rigueur apparente, en appliquant rigoureuse-
ment la fermeture aux contraventions et en se montrant sévère
pour les autorisations préalables. A l'aide de ces moyens, le nom-
bre des cabarets dépendrait bien réellement de lautorité judiciaire
et de l'admiiiiî'tration, qui se feraient ainsi équilibre, tout en mar-
chant vers un même but.
En résumé, — car il faut toujours conclure, — il est possible
d'atténuer les ravages causés par l'alcool, et les moyens les plus
raùonnels sont les suivans : l*' répandre le plus rapidement possible
dans les masses une instruction propre à en élever le niveau mo-
ral et à y. faire entrer le bien-être matériel ; 2° encourager les so-
ciétés de tempérance, les conférences, les publications, tous les
moyens de propagande qui peuvent éclairer l'opinion sur la gr&-
\hé de ce péril social ; 3° élever les droits sur Taicool et dégrever
les boissons lermentées ; h" appliquer sévèrement la loi sur l'ivresse,
y ajouter la fermeture définitive des débits dans les conditions in-
diquées plus haut, et rétablir l'autortôation préalable eu l'entourant
de garanties sérieuses.
Parmi ces moyens, les premiers ne privent être que l'œuvre du
temps et des progrès de la civilisation, les autres rentrent dans le
domaine législatif et sont immédiatement applicables. Ces derniers
sont simples et pratiques. Les mesures à prendre n'ont rien de vexa-
toire ; elles sont réclamées par tous les hygiénistes et acceptées f)ar
tous les hommes qui ont souci des intérêt et de l'avenir de notre
pays. Cependant je ne crois pas à leur réalisation immédiate. L'al-
cool est une puissance trop redoutable pour qu'on puisse l'attaquer
en face dans l'état actuel de nos institutions et de nos mœurs. Les
distillateurs et les bouilleurs de cru ont de solides appuis dans les
sphères gouvernementales; dans toutes les villes, les marchands
de vin tiennent les débitans dans leurs mains, pai'ce qu'ils les com-
(I) Le 25 octobre 1881, la Baisse a adopté la proposition soumise ad référendum
par le conseil fédéral pour la répression de l'alcoolisme. Elle autorise les autorités
cantonales à diminuer le nombre des débits et frappe d'un imjôt presque probibitif
les e£.u\-de-vie malsaines à leur entrée en Suisse. La fabrication et la rente sont égj>
lement imposées.
s 00 REVUE DES DEUX MONDES.
manditeiit ou qu'ils leur font des avances, et les débitans ont une
influence considérable sur leur clientèle. Tout ce monde-là est à la
dévotion de l'alcool, les uns parce qu'ils en vivent et les autres
parce qu'ils en meurent. Cette hiérarchie professionnelle tient le
pays enlacé dans les mailles d'un réseau d'intérêts inavouables et par
conséquent sans pitié. Lorsque la nation est appelée à choisir ses
représentans, l'alcool est le grand électeur impartial qui coule pour
tous les partis. Il a la parole dans les réunions publiques, il élève
la voix dans les émeutes, et dans les guerres civiles c'est lui qui
souffle sa furie; le pétrole ne vient qu'après. Avec un pareil ad-
versaire, la lutte n'est pas égale, car le temps n'est pas à la répres-
sion, il est tout à l'nidulgence. La France, qui a toujours pris l'ini-
tiative des expéril nces sociales et qui en a lait tous les frais, en
poursuit une en ce moment qui doit vivement intéresser ceux qui
y assistent de loin. Elle fait l'essai loyal de l'impunité. Elle semble
s'être donné pour mission de rechercher jusqu'à quel point la liberté
de tout dire et de tout faire est compatible avec l'ordre matériel. Il
faut convenir que jusqu'ici l'expérience n'a pas aussi mal réussi
qu'on aurait pu le craindre avant de la tenter; mais il est juste de
reconnaître également que le régime sous lequel nous vivons n'est
pas précisément l'idéal de l'ordre et de la sécurité ; or, comme ce
sont les deux choscs qu'on prise avant tout dans notre pays , il est
clair qu'on ne poussera pas l'épreuve jusqu'au bout, qu'on se dé-
clarera bientôt suffisamment éclairé, et qu'une réaction ne lardera
pas à se produire. La loi sur les récidivistes accentue déjà cette
tendance et doit donner à réfléchir aux alcooliques qui ont avec eux
plus d'un point de contact. On se fatiguera à la longue de leurs
méfiiits et de leurs scandales, et je ne serais pas surpris de voir
l'opinion publique triompher, dans quelques années, de cette ty-
rannie que nous imposent aujourd'hui les gens qui fabriquent l'alcool,
ceux qui le débitent et ceux qui le boivent. S'il en était autrement,
si nous devions attendre j)lus longtemps les mesures répressives
qui s'imposent à toutes les convictions honnêtes, eh bien 1 je comp-
terais encore sur le bon sens des masses et sur l'instinct de con-
servation qui les anime. Ce qui est juste et nécessaire finit toujours
par arriver. Si la raison ne parvenait pas à prévaloir dans l'évolu-
tion des sociétés, il y a des siècles que l'humanité serait retournée
à la barbarie. Ce sont là des vérités tellement élémentaires qu'on
épiouverait quelque honte à les énoncer, si nous ne vivions pas à
une époque où le j)essiniisme fait école, où ceux qui s'obstinent à
ne pas désespérer de l'avenir passent pour des gens à courte vue,
dont la naïveté fait sourire les esprits forts.
Jules Rochard.
LES
GRANDS PAYS D'ELEVAGE
LA PRODUCTION ET LA CONSOMMATION DES VIANEES EXOTIQUES.
Une queslion économique échappe à la lumière le jour où elle se
débat sur le terrain des intérêts électoraux : la discussion, qui de-
^Tait l'éclairer, l'obscurcit. Celle de la consommation de la viande
et de l'élevage du bétail a subi ce sort funeste. La solution provi-
soii'e qu'elle a reçue dans les chambres à la veille des élections,
simple cadeau de baptême fait à la république des paysans, ne
saurait avoir de prétentions scientifiques.
Sans entrer en campagne contre l'erreur de la raison d'état, sans
discuter si les souffrances de l'agriculture n'ont pas été aggravées
par les lois successives de protection, on voudrait pénétrer dans
les pays d'élevage, dont la concurrence dès longtemps annoncée
inquiète notre agriculture, entreprendre une excursion au milieu
des troupeaux légendaires des plaines exotiques, surprendre l'éle-
veur dans ses grands déserts fertiles, montrer ce que sont les ré-
serves des grands pâturages, ce qu'est l'avenir de leur production.
Après avoir recueilli, chemin faisant, ample moisson d'obsenations,
on laissera le lecteur conclure. Agriculteur, peut-être reconnaîtra-t-il
que l'éleveur français n'a rien à redouter encore de l'éleveur exo-
tique; consommateur, peut-être perdra-t-il l'espoir de voir s'ouvrir
902 REVUE DES DEUX MONDES.
pour notre génération les jours de bombance que beaucoup de
pays lui promettent à la fois et qu'aucun n'a pu assurer encore
qu'à ses habitans.
Aujourd'hui que les conditions du travail agricole sont dans le
monde entier transformées, toutes les lois de la production se ré-
sument, de plus en plus, dans une question de transports. Les mar-
chés de consommation ont été rapprochés des pays neufs, qui peu-
vent y tenter l'écoulement de leurs produits et développer d'autant
leurs cultures, là où le soleil et l'espace abondent. La science ctes
agriculteurs européens pourra-t-elle du moins se réserver un do-
maine et l'exploiter en toute sécurité?
L'éleveur, dans un temps plus ou moins rapproché, sera-t-il, lui
aussi, expulsé du marché qu'il approvisionne encore? Les trans-
ports seront-ils un aide aussi puissant pour ses concurrens exoti-
ques que pour l'agriculteur transocéanique? La science des éleveurs
européens, les élémens et les capitaux dont ils disposent, les dé-
fendront-ils contre le pasteur des terres vierges qui erre en primitif
dans l'immensité des prairies baignées de soleil ?
I.
En entreprenant cette étude, nous ne croyons pas trop exiger de
nos lecteurs, à cette époque où la géographie est de mode, en leur
demandant de mettre sous leurs yeux pour un instant un plani-
sphère; ils suivront ainsi avec plus de facilité notre démonstration.
Examinons-le ; rendons-nous compta de la dillërence des latitudes
et de la fécondité des pays q«e chacune embrasse.
L'hémisphère nord et l'hémisphère sud, séparés par la ligne
idéale de l'équateur, subissent des saisons et des climats identiques
que l'on peut classer dans quatre zoiijes : les zones lorride, chaude,
tempérée et ^iaciale. Ce n'est pas par hasiu-d que la population hu-
maine s'est ré[)andue et développée dans l'hémisphère uord, pre-
nant à peine souci de l'hémisphère sud. Si la civilisation, née sur
les plateaux de l'Asie, a émigré peu à peu vei*s l'occident de l'Eu-
rope, pour de là atteindre, dans les temps modernes, ^ l'occident
transocéanique du Nouveau-Monde, c'est qu'elle trouvait devant
elle des terres immenses «e déroulant sous la wue d'élection qui
comprend le centre de l'Europe, celui de l'Asie, et la région où la
république des États-Unis occupe un sol suiVisant à ses ,50 millious
d'imbitans actuels, aux 200 millions qu'elle aura dans un siècle.
L'IuïmispJière sud n'a [)as été aussi richement doté de terres^ha-
bitables. Le continent sud-américain, l'Afrique et l'Australie déve-
loppent sous la zone torride leuis surfaces les plus importiuites, et
tous trois s'aiiiiiiL-issciit briiS(jiicnioiit en entrant dans les zones
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 963'
chaudes ou tempérées. Des immensités des mers du sud émergent
seulement les territoires du cap de Bonne-Espérance, de l'Australie
du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Chili et de la République argen-
tine. C'est à peine si tous réunis équivalent a la moitié de l'Europe.
Par compensation, l'océan qui les baigne y entretient la tempéra-
ture privilégiée des climats maritimes et les dispose à recevoir et
à enrichir une population relativement nombreuse, pour qui, en tous
les cas, la vie sera plus facile et le labeur plus lucratif.
Sous la zone torride, nous ne trouverons nulle part de troupeaux
domestiqués ; en Asie et en Afrique, le chameau et l'éléphant prê-
tent à l'homme le secours de leur force motrice ; en Amérique dans
la même contrée, là où l'altitude tempère les chaleurs excessives,
la vigogne, le lama, l'alpaga et le guanaque rendent les mêmes
services, fournissent une laine précieuse, mais leur nombre est fort
réduit, et nulle leur importance industrielle : le bœuf et le mouton
sont à peu près inconnus dans ces régions ; on ne les rencontre
que dans quelques vallées où ils vivent pauvrement.
Les pays froids sont aussi déshérités. L'hémisphère sud n'en
contient pas : aucune terre n'émerge de l'océan austral au sud du
45* degré, sauf l'étroite pointe de la Patagonie, et la Terre-de-Feu.
Les pays froids du Nord, beaucoup plus étendus, ne connaissent
que le renne. La Norvège, la Russie du nord et le Canada ne peu-
vent entretenir de troupeaux qu'à la condition de les abriter et de
les alimenter de la réserve de lem"s pâturages, pendant les sept
à huit mois de stabulation que le climat leur impose.
La zone chaude et la zone tempérée, au point de vue de cette
élude, ont donc seules une importance. La seconde, parce qu'elle em-
brasse les pays les plus peuplés el de consommation plus active, la
première, parce qu'elle contient les grands pays d'élevage, où la
production dépasse les besoins de la population. Les lois de cette
production sont assez mal connues pour que les étudier ne soit pas
superflu.
Habitués en France à la banalité de l'élevage en chambres closes,
au spectacle du berger dans sa maison à roulettes, promenant sur
les jachères quelques brebis, ou recueillant dans les rues des vil-
lages, pour le mener paître sur les communaux, le bétail peu nom-
breux de tous les habitans, nous avons, lorsque nous sortons du
cercle ordinaire de nos obser\ations, une soif de surprise et d'im-
prévu qui nous cache les ressemblances entre les usages des divers
pays que nous parcourons pour ne nous laisser donner d'impor-
tance qu'aux différences superficielles : il serait plus intéressant de
noter à quel point sont semblables entre elles les mœurs des
hommes adonnés aux mêmes travaux dans des hémisphères diffé-
rons et dans des milieux très semblables. C'est, en effet, surtout
904 REVUE DES DEUX MONDES.
chez les peuples pasteurs que les traditions des temps primitifs se
sont perpétuées.
Dans les pays d'Europe, il y a longtemps que le pasteur a échangé
la douce oisiveté de sa vie contemplative contre le rude labeur de la vie
agiicole, — progrès qui brise ses reins et courbe son échine sous le
poids du travail. A l'origine, le troupeau lui fournissait sa subsis-
tance, jouait auprès de lui le rôle de l'esclave antique, assurant à
tous la vie et l'oisiveté en remplissant une fonction naturelle. Ainsi
l'homme a-t-il vécu tant que l'espace, libre devant lui, permettait à
ses troupeaux de trouver sur le sol une nourriture spontanée ; ainsi
vivent encore les peuples à qui la possession de grandes surfaces
permet la vie pastorale. Leur vie est misérable, mais c'est une
misère voulue qu'ils préfèrent à la moindre abdication de leur liberté.
Vigoureusement trempés par les exercices auxquels leurs occu-
pations de conducteurs de troupeaux, de chasseurs de bétail demi-
sauvage, les obligent, et auxquels ils se livrent achevai, les peuples
pasteurs sont passionnés pour leur indépendance, mais ils ne sont
pas créateurs ; leur vigueur est toute de luxe et d'apparat : leurs
attaches sont fines, les proportions de leur corps élégantes, bien
prises et sans lourdeur, habitués qu'ils sont à une nourriture sub-
stantielle sous un petit volume : ils sont, de plus, détachés des
préoccupations vulgaires qui sont le lot de celui qui attend sa nour-
riture de son propre effort.
Que l'on observe les Mongols de la plaine asiatique du Gran-Koli,
les Ralinouks et les Kirghiz de la steppe, les Cosaques du Don et
du Volga, les pasteurs de la Tauride, les Hongrois de la puszta,
les bergers de la Camargue ou ceux de la campagne romaine, en
Afrique les chaouchs, dans les pampas de l'Amérique du sud les
gauchos, les ranrh-men du Texas ou les roiv-boys des plaines du
Far-West, partout on trouvera les mêmes mœurs, l'élevage et l'éle-
veur soumis aux mêmes lois et à la même vie, partout lu même
passion pour l'indépendance, le même mépris pour le bien-être
matériel.
On chercherait vainement le lien de famille qui peut unir les
uns aux autres tous ces peuples, que l'on croirait issus des mêmes
origines. C'est la loi de nature, l'intluence du milieu qui leur a
donné et qui a perpétué ces mœurs. Le pasteur ne peut vivre et
étendre son troupeau que dans la plaine, et la [)laino imj)rime à ses
habitans, aussi bien qu'aux animaux qui y pâturent, les mêmes
caractères, si bien qu'après qiiehiues générations à peine distin-
guera-t-on entre eux le bétail et surtout le cheval d'Afrique de
celui de la Petite-Russie, celui de la Hongrie de celui des pampas
ou des savanes.
Cette plaine im^ ^se de même à celui qui y fixe sa tente une
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 905
transformation physiologique. Elle fait de lui un autre homme
après quelques années de contact. Y marcher à pied est à peu
près impossible; l'herbe, sèche et glissante l'été, mouillée d'une
épaisse rosée froide l'hiver, est un obstacle continuel; sans le
cheval, elle est inaccessible; par nécessité, l'usage en est perma-
nent, et cet usage énerve certaines facultés pour en développer
d'autres, fait perdre l'habitude et le goût des travaux qui se font à
pied. La vue, devant l'horizon sans limites, s'aiguise; l'œil s'ha-
bitue sans effort à pénétrer chaque jour plus loin ; l'esprit, à scruter
plutôt qu'à agir, à attendre l'événement pré\'u plutôt qu'à aller
au-devant de lui.
Il est de tradition de nier la poésie de la plaine; steppe, savane
ou pampa, elle n'a pas d'admirateurs parmi ceux qui la rencon-
trent pour la première fois : en cela, du moins, elle diffère de la
mer. Elle n'offre ni grandes surprises, ni grands spectacles. Elle a
une réputation de platitude qui dispense les voyageurs de la regar-
der. Ce n'est qu'à la longue que l'on en découvre les beautés sé-
vères, que l'on comprend bien la variété des tableaux que le soleil
ou l'ombre, le calme ou la tempête, y réalisent à toute heure du
jour.
L'étranger qui vient y résider, qui n'est pas fait à cette nudité
sans voiles, se désole d'abord du manque absolu d'arbres qui du
moins lui cacheraient la Mie affligeante de cette solitude; car la
grande plaine, pour peuplée qu'elle soit, est toujours en apparence
solitaire, les troupeaux les plus nombreux y disparaissent, les mai-
sons se confondent dans l'éloignement avec les herbes aux tiges
un peu hautes. Aussi le nouveau-venu a-t-il grande hâte de ré-
pandre autour de sa tente des semences nombreuses ; sur le sol
vierge, elles prospèrent \ite; il voit, après un printemps, se dresser
autour de lui quelques tiges qui lui préparent l'ombre et lui pro-
mettent de dérober la plaine à ses regards.
Pendant cette attente, son œil a sondé l'horizon. Du côté de l'est,
le soleil s'élève presque toujours dans un ciel pur. A certains jours,
l'horizon s'assombrit; les buées que le vent brûlant y apporte
s'amoncellent , et l'orage s'y forme ; il l'a vu rasant le sol de ses
nuages épais, déchirés de temps à autre d'éclairs accompagnés
de roulemens que l'écho ne multiplie pas, mais qui se prolongent
plus sonores que dans la montagne. A l'ouest, chaque jour le soleil
des journées chaudes s'éteint lentement ; sous l'éclat de ses der-
niers rayons, qui dessinent sur l'horizon chaque touffe d'herbe, il
voit se développer de longs mamelons, d'abord inaperçus, acci-
dens de la plaine qu'il découvre et qui l'égaient, et sur lesquels se
découpe maintenant, juché sur de hautes pattes, le corps, devenu
énorme, des bêtes de son troupeau. A midi, sous le soleil droit.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
l'atmosphère transparente met sous ses yeux ouverts des spec-
tacles plus éblouissans que ceux que ses rêves peuvent forger pen-
dant son sommeil ; la science la plus vulgaire l'avertit que ce sont
des mirages, — mirages ou rêves, qu'importe, si les yeux y trou-
vent leur régal ! — Là, ce sont des lacs enveloppant des îles, des
cours d'eau, qui, au lieu de couler au fond de leur lit comme les
vulgaires cours d'eau des paysages réels, ont retourné l'image et
présentent sur la nue des berges renversées, bordées d'arbres d'une
végétation assez luxuriante pour que les yeux affirment qu'ils joi-
gnent ciel et terre. La raison, égarée, ne songe même pas à pro-
tester contre ces enchantemens que l'œil découvre ; le spectateur
se promet d'aller, le lendemain, reconnaître cet endroit éloigné oii
il est passé cependant, hier encore, il le croit du moins, en doute
déjà. Mais, le lendemain, ses yeux sont ailleurs : ce n'est plus à
l'ouest, c'est au sud qu'il découvre de nouvelles merveilles et tou-
jours des eaux transparentes, des Corot réalisés, la perception
d'un brouillard frais et humide sous le poids de la chaleur du jour,
qui l'accable au lieu d'où il l'aperçoit.
Il a beau, après de longues courses souvent reprises, avoir vu
fuir, toujours devant lui, ce paysage qui, cependant, ne se déplace
pas et tout à coup retrouver sur le sol les réalités vulgaires de la
nature qu'il connaît, il ne s'en attache pas moins à ce cadre, qui
l'enveloppe, où, pour la distraction de ses yeux, une magie incon-
nue fait apparaître des tableaux toujours nouveaux et toujours en-
chanteurs.
Alors, il ne s'inquiète plus de ces arbres, que son zèle de nou-
veau-venu a plantés ou semés : ils ont grandi, cependant, l'hiver les
a dépouillés une fois déjà, le printemps les dessine à nouveau sur
l'horizon, gorjfle leurs veines, multiplie leurs rameaux ; c'est bien-
tôt de la gêne que lui cause ce rideau qu'il a pris tant de peine, le
premier jour, à élever entre lui et la plaine. Maintenant, ses pou-
mons ont besoin de tout l'air qui y circule, ses yeux veulent tout
embrasser d'un regard et voir toujours sans que rien les arrête ; sa
vue, par un exercice inconscient de chaque instant, a pris l'hiibitude
d'un effort à longue portée. Tranquillement, cet arbre, qu'il avait
api)ûrté de loin, défendu des parasites, protégé contre le veiat,
garanti des fourmis, notre homme le coupe au i)ied, le couche sur
le sol et fait de cet abri désiré un siège où il viendra s'asseoir pour
voir loin. C'est là ce qui lui plaît maintenant : la plaine l'a enve-
loppé de son calme et de son charme, elle s'est peuplée pour lui,
il comprend maintenant qu'on y peut vivre, et ne comprendra plus
qu'on la quitte sans regrets.
Pampa, steppe, savane ou puszla, c'est tout un. Leur l'iuiiduo
peut dilïèrer : la steppe a i)rès de <jr),00() lieues carrées; la pampa
LES GRANDS PAYS d'eLEVAGE. 907
a ù millions de kilomètres ; la savane mexicaine, reliée à la prairie
des États-Unis, est plus grande que l'Europe ; la puszta ne contient
que 33,000 kilomètres. Les limites d'aucune de ces plaines ne peu-
vent être perçues, c'est assez pour qu'elles se ressemblent toutes
entre elles, toutes sont des terres basses, anciennes mers inté-
rieures ou relais de la mer comblés par des masses d'alluvions
d^une épaisseur prodigieuse, énormes cubes de débris que les eaux
ont arrachés aux montagnes environnantes pour les rouler en
miettes jusque-là. La surface herbeuse s'y prolonge à perte de
\iie, les routes n'y existent pas ; seules, des ornières de chars,
serpentant, indiquent la direction au voyageur, et le gazon usé
par les animaux le lieu coutumier de leur passage. Peu de ruis-
seaux l'arrosent; quelques dépressions du sol y retiennent Feau
des pluies et forment des mares qui senent d'abreuvoirs pour
le bétail, de lieu de réunion pour les fauves et les oiseaux sau-
vages. Nulle part trace d'habitation : chaumière, rancho ou ranch
disparaissent au milieu des herbages ; pour le bétail, ni hangars ni
bergeries, à peine quelques parcs à air libre. Ainsi se présentent
les pays prédestinés à l'élevage : tous sont à ce point semblables
entre eux que nous dirions volontiers à celui qui veut connaître les
mœurs des bergers des plaines d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique :
Ne passez pas la mer, traversez le Rhône à Arles et entrez en Ca-
margue; là, sur le sol français, vous trouverez un pasteur aussi
primitif que celui de toutes les grandes plaines du monde sous les
latitudes chaudes, vivant de la même vie que ses congénères exo-
tiques. Les mots mêmes dont il se sert pour désigner ses troupeaux
et ses travaux, on les retrouvera dans les pays d'élevage saxons ou
américains. En Camargue, cette île aux aspects et aux usages pam-
péens, les chevaux et les bœufs vivent dans une demi-liberté, sans
connaître l'étable ; les troupes qu'ils forment prennent le nom de
manades, mot employé aussi dans les pays d'élevage hispano-amé-
ricains ; la propriété du bétail s'y constate par la marque à feu, la
ferrade, comme en Hongrie, en Russie, en Amérique et dans la
campagne de Rome, avec le même cortège de fêtes, de réunions
joyeuses où chacun fait valoir sa force et son agilité.
Si l'on cherche l'origine commune de ces mœurs, peut-être la
trouvera-t-on dans les plaines de la Numidie. Une tradition histo-
rique veut que la Camargue ait été peuplée dans l'antiquité par des
^'umides amenés par les Romains; c'est de cette même Numidie,
devenue pays arabe, que sont partis les conquérans de l'Espagne
au moyen âge ; leur possession de sept siècles a suffi à infuser dans
le sang espagnol les mœurs des cavaliers numides et des pasteurs
arabes : le cluionch, conducteur de troupeaux, en passant les mers
avec les conquistadores, est devenu gaucho dans les pampas : entre
908 REVUE DES DEUX MONDES.
le premier nom, qui se prononce cha-out-ch, et le second, qui se
prononce ga-out-cho, le lien de famille est étroit; dans les pays de
plaine du monde entier, l'habitant semble ainsi avoir reçu l'em-
preinte du même moule. Le territoire saxon des États-Unis n'a pas
échappé à cette influence numide , le Texas et le Colorado, en se
détachant du Mexique espagnol, ont conser\'é les mœurs des pre-
miers occupans et introduit dans la langue anglaise les mots qui
servent chez les peuples espagnols à désigner les actes de la vie des
pasteurs. Ainsi, le ran-ho, mot espagnol qui signifie provision de
bouche et qui, par une première corruption, désigne sur le terri-
toire mexicain la chaumière du pasteur, est devenu en langage
yankee le ranch, servant ainsi à désigner la propriété du pasteur ;
on dit rtinrh-man, ranch-lifr- la vie pastorale est la vie du ranchj
comme elle est, en Australie, celle du i^un.
Le temps n'a pas modifié les similitudes entre les habitans des
diverses plaines ; il a respecté les mœurs des pasteurs de toutes les
régions du globe, qu'ils soient soumis à la loi russe, arabe, espa-
gnole ou saxonne ; dans les pays où l'immigration est abondante
et continue, les immigrans subissent la loi commune du milieu et
s'appliquent à imiter ceux qui les ont précédés. Cette vie pastorale
est différente de ce qu'elle est en dehors de ces plaines, spéciale-
ment dans l'Europe occidentale.
Ici, c'est la vie agricole qui domine ; le pasteur a disparu, a fait
place à l'agriculteur propriétaire de quelques bestiaux. L'envahis-
sement de la charrue est assez rapide pour que l'on puisse prévoir
la disparition des grands réservoirs à bétail. C'est déjà fait dans la
puszta hongroise. La réputation des blés et des vins de Hongrie en-
courage assez la production pour que le pasteur se voie chaque jour
disputer le sol : le bœuf à demi sauvage, aux longues cornes, dis-
paraît; le buffle devient légendaire; les troupeaux de grand
bétail se réduisent et se disciplinent ; les moutons augmentent , on
sent partout que le pasteur perd ses habitudes nomades, choisit sa
station et se prépare à augmenter encore d'une parcelle les champs
d'or de la Hongrie. Déjà la plaine magyare ne compte plus que
5 millions de bêtes à cornes, le nombre des moutons ne dépasse
pas ih millions; elle a cessé d'être un pays d'exportation de bétail
ayant peine à suffire à la consommation de rAutriche-IIongrie, qui
exige tout ce qu'elle peut produire, c'est-à-dire plus d'un million
de tonnes de viande.
Les statistiques , cependant , constatent l'entrée en France de
quantités relativement considérables de bétail provenant d'Au-
triche - Hongrie, mais des renseignemens sûrs nous permettent
d'affirmer que ce bétail, destiné au marché français , n'a fait que
traverser ce pays. U vient , en réalité, de la Russie méridionale,
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 909
de la Tauride ; le bétail russe étant par mesure hygiénique interdit
à notre frontière, les approvisionneurs font traverser à leurs trou-
peaux la frontière hongroise, y acquittent les droits et font sortir
comme bétail hongrois ce bétail russe prohibé.
Seule la steppe russe, mais non toute la steppe, peut fournir à
l'Europe occidentale quelques têtes de bétail : la Tauride, située entre
la mer Caspienne et la mer d'Azof, est la seule région privilégiée
de ce grand désert dont les 65,000 lieues carrées sont balayées de
vents froids du Nord qui y entretiennent pendant l'hiver une tem-
pérature mortelle pour le bétail ; seulement, en Tauride, le climat
est assez doux pour permettre au troupeau de paître toute l'année
à l'air libre, abritée qu'elle est des vents du nord , ouverte , au
contraire, à ceux de la Méditerranée. Les troupeaux y sont aussi nom-
breux que dans les plaines américaines, l'élevage s'y fait de la
même manière , sans frais d'aucune sorte ; on cite des proprié-
taires qui possèdent jusqu'à 1 million de têtes ; la location de la
terre n'y dépasse pas 0 fr. 25 l'hectare et les moutons s'y ven-
dent 6 francs par tête. L'importation française y puise, chaque
année, 1 million 1/2 de moutons payés à ce prix, dirigés sur la
Hongrie et de là sur le marché de La Villette, où ils obtiennent les
mêmes prix que les moutons indigènes : ce commerce est mono-
polisé par huit ou dix commissionnaires allemands et autrichiens.
Aucune autre région d'Europe ne peut, pour l'heure, contribuer
à combler le déficit qu'accusent les statistiques et les mercuriales
des marchés de France et d'Angleterre. En dehors de la Russie
méridionale et de la Hongrie, les pays d'élevage jouissant de quelque
célébrité sont la Roumanie, la Silésie, la Saxe, la Thuringe, le Mec-
klembourg, l'Italie et l'Espagne.
La Roumanie possède à millions d'hectares de terres incultes
pouvant servir au parcours des troupeaux, et autant de pâturages ;
mais son climat est loin de permettre à ses bergers l'insouciance
que celui de la Tauride permet aux siens : ses . pâturages sont expo-
sés aux vents du nord , aux tourmentes de neige ; le bétail y est
condamné l'hiver à la stabulation, causes qui suffisent à expliquer
le nombre réduit de ses troupeaux : elle ne possède, en effet, que
3 millions de bêtes à cornes et 5 millions de moutons , quantités
absolument insuffisantes à constituer un marché même dans un
temps éloigné.
Dans les pays d'Allemagne que nous avons énumérés, malgré
l'existence de grandes plaines où la population est moins dense
qu'en France et en Angleterre , les éleveurs se sont vu disputer
par les agriculteurs les terrains de pâture ; le prix de ceux-ci s'est
élevé: en même temps, le prix des laines était écrasé par les impor-
tations d'Australie et de la Plata : les éleveurs se sont appliqués,
910 REVUE DE» DEUX MONDES,
comme en France et en Angleterre, à diminuer le nombre de leurs
moutons et à augmenter leur poids en viande. Cette transformation
est aujourd'hui à peu près complètement opérée ; elle aura eu pour
résultat de diminuer d'un tiers le nombre des moutons élevés en
Prusse, en Saxe, en Silésie, où les grands éleveurs sont encore
nombreux, et, où , plus qu'en aucun lien du monde, l'élevage se
fait d'une manière scientifique. M»is le fait même de cette trans-
formation dénonce en Allemagne , comme d'ailleurs en France et
en Angleterre, où elle est en voie de s'opérer, des besoins locaux
difficiles à satisfaire ; l'importation d'Allemagne n'est donc pas à
prévoir, étant données ces conditions de son élevage, celles de
son climat, qui oblige le bétail à la stabulation hivernale, et le voi-
sinage de la partie la plus peuplée et la plus froide de la Russie,
qui offre son marché à l'éleveur allemand.
Quelquefois, cependant, nos frontières sont traversées par des
bandes de bœufs venant d'Allemagne ; mais ce sont des bandes de
faméliques, — d'Allemagne peut-il nous venir antre chose? —
Maigres, épuisés de privations, ces animaux viennent utiliser les
produits concentrés de nos usines du Nord, les résidus des fabri-
ques de sucre, les tourteaux d'oeillette et de colza; ils rendent ainsi
un grand service à notre agriculture et à notre industrie avant d'en
rendre à notre alimentation : mais leur nombre est j)eu élevé, il
ne dépasse pas 150,000 sur 215,000 bêtes à cornes que la France
reçoit annuellement de. l'étranger.
Nos frontières du Sud sont aussi traversées par des troaipeaux
venant d'Espagne, d'Italie et surtout d'Algérie.
L'Espagne, ce pays d'origine du mérinos, a perdu comme contrée
d'élevage toute son importance. Pendant que se produit ce fait ré-
cent de l'extension de la race mérinos dans le monde entier, l'Es-
pagne qui a fourni les pères des 25 millions de mérinos qui peu-
plent la France, des 100 millions de la République argentine, des
35 millions des États-Unis, des AO millions de l'Australie, des 10 mil-
lions du cap de Bonne-Espérance, des AO millions d« la Russie, des
25 millions de l'Allemagne, voit disparaître de son territoire à la fois
le nombre et la qualité ; personne ne songe plus à lui demander des
béliers de race, qu« seuls fournissent la France et l'Allemagne.
L'élevage est devenu en Espagne Toccupation des pauvres, à moins
que ce soit lui qui ait appauvri ceux qui s'y sont consacrés sans
s'occuper de le faire progresser. L'Andalousie, la Manche, l'Estpa-
madure possèdent encore des troupeaux, mais ne peuvent les nour-
rir toute l'année. En avril, les moutons abandonnent ces pâturages
déjà desséchés pour se rendre au nord dans la montagne ; des trou-
peaux de 10,000 têtes, divisés par groupes de 1,000 confiés à-
chaque berger, se rendent aux montagnes de Ségovie, d'Avila aux
LES GRANDS PAYS d'ÉLETAGE. 911
monts Cantabres, où ils restent jusqu'en septembre, ils font ainsi
500 kilomètres à l'aller et autant au retour. Ce système très primitif
de transhumance, appliqué aux plus grands troupeaux de la Pénin-
sule, suffit à prouver que les pâturages d'Espagne sont incapables
de fournir de longtemps matière à exportation. Ne songeons donc
pas à nous garer de ce côté d'une invasion qui n'est pas à craindre,
qui devrait l'être cependant à ne consulter que les conditions de
climat de l'Espagne et les traditions que lui avaient léguées les
Maures. La pauvreté de viande est telle aujourd'hui en Espagne et
tel le dénùment et l'indolence des habitans de ses campagnes que
la République argentine a pu y tenter, depuis deux ans, avec quelque
succès, l'importation de ses viandes séchées et salées que jusqu'ici
seuls les esclaves du Brésil et de La Havane avaient consommées.
L'Italie, plus pau\Te en moutons que l'Espagne, ne possède que
6 millions de bêtes à cornes, et cependant l'Italie figure parmi les
pays d'importation de viande en France ; elle fournit à nos éleveurs
du Midi quelques bandes de bœufs et quelques milliers de moutons,
mais en nombre infime comparé aux provenances d'Algérie.
Le nord de l'Afrique a été de tout temps un pays d'élevage de
moutons et de vie pastorale. Les moutons de Syrie de la race kir-
ghize, originaire des rives de la mer Caspienne, qui s'était au reste
répandue en Asie et en Afrique des rives de la mer de Chine à
celle de la Méditerranée, abondaient en Afrique à l'époque de la
conquête. Cette race a le grand inconvénient de ne pas offrir aux
Européens une viande comestible et la particularité de porter de
chaque côté de la queue des masses adipeuses plus ou moins dé-
veloppées, volumineuses et pendantes, qui donnent à toute sa chair
un goût prononcé de suif rance. En raison de œ défaut caractéris-
tique, aucun des pays où cette race est conservée avec ce vice ori-
ginel ne peut prétendre à fournir les marchés européens. Cepen-
dant, il faut noter que, dans certaines régions, celles où la nourriture
du troupeau est plus régulière, ce vice tend à disparaître et ces
masses adipeuses à s'atrophier. C'est ce qui s'est produit en parti-
culier sur le littoral algérien, mais non encore en Tunisie, pour ne
parler que des deiLx pays qui nous intéressent.
En Algérie, la race kirghize avait perdu, longtemps avant la con-
quête, ses caractères zootechniques particuliers; des soins spéciaux
qu'elle avait reçus des indigènes avaient donné naissance à la race
barbai'ine. Ce sont les animaux de cette variété qui sont importés
d'Algérie en France au nombre de 800,000 annuellement ; ils sont
achetés par les éleveurs du Gard et de l'Hérault et engraissés pour
la boucherie.
jSous avons fini cette revue de l'élevage en Europe, nous n'avons
pas à parler des pays de consommation comme la France et l'An-
912 REVUE DES DEUX MONDES.
gleterre, qui peuvent absorber deux ou trois fois ce qu'ils con-
somment actuellement. Nous pouvons conclure de l'examen que
nous venons de faire qu'aucun pays d'Europe, sauf la Russie mé-
ridionale, qu'aucune contrée voisine, sauf notre colonie africaine,
ne peuvent fournir à la France un renfort suffisant pour combler le
déficit de sa production et permettre à l'habitant des campagnes de
connaître le goût de la viande fraîche autrement que par ouï-dire.
Les pays d'Europe sont tous, sans autre exception que la Tauride,
situés dans la zone climatologique où la vie pastorale libre est im-
possible, où la stabulation s'impose au troupeau pendant de longs
mois d'hiver, où par conséquent l'élevage est tributaire de l'agri-
culture et ne peut donner ses produits qu'à un prix de revient à
peu près aussi élevé qu'en France. Dans les pays d'Asie et d'Afrique
les plus rapprochés de nous, où le climat permet au pasteur la vie
primitive, l'élevage à peu de frais, les soins à donner au troupeau
sont inconnus, le mouton n'est pas même comestible, le bœuf ne
trouve pas à se nourrir ; ils ne peuvent fournir aucun appoint. En
dehors donc des 200,000 bœufs que l'Europe centrale fournit à la
France pour y être engraissés avant d'être consommés, des 2 mil-
lions de moutons dont la Russie fournit à peu près les deux tiers
et l'Algérie un tiers, nous n'avons rien à attendre. Les difficultés
que nous avons constatées arrêtent l'essor de cette industrie, la
cherté des transports par terre la rend peu lucrative ; un mouton
amené de la Russie méridionale, où il coûte rarement plus de 7 fr.,
après avoir acquitté les droits en Autriche pour y prendre un cer-
tificat de fausse origine, après avoir payé les frais de transport et
de conduction, et les droits de 3 francs en France, laisse un assez
mince bénéfice à son propriétaire, le jour où il le vend à La Villette.
Lors donc que l'on parle de viandes exotiques, de menaces de
concurrence contre notre agriculture, ce sont les pays d'oulre-mer
que l'on a en vue. Il nous reste à les étudier au double point de
vue de leur production et des moyens qu'ils ont d'en faire profiter
les pays de l'Europe occidentale.
II.
Le coup d'œil que nous avons jeté déjà sur le planisphère nous a
appris que la région climatologique où nous devons les chercher est
étroite, que, si elle a quoique étendue dans l'hémisphère nord, elle
est relativement peu profonde dans l'hémisphère sud : nous savons
aussi que seuls les pays peu peuplés peuvent prétendre à ce rôle de
fournisseurs des marchés d'Europe. La densité de la population a
pour premiers effets de surélever le prix de la terre, de déterminer
l'activité agricole aux dépens de la passivité pastorale et enfin do
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 913
hausser sur place le prix des denrées alimentaires, ce qui en para-
lyse l'exportation. Ainsi en est-il des États-Unis, dans toute la région
la plus anciennement conquise par l'Européen qui va de la frontière
canadienne au Mississipi et de l'océan à une limite indéterminée au
milieu des prairies, où la population avance chaque jour sous la
poussée qui vient à la fois de l'est et de l'ouest. Là déjà, sur des
terres qui se paient jusqu'à 1,800 francs l'hectare, comme cela se
voit en Pensylvanie, la culture intensive est seule possible et l'éle-
veur ne peut prospérer que grâce aux prix élevés qu'il obtient de
tous les produits de son troupeau : ce n'est pas à lui qu'il faut de-
mander de la viande produite sans frais. Au contraire, dans les
plaines des continens américains et océaniques situées sous une
latitude d'élection, le bétail a devant lui l'espace, la vie libre, une
nourriture variée, il y grandit et y multiplie sous le regard de
l'homme qui recueille sans effort les profits abondans de ce travail
de la nature abandonnée à elle-même : moisson spontanée, mou-
ton, pépite, qu'il trouve sous ses pas au milieu des herbages.
Le nombre des régions privilégiées est peu considérable : la na-
ture a mesuré ses bienfaits avec parcimonie. Aux États-Unis, la région
est loin de comprendre tout le territoire situé au-delà de Mississipi que
l'on désignait sous le nom de prairie et qui est devenu le Far- West.
Bien que l'élevage ait des tendances marquées à s'étendre dans le nord
et à accaparer de grandes surfaces dans les états du Kansas, du Colo-
rado, de rUtah même, ces contrées sont également envahies par l'agri-
culteur et aujourd'hui encore puisent leurs troupeaux dans le Texas.
C'est, à proprement parler, ce seul état dont nous aurons à nous
occuper en y joignant, si l'on veut, une bande étroite à prendre au
nord du Mexique et quelqpies-unes des parties de cette république
séparées aujourd'hui et rattachées aux États-Unis, le tout formant
une superficie de 1 million de kilomètres carrés soit deux fois la
superficie de la France. Le Texas à lui seul occupe 688,000 kilo-
mètres carrés et ne possède que 600,000 habitans.
Dans l'Amérique du Sud, la plaine disposée pour l'élevage et jouis-
sant, sous la latitude d'élection, des avantages climatologiques que
l'on a indiqués, couvre à millions de kilomètres carrés, dont plus
des trois quarts appartiennent à la République argentine et le reste
à celle de l'Uruguay et à la province brésilienne de Rio-Grande do
sul. Dans l'Océan austral, les seules contrées qui puissent prendre
rang à côté de celles-ci sont la petite colonie anglaise du cap de
Bonne-Espérance, les pro\inces du sud de l'Australie, Victoria,
Queensland, Nouvelle-Galles du Sud, Australie du Sud et occidentale,
la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande.
TOME LXXIV. — 1886. 58
614 REVDE DES DEUX MONDES.
Décrire chacun de ces pays serait tenter un travail impossible
ici, et du reste inutile. S'ils peuvent, en eflet, surprendre l'obser-
vateur, c'est moins par leurs différences que par leurs similitudes.
Nous avons tout dit de leur aspect extérieur en décrivant la plaine.
Les procédés d'élevage et d'exploitation du troupeau y sont moins
différens encore que les aspects de la nature. L'homme même, qu'il
parle anglais ou espagnol, vit partout de la même manière, au mi-
lieu de ces régions si éloignées cependant les unes des autres
qu'elles s'ignorent et n'ont entre elles aucune communication
directe : le thé et la viande de mouton dans les pays anglais, la
viande de bœuf et le mate dans les pays espagnols, partout l'alcool
fourni à tous sous la même forme par les distilleries de grains d'Al-
lemagne et le port de Hambourg ; des huttes partout les mêmes,
fermées le plus souvent d'une porte de cuir, couvertes d'un toit
de peaux de chevaux, où le cuir remplace gonds, serrures, corde
ou fil de fer, où le lit est fait de peaux de moutons et le foyer ali-
menté par la fiente des animaux, — combustible au reste incompa-
rable, d'une chaleur vive et prompte, et, ce qui étonnera les délicats,
presque sans odeur. — Le pasteur a partout pour principe de se
suffire à lui-même dans sa solitude, nous savons qu'il dédaigne s'il
ne hait les arbres ; il dédaigne autant le travail ; les dépouilles et la
chair de ses animaux doivent lui donner abri et subsistance ; c'est
le triomphe de l'individualisme, au reste si fort à la mode dans les
pays de colonisation, où nulle part le pasteur antique ne retrouve-
rait le type social dédaigné de la tribu.
La seule de ces contrées qui, il y a vingt ans, possédât des trou-
peaux en nombre et eût un nom, comme pays d'élevage, était la
pampa sud-américaine. Il y a trois siècles que les premiers animaux
y furent importés (1) par les Espagnols, il y a trente ans à peine
que les troupeaux se sont formés au Texas et en Océanie ; mais ces
trente dernières années coïncident avec la grande période d'activité
internationale : aussi les progrès des pays récemment peuplés ont-ils
été assez rapides pour les mettre au niveau de celui dont la célébrité
est plus ancienne. L'accroissement y a été si continu que l'Australie
possède déjà à peu près autant de troupeaux qu'elle peut en rece-
voir; leur nombre augmente presque aussi vite dans les savane
du Texas et les j)ampas argentines, mais l'étendue de ces territoires
est telle que leur peuj)lemont sera l'œuvre de plusieurs génonuions
encore.
Quia donné partout cet élan? Quelle découverte industiielle l'a
(1) Voir notre étude sur f Industrie pattorak dans les pampas, dans In Bevuc du
15 Juillet 1875.
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 915
déterminé? Quel emploi lucratif de leurs troupeaux s'offre à ces
éleveurs? Il serait difficile de le dire. La production a fiiit la boule
de neige sans que le consommateur ait rien tenté pour utiliser une
partie même de cette avalanche. La laine, produit fixe et rente sûre,
a suffi jusqu'ici à enrichir le berger, à lui permettre même de payer
en Angleterre et en France les prix les plus élevés pour ses béliers
de choix. Les troupeaux de bœufs ne fournissent guère que leur
cuir et leur graisse, aujourd'hui remplacée dans l'industrie par des
produits de prix moindre : nulle part on ne les utilise, sinon en
nombre relativement restreint, comme bètes de trait, dans ces
pays où partout les chevaux abondent, se multiplient et s'élèvent
sans frais. Mais le bœuf a un autre emploi, qui, pour être spécial
aux pays neufs, n'en produit pas moins de larges profits. Il est le
premier colon du terrain vierge ; colon nécessaire, il a la mission
de préparer sous son pied le sol en le consolidant, et d'améliorer
le pâturage en le fertilisant : labeur inconscient, mais rude, et pour
lui souvent mortel ; les milliers de carcasses en témoignent qui
blanchissent au soleil et répandent en s'effritant sous la pluie, dans
les terres vierges, le phosphate de chaux qui les féconde. Où le
bœuf a passé, les graminées tendres dont les semences sont venues
on ne sait d'où germent et se propagent; dans cet humus formé
de la veille, leurs racines chevelues s'étendent et le fixent ; plus
chétives que celles qui occupent la plaine avant elles, à peine visi-
bles, elles ne semblent étouffer sous l'abri des plantes sauvages que
pour reparaître plus loin plus nombreuses. Tous les soins de
l'homme ont moins de prise sur la plaine sauvage qu'une grami-
née que toute son attention ne saurait acclimater ni répandre ; il
ignore même que c'est lui qui l'a apportée dans ses bagages
d'homme d'armes venu en conquérant. Sous le pied du bœuf
qui l'a foulé, elle a germé seule ; un peu d'abri et elle mûrit, se
multiplie, avance, conquiert, civilise, seule, sans le concours de
l'homme qui n'y a pris garde ; elle le précède dans la plaine, simple
graine, sur les ailes du vent ; elle attend, il lui faut pour vivre les
brusques foulemens de pieds du bétail ; par elle, pampa, savane ou
steppe est devenue la plaine, la plaine est devenue le champ ; der-
rière elle, le cheval apparaît, et à cause d'elle demeure ; le désert
dont elle a pris possession fuit devant lui ; là où il est, il n'y a plus
de solitude : l'espace est conquis et dompté, la civilisation s'y
dresse, la barbarie n'y trouve plus de refuge ni d'excuse, le monde
s'est agrandi, et l'activité humaine est maîtresse incontestée d'un
nouveau domaine. C'est l'œuvre d'une graminée.
Derrière le troupeau de bœuis que le bouvier, gaucho ou cow-
boy pousse toujours devant lui vers le désert, le mouton séden-
916 REVUE DES DEUX MONDES.
taire trouve son couvert mis. Tant que l'espace à conquérir est
libije, le bœuf a donc son utilité, il a pour son maître une autre
valeur que celle de sa dépouille; valeur variable suivant l'emploi
qu'on en peut faire ; elle est grande aujourd'hui dans la savane et la
pampa qui offrent de grandes surfaces à conquérir, mais à l'époque
où l'Indien les fermait et les défendait, elle était fort réduite ; aussi
le bétail, trop abondant et inutile, était-il alors une sorte de gibier
offert au premier occupant. C'est ainsi qu'on le traitait à la fin du
siècle dernier dans ces deux régions. Les moyens très primitifs de
le chasser sont restés légendaires. Les gauchos à cheval, armés de
demi-lunes en fer, emmanchés d'un long bambou, cernaient les trou-
peaux en liberté dans la plaine, et, au galop de leur cheval, attei-
gnaient, l'une après l'autre, toutes les bêtes qui le composaient;
sans s'arrêter, ils les frappaient au jarret, et quand un nombre suf-
fisant de victimes couraient la plaine où elles se débattaient dans
leur impuissance, quelques hommes mettaient pied à terre, les frap-
paient mortellement à la nuque et les écorchaient, emportant la
peau et laissant pourrir au soleil les chairs inutiles.
Cette destruction, d'une part, et les longues guerres civiles de
ce siècle, ont eu raison de ce trop plein des troupeaux ; de vingt rail-
lions de têtes que l'on supputait au xviii® siècle, le nombre s'est
réduit de telle manière qu'il devenait insuffisant, même pour faire
son œuvre de colonisation, et que les moutons réunis en troupeaux
ne trouvaient plus devant leur nombre toujours croissant les espaces
qu'ils exigeaient : il vint à tomber, il y a dix ans, à quatre mil-
lions ; l'éleveur pampéen ne s'occupait plus de ce bétail, auquel le
terrain à coloniser manquait et qui ne donnait plus que de minces
profits. Aujourd'hui, les choses se sont modifiées. L'Indien a été
vaincu et dépossédé de la pampa, une campagne très heureuse a
définitivement assuré à l'éleveur la possession paisible des vastes
plaines qui jusqu'ici lui étaient fermées, et la sécurité de celles qui
de temps cà autre étaient envahies. Le gros bétail trouve devant lui
le désert libre, — désert de 20,000 lieues carrées d'un seul tenant,
— les grands espaces favorisent la multiplication, les troupeaux
qui en disposent en liberté doublent en trois printemps. La pro-
gression a été telle qu'à l'heure actuelle la pampa argentine con-
tient 20 millions de bêtes à cornes, que rien ne s'oppose à ce
qu'elle en possède AO millions dans quatre ans : devant cette pro-
duction sj)ontanée qu'aucun consommateur n'utilise, que l'éleveur
ne peut que surveiller sans pouvoir l'arrêter ni l'employer et qui
prend les proportions d'un torrent de viande, tous les débouchés
se ferment à la fois : personne ne se présente pour consommer ce
quart des troupeaux, croît ainuiel qu'il faudrait employer et que
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 917
l'éleveur céderait à bas prix, à un prix que depuis cinq ans il dimi-
nue à chaque saison sans trouver acheteur. La viande n'a pas de
valeur, mais le suif et la graisse, que la France prenait encore il y
a cinq ans, au prix de 110 francs les 100 kilogrammes, sont tombés
à 60 ; la laine même a perdu depuis longtemps le prix de 2 francs le
kilogramme et est à la veille de perdre celui même de 1 franc le
kilogramme; aussi, le gros bétail pampéen, qui, sur les rives de la
Plata, se vendait encore, en 1880, hO francs par tête à tout prendre,
bœufs, vaches, taureaux et veaux en proportions inégales, et
80 francs les bœufs de boucherie, vaut en 1885, pour les trou-
peaux du premier type, 20 francs; les animaux gras restent pour
compte aux propriétaires, les plus heureux obtiennent 40 à 50 Irancs
par tête pour la fleur de leurs troupeaux, pour les métis durham,
prêts à être abattus : si Ton note qu'un cuir vaut de 18 à 25 francs,
on aura la mesure de la dépréciation d'un bétail qui ne vaut plus
debout ce que vaut sa dépouille à terre.
Il y aurait donc là, dans la pampa sud-américaine, une raison
économique qui arrêterait la production ; mais c'est, à proprement
parler, la seule: l'éleveur ne se décidera pas à abattre ses animaux,
comme on le faisait au siècle dernier, tant qu'il aura devant lui des
terres à bon compte, et elles ne sont pas rares. Pendant que le ber-
ger paie encore pour les pâturages de choix qu'exige le mouton
des loyers qui lui enlèvent le plus clair de son revenu, des terrains
sont offerts gratuitement aux bouviers par les propriétaires, qui
entrevoient au loin une plus-value et s'en préoccupent plus que du
revenu annuel. Le bouvier, pour s'établir, n'a à faire aucun débours ;
un abri couvert de quelques peaux de chevaux est une mince dé-
pense ; il y suspend un hamac fait aussi d'une dépouille du nâême
genre et laisse paître. Dans les grands établissemens créés par de
riches propriétaires, la dépense n'est pas plus forte; si le troupeau
-n'est que de 2 ou 3,000 têtes, un homme suffit, à qui l'on aban-
donne, comme salaire, 10, 15 ou 20 pour 100 du croît et du pro-
duit. Il ne faut donc ni capital, ni personnel ; les nouveaux trou-
peaux sortent des anciens et donnent tous les ans de nouveaux
essaims.
Si rien n'arrête cette production inutile, qui ne donne que des
espérances, mais coûte peu de chose, la multiplication rapide du
mouton est, au contraire, favorisée par le revenu annuel qu'il donne.
Ce revenu de la laine a jusqu'ici été suffisant pour encourager et
souvent enrichir l'éleveur, sous la seule condition de donner à son
troupeau quelques soins, d'améliorer et d'augmenter le produit
par des croisemens. Ce revenu a permis, depuis 18â0, époque où
quelques moutons errans dans la pampa étaient abandonnés à eux-
918 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes, de constituer des troupeaux dont le chiffre dépasse aujour-
d'hui 80 millions de têtes. Les soins donnés à l'amélioration de la
race en ont augmenté la valeur intrinsèque, mais sans en élever le
prix, et l'on peut dire aujourd'hui que ce bétail n'a guère d'autre
valeur que celle de la laine qu'il porte sur le dos, soit 2 ou 3 francs
par tête, suivant la saison. On voit donc se produire ce phénomène
économique d'un pâturage s'assimilant à un verger, dont les arbres
n'ont d'autre valeur que celle des fruits qu'ils donnent, avec cette
différence que, pour obtenir un arbra de rapport, il faut, suivant
l'espèce et le climat, de trois à quinze ans, et que, pour obtenir un
producteur de laine, un an suffit entre la fécondation et la première
récolte.
On comprend que, dans ces conditions, l'éleveur ait procédé au
rebours de son confrère européen et mis tous ses soins à amélio-
rer le seul produit que l'acheteur lui prenne ; mais, ces soins qu'il
donne à la laine le i'orcent à développer la structure, la santé, les
condhions de bonne vie du mouton, et c'est ainsi que, malgré lui,
il améliore aussi la chair dédaignée de ce bétail déprécié. Quelle
importance, en effet, peuvent avoir comme consommateurs 3 mil-
lions d'habitans, pour exigeans qu'ils soient : si les bouchers des
villes n'étaient pas là pour exploiter leur art comme ils le font
partout, la viande se donnerait gratis à Buenos-Ayres, ville de
400,000 âmes, comme elle se donne partout dans la campagne pam-
péenne. Ce que nous avons dit de l'expansion numérique du gros
bétail s'applique aussi à celui-ci ; la province de Buenos-Ayres, qui
lui est surtout favorable, lui offie à elle seule 30 millions d'hectares,
elle pourra porter 150 millions de moutons quand elle sera entiè-
rement occupée; les autres provinces de la république argentine
en nourriront facilement cent millions; dans dix ans, ces chiffres
pourraient être atteints.
Il faut pour établir une bergerie un capital un peu plus fort et
un personnel que n'exigent pas les troupeaux de bœufs; la cabane
et le parc exigent une dépense de 500 francs; si l'on y ajoute
2,500 francs d'achat pour 1,000 brebis, et 1,000 francs pour le
loyer de 200 hectares, on arrive à une bien petite somme encore.
Par voie d'extension progressive, un troupeau nouveau essaimant
d'un plus ancien, et les produits de celui-ci étant employés en frais
de premier établissement du nouveau, tous ces petits ruisseaux
arrivent à former de grandes rivières, sans qu'il soit besoin de re-
courir à des capitaux d'emprunt ; ainsi en est-il du personnel : un
homme ou môme un enfant suffit aux soins d'un troupeau. L'agri-
culture seule pourrait disputer aux moutons l'espace qu'ils occu-
pent, comme elle le fait en Hongrie et dans la Petite-Russie, mais
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 9!9
qu'est-ce que les 500,000 hectares qu'elle emploie actuellement en
regard des milliers de lieues que l'élevage a encore à conquérir!
Les provinces de la république de l'Uruguay, la province brési-
lienne de Rio-Grande. ne le cèdent en rien à la république argen-
tine pour la production du bétail, les conditions de climat y sont
les mêmes, et l'Uruguay offre cet avantage de posséder un dévelop-
pement de côtes fluviales de 1,100 milles géographiques partout
accessibles aux navires d'outre-mer.
Nous nous sommes étendus sur cette région et l'avons examinée
sous tous ses aspects pour éviter des redites. Il nous suffira mainte-
nant de faire des comparaisons en étudiant la production au Texas,
en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Cap.
De toutes ces contrées, l'Australie a la plus ancienne renom-
mée. Si même ses troupeaux sont inférieurs en nombre à ceux
de La Plata, si les terrains du bush s'y prêtent moins bien
à l'élevage que ceux de la pampa, si le bush-man a plus d'exi-
gences pour sa vie matérielle que le gaucho, si l'augmentation
de ses troupeaux a devant elle un champ moins vaste, arrêtée
qu'elle est par la zone tropicale, l'Australie n'occupe pas moins
le premier rang pour les progrès réalisés. Ce sont les squat-
ters australiens, de pionniers devenus propriétaires et grands éle-
veurs, qui ont puisé, avec le {)lus de prodigalité sage, dans les
bergeries et les haras d'Europe. On peut même dire que ce sont
ces éleveurs , perdus dans l'Océan austral , qui ont donné l'élan
à ceux des autres régions, à ceux de La Plata en particulier, en
leur montrant les résultats obtenus par des améliorations coûteuses,
mais lucratives. Le succès a été tel qu'en 1882 l'Australie, avec
66 millions de brebis, a produit 390 millions de livres de laine, qu'elle
a vendue pour un prix total de 500 millions de francs, tandis que la
république argentine, avec 76 millions de brebis, n'a produit que
260 millions de livres vendues pour un prix total de 150 millions
de francs. Constatons cette supériorité en faveur de l'Australie, qui
prouve que ses troupeaux sont mieux aménagés, mieux exploités et
beaucoup plus généralement améliorés que ceux de La Plata.
L'élevage, à peu de différences près, se fait de la même manière
dans l'un et l'autre pays ; cependant, l'éleveur pampéen dispose de
plus d'espace et d'un moindre capital, et le propriétaire australien
recherche moins l'espace et trouve les capitaux plus abondans et le
crédit plus facile. Mais le sol australien est aussi beaucoup moins
étendu dans la zone tempérée, l'île affectant sa plus gran ie largeur
au nord du 25** degré de latitude sud. Les stations sur la limite du
désert s'y forment comme les estancias de la pampa, même mot
qui indique une même chose. Le squatter, comme fait au reste le
pionnier dans le Far-West américain ou la savane, s'étabKt sur un
920 REVUE DES DEUX MONDES.
terrain de Tétat avec l'intention ou l'espoir de l'acheter, et généra-
lement cet homme primitif et sans relations se voit contester ou en-
lever son droit par quelque habitant de la ville plus expert : il a alors
la ressource de devenir locataire de cet usurpateur ou même son
associé. Le principe de l'association est, en effet, également répandu
dans tous ces pays, où ce que le propriétaire évite avant tout, c'est
de payer la main-d'œuvre d'un salarié. Généralement, les animaux
sont parqués en liberté dans de grands espaces de 200 ou 300 hec-
tares, clos de fils de fer ou de traverses de bois, quand il abonde;
ils paissent en liberté et ne sont pas ramenés le soir dans des parcs,
comme le sont les moutons dans la pampa ; ce système, de beau-
coup préférable, exige des frais d'installation que seuls peuvent se
permettre les propriétaires riches. L'élevage des bœufs se fait dans
le bush comme dans la pampa ; ici aussi, il a la mission de préparer
les terres vierges et d'y précéder le mouton ; son nombre augmente,
mais non pas dans les mêmes proportions que dans l'Amérique du
Sud ; l'espace qui s'offre à lui est plus limité, et les Australiens pré-
fèrent améliorer la qualité de leurs troupeaux et ne pas en augmen-
ter démesurément le nombre. Il est déjà considérable; celui des
bêtes à cornes s'élevait, en 1882, à 10 millions et celui des moutons
à 66 millions. Si l'on songe que la surface cultivée en Australie ne
couvre que h millions d'hectares, que les troupeaux en occupent
150 millions, soit trois fois la surface de la France, et que la su-
perficie des terres inoccupées et libres est encore de 400 millions
d'hectares, on peut supputer l'avenir de l'élevage dans ces con-
trées. Les quarante dernières années nous donnent à peu près la
mesure de ce que promettent les années futures, en tenant compte
de ce que les capitaux formés servent d'assises à des créations nou-
velles et que les runs existans peuvent fournir aux nouveaux squat-
ters des troupeaux à bon marché. Le prix des animaux et de la terre
est ici beaucoup plus élevé que dans l'Amérique du Sud; ces deux ma-
tières premières de l'élevage ont une grande importance dans les
pays neufs. Les moutons, améliorés partout, valent de 10 à 15 francs
j)ar tête; quant à la terre, son prix ne descend guère au-dessous de
50 francs l'hectare et s'élève à 200 francs, même pour des terres do-
maniales ; les propriétés anciennement occupées se vendent à des
prix supérieurs, jusqu'à 1,500 francs l'heotare dans la Nouvelle-Galles
et 850 dans la Nouvelle-Zélande. La superficie nécessaire à l'entretien
d'un mouton varie suivant les régions ; dans certaines parties, il faut
compter 2 hectares pour un mouton; dans la Nouvelle-Zélande, dont
la situation est meilleure que celle de l'île australienne, 1 hectare
suffit à deux ou trois moutons ; dans les prairies artificielles, déjà bien
nombreuses, 1 hectare suffit à dix ou douze.
La colonie, anglaise aussi, du cap de Honne-Kspérance, a avec
LES GRANDS PAYS D 'ÉLEVAGE. 021
l'Australasie quelques analogies : le climat y est le même que dans
les provinces du sud de ce continent et l'élevage s'y fait de même,
mais dans de moins vastes proportions, n'ayant pas devant lui les
mêmes espaces à conquérir. Là, comme dans les autres régions
exotiques dont nous nous occupons, les moutons ne broutent que
des prairies naturelles et -passent la nuit, en toutes saisons, dans
les kraals à ciel ouvert. Le mérinos y a été introduit vers 1830 et
s'est substitué complètement à la race indigène : on en compte
aujourd'hui 10 millions, assez mal soignés et bien inférieurs, comme
rendement en laine et pour la qualité de la laine, à ceux de l'Australie
et de la Plata. L'éleveur de la colonie du Cap est pau\Te, comme son
sol, qui se prête mieux à la culture de la vigne et à celle des cé-
réales qu'à l'élevage en liberté : il lui faut, en effet, dans les ré-
gions de l'ouest, un hectare de pâturages, et dans le karoo deux
hectares par tête de mouton. Aussi dit-on que l'éleveur du Cap,
découragé, songe à généraliser l'élevage, déjà très important, de
la chèvre, et surtout de la chèvre angora.
Dans notre revue des pays producteurs, nous pouvons donc né-
gliger la colonie du Cap, dont nous n'avons dit un mot que parce
qu'elle a une réputation au-dessus de son importance. Nous ne
devons pas tenir beaucoup plus de compte, dans l'hémisphère nord,
du Canada. Sans vouloir dédaigner les 900 millions d'hectares de
neige que ce territoire offre à la colonisation, nous ne pouvons
cependant pas le compter comme producteur de bétail à bon mar-
ché ; l'été y est très court et très chaud , et, s'il est vrai que là,
comme dans tous les pays froids où la nature a hâte de réparer le
temps perdu et mûrit, avec une rapidité exceptionnelle, les ré-
coltes, l'agriculture a devant elle un champ vaste à exploiter, il
n'en est pas moins vrai que l'hiver y est aussi rude qu'en Suède et
en Norvège, que les ressources alimentaires du bétail, contraint à
une stabulation absolue pendant au moins cinq mois, doivent être
produites et réunies à grands frais pendant l'été ; tout ce que
l'éleveur peut faire, c'est donc de remplir les besoins de la con-
sommation locale. Cependant, malgré cette infériorité du climat,
le Canada figure parmi les pays d'exportation de viande; il a
fourni à l'Angleterre et aux États-Unis, en 1881, 62,000 bêtes à
cornes et 354,000 moutons. C'est beaucoup pour un pays qui ne
possède que 2 millions 1/2 de bêtes à cornes et à peine à millions
de moutons. On peut prédire que des siècles s'écouleront avant que
la descendance de ces troupeaux insignifians ait pu prendre posses-
sion de cet immense pays où l'élevage, en raison des abris et des
provisions qu'il exige, demande de grands débours. Le temps n'est
plus où l'éleveur canadien, trop pauvre pour s'abriter lui-même
922 REVUE DES DEUX MONDES.
convenablement, procédait comme ceux des pays plus chauds et
abandonnait son bétail l'hiver, sur la neige, à la grâce de Dieu;
l'instinct de conservation avait appris aux bœufs à suivre les che-
vaux, plus habiles à briser la surface de neige et à atteindre le
fourrage sec, que seuls ils ne savaient mettre à découvert: ceux
qui échappaient aux longues privations transmettaient à leur des-
cendance des qualités de résistance aussi nécessaires au bétail qu'à
l'homme dans ces régions, mais l'augmentation du troupeau en
était assez ralentie et l'est encore assez pour que nous n'ayons pas
à redouter là un concurrent.
Nous n'en dirons pas autant du Texas. Nous avons vu que c'est
de tous les états de la république américaine le plus vaste. Son sol
est homogène, composé de prairies entrecoupées d'arbres clair-
semés qui le rendent favorable à l'élevage sans exiger de défriche-
ment. Il a, de plus, l'avantage d'être semé de creeks, ou petits
cours d'eau, en plus grand nombre que les régions similaires.
Quant à son climat, il est plus doux que celui des régions voisines,
mexicaines ou saxonnes. Aussi, dès l'époque coloniale, l'élevage
était-il l'occupation favorite du vieil habitant du Texas. Il avait pro-
cédé, dans ce pays, presque absolument semblable à la pampa,
comme le fit le gaucho dans les plaines du sud, vivant comme lui
de peu, exploitant ses troupeaux pour leur dépouille, négligeant
l'élève du mouton pour celle du cheval et du bœuf. Là on retrouve,
avec la même langue, chez des peuples de même origine, les mêmes
mœurs, le cheval andalous, dont la taille a diminué, comme cela s'est
produit dans toutes les grandes plaines. L'Indien, descendant des
Toltèques et des Aztèques, qui sert avec l'Espagnol de substratum
à la population créole, a des qualités de race que n'avait pas l'indi-
gène des pampas ; aussi l'hybride formé du mélange de ces deux
races dilTère-t-il du gaucho du sud. Il a de plus vécu toujours dans
une plus grande indépendance de la métropole et n'a guère senti
le joug de l'Espagne; il l'a secoué sans elforls, en 1810, pour en-
trer dans une ère de guerres civiles qui devaient aboutir à l'annexion
de 1845 par application violente de la doctrine de Monroe au béné-
fice de la république (|ui l'avait proclamée. A cette époque déjà
lointaine, le Texas vivait d'une vie toute primitive et demi-barbare;
l'élevage des bêtes à cornes y existait seul, le mouton y était né-
gligé. L'annexion n'eut pas d'influence immédiate sur ce pays; il y
a quinze ans encore, sa physionomie ne s'était pas modifiée. De<-
puis, une double révolution s'e.st accomplie ; le mouton, prenant
oulin possession des jiàlurages dès loriglomps prépaixts, connntHïça
à. se déveiojipor, en même temps que les débouchés s'ouvraient
pour le gros bétail, dans les états du Nord, où la population agricole
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 923
et industrielle augmentait rapidement et où l'élevage n'était pas
encore pratiqué. Dès d873, cette exportation s'élevait annuellement
jusquà un million de bœufs ; des acheteurs venaient des territoires
où la construction des chemins de fer et les mmes créaient des
centres de consommation et de ceux où de grands propriétaires
songeaient à employer leurs capitaux en couvrant leurs vastes do-
maines de bétail reproducteur. Les cow-boys emmenaient dans
rUtah, le Colorado, le Nouveau-Mexique, jusqu'aux montagnes Ro-
cheuses, le bétail payé 75 francs par tète à l'éleveur du Texas, et
le revendaient jusqu'à 200 et 300 francs. Le propriétaire de la
savane a dès lors constitué les premiers capitaux qui lui ont per-
mis d'améliorer ses troupeaux, d'enclore ses propriétés. Cependant
l'élevage ne se développe pas aussi rapidement qu'en Australie ou
à la Plata : le nombre des troupeaux n'y augmente pas dans les
mêmes proportions, mais la richesse s'y accroît plus vite ; l'éleveur
texien a sur ses congénères cet avantage qu'il a à sa porte un dé-
bouché qui suffit à l'écoulement du croît annuel. On ne compte,
en effet, au Texas que 10 millions de moutons et 5 millions de
bêtes à cornes quand il en pourrait porter autant que l'Australie.
Mais ce qui ne s'est pas réalisé depuis longtemps aura trop tôt son
heure ; déjà l'écoulement est moins actif, la multiplication a oiarché
\'ite dans les étals du Nord, et la demande de bétail est déjà moins
suivie au Texas; les centres industriels ont aux Wats-Unis des ap-
provisionnemens à portée : pour ceux-ci le champ est vaste. A ces
consommateurs américains beaucoup plus actifs qu'en aucun lieu
du monde et dont le nombre équivaut à ceux de l'Angleterre et de
la France réunis, les États-Unis ne présentent que 35 millions de
bêtes à cornes et 35 millions de moutons, quantités un peu supé-
rieures pour les premiers, inférieures pour les seconds à celles que
possèdent ces deux états. Pour des raisons qu'il est difficile de dé-
brouiller, le colon des États-Unis a toujours préféré l'élevage du porc:
aussi ce territoire en possède-t-il près de 50 millions, c'est-à-dire
un peu plus que tous les pays d'Europe réunis. Ce chilïre dénonce
la nature des occupations du colon américain ; il est surtout ha-
bitué à la petite culture, au petit bétail de ferme, qui en utilise tous
les produits : les 500,000 immigrans qui débarquent chaque année
apportent les mêmes mœurs et suivent le chemin tracé. La loi ne
permet pas de vendre à chacun d'eux plus de 162 hectares de
terres domaniales, ce qui détermine une subdivision de la terre
vierge et déserte en parcelles trop menues pour que l'élevage v
puisse être tenté, pour que la vie pastorale y soit possible. Le prix
de cette terre est en outre très élevé : dans certaines parties du
Texas même occupées par les éleveurs, il n'est pas rare de la voir
92Ù REVUE DES DEUX MONDES.
atteindre le prix de 300 francs l'hectare ; c'est un prix que l'éle-
veur des pampas ne saurait, lui, accepter, et que seul, l'agriculteur
peut supporter à force d'efforts et de capitaux : si l'éleveur du Texas
et des États-Unis peut payer ces prix élevés, c'est qu'il vend son
bétail trois et quatre fois plus cher que celui des pampas et d'Austra-
lie, c'est que la consommation locale lui offre des débouchés impor-
tans. Ce sont ces raisons aussi qui l'empêchent de songer à l'expor-
tation de ses produits : c'est donc encore pour le moment un
concurrent à négliger.
III.
Des détails que nous avons donnés jusqu'ici sur les pays d'Europe
et les régions exotiques où l'élevage est possible et pratiqué, on
peut conclure que, sauf la Russie méridionale, qui peut fournir un
appoint aux pays de l'Europe occidentale dont la consommation
de viande dépasse la production, toutes les contrées, même celles
qui ont une certaine notoriété comme productrices, ont peine à se
suffire à elles-mêmes dans les conditions actuelles d'une consom-
mation tout à fait inférieure à ce que peuvent souhaiter ceux qui
désirent voir s'augmenter le bien-être de l'humanité. Quant aux
pays exotiques, ce que nous avons dit suffit à démontrer que le
bruit qui se fait autour de leur production, les craintes qu'ils inspi-
rent à l'éleveur européen, les espérances qu'ils donnent au con-
sommateur, ne sont pas chimériques.
Et cependant, si l'on entend quelquefois un Européen parler de
viandes exotiques, c'est comme d'une curiosité qu'il aura vue appa-
raître sur quelque table de banquet de société en formation. Il
déclarera par ])olitesse ou conviction que le goût en était excellent,
mais jamais, depuis, il n'aura eu l'occasion de contrôler cette pre-
mière impression. Aussi bien en Angleterre qu'en France, il en va
tout de même ; dans ce pays que l'on nous représente quelquefois
comme envahi par les viandes exotiques, c'est aussi dans les ban-
quets spéciaux de propagande que la gentry apprécie le goût de
cette viande, qui n'apparaît même sur les marchés qu'en pro-
portion négligeable.
Il y a plus d'un demi-siècle que la science et l'industrie unissent
leurs efforts pour résoudre ce grand problème du transport des
viandes et de l'union des grands j)roducteurs et des grands con-
sommateurs. A cette date éloignée, il n'y avait pas même lieu de
se préoccuper encore d'enlever aux premiers un trop plein qui
n'existait nulle part, que la légende seule avait créée, en particulier
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 925
à La Plata. On cherchait alors à conserver la viande au moyen d'an-
tiseptiques, dans des bocaux de vinaigre, comme les cornichons,
d'alcool comme les fruits, dans le sucre comme les confitures, ou
dans des sels aussi inconnus que nuisibles. Tous les efforts furent
vains et le sont encore ; quelques esprits mal renseignés sur les
besoins du commerce s'y attardent et de temps à autre font sceller
par des personnes autorisées des bocaux qu'ils font promener dans
le monde entier ; après un semestre ou deux, ils cuisinent, pour
des invités qui les déclarent exquis, ces beefsteaks retour des
Indes et, après le dessert et les toasts, le bocal de l'inventeur
est classé avec les autres sur les étagères du muséum. Il y a
vingt ans cependant, un chimiste célèbre, le baron Liebig, a
eu le bonheur inespéré de donner son nom à une composition
d'aspect peu agréable et qui, sans le nom de son auteur, au-
rait probablement été rejoindre, dans les oubliettes de la science,
tous les pots de pommade plus ou moins appétissans qu'elle peut
avoir composés. Nous serions mal venus à contester les affirma-
tions des prospectus qui recommandent ce produit, après vingt ans
de succès, nous qui savons par des renseignemens exacts que
chaque année la fabrique d'extrait Liebig abat dans ses corrals de
Fray-Bentos, sur la rive de l'Uruguay, environ A00,000 bœufs de
choix. Elle est un puissant auxiliaire pour l'éleveur de ces contrées;
mais que l'on ne s'imagine pas que la chair de ses animaux passe
tout entière, par cuillerées à café, dans le pot-au-feu des ména-
gères européennes. Ce que la Compagnie exporte, c'est en réalité
100,000 kilos d'extrait, 200,000 kilos de langues et de corned-beef
en boîtes d'un prix élevé, et enfin 2,000 ou 3,000 tonnes de suif.
Elle ne saurait se séparer des vieilles traditions. C'est le suif qui
est avec le cuir le principal article d'exportation de cette fabrique,
comme de tous les saladeros de la Plata et des fonderies de l'Aus-
tralie. A Fray-Bentos, on prélève sm* l'animal quelques quartiers de
viande pour faire l'extrait par évaporation et compression, et l'on
obtient 1 kilo de pâte par Zk kilos de viande ; d'autres quartiers
sont séchés au soleil et salés pour faire le tasajo, article d'expor-
tation beaucoup moins prétentieux que l'extrait ; mais toutes les
parties graisseuses et la viande que l'on n'emploie pas sont jetées
pêle-mêle à la cuve et surchauffées sous l'injection de jets de va-
peur puissans ; le suif et la graisse ainsi extraits sont embarqués
pour l'Europe et employés par la stéarinerie.
Ce traitement barbare du bétail est encore le seul qui soit géné-
ralement pratiqué dans les régions où on l'élève en liberté dans
les grandes prairies naturelles. Cette exploitation -donnait encore à
l'éleveur un bénéfice suffisant pour qu'il pût s'enrichir vite alors
926 ras VUE DES decx mondes.
que ces produits n'avalent pas encore subi la baisse récente que
nous avons signalée. Toutes les parties de l'animal y sont utilisées:
cuir, suit, cornes, cornillons, sabots, crin, extrémités et déchets
destinés aux fabriques de colle, sang pour le guano, intestins que
les charcutiers d'Estramadure transforment en boyaux de porc et
les luthiers en cordes à violons, enfin la viande salée ; un bœut
produit ainsi environ 100 francs et un mouton 12 : les éleveurs
exotiques voudraient pouvoir toujours compter sur ces prix pour
eux rémunérateurs.
Malheureusement le produit qui seul peut soutenir cette valeur,
la viande salée, le tasajo, voit chaque jour se resserrer les mar-
chés qu'elle avait créés et alimentés depuis un siècle ; l'industrie
du sucre, à La Havane, n'enrichit plus le planteur; le café, à 30 cen-
times le kilo rendu au Havre, ruine le propriétaire brésilien ; l'un et
l'autre en sont réduits à nourrir de haricots rouges et de maïs
leurs nègres dont le travail n'est plus rémunérateur, et l'éleveur
ne peut plus écouler ses produits. Quelques chercheurs à l'esprit
ingénieux, essaient d'introduire en Espagne, depuis deux ans, en
France, depuis quelques mois, ce produit tout à fait exotique, le
tasajo, que les nègres ne leur prennent plus. C'est une tentative
qui ne peut rien produire. Peut-être quelques Brésiliens, de pas-
sage en Europe, en achèteront-ils quelques kilos pour se souvenir
un instant de leur plat national, la feijoadn, mais cela ne constitue
pas un marché. Cette viande noirâtre qui, après avoir été séchée,
salée, étendue à plusieurs reprises au soleil, et expédiée en vrac,
affecte l'aspect de longues lanières, ne réalise pas l'idéal du con-
sommateur européen, qui veut qu'on lui présente un bœuf ou un
mouton, après trente jours de traversée, aussi blanc, aussi rose,
aussi frais que celui qui sort de l'abattoir municipal.
Cela est-il possible? Cela est-il réalisé? Il y a quinze ans, on con-
sidérait comme le maximum des dcsidenila, parvenir à importer
dans les pays de consommation des viandes cuites et mises en
boîtes par le procédé Appiert ; on faisait aussi, sans succès, quel-
ques tentatives d'exportation d'animaux vivans. Les efforts des Aus-
traliens pour imposer les viandes cuites n'eurent que peu de suc-
cès, malgré l'encouragement, coûteux pour nous, que leur donna
le siège de Paris. Seule la marine recourt en temps de paix à cetle
alimentation d'assiégés, ce qui suffit à entretenir les illusions et À
assurer la ruine des quelques fabricans persévérans. Dans le com-
merce on no rencontre guère que quelques boîtes de conserves,
venant de l'Uruguay, de Chicago ou d'Australie, trop chères j)our
être considérées autrement que comme aliment de luxe.
L'importation des animaux vivans n'a pas été beoucoup plus
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 927
heureuse. Elle a été essayée par tous les pays d'élevage exotique,
même par les Australiens et les Platéens, à qui la distance à par-
courir, des voyages de vingt-cinq à trente jours de traversée, des
climats alternativement torrides et iroids, ne parurent pas des ob-
stacles insurmontables. Les moutons ne résistèrent pas mieux que
le gros bétail, et le résultat fut aussi triste que celui des entre-
prises dont les chevaux fournissaient la matière. Les frais de trans-
port, la nourriture à bord, les risques qu'aucune compagnie d'as-
surances ne consentait à cou\Tir, rendaient ces tentatives trop
hasardeuses pour qu'elles pussent jamais prendre rang parmi les
opérations commerciales régulières. Les éleveurs avaient beau
offrir pour rien les premiers chargemens de bêtes de choix, leur
prix, au lieu d'origine, était trop peu de chose en comparaison des
frais et des risques pour que cet avantage rendit ces affaires pos-
sibles. On a constaté que des envois de moutons ainsi faits de la
Plâta, revenant à AO francs par tête rendus au Havre, ne trou-
vaient pas acheteur à La Villette au-dessus de 8 francs, prix de
coalition qu'il était trop facile aux bouchers, qui y font la loi
d'imposer à leur guise. Les Etats-Unis et le Canada, beaucoup plus
rapprochés, ont eux-mêmes renoncé à ces entreprises : en 1882,
pour la dernière fois, ils ont importé 211 têtes de bétail en An-
gleterre, c'est peu pour la consommation. Les seuls animaux sur
pied qui pénètrent en France viennent d'Algérie, de la Russie mé-
ridionale et d'Italie ; nous avons dit que le chiffre des importations
de moutons atteignait 2 miUions et demi ; quant au gros bétail, il
entre en nombre restreint : la France reçoit 215,000 têtes, dont
150,000 pris pour l'engraissement et le reste pour la production
du lait. L'Angleterre ne reçoit plus d'animaux sur pied ; en France,
même, ils sont appelés à disparaître ; déjà, lors de l'exposition de
1878, des essais ont été faits : des envois de 30,000 kilos de viande
battue arrivaient chaque jour aux halles de Paris transportés danf
la glace depuis le fond de la Hongrie.
Nous touchons ici au seul système qui ait donné des résultats
pratiques et qui porte en germe l'avenir de l'approvisionnement de
l'Europe par les pays exotiques. C'est à la France qu'appartient
l'honneur d'en avoir trouvé la solution industrielle, mais c'est à
l'Aîigleterre que rendent celui, moins brillant, mais plus lucratif,
d'en avoir trouvé l'application commerciale.
Le premier essai, le plus connu, celui du Frigorifique, remonte
à 1876. 11 fut fait avec beaucoup de solennité. Les inventeurs
avaient bien indiqué l'idée, le résultat leur prouva que la mettre
en œuwe n'était pas chose si simple. Ils virent se produire, sur
les rives de la Plata, ce fait imprévu pour eux, prédit par d'autres,
928 REYUE DES DEUX MONDES,
d'une demande de 10,000 moutons ne pouvant être satisfaite par
un pays qui en contenait alors déjà plus de 60 millions. De plus,
l'erreur commise de croire que l'on ne pouvait congeler et conser-
ver la viande qu'à la condition de suspendre chaque bête isolément,
comme à l'étal d'un boucher, pour faire pénétrer partout autour
l'air froid, rendait le transport assez coûteux pour que l'opération
fût ruineuse ; elle le fut.
A la même époque, les Canadiens qui possèdent en quantités
considérables, trop peut-être, la matière première de la conserva-
tion par le froid et n'ont pas à recourir à des moyens artificiels,
essayaient de transporter le bétail abattu dans des cales où on le
noyait dans la glace. Le système réussit assez pour démontrer que
la viande n'a rien à perdre à voyager en vrac, entassée dans des
cales, comme de simples sacs de grains, pourvu que la tempéra-
ture soit maintenue à zéro.
C'est ce qui éclaira MM. JuUien-Carré, industriels français, et les
décida à tenter une expérience. Ils firent construire un navire, le
Paraguay, qu'ils dirigèrent vers la Plata. Ce malheureux navire,
dont le voyage intéressait à un si haut point producteurs et con-
sommateurs des deux mondes, eut de nombreuses infortunes de
mer. Il coula une première fois, fut reconstruit, réexpédié, re-
tardé un an par des avaries , enfin , rapporta une cargaison de
15,000 moutons, réunie à grand'peine, revenant à un prix élevé,
mais faisant la démonstration qu'attendaient les éleveurs et les in-
venteurs.
Il était de ce jour hors de doute que la viande fraîche supporte
admirablement le transport, en grenier, accumulée dans des cales
refroidies. Restait à traiter commercialement ce produit nouveau.
Or, un produit n'est commercial qu'à la condition de pouvoir être
acheté et présenté sur un marché, suivant les besoins, sans que
l'acheteur ou le détenteur ait à subir la loi de la contre-partie.
Il fallait donc pouvoir traiter cette matière corruptible comme on
le fait de toute autre de facile conservation ; pour cela organiser,
dans les pays de production, des magasins glacés ou la déposer à
mesure des abatages, ce qui permet de s'approvisionner à loisir
d'animaux répondant aux exigences de la demande, d'éviter les
irrégularités d'un marché producteur à élevage libre, et se pré-
parer, pour le jour où les navires, destinés à les recevoir sans re-
tard, se présenteront, des chargemens suffisans. Cette première
partie de l'opération une fois réalisée, il fallait encore disposer des
magasins semblables, au lieu d'arrivée, pour ne pas être exposé
aux caprices des marchés consommateurs. 11 semble que ce plan,
assez simple à combiner, était trop complexe pour des intelligences
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 929
commerciales françaises ; il ne l'était pas pour des Anglais. Les
éleveurs australiens furent les premiers à le mettre en pratique,
ils trouvèrent aide et capitaux en Angleterre.
L'invention Jullien- Carré servit de point de départ. Au lieu
de recourir aux produits chimiques, qui sont quelquefois difficiles
à se procurer dans les pays d'outre-mer, on obtint le froid
tout simplemens par la compression de l'air ; deux systèmes,
celui de Haslam et celui de Bell-Coleman, à peu près semblables,
furent mis en pratique. On construisit d'abord des vapeurs spé-
ciaux, uniquement destinés à ce commerce, mais bientôt on com-
prit qu'il était de beaucoup préférable d'aménager, sur les trans-
ports ordinaires, des machines prêtes à produire le froid, en cas
de besoin, dans des cales pouvant recevoir, à défaut de cette
marchandise spéciale, d'autres de toute nature. On construisit,
dans les ports d'embarquement, en Australie depuis cinq ans, et
depuis trois ans à la Plata, des hangars munis d'appareils à pro-
duire le froid et destinés à recevoir des milliers de moutons au fur
et à mesure des offres des producteurs et des abatages. Jusqu'ici
bien des voyages ont été faits, l'heure des tàtonnemens est passée,
la preuve est complète au point de vue industriel. Le problème ce-
pendant n'est pas encore commercialement résolu.
Les pays d'élevage libre peuvent-ils fournir d'une façon con-
stante la matière exportable? Les pays consommateurs sont-ils dis-
posés à l'accepter et à absorber les quantités qu'on leur présen-
tera? Malgré le nombre d'animaux existans et leur prix de revient
dans les pays exotiques, malgré le prix élevé et la demande beau-
coup plus active de viande en Europe, ces deux questions posées
n'ont pas reçu encore la réponse qu'un observateur superficiel au-
rait pu faire a priori.
Il a fallu reconnaître que, dans les pays à pâturages naturels, les
animaux, malgré les croisemens, restent petits; de plus, les longues
marches que leur permet la libre disposition de grands espaces don-
nent à la chair des membres de la locomotion une fibre résistante et
non pas ce développement charnu obtenu en Europe par la stabula-
tion et très recherché du consommateur. Il est très difficile à la Plata
de trouver cent moutons pesant 70 livres, impossible d'en trouver
mille; leur poids ne dépasse pas la cote très basse de Ixb à 50 li\Tes. Le
pâturage naturel, en outre, n'est pas un pâturage d'engraissement;
l'animal s'y soutient, produit sa laine, y trouve les élémens de sa
structure, engraisse même à une certaine saison, mais cette graisse
tombe aux premières chaleurs ou aux premiers froids. Il y a donc
pour l'éleveur, s'il veut exporter, deux progrès à réaliser qui exi-
TOMB LXXIY. — 1886. 59
930 RE7UE DES DEUX MONDES.
geront de grands frais et du temps ; il lui faut améliorer à la fois
ses troupeaux par le croisement et ses pâturages par l'agriculture.
On peut espérer que, le branle étant donné, quelques années suffi-
ront pour que de nombreux éleveurs puissent offrir à l'exportation
un bétail de choix en toutes saisons. Déjà l'Australie entraîne à sa
suite dans cette voie l'éleveur pampéen, tous deux se rencontrent
déjà d'une façon régulière sur les marchés anglais.
A combien s'élève leur importation? L'Australie livre chaque se-
maine environ quinze mille moutons à Londres et autant à Liverpool.
Gela fait un total de A 50 tonnes d'arrivages hebdomadaires pour
. chaque destination et d'un million et demi de moutons annuels pour
toute l'Angleterre. Ce sont des quantités aussi insignifiantes pour
le pays qui possède les troupeaux dont nous avons donné le chiffre
qu'elles le sont pour la consommation anglaise : c'est, en effet, un
appoint de 45,000 tonnes pour un pays qui est en déficit annuel de
500,000 tonnes de viande.
Cependant la vente de ce produit exotique nouveau, quelque mi-
nime que soit la quantité importée, est assez lente encore pour que
les arrivages de la Plata, qui ne s'élèvent guère jusqu'à présent,
par mois, à plus de vingt mille moutons de 50 livres environ, encom-
brent quelquefois le marché et soient d'un écoulement difficile.
Le public anglais ne s'habitue que lentement à consommer cette
viande, malgré le prix de h deniers 1/2, soit 0 fr. !ib la livre, auquel
on le lui vend, au lieu de 6 que vaut couramment la viande anglaise.
Ce commerce a devant lui un vaste champ, cela n'est pas douteux;
il ne l'est pas moins qu'il sera lent à le conquérir. Ce n'est pas
chose simple que de combattre la routine à la fois dans les deux hé-
misphères, ce ne l'est pas moins d'immobiliser dans une entreprise
à résultat éloigné les capitaux considérables que celle-ci exige. Nous
croyons, jusqu'à preuve du contraire, que la France ne se hâte pas
de nous donner, que l'Angleterre seule est capable de le faire. Déjà
les compagnies d'assurances anglaises, en couvrant, moyennant une
prime de 5 pour 100, les risques de bonne arrivée de la viande
fraîche, ont donné à ce commerce ses grandes lettres de naturali-
sation ; en même temps, les docks à congélation se construisent sur
les bords de la Tamise, à côté des élévateurs à grains.
On peut dresser d'avance le devis de toutes les parties diverses
de cette opération compliquée : les machines à congeler 250 tonnes
coùtL-nt à Londres 1,800 livres, les chaudières 200 li\Tes; en y
ajoutant les frais de transport, on sait que ces machines coûteront
75,000 francs, rendues en rade do Sydney ou de Buenos-Aires, et
que, montées, mises en place sous les hangars ad hor, elles re-
viendront à 100,000 francs, congelant 3,000 tonnes de viande an-
LES GRANDS PAYS d'ÉLEVAGE. 9M
nuelles, chargement suffisant pour six ou sept steamers, prenant
chacun, comme nous l'avons dit, 450 tonnes de viande. Toutes les
compagnies sont disposées aujourd'hui à faire à bord de leurs stea-
mers les aménagemens nécessaires; les quelques millions qu'elles
y dépenseront seront facilement productifs en prélevant , comme
elles le font, 2 deniers 1/2 par li\Te de viande pour les provenances
d'Australie et 1 1/2 pour celles de la Plata, pour frais de trans-
port et de congélation. Jusqu'ici, vingt-quatre steamers seulement
ont subi la transformation nécessaire pour cette nouvelle destina-
tion; en concédant qu'ils puissent faire quatre voyages par an, cela
fait quatre-vingt-seize voyages et une importation de 45,000 tonnes
de viande environ.
C'est ici, et devant ce chiffre, que la question de la consomma-
tion des viandes exotiques se présente sous son véritable aspect.
L'Angleterre accuse, en effet, un déficit de viande de 500,000 tonnes,
soit dix fois ce qu'elle peut recevoir avec les moyens de transport
dont peuvent disposer aujourd'hui, pour la satisfaire, les éleveurs
exotiques ; il faudrait, pour combler ce déficit, doter de machines
nouvelles cent navires au lieu de dix. Le déficit de la France, où
pas une livre de viande exotique n'est encore entrée dans la con-
sommation, est de 150,000 tonnes annuellement; combien d'usines
à congélation , combien de navires à construire ou à transformer,
combien de docks à éditier pour préparer, transporter ou emmaga-
siner cette quantité considérable, qui exigerait trois cents voyages
de steamers aménagés ! Et encore, la consommation de la France
est-elle loin d'avoir dit son dernier mot ; on sait que l'habitant de
Paris consomme en moyenne 72 kilogrammes de viande par an,
qu'il en pourrait absorber le double, et que l'habitant des autres
villes et des campagnes n'emploie que 30 kilogrammes de viande
par an et par tête; on peut dire que 30 millions d'habitans mangent
de la viande par exception et plusieurs millions n'en mangent pas
du tout.
Aussi, ce que nous trouvons à la fin de cette étude, qui nous a
menés dans tous les pays du monde, qui nous a donné l'occasion
d'en étudier très rapidement la production pastorale et l'économie
de cette production, c'est cette conclusion consolante que les éle-
veurs de France et d'Angleterre peuvent encore, pendant de longues
années, appliquer leurs soins, leurs capitaux et leur intelligence à
développer leur art, si intéressant et si prospère, qui, pour celui qui
en examine les progrès, apparaît comme une des manifestations
les plus hautes du génie de l'homme, parvenu par sa propre science,
à greffer des variétés d'animaux sur des espèces élaborées par la
longue sélection à travers les révolutions du globe et les âges de la
932 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, à les transformer, à leur faire produire à sa guise ce qui lui
est nécessaire et suivant ses besoins.
Les éleveurs exotiques ont cependant, eux. aussi, un champ vaste
à exploiter : leur rôle leur est tracé par les agriculteurs des mêmes
contrées, qui n'ont pas craint de produire trop, de jeter sur tous les
marchés du monde trop de céréales, trop de sucre, trop de produits
de toutes sortes, et qui ont, par leur témérité, enrichi les entrepre-
neurs de transports, les intermédiaires, les financiers et, ce qui vaut
mieux, eux-mêmes.
Les seuls qui ne nous semblent pas devoir trouver ici d'espérance
consolante, ce sont les plus nombreux, les consommateurs. Pour
eux, le blé a beau être trop abondant, ils n'en mangent à leur faim
qu'à la condition de le payer le même prix que lorsqu'il l'était moins.
Il en sera de même toujours de la viande ; son prix s'est toujours
élevé, il s'élèvera encore ; il faudra construire encore et aména-
ger des flottes de steamers pour apporter, à travers l'Atlantique,
des chargemens de viande qui seront toujours, quoi qu'on fasse,
insuffisans à combler, à atténuer même le déficit de France et d'An-
gleterre. Le jour où, par impossible, on sera parvenu, à force d'ef-
forts , de temps et de capitaux , à satisfaire les demandes de ces
deux pays, le déficit se sera de nouveau ouvert sous l'impulsion de
consommateurs plus exigeans, et il faudra mettre en œuvre d'au-
tres moyens pour le combler : or la viande n'est pas compressible ;
il lui faut son espace, il faut en diviser les masses, de façon à ce
que les machines employées puissent la garantir pendant de lon-
gues traversées. Il est donc facile de conclure que, pour être ré-
solu en théorie, et admirablement résolu, le problème de l'alimen-
tation de l'Europe par les pays exotiques n'en demeure pas moins
fort compliqué et plus plein de promesses pour nos arrière-neveux
que pour nous-mêmes.
ÉUILE Dâibeaux.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : Chamillac, comédie en 5 actes, de M. Octave Feuillet.
Le l" mars 18/^9, ea même temps que les vers d'Alfred de Musset
« sur trois marches de marbre rose, » la Revue des Deux Mondes pu-
bliait une comédie d'un jeune homme qui, depuis, lui a marqué son
attachement et qui, dans ces derniers mois, lui a donné la Morte : à
trente-sepi ans de distance, Chamillac, représenté, le 9 avril 1886, à
la Comédie-Française, est un écho de Rédemption.
C'est que M. Octave Feuillet n'est pas seulement fidèle à ses amis,
mais d'abord à son génie propre. Son talent, selon les saisons, a pu
varier ses moyens de culture; sou àme, dont toute son œuvre est le
fruit, n'a pas changé : sans découragement, malgré certaines modes
ennemies, elle s'est montrée toujours, elle se montre encore, et dans
le livre et sur la scène, éprise des idées, et, qui plus est, des mêmes.
L'idée qui soutient et anime Chamillac, aussi bien que Rédemp-
tion, est haute et généreuse; elle étend, d'ailleurs, ses bienfaits au-
jourd'hui plus largement que naguère; elle revient parmi nous pour la
pécheresse, mais aussi et surtout pour le pécheur. La femme n'est pas
absente de ce drame, mais l'homme ea est le héros : comme elle, dans
l'ordre différent où son honneur est placé, il a failli; comme elle, il
rachète sa faute. L'un et l'autre, après s'être damné socialement, fait
son salut en ce monde ; et chacun par la voie qui lui est le plus con-
venable : la femme, destinée à la vie privée, se sauve par l'amour; et
l'homme, à qui la vie publiqite est ouverte, par la charité.
D'autre part, le milieu où cette idée se manifeste est nouveau. Ré-
demption, d'après un avis placé en tête de l'ouvrage, se passait à Vienne
et de nos jours; mais, tout de bon, le lieu de cette fable était plutôt le
royaume de la fantaisie ou, du moins, la capitale d'une Autriche où
les costumes de Barberine eussent été plus séans que nos modernes
934 REVUE DES DEUX MONDES.
habits. M. Feuillet, qui dès lors était l'auteur de la Crise (1), est aujour-
d'hui l'auteur de la Petite Comtesse (2), de Monsieur de Camors (3) et de
tant d'autres délicates et fortes études de mœurs contemporaines et
parisiennes, entre lesquelles il faut distinguer ce chef-d'œuvre, Julia
de Trècœur {k). Il a saisi une part de notre société, la plus brillante,
et il la tient'; sa prise est celle d'un maître qui a la main énergique et une.
Il connaît cette fraction de l'humanité et la juge avec la clairvoyance,
avec la sévérité, mais aussi avec la sympathie et la pitié secourable
d'un moraliste chrétien ; il en reproduit les sentimens, les opinions,
les propos, avec cette naturelle justesse de ton que les observateurs
les plus subtils et les plus appliqués lui envient : pourquoi se risque-
rait-il à la quitter? 11 n'est ni son adversaire ni sa dupe; il voit dans
ses rangs beaucoup de pharisiens; c'est par eux, et pour leur donner
utilement la leçon, qu'il met debout, comme de vivans démentis à leur
iniquité, la pécheresse et le pécheur triomphant du mal, purifiés et
touchant sur cette terre le prix de leur expiation.
Mais quoi ! Est-ce donc un sermon, ce Chamillac, un discours édi-
fiant, une thèse? Nullement! Pour s'épargner les obligations du genre,
pour en ôter d'avance les charges au spectateur, pour en éviter le fâ-
cheux appareil, M. Feuillet a fait le nécessaire avec une courageuse
prudence; allant à son but, il a choisi, quels qu'en fussent les périls,
un chemin secret, ou plutôt une façon discrète de cheminer : il a mar-
ché devant son héros une lanterne sourde à la main, et, à la fin seu-
lement, il s'est retourné pour l'éclairer. Entraînés à leur suite, amu-
sés en route par des accidens pathétiques, lesquels suspendaient et
relançaient notre attention, nous ne savons que trop tard pour résis-
ter, c'est-à-dire juste à point, d'où nous venons et avec qui. Pour prou-
ver le mouvement vers le bien, l'auteur, sans accompagner son héros
de commentaires auxquels s'en pourraient opposer d'autres, l'a fait
avancer; une fois qu'il l'a mené où il veut, il révèle d'où il l'a tiré :
le moyen alors d'empêcher qu'il ait franchi l'inteiTalle ! Une telle dé-
monstration est rare, ingénieuse, hardie; elle a cette élégance qu'es-
timent les géomètres ; elle est exempte de ces embarras oratoires que
craignent les dramaturges.
Deux actes de comédie, joliment ouvragés, sont les supports de ce
drame; l'exposition s'y fait avec abondance, les principes de l'action
y sont posés, les caractères indiqués autant qu'il le faut selon le plan
adopté par l'auteur; l'atmosphère qui enveloppera le tout s'y constitue
aisément.
D'abord, nous voici dans l'atelior de M. Flugonnet, brave garçon et
(1) Voir la Revue du 15 octobre 1848.
(2) Voir la Ikvue du 1" Janvier 1S50.
(3) Voir la Itevue, 15 avril — 15 Juin 1867.
(♦) Voir la Revue du 1" mar» 1872.
REVUE DRAMATIQUE. 935
peintre à la mode. Il attend une jeune veuve, M"" de Tnas, dont il a
commencé le portrait ; il reçoit une de ses élèves, Sophie Ledieu. Singu-
lière créature que celle-ci, faite pour déconcerter les gens qui ne connais-
sent que l'intérieur des castes sociales et morales et ne veulent pas con-
naître leurs frontières, — née du pavé de Paris, grandie et fleurie pour
le vice, transplantée ensuite et cultivée pour la vertu par un caprice
du sort et par la volonté d'un honnête homme. Nièce d'une crémière,
danseuse à l'Opéra, maîtresse naïve d'un financier véreux, le jour où
cet amant a pris la faite, où elle a vu à quelle sorte d'homme elle
avait lié sa jeunesse et quelles consolations l'attendaient, elle a voulu
mourir. Échappée du suicide, elle a été rengagée à la vie par un per-
sonnage qui a le cœur chaud et l'esprit original, M. de Ghamillac :
célibataire élégant, habitué du foyer de la danse, ami et protec-
teur d'Hugonnet, amateur de bonnes œuvres encore plus que de
tableaux et de pirouettes^ ce dilettante de l'art et de la morale a pro-
mis à Sophie que, si, pendant quatre années, elle apprenait l'or-
thographe et la sagesse, il l'épouserait. Elle a, par surcroît, appris la
peinture et l'amour : elle est la meilleure élève et la préférée d'Hu-
gonnet, la brave et belle fille, et elle aime son bienfaiteur, dont elle
sera tantôt la femme, car la quatrième année d'épreuve est sur le
point d'expirer.
Cependant, depuis quelques mois, elle est jalouse et inquiète : Gha-
millac, qui vivait à l'écart des salons, y passe à présent trop d'heures
de l'après-midi et de la soirée ; elle croit savoir qu'il est épris d'une
femme du monde, et de laquelle : M"« de La Bartherie. Jeune, agréa-
ble de figure et de mise, prude, intrigante, mariée à un député qui
fait profession de philanthropie, bien apparentée elle-même et bien
située dans Paris, cette rivale serait funeste à la pauvre Sophie. Ad-
mirez la rencontre : M"« de La Bartherie est la tante de M"* de
Trjas, dont Sophie reconnaît le Aisage en cette esquisse; oh! la
chère jeune femme! N'est-ce pas elle qui, au casino de Luchon, il y
a quelques années, sauva la fille d'opéra d'un si mortifiant affront?
L'un après l'autre, dans un bal, plusieurs couples s'étaient dérobés pour
ne pas faire vis-à-vis à M"* Ledieu et à son amant; elle restait seule
avec lui au milieu de la salle, souhaitant que le parquet s'abîmât sous
ses pieds. Soudain, prenant sa rougeur en pitié, une toute fraîche et
gracieuse fée, innocente à coup sûr, et forte de son innocence, dai-
gna se lever, lui sourire et danser devant elle : M*«deTr5as! Oui,
voici bien ses traits; et, maintenant qu'on annonce sa venue, Sophie
demande à Ilugonnet la permission de s'attarder dans la pièce voisine
perur entendre sa voix.
M"'* de Tryas, la vive et charmante femme, es!; accompagnée de son
cousin et fiancé, le commandant Robert d'Illiers, bon officier, exact
gentilhomme, parfaitement froid et correct ; et de son frère, Maurice
936 REVUE DES DEUX MONDES.
de La Bartherie, sous-lieutenant de cavalerie et franc étourneau :
quelle meilleure escorte en l'absence de son père, le général, qui re-
vient demain d'une tournée d'inspection? Arrivent, d'ailleurs, pour
renforcer la compagnie, M. de La Bartherie, le député, avec sa femme;
et puis deux dames patronnessesde la société protectrice des « pauvres
honnêtes » dont il est le président; enljn un bon jeune homme, se-
crétaire de l'œuvre, qui se glisse entre leurs jupes. Ainsi Hugonnet,
qui comptait travailler tranquille, est envahi ; autour de lui c'est un
cercle, souvent rompu et reformé, de critiques d'art improvisés, d'oii
partent les admirations jaculatoires et les conseils contradictoires :
« Parfait! cher maître! Un chef-d'œuvre... Pourtant, si j'osais risquer
une observation, je dirais que M"* de Tryas n'a pas la physionomie
si éveillée... Bravo! bravo! Cependant, auprès de M"" de Tryas, ne
semble-t-il pas que cette physionomie soit un peu endormie?.. Dé-
licieux, ce morceau, et celui-ci, et celui-là... Et le fond, mesdames,
le fond ! »
Tout ce caquetage d'amateurs mondains est plaisamment noté dans
le ton des conversations du jour. Mais le brouhaha s'apaise; M'"* de La
Bartherie reste seule avec sa nièce et le peintre. La conversation,
presque aussitôt, tombe sur Chamillac; c'est lui, paraît-il, qui in-
venta Hugonnet : « Il est tellement à la mode qu'il m'y a mis, » avoue
ingénument l'artiste. Et M"" de La Bartherie l'interroge sur les bizar-
reries de son Mécène : est-il vrai que, pour serviteurs, il ne veuille
que des repris de justice, et qu'on ne voie chez lui que des demoiselles
à peine sorties de prison? Passe encore; mais on assure qu'il veut
épouser sa maîtresse, un ancien modèle, une fille de rien. Hugonnet
rectifie la légende, avec un peu d'impatience : Sophie Ledieu, son
amie, n'est-elle pas derrière la porte, qui écoute? 11 dit ce qu'elle
fut et ce qu'elle est; il rappelle à M"* de Tryas sa rencontre avec elle
au casino de Luchon : « Vous lui avez porté bonheur, madame. — J'en
suis ravie. » Mais la tante, mieux fournie de préjugés et plus ferme
que la nièce, n'admet pas que Chamillac se déclasse par un tel ma-
riage. Hugonnet, les nerfs agacés, le cœur inquiet, rompt la séance ;
il reconduit ces dames, en les pressant, jusqu'au seuil de l'atelier: h Que
votre ami se débarrasse de cette fille en lui faisant une petite rente; »
c'est le dernier mot de M"" La Bartherie. Hugonnet a tout juste le
temps de se retourner pour recueillir dans ses bras Sophie Ledieu, qui
s'évanouit en murmurant : a 0 la vipère ! » L'auteur, assure-t-on,
avait mis d'abord : « 0 la canaille ! » Certains conseillers, trop délicats
peut-être, ont fait changer ce cri de nature pour celle parole décente.
« Canaille, » h notre avis, jaillissait mieux, en cette crise, des lèvres
et du cœur même de la nièce désespérée de la crémière.
Après l'atelier du peintre de portraits, le salon d'une femme in-
fluente : autre décor où s'oncadre un tableau de mœurs modernes.
REVUE DRAMATIQIE. 937
C'est ici proprement que devient presque visible et palpable cette
atmosphère de pharisaïsme où doit se lever l'astre de la charité chré-
tienne. Chez M"'" de La Bartherie, ce soir, avant d'aller au bal, le co-
mité de la société protectrice des « pauvres honnêtes » doit se réunir.
Avant l'heure fixée, M"»^ de Tryas est ici avec son frère. 11 croit s'être
aperçu que Chamillac, s'il vient souvent dans la maison, y vient pour
sa sœur et non pour sa tante : aurait-il vu juste, par hasard? A vol
d'étourneau, les jeunes gens ont de ces coups d'œil. Et Chamillac, ce
don Quichotte en frac ajusté, ne conviendrait-il pas à la généreuse et
primesautière jeune femme plus que son impassible cousin? Jeanne
de Tryas n'y contredit point; elle se contente, sans être aucunement
troublée par cette ouverture, de faire observer qu'il est bien tard,
quinze jours avant le mariage, pour changer de fiancé. Survient le
commandant; et, justement, le désaccord de leurs âmes se marque
davantage par le récit d'une aventure dont la jeune femme fut l'hé-
roïne hier, et par le jugement que M. d'Illiers en porte à demi-mot. 11
est léger, spirituel, gracieux à souhait, ce récit que fait M""* de Tryas
elle-même ; et ce n'est point un hors-d'œuvre, car tout un caractère
s'y déclare, tel que de récentes façons de vivre le permettent, bien
féminin, bien parisien, d'un charme exquis et neuf.
Donc hier, surprise sur le boulevard par un orage. M™ de Tryas
s'était abritée sous le porche d'un photographe ; elle reconnut, réfugiée
auprès d'elle, W^ Vanda, la jolie actrice qu'elle avait souvent vue sur
la scène des Variétés. « Je mourais d'envie de lui parler, » avoue-t-elle;
pourtant elle sut résister à la tentation jusqu'à ce que M"* Vanda hé-
lât une voiture. Elle n'avait pas de parapluie, M"* Vanda, et elle avait
(t un amour de petit chapeau; » n'eût-ce pas été dommage que ce petit
chapeau fût mouillé pendant la traversée du large trottoir ? M"" de Tryas
offrit à sa voisine de la protéger jusqu'à la voiture, et elle le fit, de
sorte que les méchantes langues peuvent raconter aujourd'hui qu'elle
s'est promenée, bras dessus bras dessous, sur le boulevard, avec une
actrice des Variétés. — Bonté rapide, étourderie et miséricorde, bra-
voure d'une honnêteté qui pousse volontiers jusqu'à la bravade; gami-
nerie, curiosité, témérité d'une innocence qui ne sait pas exactement
tout ce que recouvrent de réalités vilaines certains dehors élégans;
indulgence et même sympathie d'artiste pour cette élégance; instinct
de solidarité de la femme pour la femme; équité malicieuse de la
mondaine, qui se dit que telle ou telle de ses compagnes, mieux née,
mieux payée pour être vertueuse, est moins estimable, en bonne justice,
que cette créature dévouée au vice d'autrui, tous ces sentimens, je les
reconnais chez M"" de Tryas et je les salue avec plaisir pour les avoir
connus chez quelques-unes de mes contemporaines, et des plus vivantes
et des plus vraiment aimables. Toutes ces fleurs écloses dans une âme
938 REVUE DES DEDX MONDES,
parisienne, un artiste consommé pouvait seul, par quelques paroles,
en évoquer le parfum, sans perdre le temps à en montrer les racines :
grâces soient rendues à M. Feuillet, pour cette caresse qu'un invisible
bouquet nous fait au passage 1
Moins charmé que nous par la gentillesse de cette escapade, Robert
d'illiers, après le récit de l'anecdote, se trouve en tête-à-tête avec M'"* de
La Bartherie. C'est une petite guerre que cette rencontre, une petite
guerre qui pourrait bien avoir des suites : une escarmouche où scin-
tillent des armes courtoises mais envenimées. L'otïlcier, raillé sur sa
froideur, demande à la jeune femme pourquoi elle le persécute de ses
taquineries : « Gela m'amuse, répond-elle. — Oui, réplique-t-il; mais,
comme je ne puis pas en dire autant... » Klle lui rappelle qu'il a
d'abord paru lui faire la cour et qu'il s'est tourné ensuite vers sa
nièce : « Or, mon cher monsieur, ce sont de ces choses que les plus
honnêtes femmes n'apprécient pas. » Avait-il donc quelque chance
de lui plaire? Il la conjure poliment de ne pas lui donner, à l'heure
qu'il est, des regrets inutiles. Elle riposte qu'il en aura bien assez,
en effet, sans qu'elle y aide, dans un prochain avenir: uni à une per-
sonne dont l'humeur est si différente de la sienne, il souffrira tous les
ennuis que pourrait lui souhaiter « une femme offensée, et qui ne
serait pas sans malice. — Vous pouvez dire hardiment : sans mé-
chanceté, madame, » fait Robert d'illiers en s'inclinant. Et elle, avec
une révérence : a J'ai voulu vous laisser le plaisir de le dire. » Tout
le manège de cette scène est délicieux : faire parler l'âme d'Arsinoé
par les lèvres de Gélimène, et prêter contre elle à un homme des
traits qui ne fussent ni trop lourds ni trop mous, c'était, pour ainsi
dire, un tour de finesse où M. Feuillet, presque seul, pouvait réussir-,
la spirituelle modération, la délicatesse aiguisée de ce dialogue, ont
fait courir par la salle un murmure de jouissance : une oasis digne
de Marivaux, comment ne pas la bénir à l'entrée de ce drame qu'on
trouvera tout à l'heure, on le pressent quelque |>eu, ravagé par la
passion?
Avec les dames patronnesses, le secrétaire et le président de l'œuvre,
M'"* de Tryas reparaît; et, derrière elle, un nouvel adilié, M. de Cha -
millac. C'est un homme encore jeune, mais de cheveux gris, avec
l'aplomb et l'aisance d'un personnage qui a vécu et n'est pas dupe des
conventions sociales ; s'il est élégant de manières et d'esprit, c'est
pour sauvegarder mieux, semble-t-il, l'indépendance de son juge-
ment; il se couvre et il attaque, au besoin, de sa parole agile et poin-
tue, comme un bretteur de son épée. Sans humilité ni onction apo^o-
lique, il a choisi pour s}>oi't favori la recherche et le relèvement des
coupables; il affirme en souriant qu'il se plaît, à peu près sans rivaux,
dans cette «spécialité » peu séduisante; il a pris pour devise, cet
RE7UE DRAMATIQUE.
939
homme de club, la parole divine : « 11 y a plus de joie au ciel pour un
pécheur qui se repent que pour vingt justes qui persévèrent. » Voilà
précisément une parole qui a toujours paru à M"' de La Bartherie peu
encourageante pour les justes. Aussi l'a-t-elle négligée pour s'occuper
avec ses amies, sous la présidence de son époux, des « pauvres hon-
nêtes ; » Chamillac ne demande pas mieux que de secourir ceux-là par
surcroît, à ses momens perdus. La séance est ouverte; le secrétaire lit
le procès-verbal de la réunion précédente ; une causerie toute frivole,
étrangère aux questions de charité, couvre plaisamment sa voix ; le
procès-verbal est adopté. Puis le président, un Tartufe («Dévot?.,
demandait tout à l'heure Sophie Ledieu à Hugonnet. — Pense pas,
repondait le peintre : tu sais, y en a de laïques... »), ce Tartufe qui a
l'éloquence de Pru Ihomme, La Bartherie, cite à comparaître devant
lui et devant ces dames en toilette de bal quelques pauvres gens, un
maraîcher, une blanchisseuse, un ou\Tier des ports, épiés et convain-
cus d'avoir démenti par de prétendues fautes cette bonne renommée
qui leur a valu la faveur de la société. L'ou\Tier, harcelé de questions,
s'emporie et manque de respect au président ; il serait rayé de la
bienheureuse liste et précipité dans les ténèbres extérieures, si Cha-
millac, dont la bienfaisance a sa police secrète, ne murmurait quel-
ques mots à l'oreille de l'austère La Bartherie, dont il connaît les
peccadilles. Que celui de nous qui est sans péché jette la pierre au
coupable : ce ne peut-être La Bartherie; serait-ce Chamillac ? 11 sauve,
au contraire, le malheureux qu'on allait lapider. Ainsi se termine cette
scène franchement satirique, où s'expose en action la philosophie de
l'ouvrage, m se déclare en badinant le caractère du héros, et qui
donne au spectateur, en soulevant le rire, un dernier répit. Tout de
suite après, le drame éclate.
Au moment où le comité se disperse, Maurice de La Bartherie, le
frère de Jeanne, apparaît, pâle, éperdu, et demande un entretien à
Chamillac. Il vient d'apprendre que celui-ci, d'accord avec un autre
membre de leur club, l'a mis en demeure de payer une dette de jeu,
70,000 francs qu'il a perdus dans certaines circonstances aggravantes;
faute de quoi, demain, à midi, il sera affiché, c'est-à-dire bientôt chassé
du club, et aussitôt de l'armée. 11 sollicite un délai ; Chamillac, avec
une sévérité dont la raideur même et la dignité nous font supposer
qu'il a ses raisons, refuse tout arrangement et se retire. Alors, sur-
pris par sa sœur, Maurice lui avoue sa détresse. Recourir à son père ?
Il n'ose. Accepter que Jeanne paie sa dette? Mais la fortune de la jeune
femme est déjà inscrite dans son contrat de mariage, et, sans l'appro-
bation de son flancé, elle ne peut rien en distraire : or son fiancé est
ce rébarbatif cousin qui, de sa vie, ne pardonnerait pas cette faute à
.Maurice. Accepter, au moins, ce collier qu'elle détache de son cou? Non,
940 REVUE DES DEUX MONDES.
non, il ne veut pas dépouiller sa sœur. 11 relève la tête ; il ne tirera de
secours que de son courage et, ajoute-t-il, — voyant M"'* de Tryas agitée
de pressentimens sinistres, — de ses amis. 11 promet qu'il ne tentera
rien contre lui-même avant d'avoir embrassé son père, et il s'enfuit.
Mais que vaut un pareil serment? M"»* de Tryas jette une sortie de bal
sur ses épaules : « On dira ce qu'on voudra;., je ne veux pas que mon
frère se tue ! »
Au troisième acte, nous précédons la noble et imprudente jeune
femme chez le créancier de son frère. Hugonnet vient faire confidence
à Chamiïlac de la jalousie et des craintes de Sophie ; Chamillac l'écoute
gravement et murmure par deux fois, avec un air pensif, d'une voix
sourde : « C'est drôle... » Aussi bien, Chamillac, à la maison, n'est
plus armé, comme dans le monde, de brillante ironie; sérieux et
même sombre, il laisse deviner en lui quelque vieil homme qui ne
dira pas volontiers tout son secret. Il en révèle pourtant une part à
son ami : l'instinct de Sophie ne s'est pas éveillé à tort; il s'est seu-
lement égaré. Chamillac tiendra parole à sa prosélyte, il l'épousera :
car, s'il aime une autre femme, c'est la seule, justement, qu'il lui
soit défendu d'espérer. Cet inaccessible objet, ce n'est pas M"" de La
Bartherie : à quoi bon en dire davantage? Hugonnet, comprend-il
seulement la douleur secrète de Chamillac? Cela lui est-il jamais
arrivé, à lui, d'apercevoir une femme qui ferait son bonheur et d'en
être séparé par un abîme? A cette question il répond simplement : « Et
pourquoi cela ne me serait-il jamais arrivé, à moi? »
Mais Sophie Ledieu vient elle-même, et Hugonnet la laisse avec Cha-
millac. Elle déclare que, depuis quatre années, aussi bien que les habi-
tudes d'une honnête femme, elle en a pris les sentimens; elle repous-
sera la main de Chamillac si elle n'est pas assurée de son cœur, et elle
lui rend sa parole; il refuse de la reprendre, jurant qu'il n'a ni liaison
ni intrigue. Intéressée à le croire , elle se jette dans ses bras. A ce
moment, une personne voilée paraît ; la fllle d'opéra se retrouve pour
invectiver la femme du monde qu'elle soupçonne sous ce voile : « Moi,
du moins, madame, je ne me cachais pas ! — Je ne me cache pas
non plus, dit M'"" de Tryas en découvrant son visage. — Vous, madame !
c'est vous! » balbutie la danseuse, confuse et illuminée comme devant
l'apparition d'une Notre-Dame de Luchon. « Ne me dites pas pour-
quoi vous êtes ici; ce ne peut être que pour une raison bonne et hon-
nête; j'en respecte le mystère et je me retire. »
Demeuré seul en face de M"'° de Tryas, qui tremble, Chamillac tremble
presque autant qu'elle. D'une voix émue et d'un geste qui ose ù peine
être protecteur, il l'invite à s'asseoir; il lui épargne la moitié de sa
supplique. Avec une conviction étrange, un zèle de damné qui se serait
échappé de l'enfer pour en détourner les vivans, il lui parle des dan-
REVUE DRAMATIQUE. 941
gers où la passion du jeu entraînait son frère ; il a voulu donner une
leçon au jeune homme; il lui laisse passer une nuit terrible, entre le
déshonneur et le suicide; mais il a déjà payé, au nom de Maurice, l'au-
tre créancier, et, pour sa part de gain, il l'en tient quitte ou lui donnera
tous les délais nécessaires. « Et la dette de reconnaissance, soupire
avec ravissement M""* de Trj as, comment la paierons-nous jamais ? —
Un peu d'amitié suCBra, » répond Chamillac, qui paraît faire un héroïque
effort pour contenir ses sentimens.
Un bruit de voix dans l'antichambre ; la porte est brusquement ou-
verte : c'est le commandant d'illiers, averti par M"* de La Bartherie,
qui force la consigne. D'un ton provocant, il explique sa visite : il a
vu la voiture de sa fiancée devant l'hôtel. « C'est à madame et non à
moi que doivent s'adresser vos excuses, » prononce Chamillac ; il sa-
lue profondément M™* de Tryas, incline à peine la tête devant Robert,
et va dans la pièce voisine attendre la fin de leur explication. Droite
et résolue, Jeanne garde le secret de son frère et refuse de se justi-
fier ; avec une fierté, une délicatesse parfaite, elle donne les raisons
de son refus : « Si tout ce qui est obscur vous est suspect, si tout ce
qui est suspect est criminel, où sera la pals de notre vie commune ?
où sera la dignité? où sera le bonheur? » Et elle compare l'obstinée
défiance du gentilhomme à la grandeur d'àme de cette pauvre fille qui,
tout à l'heure, la trouvant chez l'homme qu'elle aime, s'est retirée
sans une question, sans une plainte : avec une sorte d'autorité reli-
gieuse, elle fait honte, par l'exemple de cette humble, aux exigences
de ce superbe. Et, comme il persiste, elle rappelle Chamillac : « Mon-
sieur veut savoir pourquoi je suis venue ici. Je dédaigne de le lui dire ;
d'ailleurs, il ne me croirait pas; je vous permets, je vous prie, je vous
ordonne de le lui apprendre. Adieu'. » Restés en présence, les deux
hommes se toisent : « J'attends, monsieur, fait le commandant. —
Vous n'attendez rien ; en obéissant aux ordres de madame, j'aurais
l'air d'obéir aux vôtres. » En face d'un rival menaçant , Chamillac se
paie de ce sophisme ; sans doute aussi, après que M"* de Tryas a
renoncé, presque malgré elle, à défendre son secret, il croit devoir
prolonger la défense. Et, comme Robeit d'illiers s'écrie : « Prenez
garde, monsieur; aux sentimens dont vous semblez animé contre
le fiancé de M™* de Tryas, prenez garde de laisser deviner ceux que
vous nourrissez pour elle 1 — Ah ! ce secret-là, répond Chamillac, c'est
le mien, et je puis vous le dire. — Eh bien?.. — Eh bien!.. » fait-il
en se rapprochant de Robert, les yeux dans les yeux, d'une voix basse
où vibre et gronde toute la force d'un homme qui soulage son cœur :
« ... Je l'adore! »
Rarement ai-je senti un coup de théâtre qui me surprît plus fort et
qui ébranlât davantage les âmes autour de moi. L'émotion est à peine
942 REVUE DES DEUX MONDES.
calmée quand le quatrième acte commence. Le général de La Bar-
therie est de retour ; c'est lui que le commandant d'illiers, en uni-
forme, vient prier de reprendre sa parole. « La raison de celte
démarche, monsieur ? Je vous somme de me la dire. — M™* votre
fille, avec plus de convenance que moi, pourra vous la faire connaître.»
Interrogée à son tour, Jeanne expose le différend qui s'est élevé entre
elle et M. d'illiers; pas plus à son père qu'à son fiancé, elle ne veut
dire pourquoi elle se trouvait, à cette heure avancée de la nuit, chez
M. de Chamillac. Ce Chamillac, le général lé connaît pour l'avoir eu
sous ses ordres, il y a une quinzaine d'années, en Afrique : un cer-
veau brûlé, en ce temps-là: il l'a perdu de vue depuis; mais il n'ad-
met pas que sa fille lui ait fait une pareille visite sans fournir, à
présent du moins, quelque forte excuse. Il la presse de questions indi-
gnées, quand Maurice intervient, comprend la situation et déclare sa
faute. C'est lui alors que le général accable de reproches, à la façon
d'un Romain de Corneille qui gourmanderait la lâcheté de son fils : le
fils d'un tel père doit-il risquer comme enjeu l'honneur de la famille?
Un officier français, d'ailleurs, ne doit-il pas se rappeler aujourd'hui
qu'il y a des divertissemens interdits aux personnes en deuil ? u Ah !
s'écrie le jeune homme, on demande des volontaires là-bas ;.. laissez-
moi y courir! » Et l'éloquence paternelle s'achève en bonhomie : une
petite tape sur la joue, et le général mèoe le sous-lieutenant chez le
ministre pour lui obtenir cette faveur d'aller au Tonkin ou au Sénégal.
Entre temps, le commandant, lui aussi, qui a péché par détiance, a
demandé sa grâce ; mais M'"" de Tryas lui a répondu : u Vous avez été
cause, monsieur, que, pour la première fois de sa vie, mon père a
douté de moi; je ne l'oublierai jamais. » 11 a crié : «Adieu! » et s'est
enfui; Maurice le retrouvera peut-être sur le paquebot.
M*'*" Ledieu fait demander si M™" de Tryas veut la recevoir : Oui,
certes. La pauvre fille s'excuse des indélicatesses de langage qu'elle
pourrait commettre en traitant une étrange matière. Elle pense que
Chamillac, s'il l'a jamais aimée d'amour, ne l'aime plus que d'amitié;
elle croit qu'il aime une autre femme; est-il payé de retour? Voilà ce
dont elle s'enquiert, en toute ingénuité, en toute noblesse de cœur.
M"" de Tryas se défend d'avouer à Sophie, ou plutôt de s'avouer à elle-
même ses sentimens. Elle les laisse éclater pourtant avec ses larmes,
lorsqu'elle apprend que Chamillac et Robert se sont battus ce matin,
et que cet homme, dont la magnanimité virile a touché son âme, a été
grièvement blessé pour elle. Le général revient; il se croise sur le
seuil avec Sophie, que sa fille lui présente comme la fiancée do M. de
Chamillac. « Que faisait ici cette personne? — Elle pleurait avec moi,
mon père. — Aimerais-tu cet homme? — J'ai pour lui une profonde
estimo. — (î'est que tu es une petite don Quichotte, toi aussi, et qu'il
REVLE DRAMATIQUE. 943
pourrait bien avoir intéressé ton imagination. Or, sache -le bien, un
obstacle infranchissable vous sépare. — Lequel? — S'il meurt, inutile
que je te le dise; s'il vit, c'est lui-même qui te le dira. »
L'anxiété du public est presque douloureuse : il est temps que le
mot de l'énigme vienne détendre les esprits. Le rideau se lève sur
le cinquième acte ; voici Chamillac, après trois mois de souffrances,
guéri de sa blessure, qui reçoit une amusante et touchante \isite : une
visite de noces, oui vraiment. Sophie Ledieu, pour mieux rendre à
Chamillac sa liberté, a engagé la sienne : s'étant aperçue que l'ami
Hugonnet l'aimait « comme une bête, » elle l'a épousé. Ils se sont
mariés aujourd'hui à la mairie et à l'église ; elle vient elle-même, avec
Hugonnet, faire part de cette nouvelle à Chamillac, en souriant et ca-
chant ses larmes. — Allez en paix, Sophie Ledieu, bonne et saine pe-
tite âme ! Il vous est beaucoup pardonné parce que vous avez beaucoup
aimé; vous êtes aimée, à votre tour, par un honnête homme qui vous
estime ; et ce pis-aller, nous en avons l'espérance, ne vous sera pas
sans douceur.
Le général L. C'est la statue du commandeur, en redingote bouton-
née. Il va emmener sa fille pour un long voyage; il ne veut pas qu'elle
emporte de soupçons contre sa justice, ni d'illusions ni de regrets. Il
veut que Chamillac en personne lui révèle quel abîme était creusé
entre eux; il exige ce service comme le paiement d'une dette sacrée.
Chamillac est secoué d'un spasme ; il se débat, par instinct, à la façon
d'un condamné sur l'échafaud; pourtant il se soumet. « Quand, mon
général? — Tout de suite. » M"'* de Tryas est appelée. Encore un mou-
vement convulsif de révolte, encore une prière ; et puis Chamillac com-
mence sa confession. Oh ! le dur chemin de croix qu'il monte, meur-
trissant et souillant son âme, sous les yeux de la femme qu'il adore!
Au milieu, il tombe sur les genoux et demande grâce ; le général,
d'un geste impérieux, le chasse plus avant; il poursuit sa route, le
misérable, et gravit tout son calvaire. Oui, naguère, en Afrique, alors
qu'il était petit officier dans le régiment du colonel de La Bartherie,
Chamillac a joué, il a perdu; acculé par ses créanciers, pris de dé-
lire, il a trouvé une lettre chargée sur la table du colonel, il a volé.
Surpris par M. de La Bartherie, qui seul a connu son crime, sommé
de se faire justice lui-même, il a demandé la mort d'un soldat; par
la grâce du colonel, il a pu la chercher le lendemain dans un combat
contre les Arabes, et ce n'est pas de sa faute s'il n'y a trouvé que
vingt blessures. Guéri, un an après, il s'est représenté devant son
juge : « Voulez-vous que je recommence? » Mais, dans l'intervalle, il
avait hérité d'une grosse fortune : « Tu as mieux à faire maintenant,
lui a-t-il été répondu; vis pour le bien de tes semblables. » Il a, de
son mieux , accompli cette mission, en gardant à M. de La Bar-
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
therie une reconnaissance qu'il lui prouve aujourd'hui, hélas! bien
chèrement.
Après ce récit, composé à merveille et dit à miracle, — de sorte que,
malgré sa longueur extraordinaire et son caractère pénible, on n'en
voudrait rien retrancher, — le pénitent s'incline, les bras ballans, les
yeux inertes; il semble qu'après cette agonie, sa pensée soit morte.
« Relevez la tête, monsieur, dit simplement M™* de Tryas et prenez
ma main. » Il la considère avec égarement, il se tourne vers le géné-
ral ; mais celui-ci, d'une voix forte : « L'expiation est complète ; mon
fils, embrasse ta femme ! »
Les applaudissemens éclatent. Les acteurs en doivent-ils prendre
leur part? Oui, sans doute, M"« Bartet, dans le personnage de
M"'" de Tryas, est exquise, avec plus d'onction peut-être et plus de
grâce que jamais, M. Coquelin a trouvé dans Chamillac le meilleur
de ses rôles modernes, au moins de ses rôles sérieux, avec celui du
duc de Septmonts; et, s'il est excellent ici comme dans l'Étrangère,
il l'est peut-être d'une façon encore plus surprenante : élégance et
gravité de maintien, sobriété de diction et de mimique, virilité d'ac-
cent, sincérité de passion, il a tout cela et ce je ne sais quoi d'origi-
nal qui fait d'un personnage une personne. M"« Tholer, MM. Febvre,
Laroche, de Féraudy et CoqueUn cadet, sous les noms de M™* de La
Bartherie, du général, du commandant, du peintre et du député, ont
rempli notre attente; M™* Jeanne Samary, pour bien représenter So-
phie Ledieu, ne manque de rien que de sagesse dans le choix de ses
toilettes, d'un peu de distinction naturelle et de conviction; M. Henri
Samary, son frère, pour figurer au naturel le jouvenceau Maurice, a
l'inexpérience de son âge : faut- il regretter durement qu'il n'y joigne
pas un peu d'art?
Mais, quel que soit le mérite des interprètes, le public se réjouit de
cette pièce comme d'une intéressante occasion d'honorer l'auteur, et
c'est justice. Comment ne pas reconnaître ici la délicatesse des carac-
tères, la convenance des mœurs, la hardiesse de la composition, l'éner-
gie nerveuse de l'allure? Surtout il convient de saluer, pour la hauteur
de sa morale et pour les bonnes manières de son style, le poète dra-
matique et romanesque, le rare écrivain qui, depuis Rédemption et la
Crise jusqu'à Chamillac, a gardé ce double privilège, précieux en tout
temps et presciue prodigieux en celui-ci, de se montrer évangélique
et galant homme.
Louis Gânderax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
1 1 avril.
On parle souvent de progrès et on se sert de ce mot à tout propos,
en l'appliquant aux plus vaines chimères, aux plus stériles fantaisies,
aux aventureuses expériences des réformateurs qui ne réforment
rien. Il y aurait un progrès bien simple, bien utile, plus que jamais
enviable, ce serait, suivant l'expression de M. Guizot, de rentrer dans
l'ordre, puisque depuis longtemps on en est sorti. Et qu'on n'attache
pas à ce mot un sens vulgaire et maussade de réaction : les réactions
ne servent à rien, elles ne sont qu'une autre forme du désordre. Ren-
trer dans l'ordre, en politique, c'est mettre le bon sens dans la con-
duite, une droiture active et vigilante dans l'administration, l'écono-
mie dans les finances, l'équité dans les lois : c'est pour les pouvoirs
publics se respecter mutuellement, rester chacun dans ses attributions
et dans son rôle, les parlemens dans leur droit de contrôle, les gou-
vernemens dans leur droit et dans leur responsabilité de direction;
c'est cesser ce jeu cruel qui consiste à parler de prospérité en multi-
pliant les gaspillages et les emprunts, à prétendre servir l'industrie
avec les agitations ou avec des complaisances pour toutes les agita-
tions, à décorer du nom de libéralisme les guerres aiLX croyances.
L'ordre, enûn, c'est le respect de tous les droits, de toutes les garan-
ties et surtout de la vérité. Quand on se décidera à rentrer dans cet
ordre, ce sera le progrès, le plus utile des progrès pour le moment.
Jusque-là on ne réussira qu'à s'agiter, à aggraver les difficultés que la
passion imprévoyante des partis a préparées, devant laquelle les gou-
vernemens affaiblis, toujours menacés, s'arrêtent impuissans.
TOME LiXlY. — 1886, CO
946 REVUE DES DEUX MONDES.
La vérité est qu'on sent bien quelquefois ces difficultés, qui sont cer-
tainement nombreuses, qui renaissent tous les jours dans les affaires
financières et industrielles comme dans les affaires morales de la
France, mais qu'on recule devant l'aveu des fautes qui les ont créées
et accumulées depuis quelques années. On sent le mal, on ne veut
pas en avouer la cause ; on ne veut pas convenir qu'on s'est trompé,
pour n'avoir pas à reconnaître que le mieux serait sans doute de chan-
ger de politique. Avant tout on tient à sauver l'intérêt de parti, dût-on •
employer tous les artifices, — et voilà ce qui arrive ! Au moment des
élections, lorsqu'on est intéressé à abuser l'opinion, à prolonger au
moins les illusions du pays, les protestations officielles sont répan-
dues à profusion jusque dans le moindre village contre ceux qui
osent parler des embarras financiers, des déficits, de la nécessité de
nouveaux emprunts et de taxes nouvelles. Ce n'est là qu'une inven-
tion monarchiste et cléricale, imaginée pour discréditer la république
et les républicains I II y a trois mois à peine, un nouveau ministère se
forme, et plus que jamais il déclare qu'il n'y aura ni emprunts ni im-
pôts : c'est toujours pour répondre aux réactionnaires ! Puis arrive ce-
pendant un jour, il y a moins d'un mois de cela, oii M. le ministre des
finances est obligé de proposer, avec son budget, un emprunt de quinze
cents millions pour dégager la dette flottante, une augmentation d'im-
pôt pour combler les déficits et pour suffire aux dépenses nouvelles.
On feint alors la surprise. La commission du budget se débat, ajourne
ou scinde les projets ministériels, réduit l'emprunt à neuf cents mil-
lions, — et M. le président du conseil, qui est un esprit plein de res-
sources, survient fort à propos pour tout arranger avec la commission
en lui laissant entrevoir une fois de plus le fantôme monarchiste!
M. le président du conseil est homme à tout expliquer et à tout conci-
lier en démontrant merveilleusement que la déclaration du mois de
janvier ne dit pas ce qu'on lui fait dire, que l'emprunt proposé n'est
pas un emprunt, que tout est pour le mieux dans la plus prospère des
situations, et que les républicains après tout, peuvent se rassurer.
C'est entendu 1 Ouvrir le grand livre pour les quinze cents millions ré-
clamés par le gouvernement ou pour les neuf cents millions qui ont
été accordés en définitive, ce n'est pas emprunter, au dire de M. le
président du conseil. Demander des ressources au crédit et des impôts
nouveaux, c'est un signe de prospérité, — c'est surtout le signe d'une
administration prévoyante. Et voilà comment, pour dissimuler des
fautes, on est obligé de se contredire sans cesse, comment aussi, pour
pallier des contradictions, on est réduit à recourir aux plus bizarres
subtilités l
Qu'un emprunt fût nécessaire dans une situation ûnanciëre devenui
difficile, en dépit de toutes les déclarations, soit; ce n'est pas là co
REVUE. — CHRONIQUE. 947
qu'il y a d'extraordinaire. Si on ne peut pas faire autrement, il faut
bien s'y soumettre, et ce qu'il y aurait de mieux, en ce cas, ce serait de
procéder simplement, en tâchant du moins de profiter des expériences
malheureuses auxquelles on s'est livré; mais ce qu'il y a d'étrange,
c'est de tout déguiser, d'aller chercher mille atténuations, mille expli-
cations de fantaisie, et rien, certes, sous ce rapport, n'est plus curieux
que cette discussion récente qui a uni par le vote de l'emprunt nou-
veau, réduit à neuf cents millions. Qui le croirait? on explique tout
par le passé, par les régimes déchus, et les fautes qu'on commet à
leur exemple, et l'exclusion des conservateurs de la commission du bud-
get, et les découverts qui pèsent sur le trésor. Un des grands finan-
ciers républicains, M. Jules Roche, a cru devoir recommencer cette his-
toire, qui n'est ni nouvelle ni sérieuse. — Et quand les monarchies, qui
se sont succédé au courant du siècle, auraient commis des fautes,
est-ce une raison pour les imiter et les aggraver ? Quand elles auraient
laissé des découverts, est-ce une raison pour y ajouter sans cesse au-
jourd'hui, pour les augmenter démesurément? A chacun sa responsa-
bilité. Ces régimes anciens ont eu sans doute leurs dépenses; ils ont
pu avoir leurs erreurs, ils ont eu aussi leurs grandeurs qu'on n'imite
pas. La dernière assemblée nationale elle-même, qu'on met si souvent
en cause quand il s'agit de l'accuser, cette assemblée a eu à liquider
les désastres de la dernière guerre et elle les a liquidés victorieuse-
ment; elle a laissé une situation financière libre et forte. La responsa-
bilité des républicains commence au moment oii ils ont pris le pouvoir,
et, à dater de ce jour, s'ouvre ce règne qui leur appartient, où en peu
de temps les dépenses ordinaires ont augmenté de 600 à 700 mil-
lions, où les découverts ont atteint un chiffre supérieur à celui des
découverts de tous les autres gouvernemens pendant un demi-siècle,
où la dette s'est accrue en pleine paix de plusieurs milliards, où les
déficits s'échelonnent d'année en année. Est-ce que la restauration et
la monarchie de juillet sont pour rien dans les dettes et les déficits
infligés au pays depuis six ou sept ans?
Eh bien ! soit, dit-on, on a emprunté, on a dépensé beaucoup en peu
de temps; mais de quels biens n'a-t-on pas comblé le pays? Ou lui a
donné des chemins de fer, des canaux, des écoles. Assurément il faut
bien que tout cet argent ait été dépensé d'une certaine manière, et per-
sonne ne suppose que les ministres des finances ou les membres de la
commission du budget en aient fait leur profit; mais ce qu'on reproche,
ce qu'on a le droit de reprocher aux financiers républicains, c'est d'avoir
tout épuisé dans un intérêt de parti, d'avoir engagé à outrance les res-
sources du pays, et, en dépensant beaucoup, d'avoir dépensé sans choix,
sans ordre, sans discernement. Le résultat est cette situation où M. le
ministre des finances en est venu à juger nécessaire de s'arrêter, de pro-
9Ù8 REVUE DES DEUX MONDES.
poser une sorte de liquidation. Est-ce du moins une liquidation réelle et
sérieuse, qui serait encore un acte de sagesse? Évidemment il n'en est
rien dans la pensée de la commission du budget et des républicains de
la chambre. On commence d'abord par nier la nécessité de la liquida-
tion pour finir par accorder à M. le ministre des finances une partie
de ce qu'il demande. 11 est bien clair que ce n'est là qu'un médiocre
expédient, qu'avant peu on se retrouvera dans les mêmes embarras,
sous le poids des mêmes nécessités. Ce sera à recommencer, et l'er-
reur du gouvernement est de se prêter à cette perpétuelle équivoque.
Malheureusement le ministère ne fait ici que ce qu'il fait en tout,
cédant à ses alliés de l'extrême gauche pour avoir une paix qu'on lui
mesure, une vie toujours disputée, toujours menacée. 11 traite les fi-
nances comme il traite les affaires industrielles et religieuses, ou il
ménage les passions radicales, par esprit de transaction, à ce qu'il
croit, — en réalité par une faiblesse qui compromet tous les intérêts
sans relever son autorité.
La politique du gouvernement, elle est tout entière dans la diffé-
rence de sa conduite à cette heure même, en face de deux incidens
pénibles, les grèves de l'Aveyron et cette triste échauffourèe qui vient
d'ensanglanter un village de l'Isère pour une cause religieuse.
D'un côté, on a Decazeville, où depuis plus de quarante jours se pro-
longe une grève mortelle pour l'industrie, périlleuse pour la paix pu-
blique. Ce que veulent réellement les ouvriers mineurs, ce n'est plus
même la question depuis longtemps. La question est tout entière dans
ce fait que les mineurs ne sont plus eux-mêmes maîtres de leurs ré-
solutions. Les vrais chefs de la grève, ce sont les agitateurs venus de
Paris, jusqu'à des membres du parlement qui se sont échappés du Pa-
lais-Bourbon po»r aller se faire les commis voyageurs de la révolution
sociale, comme ils l'avouent. La grève a commencé par le meurtre d'un
ingénieur, accompli sous les yeux des autorités administratives et muni-
cipales inactives; elle a continué sous les yeux du parlement et du gou-
vernement, qui ont laissé à peu près tout faire, tout dire, et il n'a pas
tenu à M. le ministre de la guerre lui-môme que les soldats envoyés pour
le maintien de Tordre ne se crussent autorisés à partager leurs vivres
avec les grévistes; mais on n'en est plus là, dira-t-on ! Le gouverne-
ment a pris une grande résolution; il a fait arrêter quelques-uns des
agitateurs qui vont être jugés, et M. le garde des sceaux a traité assez
dédaigneusement un obscur député, M. Basly, qui a été considéré comme
un trop petit personnage pour être arrêté. M. le ministre des travaux
publics a maintenu les principes lulélaires de l'industrie des mines et
a défendu ses ingénieurs. La chambre, à la suite d'une interpellation
récente, a voté un ordre du jour qui laisse toute liberté au gouverne-
ment et clic a môme refusé un nouveau congé à M. Basly pour ses pro-
REVUE. — CHRONIQUE. 9â9
menades à Decazeville. — Oui, mais avant, il y avait eu d'autres ordres
du jour passablement équivoques. Pendant six semaines on n'a rien
fait; on s'est exposé à encourager par une attitude énigmatique une
crise sans issue, et on a laissé à des agitateurs la liberté de conspirer
la ruine d'une grande industrie, de préparer la misère de toute une
contrée, de toute une population ouvrière. On a certes poussé jusqu'à
la dernière limite la longanimité pour une agitation dont les chefs
s'avouent euï-mêmes socialistes.
Voici, d'un autre côté, cet incident de l'Isère qui vient d'avoir son
retentissement au Palais-Bourbon et dont il faudrait ne parler qu'avec
modération, précisément parce qu'il est un des signes les plus graves
de la situation morale faite à la France par une politique mal inspirée.
C'est un véritable drame qui se passe dans un coin reculé du Dauphiné.
Une manufacture, dont les propriétaires sont Lyonnais, possède une
chapelle où, depuis plus de quarante ans, sans diflQculté, sans contes-
tation, se fait le service religieux pour toute une population ouvrière.
Un jour, le préfet du département s'avise de frapper d'interdit cette
chapelle ou, du moins, de contraindre le propriétaire à demander une
autorisation nouvelle, et comme l'affaire souffre quelque lenteur, un
commissaire de police est envoyé : la porte lui est résolument fermée
par le directeur 1 Après le commissaire de police, c'est le sous-préfet
de l'arrondissement qui arrive avec un attirail de guerre, avec deux ou
trois brigades de gendarmerie, pour une expédition qui n'est, après
tout, rien de moins qu'une violation de domicile : la porte lui est encore
fermée par le directeur, entouré de toute une population frémissante!
Il n'en faut pas plus pour qu'un conflit éclate, pour que le sang coule.
A quelques coups de feu tirés probablement eu l'air par le directeur,
les gendarmes, qui n'ont pas dû agir sans ordres, ripostent en fai-
sant usage de leurs armes, au risque d'atteindre une population
effarée ou déjà en fuite, — et le résultat est une femme tuée, plusieurs
autres femmes blessées, le directeur lui-même frappé peut-être à
mort. C'est là le fait brutal. On peut dire sans doute que le malheu-
reux directeur, avec plus de sang-froid, aurait pu se contenter de pro-
tester, de faire constater une violation flagrante de domicile par effrac-
tion; mais les agens du gouvernement auraient pu, eux aussi, se
borner à constater une contravention qu'ils auraient déférée à la justice.
Où était la nécessité d'entrer en campagne contre des femmes,' de
s'exposer à verser le sang pour fermer une chapelle consacrée au culte
depuis quarante-trois ans? Voilà la différence: à Decazeville, on retient
dans leurs casernes des gendarmes dont la présence seule eût sans
doute suffi pour sauver un malheureux ingénieur ; dans Tlsère, on ne
craint pas d'aller à main armée mettre les scellés sur une chapelle !
Et remarquez bien qu'il n'a tenu peut-être qu'à peu de chose que des
incidens semblables se soient produits depuis quelque temps sur d'au-
950 REVUE DES DEUX MONDES.
très points de la France où l'on a employé la force, tantôt pour impo-
ser un instituteur, tantôt pour chasser des sœurs défendues par la
population !
C'est la triste conséquence d'une politique où les violences s'enchaî-
nent, qui n'est certes pas faite pour rendre au pays la paix morale à
laquelle il aspire. Nous admettons tant qu'on voudra que le gouverne-
ment se serait bien passé d'un incident comme celui de Châteauvi-
lain, et que M. le ministre des cultes, comme il l'a laissé entendre,
n'avait pas prévu les conséquences des instructions qu'il donnait pour
fermer une chapelle; mais en s'engageant dans la voie où il est entré,
le gouvernement ne pouvait ignorer qu'il froissait des sentimens vi-
vaces qu'on ne blesse jamais sans péril, et en allant plus avant, il s'ex-
poserait sûrement à plus d'une cruelle surprise, comme celle qui vient
d'émouvoir le pays, qui a été hier encore l'objet d'une discussion pas-
sionnée au Palais-Bourbon.
Il n'y a que quelques jours, M. l'archevêque de Paris adressait à
M. le président de la république une lettre où, avec autant de modé-
ration que de fermeté, il signalait la situation pénible faite à l'église,
aux croyances religieuses', les atteintes incessantes portées au con-
cordat lui-même. Que peut-on répondre à cet exposé simple, précis,
saisissant de tout ce qui s'est fait depuis quelques années? Est-ce
qu'il n'est pas malheureusement vrai que les partis qui ont la préten-
tion de faire marcher la France n'ont qu'une pensée, ou, si l'on veut,
une passion unique, obstinée dans les affaires religieuses? On craint
d'aller jusqu'à la dénonciation du concordat qui depuis quatre-vingt-
cinq ans a maintenu la paix en France ; on sent vaguement le danger
de cette épreuve de la séparation de l'église et de l'état; mais on
poursuit par tous les moyens, sous toutes les formes, la guerre aux
cultes, à la foi religieuse, tantôt par les lois d'enseignement, tantôt
par les diminutions ou les suppressions des traitemens des évoques,
des chanoines, des vicaires, un jour par la suspension de l'indemnité
de pauvres desservans, un autre jour par la menace de sounicltro le
clergé au service militaire. M. le cardinal Guibert ne dit rien de plus.
Son langage n'a rien d'offensant, rien d'irritant ; il signale avec tristesse
le danger où court le gouvernement par une politique qui livre aux
passions radicales la paix religieuse, comme elle leur livre l'ordre ad-
ministratif, financier. Avec un peu de clairvoyance, le gouvernement
pourrait s'apercevoir que le moment est venu pour lui de rivaliser ce
grand progrès de rentrer dans l'ordre vrai par le resprct do toutes
les garanties, et M. le président du conseil est mieux placé que tous
ses collègues pour comprendre que ce n'est pas avec une politique
énervée par les solidarités révolutionnaires qu'il peut maintenir le
crédit de la France dans le monde.
Où on sont aujourd'hui tous ces incidons qui, depuis quelques se-
RKVn, — CHRONIQUE. 951
maines, ont occupé, ému l'Europe, en montrant, une fois de plus,
combien la pabc, la paix diplomatique ou sociale, est toujours pré-
caire? Qu'en est-il de l'éternel imbroglio oriental et de ces scènes ré'
volutionnaires qui ont récemment agité la Belgique? Rien n'est évi-
demment fini eu Orient et on ne voit pas même encore comment tout
finira. Les représentans de l'Europe, il est vrai, se sont réunis à Gon-
stantinople ; ils ont délibéré, ils ont sanctionné ce qu'on est convenu
d'appeler l'arrangement turco-bulgare avec les modiûcations désirées
par la Russie, et ils se sont empressés de transmettre le résultat de
leur délibération au prince Alesandre de Bulgarie en même temps qu'à
Athènes, en invitant, une fois de plus, le gouvernement grec à la
paix. Rien de mieux. L'Europe a notiûé ses intentions, sa volonté; seu-
lement le prince Alexandre ne semble pas disposé à se soumettre sans
protestations, sans se réserver le droit de ne faire, lui aussi, que sa
volonté, et à Athènes la notification européenne tombe au milieu des
passions guerrières qui éclatent dans le parlement grec réuni depuis
peu. De telle façon que cette terrible affaire est loin d'être finie, et
en se prolongeant elle risque toujours de s'aggraver, d'entraîner l'Eu-
rope dans d'étranges complications. C'est l'insupportable danger de
cette question perpétuellement ouverte en Orient. D'un autre côté,
cette malheureuse crise que la Belgique vient de traverser semble,
à la vérité, tendre à s'apaiser ; elle ne s'apaise que lentement, peut-
être en apparence plus qu'en réalité. Elle reste un objet de préoccu-
pation pour tous les politiques qui réfléchissent, et si elle a paru être
plus qu'un violent trouble local, c'est qu'on sent bien que cette ex-
plosion d'anarchie tient à toute une situation, qu'elle se relie à des
mouvemens semblables qui se produisent dans d'autres pays. C'est
ce qui fait l'importance de ces événemens belges qui gardent toute
leur signification aujourd'hui comme hier.
Le moment, du reste, est un peu partout aux questions graves, et
tan dis qu'on est à se demander où conduiront ces agitations socia-
listes, où conduira aussi cette crise orientale qui ne finit pas, l'Angle-
terre, pour sa part, aborde le plus redoutable des problèmes. Elle
n'aborde pas, il est vrai, sans de violentes anxiétés, ce problème ir-
landais qui lui est imposé : les Anglais, on le sent, ne vont pas d'un
cœur léger à la grande aventure, et ce qu'il y a justement de curieux
dans cette situation, c'est qu'au milieu des inquiétudes d'une opinion
indécise, agitée, le chef du gouvernement, un vieillard chargé d'an-
nées, seul garde son audacieuse confiance en proposant à son pays
une véritable révolution.
M. Gladstone, en effet, a maintenant dit son secret. Après la longue
attente de ces dernières semaines, il s'est levé l'autre jour dans la
chambre des communes, au milieu des acclamations de son parti, et,
952 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant trois heures, avec une inépuisable vigueur d'éloquence, il a
développé son plan de réforme irlandaise. 11 n'a rien dit encore des
mesures agraires, du système de rachat des propriétés; il n'a touché
qu'à la partie de la réforme politique et, dès ce moment, il est bien
clair que, si cette réforme n'est pas une révolution par la séparation
complète des deux royaumes, elle est le commencement de la sépara-
tion et de la révolution. M. Gladstone établit sans doute comme des
principes supérieurs que l'unité de l'empire ne doit pas être atteinte,
que l'égalité politique de l'Angleterre, de l'Ecosse et de l'Irlande doit
être maintenue, que les charges de l'empire doivent être équitable-
ment réparties, que le droit des minorités, des propriétaires, des fonc-
tionnaires protestans doit être sauvegardé. Sous ces réserves qui peu-
vent être un peu platoniques, l'Irlande est réellement à peu près indé-
pendante. Elle est une autre Hongrie ou une autre Norvège, qu'un lien
nominal rattache à la couronne. Elle a ou elle aura son vice-roi placé
en dehors des vicissitudes ministérielles, chef d'un gouvernement au-
tonome et national. Elle aura un parlement, une chambre des lords,
une chambre des communes, dont la composition, pour la première
fois, est habilement ménagée. En payant sa part des dépenses de l'em-
pire, elle reste maîtresse de ses contributions, de sa législation, de
son administration, de sa police intérieure. 11 y a certainement dans
dans ce plan, avec une grande hardiesse, des parties ingénieuses.
M. Gladstone, en excluant désormais les députés de l'Irlande du par-
lement d'Angleterre, a peut-être pris le meilleur moyen de gagner
beaucoup d'Anglais, souvent impatientés de voir les Irlandais soutenir
ou renverser les ministères, fausser par leurs interventions et leurs
obstructions le jeu des partis britanniques. Il a pris aussi ses précau-
tions en réservant au gouvernement impérial, pour sa garantie, un
droit supérieur sur l'accise et la douane jusqu'à concurrence de la con-
tribution de l'Irlande aux charges de l'empire; mais ce ne sont là que
des détails dans un vaste ensemble dont le dernier mot est, en défini-
tive, la révocation de l'union qui existe depuis le commencement du
siècle.
Au fond, il n'y a point à s'y tromper, le programme développé par
le vieux et grand chef libéral avec autant d'art que d'éloquence a ému
et troublé le parlement bien plus qu'il ne l'a convaincu. 11 a été reçu
sans doute avec enthousiasme par les Irlandais et M. ParncU, qui s'est
hàlé de promettre son appui au premier ministre de la reine, de sa-
luer en lui le hardi et bienfaisant réformateur do son pays. En dehors
des Irlandais, il a déconcerté et irrité l'opinion. 11 a provoqué dans la
presse, dans le parlement une sorte d'explosion de sientimens amers,
ut ce ne sont pas les conservateurs qui ont donné le signal de la
guerre au plan ministériel; la lutte a été engagée par les libéraux dis-
REVrE. — CHRONIQirE. 953
sidens, radicaux ou modérés, qui se sont séparés de M. Gladstone, ou
qui depuis quelque temps déjà ont refusé de le suivre, M.Chamberlain,
lord Hartington. M. Chamberlain était impatient d'expliquer sa retraite
récente du ministère, et s'il n'est pas allé jusqu'au bout dans ses ex-
plications, c'est qu'il a été arrêté par M. Gladstone, qui l'a rappelé à
l'ordre en lui refusant le droit de parler du bill agraire qui n'est pas
encore présenté ; il s'est borné alors à combattre avec vivacité le pro-
jet de réforme politique, dans lequel il ne voit qu'un acheminement à
une prochaine séparation des deux royaumes. Et lord Hartington, à
son tour, a levé le drapeau de l'opposition en pleine chambre des
communes. Un peu indolent ou indécis de caractère, habituellement
mesuré dans son langage, lord Hartington, l'héritier du duc de
Devonshire, n'a point hésité cette fois à s'engager contre son an-
cien chef. Ce qu'il a surtout reproché, non sans une certaine tris-
tesse, à M. Gladstone, c'est d'avoir donné l'autorité de son nom à un
programme qui restera, dans tous les cas, désormais le minimum des
revendications irlandaises et qui est fait pour rendre tout gouver-
nement impossible. Par ses déclarations, par ses appels à l'union de
tous les partis pour la défense des lois et de l'unhé britannique,
lord Hartington a visiblement pris la position de chef d'un ministère
éventuel de coalition, et c'est là sans doute un danger pour M. Glad-
stone.
Assurément lord Hartington exprime les sentimens, les craintes, les
répugnances de beaucoup d'Anglais. iM. Gladstone semble avoir contre
lui une partie de l'opinion, et même dans son ministère, après la
retraite de M. Chamberlain, de M. Trevelyan, il est encore menacé
d'être abandonné de quelques autres de ses collègues, qui s'effraient
de ses hardiesses. On peut avoir raison dans bien des critiques qui
ne sont pas méaagées à M. Gladstone. Malgré tout cependant, il est
assez difficile de lui répondre lorsqu'il démontre qu'on ne gouverne
pas indéfiniment par la force une race obstinée dans ses revendica-
tions, que la coercition n'est pas une politique permanente, qu'avec
la répression on n'arrive qu'à cet état où l'idée de la loi et de l'ordre
n'existe plus, où le sens moral est obscurci. Que faire alors? Si M. Glad-
stone triomphe avec ses projets, c'est une épreuve redoutable pour
l'Angleterre, cela n'est pas douteux: si on revient à la répression, on
peut s'attendre à voir renaître avant peu en Irlande les crimes agraires,
les conspirations, les agitations qu'on n'a jamais pu vaincre. Singulier
exemple de ce que deviennent les vieilles iniquités qu'un grand peuple
laisse accumuler dans son histoire et qu'il ne peut plus quelquefois
réparer sans péril, même quand il le voudrait !
Tous les pays n'ont pas une question irlandaise. Tous ou presque
tous cependant ont leurs problèmes et leurs crises qui naissent de
95A REVUE DES DEUX MONDES.
leur situation. Lorsqu'il y a déjà quelques mois, au-delà des Pyrénées,
le roi Alphonse XII était prématurément enlevé par la mort, cette dis-
parition si soudaine, si inattendue, semblait encore une fois remettre
en doute la paix intérieure, l'avenir de l'Espagne. La monarchie elle-
même se sentait atteinte à l'improviste. Le prince qui venait de s'étein-
dre était un homme jeune qui avait su régner avec bonne grâce, avec
habileté, au milieu des partis et qui, par son âge, pouvait promettre au
pays une longue sécurité. A la place de ce règne plein de promesses,
c'était une minorité qui s'ouvrait tout à coup ; la princesse appelée à
exercer la régence était une étrangère, et, par une complication de
plus, on ne savait pas même quel était l'héritier de cette couronne
castillane, si ce serait la petite princesse des Asturies laissée par Al-
phonse XII, ou l'enfant que la reine Christine va bientôt mettre au
monde. Tout se réunissait pour livrer l'Espagne au péril des incerti-
tudes et des agitations. De tout ce qu'on pouvait craindre, rien n'est
arrivé cependant jusqu'ici. La nouvelle régente, la jeune veuve d'Al-
phonse XII, a su se conduire avec autant de dignité que de tact. Au
ministère conservateur qui existait au moment de la mort du roi a suc-
cédé, pour l'inauguration de la régence, le ministère de M. Sagasta,
qui a été comme un gage offert aux partis libéraux. L'Espagne a eu de-
puis quelques mois ce qu'on peut appeler la trêve du deuil public, et
aujourd'hui encore, c'est en pleine paix, sans aucune apparence de
trouble, que viennent de se faire les élections d'où sort le premier par-
lement du nouveau règne, d'une minorité à peine commencée.
Ces élections espagnoles, qui sont la première manifestation du pays
depuis la mort du roi Alphonse, elles se sont passées à peu près comme
se passent toutes les élections au-delà des Pyrénées. Le nouveau mi-
nistère qui les a préparées se fait, bien entendu, un mérite d'avoir été
plus libéral que tous les autres, d'avoir laissé à toutes les opinions
une entière liberté. En réalité, il a fait ce que font tous les gouverne-
mens en Espagne, et, dans leur ensemble, ces élections plus ou moins
libres sont ce qu'elles pouvaient être, ce qu'il était facile de prévoir.
Le ministère a sa victoire de scrutin ; il a sa majorité, qui se compose,
il est vrai, de fractions diverses, qui peut se diviser, mais qui, dans
les circonstances sérieuses, marchera sans nul doute sous la direction
de son chef, le président du conseil, M. Mateo Sagasta. Les républi-
cains, bien qu'ils n'aient pas pu s'entendre dans la campagne électo-
rale, seront néanmoins plus nombreux qu'ils ne l'étaient dans le der-
nier parlement; ils ont de vingt-cinq à trente élus de toutes nuances,
les uns suivant M. Ruiz Zorrilla, M. Pi y Margall, M. Salmeron dans leur
radicalisme anarchique, les autres, amis de M. Castelar et désavouant
comme lui les programmes, les procédés révolutionnaires. Une coali-
tion formée par le rappruchcuieut assez bizarre, assez inattendu d'un
REYTE. — CHRONIQUE. 955
ancien ministre conservateur, M. Romero Robledo, qui a rompu avec
son parti, et d'un des principaux chefs de la gauche dynastique, le gé-
néral Lopez Dominguez, celte coalition n'a eu qu'une médiocre for-
tune; elle a plus de généraux que de soldats. Les conservateurs, qui
avouent toujours pour chef M. Canovas del Castillo, qui étaient avec lui
au pouvoir il y a quelques mois, ont de soixante à soixante-dix élus.
Tout bien compté, le chiffre des oppositions réunies n'égale pas celui
de la majorité ministérielle, qui est de près de deux cent cinquante
membres, et qui, avec l'alliance des constitutionnels amis du général
Martinez Campos, de M. Alonso Martinez, ira à trois cents membres
dans la nouvelle chambre espagnole.
Au fond, quelle que soit la distribution des partis et quel que soit
même le succès relatif des républicains, c'est le sentiment monar-
chique qui domine dans le nouveau parlement, comme il règne dans
le pays, et c'est en s'inspirant de ce sentiment, de cette direction gé-
nérale de l'opinion, que le ministère peut le mieux assurer sa marche.
La situation de l'Espagne n'est point évidemment sans difficulté. Tra-
verser cette crise des débuts d'une minorité, d'une régence inopiné-
ment ouverte, concilier une politique libérale et réformatrice avec la
nécessité d'affermir les institutions, de les défendre peut-être contre
des agressions toujours possibles, contre le danger d'agitations re-
naissantes, ce n'est point une œuvre aisée. Le président du conseil,
M. Sagasta, qui a des traditions libérales et qui est aussi très résolu-
ment dynastique, aura sans doute plus d'une lutte à soutenir contre
les partis révolutionnaires, impatiens de profiter des circonstances; il
ne trouvera aucune opposition sérieuse parmi les conservateurs, qu'il
a remplacés au gouvernement, et dans toutes les mesures intéressant
la monarchie il est certain d'avoir l'appui de M. Canovas del Castillo et
de ses amis. xM. Canovas del Castillo, avant et depuis sa réélection, n'a
point caché qu'il était prêt à soutenir le ministère. C'est le sentiment
auquel il obéissait, à la mort du roi, en quittant le ministère, en con-
seillant à la nouvelle régente d'appeler M. Sagasta, avec les libéraux
dynastiques, au gouvernement. On lui a reproché cette retraite presque
comme une désertion. Il agissait tout simplement en homme d'état
prévoyant et désintéressé; il agit de même aujourd'hui, en chef de
parti qui n'abdique pas, qui accepterait sûrement encore les respon-
sabilités du pouvoir, mais qui tient à ne pas diviser les forces de la
monarchie constitutionnelle espagnole dans des circonstances diffi-
ciles.
CH. DE MAZADE.
056 REVDE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La commission du budget avait été nommée le 25 mars. Avant la
fin du mois, elle décidait qu'il y avait lieu de réaliser un emprunt de
900 millions de francs. Ce chiffre, inférieur de près de 600 millions
à celui qu'avait proposé à l'origine le ministre des finances, a empê-
ché la réaction qui se produisait sur nos fonds publics de prendre plus
de développement. 11 a semblé qu'il avait été vendu bien assez de
rentes en prévision d'une opération de moins de 1 milliard, que peut-
être même il en avait été trop vendu, et que le découvert était exposé
à se voir poursuivi avant l'arrivée sur le marché des rentes à prove-
nir de l'emprunt.
Les cours les plus bas ont donc été cotés en liquidation: 80.30 sur
le 3 pour 100, 82.20 sur l'amortissable, et 108,05 sur le k 1/2. La
première semaine d'avril a vu se produire près de 1 franc de hausse
sur ces cours. Le 3 pour 100 a touché 81.20 et reste à 81.05; l'amor-
tissable s'est relevé de plus d'une unité à 83.30 ; le 4 1/2 de 0 fr. 95
à 109.00.
Ce mouvement a été déterminé presque exclusivement par des ra-
chats de vendeurs, peu soucieux de rester plus longtemps engagés,
alors qu'il ne s'agissait plus de la grande opération de liquidation
dont avait parlé M. Sadi-Carnot, mais d'une simple consolidation ra-
menée aux proportions d'un emprunt de 500 millions. C'est, en effet,
à ce chiffre que se réduit aujourd'hui définitivement l'appel à l'épar-
gne publique. Deux jours après avoir voté en principe l'émission île
900 millions, la commission décidait qu'il serait fait deux parts de
cette somme, l'une de 400 millions, destinée à l'atténuation des
comptes-courans des caisses d'épargne et de la caisse des retraites de
la vieillesse, l'autre de 500 millions, affectée au remboursement de
bons du trésor et à l'atténuation des découverts budgétaires. 11 était
également arrêté que les rentes créées pour les caisses d'épargne se-
raient remises à la Caisse des dépôts et consignations qui les tiendrait
k la disposition des déposans, au taux d'émission fixé pour la sou-
scription publique. Les 500 autres millions seront seuls l'objet d'une
émission générale. C'est peu pour les préparatifs qui avaient été faits
eu mars; aussi la préoccupation do l'emprunt peut-elle encore entra-
ver les mouvemens naturels des cours sur le marché, mais non dé-
REVUE. — CHRONIQUE. 9î)7
terminer une réaction nouvelle. Elle est une cause d'immobilité plutôt
que de dépréciation.
Le 8 courant, la chambre a voté, sans modification essentielle, les
propositions sur lesquelles la commission et le gouvernemens s'étaient
mis d'accord. Le sénat est actuellement saisi du projet de loi. Il est
peu probable que sa décision se produise à temps pour que l'em-
prunt puisse avoir lieu en avril. L'opinion générale est que la date en
est dès maintenant fixée au 7 mai. Il faudrait que le vote final eût
lieu samedi au plus tard pour que le ministre des finances pût se dé-
cider à brusquer l'affaire du 20 au 22 courant. La Bourse ne compte
plus sur une solution de ce genre.
Les affaires ont repris un peu d'activité pendant la première se-
maine, puis sont redevenues presque nulles dans la seconde. La spé-
culation avait espéré que l'emprunt tant de fois annoncé, puis dé-
menti, et enfin réalisé, serait le point de départ d'un mouvement
continu rendant la vie au marché, le signal du réveil de l'esprit d'en-
treprise. On avait fait, à ce point de vue, un excellent accueil aux
projets du chemia de fer métropolitain et de l'exposition universelle,
déposés le 3 avril sur le bureau de la chambre par les ministres du
commerce et des travaux publics. L'urgence de ces deux projets n'a
pas besoin d'être démontrée. Le premier comporte la création d'une
société au capital de 50 millions. Il est fâcheux que la chambre n'ait
pu, occupée qu'elle était par des interpellations, trouver le lemps de
statuer sur ces projets avant les vacances prochaines qui vont durer
un mois. L'exposition et le métropolitain attendront, et la Bourse
aussi. Depuis quelques jours la spéculation semble avoir perdu déjà
beaucoup de la confiance que lui avait inspirée la première annonce
des projets financiers du gouvernement.
Le rendement des impôts s'est un peu amélioré en mars, en ce sens
que les moins-values ont été plus faibles que dans les deux premiers
mois de l'année. La diminution par rapport aux évaluations n'est que
de 2,275,725 francs. Mais elle atteint encore 4,929,400 francs sur les
résultats du mois correspondant de 1885. Pour le premier trimestre il
y a une déconvenue totale de 25 millions sur les prévisions budgé-
taires, et de 20 millions sur les produits du dernier exercice. Si la
même proportion devait exister pour les trois autres trimestres, le dé-
ficit atteindrait un chiffre formidable. Quelques symptômes favorables
permettent d'espérer que le rendement des impôts a passé de janvier
à mars sa période la plus mauvaise pour 1886.
La soumission du prince Alexandre et le règlement définitif de la
question rouméliote ont soutenu les valeurs orientales, qui, d'abord,
avaient manifesté quelques tendances à faiblir. Le Turc s'est relevé
de 14 à 14.70, la Banque ottomane, de 516 à 521.
L'Obligation unifiée est revenue à 350 francs environ, cours atteint
958 BEVDE DES DEUX MONDES.
en mars et reperdu au moment de la liquidation. De négociations sont
en cours en Egypte et en Angleterre potir la conversion des Obligations
domaniales et Daïra-Sanieh en un nouveau titre 5 pour 100. Les terres
reviendraient au gouvernement égyptien, qui donnerait en échange
les revenus de trois provinces. L'Extérieure d'Espagne, à 57 1/4, a re-
gagné son coupon. Le succès du gouvernement aux dernières élections
a déterminé des achats de rente en Espagne même. Les cours des
fonds russes sont toujours immobiles à leur niveau le plus élevé. Le
Hongrois a repris au-dessus de 8k francs. Les Obligations helléniques
se sont un peu relevées depuis que l'éventualité d'une guerre turco-
hellénique paraît de moins en moins probable. L'Italien a remonté
d'une demi-unité, malgré les incertitudes de la situation politique,
qui doivent aboutir soit à la démission du cabinet, soit à la dissolu-
tion de la chambre.
Les variations de cours sont peu significatives sur les titres des éta-
blissemens de crédit. La Banque de France est cependant en hausse
d'une cinquantaine de francs, bien que les bénéfices des quinze pre-
mières semaines de 1886 soient inférieurs de 3 millions 1/2 à ceux
de la même période de 1885. Le Crédit foncier est également en hausse
de 20 francs à 1,355. Le Crédit mobilier a reculé de 222 à 200 ; la Ban-
que d'escompte de 457 à 450.
Le Suez a repris de 22 francs à 2,122 ; le Panama de 10 francs à 472.
La commission des pétitions à la chambre des députés a fait un rap-
port très favorable sur la demande d'autorisation d'une émission d'obli-
gations à lots. 11 reste à connaître les conclusions que M. Rousseau,
délégué du gouvernement français, vient de rapporter de son court
séjour dans l'isthme.
A la baisse dont les actions de nos grandes compagnies avaient été
frappées en mars a succédé une assez vive reprise. L'Ouest a tenu son
assemblée le 31 mars, l'Orléans le 30. Le dividende de l'une a été fixé
à 37 francs, celui de l'autre à 57.50. Les actionnaires du Lyon sont
convoqués pour le 21 avril, ceux de l'Est pour le 29. 11 sera proposé
aux uns un dividende de 55 francs, et aux autres un dividende de
35.50. Les recettes sont toujours faibles, attestant la persistance de la
crise industrielle et commerciale.
Les chemins étrangers ont été vivement atteints, n'étant pas, comme
les nôtres, protégés par des conventions spéciales, contre les effets de
la diminution des recettes. Les Autrichiens ont perdu 20 francs à 495,
les Lombards 6 francs à 253, le Nord d« l'Espagne 5 francs à 338, le
Saragosse 4 francs ù 207.
L'assemblée des actionnaires des Omnibus, tenue le 30 mars, a fixé
le dividende ù 55 fraucfi. La compagnie des Allumettes donne 70 francs
de dividende pour 1885.
U directeuf' gérant : C. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
SOIXANTE-QUATORZIÈME V0LU5IE
TROISIÈME PÉRIODE. — LVI« ANNÉE.
MABS — AVRIL 1886.
Livraison du 1" Mars.
Les Obigcses de l\ Bible. — Histoire et légende, première partie, par M. Eicn Est
RENAN, de l'Académie française 5
Les Dames de Croix-Mobt, dernière partie, pai- Ai. Georges OHNET 28
TlRYXTHE ET LES FOCILLES ES PAYS CLASSIQUE, par M. ÉmILE BURNOUF .... 76
Les Sociétés secrètes chez les Arabes et la Co.nquétb de l'Afxuqce ou hord,
par M. P. D'EâTOURNELLES dç CONSTANT lOl)
Use Lwasiox prcssiesxe es Hollasde, es 1787, par Pierre de WIXT. . . . 129
tfs Siècle de mcsiqce frasçaise. — L'Opéra coiuqie. — II. — D'Herold a
Bizet, par M, Camille BELLAIGUE 165
M. de Bismarck et les Polosais, p&r M. G. VALBEIlï 200
Revue littéraire. — A propos du théâtre cuisois, par M. F. BRUNEIiEilE. 212
Chrosique de la quiszaise, histoire poutiqdb bt uttéraire 225
Le Mouvement fisâsuer de la qdlnzaise. . , 236
Livraison du 15 Mars.
Les Origisks de la Bible. — Histoire bt légende, dernière partie, parM.EuiEST
RENAN, de l'Académie française 241
Hélèse, première partie, par M. âkdré THEL'RIET 2C7
La Bourgeoisie frasçaise sous le directoire bt le cofiatLAi, par M. A. BAR-
DOUX, Sénateur 307
Lb Poètb Gruxparzer et Beethoven, par M. Henri BLâZE de BURY .... SU
960 REVDE DES DEUX MONDES.
Étudks srn L'msToinE r'Allïmagne. — L\ Foi et i.a Mopale oes Fpancs, par
M. Ernest LAVISSE 365
Souvenirs diplomatiques. — Les Relations de la Fkance et de la PnuiSE
DE 1867 A 1870. — IV. — La Prusse et l'Autriche. — L'Entrevue d'Oos.
— Les Puissances et les Complications orientales, par M. G. ROTHAN. . 397
Louis Riel et l'Insurrection canadienne, par M. C. db VARIGNY 418
Revue musicale. — Le Cinquantenaire des Huguenots a l'Opéra, par M. Ca-
mille BELLAIGUE 448
Revue dramatique. — iS02, de M. Ernest Renan, a la Comédie-Française, et
le Théâtre de Victor Hugo, par M. Louis GANDERAX* 457
Chronique db la quinzaine, histoire politique et littéraire 468
Lb Mouvement financier de la quinzaine 478
Livraison du 1" Avril.
Hélène, deuxième partie, par M. André THEURIET 481
Souvenirs du duc de Broglie. — I. — Les Cent Jours et la Restauration. . î>17
Les Origines du réalisme. — L'Art flamand et l'Art italien au xv" siècle,
par M. Eugène MiJNTZ 557
Étude d'histoire religieuse. — Le Développement de l'idée religieuse en
Grèce, par M. Victor DURUY, de l'Académie française 591
Le Socialisme anglo-saxon et son Nouveau Prophète, par M. Louis WUARIN. 625
Le Plaisir et la Douleur au point de vue de la sélection naturelle, par
M. Alfred FOUILLÉE 658
Henri Heine et ses Derniers Biographes allemands, par M. G. VALBERT.. . 683
Revue littéraire. — La Jeunesse de Condé, par M. F. BRUIS'ETIÈRE. . . . 600
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 707
Le Mouvement financier de la quinzaine 717
Livraison du 15 Avril.
HÉLÈNE, troisième partie, par M. André THEURIET 721
Souvenirs diplomatiques. — Les Relations db la Fra.\ce et de la Prusse
DE 1867 A 1870. — L'Italie en 1867. — La Cour de Rome et la Conven-
tion du 15 septembre. — Mazzini et Garibaldi, par M. G. ROTHAN. . 762
Les Vicissitudes d'une région française. — La Provence, par M. le marquis
G. DE SAPORTA "80
Études politiques et religieuses. — La SépaiiaïioiN db l'Égi-iss et db l'Ltat,
par M. Anatole LEROY-BEAUUEU 832
L'Alcool, son rôle dans les sociétés MODfiAtMiï, par M, Julbs ROCilAIU), de
l'Académie de Médecine ^'^
Les Grands Pays d'élevage. — La Puoulction lt la Consommation Dts viandes
EXOTIQUES, par M. Emile DAIREAUX 901
Revue dramatique. — Comédib-Françaisb, Cliamillac, de M. Octave Feuillet,
par M. Louis GANDERAX 933
Chronique de la quinzaine, histoire poutiqub et UTTéRAiRE 945
Le MouvEMiyiT finanueb de la quinzaine 9^
Vêxiê. — Imp. A. QuauUfi, 7| rua bftiut-Ikuotb.
-1^
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Bévue des deiix inondes
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